COMPTE RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. BERNARD ANGELS
vice-président
M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à quinze heures.)
PROCÈS-VERBAL
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n'y a pas d'observation ?...
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.
SOUHAITS DE BIENVENUE
À UNE DÉLÉGATION PARLEMENTAIRE
DE ROUMANIE
M. le président. Mes chers collègues, j'ai le très grand plaisir de saluer la présence, dans notre tribune officielle, d'une délégation de sénateurs roumains, conduite par M. Aristide Roïbu, président de la commission juridique du Sénat roumain.
Nous sommes particulièrement sensibles à l'intérêt et à la sympathie qu'ils portent à notre institution.
Cette délégation est accompagnée par notre collègue M. Henri Revol, sénateur de Côte-d'Or, président du groupe d'amitié France-Roumanie du Sénat.
Au nom du Sénat de la République, je leur souhaite la bienvenue et je forme des voeux pour que leur séjour en France contribue à renforcer les liens d'amitié entre nos pays. (M. le ministre, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent.)
STATUT
DE CERTAINES PROFESSIONS JUDICIAIRES
Adoption d'un projet de loi
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 176, 2002-2003) réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires et des conseils en propriété industrielle. [Rapport n° 226 (2002-2003).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.
M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ministère du droit, la Chancellerie est aussi le ministère des professions juridiques et judiciaires. Elle en détermine le statut et en assure la tutelle.
Les professionnels du droit sont nombreux à demander une modernisation des règles les régissant. Le projet de loi qui vous est aujourd'hui soumis, fruit d'une étroite concertation, répond à cet objectif.
Les dernières réformes de grande ampleur remontent à plus de dix ans. Il s'agissait alors de constituer une profession nouvelle, fusionnant celles d'avocat et de conseil juridique. En même temps étaient modernisées les conditions d'exercice professionnel, en permettant à l'ensemble du secteur libéral réglementaire de pratiquer ses activités au sein de sociétés de capitaux et en introduisant le salariat pour les notaires et les avocats.
Ces réformes, pour fondamentales qu'elles aient été, n'ont pas traité de ce qui fait le coeur des métiers du droit et de la justice : l'accès à la profession, la déontologie et la discipline.
La modernisation de ces trois aspects statutaires s'impose désormais avec force.
Durant la dernière décennie, l'ensemble des professions juridiques et judiciaires a connu d'importantes mutations.
Celles-ci portent d'abord sur les conditions économiques dans lesquelles s'exercent les activités juridiques et notamment le cadre européen et international qui est désormais le leur.
Mais l'évolution est également due au volume croissant et à la complexité accrue des lois et règlements avec, pour corollaire, le développement important, notamment au sein du barreau, des activités de conseil.
Parallèlement, des exigences plus fortes influent sur les réglementations professionnelles, tout spécialement en matière disciplinaire.
Le projet qui vous est soumis entend donner des réponses concrètes aux mutations de professions aussi différentes et variées que celles d'avocat, d'huissier de justice, de greffier des tribunaux de commerce ou encore de conseil en propriété industrielle. Il modernise également le statut des experts judiciaires qui, tout en ne constituant pas une profession, accomplissent des missions de justice.
Le projet s'articule autour de deux axes forts : d'une part, l'adaptation des modalités d'accès à ces professions et notamment de la formation, gage d'une compétence et d'un professionnalisme accrus ; d'autre part, le renforcement de la déontologie et de la discipline, gage d'une confiance renforcée.
En complément de ce dispositif, le projet de loi prévoit de doter les professions de moyens d'action plus performants.
S'agissant de l'accès à la profession, participent à cet objectif les dispositions du projet relatives aux modalités de la liberté d'établissement en France des avocats ressortissants d'autres Etats de l'Union européenne.
Ce premier volet du projet de loi transpose ainsi la directive de 1998 visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise.
Désormais, les avocats ressortissants de l'un des Etats de l'Union pourront s'établir en France, à titre permanent, sans avoir à être soumis préalablement à un quelconque test d'aptitude ou à un stage probatoire. Cette installation se fera d'abord sous le titre professionnel d'origine, et, au bout de trois ans, le professionnel européen pourra, par assimilation complète, être pleinement intégré au barreau français.
L'intégration progressive des avocats européens exerçant en France constitue, à terme, une véritable voie d'accès directe à la profession d'avocat.
Votre commission des lois a souhaité intégrer ces dispositions dans la loi du 31 décembre 1971. Cette mesure, fort opportune, vise un objectif de lisibilité et de cohérence auquel je ne peux que souscrire.
Mais l'accès à la profession, c'est aussi, et avant tout, la formation.
Celle des avocats, comme des experts, est profondément rénovée.
S'agissant de la profession d'avocat, le projet redéfinit le cursus de formation en supprimant le stage et en allongeant corrélativement la durée de l'enseignement dispensé dans les centres régionaux, qui sera désormais de dix-huit mois.
Cette réforme et les mesures réglementaires qui l'accompagneront permettront de rééquilibrer le contenu des programmes des examens professionnels et des enseignements. Il est indispensable en effet que l'activité de conseil se voie reconnaître une plus grande place aux côtés de celle de la défense juridictionnelle. Ainsi sera établie une meilleure correspondance entre la formation et les exigences nouvelles du marché du droit.
Pour atteindre ces objectifs, le projet prévoit de renforcer le rôle du Conseil national des barreaux en matière d'harmonisation des programmes et de coordination des actions pédagogiques. Il favorise également les regroupements des centres régionaux de formation qui seront désormais arrêtés par la chancellerie.
Enfin, en introduisant la formation en alternance, au sens du droit du travail, sous la forme de l'apprentissage, le projet ouvre la voie à de nouvelles sources de financement.
En ce qui concerne les experts, je rappellerai tout d'abord que, si les juges peuvent désigner, en cette qualité, toute personne de leur choix, chaque cour d'appel établit annuellement, pour l'information des juridictions, une liste d'experts.
Or l'établissement de celle-ci ne permet pas, à l'heure actuelle, une sélection suffisamment pertinente. Il est indispensable de promouvoir le professionnalisme de ces techniciens de la justice que constituent les experts et d'améliorer leur recrutement.
Plusieurs facteurs vont en ce sens. D'une part, les techniques qui affectent l'exercice de l'expertise évoluent rapidement ainsi que la complexité croissante des missions qui sont confiées à l'expert. D'autre part, les exigences qu'impose, en droit de la procédure, l'expertise ne cessent de se renforcer, notamment au regard du principe du contradictoire.
Pour autant, l'activité expertale ne doit pas être érigée en profession réglementée à part entière. Chaque expert doit tirer de la profession qu'il exerce l'expérience nécessaire pour enrichir les débats judiciaires de ses compétences techniques.
Le projet de loi retient donc à cet égard un double dispositif.
D'abord, l'inscription initiale sur la liste présentera désormais un caractère probatoire et sera limitée à une durée de deux ans au terme de laquelle une évaluation sera faite.
Ensuite, il est mis fin au caractère d'automaticité du renouvellement annuel sur les listes, en remplaçant la réinscription de droit par une nouvelle demande de l'intéressé qui donnera lieu elle-même à une nouvelle instruction du dossier au vu des missions accomplies. La réinscription s'effectuera pour une durée de cinq ans, éventuellement renouvelable.
Votre commission des lois vous propose de compléter ce dispositif en précisant le régime probatoire qui s'imposera aux experts au terme de la première période de pratique. Il confie également à une commission consultative composée de magistrats et d'experts confirmés la mission de procéder, pour le compte de la cour d'appel, à l'évaluation de leurs compétences techniques et juridiques.
Elle vous propose aussi de distinguer le régime de cessation volontaire de l'activité d'expert judiciaire de la radiation pour cause d'incapacité ou de sanction disciplinaire.
Elle souhaite enfin procéder à l'unification des listes d'experts en matières civile et pénale.
Ces différentes propositions me paraissent très opportunes et le Gouvernement s'y ralliera bien volontiers.
L'ensemble des dispositions sur la formation et la sélection visent un même objectif : mieux servir les droits des justiciables. Cet effort n'a de sens que s'il se prolonge tout au long de l'exercice professionnel. Il est alors question de déontologie.
La réforme de la discipline s'avère d'abord nécessaire pour adapter notre droit aux exigences du procès équitable, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme.
Il s'agit non seulement de redessiner l'architecture même de la justice disciplinaire mais aussi de se montrer plus respectueux que naguère du principe de proportionnalité des sanctions.
C'est à cette fin que l'échelle des peines disciplinaires est élargie, tant pour les greffiers des tribunaux de commerce que pour les experts judiciaires.
