M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. C’est sûr !
M. Aymeri de Montesquiou. Personne ne peut être péremptoire sur un sujet aussi complexe. J’affirmerai seulement que la porte de la paix ne peut être ouverte que par la clef de la confiance retrouvée du peuple afghan.
Les Afghans éprouvent un ressentiment haineux pour des tenants du régime dont les palais insultent leur misère et leur salaire de base de 30 dollars. On retrouve une atmosphère proche d’Apocalypse now. Des piliers du régime, membres de l’Agence centrale de renseignement américaine, la CIA, sont suspectés de trafic de drogue. Ainsi, le ministre chargé de la lutte contre la drogue, le général Khodaidad, a déclaré au début du mois que les troupes étrangères bénéficiaient de l’argent de la drogue en taxant l’opium produit dans les régions sous leur contrôle. Comment, avec un tel comportement, « gagner le cœur des Afghans » ?
On ne sait si cette guerre, qui comprend aujourd’hui le Pakistan, peut être gagnée, mais on n’a pas le droit de la perdre.
Cela signifierait une très grande fragilisation des pays d’Asie centrale, que les taliban m’avaient désignés comme cible pour les transformer en émirats.
Cela signifierait le triomphe de l’obscurantisme en Afghanistan avec son cortège de privation de libertés, allant de la possibilité d’écouter de la musique à l’égalité entre hommes et femmes.
Cela signifierait, dans les pays musulmans, une exploitation de l’aversion contre l’arrogance occidentale, pouvant dégénérer en violence aveugle.
Cela signifierait une très forte instabilité dans le monde musulman, recelant les deux tiers des hydrocarbures mondiaux.
Si les solutions au conflit sont très complexes, on peut néanmoins mettre en place de simples solutions de bon sens. Je n’aborderai pas l’aspect militaire. Mais je proposerai, 34 % des soldats désertant, le doublement de leur solde. Cela ne coûterait que 300 millions de dollars par an, comparés au milliard de dollars consacré chaque semaine à la guerre.
La culture du pavot finance les taliban et tue notre jeunesse. Elle doit être éradiquée en garantissant des revenus aux agriculteurs par d’autres cultures subventionnées, afin de ne pas générer une rancœur supplémentaire.
Depuis 2001, 25 milliards de dollars ont été promis et seulement 15 milliards de dollars ont été versés. De l’aide internationale, quelle part arrive réellement à la population ? Certaines organisations non gouvernementales font un travail formidable, mais nombreuses sont celles dont les frais de fonctionnement dépassent de très loin les investissements et dont les réalisations se font à des prix exorbitants. De surcroît, le déséquilibre entre les salaires des expatriés internationaux et ceux des fonctionnaires afghans est humiliant pour ces derniers.
Ce gâchis, cette iniquité exaspèrent et révoltent la population. Une surveillance doit impérativement être mise en place pour que l’argent devienne le « nerf de la paix », selon la belle formule de Winston Churchill.
L’action menée en Afghanistan l’est par les seules forces occidentales. Il s’agit non pas d’imposer nos valeurs, mais de faire participer aussi, entre autres États, les pays directement concernés par leur proximité : le Pakistan, trop longtemps pays refuge des taliban, sans réaction internationale forte ; le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan qui seraient les premiers à subir les assauts, les infiltrations et la déstabilisation par le fondamentalisme ; l’Iran dont le chiisme est insupportable aux wahhabites taliban. Il y a là une occasion pour tenter de renouer avec ce pays qui, au-delà d’un régime aux déclarations inacceptables, est essentiel à l’équilibre de toute la région.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Aymeri de Montesquiou. Je conclus, monsieur le président.
Nous devons avoir à l’esprit la réalité d’un monde indo-persan dont l’Afghanistan constitue le cœur. L’objectif immédiat de cette guerre doit être de retrouver la confiance du peuple afghan, sinon, comme les Soviétiques, nous garderons une plaie au flanc pendant des années. Nous avons perdu la confiance des Afghans et, sans elle, nous aboutirons à un humiliant retrait, sans avoir atteint nos objectifs de stabilisation du pays et de défense des libertés. Pour y parvenir, une homogénéisation du type d’actions menées par les différents contingents est indispensable.
