M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.
M. Nicolas Alfonsi. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, il y a trois ans, le Parlement adoptait un projet de loi constitutionnelle modifiant le titre XV de la Constitution, en vue de permettre la ratification du traité établissant une constitution pour l'Europe.
Cette loi est restée lettre morte après la victoire du « non » au référendum. Elle disparaît aujourd'hui avec le nouveau projet de loi constitutionnelle soumis à notre approbation, qui modifie de nouveau le titre XV de la Constitution.
Pour la clarté du débat, ce projet appelle des considérations distinctes relatives au traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 et à son contenu, à la décision rendue le 20 décembre 2007 par le Conseil constitutionnel et à la procédure de ratification de ce traité par la voie parlementaire, retenue par le Président de la République.
Le traité de Lisbonne simplifie, dans la mesure du possible, et améliore, par rapport au droit antérieur - c'est-à-dire par rapport au traité de Nice -, les règles de fonctionnement de l'Union européenne, afin de les adapter à la situation nouvelle qui résulte, notamment, de l'élargissement de l'Union à vingt-sept membres.
Il procède ainsi à une nouvelle pondération des droits de vote des États membres, plus proche des réalités démographiques ; il permet, dans certains domaines, la substitution progressive d'une règle majoritaire à la règle de l'unanimité ; il dote l'Union d'un président du Conseil durable et d'un Haut représentant unique pour les affaires étrangères ; il renforce les coopérations entre États membres dans les domaines de la sécurité, de la lutte contre le terrorisme, des contrôles aux frontières ainsi que dans le domaine judiciaire, notamment en matière pénale ; il s'efforce également de rendre le fonctionnement de l'Union européenne plus démocratique, en associant davantage le Parlement européen et les parlements nationaux au processus d'adoption ou au contrôle des actes européens, en particulier au regard du principe de subsidiarité.
À ces différents égards, après l'échec du traité constitutionnel du 29 octobre 2004, désormais caduc, le traité de Lisbonne apparaît comme une chance à saisir pour les vingt-sept États membres qui l'ont signé et il mérite d'être ratifié.
Deuxième considération : la décision du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 2007 doit être rappelée. Par cette décision, le Conseil constitutionnel a estimé que l'autorisation de ratifier le traité de Lisbonne nécessitait, au préalable, une révision constitutionnelle. Bien entendu, cette décision n'a pas pour conséquence une obligation absolue de révision constitutionnelle. La révision n'est un préalable nécessaire que si, comme nous le pensons, l'approbation de ce traité apparaît souhaitable.
Cette approbation appelle une révision pour deux séries de raisons.
D'une part, le traité de Lisbonne transfère des compétences affectant les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale dans des matières nouvelles - par exemple, dans le domaine de la coopération judiciaire en matière civile ou pénale - ou encore, il modifie les modalités d'exercice de compétences déjà transférées dans des conditions affectant la souveraineté nationale - par exemple, en attribuant un nouveau pouvoir de décision au Parlement européen ou en substituant, dans certaines conditions, une règle de majorité qualifiée à la règle de l'unanimité au sein du Conseil européen.
D'autre part, et c'est plus rare, le traité reconnaît aux Parlements nationaux des prérogatives qu'aucune disposition constitutionnelle ne leur attribue jusqu'à présent. La révision doit, pour ainsi dire, combler un vide en donnant au Parlement ce pouvoir. Il en va ainsi des stipulations permettant au Parlement d'intervenir, fût-ce par un avis, pour veiller à limiter les interventions de l'Union européenne lorsque les objectifs qu'elle poursuit pourraient être atteints par les États membres.
Pour ce qui concerne l'essentiel, les transferts de compétences, la Constitution ne comporte pas, comme vous le savez, de clause générale autorisant une fois pour toutes les transferts de compétences opérés au bénéfice de l'Union européenne - nous y sommes, monsieur le doyen Gélard !
L'adoption d'une telle clause - que le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par M. Édouard Balladur, n'a d'ailleurs pas recommandée - ouvrirait un débat inutile et incertain à nos yeux.
