COMPTE RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. BERNARD ANGELS
vice-président
M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à onze heures.)
PROCÈS-VERBAL
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n'y a pas d'observation ?...
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.
STATUT
DE CERTAINES PROFESSIONS JUDICIAIRES
Adoption définitive d'un projet de loi
en deuxième lecture
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture du projet de loi (n° 141, 2003-2004), modifié par l'Assemblée nationale, réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires, des conseils en propriété industrielle et des experts en ventes aux enchères publiques. [Rapport n° 157 (2003-2004).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous allez aujourd'hui examiner, en deuxième lecture, le projet de loi réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires, des conseils en propriété industrielle et des experts en ventes aux enchères publiques.
Je vous disais, le 2 avril dernier, que les grandes réformes des professions judiciaires et juridiques dataient de plus de dix ans et qu'il me semblait important de moderniser les statuts de ces professions, d'une part en adaptant la formation de leurs membres aux évolutions du droit, gage d'une compétence accrue, d'autre part en renforçant la déontologie et la discipline, gage d'une confiance renforcée.
Compétence et confiance sont deux valeurs qui donnent à ce projet de loi sa cohérence, derrière la grande diversité des professions concernées, car tous, qu'il s'agisse des avocats, des notaires ou encore des conseils en propriété industrielle, ne tiennent leur légitimité que de leur professionnalisme.
Face à des usagers du droit plus exigeants et à une internationalisation du marché du droit, les professionnels français doivent, plus que jamais, me semble-t-il, se montrer dignes de la confiance qui leur est accordée.
Je suis convaincu que ce projet de loi, dans sa rédaction actuelle, donne aux professions juridiques les outils qui leur sont nécessaires pour relever les défis d'aujourd'hui et de demain.
Le plus grand des défis, pour ces professions, sera de s'adapter aux exigences nouvelles du monde actuel sans perdre leur identité ni renoncer à leurs valeurs. C'est, au demeurant, cette recherche d'équilibre qui a également guidé la transposition, par voie d'amendement gouvernemental à l'Assemblée nationale, de la directive du 4 décembre 2001 relative à la lutte contre le blanchiment. Je reviendrai sur ce point dans quelques instants.
Auparavant, j'évoquerai les modifications apportées au texte par l'Assemblée nationale.
S'agissant de la formation des avocats, l'Assemblée nationale a adopté deux amendements, visant l'un à supprimer le tutorat des jeunes avocats en exercice, l'autre à préciser l'obligation de formation continue que vous avez instituée en première lecture, mesdames, messieurs les sénateurs.
En ce qui concerne la suppression du tutorat, ce dernier, conçu dans le projet de loi initial comme le corollaire de la suppression du stage de deux ans auquel étaient jusqu'à présent soumis les titulaires du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, le CAPA, avait vocation à permettre aux quelques avocats choisissant d'exercer à titre individuel de bénéficier de l'initiation et de l'assistance d'un professionnel plus expérimenté durant les dix-huit mois suivant la prestation de serment.
Des voix se sont cependant élevées dans la profession, notamment parmi les représentants des plus jeunes, certains craignant que cette tutelle n'entrave la liberté d'exercice du jeune avocat.
J'ai donc engagé une importante concertation sur ce point. Elle a permis de dégager une solution équilibrée, qui ne remet pas en cause la cohérence du dispositif de formation initiale que vous aviez adopté.
D'une part, l'institution d'un tutorat n'accompagne plus la suppression du stage, mais, d'autre part, il est prévu que les jeunes avocats ayant fait le choix de l'exercice individuel seront soumis à une obligation de formation en déontologie pendant les deux premières années d'exercice, cette formation relevant de la nouvelle obligation de formation continue.
En ce qui concerne l'obligation de formation continue à laquelle seront soumis les avocats, la navette parlementaire, conformément au souhait que j'avais exprimé lors de l'examen en première lecture de ce projet de loi, a également été l'occasion de préciser ses contours. Je ne peux que me réjouir de cet approfondissement de la réflexion que vous aviez engagée, mesdames, messieurs les sénateurs.
L'Assemblée nationale a ainsi adopté un amendement tendant à renvoyer la détermination du contenu et de la durée des activités susceptibles d'être validées au titre de l'obligation de formation continue à un décret en Conseil d'Etat.
Elle a, en outre, confié au Conseil national des barreaux le soin de déterminer les modalités selon lesquelles cette obligation devra être remplie.
Vous l'aurez compris, un axe fort de ce projet de loi consiste à renforcer la confiance des usagers du droit dans les professions juridiques et judiciaires. Le Gouvernement a donc accueilli favorablement les amendements ayant pour objet d'améliorer l'organisation interne de ces professions, ainsi que ceux qui sont relatifs à leur discipline, à leur déontologie et à leur responsabilité civile.
S'agissant du fonctionnement administratif des barreaux, l'Assemblée nationale a tout d'abord adopté un amendement visant à aligner la composition des formations administratives des barreaux comprenant au moins cinq cents avocats sur celle des actuelles formations disciplinaires de ces mêmes barreaux.
Cette modification se révélera d'une grande utilité, en pratique, en raison du nombre considérable de décisions prises par ces formations. Elle permettra un allégement et une meilleure répartition de la charge de travail des membres des conseils de l'ordre.
Approuvée par la profession, ce qui est évidemment très important, cette modification va dans le sens d'une amélioration sensible du fonctionnement des conseils de l'ordre des onze barreaux français comprenant plus de cinq cents avocats.
S'agissant de la discipline et de la déontologie des avocats et des notaires, sans rompre avec l'économie générale du texte que vous avez adopté en première lecture, l'Assemblée nationale a encore renforcé et précisé les dispositions relatives à celles-ci.
Par deux amendements de précision, elle a pris en compte la spécificité, d'une part, du barreau de Paris, qui conserve sa compétence disciplinaire, et, d'autre part, de la chambre interdépartementale des notaires de Paris, qui remplit le rôle de conseil régional pour ses notaires.
