M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Pierre Chevènement. Beaucoup de nos concitoyens se demandent ce que veut réellement l’Allemagne : remodeler la zone euro pour en exclure les pays de l’Europe du Sud ? Ce serait la négation de l’Europe ! Il vaut mieux dire dès maintenant à nos amis allemands que cette fracture serait inacceptable, pour l’Europe et pour la France elle-même, dont l’industrie a souffert d’une monnaie trop forte, probablement parce qu’elle ne dispose pas des mêmes spécialisations que l’Allemagne, présente sur des créneaux très porteurs, comme la machine-outil. Sans doute devons-nous balayer devant notre porte, remuscler notre tissu productif et développer nos petites et moyennes entreprises industrielles, mais il faut trouver le bon équilibre entre la responsabilité de chaque État et la solidarité qui doit s’exercer entre pays membres.
L’Europe doit être une grande ambition partagée et chaque pays européen doit y trouver son compte. J’ai tout à fait confiance en la capacité de dialogue qui peut s’instaurer de peuple à peuple. Mais cela impose de grands devoirs à nos dirigeants, à vous-même, monsieur le secrétaire d’État. Qu’on fasse preuve d’un peu de lucidité sur le passé ! Les règles du jeu de la monnaie unique sont à revoir. Et surtout, il faut afficher une ferme résolution pour l’avenir : celui-ci n’est pas au fédéralisme, mais à une meilleure coordination de nos politiques, déjà assez difficile !
Nous devons ainsi bâtir une Europe de la croissance et du progrès social avec les nations, cadres irremplaçables de la démocratie, et non pas contre elles, ni même simplement sans elles. C’est ce langage de vérité et de réalisme qui servira le mieux la cause de l’amitié franco-allemande, à laquelle je suis attaché, et, par conséquent, celle de l’Europe.
La purge, monsieur le secrétaire d’État, n’est pas une stratégie : la France et l’Europe ont besoin d’un projet mobilisateur ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste, ainsi qu’au banc de la commission.)
M. le président. La parole est à M. Michel Billout.
M. Michel Billout. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à cette heure tardive, dans la confidentialité de cet hémicycle quelque peu clairsemé – heureusement, vous êtes bien entouré, monsieur le secrétaire d’État : cela fait un peu de monde ! –, à l’avant-veille d’un important Conseil européen, les groupes que nous représentons sont invités à faire part au Gouvernement de leur appréciation de la situation actuelle de l’Europe.
Même s’il se déroule dans des conditions meilleures que le précédent, je m’interroge encore sur le sens, l’utilité et la signification qu’il convient d’accorder à ce débat. Je regrette d’autant plus vivement cet état de fait que le prochain Conseil européen entérinera de nouvelles décisions, censées une fois encore faire face aux effets d’une crise financière sans précédent.
L’Union européenne traverse en effet une zone de fortes turbulences qui pourrait être caractérisée en quelques mots : confusion, cacophonie, incapacité à prendre rapidement des décisions collectives, manque de solidarité, repli sur les intérêts économiques nationaux, fuite en avant, et surtout capitulation devant le diktat des marchés financiers.
Sur ce dernier point, Michel Barnier décrit ainsi la situation : « On voit, depuis quelques années, l’industrie financière imaginer des produits dits dérivés de plus en plus sophistiqués, tellement sophistiqués que ceux-là mêmes qui les utilisent ne savent plus comment s’y retrouver et quelles en sont les conséquences. […]
« [Ceux-ci] mobilisent 600 000 milliards de dollars, notamment entre les deux rives de l’Atlantique. […] 80 % des échanges dont je parle sur les produits dérivés, 80 % de ces échanges sur 600 000 milliards de dollars échappent à toute forme de transparence, d’enregistrement et de contrôle. »
C’est ce contexte qui explique sans doute la grande difficulté rencontrée par le Président de la République et le Gouvernement pour faire entendre la voix de la France dans une Union européenne si peu solidaire.