Notre procédure d'approbation des traités européens, qui fait intervenir périodiquement le pouvoir constituant, peut apparaître à certains égards excessivement complexe, mais elle constitue une garantie protectrice de la souveraineté nationale.
Il est par conséquent inévitable que le pouvoir constituant, déjà appelé à plusieurs reprises à tirer les conséquences de la construction européenne, notamment en 2005, dans le cadre du traité constitutionnel, soit conduit à modifier à plusieurs reprises les mêmes dispositions. C'est notamment ce qui explique que le Sénat soit invité aujourd'hui, au travers de la rédaction présentée dans le projet de loi en discussion pour l'article 88-2 de la Constitution, à s'y reprendre à deux fois s'agissant des règles applicables au mandat d'arrêt européen, domaine dans lequel, le Gouvernement en conviendra, la nécessité de la révision ne s'imposait pas d'évidence.
Enfin, une troisième considération tient à l'intention, manifestée clairement et de longue date par le Président de la République, de soumettre à la représentation nationale plutôt qu'au référendum le projet de loi autorisant la ratification du traité dit simplifié.
Cette considération ne peut toutefois nous arrêter, à condition du moins de ne pas confondre la procédure de ratification du traité et la révision constitutionnelle qui en est le préalable.
En réalité, le refus du peuple souverain d'approuver, lors du référendum du 29 mai 2005, le traité constitutionnel du 19 octobre 2004 n'implique en rien que le projet de révision constitutionnelle soit soumis au référendum. Rappelons, à cet égard, que la révision constitutionnelle du 1er mars 2005, intervenue en vue de l'approbation de la constitution européenne, a été adoptée par le Congrès.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Eh voilà ! On ne peut pas mieux dire !
M. Nicolas Alfonsi. Ainsi, aucune règle de parallélisme des formes ne s'impose, et la voie par laquelle sera approuvé le traité de Lisbonne, référendaire ou parlementaire, est à vrai dire indifférente par rapport au débat qui nous occupe aujourd'hui.
Du reste, même s'il reprend - pourquoi le cacher ? - nombre des dispositions du traité constitutionnel, notamment l'essentiel des dispositions institutionnelles figurant aux titres Ier et II de ce dernier, le traité de Lisbonne ne reprend pas les mêmes objectifs et constitue incontestablement un nouveau traité pour faire repartir une Europe en panne.
Mes chers collègues, depuis plus de trente ans, le Sénat et le Congrès avec lui ont toujours accepté de lever les obstacles constitutionnels à la construction européenne : création d'un grand marché intérieur européen avec l'Acte unique, création d'une monnaie commune avec l'euro, élargissement après la chute du mur de Berlin. Gardons à l'esprit que la construction européenne a été et demeure un gage de paix, de prospérité, de liberté.
Le groupe du Rassemblement démocratique social et européen, s'il veut rester lui-même, ne peut qu'être profondément européen. S'il est un domaine où la diversité des sensibilités qui s'y expriment disparaît pour faire place à une profonde unité, c'est bien celui de l'Europe, puisqu'elle est sa raison d'être.
Sans doute, beaucoup d'entre nous auraient souhaité que l'on suive la voie référendaire pour la ratification du traité. Cela nous aurait fait faire l'économie d'un nouveau débat dans quelques jours. Mais, nous le répétons avec force, le projet de loi constitutionnelle est neutre par rapport à ces considérations.
Comment pourrait-on prétendre être favorable à cette ratification, quelles qu'en soient les modalités, si elle devait être rendue impossible faute d'approbation par le Congrès du projet de loi qui nous est soumis, à la suite des recommandations du Conseil constitutionnel ? Le principe de réalité, auquel notre groupe est attaché, nous conduit à ne pas courir le risque d'un nouveau rejet, même si le texte est imparfait et que beaucoup de questions restent sans réponse. Je pense notamment ici à l'indispensable gouvernance économique de l'Europe, qui devrait être notre priorité à l'heure de la mondialisation, à la remise en cause des critères d'adhésion, trop larges à mes yeux, établis à Copenhague, à l'extension indéfinie de nos frontières par un élargissement incontrôlé.
