Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, monsieur le ministre des relations avec le Parlement, cher Patrick Ollier, mes chers collègues, mon premier sentiment, lorsque j’ai été désigné comme rapporteur de cette proposition de loi tendant à reconnaître une présomption d’intérêt à agir des membres de l’Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir, me portait à n’accorder à cette initiative qu’un caractère technique, susceptible d’intéresser avant tout les juristes de droit public.
À l’évidence, cette première impression n’était pas la bonne, car cette proposition de loi soulève des questions essentielles en ce qui concerne tant les moyens d’action des députés et des sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que le rôle et la place du Conseil d’État.
Après avoir retracé l’actuel état du droit en cette matière, je tenterai d’écarter certaines hypothèses retenues par la proposition de loi, avant de vous inviter à donner des limites précises à la possibilité pour un député ou un sénateur de contester devant le juge de l’excès de pouvoir, en sa seule qualité de parlementaire, une mesure réglementaire qu’il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement.
La juridiction administrative n’a, paradoxalement, jamais tranché cette question. On connaît pourtant son approche très compréhensive de l’intérêt à agir, qui l’a amenée, dès le début du XXe siècle, à admettre la recevabilité du recours d’un contribuable communal, en cette seule qualité, pour attaquer l’ensemble des délibérations du conseil municipal ou, en 1971, à reconnaître l’intérêt à agir d’un hôtelier contre un arrêté du ministre de l’éducation nationale fixant la durée des congés scolaires.
Pourtant, dans une affaire très récente, qui a donné lieu à l’arrêt Fédération nationale de la libre pensée du 9 juillet 2010, le rapporteur public – nouvelle appellation du commissaire du Gouvernement – Rémi Keller pouvait déclarer, ainsi que notre collègue Yvon Collin l’a rappelé : « Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire ; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. »
Deux techniques, que la doctrine qualifie d’attitudes de contournement et d’évitement, ont jusqu’à présent permis au Conseil d’État de pérenniser ces incertitudes jurisprudentielles.
Le contournement consiste, pour le juge administratif, à reconnaître aux députés ou aux sénateurs requérants, une autre qualité que celle de parlementaire, fût-elle fort répandue, pour ne pas dire « abracadabrantesque ».
Les exemples sont légion et nous permettront de croiser nombre de collègues.
Ainsi, au député Patrice Brocas, qui demandait l’annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la haute assemblée a admis un intérêt pour agir en sa qualité d’électeur.
Lorsque notre collègue Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au Fonds de compensation pour la TVA, c’est sa qualité de président du Comité des finances locales qui fut prise en compte.
En 2002, c’est en tant que consommateur de produits pétroliers que le député Didier Migaud pouvait, selon le Conseil d’État, contester le refus du ministre du budget de mettre en œuvre le mécanisme de la « TIPP flottante ».
En 2006, ce fut comme actionnaire d’une société d’autoroute que François Bayrou vit reconnaître son intérêt à agir dans une affaire portant sur la privatisation d’une société autoroutière.
Craignant de vous lasser, mes chers collègues, je me contenterai de rappeler enfin que c’est en sa qualité d’usager du service public de la télévision que notre collègue Nicole Borvo Cohen-Seat était recevable à attaquer une lettre du ministre de la culture portant suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe France Télévisions, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement.
Quant à l’attitude de l’évitement, elle consiste, non sans que soit préalablement utilisée la formule expéditive « sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité des requêtes des parlementaires », à examiner les requêtes avant de les rejeter au fond. Malgré des conclusions contraires du rapporteur public, ce fut le cas dans l’affaire Fédération nationale de la libre pensée.
En l’espèce, 57 sénateurs et 14 députés, se prévalant chacun de leur seule qualité de parlementaire, avaient mis en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 portant publication de l’accord entre la République française et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d’exercer leurs compétences dans la mesure où la ratification de l’accord aurait dû, selon eux, être autorisée par une loi. En vain, Rémi Keller invita à l’évolution jurisprudentielle et à ne pas faire du parlementaire « la seule personne privée de tout droit de recours pour excès de pouvoir ».
Certes, on pourrait estimer qu’il reste urgent d’attendre et que, si la haute juridiction a jusqu’à présent constamment éludé cette question, elle ne pourra éternellement « récidiver », si je puis dire : elle aura nécessairement, un jour, à connaître d’un recours de parlementaires qu’elle estimera fondé et qui, sur la forme, ne lui permettra pas de s’appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire.