Vous avez en effet toutes les peines du monde à masquer les profondes divergences qui nous opposent à l’Allemagne, notre partenaire privilégié, sur ce qu’il est convenu d’appeler la gouvernance économique et les solutions institutionnelles qui seraient nécessaires face à la crise que nous traversons. Et ce n’est pas ce qui est ressorti du rendez-vous d’hier soir entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy qui contredira beaucoup cette analyse… Certes, il était nécessaire de présenter quelques points d’accord avant la réunion du Conseil européen, mais ceux-ci restent très limités et fort controversés.
Nicolas Sarkozy, pour sa part, a dû renoncer à institutionnaliser les réunions des seize chefs d’État et de gouvernement de la zone euro en les dotant d’un secrétariat qui serait devenu de fait un gouvernement, et donner acte à la Chancelière allemande de sa volonté de rigidifier un peu plus le carcan de Maastricht en prévoyant des sanctions financières à l’égard des États considérés comme trop laxistes en matière de finances publiques, voire en les privant de leur droit de vote.
Cela en dit long sur la conception de l’État de droit au sein de l’Union européenne que défendent les plus hauts responsables du couple franco-allemand. Je pense même que certains partisans du traité de Lisbonne doivent aujourd'hui s’étonner d’une telle lecture de ce traité…
Quant à la prétention affichée « d’être plus ambitieux sur la régulation financière », comme l’affirme Nicolas Sarkozy, en demandant au G20 l’instauration d’une taxe sur les transactions financières et d’une taxe bancaire, voire « la mise en place d’une taxe financière », il y a fort à craindre que cette annonce ne rejoigne toutes celles faites depuis deux ans et dont nous attendons toujours la concrétisation. Ce serait pourtant une excellente nouvelle pour tous ceux qui, comme les sénateurs du groupe CRC-SPG, ont toujours milité en faveur de la taxation des actifs financiers et des produits spéculatifs.
En réalité, toutes les solutions envisagées vont dans le même sens : répondre aux exigences des marchés financiers, qui ont une large part de responsabilité dans la crise que nous traversons et qui exigent toujours plus, en demandant une réduction des dettes et des dépenses publiques de chaque pays. Nous nous opposons fermement à ces propositions qui visent à un peu plus de régulation, mais aucunement à se défaire de la logique destructrice qui anime ces marchés.
De plus, la façon dont sont abordées les modalités de coordination des politiques économiques européennes, loin de favoriser la nécessaire concertation et la coopération entre les États membres, privilégie au contraire une approche autoritaire et antidémocratique, tant elle est éloignée du contrôle des institutions élues de chaque pays.
La semaine dernière, en prélude à la réunion de ce Conseil européen, des événements hautement significatifs ont eu lieu : plusieurs réunions, à seize ou à vingt-sept, des ministres européens de l’économie et des finances et, surtout, l’adoption par l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne et les Pays-Bas de projets de budgets qui rivalisent dans la rigueur et l’austérité, la France s’arrogeant la palme, avec l’annonce d’une réduction de 100 milliards d’euros en trois ans de son déficit public et la suppression, entre autres, de 100 000 postes de fonctionnaires, alors que l’Allemagne ne propose d’en supprimer que 15 000, tout en annonçant la réduction de son déficit de 80 milliards d’euros en quatre ans.
Ainsi, malgré une apparence de désordre, des décisions cohérentes et lourdes de conséquences ont été prises.
Lundi dernier, à Luxembourg, pour contrer les risques de contagion de la crise grecque et donner l’impression de vouloir résister à la pression des marchés financiers, les ministres des finances ont finalisé, dans la douleur, les modalités d’application du Fonds européen de stabilité financière. Il est destiné à venir en aide, avec le concours exigeant du Fonds monétaire international, aux pays de la zone euro qui en auraient besoin.
Mais ce mécanisme est pervers, car il consiste à emprunter de l’argent auprès des marchés financiers – toujours eux ! – pour voler au secours d’un pays aux abois. Il concrétise ainsi une nouvelle soumission de l’Union européenne à ces marchés.
Les ministres des finances se sont également entendus sur les grandes lignes d’une réforme du pacte dit « de stabilité et de croissance ».