S'agissant des premiers, les manquements ne peuvent, en l'état de la législation, être sanctionnés, selon la gravité des faits reprochés, que par un avertissement ou par un blâme, ou encore, à l'extrême opposé, par une destitution à caractère irrémédiable.
La réforme introduit trois nouvelles sanctions : le rappel à l'ordre, l'interdiction temporaire et le retrait d'honorariat.
Cet élargissement de l'éventail des sanctions permettra une plus grande effectivité de la justice disciplinaire. Il évitera le système du « tout ou rien » qui, en pratique, peut conduire à une véritable impunité pour les fautes de gravité intermédiaire.
Par ailleurs, et s'agissant toujours des greffiers des tribunaux de commerce, la réforme procède à un partage de compétences, selon un schéma inspiré du droit disciplinaire applicable à d'autres officiers publics ou ministériels comme les huissiers de justice. A l'avenir, afin de responsabiliser la profession, les poursuites pourront être portées, non seulement devant le tribunal de grande instance, mais aussi devant une formation disciplinaire du conseil national de la profession dont la composition sera fixée par décret en Conseil d'Etat.
Cette formation ne pourra toutefois prononcer que l'une des trois premières sanctions, à l'exclusion de l'interdiction temporaire et de la destitution, en raison de l'atteinte que celles-ci portent à la liberté d'exercice professionnel.
Les dispositions du projet qui réforment la discipline des experts judiciaires visent un objectif similaire, en introduisant une peine d'avertissement et en opérant une nouvelle distinction entre radiation temporaire et radiation définitive.
Cependant, à n'en pas douter, c'est en matière de discipline des avocats que le projet de loi qui vous est soumis est le plus ambitieux.
Afin d'assurer l'impartialité de la formation de jugement, les attributions jusque-là dévolues au conseil de l'ordre seront désormais confiées à un conseil de discipline institué auprès de chaque cour d'appel. La « carte » de la justice disciplinaire s'en trouvera ainsi sensiblement modifiée.
Ce conseil sera composé de représentants des conseils de l'ordre du ressort. Il importe que cette représentation soit juste et équitable ; elle sera assurée à la proportionnelle. Les dispositions du projet de loi seront à cet égard déclinées par décret.
Le projet aménage toutefois une dérogation à ce remaniement des régimes en ce qui concerne le barreau de Paris. Les avocats de la capitale, vous le savez, représentent, en effet, près de 40 % de la profession. Cette situation démographique particulière réduit sensiblement le risque de proximité entre la personne mise en cause et les membres de la formation délibérante, dont l'impartialité est ainsi objectivement assurée. Il n'apparaissait donc pas nécessaire de supprimer les attributions disciplinaires actuelles du conseil de l'ordre des avocats du barreau de Paris.
Mais quelle que soit l'instance disciplinaire compétente, les fonctions de poursuite et de jugement sont clairement scindées et confiées à des autorités distinctes. La formation disciplinaire perd sa faculté d'autosaisine et ne peut donc plus être saisie que par les autorités de poursuite que sont le procureur général et le bâtonnier, qui lui-même ne peut siéger au sein de l'organe délibérant.
Par ailleurs, le projet précise le régime de la suspension provisoire et en limite la durée. Cette mesure de sûreté, qui porte atteinte à la liberté d'exercice professionnel alors que le professionnel est, à ce stade, encore présumé innocent, méritait incontestablement d'être encadrée par la loi.
C'est dans le même esprit que le Gouvernement est amené, après un profond travail de concertation avec la profession, à déposer deux amendements modifiant le régime disciplinaire des notaires.
Ces amendements ont pour objet de faire remonter la compétence disciplinaire de la chambre départementale au conseil régional, de manière à pallier les suspicions de partialité que génère une démographie professionnelle très réduite dans certains départements.
Dotés d'une déontologie ainsi renforcée, les professionnels pourront faire face aux exigences toujours plus fortes de la clientèle.
Des moyens d'action nouveaux rendront plus efficaces leurs interventions.
Le renforcement de l'efficacité de la justice est une priorité de l'action gouvernementale. A cet effet, il convient d'assurer la pleine exécution des décisions rendues par les juridictions dans le respect des droits fondamentaux.
Dans cette perspective, le projet permet aux huissiers de justice, mandatés pour l'exécution d'un titre exécutoire, d'interroger directement le fichier des comptes bancaires, le FICOBA, pour connaître l'adresse des établissements où un compte est ouvert au nom du débiteur. Je rappelle que plus de 300 millions de comptes sont recensés dans ce fichier.
Cette règle nouvelle évitera la lourdeur de la procédure actuelle qui implique de saisir le procureur de la République, seul habilité à interroger les gestionnaires de fichiers détenus par les administrations soumises au secret professionnel.
Les délais qu'impose ce dispositif sont totalement inadaptés à la rapidité actuelle de circulation des actifs. La localisation simplifiée et sans délai du patrimoine du débiteur est vraiment nécessaire s'agissant des avoirs bancaires qui sont les plus mobiles.
C'est ce même souci d'efficacité qui a conduit le Gouvernement à vouloir rapprocher certaines règles régissant les conseils en propriété industrielle des règles applicables aux autres professions réglementées intervenant dans le domaine du conseil.
Ce rapprochement est en effet de nature à favoriser entre ces professions des partenariats qui renforceront l'appui juridique aux entreprises et contribueront ainsi à améliorer la protection, l'exploitation et la défense des innovations en France.
Je terminerai mes propos sur deux ajouts au texte initial du Gouvernement qui me semblent particulièrement opportuns au regard du légitime besoin de sécurité, mais aussi de transparence, de la clientèle.
Le premier a trait aux experts intervenant en matière de ventes volontaires aux enchères.
Le Gouvernement propose de leur étendre, lorsqu'ils agissent sans avoir reçu l'agrément du conseil des ventes ainsi que la loi de juillet 2000 le leur permet, l'obligation d'assurance et l'interdiction d'acheter des biens qu'ils ont estimés ou, sauf exception, de vendre des meubles dont ils sont propriétaires. Il est en effet indispensable que la confiance la plus totale soit assurée à l'égard des clients.
J'ajoute que le délai de prescription de l'action en responsabilité civile professionnelle de ces professionnels de l'estimation sera, à l'instar de ce qui est prévu pour les experts judiciaires, de dix ans à compter de l'adjudication. Les conditions d'une pleine compétitivité seront ainsi remplies.
Le second ajout est fort opportunément proposé par votre commission.
Il tend à compléter les dispositions de la loi de 1971 relatives à la confidentialité des correspondances entre avocats. La pratique a démontré tout dernièrement qu'il était indispensable de nuancer la portée de ce principe, là où, dans sa formulation actuelle, la loi n'offre que peu de marge de manoeuvre.
Désormais, les correspondances entre avocats portant la mention expresse « officielle » ne seront plus couvertes par la confidentialité. Un avocat doit, en effet, pouvoir donner sa parole et s'engager par écrit dans l'intérêt même de son client, sans que naissent à tout propos entre confrères des contestations sur ce point.
La convergence des vues est totale entre le Gouvernement et votre commission des lois sur ces différents aspects.
Je voudrais, à cet égard, remercier son président et saluer le rapporteur du texte, M. Lecerf, pour la clarté de son analyse et la pertinence de ses propositions.
Les efforts conjugués du Gouvernement et de votre assemblée améliorent encore un texte qui me paraît essentiel pour l'avenir des professions juridiques et judiciaires.
Nous devons leur donner un cadre plus adapté pour répondre aux exigences toujours accrues de compétence et de rigueur déontologique dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
Parce que ces professions sont de véritables collaborateurs du service public de la justice, le garde des sceaux que je suis se devait de faire de cette réforme une de nos priorités.
Ce texte est attendu. En l'adoptant, vous participerez au processus ainsi entamé d'une justice mieux éclairée, et donc plus efficace, mais aussi mieux acceptée par nos concitoyens parce que mieux expliquée par tous ceux qui la servent et qui s'y dévouent.
Ainsi un hommage sera-t-il rendu aux différents métiers du droit. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier lieu, comporte deux axes distincts : le premier est consacré aux avocats ; le second à la modernisation du statut des experts judiciaires, des huissiers, des greffiers des tribunaux de commerce et des conseils en propriété industrielle.
La vaste concertation entre le ministère de la justice et les professionnels concernés explique le caractère largement consensuel des réformes proposées.
A l'issue des nombreuses auditions auxquelles votre rapporteur a procédé, il lui est agréable de constater qu'aucune véritable critique n'a été formulée, si ce n'est le caractère parfois trop limité des innovations ou l'impression de s'être arrêté au milieu du gué.
