SEANCE DU 11 DECEMBRE 2002


M. le président. Avant de mettre aux voix l'ensemble du projet de loi constitutionnelle, je donne la parole à M. Jean-Claude Peyronnet, pour explication de vote.
M. Jean-Claude Peyronnet. Mon explication de vote sera, à vrai dire, très partielle, et j'oublierai certainement beaucoup de choses après cette longue discussion, qui a cependant été quelque peu précipitée par certains côtés.
Nous ne voterons pas ce texte ; ce n'est pas une surprise ! Je pourrais reprendre les arguments que nous avons avancés lors de la première lecture, à savoir que la conception de l'Etat qui est sous-tendue par ce projet de loi constitutionnelle ne nous convient pas. Cette logique, que nous avons qualifiée de fédérale, ce refus d'accepter l'amendement qui prévoyait que l'Etat est le garant de la solidarité, et sur lequel nous avons demandé un scrutin public, tout cela nous inquiète profondément, comme nous inquiète le risque que l'Etat ne se délite à cause d'une expérimentation qui pourrait ne pas être complètement maîtrisée.
Nous craignons que la France ne se constitue en une multitude de régions ou, en tout cas, en un grand nombre de régions possédant des règlements distincts. Nous craignons également que ne se créent des territoires qui vivront à des vitesses différentes parce que leur richesse sera différente et que leur compétition ne sera pas freinée par une péréquation dont les éléments, s'ils sont affirmés, ne sont pas précisés.
Nous sommes inquiets parce que ce texte ne garantit pas une véritable autonomie financière aux collectivités territoriales, notamment dans son article 6. Comme je l'ai indiqué, l'égalité n'est pas réelle, car nous n'avons pas de garanties sur les péréquations. La notion de chef de file est, à nos yeux, majeure. Or la tutelle qu'elle implique eu égard à la rédaction que vous avez confirmée nous semble absolument stupéfiante. Elle doit vraiment être dénoncée et précisée aux élus locaux dont nous sommes, les uns et les autres, proches.
Par ailleurs, ce texte est dangereux par toutes les imprécisions qu'il contient.
Si j'étais membre du Conseil constitutionnel - ce qui n'arrivera jamais - ...
M. Jean Bizet. Ce n'est pas sûr !
M. Hilaire Flandre. Dieu nous en préserve !
M. Jean-Claude Peyronnet. ... je suivrais nos débats avec une grande gourmandise en me disant que je vais avoir une tâche intéressante : le texte est tellement flou et imprécis que, finalement, le juge constitutionnel sera amené à trancher à la place du Parlement. C'est vrai pour les notions qui définissent « la collectivité la mieux placée » ; c'est vrai pour les termes « organisation des collectivités » ; c'est vrai pour les expressions « le principal objet » et « la part déterminante », et j'en passe. En raison de tous ces éléments, les imprécisions sont grandes et le flou est important.
Finalement, le Parlement se dessaisira, de fait, d'une partie importante de son pouvoir, parce qu'il n'aura pas su rédiger un texte rigoureux.
M. Gélard a dit combien la qualité de la rédaction des textes en général, et des textes constitutionnels en particulier, s'est dégradée et il a parfaitement raison.
J'ajoute que nous avons voté de façon solennelle, en première lecture. Nous allons voter, en deuxième lecture, devant un public que, par litote, je qualifierai de restreint, nuitamment, à deux heures du matin. Finalement, c'est le dernier vote avant quoi ? Nous ne le savons pas. Nous souhaitons que le projet de loi constitutionnelle soit soumis au référendum, mais il sera vraisemblablement voté par le Parlement réuni en congrès.
Ce moment important aurait pu être marqué par une certaine solennité. Or nous allons nous prononcer subrepticement : ce n'est pas très convenable pour un texte de cette importance. Par conséquent, nous voterons contre.
M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon, pour explication de vote.
Mme Josiane Mathon. Ce à quoi nous avons assisté à l'occasion de cette deuxième lecture est assez navrant. Alors que le texte fondamental qu'est la Constitution est en jeu, aucune réflexion n'est venue enrichir un tant soit peu le contenu du projet de loi constitutionnelle. La commission des lois, en décidant d'adopter conforme le texte qui est issu de l'Assemblée nationale, qu'elle n'approuvait d'ailleurs pas complètement, en a décidé ainsi.
Après celui du Conseil d'Etat, les avis de l'opposition ont, depuis le début de la discussion, en première lecture, été purement et simplement balayés. Les craintes des élus, y compris de droite, celles des salariés, des citoyens, ont été niées.
L'objectif de mettre en oeuvre, dans de brefs délais, une nouvelle organisation de la République en tous points conforme aux exigences libérales et européennes a primé. Il fallait que le texte soit adopté avant la fin de cette année. Il le sera, quelles qu'en soient les ambiguïtés, les risques d'interprétation et les conséquences.