J'ajoute que si le Président de la République, en étroite collaboration avec les responsables de l'Europe, notamment Mme Angela Merkel, n'avait pas pris l'initiative d'une relance, nous serions encore dans l'attente d'un plan « B », cet objet non identifié qui semble n'avoir été livré à l'opinion, par les partisans aujourd'hui sans voix du rejet du traité établissant une Constitution pour l'Europe, que pour encourager nos compatriotes à voter massivement « non » lors du référendum de 2005.
C'est pour éviter de nouvelles rechutes et donner un nouvel élan à l'Europe que notre groupe votera à l'unanimité le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UC-UDF et de l'UMP.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures cinq, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de Mme Michèle André.)
PRÉSIDENCE DE Mme Michèle André
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
9
Communication relative à une commission mixte paritaire
Mme la présidente. J'informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi pour le pouvoir d'achat est parvenue à l'adoption d'un texte commun.
10
Titre XV de la Constitution
Suite de la discussion et adoption conforme d'un projet de loi constitutionnelle
Mme la présidente. Nous reprenons la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, modifiant le titre XV de la Constitution.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.
M. Yves Pozzo di Borgo. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, la relance de la construction européenne est, sans aucun doute, l'une des plus importantes réalisations à mettre au crédit de l'action du Président de la République depuis son élection.
L'engagement historique de la famille politique que je représente en faveur de l'intégration européenne n'est un secret pour personne. Le non français au référendum du 29 mai 2005 nous a meurtris et a conduit l'Europe à une impasse ; le Président de la République, autant par son volontarisme que par son habileté, est parvenu à sortir l'Europe de cette impasse.
À la suite à la dernière élection présidentielle, la famille centriste s'est retrouvée divisée. Ceux qui ont rejoint la majorité présidentielle, parmi lesquels figurent les membres du groupe UC-UDF, ont été confortés dans leur choix par l'action du Président de la République en matière européenne. Je le salue d'autant plus solennellement qu'une mise en perspective montre que nous ne pouvons plus nous permettre d'hésiter et de piétiner. Les grands ensembles mondiaux que sont le Brésil, l'Inde et, plus encore, la Chine, se sont mis en place à une vitesse incroyable.
Rappelez-vous que, lors du débat sur le référendum en 2005, un rapport de la CIA prévoyait que la Chine serait peut-être en 2020-2025 la deuxième puissance économique mondiale. Trois ans plus tard, elle est déjà parvenue à la troisième place. Face à la mise en place à marche forcée de ces grands blocs, l'Europe n'a plus le choix. Sans énergie, sans défense, fragile, sans institutions, elle doit avancer si elle veut continuer de peser sur la scène internationale. Elle pourra le faire grâce au traité de Lisbonne.
Bien sûr, en tant que théologiens de l'Europe, nous regrettons l'abandon des symboles : le drapeau, l'hymne et la devise ont été bannis des textes fondateurs. C'est dommage ! De même, les mots ont un sens. Comment ne pas regretter que les termes de loi et de loi-cadre ne remplacent pas ceux de règlement et directive, trompeurs et inappropriés, notamment au regard de la terminologie juridique française ? La primauté explicite de l'ordre juridique communautaire était, à notre avis, d'autant plus nécessaire que la jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne la rend bien réelle.
De même, comment ne pas regretter que la Charte des droits fondamentaux disparaisse de l'acte fondateur pour ne plus y figurer qu'implicitement, par un renvoi ? Laissez ces regrets à nous qui sommes les théologiens de l'Europe.
Mais tout cela est finalement de bien faible poids comparé à toutes les avancées positives.
En faisant seulement preuve de réalisme et de pragmatisme, pragmatisme que les pères fondateurs de l'Europe, Robert Schuman en tête, ont toujours préconisé, nous pourrions dire qu'il faut adopter le traité de Lisbonne parce qu'il permet à l'Europe de repartir et parce qu'il redonne vigueur à un processus de décision.