Je souhaite également noter en préliminaire que ce projet de loi concrétise un grand nombre de recommandations exprimées dans le rapport Quels métiers pour quelle justice ? de notre collègue M. Christian Cointat, fait au nom de la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice présidée par notre collègue M. Jean-Jacques Hyest.
Le premier volet de ce projet de loi, auquel les deux tiers des articles sont consacrés, adapte la réglementation de la profession d'avocat et poursuit sa nécessaire modernisation face aux enjeux de la construction européenne et aux besoins croissants et diversifiés des usagers du droit.
Le projet s'assigne à cette fin un triple objectif : assurer le libre établissement des avocats des Etats membres de l'Union européenne ; rénover la formation professionnelle des avocats ; mettre en place des règles disciplinaires conformes aux exigences d'un procès équitable au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
La libre circulation des avocats en Europe est loin d'être assurée aujourd'hui, en dépit de l'adoption de deux directives communautaires, l'une du 22 mars 1977 relative à la libre prestation des services en Europe et l'autre du 21 décembre 1988 relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur, d'où l'importance de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998, qui se veut une étape essentielle dans l'édification d'une Europe du droit, directive que la France aurait dû transposer avant le 15 mars 2000, comme l'ont fait plus des deux tiers des Etats membres de l'Union européenne.
La Cour de justice des communautés européennes a d'ailleurs prononcé un arrêt en manquement en septembre 2002 et la jurisprudence française considère que cette directive a créé des obligations claires, précises et inconditionnelles depuis l'expiration du délai de transposition, permettant ainsi à certains barreaux de commencer à l'appliquer.
Il faut bien reconnaître que, dans le contexte actuel du nouveau cycle de négociations sur les services dans le cadre de l'accord général sur le commerce des services, alors que la possibilité pour les avocats ressortissants d'un Etat membre de l'Organisation mondiale du commerce d'exercer dans un autre Etat membre est en cours de discussion, il est plus qu'urgent d'harmoniser les pratiques au sein même de l'Union européenne.
Avec près de trois ans de retard, le projet de loi met en place une transposition fidèle de la directive, tout en manifestant le souci de garantir une stricte égalité entre les avocats exerçant sous un titre français et les avocats communautaires. Il consacre un droit d'exercice permanent sous le titre d'origine au bénéfice des ressortissants communautaires ayant obtenu leur titre d'avocat dans l'un des quatorze autres Etats membres de l'Union européenne, l'inscription au barreau de leur choix devenant automatique sur la simple production d'une attestation de leur inscription auprès de l'autorité compétente de l'Etat d'origine.
Le projet de loi ne met pas en oeuvre la latitude laissée par la directive aux Etats membres d'imposer aux avocats exerçant sans le titre d'origine « d'agir de concert avec un avocat local » pour certaines activités, démontrant ainsi, et l'on ne peut que s'en féliciter, une volonté d'ouverture à l'égard des ressortissants communautaires.
Le projet de loi reconnaît aux avocats communautaires le droit d'être intégrés comme avocats exerçant sous un titre français sous réserve d'une condition d'activité effective et régulière en France, en droit français et en droit communautaire, d'une durée de trois ans, conditions que la commission vous proposera d'assouplir encore légèrement.
En ce qui concerne les structures d'exercice en groupe de la profession d'avocat, l'égalité serait parfaitement assurée si le projet de loi ne reprenait pas l'obligation d'autoriser l'avocat exerçant sous son titre d'origine à faire mention du groupement au sein duquel il exerce, y compris lorsqu'il lui serait interdit d'exercer sous cette forme en France. Il est cependant malaisé de reprocher au Gouvernement ce qui résulte de l'ambiguïté originelle de la directive.
A ce stade, et tout en se félicitant de la démarche du Gouvernement tendant à mettre le droit français en conformité avec les exigences communautaires, on peut émettre quelques interrogations.
La diversité des conditions d'accès à la profession d'avocat en Europe ainsi que du champ des activités pratiquées par ces professionnels dans chaque Etat membre ne risque-t-elle pas de bouleverser les contours actuels de la profession en France, voire ; à plus long terme ; d'amener à une redéfinition de son périmètre d'intervention ?
Ne conviendrait-il pas de promouvoir un nécessaire rapprochement des systèmes de formation des avocats dans l'Union européenne, afin d'éviter de trop fortes disparités de niveaux susceptibles d'engendrer un éclatement de la profession ?
Ne serait-il pas opportun de saisir les instances communautaires du problème de l'obligation d'assurance, qui constitue dans certains Etats membres un obstacle peu visible, mais bien réel, au libre établissement des avocats en Europe, et en particulier à l'installation des avocats français au Royaume-Uni ?
Faut-il rappeler que les autorités britanniques imposent aux avocats communautaires migrants la souscription de polices d'assurance britanniques d'un montant très élevé en raison du périmètre d'activité très large des solicitors, qui peuvent aussi exercer les activités de notaire et d'agent immobilier ?
Ne peut-on enfin regretter l'approche a minima retenue par le projet de loi s'agissant des structures d'exercice en groupe ? Il faudra pourtant ouvrir bientôt l'ambitieux chantier de la nécessaire réforme des règles relatives à l'exercice en commun de la profession d'avocat.
Comme l'a relevé la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice en juillet dernier, les rigidités statutaires caractérisant les sociétés d'avocats, la complexité de la législation en la matière et les contraintes fiscales imposées à ces structures d'exercice constituent autant d'obstacles à la modernisation de la profession et à sa compétitivité par rapport à la concurrence des grands réseaux internationaux de conseil en entreprise et des grands cabinets anglo-saxons.
Ce n'est aucunement, monsieur le ministre, une critique de fond du projet de loi, qui réalise déjà de notables avancées, mais une illustration du regret ou de l'impatience de certains interlocuteurs qui estimaient n'avoir atteint, comme je le disais en préambule, que le milieu du gué.
En ce qui concerne la refonte de la formation des avocats, dont l'importance sur l'avenir de la profession n'a pas à être démontrée, chacun s'accordait à réclamer un système plus performant et plus adapté aux besoins. La formation actuelle, trop axée sur les matières judiciaires, met l'accent bien plus sur la défense que sur le conseil et aboutit d'ailleurs au paradoxe que nombre d'avocats stagiaires recherchent désespérément un stage, alors que les cabinets de conseil peinent à recruter des collaborateurs.
Le stage souffre en outre d'un régime ambigu fondé sur la volonté peut-être illusoire de lier la formation et la collaboration. La faiblesse de son contenu pédagogique est trop souvent manifeste et les avocats stagiaires, avocats de plein exercice, considèrent les sessions de formation comme une contrainte un peu inutile.
Les disparités considérables entre les vingt-deux centres régionaux de formation professionnelle, les CRFP, à commencer par le nombre d'élève qui varie de 20 à 1 000, contribuent au renforcement constant de Paris au détriment de la province et à une répartition de plus en plus déséquilibrée des élèves avocats sur le territoire.
Enfin, les modalités de financement de la formation, assurée pour l'essentiel par la profession, invitaient à une diversification des sources de financement par la mise en place d'autres circuits.
Le projet de loi répond à ces préoccupations par l'allongement de la durée de la formation initiale, la suppression du stage, la rationalisation de l'implantation des CRFP, dont le nombre pourrait être ramené de vingt-deux à une dizaine, le renforcement des prérogatives du Conseil national des barreaux ou la consécration de la possibilité pour l'élève avocat d'accomplir sa formation dans le cadre d'un contrat d'apprentissage dans les conditions prévues par le code du travail.
Ces réformes devront naturellement, monsieur le ministre, s'accompagner d'une redéfinition des contenus de l'examen d'entrée au CRFP et du CAPA, ainsi que d'une diversification des matières proposées aux candidats.
Il convient par exemple de donner une véritable dimension européenne à la formation initiale, d'offrir aux avocats français les moyens de s'exporter sur le marché du droit européen et de faire face à la concurrence des avocats étrangers.
Quant à la mise en place d'un tutorat pour les jeunes avocats débutant leur vie professionnelle, elle ne peut être qu'approuvée, en souhaitant que les conseils de l'ordre s'emploient à susciter des candidatures parmi les professionnels expérimentés et en rappelant la disparition de cette même notion de tutorat pour les jeunes magistrats, disparition en partie liée, il est vrai, à la suppression de la collégialité au sein des formations de jugement.
M. Pierre Fauchon. Hélas !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Enfin, la commission estime indispensable la mise en place d'une formation continue obligatoire pour les avocats en exercice.
L'ensemble des représentants de la profession d'avocat que j'ai eu l'occasion d'entendre attendent ce dispositif et souhaitent qu'il soit l'occasion d'un travail en commun avec les magistrats.
