SEANCE DU 11 DECEMBRE 2002
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide
qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de
législation, du suffrage universel, du règlement de l'administration générale,
le projet de loi constitutionnelle modifié par l'Assemblée nationale relatif à
l'organisation décentralisée de la République (n° 83, 2002-2003). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du
Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou
son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour
quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie
au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Robert Bret, auteur de la motion.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce n'est
pas par souci de rallonger inutilement des débats considérés déjà comme clos
par la majorité parlementaire
(Exclamations sur les travées de l'UMP)
que je défends en deuxième
lecture une notion de renvoi en commission, comme je l'avais fait lors de la
première lecture.
C'est bien parce que j'ai la conviction profonde que cette discussion est
bâclée, que des questions essentielles pour l'avenir de nos institutions sont
restées sans réponse et que le Parlement, dans son ensemble, n'a pas été
informé des objectifs réels de cette importante réforme que j'interviens à
nouveau devant vous cet après-midi.
M. Patrice Gélard,
vice-président de la commission des lois.
Il y a un complot !
M. Robert Bret.
Il ne suffit pas de se référer au nombre d'heures de discussion qui ont déjà
été consacrées à ce texte pour écarter le reproche de la précipitation.
Le calendrier sénatorial en témoigne. Adopté le 16 octobre dernier en conseil
des ministres, ce texte a été examiné en séance publique le 29 octobre : treize
jours pour analyser une nouvelle architecture des pouvoirs, c'est peu. C'est si
peu que la commission des lois du Sénat a déposé, je le rappelle, un amendement
pour rendre obligatoire le dépôt d'un projet de loi constitionnelle sur le
bureau d'une de ses assemblées trente jours avant son examen en séance
publique.
Après une longue série de reculades, la majorité sénatoriale a abandonné cette
intéressante proposition qui mettait en exergue l'inacceptable précipitation du
Premier ministre.
Chers collègues, il est inquiétant pour la démocratie de constater à quel
point le pouvoir exécutif a pu mettre au pas le Parlement dans cette
affaire.
Des questions graves - comme celle qui est posée dans l'article 1er, dont la
rédaction était très clairement mise en cause par la majorité sénatoriale - ont
été réglées dans les couloirs par le jeu d'habiles pressions. Aucune réponse
sérieuse n'a été apportée aux interrogations que soulevait cet article 1er, qui
pose « l'organisation décentralisée de la République ».
Toute personne censée, de droite comme de gauche, a pu noter l'incohérence, le
non-sens d'une telle formulation. Il ne faut pas être un constitutionnaliste
émérite pour comprendre que ce n'est pas la République qui peut être
décentralisée au nom de la décentralisation ; c'est son organisation
territoriale.
Cette obstination est inquiétante : soit elle relève d'une fuite en avant
après le constat d'une mauvaise élaboration du projet ; soit - et cela est
grave - elle relève d'un coup de force des partisans d'une orientation
fédéraliste de nos institutions.
Le débat est donc biaisé. Jamais les options n'ont été clairement posées.
Des propos enrobés aux formules passe-partout du style : « Les Français
veulent la décentralisation ! », tout à été fait pour éviter le vrai débat.
Le vrai débat, je le rappelle, oppose les partisans d'une décentralisation
s'appuyant sur la démocratisation de nos institutions, donc de la société, et
ceux qui conçoivent la décentralisation comme un moyen de casser les
résistances au libéralisme que comportent l'idée républicaine, l'idée de
solidarité nationale s'appuyant, en particulier, sur des services publics qui
couvrent l'intégralité du territoire. Cette dernière décentralisation est celle
des potentats locaux, celle qui provoquera une dilution telle des pouvoirs
qu'ils ne seront plus identifiables.
Cette décentralisation, que l'on pourrait dénoncer comme une démolition de
l'unicité de la République, rejoint, dans une harmonie savamment construite,
l'évaporation des pouvoirs nationaux au sein d'une construction européenne qui
échappe aux règles démocratiques les plus élémentaires.
Compte tenu de l'enjeu, chers collègues, cette révision constitutionnelle
mérite d'être soumise à nos concitoyens par voie de référendum, comme le permet
notre Constitution. Au Président de la République qui défend, comme le
rappelait Mme Nicole Borvo, la culture du référendum, nous disons : « Chiche !
».
La précipitation que nous avons constatée ici même lors de l'examen en
première lecture du projet de loi est toujours, hélas ! de mise. Le texte qui a
été voté le 4 décembre par l'Assemblée nationale a été examiné le 5 décembre
par la commission des lois du Sénat alors que, comme l'a souligné M. René
Garrec dans son rapport, d'importantes modifications ont été apportées par
l'Assemblée nationale. Je reviendrai d'ailleurs sur ces points. Le vote
conforme a pourtant été décidé. Il faut, pour Matignon, en terminer au plus
vite, avant que les oppositions internes à l'UMP et à la majorité, ainsi que la
prise de conscience de nombre d'élus locaux ne mettent à mal cette révision
constitutionnelle considérée par M. le Premier ministre comme son oeuvre
maîtresse.