Tous les alliés s’interrogent, aujourd’hui, sur la pertinence de leur présence dans cette zone. On ne peut prendre le risque d’un effet domino de retraits successifs : un calendrier doit lier les différents contingents.
Je conclurai, avec Gordon Brown, qu’« un Afghanistan plus sûr, plus stable et doté d’un gouvernement efficace contribuera à un monde plus sûr ». (Applaudissements sur plusieurs travées de l’UMP. – Mme Monique Cerisier-ben Guiga et M. Louis Mermaz applaudissent également.)
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Dominique Voynet.
Mme Dominique Voynet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mesdames, messieurs, c’est aujourd’hui à l’initiative des groupes de l’opposition que nous devons ce débat sur l’Afghanistan, un débat indispensable, qui, hélas ! ne débouchera probablement sur rien.
Mme Dominique Voynet. Je n’ai pas l’illusion de croire, mesdames, messieurs, que l’une ou l’autre de nos interventions serait en effet de nature à convaincre le Président de la République, sinon de changer d’avis, du moins de regarder la situation d’un œil neuf.
Je suis pourtant persuadée, plus que jamais, qu’un examen approfondi et contradictoire de la situation afghane est indispensable si nous voulons nous extraire du bourbier actuel.
Examinons donc, sérieusement et sans trop d’idées préconçues, la situation.
Je ne suis évidemment pas spécialiste de l’Afghanistan. Je pense que sur ces travées peu d’entre nous le sont, y compris parmi ceux qui y sont allés quelques jours ou quelques semaines et qui en reviennent avec plus de questions que de réponses. Nous devons donc fonder nos choix et nos décisions sur les informations et les analyses que nous recueillons, les uns et les autres, aussi bien auprès de spécialistes civils de la région qu’auprès des officiers d’état-major qui, depuis 2001, ont appris à connaître l’extraordinaire complexité de la situation régionale.
Ce que nous savons, donc, pourrait se résumer dans une hypothèse du journaliste Jean-Dominique Merchet : « Imaginez un instant que vous soyez né en Afghanistan en 1960 ». Vous avez survécu, au sortir de l’enfance, à une famine qui a provoqué des dizaines de milliers de morts ; l’année suivante, à un coup d’état appuyé par des officiers communistes ; puis à la prise du pouvoir par les communistes seuls au terme d’un nouveau coup d’état, débouchant lui-même sur une guerre civile qui amènera elle-même l’intervention soviétique. Dans les douze années qui suivirent, vous avez vécu l’occupation des Soviétiques et le maintien d’un pouvoir qui leur était acquis ; une guerre civile qui a opposé le pouvoir pro-soviétique aux moudjahidin du commandant Massoud ; le retrait des troupes soviétiques, puis la victoire de Massoud, entrant dans Kaboul en 1992. Quatre ans plus tard, il est lui-même chassé par les talibans et assassiné le 9 septembre 2001, deux jours avant les attentats du World Trade Center, qui allaient précipiter l’intervention armée des Américains et de leurs alliés.
C’était il y a sept ans. Et si l’on s’attarde sur ces sept années, il est malaisé de mesurer ce que nous avons gagné, et même de dire si nous avons gagné quelque chose.
Les talibans ont été chassés du pouvoir très vite, mais ils se sont redoutablement renforcés depuis. Les forces alliées qui, en 2001, étaient vécues comme des forces de libération se sont peu à peu muées, pour les Afghans eux-mêmes, en armée d’occupation étrangère.
M. Jean-Louis Carrère. Exactement !
Mme Dominique Voynet. Le président Karzaï a été installé au pouvoir, mais il a fallu que les opérations de vote soient arrangées, et le pluralisme rudement malmené, pour qu’il puisse y être maintenu.