Mais nous n'adhérons pas au traité de Lisbonne seulement par pragmatisme et par réalisme : nous adhérons parce que ce texte est porteur d'avancées significatives - elles ont déjà été soulignées par d'autres orateurs, mais que je souhaite les rappeler - par rapport aux traités en vigueur et, singulièrement, au traité de Nice. De plus, il fait de l'Union une entité infiniment plus sociale, humaniste et démocratique. Avec ce texte, les objectifs de l'Union deviennent explicitement beaucoup plus sociaux et humanistes qu'ils ne l'étaient auparavant ; je fais allusion, en particulier, à l'ajout au nombre des objectifs de l'Union de « la lutte contre l'exclusion sociale et les discriminations, la justice sociale, la solidarité entre les générations, la protection des droits de l'enfant ».
L'Europe ne peut plus être simplement une pure construction économique : avec le traité de Lisbonne, la vision de l'Europe comme un simple marché économique est dépassée.
Dans le même ordre d'idées, la Charte des droits fondamentaux reçoit enfin une valeur contraignante.
De même, le renforcement substantiel des pouvoirs du Parlement européen démocratise considérablement l'Union européenne. La généralisation de la codécision et l'augmentation des pouvoirs budgétaires du Parlement européen avec la suppression des notions de dépenses obligatoires et non obligatoires sont d'énormes avancées.
Sur le plan institutionnel, je ne peux également que saluer la reconnaissance du Conseil européen et l'élargissement du vote à la majorité qualifiée.
En matière d'affaires extérieures, les deux personnalités qu'étaient le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune et le commissaire européen chargé des relations extérieures sont remplacées par un unique Haut représentant qui parlera sur la scène internationale au nom de l'Europe. Rappelez-vous à quel point nous étions ridicules lorsqu'il s'agissait de savoir s'il fallait s'adresser à Mme Ferrero-Waldner ou à M. Solana et qu'au final on estimait qu'il valait mieux que ce soit à Mme Ferrero-Waldner parce qu'elle disposait d'une ligne budgétaire plus importante.
Quant à l'élargissement du rôle de la Cour de justice des communautés européennes, il ne peut être analysé que comme un progrès de l'état de droit européen.
Toujours au chapitre institutionnel, en tant que membre du Sénat, assemblée représentative de nos territoires, je ne peux que réserver une mention spéciale à l'élargissement de la capacité d'action du Comité des régions. Il aura désormais la possibilité de saisir la Cour de justice pour contester la conformité d'un acte au principe de subsidiarité et pour sauvegarder ses propres prérogatives.
Ainsi, les actes fondateurs de l'Union gagneront, grâce au traité de Lisbonne, en démocratie.
L'Union verra ses moyens d'action renforcés dans de nombreux domaines grâce à l'une des principales avancées du traité de Lisbonne - l'Union européenne est dotée de la personnalité juridique - et grâce aux clauses de flexibilité prévues pour l'extension de ses compétences.
Les compétences de l'Union sont aussi approfondies dans des domaines non négligeables. Au nombre de ceux-ci, il en est un qui, comme vous le savez, me tient particulièrement à coeur en tant que membre de la commission des affaires étrangères et du groupe UC-UDF : c'est celui de la défense. Compte tenu du contexte international très incertain, de la fragilité de l'Europe face à sa défense, et de l'inflexion de la politique américaine, le développement d'une défense européenne autonome et digne de ce nom est à nos yeux une priorité plus que jamais urgente. Nous savons que tel est l'objectif du Président de la République.
Or, en matière de défense, le traité de Lisbonne comporte des avancées notables.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Tout à fait !
M. Yves Pozzo di Borgo. La politique étrangère et de sécurité commune est profondément réformée par la mise en place d'une présidence stable du Conseil européen, par la création du Haut représentant de l'Union et par l'attribution de la personnalité juridique à l'Union.
Le traité prévoit un développement significatif de la politique de sécurité et de défense commune, avec un élargissement des missions, une clause très importante de défense mutuelle, une clause de solidarité antiterroriste, le lancement d'une forme de coopération renforcée sui generis - la « coopération structurée permanente » -, et la création d'une agence d'armement, l'Agence européenne de défense, qui a déjà été mise en place par anticipation. Pour un coût de 40 millions d'euros, je peux vous dire que cette agence est d'une efficacité extraordinaire et qu'elle ne demande qu'à être développée.
