Séance du 16 mars 2000
NOMBRE DE SÉNATEURS ET RÉPARTITION DES SIE`GES DE SÉNATEURS
Rejet d'un projet de loi organique
et retrait d'un projet de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion :
- du projet de loi organique (n° 235 rectifié, 1999-2000) modifiant le nombre
de sénateurs. [Rapport n° 261 (1999-2000).] ;
- du projet de loi (n° 236 rectifié, 1999-2000) modifiant la répartition des
sièges de sénateurs. [Rapport n° 261, (1999-2000).]
La conférence des présidents a décidé qu'il serait procédé à une discussion
générale commune de ces deux textes.
Dans la discussion générale commune, la parole est à M. le ministre.
M. Jean-Pierre Chevènement,
ministre de l'intérieur.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les
sénateurs, le Gouvernement trouvera-t-il donc jamais grâce aux yeux du Sénat ?
(Sourires.)
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Mais oui
!
M. Jean-Pierre Chevènement,
ministre de l'intérieur.
C'est la question que je suis fondé à me poser,
connaissant les conclusions auxquelles a abouti M. le rapporteur de la
commission des lois. Même quand le Gouvernement soumet à la Haute Assemblée
deux projets de loi dont tout donnait à penser qu'ils allaient au-devant de ses
préoccupations, il semble que cela ne soit pas possible !
(Nouveaux
sourires.)
De quoi s'agit-il ? De tirer les conséquences des évolutions démographiques
constatées par le dernier recensement général de la population, conformément au
principe constitutionnel de l'égalité du suffrage, que j'ai rappelé hier.
Deux textes vous sont ainsi soumis : un projet de loi organique et un projet
de loi ordinaire, textes dont je vais résumer le contenu.
Le nombre de sénateurs est fixé par la loi organique. Il est actuellement de
304 pour les départements, y compris les départements d'outre-mer, en
application de l'article L.O. 274 du code électoral.
Les dispositions actuellement en vigueur résultent de la loi organique du 16
juillet 1976, qui avait créé 33 sièges de sénateurs afin, déjà, de tenir compte
de l'évolution démographique intervenue depuis 1958. Ce n'est donc pas une
première.
Le législateur de 1976 avait retenu la « clé de répartition » suivante pour
fixer le nombre de sièges attribués aux départements : chaque département a
droit à un siège jusqu'à 150 000 habitants et à un siège supplémentaire par
tranche de 250 000 habitants, ou fraction de cette tranche, en sus de 150 000
habitants.
C'est conformément à cette règle de répartition et en fonction des chiffres du
recensement général de la population de 1999 authentifiés par le décret du 29
décembre 1999 que le présent projet de loi organique réalise une nouvelle mise
à jour du nombre de sénateurs. Ce nombre passe de 304 à 322, soit, au total, 18
sièges supplémentaires.
C'est la loi ordinaire qui fixe la répartition entre les départements, et j'y
reviendrai tout à l'heure.
Dans les départements concernés par une modification de leur représentation,
celle-ci prend effet à compter du prochain renouvellement de la série à
laquelle appartient ce département.
La Nouvelle-Calédonie, avec 196 836 habitants, est actuellement représentée
par un sénateur. Cette représentation n'a pas évolué depuis 1946. L'application
des principes de représentation retenus pour les départements conduit à
accroître d'une unité la représentation sénatoriale de la Nouvelle-Calédonie.
Le projet de loi organique modifie en conséquence le deuxième alinéa de
l'article 6 de la loi organique du 10 juillet 1985 relative à l'élection des
députés et des sénateurs dans les territoires d'outre-mer et en
Nouvelle-Calédonie. Il est également prévu que ces dispositions prennent effet
à compter du prochain renouvellement de la série B, à laquelle appartient la
Nouvelle-Calédonie.
Enfin, le projet de loi organique procède à l'insertion dans le code électoral
des dispositions de la loi organique n° 76-1217 du 28 décembre 1976, qui est
abrogée concomitamment à la codification ainsi réalisée. De la sorte,
l'ensemble des dispositions relatives à l'élection du sénateur de Mayotte
figureront désormais dans le code électoral.
Voilà pour la loi organique.
La loi ordinaire, quant à elle, précise la répartition de ces sièges entre les
départements et entre les « séries » en fonction de la clé de répartition
précitée : un siège jusqu'à 150 000 habitants, un siège supplémentaire par
tranche de 250 000 habitants, ou fraction de cette tranche, en sus de 150 000
habitants ; 22 sièges sont ainsi répartis dans 21 départements, et 4 sont
supprimés dans 2 départements.
Dans la série A, renouvelable en 2007, 9 départements gagnent un siège -
l'Ain, les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône, la Drôme, l'Eure-et-Loir, la
Haute-Garonne, la Gironde, l'Hérault et la Guyane - et un département en perd
un, la Creuse.
Dans la série B, renouvelable en 2001, 4 départements gagnent un siège :
l'Isère, le Maine-et-Loire, l'Oise et La Réunion.
Dans la série C, renouvelable en 2004, un département gagne 2 sièges - la
Seine-et-Marne - 7 départements gagnent un siège - le Bas-Rhin, le Haut-Rhin,
le Var, le Vaucluse, la Guadeloupe, le Val-d'Oise et les Yvelines - et un
département - Paris - perd 3 sièges.
Vous voyez donc, monsieur le président de la commission des lois, que le
département de Seine-et-Marne est considérablement avantagé par ce projet de
loi,...
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Permettez-moi de vous faire
remarquer que nous ne vous avons rien demandé !
M. Jean-Pierre Chevènement,
ministre de l'intérieur.
... qui ne fait que tenir compte du principe
d'égalité, bien entendu. Naturellement, nous vivons sous l'empire des principes
!
En outre, avec 219 521 habitants, la Polynésie française n'est actuellement
représentée que par un sénateur. L'application à cette collectivité des
principes de représentation retenus pour les départements conduit à augmenter
d'un siège sa représentation au Sénat. Le siège attribué à la Polynésie
française se substitue, parmi les sièges que la loi organique attribue aux
territoires d'outre-mer, au siège de sénateur du territoire des Afars et des
Issas, non pourvu depuis 1980 et, de ce fait, supprimé.
Le projet de loi tire, enfin, les conséquences de la création d'un siège de
sénateur en Nouvelle-Calédonie. L'article 14 de la loi du 10 juillet 1985
relative à l'élection des députés et des sénateurs dans les territoires
d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie se trouve modifié en conséquence.
Ces dispositions prendront effet au prochain renouvellement de la série à
laquelle appartiennent les collectivités concernées.
Voilà, dans sa sécheresse, mais aussi dans sa simplicité, le dispositif qui
vous est proposé. Il me fallait vous l'exposer exhaustivement, puisqu'il se
peut que je n'aie pas la possibilité de m'exprimer sur les articles.