Il s’agit en réalité de dangereuses mesures de durcissement d’une discipline conforme à l’orthodoxie budgétaire du libéralisme économique. Ces dispositions ne s’attaquent pas à la racine du mal. Elles ne sont pas adaptées à la gravité de la situation et sont souvent contre-productives. Il est ainsi prévu de renforcer le pacte de stabilité et de croissance, alors qu’il n’est qu’un corset bridant les dépenses publiques utiles et les budgets sociaux !
Tous ces plans d’austérité budgétaire, loin de ramener l’endettement public à un niveau acceptable, risquent au contraire d’asphyxier les économies, en appauvrissant le plus grand nombre, de les faire plonger dans la récession et le chômage massif avec, en prime, moins de recettes fiscales et plus d’endettement public.
Nombre d’économistes tirent pourtant la sonnette d’alarme. Je pense notamment à Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ou encore à Éric Heyer, directeur adjoint à l’Observatoire français des conjonctures économiques, ce dernier estimant qu’«avec les mesures d’austérité, on court à la catastrophe ». Mais rien n’y fait !
Et c’est cette lutte aveugle contre les déficits publics que le Président de la République voudrait maintenant graver dans le marbre de la Constitution, liant ainsi les mains des gouvernements futurs en leur ôtant toute possibilité de marge de manœuvre budgétaire… Encore un nouveau progrès démocratique !
Les mesures proposées par les ministres des finances européens visent en fait, au mépris de toutes les réalités économiques et sociales, à mettre en place de véritables plans d’ajustements structurels, de surcroît sans que les États et les parlementaires nationaux aient à donner leur avis. C’est en effet l’une des principales décisions qui seront soumises au prochain Conseil européen : les projets de budgets nationaux pourraient désormais être présentés à la Commission européenne et aux autres États membres avant même d’être débattus par les parlements nationaux !
Une telle décision porterait gravement atteinte à la souveraineté de notre peuple en matière d’organisation des finances publiques, souveraineté reconnue par l’article XIV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose que « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».
En remettant en cause un article de cette déclaration, qui fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité depuis la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, c’est toute possibilité de choix démocratique sur les grandes décisions que le Gouvernement remettrait en cause.
Cette proposition, sans doute la plus grave de toutes, vise tout simplement à renforcer la surveillance des politiques économiques et budgétaires des États membres par l’Union européenne.
Enfin, les ministres ont proposé de faire reposer l’amélioration de la compétitivité au sein de l’Union européenne sur ce qu’ils nomment pudiquement la « modération salariale » et que j’appelle plus prosaïquement la pression sur les salaires.
Telles sont les mesures qui seront présentées aux chefs d’État et de gouvernement et que le Président de la République et le gouvernement français se proposent d’avaliser lors du Conseil européen de jeudi et vendredi prochain.
Le groupe communiste républicain et citoyen et des sénateurs du parti de gauche considère qu’elles constituent un pas décisif vers un gouvernement économique européen qui, dans ces conditions, représenterait un danger pour la souveraineté des peuples d’Europe et pour la défense de leurs intérêts.
Nous voulons au contraire briser ce cercle vicieux en y opposant d’autres logiques, que je ne crois pas nécessaire de vous rappeler toutes tant il est vrai que nous les exposons depuis de nombreuses années. Je dirai simplement que, à l’inverse de la concurrence effrénée inscrite dans des traités qui ont montré leurs limites et se sont révélés caducs, le caractère global de cette crise appelle des coopérations nouvelles entre les États, fondées sur une véritable politique industrielle et sur l’effort de recherche.
La Banque centrale européenne, la BCE, doit notamment changer de rôle. Au lieu d’être au service exclusif des banques, elle devrait être transformée en un outil de financement public capable d’aider directement les États, en particulier pour financer leurs dépenses sociales.
Telles sont donc, monsieur le secrétaire d’État, quelques-unes des réflexions dont nous souhaitions, sans aucune illusion, vous faire part à la veille de ce nouveau Conseil européen. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avec le traité de Maastricht, nous avions le sentiment d’avoir franchi un cap : non seulement l’Europe allait avoir sa monnaie, mais elle prenait enfin une dimension politique, avec un deuxième « pilier » – la politique étrangère et la défense – et un troisième « pilier » – la justice et la sécurité intérieure. Avec tant de piliers, on pouvait parler d’un véritable temple ! (Sourires.)