Mais ce traité ne comporte pas des avancées positives uniquement au regard des traités en vigueur : il nous paraît meilleur que le texte constitutionnel sur des points non négligeables.
Nous ne pouvons que très vivement saluer la place que ce texte accorde enfin aux représentations nationales. Les parlements auront désormais un vrai rôle à jouer dans la construction communautaire au travers du contrôle de subsidiarité, pour lequel leur sont accordés de véritables moyens d'action.
J'exprimerai tout de même un seul regret concernant spécifiquement le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis ; j'entre un peu dans le débat juridique, monsieur Gélard !
La rédaction proposée pour l'article 88-1 ne rompt pas avec la technique juridique employée lors des révisions constitutionnelles préalables aux ratifications des traités de Maastricht et d'Amsterdam consistant à n'autoriser que les seuls transferts de compétences induits par la ratification desdits traités. Nous aurions préféré, pour éviter la multiplication des révisions constitutionnelles ponctuelles, que soit prévue une clause générale autorisant par avance tous les transferts de souveraineté requis par la construction européenne. Tel n'a pas été le cas. Tant pis ! Espérons que ce sera pour la prochaine fois !
Il reste la critique du choix de la voie parlementaire pour la ratification du traité, critique qui, curieusement, émane très souvent de ceux qui se plaignent de l'affaiblissement du Parlement.
La représentation nationale représente tout le peuple français et parle en son nom. C'est l'essence même de la démocratie. Arrêtons, parlementaires que nous sommes, de douter de nous-mêmes ! Nous sommes la France, et nous prenons des décisions pour les Français qui nous ont mandatés.
Lors de la campagne pour l'élection présidentielle - dernière élection majeure du pays -, Nicolas Sarkozy a toujours dit qu'il procéderait par la voie parlementaire. Les Français l'ont entendu, et l'ont choisi pour cinq ans.
Ainsi, vous l'aurez compris, notre groupe est pleinement favorable au traité de Lisbonne en lui-même, au processus de ratification engagé, et bien sûr à la modification du titre XV de la Constitution, objet de ce débat, même si l'importance du sujet nous a obligés à dépasser les arguments essentiellement juridiques pour redonner vie à la politique européenne. (Applaudissements sur les travées de l'UC-UDF et de l'UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bruno Retailleau.
M. Bruno Retailleau. Madame la présidente, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le projet de loi constitutionnelle est la première étape de la ratification du traité de Lisbonne et nous pouvons difficilement séparer les deux étapes.
La question de principe essentielle qui se pose, au-delà même du contenu juridique du traité, c'est celle du choix du Congrès plutôt que celle du référendum, après le rejet massif par les Français du traité établissant une Constitution pour l'Europe le 29 mai 2005.
Or il est clair, et plus encore sous la Ve République, qu'une décision référendaire est d'essence supérieure à une décision parlementaire, parce qu'il s'agit de l'expression la plus directe de la volonté générale.
C'est d'ailleurs en partant de ce postulat que, pendant la campagne présidentielle, le candidat Nicolas Sarkozy envisageait le recours à la procédure parlementaire uniquement pour un traité qui serait, comme il l'avait alors écrit et déclaré, substantiellement différent sur deux points essentiels : il devait s'agir d'un texte simple - mini-traité ou traité simplifié - ne reprenant que les dispositions n'ayant pas suscité de désaccord majeur durant la campagne référendaire, donc d'une sorte de compromis ou de synthèse entre le oui et le non.
Cette position était juridiquement fondée et politiquement légitime. C'est donc à l'aune de ces deux critères qu'il faut examiner le traité de Lisbonne.
En premier lieu, s'agit-il d'un traité simplifié ?
Tout d'abord, jamais l'élaboration d'un traité ne s'est faite avec aussi peu de transparence. Il n'a été organisé aucune consultation des parlements nationaux, dont aucun des représentants n'aura été associé aux travaux de la présidence allemande.