La commission des lois considère, en effet, « qu'il n'y a pas lieu de
délibérer » sur ces projets de loi, et vous invite à adopter une motion tendant
à opposer la question préalable.
Mesdames, messieurs les sénateurs, il y a entre nous, sur certains projets de
loi - c'était le cas hier - des divergences sinon « naturelles », du moins «
compréhensibles ».
Mais aujourd'hui, je ne peux comprendre votre attitude, tant la démarche du
Gouvernement me paraissait devoir recueillir votre accord, qu'il s'agisse du
principe même de l'adaptation du nombre de sénateurs à l'évolution
démographique ou de la « clé de répartition » retenue.
En ce qui concerne l'adaptation de l'effectif du Sénat à l'évolution
démographique, c'est vous-mêmes, mesdames, messieurs les sénateurs, qui, tous
groupes politiques confondus, en aviez pris l'initiative en 1974 et en 1975.
Vous aviez alors adopté à l'unanimité la loi du 16 juillet 1976 créant 33
sièges de sénateurs supplémentaires. J'ai relu avec beaucoup d'intérêt vos
débats de l'époque, et je vous invite à vous y reporter.
Que disait Etienne Dailly, rapporteur éminent de la commission des lois du
Sénat et longtemps vice-président de la Haute Assemblée, avant d'être nommé au
Conseil constitutionnel ?
Il disait exactement ceci, en introduction de son rapport : « Adapter la
composition du Sénat de la République à l'évolution démographique intervenue au
cours des vingt dernières années dans notre pays : telle est l'une des
préoccupations constantes des sénateurs à quelque groupe politique qu'ils
appartiennent. »
Il ajoutait : « Ce qui importe, au demeurant, ce n'est pas le nombre des
sénateurs nouveaux ni les départements qui en bénéficient. Ce qui importe,
c'est que soit rigoureusement respecté le principe de l'égalité du suffrage
universel, proclamé par l'article 3 de la Constitution. »
Et il concluait : « En avril 1969, les Français ont clairement marqué leur
volonté de conserver leur Sénat. Ce faisant, ils ont imposé aux sénateurs des
devoirs dont le premier est de maintenir la représentativité de leur assemblée.
Ce serait méconnaître la volonté du pays que de ne pas prendre les moyens de
l'assurer de manière permanente. »
Je ne pouvais trouver meilleure justification aux textes qui vous sont
aujourd'hui proposés !
Pourquoi le Sénat refuse-t-il après le recensement de 1999 ce qu'il avait
voulu en 1976 ? Ce ne peut être à cause de la clé déterminant le nombre de
sénateurs par département : un sénateur jusqu'à 150 000 habitants et un
sénateur supplémentaire par tranche ou fraction de tranche de 250 000. Ce mode
de calcul, en effet, c'est vous-mêmes qui l'aviez confirmé en 1976. C'est celui
qui a été utilisé au début de la Ve République, mais il trouve son origine plus
loin encore, puisqu'il résulte de la loi du 23 septembre 1948, voilà plus d'un
demi-siècle, et qu'il a été utilisé pendant toute la IVe République.
En 1976, vous aviez seulement souhaité retenir, pour le premier seuil, 150 000
habitants, comme en 1958, plutôt que 153 000, comme en 1948, la différence,
minime, ayant le mérite, à vos yeux, de mieux assurer la représentation des
petits départements.
Or, 150 000 habitants, c'est le chiffre que nous vous proposons
aujourd'hui.
Enfin, mesdames, messieurs les sénateurs, cette adaptation de l'effectif du
Sénat à l'évolution démographique, vous la trouviez, en 1976, nécessaire, et
vous considériez ce mode de calcul si pertinent que, pendant deux lectures,
vous aviez voulu les inscrire dans la loi, laissant au décret le soin d'en
tirer les conséquences après chaque recensement et de déterminer le nombre de
sénateurs ainsi que leur répartition.
Cela aurait effectivement rendu inutiles les projets de loi qui vous sont
aujourd'hui soumis.
Ce n'est qu'en troisième lecture, alors, que vous aviez accepté l'argument de
l'Assemblée nationale selon lequel il était préférable, pour des raisons
constitutionnelles, d'inscrire clairement dans la loi organique le nombre de
sénateurs élus dans les départements.
Tel est bien encore ce que nous vous proposons aujourd'hui !
Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai tenu à faire ce rappel historique, car
je voulais montrer combien cette démarche du Gouvernement pour renforcer la
représentativité du Sénat - et donc sa légitimité - s'inscrit dans la tradition
républicaine, et vous convaincre qu'elle est exempte de tout arbitraire et de
toute arrière-pensée.
Il m'appartient enfin d'attirer l'attention du Sénat sur les conséquences
qu'aurait l'adoption de la question préalable.
Si vous refusez d'augmenter le nombre des sénateurs, le Gouvernement n'ira pas
contre votre volonté, évidemment. Le souhaiterait-il, d'ailleurs, qu'il ne le
pourrait pas, puisqu'il s'agit d'une disposition organique dont la modification
nécessite votre accord. Le Gouvernement prendra donc acte du maintien à 304 du
nombre de sénateurs des départements.
Mais la Nouvelle-Calédonie, avec 196 836 habitants, et la Polynésie française,
avec 219 521 habitants, dont la représentation n'a pas évolué depuis 1946,
continueront à n'avoir qu'un siège, ce qui est profondément inéquitable.
J'ajoute que le siège de sénateur du territoire des Afars et des Issas, devenu
indépendant en 1977, ne sera toujours pas supprimé, ce qui, vous en
conviendrez, n'est pas vraiment satisfaisant.
Voilà pour la loi organique.
Quelles réponses le Gouvernement tirerait-il de votre refus d'examiner la loi
ordinaire ? Je ne puis vous le dire aujourd'hui.
Le Gouvernement pourrait estimer préférable de s'en tenir là. Mais les
inégalités de représentation entre les départements mises en lumière par les
résultats du dernier recensement demeureraient.
Elles seraient même appelées à s'aggraver au fil du temps, puisque le
précédent créé par le Sénat fermerait la porte à toute évolution ultérieure.
Le Gouvernement pourrait être ainsi conduit à procéder, par la loi ordinaire,
à une nouvelle répartition des sièges par département à chiffre national
constant, comme l'a d'ailleurs suggéré hier après-midi M. Hoeffel.
Bien évidemment, la clé de répartition de ces 304 sièges - chiffre désormais
intangible - ne pourrait plus être celle dont j'ai rappelé, tout à l'heure,
l'enracinement dans la tradition républicaine.