L’euro a été mis en place, mais sans l’étroite coordination économique et budgétaire qui aurait dû l’accompagner. Et nous n’avons pas su non plus trouver la bonne formule pour les relations entre les pays membres de la zone euro et ceux qui restent en dehors. Nous sommes en train de payer ces carences au prix fort.
La question reste ouverte dans la perspective exigée par l’Allemagne d’une gouvernance économique étendue aux vingt-sept États membres, en particulier à la Grande-Bretagne, pourtant si peu coopérative.
Dans les domaines politiques, les progrès n’ont pas été à la hauteur des besoins les plus évidents.
Si nous avons avancé dans la libre circulation des personnes, c’est parce que quelques États membres ont décidé d’aller de l’avant, avec les accords de Schengen, et ont fini par entraîner les autres.
Avec Europol et Eurojust, nous restons extrêmement loin de la police fédérale et du parquet européen dont nous aurions besoin. C’est tant mieux pour les criminels de tous ordres, bien entendu, et tant pis pour leurs victimes !
Il a fallu deux ans de débats pour aboutir à une « coopération renforcée » qui permettra une bien timide avancée en matière de divorce transfrontalier. La mesure principale consiste à prévoir que, lorsque les deux époux sont d’accord sur la compétence d’un tribunal, celui-ci sera effectivement compétent… Il fallait y penser ! (Sourires.)
J’admets volontiers qu’en matière de politique extérieure et de défense, il soit difficile d’avancer très rapidement. Mais que les progrès soient si lents dans des domaines touchant à la sécurité des citoyens, à leurs libertés, aux problèmes humains issus de l’absence d’harmonisation européenne, c’est tout simplement inacceptable !
Dès lors, comment s’étonner de la désaffection qui se manifeste, par exemple lors des élections européennes ?
Sans doute, avons-nous obtenu le traité de Lisbonne… Mais, devant la complexité invraisemblable de ce texte – je mets au défi quiconque d’en lire plus de trois pages de suite sans avoir une crise de nerfs –, j’ai cru pouvoir le comparer à un dédale, un dédale sans Minotaure, où le seul fil d’Ariane possible reste le développement des coopérations particulières entre les États décidés à avancer malgré tout.
Pardonnez-moi, mes chers collègues, de revenir sur cette idée, mais j’ai eu la satisfaction, cet après-midi, d’entendre le ministre allemand des affaires européennes la reprendre très exactement, et même d’une manière encore plus précise puisqu’il a évoqué des noyaux agissants ou rayonnants. Cela m’a évidemment réconforté.
Toutefois, la situation a changé ; on doit, d’une certaine manière, le regretter, mais on peut aussi s’en féliciter. Maintenant, le Minotaure est là : c’est la crise, une crise qui touche, au cœur même de la construction européenne, l’économie et la monnaie.
Voici donc l’épreuve de vérité… Ou bien nous aurons le courage de Thésée, et nous irons plus loin dans l’intégration, ou bien nous verrons l’Europe se dissoudre dans l’impuissance.
Suivre le fil d’Ariane, selon nous, consiste à accepter un certain degré de différenciation entre les États membres. Il est évident qu’on ne peut pas gérer à vingt-sept une zone euro où nous sommes seize ! Il faut donc admettre que la zone euro doit être dotée de tous les mécanismes spécifiques dont elle a besoin pour fonctionner. Je ne fais ici que répéter ce que pratiquement tous les orateurs ont dit avant moi.
Ces mécanismes sont nécessaires et j’espère que, à défaut de pouvoir les instaurer officiellement, nous pourrons les mettre en place officieusement, que nous donnerons dans les faits à l’Eurogroupe un peu plus de consistance, de dynamisme et de possibilités d’action.
