Séance du 22 février 2000
RÉFÉRÉ DEVANT
LES JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES
Discussion d'un projet de loi en deuxième lecture
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture du projet de loi (n°
136, 1999-2000), modifié par l'Assemblée nationale, relatif au référé devant
les juridictions administratives. [Rapport n° 210 (1999-2000).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi relatif au référé devant
les juridictions administratives revient aujourd'hui en deuxième lecture devant
votre Haute Assemblée, après son examen par l'Assemblée nationale au mois de
décembre dernier.
Je tiens, tout d'abord, à souligner l'importance des contributions apportées
par chacune des deux assemblées à une réforme qui dotera notre pays d'un juge
administratif plus rapide et plus efficace, un juge adapté à notre temps, un
juge qui puisse faire face aux situations d'urgence que rencontrent nos
concitoyens.
Je tiens également à saluer la collaboration fructueuse de votre commission
des lois et en particulier de son rapporteur, M. Garrec.
L'institution d'un authentique juge administratif des référés, la déclinaison
de ses pouvoirs sous la forme de trois dispositifs communément appelés
référé-suspension, référé-liberté et référé-conservatoire font l'ossature d'un
texte que les travaux du Parlement ont enrichi.
Il reste, et j'y suis disposée pour ma part, à parfaire le dispositif, tout en
veillant à lui garder la cohérence que j'avais soulignée lors de son premier
passage devant votre assemblée.
A ce stade du débat parlementaire, trois points doivent à mon sens être mis en
évidence. Ils portent sur la rapidité et l'efficacité des procédures de référé,
le champ d'application de la réforme, enfin, les voies de recours ouvertes
contre les décisions rendues en référé.
Je traiterai d'abord de la rapidité et de l'efficacité des procédures de
référé.
Une procédure d'urgence n'a de sens que si le juge est à même de statuer,
comme le précise l'article 1er du projet, « dans les meilleurs délais »,
c'est-à-dire très rapidement.
Comme je l'ai répété devant chacune des assemblées, il est certainement
nécessaire d'inscrire cette exigence dans un texte. Mais le véritable gage de
la réussite de cette réforme sera, avant tout, le souci et la volonté de chaque
juge administratif d'utiliser au mieux chaque disposition de la loi.
Le juge administratif ne devra pas faire une interprétation frileuse et
restrictive de la loi sous peine de la vider de son intention. Faire face à
l'urgence, ce n'est pas seulement une procédure, c'est aussi une culture. La
culture de l'urgence doit maintenant imprégner l'ensemble de la juridiction
administrative.
Votre assemblée s'est montrée particulièrement sensible, déjà en première
lecture, à cette question des délais de jugement.
A juste titre, la commission des lois, en seconde lecture, persiste dans cette
exigence.
Ainsi propose-t-elle de prévoir que, lorsque la suspension est prononcée, le
juge statue sur la requête au fond « dans les meilleurs délais ».
Pour le référé-liberté, la commission souhaite également qu'un délai de
quarante-huit heures soit imparti au juge de première instance pour statuer.
Cette proposition est cohérente tant du point de vue du texte en discussion,
puisque ce délai est déjà prévu pour le juge d'appel, qu'au regard du déféré
préfectoral en matière de libertés qui résulte des lois de décentralisation.
Elle recueille mon approbation.
La commission souhaite introduire une innovation plus radicale encore dans les
habitudes du juge administratif. Je veux parler de l'obligation qui lui serait
faite d'organiser un référé à heure indiquée.
Le dispositif envisagé, qui s'appliquerait au référé-suspension comme au
référé-liberté, s'inspire du référé à heure indiquée prévu par l'article 485 du
nouveau code de procédure civile.
Devant le juge civil des référés, cette procédure permet l'accélération de la
tenue de l'audience et favorise, en conséquence, une réduction des délais de
jugement.
Pour les raisons que j'ai précédemment exposées, je ne suis évidemment pas
hostile à une mesure qui irait dans le sens d'un renforcement de l'efficacité
de la réforme proposée mais je m'attacherai moins au but visé, sur lequel nous
sommes d'accord, qu'aux moyens procéduraux, sur lesquels j'ai des propositions
complémentaires à vous soumettre.
La transposition pure et simple de la procédure civile conduirait à recourir à
l'assignation, forme d'acte qui est étrangère au juge administratif, et, ainsi,
à permettre aux parties de conduire l'instruction.