L'Assemblée nationale a également précisé le régime de la suspension provisoire des avocats. Elle a ainsi ajouté aux conditions dans lesquelles la suspension provisoire d'un avocat peut être décidée par le conseil de l'ordre celle qui est liée à la protection du public. Le seul critère de l'urgence pouvait en effet se révéler inadapté dans certains cas.
L'Assemblée nationale a, par ailleurs, adopté un amendement qui tend à imposer aux avocats de mentionner leur appartenance à un réseau pluridisciplinaire national ou international. Cette obligation, qui fait écho aux dispositions de la loi du 1er août 2003, dite « de sécurité financière », est destinée, dans un souci de transparence, à garantir une meilleure information du public.
Elle permettra en outre un contrôle plus efficace, par les instances ordinales et disciplinaires, du respect de l'indépendance et de la déontologie par les avocats exerçant au sein d'un réseau pluridisciplinaire national ou international.
L'examen de ce projet de loi a été l'occasion d'envisager que des avocats puissent exercer les fonctions d'assistant de sénateur ou de collaborateur de député. Le Gouvernement y est favorable.
Comme vous le savez, le régime des incompatibilités professionnelles fait l'objet, pour les avocats, d'une délégation au pouvoir réglementaire. C'est pourquoi le Gouvernement a élaboré un projet de décret en Conseil d'Etat modifiant l'article 115 du décret du 27 novembre 1991.
A l'occasion d'une première saisine, le Conseil d'Etat a souligné la nécessité, pour le Gouvernement, de s'entourer des avis du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers. J'ai sollicité ces avis, qui ont été positifs. J'ai donc de nouveau saisi le Conseil d'Etat du projet de décret, lequel devrait être publié dans les semaines à venir. Il permettra aux assistants parlementaires d'exercer comme avocats, sans qu'il y ait d'interférence entre les deux fonctions.
M. Michel Charasse. Sans restriction ? Ils pourront donc plaider contre leur employeur ?
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Nous en parlerons tout à l'heure, monsieur le sénateur. L'examen de certains amendements nous permettra d'approfondir ce sujet !
M. Michel Charasse. Voilà !
M. Dominique Perben, garde des sceaux. S'agissant de la responsabilité civile professionnelle des notaires, l'Assemblée nationale a enfin inscrit dans l'ordonnance du 2 novembre 1945 la garantie de cette dernière par la souscription, par le Conseil supérieur du notariat, d'une assurance nationale obligatoire. Cette mesure était souhaitée par la profession et le Gouvernement n'y voit que des avantages.
Au regard de l'augmentation du montant total des sinistres, elle vise un double objectif : d'une part, elle permet l'uniformisation, pour l'ensemble de la profession, des clauses et conditions de la garantie ; d'autre part, elle favorise la mutualisation du risque par la création d'un système de prime unique, ce qui me semble très important. La possibilité offerte aux conseils régionaux de souscrire des garanties complémentaires introduit en outre une souplesse bienvenue dans ce dispositif.
S'agissant des experts judiciaires, la commission des lois de l'Assemblée nationale a encore amélioré le texte qui vous est soumis aujourd'hui.
D'une part, elle a restauré l'obligation de prestation de serment pour les personnes qui seraient désignées en dehors des listes d'experts judiciaires en matière civile.
D'autre part, elle a proposé une rédaction de l'article 1er de la loi du 29 juin 1971 plus conforme aux objectifs de la réforme. Il est désormais précisé que les juges désignent, en principe, les personnes inscrites sur les listes dressées pour leur information, sans toutefois qu'ils soient obligés de motiver un choix différent.
Il s'agit là d'une rédaction qui consacre une solution équilibrée, entre le souhait des compagnies d'experts judiciaires de voir le juge désigner les personnes inscrites sur les listes dressées par les cours d'appel et le principe de procédure civile qui réserve au juge la liberté de désigner toute personne de son choix. La réforme tendant à garantir une meilleure sélection des experts judiciaires et un niveau de compétence élevé, il est bien évident que, en pratique et à terme, les magistrats auront recours naturellement et très largement aux experts inscrits sur les listes établies par les juridictions.
La première lecture à l'Assemblée nationale a également été l'occasion de pousser plus avant la réflexion sur les sociétés de participations financières, dites plus communément holdings.
Le Gouvernement s'est rallié à l'amendement déposé par M. Houillon, qui apporte des améliorations sensibles au statut des sociétés de participations financières de professions libérales, et ce à un double titre.
Premièrement, l'amendement tend à élargir l'objet de la société de participations financières : il vise à supprimer le caractère exclusif de l'objet de la holding, pour permettre à celle-ci de développer une activité accessoire à la prise de participations dans des filiales. Le développement d'une activité accessoire donnera une réelle portée pratique à l'un des avantages attendus de la holding : la charge financière des intérêts de l'emprunt finançant l'achat des parts ou actions pourra venir en déduction, sur le plan fiscal, du résultat que cette activité accessoire permettra de dégager.
Deuxièmement, l'amendement a pour objet de permettre à la holding de prendre des participations dans des groupements étrangers. Alors que des professionnels étrangers habilités à exercer leur profession en France ont la possibilité de prendre des participations dans des sociétés françaises, les professionnels français ne pouvaient pas entrer dans des cabinets étrangers. Il convenait donc, en quelque sorte, de rétablir l'égalité des armes.
Les améliorations proposées participent ainsi d'une volonté d'offrir aux professions libérales réglementées un outil plus performant. Elles répondent à une logique de modernisation et de développement, dans laquelle souhaite s'inscrire l'ensemble des professions juridiques et judiciaires.
Outre les dispositions statutaires que je viens d'évoquer, l'Assemblée nationale a adopté, sur proposition du Gouvernement, un amendement tendant à assurer la transposition de la directive du 4 décembre 2001 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux.
L'objet de cette directive est de renforcer la lutte contre le blanchiment de capitaux issus de la criminalité, en associant diverses professions non financières, notamment les professions juridiques, à cette lutte.
Ainsi, l'article L. 562-2-1 du code monétaire et financier, tel qu'issu des travaux de l'Assemblée nationale, fixe le cadre, les modalités et les limites de la déclaration de soupçon que ces professionnels pourront être conduits à effectuer.