Ensuite, il faut avoir une bonne dose d'humour pour prétendre qu'avec plus de 250 pages il s'agirait d'un traité simplifié. Ce texte est encore moins lisible que le projet constitutionnel qu'on a éclaté en mille morceaux pour les disperser et les loger dans les traités existants, lesquels, du coup, changent profondément de nature pour pourvoir avaler, digérer et intégrer la première et la troisième partie du projet constitutionnel.
Ce n'est plus un mini-traité, c'est un maxi-traité. Ce n'est pas non plus un traité simplifié, c'est un traité complexifié, et qui malmène au passage un principe essentiel, celui de la sécurité juridique : les normes édictées doivent être claires et intelligibles.
En second lieu, le traité de Lisbonne permet-il de réconcilier le oui et le non ? Bien sûr que non ! Du reste, avez-vous entendu beaucoup de partisans du non, de droite comme de gauche, affirmer qu'ils se retrouvaient dans ce texte ? Cela n'a rien d'étonnant. Ainsi, le groupe Open Europe a réalisé un minutieux travail d'analyse qui révèle que seules dix dispositions diffèrent sur le fond des deux cent cinquante propositions du traité constitutionnel.
Surtout, les points de désaccord entre le oui et le non subsistent toujours. Je n'en citerai que quatre.
Le principe de primauté du droit européen, y compris sur la Constitution, n'est pas inscrit dans le corps du traité, mais la déclaration n° 27 consacre définitivement la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes : aucun doute ne subsiste !
Le principe de concurrence libre et non-faussée n'est plus un objectif de l'Union européenne, mais il est réaffirmé dans le protocole n° 6, qui a la même portée en droit que le traité.
M. Roland Courteau. C'est vrai !
M. Bruno Retailleau. La Charte des droits fondamentaux, qui ouvre grand la porte à tous les communautarismes - lesquels s'y engouffreront rapidement -, fait certes l'objet d'une déclaration séparée, mais l'article 6 du traité sur l'Union européenne, dans sa nouvelle rédaction, fait le lien en lui conférant « la même valeur juridique que le traité ». Du reste, en matière de champ d'application au droit de l'Union européenne ou au droit national, c'est encore le juge européen qui fera ce que bon lui semblera : le Conseil constitutionnel, à n'en pas douter, s'inclinera.
Enfin, les transferts de compétences sont plus nombreux que la Constitution ne le prévoyait, dans des domaines régaliens comme la justice ou l'immigration. Ce n'est donc pas une Europe subsidiaire que l'on construit ; c'est une Europe concentrée sur des sujets où les États seuls seraient impuissants et où l'Europe serait nécessaire. C'est donc une Europe qui va se mêler de tout.
Mes chers collègues, que pèse la nouvelle procédure de contrôle de subsidiarité dont on parle tant dans cette enceinte face à ces transferts massifs de compétences, qui, bientôt, échapperont à la souveraineté du Parlement ?
En réalité, le traité de Lisbonne ne peut pas être une synthèse entre le oui et le non dans la mesure où c'est bien la défunte Constitution que l'on ressuscite. Vous le savez et d'autres, d'ailleurs, ne s'en cachent pas, d'Angela Merkel à José Luis Zapatero, en passant par Jean-Claude Juncker ou même Valéry Giscard d'Estaing qui, bon connaisseur de l'ancien traité constitutionnel, déclare : « Le texte des articles du traité constitutionnel est donc à peu près inchangé [...]. On est évidemment loin de la simplification. [...] Quel est l'intérêt de cette subtile manoeuvre ? D'abord et avant tout d'échapper à la contrainte du recours au référendum... ».
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Il n'aime pas le traité simplifié !
M. Bruno Retailleau. Le référendum n'aura donc servi à rien et le Parlement s'apprête à désavouer le peuple. D'ailleurs, l'excellent constitutionnaliste Didier Mauss l'a rappelé récemment dans une tribune très intéressante. (M. Hubert Haenel proteste.) Ce n'est ni un dangereux gauchiste ni un dangereux souverainiste !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Sa position est beaucoup plus nuancée que vous le dîtes, mon cher collègue !