Il n'est pas certain que ce formalisme étranger à la culture contentieuse
administrative réponde à l'attente des parties, qu'il s'agisse des particuliers
requérants ou surtout des collectivités publiques en défense.
Les parties attendent, en revanche, d'être clairement informées par le juge,
dès la réception de la requête, du calendrier de procédure et donc de la date
et de l'heure auxquelles l'affaire sera examinée en audience publique. Ce
calendrier de procédure ne peut résulter que d'un tri de l'urgence qui permet
au juge d'étaler dans le temps le jugement des affaires, en fonction de leur
degré d'urgence.
J'avais initialement envisagé de faire figurer l'exigence du calendrier de
procédure dans les dispositions du décret d'application de la loi. L'amendement
proposé par votre commission montre que ces dispositions méritent d'être
portées dans la loi elle-même pour garantir leur pleine efficacité.
Elles offrent en effet aux parties des garanties de sécurité et de rapidité
équivalentes à celles du référé à heure indiquée et sont conformes à la
spécificité de la procédure suivie devant le juge administratif.
Tel est le sens du sous-amendement que je vous proposerai.
J'en viens maintenant au champ d'application de la réforme.
Grâce à l'apport de l'Assemblée nationale, l'article 3 ouvre la possibilité
d'obtenir du juge des référés la suspension d'une décision administrative de
rejet.
J'avais exprimé en séance des réserves devant cet amendement, non pas tant en
raison d'une objection de fond qu'en raison de difficultés sur lesquelles il me
paraît souhaitable d'apporter quelques précisions.
La suspension d'une décision administrative de refus conduit le juge, dans
certains cas, à ordonner à l'administration de prendre une décision positive de
sens contraire, autrement dit à prononcer à l'encontre de l'administration ce
que l'on appelle une injonction.
Concrètement, la suspension d'un refus de titre de séjour conduit le juge à
ordonner à l'administration de le délivrer. Pendant longtemps, le juge s'est
refusé, au nom de la séparation des autorités administratives et
juridictionnelles, à donner des ordres à l'administration et donc à suspendre
des décisions négatives.
Mais ce raisonnement a perdu l'essentiel de sa portée depuis que la loi du 8
février 1995 a conféré au juge administratif le pouvoir d'assortir ses
décisions d'annulation d'une injonction d'avoir à prendre telle ou telle mesure
qui découlait nécessairement de son jugement.
Le paysage juridique s'est donc considérablement modifié depuis cette loi.
Aussi, il ne me paraît pas incohérent que le juge des référés puisse, comme le
juge du fond, ordonner à l'administration de prendre une décision, à condition
que celle-ci soit provisoire et qu'elle soit impliquée nécessairement par sa
décision de suspension.
Il ne pourra prendre une telle injonction provisoire que lorsqu'il lui
apparaîtra, en l'état du dossier et dans les conditions de l'urgence, que le
requérant est bien dans la situation lui permettant de prétendre au bénéfice
d'une décision provisoire favorable.
Une interprétation trop large du texte avait justifié mes réserves devant
l'Assemblée nationale.
En revanche, dès lors que votre commission, dans son rapport, explicite bien
les conditions dans lesquelles cette procédure pourra être mise en oeuvre,
c'est-à-dire dans les mêmes conditions que celles de la loi de 1995, je ne peux
que me rallier à une disposition qui recueille à la fois l'adhésion de
l'Assemblée nationale et celle de la Haute Assemblée.
J'en viens, pour terminer, au troisième point, qui concerne les voies de
recours.
Cet aspect du texte m'apparaît fondamental pour garantir le succès et
l'efficacité de la réforme. Il s'agit du bon usage des voies de recours, plus
précisément de l'appel des décisions rendues par le juge des référés en
application de l'article 4 du projet de loi.
En effet, l'article 4 institue le référé-liberté en cas d'atteinte grave et
manifestement illégale à une liberté fondamentale. J'avais donc souscrit, lors
de votre première lecture du texte, à l'introduction d'une possibilité d'appel
concernant ce référé, en raison de la sensibilité du domaine en cause.
Vous aviez par ailleurs choisi de confier au président de la section du
contentieux du Conseil d'Etat le soin de statuer, comme c'est actuellement le
cas pour le « déféré-liberté » de la loi du 2 mars 1982. Un délai de
quarante-huit heures lui était imparti pour se prononcer.
Cette option était, à mon sens, opportune.