Les activités qui pourront donner lieu, le cas échéant, à une déclaration de soupçon sont limitativement énumérées et nettement circonscrites à six catégories d'activités. Cet amendement aménage un régime particulier pour les avocats, avoués et avocats aux conseils, compte tenu de la spécificité de leur secret professionnel, qui est au coeur de leur statut.
En étroite concertation, je tiens à le souligner, avec la profession d'avocat, nous avons tiré parti des souplesses que la directive offrait aux Etats membres sur deux points.
S'agissant, d'une part, du champ de la déclaration de soupçon, seule la rédaction d'actes pourra constituer l'occasion d'une telle déclaration.
S'agissant, d'autre part, des modalités de transmission de cette déclaration, l'avocat communiquera celle-ci à son bâtonnier, à charge pour ce dernier de la transmettre à la cellule de coordination chargée du traitement du renseignement et de l'action contre les circuits financiers clandestins, TRACFIN, sauf s'il considère qu'il n'existe pas de soupçon de blanchiment de capitaux.
Par ailleurs, les dispositions ainsi introduites étendent aux professions juridiques les obligations de vigilance qui s'imposent déjà aux organismes financiers.
Il s'agit essentiellement de l'obligation de vérifier l'identité du client, mais aussi, dans certains cas, de se renseigner auprès de celui-ci sur les caractéristiques de l'opération : origine et destination des sommes, identité du bénéficiaire.
Enfin, comme le permet l'article 8-2 de la directive, l'amendement tend à exclure les avocats, les avoués et les avocats aux conseils du champ d'application de l'article L. 574-1 du code monétaire et financier, qui pénalise le fait de porter à la connaissance d'un client l'existence d'une déclaration de soupçon faite à son sujet à TRACFIN.
Une telle orientation permet, je le crois, de concilier le secret professionnel avec les obligations qu'il nous incombait d'intégrer dans notre ordre juridique interne.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le texte initial du Gouvernement marquait l'aboutissement d'une longue période de concertation avec chacune des professions concernées. Aujourd'hui, je me félicite de ce que le débat parlementaire ait permis d'approfondir, depuis le mois d'avril dernier, la réflexion sur des sujets importants. Je tiens à renouveler mes remerciements à la commission des lois du Sénat et à son rapporteur, dont j'avais déjà souligné le remarquable travail technique lors de la première lecture.
Le consensus qui s'est dégagé en première lecture à la Haute Assemblée puis à l'Assemblée nationale me convainc que vous êtes pleinement en mesure, aujourd'hui, d'adopter ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, nous sommes aujourd'hui appelés à nous prononcer en deuxième lecture sur le projet de loi réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires, des conseils en propriété industrielle et des experts en ventes aux enchères publiques.
Ce texte a été adopté en première lecture par la Haute Assemblée le 2 avril 2003, mais il n'a été examiné par l'Assemblée nationale que le 6 janvier 2004, soit neuf mois plus tard.
Je me permets donc de rappeler qu'il s'agit d'une réforme importante, mais faisant l'objet d'un véritable consensus. Elle reprend un grand nombre de propositions formulées par les principales organisations professionnelles concernées dans le cadre d'une large et fructueuse concertation avec le ministère de la justice. Je me plais également à souligner que cette réforme s'appuie sur des travaux récents de la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice, que présidait M. Jean-Jacques Hyest et dont M. Christian Cointat fut le rapporteur.
Sans prétendre à l'exhaustivité, je rappelle que le volet le plus important du projet de loi est consacré aux avocats, avec la transposition de la directive du Parlement et du Conseil du 16 février 1998 qui ouvre la profession aux ressortissants communautaires, avec une importante réforme du cursus de formation des avocats, la rationalisation de l'implantation des centres régionaux de formation professionnelle et la mise en place d'une nouvelle procédure disciplinaire plus respectueuse des exigences du procès équitable.
Le projet de loi avait aussi pour ambition de moderniser le statut d'autres professions réglementées, avec notamment le renforcement des critères de recrutement des experts judiciaires, la simplification des missions dévolues aux huissiers de justice, l'élaboration de règles déontologiques renforcées de nature à assurer une meilleure compétitivité des conseils en propriété industrielle et une clarification de l'intervention des experts en ventes aux enchères publiques.
Le Sénat avait largement amendé ce texte, le plus souvent avec l'avis favorable du Gouvernement, et l'Assemblée nationale a retenu la quasi-totalité des modifications résultant des travaux de notre assemblée, en y apportant parfois de sensibles améliorations. Je vais en donner quelques exemples : un assouplissement de l'interdiction posée aux avocats communautaires d'exercer des fonctions juridictionnelles en France, afin de leur permettre l'exercice de fonctions arbitrales ; un motif supplémentaire relatif à la protection du public - M. le garde des sceaux l'évoquait voilà quelques instants - susceptible de justifier la mise en oeuvre d'une mesure de suspension provisoire ; l'extension aux formations disciplinaires du conseil de l'ordre de Paris de l'incompatibilité introduite par le Sénat en vue d'assurer une stricte séparation entre l'autorité chargée de prononcer la suspension provisoire et celle qui est chargée du jugement des affaires disciplinaires ; la suppression du tutorat, sur la pertinence duquel nous nous étions nous-mêmes largement interrogés ; la précision des compétences respectives du pouvoir réglementaire et du Conseil national des barreaux dans la mise en oeuvre de la formation continue obligatoire des avocats, dont le Sénat avait introduit le principe ; la prise en compte, dans le régime disciplinaire des notaires, de la spécificité de la chambre interdépartementale des notaires de Paris et le renforcement des garanties de la responsabilité civile des notaires.
Outre ces améliorations, l'Assemblée nationale a introduit trois innovations importantes.
La première consiste en une ébauche de réglementation en matière d'affiliation des avocats aux réseaux pluridisciplinaires. Si le développement de ces réseaux constitue une chance pour l'avenir de la profession, encore convient-il de préserver la déontologie des avocats en encadrant les pratiques en ce domaine. C'est dans cet esprit que l'Assemblée nationale soumet les avocats à une obligation de transparence, à savoir mentionner leur appartenance au réseau auquel ils sont affiliés.
