PRÉSIDENCE DE M. CHRISTIAN PONCELET
M. le président. La séance est reprise.
CONSULTATION DES ÉLECTEURS DE CORSE
Discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi (n° 274, 2002-2003) organisant une consultation des électeurs de Corse sur la modification de l'organisation institutionnelle de la Corse. [Rapport n° 277 (2002-2003).]
Monsieur le ministre, mes chers collègues, je me félicite que ce projet de loi soit aujourd'hui soumis en premier lieu au Sénat. Il s'inscrit en effet dans le prolongement direct de la révision constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République, dont le Sénat a été l'initiateur, l'inspirateur et l'aiguillon.
Cette révision constitutionnelle prévoit en particulier que les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales sont soumis en priorité au Sénat.
Nous examinons aujourd'hui le premier texte de décentralisation qui suit cette révision constitutionnelle, c'est-à-dire le premier texte de l'acte II de la décentralisation.
L'organisation d'une consultation locale, en préalable à la modification du statut particulier de la Corse, constitue une grande première, désormais autorisée par les nouvelles dispositions de l'article 72-1 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle de mars dernier.
Le futur statut de l'île, dont les grandes orientations sont définies par l'annexe au projet de loi, constitue également la première application du droit à la différence statutaire reconnu par le constituant.
Ce projet de loi offre aux électrices et aux électeurs de Corse la possibilité de se prononcer sur une question essentielle, celle de la création d'une nouvelle collectivité territoriale sui generis, une collectivité qui se substituera aux deux départements et à la région.
Il appartiendra aux électrices et aux électeurs de confirmer que ce nouveau statut répond à la spécificité de la situation de la Corse.
Compte tenu de l'importance de cette consultation, j'ai tenu à me rendre en Corse la semaine dernière pour une visite officielle.
Je me suis tout d'abord recueilli devant la plaque posée à la mémoire du préfet Erignac, accompagné des élus corses.
J'ai ensuite prononcé une allocution devant l'Assemblée de Corse. A cette occasion, il m'a été donné de souligner que l'ancrage constitutionnel de la décentralisation différenciée devrait, enfin, permettre de conférer à la Corse, au sein de la République, des fondements institutionnels stables et pérennes, car adaptés et adaptables.
Je ne saurais cependant anticiper le débat qui va maintenant s'ouvrir. Je donne donc immédiatement la parole à M. le ministre. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement a décidé d'assumer ses responsabilités en proposant à la Corse une stratégie pour l'action, pour le développement et pour la paix.
Au coeur de cette stratégie figure un projet de réforme institutionnelle. Pour la première fois, comme notre Constitution nous y autorise depuis la réforme du 28 mars dernier, ce projet sera soumis à la consultation des électeurs de Corse, si le Parlement en décide ainsi. Tel est le sens du texte dont nous débattons aujourd'hui.
Mesurons ensemble l'importance du débat qui nous réunit.
Important, ce débat l'est pour nos institutions tout d'abord. En effet, le projet de loi qui vous est présenté aujourd'hui est la première application de la réforme constitutionnelle votée par le Congrès il y a moins de deux mois.
Mesurons surtout l'importance de ce débat pour la Corse et pour les Corses.
Pour la première fois, le Gouvernement a choisi de faire confiance aux Corses, à tous les Corses, en demandant aux 190 000 électeurs de l'île de se prononcer, de donner leur avis, d'assumer leurs responsabilités, de refuser clairement que des minorités, quelles qu'elles soient, parlent en leur nom.
Je ne veux ni juger ni moins encore condamner les accords de Matignon dont, chacun le sait, j'avais à l'époque, à titre personnel, plutôt approuvé la démarche. Mais convenons que ce fut sans doute une des faiblesses de ce processus que de s'en remettre à l'opinion de cinquante élus, si représentatifs soient-ils.
Je n'avais pas condamné hier, je n'ai certes pas l'intention de condamner aujourd'hui. D'ailleurs, en Corse, les seules choses qui ne manquent pas, ce sont les condamnations du passé ! (Sourires sur les travées de l'UMP.) On est moins original lorsqu'il s'agit d'élaborer des projets. En tout cas, celui que vous propose le Gouvernement, aura ceci d'original qu'il sera approuvé ou rejeté par les 190 000 électeurs de Corse.
Le Gouvernement engage ce débat avec la claire conscience de la difficulté et de la complexité de la question corse.