Le tronc commun de formation qu'il n'a pas été possible de mettre en place jusqu'à présent au cours de la scolarité des élèves avocats et des auditeurs de justice pourrait se concrétiser demain au stade de cette formation continue.
Un dernier volet important relatif aux avocats concerne la mise en conformité des règles disciplinaires avec les exigences d'un procès équitable. Les innovations sur ce point nous paraissent totalement fondées, qu'il s'agisse de séparer les fonctions de mise en oeuvre de l'action disciplinaire et de jugement ou de renforcer les exigences d'impartialité, lesquelles peuvent être contrariées par une trop grande proximité entre les avocats et leurs juges. Rappelons que quatre-vingt-trois barreaux comptent moins de cinquante avocats.
Le transfert de la compétence du conseil de l'Ordre pour statuer sur les affaires disciplinaires à des juridictions nouvelles, dénommées conseils de discipline et instituées dans le ressort de chaque cour d'appel, mérite d'être pleinement approuvé. Le lien organique avec les conseils de l'Ordre n'est pas rompu, puisque les conseils de discipline en sont l'émanation, préservant ainsi la spécificité ordinale de cette juridiction disciplinaire.
La commission vous propose simplement quelques amendements d'approfondissement de la réforme en vous invitant à assurer une stricte séparation entre l'autorité de jugement et l'autorité chargée de l'instruction et en adaptant les mêmes règles au régime de la suspension provisoire.
Enfin, la dernière partie du projet de loi a pour objet de moderniser, notamment en ce qui concerne la discipline et la déontologie, le statut des experts judiciaires, des huissiers, des greffiers des tribunaux de commerce et des experts en propriété industrielle.
Pour ces différentes professions ou fonctions, la commission approuve pleinement les dispositions du projet de loi. Tout au plus souhaiterait-elle parfois renforcer certains dispositifs et approfondir certaines réformes tout en en respectant totalement l'esprit.
C'est ainsi que la crédibilité des experts judiciaires, dont le rôle apparaît de plus en plus important, impose un véritable contrôle sur la compétence des candidats et son maintien dans la durée au plus haut niveau.
Comme l'écrivent les auteurs du rapport Quels métiers pour quelle justice ? dans les développements consacrés aux huissiers, la crédibilité de la justice suppose que les décisions prises par les juges soient exécutées de manière rapide et sûre. La Cour européenne des droits de l'homme a d'ailleurs érigé le droit à l'exécution en droit fondamental du justiciable.
Il nous paraît nécessaire dans ce cadre d'étendre les moyens permettant aux huissiers de justice de remplir leurs fonctions en compatibilité, cela va de soi, avec le respect des libertés individuelles.
Voilà, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les remarques que je souhaitais formuler, tout en rappelant que les progrès qu'entraînera ce projet de loi ne sont contestés par personne, les rares critiques reconnaissant le pas significatif ainsi accompli, mais en regrettant que vous n'ayez pas chaussé, monsieur le ministre, les bottes de sept lieues pour des avancées plus grandes encore ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe de l'Union pour un mouvement populaire, 52 minutes ;
Groupe socialiste, 28 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 13 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 11 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Pierre Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens d'abord à saluer le travail de notre excellent et éminent rapporteur, M. Jean-René Lecerf, qui nous a fait bénéficier de ses réflexions et des observations fort intéressantes qu'il a recueillies au fil des auditions. J'y souscris pleinement.
Le projet de loi que vous nous présentez aujourd'hui, monsieur le ministre, ne devrait pas susciter de difficultés. Il s'agit d'un texte consensuel, élaboré en concertation avec l'ensemble des professions concernées.
On ne peut que s'en réjouir, en saluant au passage, monsieur le ministre, votre sens de la concertation et du dialogue.
Les mesures qui sont proposées répondent, pour une large part, aux recommandations qui avaient été formulées par la mission d'information du Sénat portant sur l'avenir des métiers de la justice, sous la signature de M. Cointat. Une fois encore, notre assemblée s'illustre par la pertinence et l'utilité de ses travaux.
Je bornerai mon propos à quelques observations sur la réforme du statut des avocats - sujet que je connais personnellement - et l'exercice en groupe de cette profession, ainsi que sur une proposition nouvelle tendant à généraliser l'exécution provisoire des décisions de première instance.
Il est en effet grand temps de procéder à la transposition de la directive 98/5/CE qui ouvre l'accès à la profession d'avocat aux ressortissants communautaires ayant obtenu une qualification équivalente dans un autre Etat membre de la Communauté européenne.
L'espace judiciaire européen est en mutation, le traité de Maastricht ayant fait de la coopération judiciaire le troisième pilier de l'Union européenne.
Vous savez notre attachement à ce sujet, particulièrement suivi par la délégation pour l'Union européenne du Sénat. Une meilleure intégration des avocats dans le processus communautaire est particulièrement souhaitable, non seulement pour des raisons qui tiennent au contentieux lui-même, mais aussi du fait du rôle culturel et social important joué par les membres de cette profession.
Je ferai seulement une observation : les différentes directives visant à harmoniser la profession d'avocat ont souvent eu un effet limité dans la pratique. Une chose est de prendre des décisions à Bruxelles, une autre est de vérifier leur application sur le terrain.
En effet, nombreux sont les Etats qui, par des mesures telles que des tests d'aptitude ou des obligations d'assurances exorbitantes, s'efforcent, en apparence au moins, de limiter l'établissement d'avocats ressortissants d'un autre Etat membre.
Cette pratique, déjà constatée dans les années passées, semble se poursuivre.
Le Royaume-Uni fournit un exemple intéressant de ce qui peut se faire en matière de protectionnisme déguisé, sans que je prétende pouvoir apprécier ce qui relève de vénérables traditions et ce qui relève d'un réflexe protectionniste beaucoup moins vénérable !
Afin de les enregistrer en tant que registred european lawyers, la Law Society exige des avocats qu'ils soient assurés pour l'exercice de toutes les responsabilités assumées par les avocats britanniques, y compris pour des activités considérées comme illégales en France, telles que celles de notaire ou d'agent immobilier. Au Royaume-Uni, en effet, les sollicitors remplissent ces rôles, qui imposent de contracter une police d'assurance beaucoup plus étendue et coûteuse.
Les avocats français, dès lors, sont contraints de s'assurer une deuxième fois, ce qui constitue évidemment une mesure discriminatoire, notamment pour les avocats travaillant dans de petites structures cherchant à limiter leurs frais généraux dans l'intérêt même de leurs clients.
Je n'entrerai pas davantage dans les détails, mais vous comprendrez, par cet exemple, une inquiétude dont je tiens à porter ici témoignage.
Si la transposition de la directive permet à des ressortissants européens de s'installer librement en France pour exercer la profession d'avocat, encore faut-il que la réciprocité soit effectivement garantie.
Nous le savons, le droit communautaire exclut l'exigence formelle de réciprocité, contrairement au droit international, selon lequel un Etat signataire d'un traité peut invoquer le manquement d'un autre Etat pour suspendre l'applicabilité des dispositions en droit interne. Sur le plan européen, la réciprocité résulte du système communautaire dans son ensemble, mais il faut veiller à son respect.
Il revient donc à la Commission de garantir le respect par l'ensemble des Etats membres du principe de libre exercice de la profession. En mettant en oeuvre une action en manquement, la Commission a la faculté de contrôler l'uniformité des dispositions transposées et d'être attentive au risque de déviance de quelques Etats mal intentionnés. Encore faut-il qu'elle le fasse, ce qui n'est pas toujours le cas. Il appartient à mon sens au Gouvernement d'exercer les stimulations nécessaires à cet égard, et c'est la raison pour laquelle j'évoque ici cet aspect du problème, bien que, formellement, il ne relève pas du texte que nous allons transposer en droit interne.
Certains se sont inquiétés, à juste titre, me semble-t-il, du fait que les dispositions concernant la profession d'avocat ne traitent pas suffisamment de l'exercice de cette profession en groupe. Cela étant, je n'insisterai pas sur ce point, qui a déjà été évoqué tout à l'heure.
Je crois simplement que le dispositif actuel n'est pas à la hauteur des nécessités du moment et qu'il convient donc d'engager une nouvelle réflexion, afin d'examiner comment on peut le rendre plus souple, plus ouvert et plus facilement applicable. La question de la coopération interprofessionnelle est évidemment importante : nous devons sortir du schéma traditionnel de l'avocat artisanal si nous voulons que des cabinets d'avocats français diffusent le droit et la culture juridique français à un niveau de présence internationale qui soit digne de la grandeur de nos traditions. Je souhaite donc, monsieur le ministre, que vos services puissent présenter aussi rapidement que possible de nouvelles propositions dans ce domaine.
