M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Michel Thiollière, rapporteur de la commission des affaires culturelles. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dès son élection, le Président de la République a voulu « réconcilier » l’univers de l’Internet et celui du droit d’auteur.
À cet effet, il a engagé une démarche fondée sur la concertation avec les acteurs concernés, consacrée par des accords – les accords de l’Élysée de novembre 2007 – dont la traduction est le projet de loi que vous avez présenté, madame la ministre, au conseil des ministres le 18 juin dernier et qui est soumis au Parlement. Je m’honore du fait que le débat s’ouvre dans la Haute Assemblée, et j’en remercie, en notre nom à tous, le Gouvernement.
Je le dis d’emblée, le Président de la République et le Gouvernement ont raison de vouloir réconcilier internet et la création. Nous devons donner un coup d’arrêt au piratage des œuvres. Nous devons tout mettre en œuvre pour permettre le développement d’une économie des œuvres sur internet, respectueuse du droit des auteurs et de ceux qui travaillent dans les industries de la création.
Je suis convaincu qu’il est possible de permettre à la fois l’accès à toutes les formes de culture et le respect des droits des créateurs.
Je suis tout aussi convaincu qu’il est possible d’avoir accès à toutes les œuvres, d’hier et d’aujourd’hui, ici et partout dans le monde, tout en respectant l’économie qui est liée à la création.
En effet, il est possible d’offrir aux internautes toutes les facilités d’accès aux œuvres de leur choix et de respecter le travail des centaines de milliers de femmes et d’hommes qui permettent, grâce à leurs compétences et leurs talents, l’émergence et la diffusion de ces œuvres.
Nous ne devons pas oublier que 2,4 % des Français ont un emploi dans les filières culturelles.
Voilà l’enjeu qui est au cœur du texte dont nous allons débattre : la réconciliation pour aller de l’avant.
Il ne s’agit donc pas d’opposer le créateur et l’internaute. Surtout pas ! Il faut qu’ils avancent l’un avec l’autre, le créateur étant souvent lui-même internaute, et l’internaute étant parfois créateur. Non pas l’un contre l’autre, mais bien l’un avec l’autre !
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien !
M. Michel Thiollière, rapporteur. Il nous faut donc un texte qui favorise, et accompagne dans une certaine mesure, de nouveaux usages, à la fois protecteurs des œuvres et ouverts au monde de la création, venant se substituer aux pratiques qui nuisent à la création.
Dans ce monde nouveau, les pratiques culturelles de nos concitoyens profiteront pleinement des formidables avancées des technologies. Mais ce monde nouveau ne foulera plus au pied le travail de la création. Il permettra, au contraire, son développement, son épanouissement et sa juste rémunération.
Ce monde nouveau doit aussi être celui dans lequel la France ne verra pas sa culture sombrer – ou, pire, dépérir – dans l’anonymat de la mondialisation, celui dans lequel nous lui donnerons les moyens de jouer à nouveau un rôle précurseur.
Que serait la France dans le monde sans ses créateurs ? Que serait notre pays sans son industrie de la création d’œuvres écrites, musicales ou cinématographiques, de créations audiovisuelles ou de jeux vidéo ? Que serait-il sans ses écrivains, ses musiciens, ses cinéastes ?
Si la France venait à s’enliser dans les sables de la mondialisation culturelle, à quoi bon se battre pour la diversité ?
Si nous ne nous battons pas pour défendre le droit des créateurs, la France, nous le savons, verra s’éteindre irrémédiablement son rayonnement et disparaître une part essentielle de son économie, liée à la « matière grise » et à la créativité.
La bataille se joue maintenant. Beaucoup disent que c’est la bataille de la dernière chance.
Le rayonnement de notre pays passe en effet par une lutte acharnée pour défendre et promouvoir ce que nous avons de plus précieux : la richesse créative.
Voilà pourquoi nous devons livrer la bataille de la réconciliation entre internet et la création. Car c’est la bataille pour la création !
J’ajoute, à l’intention de tous ceux qui mettent en avant, à juste titre, la liberté, l’indépendance et les droits en Europe, qu’il n’y aura pas d’Europe sans création proprement européenne.