A la fin du mois de mai, je me rendrai en Corse pour la septième fois en un an. J'entame ce débat sans aucun esprit polémique. Au cours des vingt-huit dernières années, c'est-à-dire depuis les événements d'Aléria, nous avons tous échoué à trouver la ou les solutions pour l'île. Le reconnaître, ce n'est condamner personne, c'est tirer un bilan sans concession.
Nombreux furent les ministres qui, avec intelligence et courage, ont affronté ce problème ; nombreux sont les gouvernements qui ont essayé de bonne foi de le résoudre. Il ne sert à rien de les juger. Je constate simplement que la solution n'a pas été trouvée.
Le Gouvernement engage donc ce débat avec la volonté de rassembler le plus grand nombre, les parlementaires, en premier lieu, pour proposer à la Corse un avenir de paix et de développement dans la République.
Pour lui, la question de l'appartenance de la Corse à la République ne se pose même pas. Je n'en fais pas le coeur de mon intervention pour la raison simple qu'aborder une question qui ne se pose pas, c'est faire preuve de faiblesse.
Pour le Gouvernement, la Corse mérite cet effort de rassemblement. En effet, les Corses - il faut le reconnaître - contrairement à ce que pensent les continentaux, chez qui l'on sent poindre une exaspération de temps à autre, sont les premières victimes d'une spirale qui, depuis des années, dépasse le plus grand nombre d'entre eux et qu'il faut maintenant tenter de maîtriser.
Pourquoi une réforme institutionnelle ?
Il ne s'agit pas de vouloir instaurer un nouveau statut à tout prix ou de faire de l'institutionnel parce que le reste - la sécurité et le développement économique - serait trop difficile.
Les institutions de la Corse sont au coeur de la vie publique qui s'y déroule. Elles définissent la manière dont les Corses sont représentés et la façon dont les décisions collectives se prennent. Il est donc normal qu'elles soient un sujet de préoccupation dès lors que la Corse n'a pas trouvé un cadre qui corresponde vraiment à son identité, à ce qu'elle est profondément, comme l'ont trouvé toutes les autres îles de la Méditerranée.
C'est un fait : toutes les îles de la Méditerranée ont un statut spécifique. Aucune n'a le même statut que le continent auquel elle est rattachée. Dire cela, ce n'est polémiquer avec personne ; c'est décrire la situation méditerranéenne, et je rappelle que la France est une puissance méditerranéenne.
Je sais bien que tout gouvernement qui se penche sur cette question peut être suspecté, d'emblée, d'arrière-pensées non avouées. Il aurait peut-être été plus simple de laisser les choses aller leur cours, en se contentant, comme cela a été si souvent le cas, de les commenter en appliquant les transferts de compétences décidés par la loi de janvier 2002, en faisant semblant de croire que ces transferts, importants, pouvaient seuls résoudre les questions qui se posent. Il se trouve que le Gouvernement ne croit pas à la stratégie de l'immobilisme.
Je ne suis pas sûr que la stratégie que nous vous proposons soit la garantie du succès mais ce dont je suis sûr, c'est que l'immobilisme conduit à l'échec. L'immobilisme revient seulement à gagner du temps avant que, une nouvelle fois, la Corse n'échoue. Or la Corse a perdu trop de temps.
Il faut essayer d'arrêter une stratégie propre à la faire sortir de cette spirale de l'échec, et l'immobilisme n'est pas une stratégie.
L'architecture des institutions de la Corse a été construite sans aucune cohérence. Là encore, sans faire de procès à quiconque, je veux cependant rappeler, pour ceux qui n'en seraient pas familiers, l'historique de ces institutions.
En 1975, on décide de recréer deux départements en Corse. La bidépartementalisation était supprimée depuis 1811. La bidépartementalisation de 1975 a été mise en place, notamment, pour appliquer au mieux la loi de 1972 sur les régions. Et puis, en 1982, on crée la collectivité territoriale de Corse, avec des compétences étendues. En 1991, on lui donne une organisation particulière. En 1999, on ouvre le débat sur la création d'une collectivité unique et, en 2002, on ne tranche pas ce débat, faut de cadre constitutionnel.