La deuxième innovation étend la portée du texte à d'autres professions réglementées : administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires à la liquidation et au redressement des entreprises, géomètres experts, etc.
Enfin, la troisième innovation réside, en effet, dans la mise en oeuvre d'une directive communautaire sur le blanchiment des capitaux. La directive du Parlement et du Conseil du 4 décembre 2001 impose aux Etats membres de soumettre aux obligations de vigilance en matière de blanchiment certaines professions qui, jusque-là, n'étaient pas concernées par ces obligations : experts-comptables, commissaires aux comptes, professions juridiques indépendantes, en particulier les avocats. Le dispositif adopté par l'Assemblée nationale sur ce point s'efforce de concilier de manière satisfaisante l'obligation de déclaration de soupçon avec la préservation du secret professionnel.
Votre rapporteur se réjouit donc de la convergence de vues entre les deux assemblées, ce qui explique que la commission des lois ait décidé d'adopter sans modification le projet de loi.
Je souhaiterais cependant, monsieur le garde des sceaux, en ma qualité de rapporteur de la commission des lois, vous poser trois questions et vous soumettre trois suggestions. Je serai très bref dans la mesure où, dans votre intervention liminaire, vous avez déjà répondu à deux de ces trois questions.
Tout d'abord, de très nombreux collègues, auxquels je m'associe pleinement, souhaiteraient que, à l'occasion du vote de ce projet de loi, soit clairement affirmée la compatibilité de la profession d'avocat avec les fonctions d'assistant de sénateur ou de collaborateur de député. Cela n'empêche évidemment pas le respect de règles déontologiques qui pourraient, par exemple, s'inspirer de celles qu'observent les professeurs de droit exerçant la profession d'avocat, règles selon lesquelles il leur est interdit de plaider contre l'Etat ou contre les collectivités publiques. Les amendements qui tendent à régler ce lancinant problème ont été déposés par des sénateurs de toutes tendances. Toutefois, vos déclarations les autoriseront très vraisemblablement à retirer ces amendements dans quelques instants.
Ensuite, en ce qui concerne les experts judiciaires - là aussi, vous avez déjà répondu - un certain nombre de collègues se sont étonnés d'un apparent paradoxe entre le renforcement très rigoureux des conditions d'inscription des experts sur les listes et la possibilité laissée cependant au juge de recourir assez facilement à des experts ne figurant pas sur lesdites listes. Même si le texte adopté par l'Assemblée nationale marque déjà un progrès, monsieur le garde des sceaux, nous exprimons le souhait que, par voie de circulaire adressée aux magistrats, vous précisiez que la désignation d'experts judiciaires non inscrits sur les listes doit être relativement exceptionnelle.
Enfin, il est un point important sur lequel l'Assemblée nationale ne nous a pas suivis. En première lecture, le Sénat, sur l'initiative de notre collègue M. Pierre Fauchon, avait posé le principe de l'exécution immédiate des jugements de première instance rendus en matière civile, inversant ainsi la règle actuelle de l'effet suspensif des voies de recours. Je souhaiterais remercier notre collègue d'avoir une nouvelle fois mis en lumière l'asphyxie des juridictions et les comportements abusifs de certains justiciables qui pénalisent bien souvent les parties dont les moyens financiers s'avèrent les plus modestes. Toutefois, dans la mesure où l'Assemblée nationale a jugé cette réforme prématurée, nous nous permettons d'attirer votre attention, monsieur le garde des sceaux, sur la nécessité d'une modernisation de la procédure civile en vue d'améliorer l'efficacité de la justice. Notre collègue M. Christian Cointat nous rappelait récemment que « l'exigence de célérité des procédures en cours, premier motif de condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme, impose de rechercher des outils plus appropriés pour lutter contre ce phénomène ».
Or des procédures efficaces existent pour dissuader les pourvois dilatoires, de l'article 559 du nouveau code de procédure civile, qui prévoit la possibilité de prononcer une amende civile, à la condamnation du justiciable au versement de sommes sur le fondement de l'article 700 du même code lorsqu'il apparaît inéquitable de laisser à la charge d'une partie les frais exposés par elle et non compris dans les dépenses, c'est-à-dire les honoraires d'avocat. Sans doute serait-il opportun d'inciter les juges à utiliser plus activement ces instruments mis à leur disposition, mais dont ils font aujourd'hui un usage particulièrement parcimonieux.
Pardonnez-moi, monsieur le président, monsieur le garde de sceaux, mes chers collègues, d'avoir un peu anticipé sur la discussion à venir, mais je pense qu'en ayant ainsi perdu un peu de temps nous en gagnerons beaucoup tout à l'heure. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe Union pour un mouvement populaire, 36 minutes ;
Groupe socialiste, 21 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 10 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 9 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Charles Gautier.
M. Charles Gautier. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, nous examinons ce texte pour la seconde fois, mais la situation est inchangée : un large consensus se dégage de notre assemblée, comme c'était déjà le cas à l'Assemblée nationale.
Les nombreuses concertations que vous avez menées, monsieur le garde des sceaux, n'y sont pas étrangères. Il serait d'ailleurs souhaitable de voir appliquer cette méthode à de nombreux autres textes (M. le garde des sceaux sourit), par vous-même mais aussi par vos collègues du Gouvernement, notamment sur les questions sociales.
En conséquence, toutes les professions concernées acceptent les modifications de leurs statuts.
Ce large consensus tient aussi à l'origine de nombreuses parties de ce texte. En mars 2002, Mme Lebranchu, alors garde des sceaux, avait souhaité la mise en place d'une mesure européenne qui faisait alors figure d'Arlésienne, mais qui sera demain enfin applicable en droit français : la reconnaissance générale des diplômes d'enseignement supérieur. Ainsi, les avocats ayant acquis leur qualification dans un autre Etat membre de l'Union européenne pourront désormais exercer librement en France. Il était temps !
La reprise du texte de Mme Lebranchu, ainsi que la transposition de directives européennes, si tardive soit-elle, vous vaudra, monsieur le garde des sceaux, l'approbation du groupe socialiste, qui votera ce texte.