Alors, imaginez que vous êtes cet Afghan né en 1960.
Voici l’enseignement que Jean-Dominique Merchet nous propose de tirer de cette suite ininterrompue de désastres, enseignement qu’il est crucial que nous puissions partager : « Oublier que tous ces événements se sont déroulés en l’espace d’une demi-vie d’un homme ordinaire, c’est passer à côté de l’essentiel ».
Cette leçon, messieurs les ministres, j’essaie de la faire mienne. Parce qu’elle me semble le meilleur antidote à l’ivresse de la toute-puissance qui saisit les chefs d’État lorsqu’ils s’aventurent dans des territoires qu’au fond les stratèges, les états-majors et les services de renseignement connaissent moins bien qu’il ne le faudrait.
Ce sentiment de toute-puissance, c’était celui de George W. Bush au moment de déclencher la seconde guerre d’Irak, entraînant la catastrophe qu’on a constaté ensuite.
Ce sentiment de toute-puissance, c’est celui qui a empêché les forces alliées, après avoir chassé les talibans du pouvoir, de redéfinir les priorités de leurs actions.
Je suis d’accord avec le président de Rohan, citant David Kilcullen : une cote mal taillée ne répond qu’à des considérations de politique intérieure, et aucunement à une stratégie compréhensible sur le territoire, même en Afghanistan.
Le problème n’est pas de savoir si nous envoyons ou non quelques centaines, voire quelques milliers d’hommes supplémentaires en Afghanistan, mais de savoir pour quoi faire. Pour six mois, pour un an ou pour deux ans, là n’est pas non plus la question.
Alors même qu’il n’y a jamais eu véritablement de stratégie française en Afghanistan, puisque notre commandement et nos troupes sont intégrés à une stratégie plus large, sous commandement des seuls États-Unis, malgré, donc, cette subordination de fait de nos choix à ceux de nos alliés américains, le Président de la République, en décidant seul et presque contre tous le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, a choisi d’aggraver notre soumission.
La question de nos choix se pose à peine, puisque nous nous sommes coupé les mains et privés de la capacité de choisir. Nous en sommes donc réduits à attendre l’oracle, suspendus plus que jamais aux seules décisions stratégiques de la Maison Blanche. Ce n’est pas moi qui le dis, monsieur le ministre des affaires étrangères, c’est vous dans une interview au Monde, le 13 novembre dernier.
Je ne suis pas rassurée non plus par les déclarations assurant que les forces de l’OTAN resteront en Afghanistan « aussi longtemps que nécessaire ». Instruits par l’expérience, nous devrions savoir que, lorsque les engagements sont si flous, ils permettent à peu près toutes les contorsions et amènent à tous les enlisements.
Le problème, c’est donc de savoir comment rester.
Personne, messieurs les ministres, ne dit que la guerre est facile. Personne ne dit non plus qu’il faudra abandonner demain matin les Afghans à leur sort, bien au contraire ! Je voudrais ici, monsieur le ministre des affaires étrangères, vous demander d’intervenir activement pour que le gouvernement français renonce à renvoyer de jeunes Afghans dans un pays qu’ils ont fui parce qu’il était en guerre et qu’ils n’y voyaient pas d’autre avenir que la misère, la violence et la mort.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme Dominique Voynet. Personne, donc, ne dit que la guerre est facile. Chacun, sur ces travées, est même convaincu de la difficulté de la tâche. Chacun sait que, alors même que nous débattons à Paris, nos soldats sont engagés dans ces opérations, que leur vie est exposée au combat et que les pertes sont déjà lourdes.
Pour ma part, je suis convaincue que nous devons désormais définir et préparer les conditions réalistes de notre désengagement. Des conditions « réalistes », j’insiste sur ce point, car il faudra bien avoir le courage ou l’honnêteté d’admettre que le discours consistant à dire que les forces étrangères resteront en Afghanistan tant qu’il n’existera pas un État, des dispositifs sécuritaires et d’organisation civile qui nous satisfassent pleinement est un discours qui prépare les pires désillusions.