Ce n'est pas faire injure à nos prédécesseurs que de dire que la loi de janvier 2002 est plus une loi de décentralisation de compétences qu'une loi portant réforme du statut de la Corse. La preuve en est que cette loi prévoyait, comme on dit dans le dialogue social, une « clause de revoyure » afin de discuter de l'évolution du statut. Ce n'est pas caricaturer d'affirmer que, dans l'esprit du Premier ministre d'alors, M. Jospin, l'idée d'une collectivité unique était présente, mais qu'elle n'a pas été concrétisée dans la loi de janvier 2002.
Ainsi se trouvent résumés les problèmes institutionnels de la Corse : depuis 1975, une succession de décisions, mais pas de cohérence puisqu'il n'y a pas de lien entre toutes ces décisions.
La Corse dispose donc de deux départements, d'une collectivité territoriale, et cette situation ne permet pas de répondre aux défis qui se posent à elle. Il ne s'agit pas de noircir le tableau. Il s'agit, avec calme, de regarder les choses en face.
Il n'est pas question d'accuser les Corses, de faire peser sur eux toutes les responsabilités. D'autant que, selon moi, le problème tient à ce que, en Corse, personne, absolument personne, n'est responsable d'une stratégie d'ensemble, car personne n'en a les moyens. Personne ne peut réfléchir à une stratégie de développement pour la Corse puisque personne n'en a la responsabilité.
En Corse, les responsabilités se chevauchent, s'entrecroisent, s'entremêlent, empêchant quiconque d'exercer une action d'ensemble.
Plus de trois cents communes, deux départements, une collectivité territoriale : tout le monde se mêle de tout, il n'y a plus aucune cohérence !
Certes, être lucide et décrire la situation telle qu'elle est n'est pas simple s'agissant de la Corse. Tant de choses ont été dites et écrites sur la Corse ! Nos compatriotes corses eux-mêmes sont d'ailleurs très à l'écoute de ce qu'on dit d'eux, et s'en trouvent souvent blessés.
L'idée du Gouvernement était de ne pas partir de l'image de la Corse, mais d'aller à sa rencontre aussi souvent que nécessaire. Le Premier ministre est allé deux fois en Corse. Le président du Sénat - il le rappelait - s'y est rendu la semaine dernière. Le rapporteur, Jean-Patrick Courtois, a fait de même. Emerge déjà une première conviction : c'est que cette identité corse, cette spécificité corse souffre aujourd'hui d'une formidable crise de confiance. Sur l'île, plus personne ne fait confiance à personne. Tant de déceptions, tant de malentendus, tant de douleurs, tant de violences, ont créé tant d'amertume !
Innombrables seront vos interlocuteurs qui vous expliqueront pourquoi, dans le passé, cela a échoué, et vous en trouverez fort peu qui vous expliqueront comment, pour l'avenir, il faut s'en sortir. Car, en vérité, nombreux sont les Corses qui ne croient plus en leur avenir.
Aussi notre première tâche a-t-elle consisté à essayer de créer un climat de confiance pour que, de nouveau, on espère et on croie dans la parole publique. Loin de moi l'idée de dire que le Gouvernement y a réussi. Mais en retournant en Corse, en y renvoyant les mêmes interlocuteurs, en essayant d'y tenir chaque fois le même discours, en s'efforçant de rassembler pour construire, on a peut-être une chance de trouver le chemin pour proposer un avenir à la Corse.
Entendre, écouter, comprendre et, j'oserai le mot : aimer. Car, ce n'est pas le moindre des paradoxes, les Corses sont fiers mais ils doutent beaucoup et, dans leurs doutes, ils se demandent notamment si leurs compatriotes du continent les aiment toujours.
De ce point de vue, votre présence et votre attention sont un signal beaucoup plus important que d'aucuns ici ne peuvent l'imaginer.
En Corse, il y a beaucoup de passion et de talent. Jusqu'à présent, ils ont été mis au service de beaucoup de destruction. Je suis persuadé que l'on peut les mettre au service de la construction.
Le Gouvernement a aussi choisi de partir du présent. Il ne s'agissait pas de dire : « Tout ce que les autres ont fait est mauvais et tout ce que nous allons faire sera nécessairement bien ! » Cela n'aurait pas de sens. Les problèmes qui ont été ceux de M. Jospin, et d'autres avant lui, sont aujourd'hui les nôtres. Mais nous devons essayer de transmettre au gouvernement qui nous succédera demain un dossier corse qui aura progressé.
Nous avons donc délibérément considéré que le processus de Matignon, s'il n'avait pas, loin s'en faut, tout résolu, avait malgré tout permis de faire avancer les choses. Ce n'est qu'en admettant la réalité que l'on peut progresser.