Faudrait-il augmenter dans la même proportion le seuil de 150 000 habitants et
les tranches de 250 000, ne plus retenir qu'un seul quotient, appliquer tout
simplement une répartition des 304 sièges entre les départements à la
proportionnelle, en garantissant, bien entendu, au moins un sénateur à chacun
d'eux ? Il existe encore d'autres méthodes... Il faut y réfléchir.
Mais, en tout état de cause, c'est entre treize et vingt sièges qui devraient
alors être supprimés dans certains départements pour être attribués à d'autres.
Ce serait votre responsabilité. Or, comme l'indique votre rapporteur, s'il est
facile de créer des sièges, il est toujours beaucoup plus douloureux d'en
supprimer.
Enfin, mesdames, messieurs les sénateurs, il ne vous échappe pas que, quel que
soit le mode de calcul finalement retenu, le redéploiement à chiffre constant
est bien plus défavorable aux petits départements que le dispositif qui vous
est proposé par le Gouvernement. C'est le plus souvent la représentation des
départements les moins peuplés qui se trouverait encore diminuée par les
suppressions de sièges rendues nécessaires. Mesdames, messieurs les sénateurs,
est-ce bien là ce que vous voulez, alors que vous affirmez que le Sénat est le
représentant éminent des collectivités locales ?
Telle est la question que je devais vous poser au moment où vous allez vous
prononcer sur la question préalable.
(Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Paul Girod,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
ministre, vous avez remarquablement exposé le dispositif de la loi organique et
de la loi ordinaire que vous nous proposez et vous nous avez expliqué quelles
étaient, selon vous, les conséquences d'une position que le Sénat prendra
peut-être tout à l'heure.
Je voudrais cependant éclairer nos collègues.
Vous avez dit que le Gouvernement allait au-devant de nos préoccupations.
Pardonnez-nous, mais, nos préoccupations, c'est nous qui les définissons, et je
ne suis pas absolument certain - j'ai même le sentiment inverse - qu'au premier
plan de celles-ci figure l'idée de nous cloner pour augmenter notre nombre !
Vous avez fait allusion à 1976. Mais le débat de 1976 était plus compliqué
que cela : il avait commencé en 1974, notre collègue Etienne Dailly considérant
qu'il fallait faire figurer dans la loi organique la clé de répartition des
sénateurs entre les départements et que, de recensement en recensement, il
appartiendrait au Gouvernement d'en tirer la conséquence en modifiant le nombre
des sénateurs par département.
Permettez-moi de vous faire remarquer au passage que cette clé, dont vous nous
avez dit qu'elle était ancrée dans la tradition républicaine, ne l'est que dans
le droit coutumier et non dans le droit écrit puisque, en réalité, elle n'a
qu'une valeur d'habitude, elle ne figure réellement dans aucun texte - vous
l'avez rappelé dans l'exposé des motifs de la loi organique et nous vous en
savons gré : c'est la traduction dans les us et coutumes d'un principe constant
dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, selon lequel la répartition
des sièges - il est vrai qu'il s'exprimait alors au sujet des députés - doit
être essentiellement démographique sans pour autant mépriser les régions dans
lesquelles la population est rare, et en acceptant un certain nombre de
distorsions dans la limite de 20 % à l'intérieur d'un même département, en
fonction des circonstances locales.
Par conséquent, la jurisprudence constitutionnelle et la tradition dont vous
parliez tout à l'heure ne diffèrent pas dans leur essence au point qu'on puisse
imaginer que si, un jour, il y avait des redistributions, elles ne s'opèrent
pas à la lumière de l'expérience et de ces références.
Il vous semble curieux que nous refusions de faire en 2000 ce que nous avons
fait en 1976, au moment où, effectivement, avant le recensement de 1975, le
Sénat cherchait à inscrire la clé dans la loi organique, avant de se rallier,
le recensement passé, à la simple révision du nombre des sénateurs et de leur
répartition.
Pourquoi ne faisons-nous pas aujourd'hui ce que nous avons fait en 1975 ? Si
l'on tenait ce raisonnement jusqu'au bout, monsieur le ministre, on pourrait
vous reprocher - pas à vous-même, mais à vos amis - de vous réveiller
brusquement après le recensement de 1999. Entre 1976 et 1999, on a, en effet,
organisé deux recensements ; or, ni en 1982 ni en 1990, le gouvernement en
place à l'époque n'a eu ce genre de souci. Et, tout à coup, en 2000, il se
réveille !
Mais il ne faut pas donner trop d'importance à tout cela. Quel est le vrai
problème ?
Vous prétendez, monsieur le ministre, aller au-devant de nos préoccupations.
Ce qui est vrai, c'est que nous allons, nous, sans doute au-devant des
préoccupations d'au moins un membre du Gouvernement, le ministre des finances :
il n'est peut-être pas nécessaire, en effet, dans l'état actuel de la
conjoncture, d'augmenter les coûts de fonctionnement du Parlement de manière
inconsidérée !
Nous sommes actuellement 321, et, à 321, nous délibérons sereinement, nous
délibérons convenablement, nous délibérons au fond. Pourquoi augmenter
indéfiniment, sous le nez de nos concitoyens qui jugent déjà la classe
politique un peu pléthorique, le nombre des sénateurs ?
Certes, les conséquences - éventuelles - du recensement sur la répartition des
sièges par département pourront être examinées dans le cadre d'un projet de loi
ordinaire, mais nous verrons bien le moment venu !
Je rappelle au passage que nous nous honorons de compter parmi nous douze
représentants des Français établis hors de France. Or, même si je ne l'ai pas
fait hier, je veux rappeler un propos outrancier tenu au sein de la commission
des lois de l'Assemblée nationale à leur égard : n'a-t-il pas été déclaré que
l'existence et l'importance de la représentation sénatoriale des Français
établis hors de France étaient « une survivance de l'empire colonial français »
?
M. Philippe de Gaulle.
C'est tout le contraire !
M. Paul Girod,
rapporteur.
Cette attitude vis-à-vis de nos collègues, dont la mission
est de maintenir, d'affermir et de soutenir la présence française dans le
monde, doit être stigmatisée.
Nous estimons effectivement, monsieur le ministre, qu'il n'y a pas lieu
d'augmenter le nombre des sénateurs, et vous nous avez détaillé les
conséquences qui peuvent en découler, en particulier pour la Polynésie
française et la Nouvelle-Calédonie. Or, les chiffres que vous avez cités pour
expliquer ces conséquences font référence à des clés non modifiées et, par
conséquent, non influencées par le refus que nous allons opposer à
l'augmentation du nombre total des sénateurs.
Par ailleurs, il existe une catégorie particulière regroupant certaines
collectivités spéciales, telles que la Nouvelle-Calédonie, Mayotte ou
Saint-Pierre-et-Miquelon. Or, une nouvelle collectivité va entrer, après une
prochaine révision constitutionnelle, dans cette catégorie, et c'est
précisément la Polynésie française.