Nos collègues du RDSE n’ont pas eu cette patience, et on peut les comprendre. La présente proposition de loi consiste à doter les membres du Parlement d’une présomption d’intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir dès lors qu’est en jeu la défense des prérogatives du Parlement. Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité des recours : celle où le pouvoir réglementaire empiéterait sur le domaine de la loi, celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi et celle, enfin, où le pouvoir exécutif, à défaut de prendre les mesures réglementaires nécessaires dans des délais raisonnables, rendrait de fait une loi inapplicable.
La commission n’est pas favorable à ce que soient retenues les deux premières hypothèses.
Permettre à un parlementaire d’attaquer toute mesure réglementaire qu’il estime contraire à une disposition législative reviendrait à admettre l’action populaire, ce qui n’apparaît guère souhaitable pour trois raisons essentielles.
Premièrement, la violation de la loi doit demeurer un moyen d’annulation d’un acte administratif et non devenir un critère de recevabilité du recours.
Deuxièmement, le parlementaire risquerait d’être soumis à de fortes pressions pour intenter des recours en lieu et place d’associations, de syndicats, d’administrés.
Troisièmement, l’hypothèse d’un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi semble tellement large qu’elle peut encourir le grief d’inconstitutionnalité.
Il n’en va pas tout à fait de même de la deuxième hypothèse, qui porte sur le cas de mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi.
Sur le fond, votre rapporteur considère que l’atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d’un intérêt à agir pourrait être pertinente. La reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d’État admet, depuis plus d’un siècle, qu’un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu’il entre dans la compétence du conseil municipal ; notre collègue Yvon Collin y a fait allusion.
Elle établirait également une possibilité pour les membres du Parlement, avec l’aide du Conseil d’État, d’équilibrer la possibilité du Gouvernement de modifier par décret, avec l’aide du Conseil constitutionnel, les textes de forme législative, c’est-à-dire des dispositions adoptées par le Parlement dans le domaine du règlement.
À cet égard, rappelons, mes chers collègues, un souvenir aussi récent qu’amer.
Sur l’initiative du Sénat, la loi du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne avait prévu la création auprès de Matignon d’un comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé et obtenu du Conseil Constitutionnel de déclasser la disposition concernée afin de placer ce comité sous la responsabilité des ministres du budget et de l’intérieur. Quelques collègues, dont je me rappelle parfaitement les noms, éprouvèrent la désagréable impression d’avoir été floués.
M. Roland Courteau. Oh oui !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Mais il nous faut bien constater que la procédure de déclassement ou de délégalisation est inscrite à l’article 37, deuxième alinéa, de la Constitution. La présence dans la Constitution d’un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse, la protection du pouvoir législatif, ne peut être prévu que par la Constitution elle-même.
Reste la troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d’agir en cette seule qualité dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir. Il s’agit du cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d’application d’une disposition législative. Je suggère d’ajouter le recours contre un acte réglementaire ayant autorisé la ratification ou l’approbation d’un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l’article 53 de la Constitution.
J’estime en effet que, dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte réelle, directe et certaine à l’activité du Parlement et que, en conséquence, le parlementaire doit pouvoir, s’il le souhaite, intervenir de plein droit dans l’intérêt du Parlement.
Je considère que ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution, et ce pour trois raisons principales.
Tout d’abord, le champ de l’intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes.
Ensuite, il n’existe pas, pour ces deux cas de figure, de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale.
Enfin, dans les deux cas visés, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire. Ce point mérite que l’on s’y attarde.
Lorsqu’un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d’une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a prévu le partage de l’ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Tel n’est pas le cas dans les deux hypothèses que je viens d’évoquer.
En particulier, j’estime qu’un parlementaire justifie d’un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d’un traité alors qu’il est convaincu qu’une loi était nécessaire pour une telle autorisation. En effet, dans un tel cas de figure, l’intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement.
D’une part, si l’accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l’article 53 de la Constitution, qui dresse la liste des traités qui « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi ».