D'une part, elle procédait d'une appréhension cohérente du contentieux des
libertés devant le juge administratif en alignant la procédure ouverte à toute
personne victime d'un agissement grave, attentatoire aux libertés, commis à son
égard par une administration sur celle qui est diligentée par le préfet dans le
cadre du contrôle de légalité.
D'autre part, elle était de nature à favoriser l'unité de la jurisprudence
dans une matière qui appelle des appréciations délicates.
L'Assemblée nationale a, comme votre assemblée, souhaité qu'il puisse être
fait appel en matière de référé-liberté. Mais elle a placé cette voie de
recours au niveau des cours administratives d'appel.
J'avais fait valoir que cette compétence nouvelle risquait d'entraîner un
surcroît de travail pour les cours et de ne pas favoriser l'harmonisation de la
jurisprudence par le Conseil d'Etat. Je persiste à penser que cette solution
n'est pas la meilleure. Je souhaiterais donc que votre assemblée revienne, sur
ce point, au texte qu'elle avait voté en première lecture.
Tels sont, à cette étape de l'examen parlementaire du texte, les points les
plus marquants sur lesquels je voulais appeler votre attention avant la
discussion des différents articles.
Sur telle ou telle disposition particulière, le cas échéant par voie
d'amendement du Gouvernement, j'aurai l'occasion d'exprimer ma préférence
concernant l'évolution du texte.
J'indiquerai enfin à votre assemblée que le décret d'application du texte en
discussion, qui comportera un toilettage des autres procédures applicables
devant le juge des référés, est en cours d'élaboration, ce qui permettra une
entrée en vigueur effective de la loi dans de très brefs délais.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. René Garrec,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la commission des
lois a trois séries de remarques à formuler concernant le présent projet de
loi. Les premières ont trait aux améliorations apportées par l'Assemblée
nationale, tendant à renforcer l'efficacité du référé. Les deuxièmes concernent
notre souhait de voir le Sénat revenir sur la position qu'il a adoptée en
première lecture sur les questions de répartition des compétences. Les
troisièmes consistent à ouvrir quelques nouvelles pistes de réflexion, en
praticulier pour faire en sorte que le juge se prononce plus rapidement.
La commission des lois vous propose d'accepter les améliorations apportées au
texte par l'Assemblée nationale lorsqu'elles n'entrent pas en contradiction
avec la position adoptée par le Sénat en première lecture.
Il s'agit essentiellement de la mention selon laquelle le juge des référés se
prononce dans les meilleurs délais - c'est l'article 1er -, de la possibilité
d'obtenir en référé la suspension d'une décision administrative négative, de la
suppression du délai d'un an imparti au juge du fond pour statuer sur la
requête principale lorsque la suspension est prononcée - c'est l'article 3 - et
de l'absence de référence dans la loi à la théorie jurisprudentielle de la voie
de fait - c'est l'article 4.
Par ailleurs, la commission a déposé plusieurs amendements tendant à revenir à
la position adoptée par le Sénat en première lecture.
Il s'agit d'abord, à l'article 4, de rappeler que le référé-injonction ne
modifie pas les règles de répartition des compétences entre les deux ordres de
juridiction, judiciaire et administratif, et de supprimer l'intérêt à agir du
préfet dans le domaine du référé-injonction.
En effet, cette disposition est de nature à modifier le caractère du contrôle
de légalité exercé par le préfet à l'encontre des actes des collectivités
locales, sans que l'intérêt pratique en soit évident, dans la mesure où le
particulier qui estimerait que ses libertés fondamentales ne sont pas
respectées ne manquerait pas de saisir le juge.
Il s'agit ensuite, aux articles 7 et 17
bis,
de confier l'appel du
référé-injonction au président de la section du contentieux du Conseil d'Etat,
dans un souci de rapidité et d'homogénéité de la jurisprudence.
Cette solution permet de tenir les délais de quarante-huit heures impartis au
juge et de ne pas multiplier les niveaux d'intervention du juge.
Il s'agit enfin, aux articles 17 et 18, de rétablir la suspension des actes
des fédérations sportives à la demande du ministre chargé des sports. Cela
répond au souhait de la commission des affaires culturelles, qui étudie en ce
moment même le projet de loi relatif au sport.
J'en viens aux nouvelles pistes de réflexion.