Le Corse de 2003 n'est plus celle de 1999. La loi du 22 janvier 2002, qui est une étape importante, nous l'avons scrupuleusement appliquée : tout les décrets ont été pris ; tous les financements ont été prévus ; tous les transferts ont été organisés. Personne ne peut en douter, et cela ne souffre aucune polémique.
Le Gouvernement a clairement conscience que cette question corse est un sujet si complexe que nous ne devons laisser à nos compatriotes de Corse aucune marge de manoeuvre tirée des prétendues divisions qui régneraient entre les républicains que nous sommes. Il n'y a pas, parmi nous, de républicains qui voudraient sortir la Corse des ennuis et d'autres qui ne le voudraient pas. C'est tous ensemble que nous devons essayer d'apporter une réponse à cette formidable interrogation pour la République française : oui ou non, peut-on apaiser l'île ?
Ce n'est pas noircir la réalité d'aujourd'hui que de parler d'un chômage persistant, de villages dépeuplés, d'entreprises fragiles. Il suffit de savoir que, avec 56 personnes, la manufacture corse de tabacs est le deuxième employeur industriel de l'île pour mesurer cette fragilité et, plus généralement, pour concevoir ce qu'est la réalité économique de la Corse.
Ce n'est pas que l'île ait trop d'emplois publics : elle n'a pas assez d'emplois privés. Dire cela, ce n'est pas se faire l'avocat aveuglé de la Corse, c'est décrire une réalité.
La Corse, certes, a des problèmes spécifiques : la violence quotidienne - et cela concerne le ministre de l'intérieur, mais j'y reviendrai -, une opinion dont il est peu de dire qu'elle est divisée, une jeunesse inquiète à juste titre, car dépourvue de toute perspective.
Jadis, il y avait des perspectives : faire carrière au service de l'Etat, faire carrière dans l'armée, faire carrière dans les colonies. Aujourd'hui, pour un jeune Corse, faire carrière, c'est nécessairement abandonner sa région.
Cette réalité spéficique est tangible, quotidienne. On peut toutefois, par humeur, la contester, mais la Corse a trois problèmes et non pas un : la Corse est une île, la Corse est une montagne, la Corse est sous-peuplée. C'est peut-être d'ailleurs ce troisième problème qui est le plus lourd de conséquences et qui fait la grande différence entre la Corse et la Sardaigne, géographiquement si proche. La Corse est aussi une île, elle est aussi montagneuse, mais, en Corse, il n'y a pas de marché. C'est là une réalité que l'humeur, voire l'exaspération ne doivent pas nous faire oublier.
Le débat sur les atouts et les handicaps de la Corse dure depuis des décennies. Ce débat balance en permanence entre le désespoir et l'espoir.
L'espoir, c'est le caractère exceptionnel du cadre naturel : mille kilomètres de côtes - entre Menton et Perpignan, il y en a 750 -, des sommets où les neiges sont éternelles - 2 700 mètres d'altitude -, une variété infinie de paysages : point n'est besoin de vanter la beauté de la Corse !
Comment surmonter ses handicaps, comment y encourager la culture de produits de qualité, comment exporter ses produits, comment circuler dans l'île, comment y développer le tourisme, comment y rétablir la paix ? Depuis quarante ans, peut-être plus, la Corse se pose ces questions sans trouver de réponses.
Finalement, les seules réponses qui ont été apportées avec constance, ce sont celle de la violence qui ne conduit qu'au désespoir et celle du désespoir qui ne conduit qu'à la violence. Violence et désespoir s'unissent en effet pour former un couple maudit : désespérés et donc violents, violents donc désespérants.
Il serait facile, et surtout irresponsable, de considérer cette réalité comme une fatalité : « Ils sont comme cela ! » Mais ce serait renoncer, et il n'est pas possible de renoncer. La Corse fait partie de la France. Les 260 000 habitants de l'île sont des Français. Les républicains que nous sommes ne peuvent pas renoncer.
La Corse doit prendre son avenir en main, car les problèmes ne viennent pas que de l'extérieur : la Corse et les Corses ont une part de responsabilité, et il convient de n'exonérer personne. Pour que la Corse prenne son avenir en main, il faut abandonner les postures.
D'abord, la posture qui se présente comme strictement républicaine : on n'accepte rien et, dans les faits, on tolère tout. C'est la République par le discours mais, pour le reste, c'est la cécité complète !