Il n’y aura pas une Europe qui compte dans le monde, une Europe qui trouve sa place entre l’Asie et l’Amérique, une Europe lumineuse, sans une volonté farouche de promouvoir les œuvres de l’esprit. II n’y aura pas une Europe de la culture sans la défense acharnée du droit d’auteur.
La bataille que nous menons aujourd’hui, nous la devons à ceux dont le génie jalonne l’histoire de nos peuples. Nous la devons à l’histoire de la création dans notre pays et en Europe. Nous la devons à ceux qui nous regardent, dans la solitude et la difficulté de la création. Ils sont le plus souvent silencieux et inquiets. Mais je sais qu’ils attendent beaucoup de nous.
Nous devons aussi et surtout cette bataille à toutes les générations qui nous succéderont.
C’est à eux que nous devons dire notre confiance et notre soutien. Mais nous devons agir en conséquence et leur dire haut et fort que nous avons de la considération pour leur travail et que nous ne le laisserons pas piller.
II est de notre devoir non seulement de favoriser l’accès au plus grand nombre de toutes les œuvres, mais aussi de protéger tous les droits liés à la création, avec la même détermination, la même énergie, la même volonté républicaine.
Nous avons l’obligation de tisser d’indéfectibles liens entre cette part fascinante d’humanité qui invente les technologies les plus avancées et cette part fascinante d’humanité qui est la profondeur et l’essence même de la création. C’est l’une et l’autre, pas l’une sans l’autre, et encore moins l’une contre l’autre !
Je parle de fascination. En effet, le monde qui s’ouvre devant nous est fascinant.
Il est fascinant parce que tous les possibles s’ouvrent à nous, à l’image de toutes ces fenêtres qui clignotent sur internet et que nous ouvrons d’un clic. Il est également fascinant parce qu’il suscite des appétits de culture, à l’image de tous ces sites sur lesquels prospèrent films et musiques, jeux et œuvres audiovisuelles. Il est fascinant, enfin, parce qu’il propose aux créateurs une scène immense, dont on peut lever le rideau en quelques clics.
Mais la fascination peut aussi engendrer une forme d’aveuglement. Alors, la technologie prend le pas sur l’homme et réduit son pouvoir créatif à une marchandise parmi les plus vulgaires, car elle n’a même pas de prix ; le pillage devient la règle, au mépris du droit ; la source de la création tarit.
Voilà pourquoi nous devons nous ressaisir.
Le Président de la République, je le redis, a mis en œuvre une méthode très constructive : des rencontres, placées sous le patronage de Denis Olivennes, se sont tenues à l’automne 2007 ; des accords ont été signés à l’Élysée entre les différentes parties prenantes ; un projet de loi a été présenté par le Gouvernement et un débat s’engage aujourd'hui au Parlement ; une fois le texte adopté, la mise en œuvre de la loi et du plan d’action interviendront : d’une part, entre les partenaires auxquels sont fixés un cap et des obligations et, d’autre part, par le travail que réalisera une haute autorité indépendante.
Nous en sommes donc aujourd’hui à une étape importante du processus.
Avant de présenter les modifications que la commission des affaires culturelles propose d’apporter au texte, je voudrais évoquer le débat européen, en vous priant de m’excuser de reprendre des propos qui ont déjà été tenus, mais la répétition est aussi une forme de pédagogie, qui n’est peut-être pas inutile pour y voir plus clair. Le débat européen suscite à la fois intérêt et émotion.
Intérêt, car notre pays n’est pas le seul concerné par un piratage massif : c’est pourquoi le projet de loi est regardé avec beaucoup d’attention au-delà de nos frontières. D’ailleurs, comme vous l’avez indiqué, madame la ministre, certains pays ont déjà mis en place des dispositifs proches, mais dans le cadre d’accords contractuels passés entre les sociétés d’ayants droit et les fournisseurs d’accès à internet. Tel est déjà le cas aux États-Unis, mais aussi, depuis cet été, en Grande-Bretagne, où des avertissements sont adressés aux internautes contrevenants. Les faits confirment l’efficacité de la démarche : aux États-Unis, 70 % des internautes renoncent au téléchargement illicite dès réception du premier message, 85 % à 90 % à la réception du deuxième et 97 %, soit la quasi-totalité, à la réception du troisième.