La commission des lois propose de prévoir, à l'article 3, que le juge du fond
se prononce dans les meilleurs délais lorsque la suspension est accordée en
référé. Cette rédaction tend à rapprocher la position de première lecture du
Sénat, fixant un délai d'un an, de celle de l'Assemblée nationale, qui prévoit
que le juge des référés se prononce dans les meilleurs délais.
La commission propose également, à l'article 4, d'impartir au juge du
référé-injonction un délai de quarante-huit heures pour se prononcer en
première instance. Il s'agit de poursuivre l'alignement opéré en première
lecture entre les procédures du référé-injonction et du déféré préfectoral dit
« référé-liberté » ou « sursis d'extrême urgence ».
Elle propose en outre, à l'article 7, d'obliger le juge administratif, à
l'image du juge civil des référés, à organiser un référé à heure fixe. Dans les
cas d'urgence, l'assignation à comparaître à heure indiquée pourrait être
demandée par les parties.
Toujours à l'article 7, elle propose de préciser que le juge d'appel du
référé-injonction pourra moduler les effets du référé qu'il aura ordonné, par
comparaison avec les pouvoirs du juge de première instance.
A l'article 16, elle propose de ne pas prévoir de suspension automatique des
décisions administratives en matière d'environnement en cas d'insuffisance
simple de l'étude d'impact préalable.
Enfin, à l'article 17
ter,
elle propose d'indiquer que les recours
administratifs préalables destinés à prévenir le contentieux de la fonction
publique s'appliquent aussi aux militaires.
Sous réserve de ces observations et des modifications qu'elle vous soumet, la
commission des lois vous invite, mes chers collègues, à adopter en deuxième
lecture le projet de loi relatif au référé devant les juridictions
administratives.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à M. Sutour.
M. Simon Sutour.
« En ce temps lointain arriva dans un port du royaume, qui s'appelait Fleuron,
une galère du roi. Voulant en débarquer, un homme tomba à la mer. Fortuitement
passait à proximité un juge des affaires civiles, qui s'empara d'une bouée
placée sur le quai et s'apprêta à la lancer au malheureux. "Monsieur, vous
n'avez pas le droit, s'écria d'un ton courroucé un juge des affaires du roi,
qui tout aussi fortuitement passait à proximité, l'homme est tombé d'une galère
du roi : c'est donc à moi de lancer la bouée !" L'affaire fit grand bruit car,
en ce pays merveilleux, il était fait interdiction au juge des affaires civiles
de s'occuper des affaires du roi.
« L'arbitrage du prince fut requis sur cette question en une audience
solennelle. Le héraut du roi y tint un discours admirable, d'où il ressortait
avec une non moins admirable évidence que laisser le juge des affaires civiles
lancer la bouée revenait à saper les fondements mêmes du royaume.
« Le jugement du prince fut tout aussi admirable : il confia la bouée au juge
des affaires du roi. Celui-ci se précipita alors sur le quai pour lancer la
bouée. Mais entre-temps, neuf mois étaient passés. "Tiens, dit-il étonné, où
est donc ce malheureux ?" »
(Sourires. - M. le président de la commission des lois applaudit.)
De ce conte évidemment imaginaire, on peut, me semble-t-il, tirer deux
enseignements principaux.
En premier lieu, il faut affirmer avec force que le juge administratif s'est
constamment montré soucieux des libertés publiques. Sa jurisprudence témoigne
qu'il a su à maintes reprises se dresser, en gardien sourcilleux des libertés
publiques et individuelles, contre les excès de pouvoir commis par l'Etat sous
toutes ses formes. Il n'a pas à rougir face au juge judiciaire.
En second lieu, force est de constater que la complexité qui naît parfois de
la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction et
l'insuffisance des outils à la disposition du juge administratif l'empêchent de
donner la pleine mesure concrète et immédiate à sa volonté de garantir les
libertés et le principe de légalité.
La récente célébration du bicentenaire du Conseil d'Etat a ainsi été
l'occasion pour des voix autorisées, dont celle de M. le vice-président du
Conseil d'Etat, de souligner que la juridiction administrative devait acquérir
la culture de l'urgence.
Le présent projet de loi est de nature à résoudre une partie de ces
difficultés et à répondre à ces attentes.
A cet instant, il convient de rappeler que la justice administrative, justice
du quotidien et pas seulement réservée aux questions prestigieuses, est
aujourd'hui concernée par un important afflux de requêtes.