Il peut d'ailleurs sembler un peu surréaliste de penser que si - pour une
raison qui n'a rien à voir avec cette affaire - un certain Congrès du Parlement
n'avait pas été annulé au mois de janvier, nous nous serions déjà trouvés dans
cette situation. Par conséquent, mieux vaut peut-être - et le Sénat n'y sera
sans doute pas hostile - attendre que cette révision constitutionnelle ait eu
lieu pour traiter le problème des Afars et des Issas, de la Polynésie française
et de la Nouvelle-Calédonie, à la lumière de la clé qu'entre-temps vous aurez
éventuellement modifiée. Dans ces conditions, monsieur le ministre, votre
argumentation ne va sans doute pas aussi loin que vous le pensez.
Mes chers collègues, nous savons maintenant à peu près où nous en sommes. Le
Sénat prendra ses responsabilités, il va expliquer au pays qu'il ne lui semble
pas nécessaire d'augmenter un personnel politique sur lequel pèsent déjà,
malheureusement, trop de soupçons.
Nous prenons par ailleurs avec courage la résolution de faire face, au moment
où vous le souhaiterez, monsieur le ministre, à une éventuelle loi - ordinaire
- de nouvelle répartition, qui n'est au demeurant pas du tout obligatoire.
Que dire de plus, sinon que la question préalable que nous avons déposée sur
la loi ordinaire, monsieur le ministre, est due en grande partie à la rédaction
de l'exposé des motifs de ladite loi ordinaire ? Dans la mesure où, selon vos
propres termes, cete loi ordinaire n'est que la conséquence de la loi organique
et que nous allons repousser cette dernière, nous ne pouvions faire autrement
que de déposer une seconde motion !
Voilà, mes chers collègues, la situation dans laquelle nous sommes.
Je ne pense pas, monsieur le président, que je serai amené à reprendre la
parole pour défendre les questions préalables que la commission a déposées,
chacun en aura compris les tenants et les aboutissants, les motifs et les
conséquences.
Par conséquent, je souhaite que la commission des lois soit soutenue par le
Sénat, et que ce débat important et assez exemplaire vis-à-vis de l'opinion
publique ait toute la dignité nécessaire.
(Applaudissements sur les travées
de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
ministre, je suis navré : j'ai l'impression que nous vous faisons de la peine !
Or, vous le savez, vous êtes, parmi les membres du Gouvernement, l'un de ceux
qui trouvent la plus sympathique audience au sein de notre assemblée.
Vous avez fait allusion à ce qui s'est passé en 1975. Puis-je paraphraser
Racine et vous rappeler que les temps ont changé ? Dans ces conditions, ce qui
était bon en 1975 n'est pas nécessairement utile ...
M. Alain Gournac.
Ni souhaitable !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
... et peut même paraître totalement
inutile au début de l'ère nouvelle.
Dans le cadre de cette assemblée relativement restreinte - non par la qualité
mais par le nombre - vous m'avez fait penser à ce propos que l'on prête au
général de Gaulle recevant Mac Millan : « Ne pleurez pas, milord ! ». Ne
pleurez pas, monsieur le ministre de l'intérieur !
(Sourires.)
Vous
savez bien que vous trouvez chez nous un soutien véritable et actif dans
certaines circonstances.
Nous vous l'avons prouvé encore tout récemment lorsque, contre votre majorité
à l'Assemblée nationale et contre la minorité qui vous soutient ici, nous vous
avons rigoureusement et vigoureusement défendu tout au long de la discussion du
projet de loi mettant en oeuvre les dispositions constitutionnelles relatives à
la parité.
Monsieur le ministre, nous subissons une véritable « avalanche » de textes qui
ont donné lieu de la part du Gouvernement et de ceux qui le soutiennent - et
non pas de vous - à des commentaires le plus souvent erronés et parfois d'une
hostilité outrancière. Rendons hommage au Gouvernement : dans ce domaine au
moins, il ne fait pas preuve d'immobilisme !
Tout se passe comme si, dans l'esprit de certains, la seconde chambre que nous
sommes, investie des pouvoirs que la Constitution lui donne, avait pour seul
devoir d'enregistrer avec un minimum de modifications les textes qui lui
viennent de l'Assemblée nationale.
Je citerai encore la loi organique et la loi ordinaire sur la parité, sur
lesquelles le Sénat a été qualifié comme étant à la « pointe du conservatisme
», et ce parce que nous avions repris votre texte, monsieur le ministre ! Cela
me conduit à vous dire que nous partageons, vous et nous, ce reproche un peu
outrancier.
Nous avons également examiné la loi organique et la loi sur le cumul des
mandats. L'Assemblée nationale n'a pas eu de mots assez durs pour qualifier le
désaccord entre les deux assemblées. Au final, deux statuts incohérents ont été
adoptés, l'un pour les élus nationaux, l'autre pour les élus locaux. Les
premiers, les parlementaires, sont régis par la seule loi organique, je le
rappelle, contrairement aux interprétations qui ont pu être données ici et
là.
Nous avons aussi examiné, sur le rapport particulièrement brillant de notre
ami Paul Girod, la loi ordinaire relative au mode de scrutin sénatorial.
J'avais eu l'occasion, dès 1986, de dire que ce qui constituait une anomalie,
c'était non pas ce mode de scrutin - nous avons d'ailleurs nous-mêmes pris
l'initiative de le réformer - non plus que l'existence d'une seconde chambre,
dont toute l'actualité a encore été démontrée lors du Forum des Sénats du Monde
consacré au bicamérisme, mais le fait que la loi électorale constitue un
exemple de fragilité juridique, la Constitution n'exigeant pas de loi organique
pour définir les modalités de scrutin. Mon regret, en l'instant, est de ne pas
avoir réussi, en 1995, à convaincre mes collègues et le Sénat de la nécessité
d'inscrire dans la loi organique les dispositions qui régissent notre mode
d'élection.
Avant d'aborder le sujet du jour, que vous avez présenté comme une sorte de «
cerise sur le gâteau », monsieur le ministre, j'aimerais faire appel à un grand
ancien : le président Gambetta.
Je me garderai de lui attribuer, comme d'autres, un rôle fictif dans une
affaire qui passionna l'opinion. Je le cite à bon escient, puisque je vise une
coutume constitutionnelle qui, selon lui, devait se traduire par le respect
mutuel des deux chambres l'une à l'égard de l'autre : Gambetta énonçait le
principe qui voudrait que les actes d'une chambre ne soient invoqués dans
l'autre ni pour l'éloge ni pour le blâme. C'est une pratique qu'il serait bon,
me semble-t-il, de ne pas laisser tomber en désuétude.