Parallèlement à l’intérêt suscité par le texte, je parlais aussi de l’émotion. Je pense à celle qu’a provoquée l’adoption d’un amendement du Parlement européen sur le « paquet Télécom », sur l’initiative du député Guy Bono. Il a suscité de nombreuses réactions, car certains tentent d’instrumentaliser le débat sur ce projet de directive en vue de bloquer la démarche française.
Or, à Bruxelles, tant les rapporteurs du texte que les plus grands détracteurs du droit d’auteur et du présent projet de loi ont insisté sur le fait que le « paquet Télécom » ne portait pas et ne devait pas porter sur les contenus.
Le processus législatif européen de codécision n’est évidemment pas achevé et la France demandera que cet amendement ne figure pas dans le texte définitif, car il entretient la confusion dans les esprits.
Cela étant, quand bien même il serait adopté, sa portée juridique n’apparaît ni avérée ni suffisante pour remettre en cause notre démarche.
En effet, le projet de loi satisfait aux principes posés par la Cour de justice des Communautés européennes et par les textes.
En premier lieu, aucun texte communautaire n’affirme que l’accès à internet est un droit fondamental. On conçoit mal comment le dispositif de réponse graduée pourrait porter atteinte au droit fondamental de la liberté d’expression et d’information des citoyens inclus dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. On n’oppose pas les droits, on les rend compatibles, sans introduire de hiérarchie entre eux. En second lieu, le projet de loi respecte le principe de proportionnalité. En troisième lieu, il apporte les garanties exigées en matière de protection de la vie privée.
Il nous faut donc relativiser ce débat et nous recentrer sur l’objectif, qui consiste à trouver un équilibre de bon sens entre les différents droits en présence pour qu’internet reste un formidable espace de liberté, sans être une zone de non-droit.
Les Français sont désormais conscients de la nécessité d’une régulation équilibrée d’internet. Ce besoin de régulation est ressenti dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres.
Plusieurs arguments complémentaires plaident aujourd’hui en faveur d’un rappel à l’équilibre des droits régissant notre société, au bénéfice de l’ensemble des secteurs concernés.
Le premier de ces arguments, c’est l’encombrement des réseaux électroniques, lequel résulte pour partie de l’importance des fichiers illicites qui y transitent : 50 % à 80 % de la bande passante des fournisseurs d’accès à internet serait occupée par les réseaux de pair à pair, une utilisation qui aurait quadruplé entre 2003 et 2007.
Aux États-Unis, cette situation incite d’ailleurs les fournisseurs d’accès à internet à réfléchir à un niveau de facturation dépendant de l’importance des flux. Si ce principe de « net neutrality » était appliqué, il est évident que le piratage serait sensiblement moins attractif.
Le deuxième argument, c’est l’intérêt bien compris des industries de réseaux, qui ont besoin de satisfaire l’attente de leurs abonnés en termes de contenus créatifs.
Le troisième argument, enfin, c’est l’offre commerciale légale, qui s’est considérablement enrichie.
J’en viens au texte lui-même, que nous avons bien sûr examiné avec une grande attention. Je vous remercie, madame la ministre, ainsi que vos proches collaborateurs, de votre disponibilité et de votre écoute. Je remercie également toutes les parties prenantes, que j’ai eu plaisir à rencontrer et qui m’ont beaucoup apporté, ainsi que les collègues qui ont travaillé avec moi et au nom desquels je présenterai des amendements.
Nous souhaitons aujourd’hui, à travers ces amendements, renforcer encore l’équilibre et l’efficacité du dispositif proposé : d’une part, pour encourager le développement de l’offre légale des œuvres musicales, cinématographiques, audiovisuelles, voire littéraires, mais aussi des jeux et des logiciels ; d’autre part, pour endiguer de manière significative les pratiques répréhensibles de téléchargement.
Voilà deux ans, le Sénat avait initié le principe d’une autorité administrative de régulation des mesures techniques. Aujourd’hui, cette autorité existe. Elle deviendra la Haute autorité pour la protection des œuvres et la protection des droits sur internet.
Comme son nom l’indique, cette haute autorité a d’abord pour objet de favoriser la diffusion des œuvres dans un cadre légal et de protéger le droit d’auteur et les droits voisins.
Nous souhaitons que sa mission et son fonctionnement soient encore plus précis. Ils le seront, au travers de ce projet de loi, parce que nous, législateurs, aurons encore mieux dessiné les contours de son action.