Les inquiétudes se développent au sujet de ce texte, comme l'a rappelé
justement notre collègue M. Jean-Claude Peyronnet.
Ces objectifs - transferts de compétences successifs, désorganisation de la
solidarité nationale - émeuvent, vous le savez bien, de nombreux élus locaux de
tous bords. Le dernier congrès des maires de France s'est fait l'écho de ce
décalage entre les options politiques du Gouvernement et la réalité vécue par
tant d'élus. Les élus ne comprennent pas le nouvel ordre constitutionnel et le
poids accordé à la région et aux structures intercommunales. Nombreux sont les
juristes qui ont été choqués par la rédaction de ce texte, dont l'imprécision
n'a été que partiellement corrigée par le Sénat et par l'Assemblée nationale,
rédaction qui, soit dit en passant, est loin de dégager la force qui
caractérise un texte constitutionnel !
Comment ne pas citer l'article de Mme Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de
droit public, intitulé « Vous avez dit bizarre ? » et publié dans le journal
Le Figaro ?
Elle écrit : « De part et d'autre de la nouvelle majorité, on s'accorde donc à
penser tout bas et parfois à dire tout haut que le texte constitutionnel est
une auberge espagnole et que sa rédaction ferait se retourner Portalis, éminent
professeur de droit, dans sa tombe. [...] Force est d'admettre que le
Gouvernement ne sait pas ce qu'il veut ni où il va et improvise
dangeureusement. »
M. Josselin de Rohan.
Vous feriez mieux de lire
L'Humanité
.
M. Robert Bret.
J'ai de saines lectures !
Elle poursuit : « Le projet de révision semble vouloir ôter la colonne
vertébrale de la France sans être capable de lui substituer une architecture
cohérente et risque effectivement de dégénérer en foire d'empoigne. »
Elle conclut sèchement : « Au lieu de se braquer avec rigidité et
autoritarisme contre les critiques et les tentatives, le Gouvernement serait
bien inspiré de les examiner et d'accepter de revoir sa copie. »
Vous seriez bien inspiré, vous aussi, monsieur de Rohan, de tenir compte de
tels propos, publiés dans un journal qui vous est cher !
Le Sénat aurait pu auditionner M. Didier Mauss,...
M. Patrice Gélard,
vice-président de la commission des lois.
On est d'accord.
M. Robert Bret.
... professeur émérite de droit à l'université Paris I. Il déclarait, en
effet, que le droit de priorité au Sénat comporte « un risque de déséquilibre
et constitue une entorse à la liberté de choix du gouvernement ».
M. Patrice Gélard,
vice-président de la commission des lois.
C'est l'argument idiot !
M. Robert Bret.
« Quand il y a une nouvelle majorité et qu'elle veut faire passer un projet
politiquement un peu sensible, il est normal qu'elle puisse le présenter en
premier à l'Assemblée, qui est en harmonie avec elle. »
Comment ne pas évoquer une nouvelle fois l'avis du Conseil d'Etat que le
Gouvernement a décidé de dissimuler depuis le début de cette discussion ? Il
est passé à la trappe !
M. Patrice Gélard,
vice-président de la commission des lois.
Il n'est pas publié.
M. Robert Bret.
La parole du Conseil d'Etat n'est pas pour nous parole d'évangile,...
M. Jean Chérioux.
Ça dépend des jours !
M. Robert Bret.
... mais il apparaît inconcevable, face aux interrogations croissantes sur le
sens du projet de loi constitutionnelle dont nous discutons, que le
Gouvernement, jusqu'au bout, refuse d'éclairer le Parlement en enterrant cet
avis.
Monsieur le rapporteur, cette obstination dans la dissimulation ne peut
qu'inquiéter.
Enfin, les salariés de la fonction publique d'Etat, comme de la fonction
publique territoriale, s'interrogent fortement sur leur avenir.
La commission a-t-elle examiné avec le soin nécessaire les conséquences à
venir ? Non, je ne le pense pas ! Le débat sur l'évolution possible du statut
des enseignants démontre qu'il est impossible d'attendre les lois organiques
pour débattre d'un sujet qui concerne des milliers de personnes. Le cadre,
c'est aujourd'hui qu'il se fixe. C'est ce cadre qui permettra toutes les
dérives. Les lois organiques seront d'application.
Mesdames, messieurs, chers collègues, nous n'aurons eu de cesse, avec
d'autres, à droite comme à gauche, de souligner l'importance d'une information
la plus complète possible du Parlement sur ce point.
M. Raffarin et ses ministres ont toujours refusé de rendre public le contenu
de ces projets. En revanche, le Premier ministre s'est rendu devant le groupe
de l'UMP de l'Assemblée nationale le 13 novembre, si je me souviens bien, pour
l'informer, de manière détaillée, sur ces textes.
De qui se moque-t-on aujourd'hui ? Nous naviguons à vue, alors que les
objectifs sont déjà connus. Il y a là un mépris du Parlement et de l'opposition
qui n'est pas acceptable.