J'en arrive au sujet du jour : l'accroissement proposé du nombre des
sénateurs. Je ne m'y attarderai pas longtemps, car j'ai eu très tôt l'occasion
de vous dire, à titre personnel, monsieur le ministre, lorsque j'ai cru
comprendre que le Gouvernement envisageait une telle proposition, à quel point
elle me paraissait anachronique. Je me souviens de votre surprise et du zèle de
certains de vos amis, qui s'employèrent à démontrer combien la proposition du
Gouvernement - et vous venez de nous le redire - reposait sur de bonnes
intentions. Cette fois, c'est Virgile que je citerai : «
Timeo Danaos et
dona ferentes.
» - Je crains les Grecs et leurs présents.
Dans les années soixante-dix-quatre-vingt, il y eut une période de vive
inflation des effectifs des assemblées. Nul ne peut dire si le nombre actuel
est satisfaisant. Notre collègue Albert Vecten nous en a proposé la diminution,
et je n'étais pas loin, vous l'avez senti, au fond de moi-même, de
l'approuver.
En tout état de cause, l'incrédulité qui a pu saisir certains, en dehors de
ces murs, lorsque nous avons indiqué qu'il ne nous semblait pas nécessaire
d'augmenter le nombre des sénateurs, m'apparaît à mon tour surprenante.
C'est une décision dont nous sommes maîtres et que nous nous devons de prendre
dans un certain climat d'antiparlementarisme. Je ne pense pas que l'opinion
publique apprécierait l'accroissement de nos effectifs. Celui-ci ne nous paraît
pas nécessaire.
Nous avons le sentiment que, dans les conditions actuelles, nous accomplissons
aussi bien que possible le travail qui est le nôtre. Et puis, après tout -
pourquoi ne pas le dire ? - puisque nous sommes une anomalie constitutionnelle
(M. Alain Gournac s'exclame)
, quels sont les motifs qui peuvent conduire
le Gouvernement à augmenter...
M. Alain Gournac.
Les anomalies !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
... le nombre des « anomaliens », à
la limite des « anormaux » ? Je ne vois pas très bien, monsieur le ministre,
les raisons profondes...
M. Alain Gournac.
C'est incohérent !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
... qui ont pu vous conduire à
proposer, peut-être, au Gouvernement, et ce dernier, en tout cas, à prendre à
son compte une décision de cet ordre !
Nous avons d'autres problèmes et nous ferions mieux de nous attaquer à ces
questions essentielles que nous n'avons pas, jusqu'à ce jour, suffisamment
traitées.
Nous nous devons d'examiner de manière approfondie les conditions du débat
parlementaire, qui n'ont pas varié depuis le début du xixe siècle. Il est plus
urgent de songer à réformer certaines de nos méthodes de travail que
d'accroître le nombre des parlementaires en croyant complaire à tel ou tel,
serait-ce aux élus de Seine-et-Marne. Deux pistes, parmi d'autres, me
paraissent mériter d'être exploitées.
La première - j'en ai quelquefois parlé dans cette enceinte - consisterait à
renforcer le rôle des commissions parlementaires.
La seconde paraît s'imposer au vu de la multiplication des propositions de loi
qui constituent, en réalité, des motions ou des résolutions, comme tous les
parlements peuvent en adopter, à l'exception du nôtre, exception faite des
résolutions européennes, et je me félicite d'avoir réussi à faire accepter
qu'elles puissent être votées.
Il s'agirait de rétablir notre capacité d'adopter des résolutions, afin de
garder à la loi ce qu'elle est en train de perdre - nous en avons des exemples
nombreux - à savoir sa fonction normative, qui doit demeurer essentielle.
Ces réformes de caractère constitutionnel impliquent l'obtention d'un
consensus. Vous le recherchez, monsieur le ministre, et vous en donnez souvent
l'exemple. Peut-être pourrait-il être trouvé sur un sujet de cet ordre !
C'est par ce type d'initiatives que nous paraît devoir être recherchée la voie
de la modernisation. Quels que soient vos efforts, qui semblent surtout
destinés à modifier la composition socio-politique des assemblées, si nous
n'admettons pas que nous devons modifier notre mode de fonctionnement, vous
n'aurez fait qu'une opération d'affichage, qui sera sévèrement jugée par
l'opinion publique - c'est pour cela que nous la refusons - et la pensanteur
des procédures reprendra très rapidement le dessus. On peut même dire qu'en
augmentant le nombre des sénateurs vous ne ferez qu'aggraver cette
pesanteur.
C'est à cette opération, mes chers collègues, sur les motivations de laquelle
je ne m'étendrai pas davantage, que votre rapporteur, en termes excellents, et
votre commission vous demandent de vous opposer...
Mme Hélène Luc.
Plus ça va, plus vous êtes conservateur, monsieur Larché ! Et vous osez parler
de modernité ! C'est incroyable !
M. le président.
Chacun parle à son tour, madame Luc !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Souhaitez-vous m'interrompre, madame
Luc ? Vous savez que j'accepterai toutes vos interruptions avec la plus grande
courtoisie.
Mme Hélène Luc.
Comment pouvez-vous prononcer le mot de modernité en vous opposant à la
démocratisation proposée par le Gouvernement ?
M. Jean Chérioux.
Ce ne sont que des mots qui n'ont pas de sens !
M. Alain Gournac.
Des mots qui s'envolent !
M. le président.
Madame Luc, vous aviez tout loisir de vous inscrire dans la discussion
générale ; veuillez cesser d'interrompre l'orateur.
Veuillez poursuivre, monsieur le président de la commission.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Monsieur le président, suis-je
interrompu ? Dois-je poursuivre ? Dois-je répondre ?
Mme Hélène Luc.
Vous verrez comment le Sénat sera jugé !
M. Alain Gournac.
Les communistes sont déjà jugés !
M. le président.
Veuillez maintenant poursuivre, monsieur le président de la commission.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Je dirai simplement que la réaction
de Mme Luc me conforte dans le sentiment que nous avons touché juste !
(Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. Alain Gournac.
Moi aussi !
M. Bernard Murat.
Vous avez raison, monsieur le président de la commission !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
C'est donc au nom de la recherche de
ce modernisme, auquel nous sommes mutuellement attachés,...
Mme Hélène Luc,
Ne parlez pas de modernisme !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois...
que nous vous demandons - votre
rapporteur l'a fait dans des termes que vous avez tous appréciés, mes chers
collègues - de vous opposer à la mesure suggérée par le Gouvernement. Cette
opposition résultera de l'approbation de la motion tendant à opposer la
question préalable qui vous est proposée.
(Applaudissements sur les travées
du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la
conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour
cette discussion sont les suivants :
Groupe socialiste, 25 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 10 minutes.
Dans la suite de la discussion, la parole est à M. Duffour.