Au 31 décembre 1998, quelque 207 920 affaires étaient en instance devant les
tribunaux administratifs, soit un accroissement de 10,2 % par rapport à 1997. A
la même date, 29 334 affaires restaient pendantes devant l'ensemble des cours
administratives d'appel. On mesure aisément, à la lecture de ces chiffres,
qu'il faille donner au juge de l'administration les moyens d'intervenir au plus
vite lorsqu'il y a urgence à statuer sur la décision critiquée devant lui et
que celle-ci paraît d'une légalité douteuse.
Lorsque la décision querellée met en cause une liberté fondamentale, la
nécessité de trouver dans les meilleurs délais une réponse juridictionnelle
adaptée est encore plus forte. Nul n'ignore que l'administration, consciente de
l'illégalité commise par elle, s'en remet trop souvent au temps qui passe et
qui joue pour elle. Las ! le justiciable n'a pas ce luxe, ce rapport privilégié
au temps...
C'est pourquoi, madame la ministre, ce projet tendant à améliorer les
procédures d'urgence, en particulier à travers le remplacement du sursis à
exécution et de la suspension provisoire par le référé-suspension et la
création du référé-liberté doit être salué.
A ce stade de l'examen parlementaire, sans revenir sur le détail de ce texte,
je tiens, d'abord, à présenter quelques remarques au regard des amendements
retenus par notre commission des lois, ensuite, parce qu'il n'y a pas de roses
sans épines, à marquer une interrogation et, enfin, à émettre une réserve.
Les modifications que la commission des lois du Sénat propose d'apporter au
texte amendé par l'Assemblée nationale me paraissent devoir être adoptées dans
leur ensemble. Je voudrais m'attarder sur quelques-unes d'entre elles.
En premier lieu, je pense effectivement préférable que l'appel en matière de
référé liberté, dont le principe est désormais acquis, soit porté devant le
président de la section du contentieux du Conseil d'Etat dans la mesure où cela
devrait permettre, au moins dans un premier temps, d'unifier la jurisprudence
en la matière.
A cet égard, on observera que l'on s'était interrogé sur la notion de liberté
fondamentale, apparemment différente de celle de liberté publique ou de liberté
individuelle. Ce concept n'est certes pas nouveau dans notre droit puisque
l'atteinte portée à une liberté fondamentale constitue l'un des éléments
caractérisant la voie de fait. Il peut toutefois paraître mieux indiqué de s'en
remettre au Conseil d'Etat pour cerner de façon harmonieuse cette notion qui
est désormais au coeur de la nouvelle procédure.
J'ajoute que le rôle du Conseil d'Etat semble moins encombré que celui des
cours administratives d'appel et qu'ainsi il en résulterait une meilleure
gestion des flux contentieux.
Enfin, dans un souci de cohérence, il convient de prévoir des voies de recours
identiques pour le « référé-injonction » et pour le « déféré-liberté », dont la
mise en oeuvre appartient au préfet depuis les lois de décentralisation.
Cette remarque me conduit à évoquer, en deuxième lieu, l'article 4, que
l'Assemblée nationale a modifié en rétablissant au bénéfice du représentant de
l'Etat la faculté d'accéder à ce « référé-liberté ». Là encore, je crois mieux
fondé d'en revenir à la position du Sénat et donc de supprimer cette voie pour
le préfet dès lors que celui-ci peut déjà recourir à la procédure du «
déféré-liberté » organisée par l'article 2131-6 du code général des
collectivités territoriales. C'est sur ce fondement que les arrêtés dits « de
couvre-feu des mineurs » ont été soumis au juge du sursis. Le préfet peut agir
en matière de liberté et, dans ces conditions, il ne semble pas indispensable
d'ajouter cette compétence à son profit.
En revanche, je vois un grand intérêt à l'amendement de notre commission des
lois tendant à obliger le juge administratif de l'urgence à organiser un référé
à heure fixe. A l'occasion de la première lecture, j'avais dit mon regret que
l'on ne prévoie pas une procédure sinon identique du moins semblable à celle
qui est applicable devant le juge civil des référés. Je remarquais que « la
révolution culturelle serait apparue plus nette encore ». C'est donc avec
plaisir que je soutiens une telle suggestion, qui aura le mérite de faire rimer
référé avec célérité.
Ces avancées du droit du contentieux administratif ne m'empêchent pas de
formuler une interrogation et surtout d'exprimer une réserve.