Ensuite, la posture inverse, aussi déplacée, aussi démodée et aussi inefficace : c'est une attitude hostile ou exaspérée ; de hauts responsables de l'Etat se sont parfois laissé aller à quelques déclarations dans ce sens, qui ont fait beaucoup de mal sur l'île, mais qui ont eu, reconnaissons-le, un certain succès sur le continent.
Les Corses méritent qu'on les aide à imaginer un autre avenir.
Nous devons relever trois défis et, dans mon esprit, ces trois défis sont liés.
Premier défi : le retour à la sécurité, auquel toute la Corse aspire.
En vérité, je me demande si ces termes, « retour à la sécurité », sont bien choisis, car ils donnent à penser que la Corse a un jour connu la sécurité. Or elle ne l'a pas connue depuis si longtemps que j'hésite à parler de « retour ».
Comment faire ? S'il suffisait, mesdames, messieurs les sénateurs, d'envoyer en Corse plus de gendarmes et plus de policiers pour mettre fin à une situation intolérable, cela se saurait ! Au demeurant, de toutes les régions de France, la Corse est sans doute celle qui, de ce point de vue, est la mieux dotée. Or cela n'a pas permis le retour à la sécurité. Qu'on prenne en considération la géographie ou la culture, peu importe : les faits sont là.
En la matière, la seule solution consiste à agir plutôt que de commenter, et à agir en prenant le temps nécessaire. En Corse encore plus qu'ailleurs, la précipitation est une mauvaise méthode. Il faut du temps pour démanteler un système qui, en Corse, il faut bien le reconnaître, fait des dégâts considérables : je veux parler du système d'économie souterraine. De ce point de vue, la Corse n'a rien à envier à ce qui se passe dans un certain nombre de nos quartiers.
Tout ce que je dirai à ce sujet ne sert à rien, je le sais bien, car seuls comptent les actes.
J'affirme devant la Haute Assemblée que nous avons besoin de temps parce qu'on n'éradique pas comme cela ce qui existe depuis si longtemps et qui a touché tant d'aspects de la société corse.
Je rappellerai qu'il a été procédé à quarante-neuf arrestations en un an et que le FLNC dit « anonyme » a été ainsi démantelé. C'est insuffisant, je le sais, mais, dans les semaines et les mois qui viennent, d'autres événements, je l'espère, démontreront l'efficacité de notre action.
Que veulent les auteurs des attentats ? Que veulent ceux qui prétendent que le courage consiste à sortir à minuit avec une cagoule sur la tête pour faire sauter ce qui a été payé avec les impôts de leurs compatriotes ?
Ils veulent nous fixer un calendrier. Et quelle doit-être notre réponse ? Ne pas nous inscrire dans ce calendrier.
C'est pourquoi poser comme préalable à la discussion la fin de la violence était une mauvaise solution, car c'était donner une force politique considérable aux plus insensés, aux plus violents, aux plus irresponsables. Cela voulait dire que les républicains raisonnables n'avaient le droit de discuter entre eux qu'à partir du moment où les plus déraisonnables avaient décidé de ne plus sortir pour commettre leurs méfaits.
Par conséquent, nous ne devons rien céder à la violence. Nous devons évidemment la condamner, mais surtout interpeller et arrêter ceux qui s'y livrent. Rien ne peut justifier un assassinat !
M. le président. Très bien !
M. Nicolas Sarkozy, ministre. Ne nous le cachons pas, le procès qui va s'ouvrir en juin sur l'assassinat odieux du préfet Erignac sera douloureux.
Douloureux, il le sera d'abord pour Mme Erignac et ses deux enfants, dont le travail de deuil est rendu si difficile par le fait que l'un des auteurs n'a pas été retrouvé.
Douloureux, il le sera également pour la Corse, qui a été traumatisée par cet événement, elle l'a dit en descendant massivement dans la rue : elle se trouvera une nouvelle fois accusée, en quelque sorte, alors même qu'elle se sent victime.