Dès lors, nous devons être prêts à un exercice en commun des souverainetés. Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre en chantier les traités. Nous n’en avons pas le temps et ce n’est probablement pas indispensable. Une gouvernance économique européenne peut très bien prendre la forme, au moins dans un premier temps, d’un accord politique et, surtout, de pratiques politiques. C’est notamment le cas de la surveillance budgétaire mutuelle, vis-à-vis de laquelle, à mon avis, nous ne devons pas avoir de réserves.
Monsieur le secrétaire d’État, nous avons un léger désaccord sur ce point : je ne crois pas que l’Europe puisse dicter les budgets nationaux. En revanche, elle peut – c’est d’ailleurs, me semble-t-il, ce que seul un organe indépendant et extérieur au Gouvernement peut faire – décrire les réalités, analyser les situations, placer chacun devant ses responsabilités et, ainsi, rendre possibles des mesures, voire des sanctions, qui ne sauraient effectivement émaner que d’une instance politique responsable.
Un organisme technique indépendant des États membres peut donc intervenir au cours d’une phase préparatoire, mais je ne vois pas comment un État donné pourrait faire des observations à un autre sur ses prévisions budgétaires.
Il en va de même pour la surveillance mutuelle, tout aussi nécessaire, en matière de compétitivité et de viabilité des modèles économiques.
Si nous sommes réellement incapables de débattre vraiment de ces questions entre Européens et d’en tirer des conclusions communes, il est inutile de parler de coordination des politiques économiques !
Il est clair que soit nous sortirons ensemble de la crise, soit nous n’en sortirons pas. Il est tout aussi clair, selon moi, que nous ne sortirons ensemble de la crise qu’en franchissant une étape dans la voie – employons le mot – de l’intégration.
Cette étape – je le dis clairement, parce qu’il faut tout de même finir par appeler les choses par leur nom – ne peut être qu’une démarche de type fédéral, plus exactement de type confédéral, au sens où l’entendent les juristes.
En effet, cher Jean-Pierre Chevènement, il ne s’agit nullement d’abolir nos « États-nations » dans leur réalité ancestrale, qu’elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. Il s’agit de doter ceux d’entre eux qui le veulent vraiment de mécanismes institutionnels plus simples et plus efficaces que ceux du traité de Lisbonne, et de leur permettre ainsi d’affronter le monde nouveau de la mondialisation, à égalité de chances avec les grandes puissances qui dominent notre temps et font d’ores et déjà la loi.
Pour cela, il ne suffira pas de multiplier les dispositions et les arrangements particuliers qui caractérisent la phase actuelle, marquée sans doute par une prise de conscience de la nécessité d’agir ensemble – je pense tout particulièrement au couple franco-allemand –, mais aussi par de très nombreux malentendus, hésitations et sous-estimations de la gravité des problèmes et de la difficulté à passer de la discussion à l’action.
Le destin des Européens ne peut être suspendu à l’agenda des tête-à-tête gastronomiques de Mme Merkel et de M. Sarkozy ! Il ne suffit pas de créer des bouées de sauvetage au fur et à mesure que les difficultés apparaissent, comme nous le faisons actuellement. Il faut faire de l’Europe un grand bateau moderne, capable de tenir la haute mer de la mondialisation.
Mon sentiment profond est que, tôt ou tard, il faudra en venir à un traité particulier, établi au départ entre les plus résolus, mais restant ouvert à tous les autres, instituant une gouvernance qui allie ce qu’il faut de participation démocratique – donc parlementaire – à ce qu’il faut d’efficacité et d’autorité dans la gouvernance, pour ne pas dire le gouvernement, des affaires européennes.
N’oublions pas qu’il existe à cet égard une pierre d’attente, celle qui a été posée il y a quelques lustres – certains d’entre nous, les plus anciens, dont je suis bien évidemment, s’en souviennent – par le projet de nos amis Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, ce dernier étant aujourd’hui l’un des principaux ministres du gouvernement allemand. Nous avons eu grand tort, à cette époque, de ne pas donner suite à cette proposition. (M. Yves Pozzo di Borgo applaudit.)