M. Bruno Retailleau. Il l'a dit !
Voilà qui n'est pas de nature à renforcer la confiance des Français dans leurs institutions, ni dans l'Europe telle que vous la faites, sans les peuples. Si je comprends bien, vous estimez que, pour que cette Europe progresse, il faut tenir le peuple à l'écart. C'est une bien curieuse conception de la démocratie !
Finalement, ce fameux déficit démocratique qu'il est toujours de bon ton de déplorer n'est ni un hasard ni un simple dysfonctionnement ; il est même une condition de cette construction particulière. Jacques Delors, à Strasbourg, en 1999, reconnaissait d'ailleurs avec clairvoyance et avec un certain courage que l'Europe s'était constituée sous l'égide d'un « despotisme doux et éclairé », moderne en somme !
Non, le traité de Lisbonne n'est certainement pas une simple étape intermédiaire. Il constitue une étape décisive dans la mise en place d'une quasi-structure étatique fédérale, dotée de la personnalité juridique, qui acquiert au fil des traités la faculté de déterminer son propre champ d'intervention, c'est-à-dire ce que l'on appelle la compétence de la compétence, grâce à la clause de flexibilité inscrite à l'article 308, aux clauses passerelles, et surtout grâce aux juges de la Cour de justice des Communautés européennes. Combinée avec la règle de la décision à la majorité et celle de la primauté du droit européen, c'est elle qui donne sa pleine-puissance constitutionnelle et fédérale au traité.
L'option fédérale est une opinion parfaitement respectable. Encore faut-il l'assumer devant le peuple et le dire tout haut, au lieu de s'en cacher.
Mes chers collègues, j'ai la conviction que vous prenez un risque majeur, celui d'une perte du sens civique, du sens collectif, au moment même où l'individu et ses intérêts prennent trop souvent la place du citoyen et de ses idéaux, comme l'a écrit Dominique Schnapper dans un très bon livre. Il faut en effet du temps, beaucoup de temps, pour créer une unité politique et pour que chacun accepte de dépasser sa singularité dans une longue chaîne de solidarité qui nous permet de vivre ensemble. D'ailleurs, ce n'est sans doute pas un hasard que le non soit venu des Français, peuple éminemment politique s'il en est, c'est-à-dire de la France qui est la nation qui jouit de la plus ancienne conscience d'elle-même.
L'Europe peut-elle devenir une nation, une véritable unité politique ? À vingt-sept États membres et plus, rien n'est moins sûr ! Il faudra beaucoup plus que cette construction juridique pour créer un véritable sentiment d'appartenance, qui est la véritable condition d'une démocratie européenne. (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UMP.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.
Mme Alima Boumediene-Thiery. Madame la présidente, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous sommes amenés aujourd'hui à nous prononcer sur le projet de loi constitutionnelle permettant la ratification du traité de Lisbonne. Le vote qui conclura ce débat devrait, à mon sens, être le seul incombant aux parlementaires sur cette question.
Il est normal que le Parlement se prononce sur les aspects techniques d'une modification de la Constitution. Néanmoins, la dévolution au peuple du choix de modifier la Constitution et de ratifier le traité de Lisbonne doit être considérée comme un impératif.
En effet, aucune raison valable ne s'oppose à ce que le peuple se prononce directement sur ces deux questions distinctes. Souhaitez-vous une modification de la Constitution ? Souhaitez-vous ratifier le traité de Lisbonne ? Les Verts pensent que ces deux points auraient dû faire l'objet d'un référendum.
Comme l'a souligné M. le rapporteur, nous sommes ici pour traiter de la première question relative à la modification constitutionnelle, nécessaire pour la ratification du traité européen modifié.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Oui !
Mme Alima Boumediene-Thiery. Aussi ne parlerai-je que de cette problématique, sans entrer dans le contenu du traité de Lisbonne, même s'il y aurait beaucoup à dire sur celui-ci.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Le moment viendra !
Mme Alima Boumediene-Thiery. Concernant la révision de la Constitution, l'article 89 précise que le recours au référendum est le principe et la réunion du Congrès l'exception.
Ce préalable n'est pas une faveur donnée au peuple : il est un droit constitutionnellement garanti. Malheureusement pour le peuple français, le Président de la République est sur le point de spolier ce droit.