La lutte contre toutes les formes de violence en Corse continuera et s'amplifiera. Je demande à être jugé sur les résultats, y compris sur l'arrestation de Colonna. Tout ce que nous ajouterons au débat sera retenu contre nous, les Républicains. Et, chaque fois qu'une bombe est posée, le poseur de bombe n'attend qu'une chose : qu'un certain nombre d'entre nous se rendent à la télévision pour condamner, ce qui signifie pour lui faire de la publicité, fût-ce en le condamnant. La seule réponse possible, c'est une réponse policière à un acte qui relève du droit commun. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.) La condamnation politique est en effet une sorte de « légitimation » - je mets à dessein le mot entre guillemets -, par une parole politique, d'un acte qui n'a rien de politique. Condamner politiquement un acte qui est d'abord crapuleux, c'est donner, même si ce n'est pas dans l'intention de ceux qui condamnent, une légitimité politique à ce qui est d'abord, de mon point de vue, un comportement mafieux.
Le deuxième défi de la Corse, c'est celui du développement économique.
Là aussi, il faut mettre en oeuvre toutes les forces de solidarité. Le Gouvernement Jospin avait prévu un programme exceptionnel d'investissement de 2 milliards d'euros sur quinze ans. Nous avons veillé à ce qu'il soit financé scrupuleusement. Nous avons même été plus loin en organisant ce qui ne s'est jamais fait dans l'histoire budgétaire de la France, à savoir une ligne budgétaire unique.
Je me suis rendu, avec les élus corses, à Bruxelles, où nous avons négocié et obtenu satisfaction. Pas sur tout, certes, mais sur un certain nombre de points sur tout, certes, mais sur nombre d'éléments sont rassemblés.
Il reste un troisième chantier qui touche à l'évolution institutionnelle. Et, à ceux qui se demandent quel est le rapport entre l'évolution institutionnelle et le développement économique, je réponds que la question même m'étonne : qui n'a vu le lien exact, dans le développement de la France des années soixante, entre les années de croissance que nous avons connues alors et la mise en place d'institutions stables et efficaces, celles de la Ve République ? La France a pu se développer parce qu'elle s'est dotée, à ce moment-là de son histoire, d'institutions adaptées et stables ! Qui peut croire, dans ces conditions, que la question du cadre institutionnel de la Corse serait artificielle ?
Lors des Assises des libertés locales en Corse, j'avais indiqué que, si les élus de la Corse parvenaient à dégager un consensus, le Gouvernement le prendrait, en quelque sorte, au pied de la lettre. Or le consensus - et je n'en fais le reproche à personne - n'a pu être trouvé.
A l'issue de ces Assises des libertés locales, deux thèses s'opposaient : celle des tenants d'une collectivité territoriale unique, sous diverses formes d'organisation, et celle des tenants du maintien des départements aux côtés de la collectivité territoriale.
Je dois avouer que j'ai moi-même hésité : j'ai conduit de nombreuses réflexions et noué de nombreux contacts, parce que j'admets bien volontiers que des arguments de poids étaient avancés de part et d'autre.
Le Gouvernement a finalement opté pour la collectivité unique. A bien y réfléchir, ce qui l'a conduit à soutenir cette thèse, c'est le refus du statu quo car, si ce dernier n'est pas responsable de la situation actuelle, il n'a en rien permis d'y porter remède. Au demeurant, quel curieux argument que celui qui consiste à affirmer que tout va de mal en pis en Corse et à en conclure qu'il convient de ne rien changer !
Voilà pourquoi le Gouvernement a choisi cette nouvelle forme d'organisation.
Eviter les chevauchements et le fractionnement des compétences, éviter une disparité dans les politiques menées au sein même de la Corse, voilà notre objectif : est-il logique que tous les Corses ne soient pas traités de la même façon selon qu'ils se situent au-delà ou en deçà des monts ?
On me dit que l'existence de deux départements, c'est la preuve que la Corse est dans la République. Ah bon ? Avant 1975, la Corse ne comptait pas deux départements. Etait-elle pour autant moins dans la République avant Aléria qu'apès ? Alors même que l'on date d'Aléria les problèmes les plus violents de la Corse, convenons au moins que la bi-départementalisation n'a en rien aidé à résoudre les problèmes !
Au demeurant, quelle conception bien frileuse de l'attachement de la Corse à notre République que de penser qu'elle ne serait plus dans la République sous prétexte qu'elle ne compterait plus deux départements, alors que la plupart des conseillers généraux y sont élus par moins de 3 000 ou de 4 000 électeurs ! C'est faire bien peu cas de l'enracinement de cette région dans notre pays !
Je pourrais également évoquer les double emplois considérables qu'induit la coexistence de trois collectivités, la gestion de l'emploi public n'étant pas sur l'île exempte de tout reproche...