M. Patrice Gélard,
vice-président de la commission des lois.
Mais non !
M. Robert Bret.
Comment peut-on, par exemple, discuter sérieusement de l'article 6, relatif à
la fiscalité locale, si l'on ne dispose pas d'une vision précise de la réforme
envisagée par le Gouvernement en ce domaine ? Il s'agit d'un enjeu lourd qui ne
peut autoriser de telles imprécisions.
Je m'étonne encore une fois que la commission des finances du Sénat n'ait pas
jugé bon de se saisir pour avis, contrairement à celle de l'Assemblée
nationale, du projet de révision.
Jeudi dernier, la commission des lois du Sénat s'est donc à nouveau réunie.
A la lecture des comptes rendus et du rapport écrit, l'impression de « malaise
» qu'évoquait notre collègue Paul Girod, lors de la première lecture,
perdure.
Comment ne pas percevoir, malgré la soumission affichée au pouvoir exécutif,
des critiques qui demeurent fortes ?
Le vote conforme confine à la raison d'Etat. Approfondi, le débat mettrait en
péril le Gouvernement et le Premier ministre. Il faut donc avancer coûte que
coûte !
Cette révision constitutionnelle, au-delà de ses aspects brouillons, est
lourde de conséquences. Elle est imprégnée de la volonté de rupture quoi qu'en
dise ses partisans. Cela mérite mieux qu'une adoption en catimini, chers
collègues.
Certains points méritent d'être réexaminés par la commission et justifient la
présente motion.
Tout d'abord, qu'en est-il exactement du champ couvert par l'article 3 dans sa
nouvelle rédaction ?
L'Assemblée nationale restreint la primauté du Sénat aux textes ayant pour
objet principal l'organisation des collectivités locales. Certes, le terme
d'organisation a été bien précisé, mais le fait qu'un objet ou des objets
secondaires se trouvent ainsi soumis en priorité au Sénat laisse une marge de
manoeuvre indéterminée.
A l'article 4, l'Assemblée nationale a introduit la notion de groupements de
collectivités locales dans les dispositions relatives « au chef de file ». Il
s'agit d'une curiosité, puisque les structures intercommunales ont été écartées
de la liste des collectivités reconnues par le Constitution.
Un autre point reste en débat sur cet article 4 : il concerne les droits
constitutionnels garantis. On peut craindre que si le texte est adopté en
l'état, il autorisera à modifier un tel droit s'il n'est pas considéré,
a
posteriori
, par le Conseil constitutionnel comme « essentiel ».
A l'article 6, le débat n'est pas clos sur la péréquation. Le Sénat privilégie
la référence à la compensation des inégalités.
Comme cela a été rappelé lors de la discussion générale, M. Pierre
Méhaignerie, président de la commission des finances, de l'économie générale et
du Plan de l'Assemblée nationale, a substitué l'idée de favoriser l'égalité,
concept beaucoup plus évasif qui évitera à l'Etat de devoir remplir ses
engagements.
Enfin, une disposition étonnante a été insérée dans l'article 7 du projet de
révision constitutionnelle qui reconnaît les populations d'outre-mer comme
partie intégrante du peuple français. Contrairement à l'appréciation que Mme la
ministre de l'outre-mer a exprimée lors du débat à l'Assemblée nationale, nous
estimons que la formulation qui a été retenue est condescendante et
s'accompagne de forts relents colonialistes.
MM. Josselin de Rohan et Robert Del Picchia.
Ce n'est pas sérieux !
M. Robert Bret.
Le sérieux de nos débats, la crédibilité du texte constitutionnel ne peuvent
autoriser l'adoption de l'article 7 ainsi modifié. Monsieur le président,
messieurs les ministres, mes chers collègues, ces quelques points examinés
brièvement, sur lesquels nous reviendrons à l'occasion de la discussion des
articles, démontrent la nécessité d'approfondir encore la réflexion du
Parlement et d'éviter toute précipitation.
M. Jean Chérioux.
Ils ne démontrent rien du tout !
M. Robert Bret.
C'est la Constitution qui est en débat et non pas un projet de loi secondaire.
La question de la nécessité même de la révision constitutionnelle se pose,
comme le rappelait fort judicieusement le président de l'Assemblée nationale,
M. Jean-Louis Debré.
Mais si nous devons le faire, faisons-le au moins sérieusement. Il en est
encore temps, mes chers collègues ! C'est dans cet esprit que je vous propose
d'adopter la présente motion tendant au renvoi à la commission
(Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe
socialiste.)
M. le président.
Je mets aux voix la motion n° 91, tendant au renvoi à la commission, repoussée
par la commission et par le Gouvernement.
(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président.
En conséquence, nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle que, aux termes de l'article 42, alinéa 10 du règlement, à partir
de la deuxième lecture au Sénat des projets de loi, la discussion des articles
est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement n'ont pas
encore adopté un texte identique.
Article 3