Si nous tenons ce discours, nous savons qu’il sera difficile de se retirer d’Afghanistan tant la présence des armées étrangères est déjà, et le sera plus encore à terme, un facteur de blocage de « l’afghanisation » du conflit, dont on ne cesse pourtant de dire que c’est le but recherché.
Il faudra bien un jour quitter ce pays. En refusant de l’admettre, nous préparerions le scénario le plus noir, celui d’un retrait précipité et désordonné, qui adviendra au moment où nous n’aurons plus d’autres choix, au moment où, aux États-Unis, en France et dans les autres pays alliés, l’idée même de notre maintien sur place sera devenue totalement intolérable aux opinions publiques, ce qui viendra sans doute bien après que les Afghans eux-mêmes ne le supportent plus du tout.
Je crains que ce jour ne soit plus proche que beaucoup veulent le croire !
Je ne dis pas qu’il n’y a qu’une solution. En revanche, je suis assez solidement convaincue qu’il y a au moins une nécessité impérative, celle d’abandonner l’illusion d’une solution militaire, d’accepter dans le même mouvement de faire aussi vite que possible confiance aux Afghans eux-mêmes pour bâtir les conditions d’un Afghanistan plus prospère, plus stable, plus démocratique.
D’ici là, nous pouvons faire beaucoup, assurer effectivement l’accès aux biens publics de base : l’eau, l’énergie, la santé, l’éducation pour les filles et pour les garçons.
À chaque rencontre, monsieur le ministre des affaires étrangères, vous nous dites que c’est là le point le plus positif du bilan. Sans doute, à condition d’admettre que ce qui est possible et partiellement vrai à Kaboul ne l’est pas ailleurs. L’aide de la France représenterait environ 1 % du total des contributions : c’est bien peu !
Je ne veux pas me résoudre à ce que se répète, une à deux fois par an dans cette assemblée, ce qui pourrait s’apparenter à un dialogue de sourds dont les répliques paraîtraient être écrites comme pour le théâtre.
M. le président. Veuillez conclure, madame Voynet.
Mme Dominique Voynet. C’est pourquoi je voudrais insister sur un point qui est également essentiel : le droit et le fonctionnement des institutions.
Des institutions malmenées par les hommes mis en place par les États occidentaux, notamment par le premier d’entre eux, des institutions qui discréditent l’idée même de démocratie, des institutions plaquées de façon artificielle sur la réalité afghane.
Le grand rendez-vous, ce sont les élections législatives de 2010. Nous devons faire autrement. Nous devons faire passer un message de fermeté sur les conditions de tenue de ces élections et accepter d’ouvrir réellement le débat avec la société civile afghane. De tout cela, je vous remercie. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mme Michelle Demessine et M. Ivan Renar applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Monique Cerisier-ben Guiga. (MM. Jean-Louis Carrère et Louis Mermaz applaudissent.)
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. Je regrette d’être le dernier orateur à devoir infliger un monologue à tout l’hémicycle et j’espère, monsieur le président, que, dans le cadre de la rénovation de notre mode de vie parlementaire, ce type de débat deviendra interactif et organisé de manière que nous ne nous répétions pas les uns après les autres.
M. le président. Chère madame, ce débat résulte d’une décision de la conférence des présidents. Donc, nous appliquons cette décision.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. Mais, pour l’instant, le débat n’est toujours pas interactif.
M. Nicolas About. Cela peut quand même être intéressant !
M. Nicolas About. C’est quand on s’exprime les uns après les autres ! (Sourires.)
M. le président. Nous ne sommes pas ici pour organiser le débat.
Vous avez la parole sur le sujet, madame le sénateur !
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. J’en viens au sujet.