C’est pourquoi je souhaite que, lors du prochain Conseil européen et au-delà de celui-ci, la France aborde ces questions d’une manière résolument constructive, comme elle le fait d’ailleurs déjà. À cet égard, je rends hommage à l’action qui est menée. Je me rends bien compte des multiples concessions qu’il faut faire quotidiennement, mais il vaut mieux faire des concessions et avancer, plutôt que de ne pas avancer !
Encore une fois, avec la crise, le Minotaure est là et frappe à notre porte. Nous ne le chasserons pas avec des livres verts – la Commission excelle dans l’élaboration de ces répertoires des difficultés – ni avec des compromis vagues et dilatoires. Et je ne parle pas de l’Agenda 2020 – pourquoi pas 2040 ou 2060 ? – dont on ne sait pas très bien si celui-ci et ceux qui le suivront sans doute auront plus de succès que ce que nous avons connu avec l’agenda de Lisbonne.
Il faut au contraire serrer les rangs et nous mettre en ordre de bataille. Si nous le faisons, l’Europe retrouvera peut-être son rôle dans le monde et toute sa crédibilité auprès des citoyens. Si nous ne le faisons pas, elle sortira peu à peu de l’Histoire – je le dis avec une grande tristesse, mais il faut en être conscient – pour n’être plus, comme l’Athènes du monde romain, que le musée d’une civilisation qui aura cessé d’être vivante. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Bernard-Reymond.
M. Pierre Bernard-Reymond. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen est donc appelé à se saisir des propositions de la Commission pour une « nouvelle stratégie européenne pour la croissance et l’emploi » à l’horizon 2020.
Au regard de la gravité de la conjoncture, des menaces qui pèsent sur une partie de l’économie mondiale et de la situation en Europe, pleine d’incertitudes à très court terme, cet horizon apparaît quelque peu surréaliste.
Il s’agit d’un exercice qui prend la suite du processus de Barcelone. Alors que ce dernier devait bâtir l’économie de la connaissance la plus compétitive, chacun s’accorde à dire qu’il a été un échec.
Y-a-t-il, dans les propositions formulées, des raisons d’espérer que ce nouveau programme à dix ans sera un succès ?
À vrai dire, la réponse est non.
La faute n’est pas imputable à ses auteurs, qui présentent des propositions solides et réalisables, même si quelques améliorations peuvent être suggérées. La réussite viendra non pas de la pertinence d’un programme, sur lequel tout le monde est à peu près d’accord, mais sur la capacité à le mettre en œuvre et à atteindre les objectifs fixés.
En effet, préconiser des programmes de recherche-développement, de formation professionnelle et de développement du numérique, viser une croissance durable, de promouvoir des politiques, notamment industrielles, tournées vers l’emploi et la lutte contre la pauvreté, au travers de cinq objectifs, trois priorités et sept initiatives phares, tout cela ne devrait pas soulever beaucoup d’objections. On peut néanmoins s’étonner qu’une politique représentant aujourd’hui 40 % du budget communautaire, la politique agricole commune, ait été passée sous silence, au moins dans un premier temps.
En réalité, les vraies questions sont ailleurs et doivent être posées aux chefs d’État et de gouvernement.
Tout d’abord, est-on prêt à réformer significativement la gouvernance de l’Europe ?
Les dirigeants européens, épuisés par dix ans d’efforts pour réformer les institutions, tenter de bâtir une Constitution, puis élaborer le traité de Lisbonne, espéraient bien en avoir fini pour longtemps avec les institutions. Or, s’il n’est certes pas nécessaire de songer déjà à un nouveau traité, la pratique des institutions continue à poser problème, d’une part, en raison du choix qui a été fait dans la mise en œuvre du traité de Lisbonne, et, d’autre part, parce que la crise a montré combien l’absence de gouvernement économique était dangereuse, en particulier pour la zone euro.
Ensuite, il convient d’identifier qui gouverne en Europe, parle en son nom et la symbolise. Est-ce le président permanent du Conseil, le président semestriel, le président de la Commission ? S’agit-il des trois à la fois, ou encore des chefs d’État les plus en vue parmi ceux de nos vingt-sept États membres ?