Je résumerai en cinq points les avancées qui sont proposées par la commission des affaires culturelles.
Premièrement, la Haute autorité doit être irréprochable et efficace.
Pour lui conférer toute son indépendance, nous voulons qu’elle se voie conférer la personnalité morale. Nous voulons également que ses membres soient irréprochables et tenus au secret professionnel. Les règles d’incompatibilité seront renforcées. Nous proposons aussi de renforcer son pouvoir d’expertise. Les agents qu’elle nomme seront assermentés, et pas seulement habilités.
Deuxièmement, la Haute autorité doit être encore plus au service des pouvoirs publics.
Ses missions seront précisées. Elle pourra recommander toute modification législative. Elle pourra être consultée par le gouvernement ou par les commissions parlementaires sur toutes les questions relevant de sa compétence. Elle pourra contribuer à la position française dans les négociations internationales. Elle rendra compte annuellement de son travail au gouvernement et au Parlement.
Troisièmement, il faut mieux concilier les droits des internautes et ceux des créateurs.
Nous souhaitons que la Haute autorité puisse, à la demande des fabricants, labelliser les moyens de sécurisation jugés efficaces et qu’elle ait également la possibilité d’établir et de mettre à jour régulièrement une liste des sites permettant un accès commercial légal – payant ou pas – respectueux du droit d’auteur. Il s’agit d’éclairer utilement l’internaute et de faciliter un accès sécurisé, dans un monde en perpétuelle évolution.
Quatrièmement, il faut adapter les obligations pesant sur les opérateurs de communications électroniques.
La pédagogie est l’axe essentiel du dispositif qui nous est proposé. C’est pourquoi, en tout premier lieu, les fournisseurs d’accès à internet devront, dès la signature des contrats, puis par le biais d’annonces informatives régulières, expliquer le droit et la nécessité de son respect. Ils devront, pour les mêmes raisons, informer leurs clients de la liste des moyens techniques permettant de sécuriser leur accès, selon la liste publiée par la Haute autorité.
Toujours dans le même esprit, nous souhaitons une parfaite information des enfants dès l’école, afin que les nouvelles générations connaissent et comprennent ce merveilleux droit d’auteur. Dans le cercle de famille, l’accès à internet deviendra ainsi un acte responsable partagé.
Cela permettra aussi d’éviter de soumettre les enfants à des images choquantes. Comme vous l’avez rappelé, madame la ministre, de nombreux sites n’offrent pas un accès sécurisé, ce qui met en danger les enfants, donc la famille. Les enfants peuvent en effet être en situation de voir des films pornographiques ou violents. Je ne suis pas persuadé que tous les parents en soient aujourd’hui pleinement conscients.
Enfin, madame la ministre, vous avez exposé la procédure qui pourra conduire la HADOPI à prévoir la suspension de l’accès à internet. Nous proposons d’ajouter la possibilité d’une sanction alternative, consistant en une limitation des services ou de l’accès à ces services. Ainsi, la HADOPI pourra décider, à la condition – j’insiste sur ce point – que le droit des auteurs soit scrupuleusement protégé, et en fonction de l’avancée des technologies, de laisser à l’abonné, outre la téléphonie et la télévision, dans le cas d’un abonnement « triple play », par exemple un service de messagerie.
Cinquièmement, il faut renforcer l’équilibre du texte pour favoriser le développement de l’offre légale.
Les accords de l’Élysée préconisent l’ouverture, par les partenaires privés concernés, de discussions sur l’évolution nécessaire de leurs métiers.
Nous suggérons que la Haute autorité évalue régulièrement, en matière de filtrage, les expérimentations engagées par les professionnels.
Dans le même temps, nous proposons de supprimer le mot « filtrage » du projet de loi. En effet, il n’apporte rien à la rédaction actuelle et introduit même une ambiguïté, dans la mesure où n’est ainsi cité que l’un des types de moyens supposés permettre, en l’état actuel des technologies, une suspension des contenus illicites.
Nous voulons aussi garantir que la chronologie des médias sera rapidement révisée. Indispensable à l’équilibre du financement du cinéma dans notre pays, celle-ci devra néanmoins être revue afin de favoriser le développement de l’offre légale de contenus sur internet, dès lors que la loi sera mise en œuvre.
Ces cinq points résument tout à la fois l’avis de la commission des affaires culturelles et l’objet des amendements qu’elle a déposés.