D’autre part, et surtout, un décret autorisant, en lieu et place d’une loi, la ratification d’un traité a pour effet d’introduire dans l’ordre juridique national une norme qui s’imposera au législateur en vertu de l’article 55 de la Constitution. Le Parlement se retrouve donc alors, en quelque sorte, pieds et poings liés.
M. Yvon Collin. Eh oui !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Le législateur ne pourra donc pas reprendre sa compétence par le vote d’une loi, ce qu’ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur.
De même, l’inaction du pouvoir réglementaire revient à faire échec à la volonté du Parlement, d’autant qu’elle peut être parfois volontaire, si le texte adopté par les assemblées vient à déplaire au Gouvernement, ce qui l’amène, pour reprendre l’expression qu’a utilisée le doyen Gélard lors du débat du 12 janvier dernier, à « traîner un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats ».
Sans doute le Parlement dispose-t-il d’autres moyens sur le terrain politique pour défendre ses droits, depuis la motion de censure – en l’occurrence, ce serait le marteau-pilon pour écraser une mouche ! – à la question écrite, dont l’efficacité s’avère souvent aléatoire.
M. Jean-Pierre Sueur. Oui, c’est bien dit !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Mais contrôle politique et contrôle judiciaire ne peuvent-ils se révéler constituer deux modalités complémentaires, et non concurrentes, de la fonction parlementaire, dans l’esprit que soutient l’exposé des motifs de la proposition de loi ?
Nous aurons l’occasion de rouvrir ce débat lors de l’examen des amendements, mais notre commission a estimé que la proposition de loi soulevait trop de difficultés pour être, en l’état, acceptable. Elle a donc décidé de ne pas adopter de texte, afin que la discussion en séance publique porte sur le texte de la proposition de loi, en application de l’article 42 de la Constitution. (MM. André Reichardt, Yvon Collin et Jean-Pierre Sueur applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.
M. Patrick Ollier, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi nous donne une nouvelle fois l’occasion d’évoquer la question de l’application des lois, dont le Sénat a débattu une première fois le 12 janvier dernier, déjà sur l’initiative de M. Collin.
La question soulevée est de savoir s’il serait judicieux d’ajouter aux outils de contrôle parlementaire de l’application des lois inscrits dans la Constitution un nouveau mécanisme de contrôle juridictionnel.
À la suite de l’exposé très argumenté du président Collin, M. le rapporteur a fait une brillante plaidoirie ; pour autant, depuis le précédent débat, ma position n’a pas varié.
M. Jean-Pierre Sueur. Hélas !
M. Yvon Collin. Je le regrette !
M. Patrick Ollier, ministre. Je me félicite de la qualité des discussions que nous avons eues en commission. J’observe d’ailleurs au passage que les membres de la commission ne se sont pas prononcés unanimement en faveur cette proposition de loi.
Vous soulevez, monsieur Collin, la question des pouvoirs du Parlement. Le Gouvernement défend les pouvoirs du Parlement, mais il défend aussi le respect de la Constitution. Or se pose ici, outre le problème de l’opportunité, celui de la constitutionnalité.
Que faut-il entendre par « contrôle de l’application des lois » ?
Les pouvoirs de contrôle du Parlement ont été renforcés, ne l’oublions pas, par la révision constitutionnelle de 2008 et sont dorénavant consacrés de manière claire par l’article 24 de la Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. »
De plus, il ne faut pas non plus l’oublier, la moitié de l’ordre du jour du Parlement est consacrée à l’initiative et au contrôle parlementaires. Ainsi, non seulement la Constitution donne le pouvoir au Parlement de contrôler l’action du Gouvernement, mais elle prévoit que, dans chaque assemblée, une semaine de séance par mois est réservée par priorité à ce contrôle et à l’évaluation des politiques publiques.
Concrètement, comment ce contrôle peut-il s’exercer ? J’aimerais, cher Yvon Collin, que, au-delà de ce débat sur l’application des lois, nous puissions en discuter, car c’est bien là que se situe le problème.
Chaque assemblée organise ce contrôle librement, comme elle l’entend : vous en avez le pouvoir, mesdames, messieurs les sénateurs, et ce pouvoir, vous devez l’exercer !
Le contrôle de l’application des lois comprend, me semble-t-il, deux aspects : d’une part, la vérification de l’adoption des décrets d’application dans des délais raisonnables – il a été admis qu’un délai de six mois est raisonnable, mais nous aurons l’occasion d’y revenir – et, d’autre part, le contrôle de la bonne exécution des lois sur le terrain. Or, ce deuxième aspect, vous n’en avez soufflé mot !