Enfin, la bi-départementalisation présente un inconvénient pour les Corses : il leur est impossible d'identifier les responsables de l'absence de stratégie de développement de l'île. Qui est responsable ? De qui est-ce la faute ? Pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Là encore, les explications sont innombrables. Aujourd'hui, bien malin celui qui désignerait le responsable, puisque de responsable il n'y a pas !
En Corse, aujourd'hui, il y a de multiples décideurs, assez forts pour empêcher mais trop faibles pour harmoniser. Qui peut se satisfaire de cette situation ? Chacun, recroquevillé dans son fortin, peut empêcher, détruire, bloquer, mais aucun n'a même l'idée de s'associer au voisin pour construire !
Face à ces inconvénients, la collectivité territoriale unique nous est apparue, en toute bonne foi, une nécessité majeure.
De quoi souffre la Corse ? D'un manque de cohérence. C'est dans un souci de cohérence que nous vous proposons de créer une collectivité unique, où les priorités et les stratégies seraient décidées pour toute la Corse. Actuellement, en effet, les clivages politiques se superposent aux clivages territoriaux, et ces priorités n'apparaissent nullement.
Faire des choix pour la Corse nécessite donc l'institution d'une collectivité représentant l'île dans son ensemble et qui soit le lieu de définition de la stratégie de développement de l'île.
Les Corses, si vous le souhaitez, sauront demain qui est responsable, ils pourront demain sanctionner en cas d'échec et, surtout, ils pourront demain comprendre quel est le projet pour l'île.
On me dit parfois qu'admettre une telle spécificité, c'est s'éloigner de la République. Alors là franchement, je ne vois pas en quoi ! Qu'est-ce que l'idéal républicain ? N'est-ce pas donner les mêmes chances à tous, aux hommes comme aux territoires, en partant de leurs différences ? C'est cela, la République : quelles que soient les différences, quelles que soient les inégalités, quels que soient les atouts ou les faiblesses, on donne les mêmes chances à partir de ces différences.
La Corse mérite d'avoir les mêmes chances, mais, comme elle est différente, elle doit pouvoir avoir un statut particulier.
On me dit que la Corse ne veut pas être un laboratoire d'expérimentation institutionnelle. Certes, mon Dieu ! Mais la Corse en veut pas non plus être condamnée à l'échec. Or la bonne formule n'a pas été trouvée.
Qui nous prouve que celle du Gouvernement sera la bonne, me demande-t-on. A cela je réponds que la formule du Gouvernement comporte une différence par rapport aux précédentes, à savoir que, si le Parlement vote le projet et si les Corses l'adoptent, alors il se passera beaucoup de temps avant que quelqu'un n'ouvre à nouveau le débat institutionnel, puisque le statut de la Corse aura été par hypothèse adopté par l'ensemble des Corses. Et c'est là un très grand changement.
Si le Parlement l'accepte, une consultation sera donc organisée au début de l'été, le 6 juillet. Certes, la Constitution a prévu qu'il ne pouvait s'agir que d'une consultation. Mais, par souci de clarté, d'honnêteté et de bonne foi, le Gouvernement indique à la Haute Assemblée que, si les Corses répondent oui, un nouveau statut sera alors soumis au Parlement à l'automne, tandis que, si les Corses répondent non, ce sera le statu quo.
Pourquoi n'avoir pas simplement consulté les Corses sur la suppression des départements, ou même laissé la question ouverte ? Pourquoi proposer un projet élaboré par le Gouvernement ? Tout simplement, mesdames, messieurs les sénateurs, parce que, si l'on avait proposé trois ou quatre projets, chacun d'eux aurait recueilli entre 15 % et 25 % des voix, et à l'arrivée, chacun sait bien qu'on nous aurait dit : quelle est la valeur d'un statut adopté avec 25 % des suffrages exprimés ? Aucune !
D'ailleurs, quel serait ce Gouvernement, sa légitimité et sa force qui se tournerait vers les Corses en leur disant : « Choisissez vous-mêmes au supermarché des réformes institutionnelles potentielles ! » Non ! Le Gouvernement a consulté, le Gouvernement a essayé de réfléchir, le Gouvernement s'engage sur un projet pour la Corse. Je veux d'ailleurs dire au passage à M. le rapporteur que la rédaction proposée par la commission des lois sur certains points me semble améliorer celle que propose le Gouvernement.