S'agissant d'une réforme d'une telle importance, il est choquant que nous n'ayons pas pris le temps de la réflexion, du débat, avec les élus, les représentants d'associations et avec les citoyens, bien sûr. Ceux-ci auraient pu dire ce qu'ils attendaient de la décentralisation pour répondre à leurs besoins et à leurs aspirations.
Ils auraient pu dire qu'ils ne veulent pas l'aggravation des inégalités, qu'ils se prononcent pour le maintien des services publics, qu'ils ne demandent pas à l'Etat de se désengager de ses responsabilités.
Alors que le projet républicain est fondé sur la solidarité, sur l'indivisibilité des droits, il va être profondément remis en cause.
Vous l'avez compris, mes chers collègues, le groupe communiste républicain et citoyen votera contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme Hélène Luc. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard, pour explication de vote.
M. Patrice Gélard. Nous arrivons au terme d'un long débat qui a été riche, ne serait-ce que par les échanges que nous avons pu avoir les uns avec les autres...
Mme Nicole Borvo. Il n'en a rien été aujourd'hui ! On ne vous a pas entendus !
M. Patrice Gélard. ... lors de la première lecture, en réunions de commission, ou aujourd'hui même.
En réalité, le texte que nous allons voter ce soir représente une véritable révolution par rapport à notre tradition antérieure, qui nous faisait montrer du doigt à l'étranger. Pour nos partenaires de l'Union européenne, la France apparaissait comme l'Etat le plus centralisé et le plus autoritaire (Mme Nicole Borvo s'exclame), au sens jacobin du terme.
Nous allons désormais nous engager dans une voie nouvelle, qui ne mérite pas les craintes que certains ont manifestées. En effet, la réforme constitutionnelle se limite à poser les grands principes...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Non !
M. Patrice Gélard. ... et, chaque fois, elle renvoie à la loi. Or qui fait la loi si ce n'est nous ? Nous votons les lois tant organiques qu'ordinaires et nous ne rendrons possible la mise en pratique de la réforme constitutionnelle qu'à partir du moment où nous aurons adopté les lois qui permettront son application.
Par conséquent, toutes les précautions sont prises ! Il n'y a pas de craintes à avoir ni d'épouvantail à agiter. La voie nouvelle dans laquelle nous nous engageons avait été tracée préalablement, mais il fallait faire sauter les verrous qui existaient.
Même si cette révision constitutionnelle n'est pas parfaite, même si elle demeure incomplète, nous allons pouvoir, grâce à elle, faire un pas en avant vers la démocratie, vers la décentralisation, vers la créativité et l'imagination. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, fallait-il réviser la Constitution ? Nous avons pu observer, en 1982 et durant les années qui ont suivi, qu'il était possible de mettre en oeuvre la décentralisation sans réformer la Constitution.
Pierre Mauroy, dans un rapport auquel de nombreuses et éminentes personnalités, de toutes sensibilités politiques, ont participé, n'a pas préconisé de réforme de la Constitution.
Aujourd'hui, force est de constater que la nécessité d'une révision de la Constitution n'est pas apparue dans une évidente clarté.
Revenus bientôt dans nos départements respectifs, qu'allons-nous dire à nos élus locaux ? Concrètement, que change ce projet de loi constitutionnelle dans la vie quotidienne des collectivités locales de ce pays ? Dans l'immédiat, quasiment rien ! Il n'a aucune conséquence directe : il n'y a pas plus de péréquation ; il n'y a pas plus d'autonomie des collectivités locales ; il n'y a pas de compétences différentes.
A cette première interrogation sur l'utilité de la révision s'ajoute une seconde, celle-là relative aux conséquences dans le futur. En effet, vous avez introduit dans la Constitution de la République française toute une série de formules souvent creuses et inutiles, monsieur le rapporteur, parfois tellement ambiguës qu'elles pourraient aboutir à l'émergence de ce que nous avons appelé la « République aléatoire », c'est-à-dire un ensemble de collectivités aux contours indéfinis et exerçant des compétences indéfinies, ce qui aurait pour objet de rendre les prérogatives de l'Etat vagues et confuses.
A terme, peut-être pas nécessairement dans les années qui viennent - mais une Constitution dure longtemps - c'est une conception ultralibérale des collectivités locales qui primerait, en vertu de laquelle il y aurait non plus des règles communes, mais des disparités, des divergences d'intérêts, une grande confusion et une absence de lisibilité, pour les citoyens, - c'est déjà largement le cas - des compétences exercées par les uns et par les autres.
Je conclurai, monsieur Gélard, en comparant ce débat avec celui que nous avons eu voilà quelques mois sur le projet de loi relatif à la démocratie de proximité, dont vous étiez le rapporteur. J'ai gardé le souvenir d'un débat extrêmement riche, parfois un peu brouillon, mais qui a permis au Sénat d'adopter des quantités d'amendements sur un texte qui a connu de nombreuses traductions concrètes. Cela vient du fait que se sont trouvées réunies les conditions d'un vrai travail parlementaire fécond et positif, chacun ici peut en témoigner.