Dès 2005, en tant président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale – pardon de reprendre un instant cette casquette ! –, j’ai eu à cœur de faire en sorte que les contrôleurs de l’exécution de la loi, constitués de binômes majorité-opposition – cela figure maintenant à l’article 145 du règlement de l’Assemblée nationale –, se rendent sur le terrain pour voir comment la loi est appliquée en différents points du territoire.
En effet, l’application de la loi, ce n’est pas qu’une question de parution des décrets ! Car la loi peut s’appliquer de manière différente d’un département à l’autre en fonction des personnes qui sont chargées de la mettre en œuvre.
Le contrôle de l’application des lois relève des prérogatives des commissions, selon des règles propres à chacune des deux assemblées.
Le Sénat et l’Assemblée nationale ont, ces dernières années, perfectionné leurs méthodes de contrôle. Ainsi, l’article 22 du règlement du Sénat dispose explicitement que les commissions permanentes assurent, entre autres missions, « le suivi de l'application des lois ». Alors, mesdames, messieurs les sénateurs, exercez donc les pouvoirs qui vous sont donnés !
Le rapporteur d’un texte me paraît être, à l’évidence, le mieux placé pour exercer le contrôle de son application, pour en vérifier la bonne exécution.
Quoi qu'il en soit, ensemble, nous avons accompli des progrès dans la façon de contrôler l’application des lois.
Je mentionnerai également l’obligation faite au Gouvernement par l’article 67 de la loi du 9 décembre 2004 de simplification du droit – j’aurais aimé qu’on en parlât ! – de transmettre au Parlement, six mois après la publication de la loi, un rapport sur l’adoption de ses décrets d’application.
Monsieur le président Collin, c’est à cette obligation que je me suis référé lorsque j’ai pris devant vous l’engagement selon lequel, dorénavant, le Gouvernement prendrait chaque année l’initiative, au Sénat et à l’Assemblée nationale, d’organiser un débat sur l’exécution des lois votées au cours de la session précédente.
Il faut encore ajouter les questions écrites et orales adressées aux ministres sur le sort de tel ou tel texte ou les rapports annuels que le Sénat consacre depuis plus de trente ans à l’application des lois.
Je rends d’ailleurs hommage à votre assemblée, qui a beaucoup plus œuvré dans ce cadre-là que l’Assemblée nationale. Dans ce domaine, vous avez accompli un travail considérable, au service de l’ensemble de l’institution parlementaire.
Tous ces efforts ont contribué à une franche amélioration de la situation. Certes, il reste encore des marges de progrès, et je l’ai reconnu dernièrement devant vous. Personne ne saurait prétendre qu’il n’est pas possible de faire mieux à cet égard.
Nul ne peut contester non plus le fait que le Gouvernement a mis en place, en juillet 2008, suivant les instructions du Premier ministre, une nouvelle procédure dont les effets commencent à porter leurs fruits. Sans la détailler, je rappellerai simplement que, dans chaque ministère, un haut fonctionnaire est chargé de veiller à l’application des lois. Cela induit nécessairement, pour les parlementaires, une manière nouvelle d’organiser pratiquement le contrôle de cette application.
Ce sont quatre décrets sur cinq qui sont désormais pris dans un délai de six mois suivant la publication des lois, ce qui est certainement inédit dans l’histoire de la Ve République. Je crois d’ailleurs, monsieur Collin, que nous devrions nous mettre d’accord sur les méthodes de calcul…
Vous avez demandé que la volonté souveraine du Parlement soit respectée. Il est certain qu’elle doit l’être, mais, pardonnez-moi de le répéter, c’est au Parlement lui-même qu’il revient de vérifier si tel est bien le cas. Il en a le pouvoir et ne doit pas le transférer au juge pour que celui-ci décide à sa place ! Dans ce domaine, c’est donc à vous et à vous seuls d’agir. Telle est, du reste, la volonté que vous avez exprimée dans l’hémicycle, là où tout se décide !