Le présent projet de loi va toujours dans le sens d'un supplément de formation, de discipline et de réglementation. Il concerne les avocats, les notaires, les huissiers, les greffiers des tribunaux de commerce, les experts judiciaires et en ventes publiques, ainsi que les conseillers en propriété intellectuelle.
Ce texte présente une modernisation de ces professions. Il devenait urgent de la mettre en oeuvre. Je n'entrerai pas dans le détail, mais l'on peut en dégager l'idée d'une modernisation devenant pressante pour plusieurs raisons.
La première tient au fait que notre société se judiciarise. Le droit prend une place grandissante dans notre société, ce qui amène les professions juridiques et judiciaires à intervenir de plus en plus régulièrement pour nos concitoyens ou auprès de ceux-ci. Rappelons que ces professions, et surtout la profession d'avocat, sont en charge de la défense des citoyens face à l'Etat. Or le droit à la sûreté est un droit à valeur constitutionnelle, c'est la garantie des libertés individuelles du citoyen. Face à un Etat qui intervient de plus en plus systématiquement et renforce toujours plus ses pouvoirs de police, au nom de la sacro-sainte sécurité, à l'heure même des « policiers référents » dans les collèges français, il est essentiel de renforcer les pouvoirs permettant aux citoyens de se défendre contre ces dérives.
Parce que nous voulons un Etat ferme et fort face à la délinquance, un Etat de droit, mais pas un Etat omnipotent, il faut renforcer la sécurité de la justice, et notamment celle de la défense.
De plus, la « mondialisation » des échanges, au niveau tant mondial qu'européen, rend indispensable une harmonisation des règles européennes, ainsi que la mise en place de règles strictes définissant ces professions.
Nous pensons néanmoins que ce projet de loi peut encore être amélioré, notamment sur deux points.
Un premier amendement déposé par M. Michel Dreyfus-Schmidt et l'ensemble des membres du groupe socialiste tend à permettre aux avocats de pratiquer la profession d'assistant parlementaire. Ce point a déjà été évoqué voilà quelques instants. Cet amendement semble faire l'unanimité. Un amendement identique a d'ailleurs été déposé par le groupe de l'UMP.
Par ailleurs, à la demande du barreau de Guyane,...
M. Michel Charasse. Il y a un barreau en Guyane ?
M. Charles Gautier. ... un second amendement, qui concerne les conseils de discipline, permettrait d'adapter le projet de loi aux particularités de l'organisation de ce département d'outre-mer.
Ces deux amendements, rédigés dans le souci d'améliorer notre travail, ne vont pas à l'encontre des dispositions de ce projet de loi.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, dans l'ensemble, le présent projet de loi est profitable aux Français. Il permet à l'Etat de garantir à chaque fois plus de sécurité juridique à nos concitoyens. Nous voterons donc ce texte, avec à l'esprit l'idée que, parallèlement à notre travail sur la sécurité, qu'il est nécessaire de continuer, nous devrons toujours améliorer les garanties des libertés, parce qu'une démocratie n'a jamais atteint la perfection, à supposer qu'elle puisse un jour y parvenir.
M. le président. La parole est à M. Pierre Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je bornerai mon propos à une seule question, à laquelle je m'étais intéressé au cours de la première lecture et qui, compte tenu de sa portée suffisamment générale, mérite d'être abordée du haut de cette tribune : il s'agit de l'effet non suspensif de l'appel, ou, si l'on préfère s'exprimer différemment, de l'exécution provisoire des décisions de première instance (M. Michel Charasse s'entretient avec M. le garde des sceaux)... si M. Charasse veut bien m'y autoriser.
M. Michel Charasse. Tout ce que vous voudrez, monsieur Fauchon ! Je n'ai que bienveillance à votre égard !
M. Pierre Fauchon. Cela vous concerne, monsieur Charasse, et c'est pourquoi j'attire votre attention, M. le garde des sceaux, lui, entendant tout, par définition ! (Sourires.)
Je ne reprendrai pas le débat d'ensemble sur cette question. Il a été exposé d'une manière objective, m'a-t-il semblé, dans le rapport de Mme Barèges à l'Assemblée nationale, auquel je renvoie ceux qui seraient intéressés. Je me bornerai à pointer quelques remarques à l'appui d'une idée qui ne m'est pas personnelle car elle est mise en avant depuis longtemps par de nombreux responsables. Il ne s'agit évidemment pas de ceux qui sont en charge d'intérêts de groupe, et c'est normal. D'ailleurs, quand on discute avec eux en tête-à-tête, on a parfois la surprise de constater que leur opinion personnelle n'est pas tout à fait celle qu'ils proclament dans les positions officielles. (Sourires.)
Parmi les magistrats ayant mis en avant cette idée, je citerai des magistrats aussi respectables que l'ancien premier président de la cour d'appel, M. Coulon, ou M. Magendi, qui a écrit, voilà bien des années, un long article sur cette question dans la revue Dalloz.
Première remarque, et ce point n'est pas suffisamment souligné, se rend-on compte, monsieur le garde des sceaux, que la situation de la France est exceptionnelle dans ce domaine ? Notre pays est le seul des grandes démocraties occidentales à conserver le principe général de l'effet suspensif de l'appel. Celui-ci n'est admis ni en Grande-Bretagne, où l'appel est d'ailleurs limité, ni en Italie, ni en Espagne, tandis qu'en Allemagne c'est l'appel lui-même qui n'est possible qu'exceptionnellement. Dans ce domaine comme en bien d'autres, et à l'heure où les contentieux transfrontaliers se multiplient, une certaine harmonisation ne serait-elle pas souhaitable ?
Deuxième observation, selon certains, et cet argument me semble admirable, la mesure serait inutile parce que son résultat serait d'ores et déjà atteint par la multiplication des jugements assortis de l'exécution provisoire, qui représenteraient 80 % à 90 % des décisions.