L'interrogation est assez simple mais il faudrait la lever au plus vite afin
que la situation soit la plus claire possible lorsque les justiciables auront à
utiliser ces nouvelles voies de droit. En effet, à l'article 7 du projet, il
est écrit que la procédure contradictoire est écrite « ou » orale. Que faut-il
entendre par ce « ou » ? Signifie-t-il que le demandeur à l'action aura le
choix de développer ses moyens à l'audience alors qu'il n'aurait pas produit de
mémoire écrit autre qu'une requête sommaire ? Pourra-t-il développer à
l'audience des moyens nouveaux, non articulés dans sa demande introductive
d'instance ?
Je crois que, en matière de procédure d'urgence, le principe du contradictoire
comprend une part de souplesse ; la procédure doit être écrite ou orale selon
l'intérêt du justiciable. Ce « ou » devrait donc être lu comme permettant
l'adaptation de la procédure aux circonstances de l'espèce et, afin que soient
préservés les droits de la défense, autorisant le requérant à présenter le plus
complètement possible ses prétentions.
Assurément, l'oralité des débats sera, dans ce cadre, une avancée notable. Le
décret prévu à l'article 20 du texte apportera certainement toutes les réponses
à ces interrogations, mais je ne crois pas inutile que vous nous éclairiez dès
aujourd'hui, madame la ministre.
Ma réserve vise l'article 9, qu'on nous présente comme organisant le tri des
requêtes en référé. Il faut bien en mesurer la portée : cela signifie que la
procédure contradictoire, écrite ou orale, et l'accès à une audience publique,
procédure prévue par l'article 7, ne seront pas applicables dans l'hypothèse du
recours à l'ordonnance prévue par cet article 9.
On peut comprendre cette dérogation quand le juge doit constater une
irrecevabilité manifeste tenant, par exemple, à la compétence juridictionnelle,
au délai, ou, dans le cadre du futur référé-suspension, à l'absence de requête
au fond. Ce sont là des questions objectives n'appelant pas de débat et donc
pas de contradictoire.
Il en va tout autrement lorsqu'on aborde l'urgence ou le bien-fondé de la
requête, car ce sont là les deux nouvelles conditions de fond justifiant le
prononcé d'une mesure de suspension. Autrement dit, on supprime la possibilité
de débattre contradictoirement et publiquement de l'existence de l'urgence
d'une situation ou de l'existence d'un doute sérieux, voire de l'atteinte à une
liberté fondamentale s'agissant du référé-injonction, alors que ce sont
précisément les circonstances de droit et de fait au centre de cette
procédure.
Le problème ne viendra non pas tant de ce que le défendeur, le plus souvent
l'administration, ne pourra pas se faire entendre, mais de ce que l'urgence
d'une situation ou le bien-fondé d'une demande peut ne pas ressortir évidemment
d'une requête sommaire rédigée hâtivement pour lier le contentieux. S'il existe
une matière dans laquelle le requérant a particulièrement intérêt à s'expliquer
oralement devant le juge, c'est certainement celle des procédures d'urgence.
Sans doute la gestion des flux contentieux sera-t-elle améliorée grâce à
l'économie de ce dispositif, mais je ne suis pas persuadé qu'un principe aussi
important que celui du contradictoire, emportant ici le droit de s'expliquer
devant son juge, doive succomber devant des préoccupations de cette sorte.
Certes, on pourrait m'objecter que l'article L. 9 actuel du code des tribunaux
administratifs et des cours administratives d'appel permet déjà le rejet d'une
demande de sursis par une ordonnance de même nature rendue en cas
d'irrecevabilité manifeste. Il faut cependant relever que cet article prévoit
que l'ordonnance est rendue « au terme d'une procédure contradictoire »,
formule ajoutée par les députés à l'époque, « afin de garantir les droits de la
défense ».
Il est vrai que la jurisprudence considère que la tenue d'une audience
publique n'est pas requise. Toutefois, cette jurisprudence est loin d'être
totalement convaincante, et je persiste à penser que la convocation des parties
à l'audience, y compris lorsqu'il s'agit de discuter d'une mesure
conservatoire, est un élément central de la contradiction, car celle-ci n'est
pas limitée à l'échange des mémoires et des pièces, et doit s'entendre de la
possibilité d'argumenter devant le juge. Encore une fois, j'insiste sur
l'importance de l'oralité des débats dans les procédures d'urgence.