La situation est grave dans la région du monde dont nous parlons aujourd’hui. En 2009, il existe au moins cinq arcs de crise entre la Méditerranée et l’Himalaya, au centre desquels se place la guerre d’Afghanistan : le conflit israélo-palestinien qui déstabilise le Levant, le conflit irakien, la crise entre l’Iran, l’Occident et les pays de la péninsule arabe, le conflit indo-pakistanais, auxquels nous devons ajouter la présence d’Al Qaïda à cheval sur les zones afghane et pakistanaise des tribus pachtounes.
Tous ces points de tension et ces guerres ouvertes sont interconnectés et font de cet ensemble géopolitique le pont entre l’Europe et l’Asie, le lieu de tous les dangers.
Depuis 2001, pensez-vous, monsieur le ministre des affaires étrangères, que, nous, Français, ayons réellement pesé… (M. Josselin de Rohan, président de la commission, s’entretient avec M. Roger Romani.)
M. le président. Madame Cerisier-ben Guiga, veuillez poursuivre, je vous prie.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. Non, monsieur le président, je vais attendre que l’on veuille bien m’écouter.
M. le président. Madame le sénateur, vous n’allez pas donner des leçons à tout l’hémicycle ! Poursuivez !
M. Jean-Louis Carrère. Oh là là ! Il est courroucé parce que ce sont ses amis qui ne se tiennent pas bien !
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. Monsieur le président, je peux aussi m’arrêter.
M. Robert del Picchia. Alors, c’est terminé !
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. Mais il est préférable que nous gardions tous notre bonne humeur…
Depuis 2001, disais-je, pensez-vous, monsieur le ministre des affaires étrangères, que nous, Français, ayons réellement pesé dans les aspects militaires et civiles de l’intervention ?
Sur le plan militaire, nous constatons que les Américains mènent leur propre guerre – Enduring Freedom – et continuent à nous imposer leurs options au sein de l’OTAN.
Rien n’a changé depuis que nous avons réintégré le commandement unifié : par exemple, le général McChrystal a été nommé à la tête de l’ISAF – International Security Assistance Force – sans concertation aucune.
Pendant sept ans, la stratégie américaine a privilégié, d’une part, la mise à l’abri des troupes dans leurs cantonnements et, d’autre part, les bombardements, dont les victimes civiles sont évaluées à 100 000. Nous devons peser fortement sur le commandement américain pour que ces tactiques militaires changent. Êtes-vous décidé à le faire ?
Mais huit ans de perdus dans une mauvaise stratégie font que les Américains et nous avec eux sommes perçus par les Afghans et les peuples de toute la région comme une armée d’occupation, armée « chrétienne » de surcroît, en pays musulman.
En Afghanistan, la reconstruction civile n’a représenté que 8 % des sommes dépensées. L’essentiel est allé à l’effort de guerre. La France va-t-elle décider, au moins pour elle-même, de rééquilibrer quelque peu cette proportion ?
Comment les paysans afghans, qui représentent 80 % de la population et qui n’ont été aidés ni à reconstruire leurs routes rurales ni leurs systèmes d’irrigation et pour lesquels l’électricité reste une chimère, pourraient-ils croire que les Occidentaux sont venus dans leur intérêt rétablir des conditions de vie décentes ?
Aujourd’hui, le pouvoir central est déliquescent. Pour rendre la justice dans leurs villages, les Afghans en sont réduits à faire appel aux talibans. Il faut aussi rappeler que, hors des villes, les filles afghanes restent largement bannies de l’école et que les femmes restent soumises à un statut dégradant.
Il est certain que notre présence demeure nécessaire en Afghanistan. Mais rester avec des chances de succès suppose que la France, dirigée par le Président Sarkozy, cesse d’être à la remorque des Américains. Êtes-vous prêt à reconquérir l’autonomie nécessaire ?
Nous devons exiger d’être partie prenante d’une redéfinition des objectifs de l’ensemble des armées engagées. Il faut impérativement que l’action de la coalition soit recentrée et coordonnée.
Nous savons qu’une guerre asymétrique ne peut être gagnée face à un adversaire qui dispose d’un réservoir inépuisable de guérilleros aguerris. Il n’y aura pas de victoire militaire.