Je ne m'attarderai pas davantage sur le volet relatif à la formation des avocats, qui pose lui aussi bien des questions, d'ordre plus pratique que théorique, me semble-t-il, si ce n'est pour rappeler le voeu, maintes fois exprimé - en vain d'ailleurs, mais ce n'est pas le seul, et il ne faut pas se décourager pour autant ! -, de voir élaborer une modalité de formation croisée entre magistrats et avocats. Ce n'est certes pas facile, mais c'est nécessaire : la frontière entre les deux formations est actuellement totalement hermétique, et c'est bien dommage, surtout pour les magistrats, auxquels leur formation ne permet pas d'acquérir une connaissance concrète de la réalité des contentieux. Les avoués ayant disparu, les cabinets d'avocats sont les seuls lieux où l'on peut voir ce qu'est un contentieux.
Ce constat avait également été fait par la mission d'information ; il s'agit donc d'une piste de réflexion sérieuse. Je sais qu'il faut surmonter bien des réticences, notamment de la part des magistrats, mais il vous revient d'y parvenir, monsieur le ministre !
En ce qui concerne les experts judiciaires, je ne peux que saluer la modernisation proposée du statut de cette fonction. Elle s'inscrit d'ailleurs dans le prolongement des dispositions que nous avons votées l'an dernier à propos de l'expertise dans le domaine médical, qui étaient parfaitement fondées.
Ces dernières années, la qualité des expertises judiciaires a été fréquemment remise en cause, non sans raison. Au sein même de la profession, la capacité de certains experts à rendre en toute indépendance des rapports de qualité et fiables a été contestée.
L'abondance des jugements fondés sur les rapports d'experts rendait indispensable la modification des règles d'inscription et de contrôle des connaissances des experts. La qualité de notre justice en dépend puisque, bien souvent, elle est rendue en fait par les experts, même si le droit s'exprime par la bouche des juges. Nous devons donc nous montrer vigilants.
Enfin, la nature de ce projet de loi, dont les divers éléments n'ont d'autre lien que l'organisation de la justice, encourage le Parlement à apporter une contribution personnelle qui procède elle aussi du souci d'améliorer le cours de la justice. Permettez-nous, monsieur le ministre, de le faire.
Cette contribution portera sur le problème posé par le fait qu'une part non négligeable de l'encombrement dont souffre notre appareil judiciaire, spécialement les cours d'appel, tient à la trop grande facilité offerte à certains plaideurs d'éluder leurs obligations, quelquefois les plus évidentes d'entre elles, en recourant à des procédures dilatoires.
Que la justice soit accessible à tous, c'est évidemment l'une de ses caractéristiques essentielles ; qu'elle se prête trop aisément à des abus, à des recours purement dilatoires, c'est une déviation contre laquelle il importe de lutter, dans le double souci de permettre aux plaideurs de bonne foi d'obtenir satisfaction dans des conditions convenables de délais, d'efficacité et de coût - il est quand même juste qu'ils bénéficient d'un certain avantage - et d'éviter qu'un service public aussi coûteux soit accaparé et instrumentalisé à des fins qui ne sont pas réellement celles de la justice.
Sans doute le discernement entre le recours légitime et le recours abusif est-il délicat à opérer. Bien entendu, nous ne visons ici que les cas d'abus évident, de contestation « manifestement non fondée », selon une formule dont la mise en oeuvre est bien connue des praticiens. Chacun doit admettre que, en l'absence de certitude raisonnable, le bénéfice du doute doit profiter à tout plaideur.
Dans cet esprit, nous avions préparé deux séries d'amendements tendant les uns à donner un contenu plus réel aux dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, les autres à généraliser le caractère exécutoire des décisions de première instance. Cette généralisation est d'ailleurs en cours, de sorte que l'adoption de la mesure que nous présentons ne ferait que consacrer l'évolution constatée ces dernières années et ne provoquerait donc pas, contrairement à l'idée que l'on pourrait s'en faire à l'extérieur de cet hémicycle, une révolution au regard de la jurisprudence actuelle.
La commission des lois ayant considéré, dans sa grande sagesse, que les amendements de la première série n'étaient pas suffisamment au point, ils ont été retirés. Je m'en tiendrai donc à ceux de la seconde série, que j'aurai l'honneur de présenter tout à l'heure au Sénat.
Permettez-moi de vous demander, mes chers collègues, de faire bon accueil à ces amendements, non pas parce que nous les considérons comme parfaits - sans doute n'est-ce pas le cas -, mais parce que c'est le seul moyen d'engager entre les deux assemblées et le Gouvernement une coopération active et féconde qui pourra se poursuivre au fil de la procédure législative. Celle-ci comportera deux lectures dans chaque assemblée, puisque nous avons échappé à la déclaration d'urgence, et cela devrait nous permettre d'aboutir à une mise au point satisfaisante.
C'est dans cet esprit de contribution active et confiante que nous aborderons l'examen du texte aujourd'hui soumis à nos délibérations. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Michèle André.
Mme Michèle André. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les professions du droit et de la justice connaissent depuis plusieurs années d'importantes mutations. Cette évolution porte non seulement sur les conditions économiques dans lesquelles sont exercées les activités juridiques dans un cadre européen et international, mais aussi sur le coeur même des métiers du droit.
Ces évolutions et mutations conduisent naturellement à adapter ces professions. C'est l'objet de ce projet de loi, qui vise, d'une part, à adapter la réglementation de la profession d'avocat au regard des nouvelles exigences, notamment européennes, et, d'autre part, à modifier le statut des experts judiciaires et d'autres professions judiciaires et juridiques.
La profession d'avocat est sans nul doute la profession judiciaire la plus ancienne. A mesure que le droit se compliquait, il devint nécessaire de faire appel à des spécialistes de la science du droit qui avaient l'habitude de la parole en matière juridique. Au cours des siècles, les fonctions initiales de l'avocat s'éparpillèrent à la suite d'une spécialisation progressive, l'avocat se bornant le plus souvent à plaider, laissant ainsi à d'autres personnes le soin d'assumer des tâches plus spécialisées.
La dispersion des fonctions trouve son explication dans l'histoire, mais elle est parfois déconcertante pour le plaideur, et plus encore pour celui qui, en marge de tout procès, cherche à obtenir une consultation juridique. L'opinion publique comprend mal le rôle exact de l'avocat au milieu de la constellation de tous les auxiliaires de justice.
Il est donc apparu nécessaire de procéder à une restructuration et à une simplification des professions judiciaires en résorbant les dispersions héritées de l'histoire.
Cette réforme se réalisa en deux temps.
Je passerai rapidement sur la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
Aujourd'hui, la construction européenne et les besoins divers et croissants des usagers du droit imposent de nouveau une modernisation de la réglementation de la profession d'avocat, tout particulièrement en ce qui concerne les règles de recrutement, l'organisation de la formation et la procédure disciplinaire.
S'agissant du recrutement, si la nationalité française n'est plus actuellement une condition obligatoire pour l'inscription à un barreau, l'obtention du titre français d'avocat et la pratique de ce métier restent régies par une réglementation fondée sur une logique nationale.
Dans le prolongement de la directive du 2 décembre 1988 relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d'une durée minimale de trois ans, la directive du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998 a fixé des règles visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un Etat membre de la Communauté européenne autre que celui où la qualification a été acquise. Cette directive a marqué une étape importante dans l'édification d'une Europe du droit que nous devons encore compléter ; elle correspond à la volonté affirmée par les signataires des divers traités de renforcer la coopération judiciaire entre les Etats européens.
Cette directive manifeste surtout le souci de mettre fin à une diversité de situations au sein de l'Union européenne qui se traduit par des inégalités et des distorsions de concurrence entre les avocats eux-mêmes. Marylise Lebranchu avait déposé en mai 2002 sur le bureau du Sénat un projet de loi de transposition de cette directive. Sur ce point, monsieur le ministre, vous avez repris fidèlement le dispositif présenté par ce projet de loi.
La directive laissait la possibilité d'imposer aux avocats exerçant sous le titre d'origine d'agir en association avec un avocat installé en France ; je me félicite du choix opéré au travers du projet de loi, qui donne à l'avocat communautaire une capacité d'action identique à celle des avocats français. Cette disposition traduit une marque de confiance à l'égard des ressortissants communautaires, et je m'en réjouis.
Conformément aux dispositions de la directive, ce texte tend à créer une nouvelle voie d'accès à la profession d'avocat, réservée aux avocats communautaires et subordonnée à une condition d'activité effective et régulière en France, en droit français et en droit communautaire, d'une durée de trois ans.