Quoi qu'il en soit, en l'occurrence, la garantie même du contradictoire est
écartée. C'est donc, au regard de l'actuel article L. 9, un recul, et ce n'est
pas véritablement satisfaisant pour le justiciable ! J'ajoute que les
conditions qui entourent le référé administratif rénové rendent encore plus
nécessaire l'exigence d'une justice administrative ouverte et accessible. Comme
aiment à la dire nos amis anglais, la justice ne doit pas seulement être
rendue, il faut qu'on ait le sentiment qu'elle l'a été. J'espère cependant que
mes craintes sur l'utilisation à venir de cet article 9 se révéleront exagérées
et que, d'une façon générale, les juridictions administratives retiendront une
compréhension libérale de ces prescriptions novatrices.
Le débat sur la responsabilité des décideurs publics a montré que le recours
systématique au juge pénal dans les cas où l'on ne peut pas saisir le juge
administratif dépend aussi des carences de ce dernier en matière d'urgence.
Selon le rapport Massot, le présent projet de loi apporte un début de réponse.
Il importe donc que cette amélioration des procédures ne conduise pas à des
décisions rendues dans des conditions suscitant l'incompréhension des
justiciables.
Ces quelques brèves observations ne m'empêcheront pas de redire, en mon nom et
au nom du groupe socialiste, que ce texte s'inscrit pleinement, par votre
volonté, madame la ministre, dans le cadre de la réforme de la justice et qu'il
marque un réel progrès pour la justice du quotidien, un progrès éloigné du
tumulte de la justice à grand spectacle et des calculs politiciens à la petite
semaine, mais proche des attentes de nos concitoyens, qui désirent une justice
compréhensible, accessible, rapide. Il arrive souvent que les progrès en
apparence discrets voient l'avenir leur restituer la dimension qu'ils méritent.
Gageons, madame la ministre, qu'en l'occurrence l'avenir sera au rendez-vous de
votre volonté.
(MM. Léon Fatous et Robert Bret applaudissent.)
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues,
l'objet du projet de loi que nous examinons aujourd'hui en deuxième lecture est
simple : il vise à instituer pour la juridiction administrative des procédures
appliquées pour la juridiction judiciaire, afin d'assurer en urgence un
traitement optimum des litiges où l'administration est partie.
Si l'objet du texte est simple, son ambition est grande. Il constitue, en
effet, une réforme globale des procédures de référés devant les juridictions
administratives, confrontées depuis plusieurs années déjà à une progression
constante du nombre de contentieux.
Les tribunaux administratifs, on le sait, sont débordés. Les délais de
jugement dépassent très souvent le « délai raisonnable », tel que l'entend la
Cour européenne des droits de l'homme. Entre 1997 et 1998, 26 000 requêtes ont
été déposées. Le délai moyen de jugement en première instance est évalué à deux
ans.
Cet engorgement a parfois des effets catastrophiques pour les administrés qui
se trouvent dans des situations tout à fait aberrantes face à l'administration
toute puissante.
De ce point de vue aussi, le projet de loi est ambitieux, car il va à
l'inverse de ce que la juridiction administrative a toujours semblé être : une
juridiction « à la botte de l'administration ».
En effet, on a longtemps considéré que cette juridiction était, en quelque
sorte, interne à l'administration, qu'elle était la courroie de transmission
chargée de réguler la mission de cette dernière de l'intérieur. Rappelons-nous
à cet égard que des notions comme le privilège du préalable, le caractère
exécutoire, l'exécution d'office, la prohibition des injonctions à
l'administration constituèrent les bases fondatrices des juridictions
administratives.
M. Jean Chérioux.
On a fait du chemin depuis !
M. Robert Bret.
La situation a fort heureusement déjà évolué, mais je tenais à situer le
contexte de départ pour dire combien je me félicite que le projet de loi que
nous examinons vienne démocratiser et rendre plus accessible les procédures
administratives.
L'exigence de l'efficacité des recours juridictionnels passe nécessairement
par l'existence de procédures d'urgence. Le projet de loi en organise
principalement trois.
Le référé-suspension, décrit à l'article 3, vient remplacer le sursis à
exécution. Le juge peut accorder la suspension totale ou partielle lorsqu'il y
a urgence et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer un doute sérieux
quant à la légalité de la décision.
Cette procédure beaucoup plus souple devrait se révéler plus efficace que le
sursis à exécution, qui est quasiment inutilisable tant les conditions sont
limitées. En effet, le juge ne peut accorder le sursis que si l'exécution de la
décision attaquée risque d'entraîner des conséquences difficilement réparables
et si les moyens énoncés sont sérieux et de nature à justifier l'annulation.