Il faudra négocier et, pour cela, il nous faudra reconquérir une position de force et le soutien d’au moins une partie de la population. Ne soyons pas amnésiques, nous sommes tombés dans le même piège que les Soviétiques et nous imaginons en sortir par le même moyen : l’afghanisation. Après notre départ, elle ne durera pas trois mois avec Hamid Karzaï.
Pensez-vous comme nous qu’il faut traiter le problème en associant toutes les parties sans exclusive : les composantes de la société afghane, l’Iran, le Pakistan, l’Inde, la Russie, la Chine, toutes les parties prenantes ?
Une conférence internationale sous l’égide de l’ONU s’impose. Nous avons tous des devoirs envers les Afghans. Ne partons pas en les laissant entre les griffes de mafias ; nous devons les accompagner dans la mise en place d’institutions adaptées à leur société et qui garantissent un minimum d’État de droit. Il y va de la sécurité de tout le Moyen-Orient, du Pakistan, de l’Inde et donc de la paix mondiale. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mme Michelle Demessine et M. François Fortassin applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre des affaires étrangères et européennes.
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai écouté avec la plus grande attention ce qui vient d’être dit.
M. Jean-Louis Carrère. Pas toujours !
M. Jean-Louis Carrère. À peu près !
M. Jean-Louis Carrère. Non !
M. Bernard Kouchner, ministre. Permettez-moi donc de vous répondre avec la plus grande franchise.
Nous sommes engagés en Afghanistan sur une route étroite et très difficile : d’un côté, le despotisme taliban, de l’autre, le vide de l’anarchie.
Je n’ignore aucune des difficultés que vous avez soulignées. Au contraire, c’est parce que nous connaissons ces difficultés que nous travaillons à une stratégie. Je partage nombre de vos inquiétudes et des analyses que vous nous avez livrées, à gauche comme à droite de cet hémicycle.
Notre intelligence collective est mise à rude épreuve et notre courage est mis à l’épreuve. Deux dangers nous guettent : perdre de vue notre objectif et nous tromper sur les moyens.
Mesdames, messieurs les sénateurs, depuis plus de deux ans, la France a travaillé sans relâche pour clarifier les objectifs – dont vous avez parlé vous-mêmes – et pour repenser les moyens.
C’est elle qui a été à l’origine du cadre stratégique adopté au printemps 2008 à Bucarest. C’est la France, monsieur Chevènement, qui a également organisé la conférence de Paris la même année sur l’Afghanistan. Nous avons convaincu tous nos alliés, y compris les Américains, monsieur Chevènement, madame Voynet,…
M. Jean-Pierre Chevènement. Eh bien, c’est grave !
M. Bernard Kouchner, ministre. … qu’il fallait s’approcher de la population afghane et non livrer combat contre elle. C’est ce que nous avons fait et c’est ce qui a été plus ou moins suivi à Bucarest comme à la conférence de Paris.
Nous avons mis l’accent sur la nécessité de sécuriser certaines zones. Et quelles zones ! Car, à propos de moyens, comme on ne peut ni occuper ni sécuriser tout l’Afghanistan, nous devons, comme d’ailleurs l’avaient fait les Soviétiques, choisir un certain nombre de zones dans lesquelles nous pourrons convaincre les Afghans que ce que nous leur proposons, avec leur gouvernement quel qu’il soit, est plus utile pour leurs familles que ce que les talibans leur offrent. Voilà ce que nous devons faire en particulier !
Notre aide civile est passée de 15 millions d’euros par an en moyenne à 40 millions par an depuis 2008. Ce n’est sans doute pas assez mais c’est mieux qu’il y a cinq ans.
Nous avons mis l’accent sur la nécessité de transférer les responsabilités aux autorités afghanes. Ainsi que nombre d’entre vous l’ont souligné, nous l’avons fait dans la zone de Kaboul.