Monsieur le président Collin, vous avez certainement eu raison de citer le propos que tenait Édouard Laferrière, vice-président du Conseil d’État, en 1888. Pour ma part, je me référerai au propos d’un autre membre éminent du Conseil d’État, Christian Vigouroux, qui expliquait en 1987 – c’est plus récent ! – que « le recours pour excès de pouvoir [...] n’a pas pour finalité la continuation, par d’autres moyens, du débat parlementaire ».
Vous avez fait un parallèle avec le droit de recours des parlementaires devant le Conseil constitutionnel. Si l’on adoptait cette manière de voir, ce serait au constituant d’agir, car il n’est pas possible de le faire par le biais d’une simple proposition de loi ordinaire.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué le cas de l’hôtelier qui peut avoir un intérêt à agir pour justifier de ses droits. Vous avez raison, mais a-t-il d’autres moyens d’intervenir que celui-là ? S’il était sénateur ou député, il pourrait, avec la commission à laquelle il appartient, convoquer le ministre à une audition à huis clos – donc hors la présence de la presse – pour lui demander des comptes et exiger que tel ou tel décret paraisse dans les délais voulus.
Face au recours introduit par M. Didier Migaud, avant qu’il ne devienne Premier président de la Cour des comptes, le Conseil d’État a vu non le député, mais le consommateur de produits pétroliers. Autrement dit, il a considéré que, sur la question ainsi soulevée, l’intérêt à agir était lié à la qualité de citoyen.
Le Parlement n’a nul besoin de pouvoirs supplémentaires pour interpeller le Gouvernement et vérifier la mise en œuvre des textes d’application des lois. Ceux dont il dispose déjà sont suffisants ; à lui de les exercer !
Monsieur le président Collin, avec cette proposition de loi, vous allez jusqu’à transférer des pouvoirs à la juridiction administrative. Je ne veux pas me montrer provocateur, mais, me rappelant que j’ai moi-même été parlementaire, je vous pose la question : n’est-ce pas un renoncement ? Le ministre que je suis ne devrait pas vous poser la question, mais j’aime trop le Parlement pour le voir renoncer à une partie de ses pouvoirs, fût-ce au bénéfice d’une juridiction aussi éminente que le Conseil d’État !
Finalement, qu’apporterait de plus la proposition de loi qui est aujourd’hui soumise à votre examen ? En quoi la saisine du juge serait-elle plus efficace que tous ces moyens dont disposent déjà les parlementaires pour interpeller directement les membres du Gouvernement ?
La responsabilité suprême qui vous est donnée par la Constitution vous place, vous parlementaires, au-dessus de toute juridiction ! Et vous disposez seuls des pouvoirs nécessaires pour agir. Par conséquent, personne ne pourra vous reprocher de le faire.
Le mécanisme proposé créerait un détour bien étrange par rapport à l’exercice de la prérogative politique qu’a aujourd’hui le Parlement d’interpeller le Gouvernement.
Je l’ai dit, je suis convaincu que nul n’est mieux placé que le rapporteur de la loi pour en contrôler la bonne application. Il consacre à la loi tant de travail et de temps que, pour veiller à son exécution, il est infiniment plus qualifié qu’une juridiction, qui doit se pénétrer d’un texte dont elle n’a pas, a priori, nécessairement connaissance.
De plus, au-delà du jugement proprement dit, quel pourrait être son rôle ? Prononcer une condamnation ? Se substituer au Gouvernement ? Quelle serait la porte de sortie ? Ces questions restent en suspens.
Selon moi, il serait préférable d’agir mieux, puisque, vous avez eu raison de le dire, il existe des marges de progrès. Pour ma part, je suis prêt à faire les efforts nécessaires de façon que soit encore amélioré ce qui peut l’être. Je vous le confirme, le Gouvernement est disposé à poursuivre sa coopération avec le Parlement et à intensifier cette interaction. Nous devons améliorer encore les résultats considérables qui ont été obtenus grâce aux instructions de François Fillon.
Dans un premier temps, mettons-nous d’accord sur la méthode de suivi. Comment apprécier la sortie des textes d’application des lois pour exercer un contrôle ?
J’en reviens à ce que je disais, monsieur Collin : nous devons être dans les mêmes conditions, disposer des mêmes critères et des mêmes curseurs. Or je n’ai pas le sentiment que tel était le cas lors du débat du 12 janvier !