Cette confusion n’est pas uniquement formelle ; elle traduit une hésitation fondamentale, bien connue, entre deux conceptions de l’Europe présentes dès les premiers élargissements, autrement dit entre une Europe intergouvernementale, celle du libre-échange et des politiques simplement coordonnées, et une Europe puissance, à visée fédérale, dotée de politiques communes intégrées.
Depuis plusieurs années, c’est vers la première formule que les chefs d’État se sont laissé entraîner, sous l’effet conjugué d’un regain de nationalisme dans nos États, des élargissements successifs, des divergences croissantes de compétitivité, du choc de la mondialisation.
Or la crise que nous subissons pose de nouveau la question. On entend parler de gouvernement économique, de fédéralisme budgétaire de la part de personnalités qui ne s’étaient pas manifestées, jusqu’ici, par un tel élan européen.
Effectivement, l’exigence à la fois d’une réduction des écarts de compétitivité, d’un rapprochement des structures économiques de nos pays, d’une maîtrise concertée et transparente de nos dettes, d’un rapprochement de nos fiscalités, de l’élaboration de politiques communes significatives dans les domaines de la recherche ou de l’énergie, par exemple, est réaffirmée clairement, au moins au sein de la zone euro. Ces objectifs ne seront jamais atteints avec les pratiques actuelles, qui consistent à faire confiance à la simple coordination des politiques.
Certes, la réponse à la crise a été pour le moment rapide et bien ciblée. Mais c’est l’urgence et la gravité de la situation qui l’ont permis. Cette crise montre qu’en créant une monnaie unique certains pays ont choisi la voie de l’intégration sans toutefois en tirer toutes les conséquences. Si l’on voulait en rester à l’Europe intergouvernementale, il n’était pas nécessaire de créer l’euro.
Mais l’euro est là, et a montré tous ses avantages. Il se situe dans une logique de puissance. Le point de non-retour est atteint : moins d’Europe serait beaucoup plus dangereux que plus d’Europe. Par conséquent, il est devenu plus que jamais impératif de continuer sur la voie de l’intégration.
Tous les pays de l’Union n’y sont pas prêts ; prenons-en acte et avançons avec ceux qui le veulent. L’alignement sur les plus sceptiques n’est plus compatible avec le rythme de la mondialisation.
Il faut faire évoluer l’architecture de l’Europe, sans drame, sans nouveau traité, avec pragmatisme, en accord, explicite ou tacite, avec les Vingt-Sept, en se fondant sur les réalités que nous observons.
Parmi ces réalités figure d’abord, comme cela a déjà été dit à de nombreuses reprises dans cet hémicycle, l’indispensable couple franco-allemand, qui se révèle une fois encore le moteur de la construction européenne.
Ce couple rencontre des difficultés : des économies différentes, des appréciations divergentes, des chefs d’État qui, en raison de leur âge ou de leur origine géographique, n’ont pas connu l’ambiance et l’élan des origines, un contexte mondial profondément modifié sont autant de défis pour l’entente franco-allemande.
Il faut chercher, sans se lasser, les voies du rapprochement pour deux peuples qui sont devenus le moteur de l’histoire européenne.
Les quatre-vingts propositions que vous avez élaborées, monsieur le secrétaire d'État, avec votre homologue allemand, et qui ont été approuvées par la Chancelière et le Président de la République, marquent une réelle volonté et constituent un cadre parfaitement adéquat pour agir.
Je suis heureux de saluer le premier élément de sa mise en œuvre, à savoir la réunion, tout à l’heure, à la veille du Conseil européen, de députés et sénateurs français sous votre présidence, en présence de votre homologue allemand.
Le travail qui reste à faire est important : pour y contribuer, il convient d’afficher un peu plus de concertation préalable et de rigueur budgétaire, d’un côté, et un peu moins d’intransigeance, de l’autre.
Tout cela est d’autant plus vrai que les efforts sont partagés. L’Allemagne peut, à juste titre, revendiquer une politique budgétaire très sérieuse et des réussites à l’exportation. Mais l’Europe tout entière a participé aux efforts de la réunification allemande, et les performances de notre partenaire à l’exportation ne seraient pas ce qu’elles sont sans le niveau d’investissement et de consommation des autres pays européens.