Si j’ai été long sur ce point, c’est parce que je ne veux pas que l’exégèse du texte prête à confusion. Ce que nous voulons, c’est mettre un terme au piratage des œuvres protégées par le droit d’auteur et les droits voisins.
Je ne veux pas non plus que les explications données sur ce projet de loi inquiètent inutilement nos concitoyens : les sanctions ne tomberont que si l’abonné persiste et récidive, malgré les nombreuses recommandations et les rappels à la loi.
L’accès aux œuvres est une liberté magnifique. Elle s’étend chaque jour davantage. Saisissons cette chance, mais faisons en sorte que, car c’est le devoir qui incombe à notre génération, l’on puisse jouir de cette liberté tout en garantissant une autre liberté formidable, la liberté de créer et de voir le travail de sa création protégé et justement rémunéré.
Je considère en effet qu’il y aurait un grand risque à vouloir hiérarchiser nos libertés. L’une ne doit pas passer devant l’autre, sous peine de l’anéantir. Toutes deux sont consacrées au même niveau dans notre République.
Ici, en France, mais aussi partout en Europe et dans de nombreux pays du monde, notre travail législatif est observé avec un grand intérêt. Ici, et partout en Europe, le monde de la création nous observe.
Je souhaite, au nom de la commission des affaires culturelles, que nous soyons à la hauteur de la responsabilité qui nous incombe. En enrichissant le projet de loi de nos débats et de nos amendements, je suis convaincu que nous y parviendrons. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, madame le ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le monde numérique change très vite.
Voilà vingt ans, on comptait seulement 100 000 internautes sur l’ensemble de la planète. Aujourd’hui, ils sont près de 1,5 milliard.
Voilà dix ans, naissait tout juste le baladeur MP3, sur lequel on pouvait, performance extraordinaire pour l’époque, télécharger huit morceaux de musique. Aujourd’hui, ces appareils peuvent enregistrer jusqu’à 40 000 pièces, y compris des vidéos.
Voilà cinq ans, la télévision régnait en maître sur la distribution des images au sein de tous les foyers et les étoiles du web 2.0 étaient à peine naissantes. Aujourd’hui, sur de très grands sites de partage de vidéos, ce sont 13 heures de vidéo qui sont postées chaque minute.
C’est donc peu de dire que nous vivons une véritable révolution numérique, planétaire, et que cette révolution change notre façon de vivre, de travailler, de nous divertir, de communiquer, de nous informer.
Cette révolution se développe sous l’effet de trois ruptures profondes.
Tout d’abord, une rupture technologique : sur internet, les débits vont croissants et sont multipliés par presque cinquante tous les dix ans dans les pays industrialisés.
Ensuite, une rupture culturelle, avec l’émergence de nouvelles pratiques, de nouveaux modes de consommation. C’est notamment le cas pour l’image. Avec ce que l’on appelle, dans le jargon informatique, la délinéarisation, les internautes souhaitent prendre le contrôle de la programmation. Cela signe sans doute la fin du modèle vertical de distribution des programmes.
Enfin, une rupture économique, avec l’émergence de nouveaux acteurs, la démultiplication des offres et, surtout, une réallocation dans la chaîne de la valeur.
Cette révolution est telle qu’elle bouleverse aussi les équilibres fragiles de nos industries culturelles et qu’elle pourrait même atteindre jusqu’au droit d’auteur, qui, vous le savez, est une très belle invention française.
Une nouveauté radicale dans l’écosystème internet est à l’origine de ce phénomène et permet de le comprendre. En effet, un bien culturel, immatériel par essence, numérisé possède une propriété toute particulière : on peut le donner et le répliquer sans aucune limite et, surtout, sans risque de le perdre, pour celui qui le possède.
C’est peut-être cette fantastique et terrible propriété qui perturbe profondément les modèles économiques habituels. En annulant les coûts de reproduction et de distribution, les « coûts marginaux », comme disent les économistes, sont nuls. La tarification peut donc tendre vers zéro. On arrive ainsi à l’avènement d’une gratuité presque généralisée, principe constitutif d’internet, comme le montrent les travaux collaboratifs, les échanges, notamment à travers l’exemple de l’encyclopédie Wikipédia.