Si le texte, traduisant ainsi le souci d'aligner la situation des avocats exerçant sous leur titre d'origine sur celle des avocats français, donne aux avocats communautaires les mêmes droits qu'aux avocats français, en contrepartie il leur impose les mêmes obligations et les soumet aux mêmes conditions : moralité, obligation d'assurance, soumission aux règles déontologiques fixées par la loi du 31 décembre 1971.
Ce projet de loi innove en permettant l'exercice en commun entre avocats communautaires et avocats français au sein d'une même structure ; il innove également en autorisant les avocats communautaires à pratiquer leur activité en France au nom d'un groupement régi par le droit d'un autre Etat membre, sous l'importante réserve que les caractéristiques de cette structure soient semblables à celles des sociétés d'exercice en commun constituées sous l'empire des règles de droit français. Ainsi, le texte manifeste la volonté de ne pas pénaliser les avocats exerçant sous un titre français, soumis à une réglementation très stricte en matière d'exercice en groupe, en imposant les mêmes contraintes aux avocats communautaires exerçant sous leur titre d'origine.
Vous avez souhaité, monsieur le ministre, compléter ce texte par des dispositions relatives à la formation professionnelle des avocats et à leur discipline.
S'agissant de la formation professionnelle, vous proposez de substituer au système actuel une formation en alternance d'une durée d'au moins dix-huit mois sanctionnée par un certificat d'aptitude. Cette formation pourra être délivrée dans le cadre du contrat d'apprentissage qui comportera une participation au financement aux côtés de l'Etat et de la profession.
Il s'agit là d'une revendication ancienne de la profession, qui considère, à juste titre, que la formation n'est pas adaptée à la pluralité des compétences des avocats. Elle est actuellement trop axée sur le prétoire et néglige l'activité de conseil. Par ailleurs, les stages sont mal adaptés aux besoins des jeunes avocats et ont une valeur pédagogique insuffisante, compte tenu de l'absence d'obligation pesant sur les maîtres de stage. Ce texte vise également à modifier la localisation des centres de formation.
Je me félicite de la proposition du rapporteur de compléter, comme le souhaitait le Conseil national des barreaux, le dispositif présenté par une formation continue obligatoire pour tous les avocats.
En effet, en raison de la technicité de plus en plus grande des disciplines du droit et de l'évolution de plus en plus rapide des textes et de la jurisprudence, il apparaît nécessaire qu'un avocat soit en état de vigilance permanente quant à l'état de ses connaissances afin de pouvoir répondre aux besoins de plus en plus larges des usagers du droit. Dans l'environnement actuel du monde économique et social, les champs de compétence changent ; dans l'intérêt tant des avocats que de leurs clients, il semble nécessaire de permettre une adaptation rapide à des domaines d'intervention nouveaux.
Par ailleurs, les primes d'assurance s'appliquant à l'activité des professions libérales étant de plus en plus lourdes, on peut penser qu'une meilleure formation initiale, complétée par une formation continue, permettra de diminuer les risques, liés certes à des négligences, mais également à de mauvais conseils résultant d'une compétence insuffisante.
Le rôle du Conseil national des barreaux sera renforcé. Outre son rôle de proposition en matière d'implantation et de regroupement des centres régionaux, le Conseil national des barreaux sera conforté dans sa mission d'harmonisation des programmes des enseignements dispensés dans les centres et de coordination puis de contrôle des actions de formation conduites localement. Quant à ses missions en matière de réglementation professionnelle, le projet de loi prévoit de le doter d'un véritable pouvoir normatif.
Afin d'assurer l'impartialité de la formation de jugement, les attributions jusque-là confiées au Conseil de l'ordre le seront au conseil de discipline institué dans chaque cour d'appel par le présent projet de loi.
Toutefois, compte tenu de la situation démographique du barreau de Paris, le projet de loi maintient le conseil de l'ordre des avocats dans ses attributions disciplinaires actuelles, ce dont nous prenons acte.
La formation disciplinaire perd sa faculté d'autosaisine. Enfin, le projet de loi tend à consacrer le régime de la suspension provisoire, à préciser son domaine d'application et à limiter sa durée.
Je ne voudrais pas clore mon propos sur les avocats sans évoquer l'aide juridictionnelle. Celle-ci ne va pas suffisamment aux justiciables défavorisés ; elle mérite d'être radicalement transformée. Le projet de loi relatif à la criminalité organisée, actuellement soumis au Conseil d'Etat et dont la presse a présenté les grandes lignes, fait glisser encore davantage notre procédure vers un système accusatoire. Si l'accusation dispose de pouvoirs renforcés, la défense doit également bénéficier de moyens lui permettant de s'exercer. La mutation vers le système accusatoire doit être accompagnée, pour être complète, juste et équilibrée, de l'institution d'un véritable pôle de défense.
Pour ce faire, il faut satisfaire à l'impérieuse obligation, qui incombe à l'Etat, de permettre un accès égal pour tous à une défense efficace. La marche vers la procédure accusatoire ne peut conduire à un nouveau déséquilibre entre ceux qui disposeront des moyens de financer leur défense et ceux qui en seront dénués.
Il vous appartient, monsieur le garde des sceaux, afin d'éviter que ne se creuse encore le fossé créé par la justice à deux vitesses, de remettre en chantier le projet de loi déposé par votre prédécesseur, qui concilie, même s'il est encore perfectible, les attentes légitimes des avocats et celles de nos concitoyens les plus défavorisés. Je souhaiterais connaître vos intentions dans ce domaine.
Le texte que vous nous soumettez, monsieur le garde des sceaux, réforme également, en ce qui concerne la discipline et la déontologie, les statuts des experts judiciaires, des greffiers des tribunaux de commerce et des conseils en propriété industrielle.
Le projet de loi complète la liste des sanctions disciplinaires qui peuvent être prononcées à l'encontre des greffiers des tribunaux de commerce. Il prévoit que l'action disciplinaire à l'encontre de ces greffiers susceptible d'appel devant la cour d'appel, qui ne peut être exercée aujourd'hui que devant le tribunal de grande instance, pourra également l'être devant une formation disciplinaire du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce instaurée par le texte.
Les procès soulèvent fréquemment des questions de nature technique. Les trancher exige des connaissances spécialisées que le juge ne possède pas nécessairement. Pour être éclairé, celui-ci peut faire appel aux connaissances de techniciens, les experts. Ces collaborateurs occasionnels de la justice font l'objet de critiques liées à leur mode de recrutement et sont souvent suspectés de contribuer à la lenteur de la justice.
Pour répondre à ces critiques, le projet de loi prévoit de modifier leur mode d'inscription. Si le texte maintient le double établissement - une liste nationale dressée par la Cour de cassation et une liste dressée par chaque cour d'appel -, il vise à organiser, pour l'inscription initiale sur les listes des cours d'appel, d'une validité de deux ans, un régime probatoire. A l'issue de ce délai, l'expert peut être réinscrit pour une durée de cinq ans renouvelable. L'inscription sur la liste nationale ne sera possible que si l'expert a figuré au préalable sur une liste dressée par la cour d'appel pendant une durée qui sera fixée par décret en Conseil d'Etat. La liste des sanctions disciplinaires est également complétée.
Les propositions que vous faites pour améliorere le projet de loi, monsieur le rapporteur, sont, nous semble-t-il, de nature à renforcer efficacement le dispositif présenté.
Le texte reconnaît aux huissiers de justice le droit d'accéder directement, dans des limites précisées par la loi, au fichier des comptes bancaires. Il tend également à donner une base légale à la répartition de l'indemnité forfaitaire des huissiers par la chambre régionale des huissiers de justice.
Le projet de loi a enfin pour objet de compléter le statut des conseils en propriété industrielle, de manière à assurer le rapprochement de leur déontologie de celle des avocats sur la question du secret professionnel et du régime des incompatibilités d'exercice.
Ce texte, monsieur le ministre, en partie commandé par nos engagements européens, par nos travaux précédents et par des demandes de modifications émanant des professionnels eux-mêmes, devrait contribuer à améliorer l'efficacité de la justice. Nous y sommes donc favorables. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l'Union centriste. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon.
Mme Josiane Mathon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ce projet de loi est un bel exemple de la pratique peu satisfaisante des textes portant « diverses dispositions » ou « diverses mesures ». En l'occurrence, il s'agit de diverses mesures d'ordre juridique et judiciaire. La mauvaise habitude qui consiste à constituer un texte à partir de données éparses, outre qu'elle contribue à l'affaiblissement de la loi en tant que norme à caractère général, dissimule mal l'absence de vision prospective d'un gouvernement qui privilégie l'affichage sur les réformes de fond.