En revanche, ce à quoi nous avons assisté aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une opération de verrouillage. Des instances - chacun les connaît - ont décidé que la commission ne devait pas voter ceci, qu'elle devait retirer cela, que l'Assemblée nationale devait voter tel amendement susceptible d'être adopté par le Sénat. Tout était prévu d'avance !
Je sais bien qu'il y a désormais une nouvelle formation politique, majoritaire à l'Assemblée nationale et au Sénat. J'entends bien M. Gélard nous parler de l'ère de l'innovation et de la créativité, et M. Garrec nous vante, dans ce texte, tout à la fois un socle et un tremplin. Je peine à concevoir, cependant, un socle stable qui soit en même temps un tremplin, monsieur le rapporteur ! (Sourires.)
Quant à nous, qui avons fait notre travail, ce fut en vain : aucun amendement n'a été adopté. Mais tout le monde le savait d'avance. Au lieu de la créativité et de l'innovation de M. Gélard, nous assistons, avec l'arrivée massive de l'UMP, à la naissance de l'ère du verrouillage, et nous le regrettons. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est du « conformisme » !
M. le président. La parole est à M. Gérard Delfau, pour explication de vote.
M. Gérard Delfau. N'en déplaise à M. Gélard, ce texte n'est pas de Victor Hugo. Il n'en a ni le style, ni la fulgurance, ni la capacité d'innovation. Monsieur Gélard, n'est pas Gaston Defferre qui veut !
M. Patrice Gélard, vice-président de la commission des lois. Je n'ai pas essayé !
M. Gérard Delfau. Le risque est grand que cette nouvelle loi constitutionnelle n'aggrave le malaise réel de la population et d'un nombre croissant d'élus locaux devant la réalité de la décentralisation. Je crains que vous n'ayez ainsi joué avec le feu et provoqué une prise de conscience sur une évolution de la France que la majorité du peuple ne veut pas et que vous-même dites vouloir à tout prix éviter.
Au terme de cette deuxième lecture, je veux dire ma grande frustration, puisque la majorité du Sénat a décidé de refuser le débat démocratique, qui est l'essence même du Parlement.
Ainsi, le Sénat devient, pour le pire, l'Assemblée nationale dans ses mauvais moments. Quelques-uns, sans doute, au fond d'eux-mêmes, le regrettent. En tout cas, c'est l'ensemble du Sénat qui y perdra.
S'agissant d'un texte de loi constitutionnelle, donc reposant sur des principes, il y a, dans le groupe auquel j'appartiens, ceux qui veulent à tout prix faire confiance, les uns au Gouvernement, les autres à l'esprit de décentralisation ; il y a ceux qui, prudents, s'abstiennent ; d'autres, dont je suis, voteront contre.
L'avenir dira qui avait raison et, de ce point de vue, la responsabilité est entre vos mains, madame, monsieur le ministre, et celles du Gouvernement. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Monsieur le président, permettez-moi quelques mots pour remercier la Haute Assemblée du travail très important qu'elle a fourni, à la fois en première lecture et en deuxième lecture.
Je voudrais, en particulier, remercier la commission des lois, son président-rapporteur et son vice-président pour l'esprit dans lequel ils ont mené ce débat qui a permis d'enrichir le texte présenté par le Gouvernement.
Mesdames, messieurs les sénateurs, cette volonté de décentralisation, qui avait été exprimée par M. le Premier ministre lors de sa déclaration de politique générale, au début de la législature, est l'une des étapes importantes proposées par le Gouvernement à sa majorité parlementaire. En effet, tout en réaffirmant les fonctions régaliennes de l'Etat qui s'appellent sécurité, justice et défense, le Gouvernement a souhaité, avec la majorité parlementaire qui le soutient, faire en sorte que les énergies soient libérées dans ce pays, certes grâce à la décentralisation, mais aussi grâce à un programme économique et social important, qui se développe au fil des mois.
La décentralisation est donc un élément constitutif fondamental de la politique menée depuis sept mois par le Gouvernement. Cette décentralisation connaît, ce soir, la fin de sa première étape, avec la réforme constitutionnelle. D'autres étapes suivront, avec les lois organiques et les lois de compétence, les lois simples, qui reprendront pour les développer les idées qui ont été avancées à l'occasion de cette révision constitutionnelle.
Merci de nous avoir permis de franchir cette première étape, merci, monsieur le président, et merci à la majorité de soutenir l'action du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'ensemble du projet de loi constitutionnelle.
En application de l'article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 73:

Nombre de votants 320
Nombre de suffrages exprimés 319
Majorité absolue des suffrages 160
Pour l'adoption 211
Contre 108

Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. Monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le vice-président, mes chers collègues, permettez-moi, en cet instant, d'adresser à chacune et à chacun d'entre vous mes remerciements pour sa participation et sa compréhension qui nous ont permis d'achever ce débat à une heure relativement raisonnable pour la vie parlementaire. (Sourires.)

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