Pourtant, cette gratuité doit faire l’objet d’un questionnement. Bien sûr, la gratuité se généralise, mais elle n’est pas aussi nouvelle qu’on peut nous le dire et, surtout, elle n’est peut-être que faciale.
En dehors du champ légal et économique, cette gratuité prend la forme du piratage. Il n’est absolument pas nécessaire de justifier la lutte contre cette pratique inacceptable. À l’intérieur du champ légal et économique, la gratuité ou quasi-gratuité passe par la publicité ou les forfaits, un forfait étant un prix fixé pour une offre illimitée et pratiquement infinie, comme vous l’avez dit, madame la ministre. Les forfaits se développent à tous les niveaux. Dans le domaine de la musique, les majors ont signé des accords pour quelques euros, avec des plates-formes, que je ne veux pas citer, afin de distribuer leurs catalogues, en contrepartie de la publicité. Mais il existe aussi d’autres modèles de vente, plus ou moins liés, du reste, et sur lesquels je ne m’étendrai pas.
Dans le cinéma, FilmoTV, un distributeur français, a pris récemment l’initiative d’un fonctionnement par forfaits. Aux États-Unis, la réponse des grands studios – sans doute à Google – a été « Hulu » où avec trente secondes de publicité, vous visionnez vos films et vos séries.
Enfin, dans la presse, l’événement emblématique a eu lieu il y a un an, lorsque le New York Times a donné l’accès gratuit, en échange de publicité, à ses nouvelles mais aussi à ses archives.
Progressivement, tout le monde en vient à ce modèle de quasi-gratuité. Tous les acteurs entrent en concurrence sur un modèle plus ou moins fondé sur l’audience, où chacun veut capter la publicité.
Vous avez eu raison de le dire tout à l’heure, madame le ministre, nous sommes actuellement dans un trou noir. On assiste à une captation de la valeur et on ne parvient pas, avec les nouveaux modèles qui émergent du numérique, à monétiser cette audience à proportion de ce qui peut être par ailleurs perdu. C’est ce qui rend l’exercice difficile.
Mais soyons optimistes, mes chers collègues ! La publicité sur internet augmente de 25 % par an. En France internet est déjà devenu le troisième support publicitaire, devant la radio et l’affichage, et, bien sûr, derrière la presse et la télévision. Progressivement ce support va s’imposer.
Deuxième caractéristique de cette gratuité : elle n’est pas aussi nouvelle qu’on voudrait bien nous le faire croire. En effet, la gratuité a accompagné l’essor même des télécommunications. C’était le cas jadis du téléphone fixe gratuit, puis du téléphone mobile subventionné et autrefois du minitel, mais c’est aussi le cas de la radio et de la télévision qui proposent des programmes, bien entendu, gratuitement en échange de publicité.
Je m’attarderai davantage sur la troisième caractéristique de cette gratuité. Telle qu’on nous la présente, il s’agit d’une fausse gratuité, d’une gratuité faciale. En effet, ce que ne paient pas les uns, d’autres le paient et, parfois, d’autres le perdent aussi, lorsqu’il s’agit des créateurs.
En ce sens, cela n’annonce pas un monde idéal débarrassé du profit et de l’argent. C’est même l’acmé de la logique marchande, la contrepartie d’une société où les biens abondent. Sur internet, l’économie réelle finance l’économie virtuelle. Vous connaissez le slogan de la ville de Palo Alto près de San Francisco : « Make money, change the world » ! Make money…
Réfléchir à ces nouveaux modèles nous conduit à deux questions. D’une part, doit-on accepter cette atteinte massive aux droits des créateurs ? Bien sûr que non, il n’en est pas question ! Et d’autre part, peut-on penser que la seule lutte contre le piratage suffira à tout régler ? Une logique défensive sera aussi vouée à l’échec. En effet, il est vraisemblable que les technologies auront toujours un train d’avance sur la loi.
Comme Michel Thiollière l’a dit voilà un instant, il faut apporter une double garantie. Celle-ci concerne d’abord le créateur parce que internet ne doit pas tuer la création et parce qu’il s’agit d’un espace de création. Mais il faut en même temps garantir aux internautes un large accès à tous les contenus et aux applications, dans des conditions légales, bien entendu.
Concrètement, madame le ministre, nos propositions viennent compléter celles de Michel Thiollière, que je remercie d’ailleurs de sa grande patience. Pour concilier nos objectifs je vous propose trois pistes de travail que nos amendements développeront.