Vous avez vos méthodes, qui sont tout à fait respectables. Le Gouvernement en a d’autres. Je suis à votre disposition pour imaginer une méthode de calcul commune permettant d’apprécier la publication des textes d’application des lois dans les six mois.
Je renouvelle donc ma proposition d’œuvrer à l’harmonisation de nos procédures de suivi et je suggère en outre aux assemblées d’organiser, lors de l’une de leurs semaines de contrôle, un débat annuel sur la façon dont les lois sont appliquées.
Monsieur le président Collin, l’honneur revient à votre groupe, puisque c’est lui qui est à l’origine du débat du 12 janvier. Le résultat est très positif. Cependant, bien qu’abondant dans votre sens, le Gouvernement ne peut accepter cette proposition de loi.
Mais je suis décidé à aller plus loin. Après avoir longuement réfléchi avec le secrétaire général du Gouvernement et le Premier ministre, je présenterai, au plus tard dans une quinzaine de jours, les initiatives nouvelles que je prendrai en tant que ministre chargé des relations avec le Parlement pour améliorer encore l’application des lois. Je souhaite que vous y soyez étroitement associés.
À partir de cet engagement que je suis en mesure de prendre devant vous et d’une impulsion politique forte, nous pourrons sérieusement progresser dans ce domaine.
À la question de l’opportunité, à la volonté du Parlement d’accomplir ou non une partie du travail qui lui revient, il convient d’ajouter les sérieuses interrogations juridiques que soulève l’examen tant de la proposition de loi que des amendements identiques que vous avez déposés, monsieur Collin, monsieur le rapporteur.
Ainsi que vous l’avez démontré dans votre rapport, monsieur Lecerf, et comme votre commission l’a très largement admis, me semble-t-il, il existe de bonnes raisons de penser qu’en instituant une présomption d’intérêt à agir des parlementaires pour saisir le juge de la contrariété d’un décret à la loi ou d’un empiètement du décret sur le domaine de la loi, la proposition de loi se heurterait au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, défini par l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. » Or nous avons une Constitution...
Malgré la solution subsidiaire présentée dans les amendements et qui consisterait à ne consacrer de présomption d’intérêt à agir des parlementaires qu’à raison de la carence à prendre un décret d’application, je ne peux manquer de dire que, comme cela a été relevé par plusieurs membres de la commission des lois, tant de la majorité que de l’opposition, le risque de contrariété à la Constitution ne peut être écarté. C’est pourquoi je le relève.
De plus, un texte organisant un mécanisme spécifique de recours juridictionnel pour permettre aux représentants du pouvoir législatif de faire pression sur le pouvoir exécutif ressortit nécessairement, je l’ai dit au début de mon intervention, à un niveau de norme supérieur à la loi ordinaire.
Au cas où il serait décidé d’opérer un vote par division sur les deux amendements identiques, vous devez bien avoir à l’esprit, mesdames, messieurs les sénateurs, que, dans le cas particulier des décrets de publication des accords internationaux, le même problème constitutionnel se pose.
Je souhaite également souligner, toujours à propos du 2° du texte proposé par ces amendements pour l’article 4 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958, le risque de remise en cause systématique des engagements internationaux souscrits par la France. Le fait qu’une disposition législative confère un très large intérêt à agir pour attaquer les décrets de publication des accords internationaux serait source d’une grande insécurité juridique, je suis sûr que vous en conviendrez.
Permettez-moi de relever aussi l’étrangeté de la solution qui consisterait à admettre une fragmentation de la représentation nationale devant le prétoire. En conférant aux parlementaires le droit de déférer la loi devant le Conseil constitutionnel, en vertu de l’article 61 de la Constitution, ou de saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour méconnaissance du principe de subsidiarité, aux termes de l’article 88-6 de la Constitution, le constituant a prévu que le recours doit réunir la signature d’au moins soixante députés ou soixante sénateurs. Ce n’est donc pas un hasard si le Conseil d’État a toujours été réticent à admettre l’intérêt à agir devant son prétoire d’un parlementaire isolé.
À ce sujet, l’incertitude invoquée par l’auteur de la proposition de loi et le rapporteur au sujet de la jurisprudence du Conseil d’État est tout à fait contestable. Alors qu’il en a eu maintes fois l’occasion, le Conseil d’État n’a jamais accepté de reconnaître l’intérêt à agir pour des parlementaires ès qualité.