La collectivité unique, cela signifie que les départements, dans leur forme actuelle, seront supprimés, il n'y a pas d'ambiguïté de ce point de vue, mais que, bien sûr, les communes ainsi que les groupements de communes subsisteront.
La collectivité unique sera déconcentrée et deux conseils territoriaux, subdivisions de la collectivité unique, seront créés. La collectivité unique définira ainsi une stratégie et les conseils territoriaux, sorte de commission permanente territoriale, l'appliqueront : la collectivité unique définira, par exemple, la politique du RMI pour la Corse, et les deux conseils territoriaux la mettront en oeuvre. Seule la collectivité unique aura cependant la personnalité morale, elle seule lèvera l'impôt, elle seule emploiera les fonctionnaires territoriaux ou départementaux, elle seule votera le budget.
Les conseils territoriaux auront des compétences qui constitueront un socle défini par la loi, mais la collectivité territoriale pourra, si elle le souhaite, leur déléguer des compétences supplémentaires. A la collectivité unique les choix d'ensemble, la définition d'une politique pour la Corse ; aux conseils territoriaux la gestion de cette politique.
D'autres problèmes restent à traiter. Je pense notamment au fameux problème de la loi électorale. A cet égard, il est d'ailleurs formidable de constater la façon avec laquelle, en Corse, on passe d'un problème à un autre : le problème du statut est un problème essentiel, mais, d'ores et déjà, ça y est, on est passé par-dessus pour en venir à la loi électorale.
A ce sujet, le Gouvernement a fixé un certain nombre de lignes directrices, dont l'élection à la proportionnelle. Par ailleurs, à la demande de la Haute Assemblée - et notamment de Nicolas Alfonsi - , le Gouvernement s'est engagé sur la parité. En effet, on compte cinquante-deux conseillers généraux en Corse. Combien de femmes ? Une seule ! Sur cinquante et un conseillers territoriaux, combien de femmes ? Sept !
Si vous adoptez - et si la Corse l'accepte - ce nouveau statut, la classe politique insulaire sera, demain, composée pour moitié de femmes, ce qui constituera un changement culturel d'une très grande importance, à la fois dans le rapport de la Corse à la violence et dans le nécessaire pragmatisme qui doit maintenant irriguer l'île.
C'est un avantage considérable et en même temps une faiblesse : c'est un avantage, parce que les femmes corses doivent maintenant prendre leur part dans l'avenir de l'île ; c'est une faiblesse, parce que chacun a bien compris que, derrière les grands principes, se cachent les petits intérêts. Il ne s'agit pas pour moi de m'en moquer : les intérêts électoraux et l'avenir de chacun sont tout aussi légitimes en Corse que sur le continent.
Ne donnons pas, à cet égard, de leçons à la classe politique corse, qui n'est ni meilleure ni pire qu'une autre, mais c'est une question qui se posera, comme se posera celle de la prime majoritaire : faudra-t-il instaurer le même système que sur le continent, ou tenir compte de l'expression des minorités en Corse ? Mieux vaut, en effet, faire en sorte que chacun soit représenté plutôt que prendre le risque de ne pas avoir d'interlocuteur.
Les sujets sont nombreux, et nous aurons l'occasion d'en reparler. Et, mesdames, messieurs les sénateurs, en terminant, je voudrais vous dire que si j'ai parlé avec passion, c'est parce que j'ai bien conscience que nous sommes, tous ensemble, confrontés à une lourde responsabilité : là où, depuis vingt-huit ans, tous ont échoué, le Gouvernement vous propose d'essayer de réussir ensemble. Si nous sommes unis, nous aurons une petite chance de réussir ; si nous faisons de la Corse un enjeu politique comme les autres, l'échec est inéluctable, tant pour nous que pour l'île. Je ne dis pas, je ne dirai jamais que la solution que propose le Gouvernement est la panacée, qu'il n'y avait qu'elle et qu'avec elle tout sera résolu. Ce que je sais cependant - parce que je me suis investi avec beaucoup de force et d'énergie dans la résolution de cette question - c'est que, si nous nous condamnons à l'immobilisme, alors l'échec est certain.
L'échec certain, ou le succès possible ? Vous avez compris que c'est le succès qu'avec le soutien de la Haute Assemblée le Gouvernement recherche pour la Corse, pour les Corses et pour la République française. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Adrien Gouteyron remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)