Première piste, il faut que le piratage devienne un risque inutile, grâce à, ou à cause de, la riposte graduée mais, surtout, par le biais du développement de l’offre légale. M. Olivennes l’avait dit clairement, avant de « désinciter », il faut encourager. Aussi, nous étions un peu surpris que, dans le texte, il y ait bien peu de chose sur l’encouragement à l’offre légale.
La filière nous rétorquera : « Endossez d’abord la responsabilité politique, ensuite, on discutera ! » En tant que législateurs, nous sommes prêts à tout endosser mais nous voulons aussi, comme Michel Thiollière, poser des jalons. Nous souhaitons en poser au sujet de la chronologie des médias, de l’interopérabilité. Par exemple, les aides à la production du CNC pourraient être subordonnées à l’engagement de rendre le film disponible en vidéo à la demande, ou VOD, en respectant la chronologie des médias.
Deuxième piste, les mécanismes que nous sommes prêts à instituer par la loi ne doivent pas menacer ce qui fait l’essence même d’internet. Nous avons parlé de « filtrage ». Ce terme était absent des accords Olivennes, on y parlait plutôt d’une « expérimentation ». Le filtrage des réseaux est inacceptable. Michel Thiollière propose un amendement de suppression ; nous souhaitons aller un peu plus loin.
En effet, derrière le filtrage se profile une menace. Le principe de neutralité est tout simplement un principe de liberté. Le système internet procède par différentes couches, le réseau transporte des applications, des services et des contenus. Les réseaux ne doivent pas avoir d’autorité sur les contenus !
Cela est d’autant plus important dans notre pays que c’est la France qui, au moment du sommet des Nations unies sur la société d’information a notamment porté ce souci de neutralité. Ce principe est fondamental si nous voulons que demain internet reste un gisement de création, de valeur et de valeur ajoutée, pour tout le monde !
Enfin, troisième piste, la loi doit protéger le droit de propriété intellectuelle, sans tomber dans le travers d’une société d’hyper-surveillance, ce qui est aussi l’une des menaces d’internet. Nous vous proposerons, dans la riposte graduée, au troisième étage de la fusée, pour la sanction, de substituer une amende à l’interruption.
Nous sommes sans doute en désaccord sur ce point. En démocratie, les désaccords sont bien naturels et il est normal que chacun puisse s’exprimer. Mais ce que nous proposons ne menace en rien la riposte graduée, au contraire. Notre proposition présente les mêmes bénéfices mais sans les désavantages de la coupure d’accès.
D’abord, dans des cas très rares selon vous, mais en réalité dans de trop nombreux cas, si vous coupez l’accès à internet, vous coupez la France en deux. En effet, dans certaines zones qui concernent environ 1 150 000 lignes, vous ne parviendrez pas à faire le tri entre les services de télévision, de téléphone fixe et d’internet. Par conséquent, la suspension est une mesure discriminatoire.
Deuxième avantage : pas de coupure, pas de fichier ; on évite les discussions sur ce point.
Enfin, le troisième avantage, c’est la pédagogie. Mais où est la pédagogie quand on veut réorienter les comportements vers l’offre légale si précisément on coupe le fil qui permet d’y accéder ?
Par ailleurs, j’ai entendu Éric Besson, prononçant les mots du Président de la République, déclarer à l’Élysée que le haut débit internet doit devenir une commodité essentielle. Déjà aujourd’hui internet a une très grande importance. Une coupure de plusieurs mois à un an privera des personnes de la recherche d’emploi, de moyens de formation et d’information. On peut obtenir le même bénéfice avec une autre mesure tout autant respectueuse de ce qui constitue, madame le ministre, le cœur de votre texte.
Je conclurai en me référant à l’un de nos grands anciens, Victor Hugo. Passons donc du net à Victor Hugo, de Gutenberg à McLuhan ! Victor Hugo déclarait lors du Congrès littéraire du 21 juin 1878 : « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n'est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain. » Mes chers collègues, faisons en sorte que ni le droit des auteurs, ni le droit de l’esprit humain ne soit sacrifié. C’est le travail qu’il nous importe désormais d’accomplir. (Applaudissements sur les travées de l’UMP, de l’Union centriste et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Organisation des débats