M. Michel Duffour.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je
commencerai mon propos par une citation : « Le premier des devoirs des
sénateurs est sans doute de rétablir le plus vite possible et de maintenir par
la suite une véritable concordance entre l'évolution démographique du pays et
la composition de notre assemblée pour que cette dernière ne puisse être
critiquable et que de nouveaux adversaires du Sénat, surgis on ne sait d'où, ne
puissent prendre le prétexte d'une non-représentativité de notre assemblée pour
tenter, à nouveau, d'y porter atteinte ».
C'est ainsi qu'Etienne Dailly s'exprimait le 26 juin 1974...
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Voilà vingt-cinq ans !
M. Alain Gournac.
Nous sommes en 2000 !
M. Michel Duffour.
Il faut avoir un peu de mémoire, cela ne fait pas de mal ! Ayez un peu de
respect pour Etienne Dailly !
C'est donc ainsi qu'Etienne Dailly s'exprimait, le 26 juin 1974, en rapportant
la proposition de loi, d'origine sénatoriale, tendant à augmenter le nombre de
sénateurs pour s'adapter aux réalités démographiques.
Les propos d'Etienne Dailly étaient empreints, de l'avis de tous à l'époque,
d'un certain bon sens. Le Parlement, s'il veut répondre aux exigences de
démocratie, doit représenter le peuple.
Le rapport de M. Girod démontre un glissement de la réflexion de la majorité
sénatoriale sur le rôle de l'assemblée qu'elle domine sans partage depuis des
décennies.
Je considère, monsieur le rapporteur, que vous êtes même atteint d'un
raidissement politique excessif. La majorité sénatoriale donne l'impression de
se retrancher derrière ses membres pour mener un combat sans issue qui met à
mal les principes démocratiques.
Soyons sérieux : comment peut-on justifier que le Sénat demeure figé sur la
photographie de la France de 1975 ?
Mme Hélène Luc.
C'est injustifiable !
M. Jean Chérioux.
Caricature !
M. Michel Duffour.
Comment s'étonner que l'opinion publique perçoive, à partir de là, le rapport
évident entre cette absence volontaire d'évolution dans la représentation de la
population et l'attitude de la majorité sénatoriale sur bon nombre de textes,
notamment celui sur les 35 heures, ou celui sur le PACS ?
Ce conservatisme menace l'existence même du Sénat.
Un débat a lieu sur le principe des fondements constitutionnels de la
représentativité. Je crois qu'il est temps de cesser de tourner autour du
pot.
Oui, l'article 24 de la Constitution énonce que le Sénat représente les
collectivités territoriales, et cela explique son mode d'élection particulier
par les élus locaux et les grands électeurs. Mais n'oublions jamais que la
démocratie française repose sur l'article 3 de cette même Constitution, qui
dispose que le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions
prévues par ladite Constitution, mais qu'il est toujours universel, égal et
secret.
L'impact de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à laquelle M. Paul
Girod fait référence dans son rapport, vise à donner un peu de souplesse à
l'application du principe de l'égalité du suffrage universel.
Maintenir le recensement de 1975 comme base de calcul de la répartition des
sièges sénatoriaux ne relève pas de la souplesse. Il s'agit de l'acceptation
d'un décalage profond entre la composition de notre assemblée et la réalité
démographique, et donc sociologique et politique, de la France.
Le paradoxe inhérent à votre rapport, monsieur le rapporteur, réside dans la
comparaison de votre texte et de ses annexes, notamment de son annexe 1, qui
atteste très bien du décalage que j'évoque.
Premièrement, prenons quelques exemples d'augmentation de la population.
La population progresse de 58 % en Seine-et-Marne, de 41,1 % dans la
Haute-Saône, 43 % dans le Var, de 48,2 % à La Réunion, et il faut, bien sûr,
évoquer la Guyane, dont la population a augmenté de 181 %, alors que, dans le
même temps, certains départements comme la Creuse, qui enregistre une baisse
démographique de 14,9 %, subissent une diminution de leur population.
Deuxièmement, l'annexe 1 de votre rapport expose clairement, je dirai même de
manière quelque peu provoquante étant donné le
statu quo
que vous prônez
par ailleurs, la représentativité des sénateurs département par département.
Un sénateur du Var représente aujourd'hui 299 000 habitants et celui de la
Creuse 62 000 habitants, un sénateur des Bouches-du-Rhône 262 000 habitants et
celui du Cantal 75 000 habitants.
Une telle distorsion n'est pas acceptable au regard de l'article 3 de la
Constitution et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Nous sommes dans l'excès et non pas dans l « 'atténuation » du principe évoqué
par cette jurisprudence.
M. Jean Grangé, professeur de droit, analyse, lui aussi, la jurisprudence de
1986 que vous évoquez. Il conclut : « On peut émettre l'hypothèse que les
critères posés par le Conseil constitutionnel, d'un côté, pour une assemblée de
caractère territorial, la Nouvelle-Calédonie, de l'autre, pour une assemblée
purement politique et nationale, l'Assemblée, marquent les limites extrêmes de
représentativité applicables à toute autre assemblée ressortissant à la fois à
ces deux conceptions de la représentation et constater que les écarts relevés
pour le Sénat sont souvent nettement supérieurs aux taux ci-dessus ».
M. Grangé poursuit, évoquant le recensement de 1982 : « C'est ainsi que, si
l'on mesure les inégalités de représentation en sièges des départements, selon
les critères retenus par le Conseil constitutionnel, on voit que, pour quarante
départements métropolitains, l'écart entre la population représentée par un
sénateur et la moyenne nationale correspond à une sous ou à une
sur-représentation de plus de 20 % et que le coefficient de représentation de
la population varie de 1 à 3,52 % ». Cela me semble de pleine actualité,
d'autant que ce coefficient est passé de 3,52 % à 4,81 %.
Cette démonstration souligne que le Sénat ne répond pas au critère de
représentativité défini par l'article 3 de la Constitution.
Avant de conclure, je tiens à regretter vivement l'attitude de la majorité
sénatoriale, qui, pourtant, avait manifesté, semblait-il, son accord sur la
nécessité de tenir compte du recensement de 1999.
Vous écriviez en effet, monsieur Paul Girod, qu'après « la dernière
répartition effectuée il y a 23 ans ... notre commission des lois souhaite une
actualisation de cette répartition, après la publication des résultats du
recensement de 1999. »
Pour des raisons d'opportunité politique, la droite sénatoriale refuse de
nouveau toute évolution du Sénat. Vous tentez d'allumer un contre-feu en
critiquant la création de dix-sept sièges supplémentaires, alors que la seule
raison de votre opposition à ce projet de loi, dont l'objet est de rapprocher
quelque peu le Sénat de la réalité démographique du pays, est de maintenir en
l'état la domination de la droite sur la seconde chambre du Parlement.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen, qui souhaitent une
représentation plus juste de la population, s'opposent radicalement à
l'attitude assez politicienne et - j'ai le regret de le dire - un peu hypocrite
de la majorité sénatoriale.