Tout constitutionnaliste nous le confirme : le droit d'option du Président de la République n'est pas discrétionnaire.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Si, il l'est !
M. Patrice Gélard, rapporteur. Absolument !
Mme Alima Boumediene-Thiery. La révision de la Constitution est un acte grave. Lorsqu'elle a pour effet d'entamer les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté, de transfert de la souveraineté, il revient au peuple de décider ce qu'il consent comme concession et ce qu'il considère comme le noyau intangible de la Constitution.
De la même manière, tout projet de loi ayant pour effet de porter atteinte aux conditions primordiales d'exercice de la souveraineté devrait faire l'objet d'une ratification par le peuple.
L'article 3 de la Constitution le prévoit dans son premier alinéa : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Il est bien précisé « et », et non pas « ou » !
Dans cet article, la théorie de la souveraineté nationale, chère à Sieyès, côtoie celle de la souveraineté populaire, chère à Rousseau. La première confère au Parlement le droit d'exercer la souveraineté, la seconde attribue au peuple le soin de l'exercer directement, par la voie du référendum.
Il fut une époque, sous la Ve République et particulièrement en 1969, où le référendum avait un sens : à lui seul, il pouvait défaire le pouvoir.
Comprenez bien, chers collègues, que le peuple ne veut pas légiférer. Il souhaite seulement pouvoir s'exprimer sur des questions touchant à l'essence de la souveraineté.
En 2005, la révision de la Constitution a été votée dans la perspective de la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe. Or, quelques mois après, les Français ont décidé par référendum de refuser ce texte. Pourtant, la Constitution avait été révisée par le Congrès, mais la coquille est restée vide en raison du non qui l'avait emporté.
Beaucoup avaient cru que le peuple suivrait. Il ne l'a pas fait ! Est-ce un désaveu ? Je ne le pense pas : il s'agit de la marche normale de la démocratie.
En votant contre le projet de traité européen, pour les besoins duquel la majorité parlementaire avait modifié la Constitution, le peuple nous a donné un signal : ce que la majorité exprime au Parlement, ce n'est pas forcément ce qui est exprimé par la majorité du peuple. Il aurait fallu en tenir compte.
Depuis presque trois ans, notre loi fondamentale, pierre angulaire de notre système juridique, contient des dispositions qui ne servent plus à rien. Elles vont être supprimées par ce projet de loi constitutionnelle, mais leur existence est un symbole à lui tout seul : elle nous rappelle que le peuple est maître de son destin démocratique. Si sa volonté a été respectée en 2005, elle est sur le point d'être bafouée par la réunion du Congrès le 4 février prochain !
Je vous rappelle que, selon un dernier sondage, 75 % des Français souhaitent que le traité de Lisbonne soit ratifié par voie référendaire. Or ces citoyens sont de tout bord politique. Favorables ou non au contenu de ce traité, ils veulent s'exprimer !
Ces Français, que nous ne faisons que représenter, sont les premiers destinataires du traité de Lisbonne. Nous ne pouvons donc pas nous substituer à eux : la majorité qualifiée qui siège au Congrès ne peut se substituer à ces 75 % de Français, pas plus que la majorité simple qui adoptera la loi de ratification du traité de Lisbonne.
Puisqu'en 2005 le choix du référendum avait été fait, le principe du parallélisme des formes impose aujourd'hui que ce nouveau traité soit ratifié par le peuple, quelle qu'en soit l'issue. Nous ne devons pas craindre l'expression démocratique.
Les élus Verts estiment que si l'on souhaite vraiment édifier une Europe des peuples, ce sont les peuples d'Europe eux-mêmes qui doivent définir dans quelle mesure ils souhaitent y prendre part.
Dans une Europe où le déficit démocratique est trop souvent reconnu et déploré depuis longtemps, nous avons une occasion unique de montrer que la France donne l'exemple d'une démocratie respectueuse de la volonté de son peuple, courageuse et audacieuse. En choisissant de convoquer le Congrès, le Président de la République commet un hold-up démocratique, une imposture morale et politique.