Cet argument me laisse pantois, ou perplexe pour être plus discret. D'abord, parce qu'il repose non sur des données statistiques mais sur des appréciations subjectives, j'allais dire « pifométriques » (Sourires), qui, l'expérience le prouve, sont très contestables. Je suggère aux uns et aux autres d'interroger n'importe quel praticien, ce que je suis à même de faire quasi quotidiennement. A chaque fois que je dis que 80 % à 90 % des décisions sont assorties de l'exécution provisoire, on me rétorque : « Dans quelle chambre ? Où cela existe-t-il ? Nous n'avons pas du tout cette impression. Le pourcentage moyen est plutôt de l'ordre de 50 %, car, si Paris est toujours en avance à cet égard, tout le contentieux de la France ne se passe pas dans la capitale ».
Cela étant dit, monsieur le garde des sceaux, comment se fait-il que l'on ne dispose pas de statistiques précises sur ce point ? Je signale, pour ceux qui ne le sauraient pas, qu'il n'est pas nécessaire de se livrer à une analyse approfondie d'un jugement pour savoir s'il est ou non assorti de l'exécution provisoire : la précision figure toujours à la fin, la dernière formulation indiquant « ordonne l'exécution provisoire » ou « n'ordonne pas l'exécution provisoire ». Il est donc très facile de le relever et de dresser un tableau. On disposerait ainsi de statistiques. Le fait que nous ne disposions pas de telles statistiques est effarant, allais-je dire, mais, là encore, pour rester discret, je dirai que c'est surprenant.
Ensuite et surtout parce que, s'il est vrai que d'ores et déjà la plupart des décisions bénéficient de l'exécution provisoire, alors, et alors surtout, il est encore plus urgent de l'ordonner, puisque cela montre que cette réforme n'entraînera pas les difficultés évoquées par ailleurs et qu'elle aura tout simplement l'avantage de clarifier les choses, de décourager les mauvais plaideurs et de simplifier la tâche des juges, en ce sens qu'ils n'auraient pas à motiver l'exécution provisoire, un exercice, il est vrai, quelque peu artificiel.
On a parlé de la difficulté de prendre des mesures d'accompagnement. Car il y en aura, sans doute. Cela étant, si l'on admet que la très grande majorité des décisions bénéficient déjà de l'exécution provisoire - hypothèse, selon moi, optimiste -, ces mesures d'accompagnement seront d'autant moins difficiles à prendre. Rappelons qu'elles sont de nature réglementaire. Bref, la difficulté ne devrait tout de même pas être insurmontable.
Quoi qu'il en soit, j'ai cru possible de faire la part des choses en proposant une démarche en quelque sorte expérimentale, circonscrivant l'effet non suspensif aux litiges les plus modestes. Dans mon amendement, je plaçais la barre à 15 000 euros, soit 100 000 francs. Si l'on me dit que ce seuil est trop élevé et qu'il faudrait le ramener à 80 000 francs, je n'y verrai aucun inconvénient, car le débat n'est pas là. Et je parle ici d'expérience : pour avoir moi-même exercé ce métier que toute ma famille pratique encore, je dispose d'informations concrètes presque de manière quotidienne et je sais qu'en vérité la question est simplement de toucher au moins ce contentieux de masse qui voit trop souvent s'affronter à armes inégales des particuliers, des gens modestes, des organismes peu dotés, disposant de moyens limités, à des organismes beaucoup plus puissants, qui se moquent des frais de procédure. C'est qu'ils ont les moyens et que, de toute manière, le coût de la procédure entre dans leurs frais généraux ! Pourquoi alors s'en priver ?
L'avocat tente bien de dissuader le client qui n'a aucune chance de gagner en appel, mais, pour ce client, c'est toujours trois ans de gagnés et, de toute façon, une procédure passée en frais généraux ! Il s'agit plutôt ici d'ennuyer celui qui a gagné en première instance parce qu'il avait cent fois raison.
Voilà ce à quoi il faut mettre un terme. C'est pourquoi j'ai proposé de limiter l'efficacité de la mesure suggérée à ce seuil.
Je vais tout de même citer un cas pour prouver à quel point l'enjeu est concret.
Un modeste retraité de mon canton - le canton de Mondoubleau, qui n'est pas très illustre, certes, mais qui n'en mérite pas moins une certaine considération (Sourires) - a placé ses économies, encouragé en cela par le Gouvernement, dans l'achat d'un appartement à Paris. Mais voilà que le locataire, dont le loyer représente les deux tiers des revenus du propriétaire, ne paie pas pendant sept ou huit mois. Mon retraité se décide à agir en justice, ce qui n'est jamais très amusant. Un juge d'instance de Paris, constatant le non-paiement des loyers dus, condamne le locataire au paiement, mais, probablement parce que ce juge estime que, quelque part, un propriétaire ne peut pas avoir complètement raison, considère qu'il n'y a pas lieu à ordonner l'exécution provisoire. Le locataire trouve le moyen de faire appel, probablement avec l'aide judiciaire. La procédure durera deux ou trois ans, et le retraité de Mondoubleau devra faire face aux frais de procédure sur ses propres deniers, parce qu'il est propriétaire, et qu'il n'a probablement pas droit à l'aide judiciaire !
Mon retraité est venu me trouver pour me dire son désespoir. Effectivement, c'est désespérant, et c'est le genre de cas où l'on aurait aimé que l'exécution provisoire ait été automatique.
Sans vouloir prolonger le débat, il faut que nous tâchions de trouver une solution qui soit satisfaisante pour toutes les parties, par voie législative ou, en tout cas, par voie réglementaire. Que l'on fasse ce premier pas dans le sens, je crois, du bien commun, de la justice et des justiciables, ou du moins de ceux dont les intérêts méritent d'être protégés. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Laurent Béteille.
M. Laurent Béteille. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le texte qui nous est aujourd'hui soumis a été considérablement enrichi à l'issue de sa première lecture aussi bien par le Sénat que par l'Assemblée nationale. Ce sont ainsi vingt-cinq nouveaux articles qui ont été ajoutés aux cinquante-sept du projet de loi initial.
Nous pouvons tout particulièrement nous féliciter que l'Assemblée nationale n'ait amendé qu'à la marge les dispositions modifiées ou introduites par le Sénat en première lecture.