Pour cela, il faut former l’armée : quels effectifs et combien cela va-t-il coûter ? Les soldats afghans sont payés 70 à 100 dollars par mois, alors que les talibans leur offrent 300 dollars, ce qui n’est pas acceptable et commence un peu à changer.
Pour cela, nous formons le plus possible – la France n’est pas seule à le faire – la police et l’armée. Personne ne m’a offert ici le moyen de faire autrement.
Nous avons mis l’accent sur la nécessité de trouver une solution régionale. Vous nous conseillez une conférence régionale, mais nous avons été les premiers à le faire, à la Celle-Saint-Cloud, et, depuis, il y a eu huit conférences des voisins de l’Afghanistan. C’est nous qui avons initié ce processus. Effectivement, l’Inde et la Chine y ont participé. Nous avons dit : il n’y aura pas de solution autre que régionale en Afghanistan.
Concernant la drogue, c’est pareil : il n’y aura pas d’autre solution que régionale, car tout cela circule à travers les frontières.
Voilà ce que la France a fait et elle l’a fait sans attendre.
Mais avec 3 750 vaillants soldats français, que je respecte comme vous et que je visite le plus souvent possible, comme je le ferai d’ailleurs dans trois jours, on ne peut pas prétendre commander la coalition autrement que sur un papier. Je note d’ailleurs que, me reprochant ce papier, vous en lisiez un autre, monsieur Chevènement, votre papier !
Tout commence par des papiers. Ainsi que nous l’avions promis sous M. Bush, à la fin de la présidence française, nous avons envoyé à tous nos amis un document stratégique sur les rapports transatlantiques et cela y figurait. Maintenant, sous présidence suédoise, il y a aussi, comme vous le dites, monsieur Chevènement, un « papier ».
M. Jean-Pierre Chevènement. C’est vous qui le dites…
M. Jean-Pierre Chevènement. … dans votre interview au Monde !
M. Bernard Kouchner, ministre. S’il vous plaît ! J’ai bien entendu, j’étais très attentif.
Ce papier n’est pas suffisant, évidemment, mais c’est à partir de cela qu’on parle avec les autres et que l’on peut éventuellement décider d’une stratégie. Nous ne pouvons pas, avec nos 3 750 vaillants soldats, dicter aux autres leur conduite, ne pas parler avec eux, en particulier avec la coalition. Nous le faisons le plus possible et personne parmi cette coalition n’a fait plus que les Français.
Mme Michelle Demessine. C’est parce qu’on parle de zones militaires !
M. Bernard Kouchner, ministre. Je voudrais que vous le reconnaissiez. Il ne s’agit pas d’être triomphants, mais nous nous sommes efforcés d’agir et nous continuons à le faire avec obstination. Cette stratégie produit des résultats. C’est une stratégie des petits pas, mais ces pas sont les seuls qui ont été accomplis.
M. Jean-Louis Carrère. Mais ce n’est pas sur le terrain militaire !
M. Bernard Kouchner, ministre. C’est aussi sur le terrain militaire et je vais vous donner deux exemples.
Il y a aujourd’hui un papier sur une ville qui s’appelle Dajnak et qui explique comment les petits projets civils et même les microcrédits marchent très bien dans cet endroit.
La corruption, que vous dénoncez très justement, concerne surtout les grands projets et l’aide internationale, qui a été gâchée puisque l’on pense qu’à peine un dixième de cette aide parvient à destination.
Là, nous avons commencé à agir, monsieur Carrère. L’hôpital de Kaboul en est l’un des exemples et c’est peut-être le meilleur. Il n’est pas gardé, il est dirigé par des Afghans, les infirmières, les médecins sont afghans, et ses portes sont ouvertes. Même si, pour le moment, l’hôpital n’est que pédiatrique, il sera agrandi pour que les mères se fassent soigner, et peut-être y aura-t-il un hôpital général dans quelque temps.
Voilà un exemple de ce que les Français ont fait pour permettre la réussite de ces petits projets.