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Allouche.
M. Guy Allouche
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce projet de
loi organique vise à modifier le nombre total de sénateurs élus dans les
départements. Il tire les enseignements et, surtout, les conséquences des
évolutions démographiques mises en lumière par le recensement général de la
population effectué en 1999. Il rétablit une meilleure concordance entre la
nouvelle réalité démographique du pays et la composition de la Haute
Assemblée.
Il tient compte également des mutations de la population au sein de la
métropole, mutations qui font que la France, à l'image de nombreux pays
développés, s'urbanise sans cesse davantage.
Chacun s'accorde à reconnaître que la ruralité a fortement diminué dans notre
pays au profit, si je puis dire, de zones urbaines dont l'activité économique
exerce une forte attraction. Les démographes appellent cela « l'exode vers les
villes », mouvement inéluctable, surtout en période de crise économique.
Nous avons tous également noté l'urbanisation rapide, trop rapide même, de
certaines zones du pays dont l'aspect rural et agricole était la
caractéristique première.
J'ajoute que, si nous déplorons parfois ce qui se passe dans certaines
banlieues de grandes villes, et pas seulement en région parisienne, c'est à
cause de cette urbanisation périurbaine ses initiateurs, ses promoteurs n'ayant
pas su, ou pas voulu, prévoir les conséquences de cette course vers la ville,
ces eldorados des temps modernes aux yeux de certains.
Depuis 1975, la France a vu sa population augmenter de plus de 12 %. Qui ne
s'en réjouirait ? Faut-il faire abstraction de cette progression de la
population au regard de ce qui concourt à la vie tant économique, sociale,
financière que politique du pays ? Assurément non !
Le chiffre de la population sert à déterminer les conditions d'application de
plus de deux cents textes législatifs. Je ne retiendrai que deux exemples.
Du nombre d'habitants des communes dépendent le mode d'élection du conseil
municipal, son effectif et même le montant de l'indemnité des maires. Il en est
de même pour le découpage de l'ensemble des circonscriptions électorales.
Concernant les finances locales, nous avons débattu, il y a quelques semaines,
du nouveau montant de la dotation globale de fonctionnement pour les communes,
surtout pour celles qui avaient connu une baisse de population, et les
sénateurs n'ont pas été les derniers à demander une aide supplémentaire
substantielle pour les communes qui ont connu un afflux important de nouveaux
habitants. Rien de plus normal, la loi du 29 décembre 1999 a justement tiré les
conséquences du recensement pour adapter les concours de l'Etat.
Depuis 1976, le Sénat n'a connu aucune évolution du nombre de ses membres, à
l'exception de la représentation des Français établis hors de France. De six,
ils sont passés à douze. Cette augmentation a rencontré l'unanimité de la Haute
Assemblée.
Toujours en 1976, trente-trois sièges ont été créés et aucun n'a été supprimé,
alors que déjà, à cette époque, Paris et la Creuse auraient dû perdre des
sièges. Il a fallu l'immense habileté, le savoir-faire et le grand talent du
rapporteur de 1976, notre regretté collègue Etienne Dailly, pour admettre que
la suppression de ces sièges ne se justifiait pas autant que de besoin.
Cependant, notre collègue Etienne Dailly que nous citons tous ce matin,
Gouvernement, rapporteur, Michel Duffour et moi-même, n'avait pas manqué de
mettre l'accent sur le motif de créer ces trente-trois sièges, à savoir le
respect de l'article 3 de la Constitution, qui dispose que « le suffrage doit
être égal ». Le Sénat avait approuvé définitivement et unanimement les
conclusions de son rapporteur et de sa commission des lois en troisième
lecture.
Cette vérité d'hier est toujours d'actualité. L'article 3 a gardé sa force
originelle. L'égalité du suffrage demeure un principe constitutionnel dont la
permanence du respect est une ardente obligation aussi bien pour le
législateur, que pour le Gouvernement. Et c'est au nom du respect de cet
article 3 de la Constitution que le Gouvernement nous présente le projet de loi
organique.
Sur la base du recensement de 1999, le Gouvernement applique la même clé de
répartition que celle qui a été fixée en 1948, il y a plus d'un demi-siècle !
Il propose la création quasi mathématique de vingt sièges pour les départements
et il en supprime quatre. Je note au passage que la proportion entre la
composition des deux chambres du Parlement serait toujours respectée.
Ces dispositions n'ont rien de révolutionnaire. Elles sont des mesures de bon
sens civique et d'équité, compréhensibles par tous les citoyens si l'on veut
bien leur expliquer sérieusement et sans polémique partisane ou politicienne le
bien-fondé de ce projet de loi organique. Elles respectent, dans le cadre de la
loi fondamentale, la nouvelle démographie des collectivités territoriales et
l'égalité du suffrage.
Ce projet de loi organique ne crée pas la surprise puisque, dans l'exposé des
motifs du projet de loi modifiant le mode de scrutin sénatorial, le
Gouvernement annonce déjà qu'un projet de loi organique tirant les conséquences
du recensement de 1999 sera déposé et débattu dès la publication officielle des
résultats. M. le ministre nous l'a dit et redit à plusieurs reprises.
Ce projet de loi organique aurait dû recueillir l'assentiment du Parlement
unanime puisqu'il n'est qu'une application mathématique du recensement,
application compréhensible de tous et par tous !
Eh bien non ! La majorité sénatoriale n'en veut pas, ou plutôt n'en veut plus.
Mes chers collègues, vous avez en effet décidé de dire non pour des raisons
purement partisanes et politiciennes. Moyennant quoi, avec « une lampe de poche
», si j'ose dire, vous partez à la recherche d'une argumentation qui
habillerait votre refus. Il faut attendre la page 14 du rapport, qui en compte
une vingtaine, pour tenter de percevoir et, surtout, essayer de comprendre les
raisons avancées, raisons qui masquent très mal un embarras réel.
Faisant référence à l'article 24 de la Constitution, vous écrivez, monsieur le
rapporteur : « Le Sénat est le représentant des collectivités territoriales. Il
n'y a pas nécessairement à rechercher une stricte proportionnalité entre le
nombre de sénateurs et la population des départements. »
Pour ne rien vous cacher, j'ai cru rêver en lisant ce passage ! Où avez-vous
puisé cet argument qui n'en est pas un ? Je vous renvoie à ce que disait le
Sénat, unanime, par la voix de son rapporteur : Etienne Dailly. Il s'agit là de
principes constitutionnels et non pas de circonstances. M. le ministre a
lui-même dit que nous vivions sous l'empire des principes.