Monsieur Fauchon, certains peuvent évidemment regretter que les députés aient supprimé la disposition que vous avez contribué à introduire visant à rendre immédiatement exécutoires les décisions de justice. Partant d'un constat bien réel, vous proposiez de mettre un terme à des procédures dilatoires qui, faut-il le rappeler, représentent une grande partie des appels. Il est vrai que, pour certains justiciables, l'appel constitue un moyen de gestion de trésorerie.
Cependant, je suis de ceux qui pensent que ce problème mérite une étude particulière, car les conséquences peuvent être assez compliquées dans certaines matières. Aussi, le dispositif que vous proposiez trouverait plus sa place, je le pense, dans une réforme plus globale de la procédure civile.
N'oublions pas qu'un nombre certain de décisions sont infirmées en appel. L'exécution provisoire n'est donc pas toujours la solution idéale. Au reste, le juge a les moyens, s'il estime que c'est fondé - il faut savoir faire confiance aux magistrats, ou alors les supprimer ! (Sourires), - de rendre sa décision immédiatement exécutoire. Il faut, me semble-t-il, lui laisser une marge d'appréciation dans les matières où il a la faculté d'ordonner l'exécution provisoire, étant rappelé que, dans certains cas, c'est non pas une faculté, mais une obligation.
Par ailleurs, il s'agit d'un problème de procédure civile qui relève, partant, du domaine réglementaire.
Monsieur le garde des sceaux, vous nous aviez promis, lors du débat en première lecture, des propositions émanant de la chancellerie, un groupe de travail ayant été constitué sur ce sujet au sein de votre ministère. Nous espérons que vous aurez prochainement l'occasion de nous faire part de l'état d'avancement de ses travaux.
En outre, comme je l'ai déjà souligné, l'Assemblée nationale a introduit un certain nombre de dispositions particulièrement intéressantes. Je n'y reviendrai pas sinon pour saluer l'initiative qu'ont prise nos collègues en matière de transposition de la directive communautaire relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux. Certains ont pu s'en étonner, mais cette directive devait être transposée dans notre droit : les professions juridiques et judiciaires concernées, ou susceptibles de l'être, par ce type d'affaires, notamment les avocats, seront désormais soumises à une obligation de déclaration de soupçon.
Le mérite de l'Assemblée nationale est d'avoir su concilier avec beaucoup de finesse cette obligation de vigilance et de déclaration de soupçon avec le principe, indispensable, du secret professionnel, en encadrant le champ de cette obligation.
D'autres orateurs l'ont souligné avant moi, la déclaration de soupçon ne pourra ainsi porter que sur des actes juridiques rédigés dans des matières limitées. Elle ne pourra pas non plus s'appliquer aux informations obtenues dans le cadre d'une consultation juridique, quel qu'en soit l'objet, ou dans le cadre de l'activité judiciaire.
Une autre innovation proposée par l'Assemblée nationale me semble également très importante : elle concerne les avocats affiliés à des réseaux pluridisciplinaires.
Le développement de ces réseaux est essentiel pour la profession et ne saurait être remis en cause. La notion de « réseau » vise à organiser le travail en équipe, caractéristique aujourd'hui de l'évolution de la démarche de ladite profession.
Les formes de coopération entre membres de professions différentes - pour mémoire, je rappelle qu'il y aurait, en France, plus de huit cents cabinets d'avocats travaillant en coopération étroite avec des experts-comptables et des conseils en organisation ou en management - ou les formes de coopération entre membres d'une même profession sont appelées à se généraliser et, sans nul doute, à devenir, à terme, un mode d'exercice habituel de la profession d'avocat.
Néanmoins, le développement de ces réseaux doit être entouré de garanties déontologiques permettant de prévenir les conflits d'intérêts, de veiller au respect du secret professionnel et, plus généralement, de préserver l'indispensable indépendance de l'avocat.
Dans le prolongement des dispositions prises dans la loi du 1er août 2003 sur la sécurité financière, laquelle avait prévu une incompatibilité entre les fonctions de conseil et celles de commissaire aux comptes, l'Assemblée nationale propose d'imposer aux avocats, quel que soit leur mode d'exercice, de mentionner leur appartenance à un réseau pluridisciplinaire, et ce afin d'accroître la transparence nécessaire en la matière.
Cette nouvelle disposition permettra au conseil de l'ordre des avocats d'évaluer au cas par cas si l'appartenance à un réseau est susceptible de soulever des problèmes déontologiques.
Dans le même registre de la déontologie, un point particulier, et qui me tient à coeur, a été abordé lors de la discussion du texte en première lecture au Sénat. Il s'agit de la compatibilité de la profession d'avocat avec les fonctions d'assistant parlementaire.
Monsieur le garde des sceaux, vous nous avez apporté tout à l'heure une réponse qui nous réjouit, puisque ce problème doit être réglé dans les jours ou les semaines qui viennent.
Je souscris pleinement à ce projet de loi tel qu'il ressort des travaux en première lecture des deux assemblées. C'est un texte réaliste et équilibré, qui a été élaboré en étroite concertation avec les professionnels de la justice et qui fait l'objet d'un large consensus sur l'ensemble des travées de cet hémicycle. C'est suffisamment rare pour être souligné ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon.
Mme Josiane Mathon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen s'abstiendront sur le présent texte qui n'a pas levé les inquiétudes qu'ils avaient exprimées en première lecture.
Certes, la réforme, sur de nombreux points, ne nous pose pas de problème, notamment quand il s'agit de renforcer la déontologie des professions concernées ou de rénover les procédures disciplinaires dans le sens d'une plus grande impartialité.
Ces dispositions ne sont d'ailleurs que la transcription législative de la mise en conformité, entamée par les barreaux depuis 2001, avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment pour les règles du procès équitable.
Cet objectif apparaît d'autant plus méritoire dans le contexte actuel. Nous notons, non sans quelque ironie, j'en conviens, que, avec l'adoption prochaine du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, et donc l'introduction du « plaider coupable » ou l'extension de la composition pénale, ces mêmes exigences européennes en matière de droits de l'homme et de droits de la défense seront sérieusement altérées dans le cadre du procès pénal.