Deuxième procédure d'urgence, le référé-injonction permet au juge des référés,
lorsqu'il constate une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté
fondamentale, d'ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde de cette
liberté.
La navette entre le Sénat et l'Assemblée nationale a permis d'améliorer la
rédaction de l'article 4 et d'éviter toute confusion avec la procédure de voie
de fait, qui est de la compétence judiciaire et qui concerne les cas où
l'administration a violé les libertés fondamentales dans les hypothèses hors de
sa compétence.
En revanche, la majorité sénatoriale refuse toujours de permettre au préfet
d'exercer ce recours quand l'atteinte est le fait d'une collectivité
territoriale, refus qui motive l'amendement n° 2 de la commission.
Cette position est surprenante dans la mesure où la procédure du
référé-injonction est ouverte à de simples particuliers et qu'il appartient
bien aux préfets, en vertu de l'article 72 de la Constitution, de veiller au
respect de la loi. Aussi ne nous semble-t-il pas opportun de le priver de la
possibilité d'assortir sa demande d'annulation d'une demande de suspension.
Peut-être la position de la majorité sénatoriale se fonde-t-elle sur sa
volonté de limiter les cas de « judiciarisation » concernant des élus ?
Cependant, si tel est le cas, il ne nous semble pas qu'elle ait choisi la bonne
solution, car le présent projet de loi a réellement pour vocation, en
améliorant les possibilités et les délais de recours, de dépénaliser le débat
sur la responsabilité des élus en le replaçant dans le champ administratif.
Lors de la discussion de la proposition de loi déposée par M. Fauchon et
tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, j'avais dit que
mon groupe estimait que la « réhabilitation de la voie administrative était
décisive » en la matière.
Le référé conservatoire, troisième procédure d'urgence, subit un toilettage.
Il existe déjà et trouve à s'appliquer, par exemple, dans les procédures
d'expulsion ou de communication de documents administratifs. Le juge pourra
désormais statuer même si la demande lui est directement adressée, alors
qu'actuellement une décision administrative est nécessaire. Surtout, la loi met
fin à l'interdiction faite au juge administratif de préjudicier au
principal.
Une autre innovation, qui découle d'une disposition introduite par le Sénat
puis modifiée par l'Assemblée nationale, et à laquelle le Gouvernement s'est
rallié malgré le scepticisme du Conseil d'Etat, est l'instauration de l'appel
des décisions du juge des référés, appel que les uns souhaitent voir relever de
la compétence du Conseil d'Etat, les autres de la compétence des cours
administratives d'appel.
Lors de l'examen en première lecture, mon groupe n'avait pour sa part pas
souhaité instaurer d'appel, au motif que les procédures de référés sont
provisoires et donc susceptibles d'être révisées à tout moment. Mais la
question essentielle soulevée par la création d'un appel, quel que soit le
degré de juridiction compétent, reste, à nos yeux, la question des moyens.
En effet, dans la mesure où le présent projet de loi doit permettre une
réduction des délais de jugement, est-il opportun d'élargir le champ des
compétences, au risque de provoquer un engorgement plus important ?
Lors des débats à l'Assemblée nationale, vous aviez d'ailleurs souligné,
madame la ministre, que « cette compétence nouvelle risque d'entraîner un
surcroît de travail pour les cours et ne pas favoriser l'harmonisation de la
jurisprudence du Conseil d'Etat ».
Il est évident qu'aucune réforme ne peut être envisagée si l'on n'en
appréhende pas le financement, et l'introduction de l'appel n'est pas sans
soulever ce type de question !
Votre ministère connaît depuis 1998 des augmentations sensibles de crédits et,
au cours des trois dernières années, un peu plus de cent postes ont été
créés.
Si personne ne peut contester ces chiffres, force est cependant de constater
que le retard était important et que le rattrapage ne suffira pas à le combler
; le présent projet de loi ne contribuera pas à y remédier. Aussi, tout en
affirmant notre soutien, je souhaite redire à quel point il est important de
démultiplier encore les efforts consentis.
(Applaudissements sur les travées
du groupe communiste républicain et citoyen ainsi que sur les travées
socialistes.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle que, aux termes de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir
de la deuxième lecture au Sénat des projets ou propositions de loi, la
discussion des articles est limitée à ceux pour lesquel les deux chambres du
Parlement n'ont pas encore adopté un texte identique.
Article 1er