Cependant, les mesures proposées ne sont pas en elles-mêmes sans intérêt, en particulier lorsqu'elles consacrent des mesures relativement consensuelles au sein des professions visées.
S'agissant des dispositions relatives aux experts judiciaires, aux conseils en propriété industrielle et, après l'ajout du Gouvernement aux notaires, aux experts en vente d'immeubles, je serai brève. En effet, elles renforcent la déontologie au sein de la profession, exigence qui est appuyée par la commission des lois.
Quant aux huissiers de justice, je note que c'est la seconde fois en l'espace de deux ans que la profession obtient des avancées tendant à renforcer les procédures civiles d'exécution. On peut être réticent sur les modifications proposées par la majorité de la commission des lois en ce qui concerne l'interrogation du fichier des comptes bancaires : hier, nous avons examiné un projet de loi visant à renforcer la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données ; je crois utile de maintenir le caractère dérogatoire de cette consultation qui ne doit intervenir qu'après la certification, par l'huissier, de démarches infructueuses.
J'en viens aux dispositions relatives à la formation des avocats. Aux termes du projet de loi, la formation théorique d'un an, très axée sur l'aspect judiciaire, suivie par le stage de deux ans en cabinet est remplacée par une formation en alternance de dix-huit mois organisée par le CRFPA, pouvant être effectuée dans le cadre d'un contrat d'apprentissage et sous le contrôle du Conseil national des barreaux, véritable pierre angulaire du dispositif. A l'issue de l'examen du CAPA, l'avocat de plein exercice bénéficierait d'un tutorat de dix-huit mois.
Le dispositif proposé répond en grande partie au souci de la profession d'avoir une formation adaptée à la fusion des professions d'avocat et de conseil. Néanmoins, on peut regretter que le principe de la formation en alternance n'ait pas été suffisamment précisé dans le présent projet de loi, en particulier sur le plan de la rémunération.
Il aurait été également utile de revoir le contenu même de la formation et de reconnaître le rôle fédérateur des centres de formation pour créer une unité des connaissances et de la déontologie.
On doit se féliciter des propositions de la commission visant à donner un prolongement à la formation initiale par l'institution d'une formation continue obligatoire, seule susceptible de garantir une bonne qualité de la justice.
Quant au régime disciplinaire, le projet de loi reprend l'essentiel des propositions du Conseil national des barreaux, le CNB, formulées en avril 2001, avec l'institution d'un conseil de discipline répondant aux exigences d'impartialité de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, de même que la séparation des autorités de poursuite et de jugement : le rapport de la commission des lois contribue à donner une vraie consistance à ce principe, en faisant du conseil de l'Ordre le détenteur exclusif du droit d'instruction et en posant des règles d'incompatibilité entre la formation d'instruction et la formation de jugement.
S'agissant de la transposition en droit interne des dispositions de la directive de 1998 sur le libre établissement des avocats ressortissants des Etats membres de la Communauté européenne, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen y sont nettement moins favorables.
Certes, cette directive ne peut plus être contestée, mais cette vision qui consiste à définir cette règle comme une garantie de bonne justice par le biais de la coopération entre Etats est largement trompeuse.
D'une part, il faut bien souligner la non-équivalence des règles françaises et étrangères, alors que la France apparaît beaucoup moins contraignante : il est absolument nécessaire que, sur ce terrain, les avocats français soient mis à égalité avec leurs homologues du point de vue des conditions d'accès, de formation et d'exercice.
D'autre part, compte tenu des conséquences qu'il génère, le libre établissement des avocats des Etats membres ne pourra qu'accélérer l'emprise du droit anglo-saxon sur nos procédures, chaque jour plus forte, par les succursales françaises des cabinets géants d'outre-Manche.
De nouveau, nous allons être confrontés à la nécessité de nous adapter à l'Europe, au mépris des traditions de nos barreaux et de notre éthique.
Est-il nécessaire de rappeler combien nos traditions juridiques sont différentes de la Common Law, certainement plus pour très longtemps, je vous l'accorde, compte tenu de la vitesse à laquelle vont les choses ? Ces différences - faut-il le souligner ? - tiennent largement à des valeurs qui imprègnent singulièrement l'éthique de la profession : le profit est au coeur de la culture anglo-saxonne, qui favorise largement une justice inégalitaire en faisant de la rentabilité le critère de choix de sa clientèle et en transformant la scène judiciaire en un marché que se disputent les parties, sur le fondement de la procédure plus que sur le fond.
Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer cette question, notamment lors de l'examen du projet de loi relatif à la présomption d'innocence.
C'est pourquoi, plus que d'une « coopération judiciaire », il s'agit, avec le présent projet de loi, d'une « concurrence judiciaire », qui ne pourra que renforcer la précarisation des jeunes avocats qui sont déjà touchés par le chômage. Monsieur le rapporteur, vous avez vous-même rappelé la pénurie patente de stages. Connaît-on réellement, lorsqu'on parle de s'adapter à la concurrence des cabinets anglo-saxons par la voie des regroupements, la situation des avocats salariés dans ces cabinets de plusieurs centaines de personnes ? Sait-on bien combien leur situation est précaire et combien leurs conditions de travail sont dures ? Aussi, permettez-moi de ne pas voir dans cette ouverture une panacée pour la justice de demain.
Dans le prolongement de cette réflexion, c'est ce qui n'est pas dans le texte qui pose vraiment problème : presque chaque tête de chapitre pourrait s'intéger dans une réflexion plus large sur le métier d'auxiliaire de justice. Alors qu'à la fin de la session parlementaire précédente, notre assemblée conduisait une réflexion de fond sur les métiers de la justice, il est dommage que le présent texte, malgré tout ce qu'a dit M. le rapporteur, n'en présente qu'un aspect ultra-résiduel. De la même manière, le silence autour de la question de l'aide juridictionnelle et de la réforme de l'accès au droit est très pesant, alors que, voilà un an et demi, les avocats manifestaient dans la rue pour réclamer une vraie réforme.
On passe ainsi à côté du véritable enjeu de la profession d'avocat dans le cadre d'une transformation de la société vers une justice de masse, dans la plupart des domaines.
Le gouvernement précédent avait demandé à M. Bouchet d'établir un rapport sur cette question devenue cruciale ; cela a été chose faite le 10 mai 2001, mais il a fallu presque un an pour qu'un projet de loi soit déposé au Parlement. On le sait, le texte n'a pas été discuté et semble bel et bien enterré.
Or, la question est loin d'être résolue et les revalorisations indiciaires qui sont intervenues n'ont apaisé que pour un temps les esprits : il est, en effet, grand temps que notre pays se dote d'une vraie loi sociale garantissant l'accès au droit et à la justice. Comme l'a dit M. Bouchet, « la construction d'un Etat de droit nécessite une réforme profonde de l'accès au droit et de l'aide juridictionnelle ». Cela constitue un enjeu pour demain, d'autant plus important dans le contexte de libéralisation que consacre le présent projet de loi.
Rappelons les pistes qui ont été retenues par le rapport Bouchet, en partie reprises dans le projet de loi de Mme Lebranchu : création d'un organisme juridiquement indépendant à composition tripartite - pouvoirs publics, professions juridiques et société civile -, régionalisation de la gestion de l'aide juridictionnelle par le regroupement des caisses autonomes des règlements pécuniaires des avocats - CARPA -, aide juridictionnelle totale pour les justiciables dont les revenus sont inférieurs ou égaux au SMIC et possibilité de prêts sans intérêt pour ceux qui disposent de revenus supérieurs, l'aide partielle étant, elle, supprimée ; enfin, rémunération de l'avocat sur une base horaire plutôt que sur le système des unités de valeur.
De cette réforme, pourtant décisive pour une grande partie des justiciables, on ne parle plus. Alors, monsieur le garde des sceaux, je vous pose directement la question : que le Gouvernement compte-t-il faire pour la justice des plus démunis, pour les aides à la consultation et les moyens d'ester ?
C'est sur cette question que je terminerai mon intervention. En tout état de cause, les sénateurs communistes ne voteront pas cette réforme car, en dépit de son intérêt, que je reconnais, elle n'est pas à même de répondre aux défis de la justice de demain. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard.
M. Patrice Gélard. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il n'était pas prévu que j'intervienne, mais notre collègue M. Fournier étant retenu par d'autres obligations, je le remplace au pied levé.
Je tiens tout d'abord à féliciter très chaleureusement notre rapporteur, M. Jean-René Lecerf. En effet, non seulement il a accompli un travail remarquable en complétant un texte lui-même remarquable, mais il a également fait preuve de grandes qualités de juriste - qualités que j'avais déjà eu l'occasion d'apprécier dans le passé - en établissant son premier rapport pour le Sénat.