De même, nous approuvons les dispositions relatives au renforcement de la lutte contre le blanchiment : dès le mois d'octobre 2000, notre groupe avait déposé des amendements en ce sens, tendant à inclure les avocats dans le champ de la déclaration de soupçon, dès lors qu'ils étaient amenés, dans leur rôle d'assistance, à participer à la conception ou à la réalisation des opérations en cause. A l'époque, nous nous étions heurtés au problème de l'articulation avec le secret professionnel. Il est fort heureux que l'on en soit enfin sorti.
Cependant, là encore, j'exprime quelque déception à voir que les efforts du Gouvernement en la matière semblent s'éroder quand il s'agit de lutter contre la corruption ; je vous renvoie, sur ce sujet, à notre discussion sur la criminalité organisée.
Je note, et c'est un autre point positif, que nos interrogations sur le tutorat ont été entendues. Alors que nous nous préoccupions, en première lecture, de l'effectivité pratique du dispositif et de ses conséquences sur les relations de travail, l'Assemblée nationale a reconnu l'existence de ces difficultés en optant pour la suppression pure et simple de la mesure.
On doit cependant regretter que les craintes exprimées à l'égard du tutorat n'aient pas été prolongées par une réflexion plus globale sur les conditions de travail au sein des holdings d'avocats. Monsieur le garde des sceaux, vous vous exprimiez vous-même ainsi à l'Assemblée nationale : « Le fait de soumettre une partie des jeunes avocats au contrôle d'un confrère a suscité des inquiétudes. Même si le tutorat n'était pas conçu initialement comme constituant un véritable contrôle, il place le tuteur en position de superviseur de son jeune confrère et porte ainsi en germe des risques de dérives. D'aucuns craignent en effet que le tutorat ne devienne prétexte à solliciter du jeune avocat l'exécution de tâches au profit du tuteur. » Au passage, cela en dit long sur les pratiques en vigueur dans certains cabinets d'avocats !
Il aurait été d'autant plus utile d'évoquer ce problème que le présent projet de loi tend à encourager la constitution de holdings d'avocats, afin, nous dit-on, de concurrencer les cabinets anglo-saxons, qui constituent, comme chacun sait, une référence en matière de droit du travail !
Nos inquiétudes sur la conception qu'a le Gouvernement de l'organisation future de la profession sont d'autant plus grandes que celle-ci s'ouvre aux avocats des pays de l'Union européenne, sans que nous soyons assurés que le niveau de formation exigé sera identique au nôtre.
En outre, cette réforme ne peut qu'accélérer l'emprise du droit anglo-saxon sur nos procédures. Or on ne mesure pas toujours combien celle-ci est discutable du point de vue de l'égalité devant la justice, puisqu'elle se fonde d'abord sur un critère de rentabilité du client.
C'est sur ce point de la lutte contre les discriminations et pour un réel accès au droit que je souhaite terminer mon propos. Cette question ne devrait-elle pas, en effet, sous-tendre et guider toute réforme des professions d'avocat et des autres auxiliaires de justice ?
La qualité de la justice est d'abord l'affaire des justiciables avant d'être celle des professionnels. A cet égard, nous ne pouvons que souligner combien ce projet de loi occulte les vraies questions en se plaçant plus du point de vue des professionnels de la justice que de celui des justiciables.
J'évoque ici notamment le renoncement à une réforme en profondeur de l'accès à la justice et de l'aide juridique. Vous vous retranchez, monsieur le garde des sceaux, derrière la revalorisation de l'unité de valeur opérée par le décret de septembre 2003, ce qui est très parlant. La revalorisation de la rémunération des avocats satisfait-elle l'égal accès au droit et à la justice ?
Les sénateurs communistes ne le pensent pas, pas plus qu'ils ne le pensaient sous la législature précédente. Je me permets de reprendre à mon compte les propos de M. Bouchet, président du groupe de travail sur l'accès au droit, qui indiquait ceci : « Le but n'est pas de circonscrire le rapport au seul problème de la rémunération des avocats. Cette réforme est d'abord faite pour répondre à une demande de droit. »
Or cette demande de droit n'est pas satisfaite, et ce n'est certes pas le système d'assurance de responsabilité juridique - conçue comme une alternative, peu crédible, en réalité, à voir le manque d'enthousiasme des compagnies d'assurance -, qui y pourvoira, alors qu'un tel système s'avère par essence profondément inégalitaire.
Je déplore que le Gouvernement ait choisi de bloquer toute réforme qui élargirait les possibilités pour les citoyens et les justiciables de maîtriser leurs droits et d'accéder au juge pour les rendre effectifs, alors que tout le monde s'accorde à dire que le système actuel est en faillite. Ce ne sont pas les améliorations à la marge apportées par le décret du 25 septembre 2003 qui changeront fondamentalement les choses, alors que nous raisonnons à enveloppe constante.
Nous voyons croître sans cesse, au fil des textes, l'emprise d'une vision comptable de la justice, cette justice trop génératrice de coûts qu'il convient de limiter toujours plus. N'est-ce pas le même esprit qui a « légitimé » l'adoption en première lecture par notre assemblée de l'amendement de notre collègue Pierre Fauchon, qui propose de rendre immédiatement exécutoires les jugements de première instance au civil ? Ce fut, d'ailleurs, le seul objet de propos de notre collègue à l'instant.
Non, décidément, ce n'est pas cette conception de la justice de demain que veulent faire prévaloir les sénatrices et les sénateurs communistes !
C'est donc une abstention en forme de protestation que nous avons décidée, non pas tant à l'égard des dispositions du projet de loi lui-même, largement consensuelles dans les professions concernées, qu'en raison de l'absence de volonté du Gouvernement de s'attaquer aux véritables enjeux de la justice pour aujourd'hui et pour demain, principalement l'égalité dans l'accès au droit et à la justice.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ? ...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle que, aux termes de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir de la deuxième lecture au Sénat des projets de loi, la discussion des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement n'ont pas encore adopté un texte identique.