M. Etienne Dailly, disais-je, précisait, avec l'accord du Gouvernement de
l'époque, représenté par le ministre d'Etat, M. Poniatowski : « Permettez-moi
de vous dire que, si l'article 24 de la Constitution stipule bien que le Sénat
assure la représentation des collectivités territoriales de la République, il
ne précise nullement que celles-ci ne doivent pas elles-mêmes, comme il paraît
logique, être représentées en fonction de leur population. » Je vous renvoie au
Journal officiel
du 15 avril 1976, à la page 562. Ce principe
constitutionnel demeure ; rien ne l'a fait changer.
Le ministre d'Etat, quant à lui, déclarait : « Je tiens à vous dire tout de
suite et de la manière la plus nette que le Gouvernement est favorable au
principe de la réforme demandée et qu'il entend, en ce domaine comme en
d'autres, tenir compte des réalités, des changements et des mutations de tous
ordres qui affectent notre pays. » C'est toujours à la même page du
Journal
officiel
.
Je ne cesse de développer devant vous, mes chers collègues, les mêmes
arguments depuis le début de notre débat sur la réforme du Sénat ! Car quelle
est la situation actuelle ? Paris et la Creuse sont-ils dans la même situation
démographique ? Le Nord et l'Ardèche, est-ce pareil ? La Gironde et l'Ain,
est-ce identique ? Je ne vais pas énumérer l'ensemble des exemples probants
!
Ce n'est pas parce que vous présidez le groupe d'amitié France-Etats-Unis,
monsieur le rapporteur, qu'il faut appeler l'exemple américain à la rescousse.
Nous sommes une « République une et indivisible », un Etat unitaire et non un
Etat fédéral. S'il est exact que chaque Etat fédéral élit deux sénateurs quelle
que soit sa grandeur et surtout l'importance de sa population, il n'en est plus
de même dès qu'il s'agit de désigner les délégués appelés à départager les
candidats à la présidence, et dont le nombre varie selon la population de
chaque Etat.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Mais non !
M. Guy Allouche.
Comment, non, monsieur le président ? On est en pleines primaires, vous le
savez très bien !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Me permettez-vous de vous
interrompre, mon cher collègue ?
M. Guy Allouche.
Je vous en prie.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission, avec l'autorisation de
l'orateur.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Nous n'allons pas faire assaut de
connaissances, mais dois-je vous rappeler que, dans les primaires américaines,
coexistent environ cinq ou six systèmes différents ? Dans certains Etats, c'est
le
caucus,
composé d'environ une trentaine de membres, qui choisit les
délégués. Dans d'autres, il y a des mécanismes extraordinairement compliqués :
il y a la primaire ouverte, la primaire fermée. Dans la primaire ouverte, les
démocrates vont voter pour le plus mauvais candidat républicain ! Ils sont
drôles ces Américains, vous savez !
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Allouche.
M. Guy Allouche.
Qu'importent les modalités. Qu'elles soient compliquées ou non, monsieur le
président de la commission, ce que je retiens, c'est que le nombre des délégués
chargés de donner l'investiture au candidat varie selon l'importance de la
population de chaque Etat fédéral.
M. Claude Estier.
Absolument !
M. Paul Girod,
rapporteur.
Ce n'est pas si simple !
M. Guy Allouche.
Vous citez la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 1986, monsieur le
rapporteur. Justement, la deuxième partie de cette décision infirme ce que vous
avancez dans le rapport. En effet, le Conseil rappelle qu'à chaque recensement
de la population il faut veiller au principe de l'égalité du suffrage et que la
délimitation des circonscriptions électorales doit faire l'objet d'une révision
périodique. Le projet de loi organique dont nous débattons ne fait rien d'autre
que ce qui est recommandé par le juge constitutionnel.
S'agissant des députés, vous évoquez également les écarts de 20 % admis par la
Haute juridiction entre les circonscriptions législatives. Pour ce qui concerne
le Sénat, trouvez-vous normaux les écarts de représentation, tels qu'ils
apparaissent dans le tableau joint à votre rapport, entre le sénateur de
Seine-et-Marne et celui de la Lozère, entre celui du Nord et celui du Gers,
entre celui des Bouches-du-Rhône et celui du Cantal, entre celui des
Alpes-Maritimes et celui du Lot ? Et ainsi de suite !
Est-ce parce que l'inégalité est devenue une donnée « congénitale » de la
droite française que ces écarts de représentation entre sénateurs, ces
distorsions choquantes, au demeurant, ne vous gênent pas ?
Nous n'acceptons pas, nous, cet état de choses et nous entendons y remédier.
Dans la mesure où, dans la loi organique, cela concerne les députés, par
contrecoup, cela concerne aussi les sénateurs. Au nom du principe de l'égalité
du suffrage, il faut tenir compte des distorsions, et le recensement est le
moyen de le faire !
Nous soutenons ce projet de loi organique parce qu'il est fondé, juste,
équitable, respectueux de l'esprit et de la lettre de la Constitution, dans son
article 3.
Il est vrai que quatre sièges seraient supprimés. Mais est-ce la faute du
Sénat ou du Gouvernement si la Creuse et Paris se dépeuplent, pour des raisons
d'ailleurs fort différentes ? Dans la Creuse, c'est tout le problème de la
ruralité et du départ des jeunes, notamment vers d'autres centres d'activité
économique. Paris, pour sa part, paie très cher aujourd'hui sa politique
d'urbanisation menée depuis trente ans, son manque criant de logements sociaux
et, surtout, le renvoi des couches populaires vers les banlieues.
Dans d'autres départements, au contraire, la démographie s'est fortement
développée ; je pense notamment à la Seine-et-Marne, exemple pris au hasard,
monsieur le président de la commission !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Tout à fait, mais il est excellent
!
(Sourires.)
M. Guy Allouche.
Je le sais bien ! J'ai de la famille en Seine-et-Marne, monsieur le président
!
La population de ce département a augmenté de 58 %. Tant mieux ! Mais nous
estimons, dès lors, que ce département doit être mieux représenté au Sénat
aujourd'hui.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Ce n'est pas possible !
(Nouveaux
sourires.)
M. Guy Allouche.
Mieux en nombre ! Je ne parlais pas de la qualité des collègues qui
représentent ce département !
Votre refus - je vous le dis avec le sourire - tient compte, vous le savez
très bien, du fait que votre département devrait passer de quatre à six
sénateurs et que, sur ces six sénateurs, au moins deux ne feraient pas partie
de la mouvance à laquelle vous appartenez. Cela vous chagrine, vous ne le
voulez pas !
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Pas du tout !
M. Guy Allouche.
A ce stade de notre débat, mes chers collègues, je ne voulais m'en tenir qu'à
l'économie générale de ce projet de loi organique. Je regrette par avance la
sanction qu'il va connaître, mais j'aurai l'occasion de développer une
argumentation complémentaire lors de la discussion de la question préalable.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du
groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale commune ?...
La discussion générale commune est close.
PROJET DE LOI ORGANIQUE