J’en viens maintenant à la situation de la zone euro. Celle-ci ne peut être qu’à visée fédérale : que ceux qui y ont adhéré et ne l’auraient pas compris fassent leur choix.
Dans le contexte actuel, il est indispensable que la zone euro renforce sa cohésion et s’attache à la mise en place progressive d’une gouvernance économique renforcée, qui, au fil des jours, deviendra un vrai gouvernement économique.
Il s’agit non pas de porter atteinte à l’indépendance de la Banque centrale, mais, au contraire, de faire en sorte que celle-ci ne soit pas acculée à sortir de son orthodoxie, comme elle y a été contrainte. En tout cas, il est parfaitement utopique d’imaginer que les objectifs pour 2020 pourront être atteints en conservant les méthodes actuelles.
Deux voies seulement s’offrent à l’Europe : le retour aux nationalismes et aux individualismes, c’est-à-dire, à terme, à sa relégation, voire à sa disparition ; ou la voie de l’intégration et de la puissance.
Qui peut croire, en effet, que la régulation budgétaire, la réforme du pacte de stabilité, la réduction des écarts de compétitivité, l’augmentation régulière du budget de l’Union, accompagnée par des transferts de souveraineté pour développer des politiques communes comme celles de la recherche ou de l’énergie, pourront se faire au rythme qu’impose la mondialisation, avec l’état d’esprit et les méthodes d’aujourd'hui ?
Le Président de la République et la Chancelière n’ont pas trouvé d’accord formel sur ce point lors du dîner qui les a réunis hier soir.
Ce n’est pas grave s’il ne s’agit que d’un désaccord de forme et de nuance, ou de la crainte de créer une fracture entre les Seize de la zone euro et les autres. C’est plus problématique s’il s’agit d’une divergence de fond qui se creuse progressivement sur ce que doit être l’Europe et sur le temps qui nous reste pour la construire et exister au sein de la société internationale.
Le renforcement de la zone euro, ainsi que les réunions régulières des seize chefs d’État n’excluent pas les Européens du troisième cercle, ceux de la zone de libre-échange, de la coordination souple, des politiques à la carte, telles que celle de la défense avec la Grande-Bretagne, et des positions communes au niveau international, en particulier au G20 pour promouvoir la régulation financière internationale.
S’agissant du G20, le programme annoncé montre l’écart des situations dans les différentes parties du monde. Il n’est question que de conforter la relance, de lutter contre le protectionnisme, de faire le point et de poursuivre la régulation financière, d’entendre les préconisations du FMI.
La question des déficits budgétaires, si cruciale en Europe, ne semble pas occuper une grande place, en tous les cas officiellement.
Quant à la taxe sur les transactions financières, qui sera proposée par la France et l’Allemagne, il faudra certainement plusieurs G20 pour convaincre, si l’on en croit les déclarations de plusieurs responsables gouvernementaux, dont la dernière en date est celle du ministre des finances du Canada.
Le prochain Conseil européen portera autant sur la préparation du G20 que sur le règlement d’affaires intérieures européennes. Se tenant à un moment extrêmement délicat pour notre continent, où chaque jour peut être marqué par l’annonce d’une catastrophe, il devrait être l’occasion de prendre appui sur les réalités économiques budgétaires, financières, diplomatiques et politiques pour avancer avec pragmatisme, tout en privilégiant, en arrière-plan, un schéma clair, propre à assurer la meilleure organisation possible de notre continent.
En ayant toujours à l’esprit cette Europe des cercles concentriques à trois niveaux, nous prenons en compte de façon réaliste la situation de l’Europe telle qu’elle est, sans renoncer à l’ambition des origines : bâtir une puissance mondiale au service d’un idéal de paix, de liberté et de démocratie.
Le fait que le monde ait profondément changé n’a pas pour autant rendu obsolètes les objectifs de départ. Au contraire, la mondialisation nous pose un défi majeur et nous place face à une alternative : exister dans le monde en tant qu’acteur ou changer de division et devenir une poussière d’États insignifiants, sans croissance, sans pouvoir et sans avenir ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)