Je tiens également à féliciter M. le garde des sceaux d'avoir enfin transposé dans notre droit interne la directive 98/5/CE, qui aurait dû l'être depuis près de trois ans. Je le félicite de l'action qu'il mène ces temps derniers afin que l'ensemble des directives européennes dont la transposition est en retard soient intégrées les unes après les autres dans notre dispositif juridique. Il aurait fallu le faire dans les années qui précèdent. Vous le faites aujourd'hui, nous ne pouvons que vous en remercier.
Comme l'ont dit plusieurs orateurs, cette réforme est partielle. Elle ne modifie pas en profondeur les professions juridiques et judiciaires. Elle ne reprend pas, bien sûr, l'intégralité du rapport sur les professions judiciaires établi par la commission présidée par M. Jean-Jacques Hyest et dont le rapporteur était M. Christian Cointat.
On peut certes le regretter, monsieur le garde des sceaux, mais vous procédez à petits pas dans la réforme des professions judiciaires. Vous pouviez difficilement faire autrement sans susciter des levées de boucliers, et en particulier de la part de professionnels qui n'étaient pas prêts, dans l'immédiat, à aller plus loin.
Je voudrais cependant attirer votre attention, monsieur le garde des sceaux, sur un certain nombre d'éléments importants qui, à terme, nécessiteront une révision de ce texte.
Tout d'abord, ne sont prises en compte que les études juridiques actuelles, qui s'arrêtent à la maîtrise. Or, le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche met en place dans toutes les facultés de droit le système « 3-5-8 ». Les professions judiciaires devront prendre en compte ce changement. Il faudra vraisemblablement reconsidérer le mécanisme d'approche du système de formation à partir du moment où nous recruterons les futurs avocats au niveau du mastère, et non plus de la maîtrise.
Ensuite, cette réforme nécessitera la publication d'un certain nombre de textes complémentaires, notamment des règlements et des arrêtés. A cet égard, j'attends avec une grande impatience l'arrêté que M. Ferry et vous-même devrez prendre sur les conditions d'accès à l'examen du CFPA. En effet, l'arrêté qui régit actuellement l'accès à la profession d'avocat n'est pas satisfaisant : la situation varie en fonction des diplômes obtenus. Certains candidats ne passent qu'une épreuve, d'autres huit, ces dernières étant généralement la reprise des connaissances que les étudiants ont acquises pour obtenir leur maîtrise, tandis que, dans le même temps, des pans entiers du droit ne sont pas étudiés. Je pense au droit européen ou au droit public. Ils sont complètement abandonnés dans l'examen d'entrée au CFPA. C'est la raison pour laquelle nous ne disposons pas dans nos barreaux, en particulier en province, des avocats ayant une formation suffisante en droit administratif ou en droit européen. Il faudra donc être très vigilant, s'agissant de l'arrêté, sur les conditions pour se présenter à l'examen d'entrée au CFPA.
Par ailleurs, je me demande s'il ne faudra pas, un jour, avec la profession d'avocat, envisager l'adoption d'un texte lui permettant de lutter à armes égales avec les grands cabinets internationaux. En effet, nous ne disposons pas à l'heure actuelle d'un statut juridique satisfaisant en ce qui concerne les groupements d'avocats. Sur ce point, il faudra que, tôt ou tard, on examine la question en liaison étroite avec les professionnels concernés.
Je n'ai rien à dire concernant les experts, les huissiers et les greffiers des tribunaux de commerce.
Monsieur le garde des sceaux, je ferai simplement une remarque sur les lenteurs des experts lors des procédures judiciaires. Il faudrait que les experts travaillent plus vite, qu'ils soient plus percutants. En effet, généralement, ils sont à l'origine de retards considérables dans le prononcé des jugements, en raison de longs délais pour rendre leurs conclusions.
Enfin, j'approuve les amendements déposés par mon excellent collègue M. Pierre Fauchon. Ils ont permis de poser un vrai problème, quel que soit le sort qui leur sera réservé : les tribunaux n'accordent pas le remboursement des frais d'avocat. Les quatre amendements proposés sur ce point par M. Fauchon méritent donc d'être examinés.
Compte tenu des remarques que je viens de formuler, le groupe de l'UMP approuvera le texte tel qu'il a été amendé par notre commission. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je voudrais remercier M. le rapporteur de l'exhaustivité de sa présentation. Je partage, comme M. Fauchon, son souhait de voir se multiplier les occasions de rencontres entre futurs magistrats et futurs avocats ou entre magistrats et avocats au cours du processus professionnel. Nous y réfléchissons, en particulier avec le directeur de l'Ecole nationale de la magistrature. Il s'agit non pas d'organiser un tronc commun de formation, mais de favoriser, au cours de la scolarité, des occasions de rencontres, de séminaires, d'échanges et donc de connaissance mutuelle des modes de raisonnement, au fond un certain partage d'une culture commune. Le même effort devra être fait pour la formation continue. Il faut effectivement décloisonner.
S'agissant de l'unification européenne de la profession d'avocat, je partage le souci de M. Fauchon de voir disparaître les éléments non légaux de protection, c'est-à-dire les éléments qui, comme en Grande-Bretagne, empêchent le libre établissement. Nous allons examiner, compte tenu de la précision éventuelle du dossier dont nous pourrions disposer, comment le Gouvernement français pourrait saisir la Commission. Il est même permis d'envisager qu'un député européen saisisse également la Commission. Nous pouvons, les uns et les autres, nous mobiliser en ce sens, car c'est un vrai problème.
Concernant les experts judiciaires, M. Fauchon a souligné, à juste titre, que la technicité accrue des litiges doit conduire à une réforme du statut. Nous nous y employons à travers le présent projet de loi.
Quant à l'exécution immédiate des décisions - et nous aurons l'occasion d'évoquer ce point plus longuement lors de l'examen d'un amendement -, vous souhaitez une plus grande effectivité de la justice. Selon moi, il faut lier cette question à l'amélioration du circuit de première instance. C'est dans cet esprit que nous devons travailler. Au cours de la discussion des articles, je ferai le point sur les travaux du groupe de travail qui examine ces questions de procédure civile.
Madame André, vous avez, comme Mme Mathon, évoqué la question de l'aide juridictionnelle. Je ne suis pas hostile à ce que vous rappeliez la qualité de la réforme qu'a finalement abandonnée mon prédécesseur. J'ai néanmoins quelques souvenirs de manifestations populaires assez importantes qui, pour dire les choses avec le sourire, n'étaient pas des manifestations de soutien à la réforme, et le projet de Mme Lebranchu ne m'a pas semblé soulever véritablement d'enthousiasme.
Soyons clairs : cette réforme est abandonnée, comme j'ai eu l'occasion de le dire à Nice lors de la convention nationale des avocats, voilà quelques mois. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ne faille rien faire.
D'une part, nous devons améliorer les conditions pratiques de l'aide juridictionnelle, et nous y travaillons. C'est ainsi que, voilà quelques semaines, j'ai fait des propositions à la profession, qui est en train de les examiner.
D'autre part, j'ai concrètement commencé à travailler à la fois avec les professionnels et avec les assureurs pour examiner comment nous pourrions développer l'assurance juridique dans des conditions satisfaisantes pour le justiciable. Il s'agit non pas de remplacer l'aide juridictionnelle, mais de faire en sorte que ceux dont les revenus sont supérieurs au seuil d'accès à l'aide juridictionnelle puissent bénéficier, grâce à l'assurance, d'un meilleur accès à la justice.
D'ici un mois ou deux, les assureurs et les avocats devraient nous remettre leurs propositions. Nous pourrons alors continuer de travailler sur ce dossier, dont l'aboutissement représenterait un réel progrès pour le fonctionnement de notre justice. Pour l'instant, nous avançons très concrètement ; et dans l'esprit le plus consensuel possible.
M. Gélard a évoqué la formation des avocats, notamment l'entrée au CFPA. M. Luc Ferry et moi-même étudions cette question, et nous devrions pouvoir rendre publiques dans quelques semaines les décisions que nous aurons prises.
Une procédure d'évaluation des experts avant réinscription est en cours d'élaboration afin de remédier aux lenteurs constatées. Je crois que c'est la bonne formule ; en tout cas, c'est celle qui nous est apparue comme la plus pratique et la plus opératoire : puisqu'il nous faut absolument lutter contre le manque de diligence - appelons les choses par leur nom ! - d'un certain nombre d'experts, il est tout à fait indispensable que leur réinscription puisse être contestée.
Tels sont, monsieur le président, les quelques éléments de réponse qu'il me paraissait nécessaire d'apporter à l'issue de cette discussion générale.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.