Séance du 20 octobre 1999
ACTION PUBLIQUE EN MATIÈRE PÉNALE
Discussion d'un projet de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 470, 1998-1999),
adopté par l'Assemblée nationale, relatif à l'action publique en matière pénale
et modifiant le code de procédure pénale. [Rapport n° 11 (1999-2000).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président, monsieur
le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames,
messieurs les sénateurs, le projet de loi relatif à l'action publique en
matière pénale et modifiant le code de procédure pénale, que j'ai l'honneur de
soumettre ce jour à la Haute Assemblée, est avant tout un texte destiné à
garantir l'impartialité de la justice.
C'est un texte de rupture avec le système antérieur et avec les pratiques
antérieures.
C'est un texte qui consacre la volonté du Gouvernement, exprimée avec force
par le Premier ministre dans son discours de politique générale, de garantir à
nos concitoyens une justice impartiale, égale pour tous.
Pour atteindre cet objectif, il fallait à la fois mettre fin aux interventions
destinées à manipuler le cours de la justice et assurer que la loi soit
appliquée de façon équivalente sur tout le territoire national.
La justice doit être la même pour tous. Le Gouvernement, sous le contrôle du
Parlement, doit en toute transparence fonder sa politique pénale sur l'intérêt
général et non sur les intérêts particuliers. Je dis bien « en toute
transparence ».
Le système que j'ai mis en place et qui fonctionne sous le regard de tous
depuis deux ans et demi, et le texte que je vous propose consacrent cette
transparence : transparence dans les rôles, transparence dans les pouvoirs,
transparence dans les relations et transparence dans les responsabilités.
Il faut, à mon avis, bien mesurer la portée de ce texte : il s'agit non pas de
modifier, d'améliorer le code de procédure pénale, mais de rompre avec une
tradition de soumission, de subordination et de complaisance.
Ma présentation de ce projet de loi s'articulera autour de trois points.
Tout d'abord, il ne faut surtout pas idéaliser l'ancien système.
Par ailleurs, le texte que je propose vise à refonder le lien, sans le
supprimer, entre le pouvoir politique et les magistrats du ministère public.
Enfin, cette relation fondée sur une plus grande indépendance de ces
magistrats dans le traitement des affaires individuelles est cependant
contrebalancée par plus de responsabilité.
L'ancien système, nous le savons, a nourri le soupçon de partialité. Ce
système n'avait pas su ou pas voulu mettre en place les outils nécessaires et
indispensables pour assurer une justice impartiale et cohérente.
Dans ce système, les circulaires abondaient : volumineuses, lourdes et
confuses, elles étaient consciencieusement archivées dans les parquets et très
partiellement appliquées, sans réel contrôle. Leur existence ne servait pas la
conduite d'une politique pénale. Nul ne cherchait à savoir comment chaque
parquet appliquait la circulaire. L'évaluation de la mise en oeuvre des
circulaires était totalement absente de ce système.
Dans ce système, des instructions individuelles existaient. Ne servant pas
l'intérêt général, ces instructions ont le plus souvent été utilisées pour
aider ou pour nuire, selon les circonstances, et, en définitive, elles ont
discrédité à la fois les utilisateurs et les bénéficiaires.
Dans ce système, aucune politique pénale n'existait. Qui oserait prétendre que
tout fonctionnait bien, que partout en France la loi était appliquée également
? Vous savez tous que cette période n'avait rien d'idyllique et que la
situation de l'institution judiciaire était largement compromise.
Au moment des élections législatives de juin 1997, les Français n'avaient plus
confiance dans leur justice, considérant que cette dernière fonctionnait selon
des intérêts partisans. Les dossiers construits, tronqués, démembrés,
dispersés, retardés ou accélérés sont encore présents dans nos mémoires. Je
veux citer ici l'article du recteur Jacques Georgel, paru dans la Gazette du
Palais du 29 septembre 1998 et intitulé « Les libertés de la justice », qui
évoque les pratiques passées : « La dissimulation volontaire à la justice
d'éléments essentiels, les manipulations procédurales pour ralentir l'action
judiciaire, l'ignorance délibérée des règles, les menaces et le saucissonnage
des affaires. »
Les interventions directes, inopportunes dans les affaires sensibles comme
dans les affaires ne devenant sensibles que du fait de ces interventions, ont
défrayé la chronique. Par delà la mise en cause de l'institution judiciaire,
c'est tout le système démocratique qui était remis en cause. Nos concitoyens
n'avaient plus confiance dans leur justice : cette dernière n'apparaissait plus
garante de l'intérêt général ; elle n'assurait plus un traitement égal pour
tous les citoyens et paraissait être devenue un outil à l'usage de
quelques-uns.
Ce système, à bout de souffle, ne peut être mythifié, car nous savons tous
qu'il a été dans l'incapacité de produire ce que réclament nos concitoyens : la
transparence et l'impartialité de la justice.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Pour lever définitivement le soupçon et pour redonner
du crédit tant aux politiques qu'à la justice, pour recentrer la justice sur
ses missions dans un Etat démocratique, il était devenu urgent de rompre
définitivement avec ces dévoiements.
J'en viens à mon second point. Depuis deux ans et demi, j'ai mis en place une
pratique qui a anticipé sur le texte que j'ai l'honneur de vous présenter
aujourd'hui en recentrant la justice sur ses missions essentielles.
Depuis deux ans et demi, et conformément aux engagements pris par le Premier
ministre au mois de juin 1997, j'ai mis en place des méthodes nouvelles de
gestion des relations entre les parquets et la Chancellerie.
Après avoir pris irrévocablement le parti de ne plus donner aucune instruction
individuelle afin de lever le soupçon de partialité,...
M. Guy Allouche.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
... j'ai entrepris de mettre en place une véritable
politique pénale pour assurer l'égalité des citoyens devant la loi.
Désormais, le traitement des affaires individuelles se fait dans les parquets
et non plus à la Chancellerie.
Aucune instruction n'a plus été donnée aux parquets dans les affaires
individuelles. Aucune procédure, qu'elle soit médiatique ou pas, n'a fait
l'objet d'une instruction. Personne ne peut citer une seule affaire dans
laquelle des décisions auraient été prises sur injonction de la Chancellerie.
Il a été mis fin à ces pratiques qui, au fil des médiatisations ou des amitiés,
servaient quelques-uns au détriment de l'intérêt général.
Depuis deux ans et demi, peu à peu, les conclusions des rapports des
procureurs généraux se sont modifiées. Les mentions que l'on trouvait
précédemment, telles que « sauf avis contraire de votre part » ou « sous
réserve de vos instructions », ont disparu pour faire place à la mention « je
ne manquerai pas de vous tenir informé ».
La suppression des instructions individuelles constitue une première étape,
mais il était surtout nécessaire de créer un dialogue entre le garde des sceaux
et le parquet sur la politique pénale.
Un échange constant sur les procédures et sur le contexte a donc été mis en
place.
Je me suis attachée à mettre en place un dialogue étroit et permanent entre la
Chancellerie et les parquets avec des règles du jeu transparentes. J'ai ainsi
exigé des procureurs généraux qu'ils me rendent compte de l'activité de leur
ressort. J'ai demandé à être tenue informée des développements des affaires qui
peuvent toucher à l'intérêt général ou avoir un retentissement particulier, et
ce dans tous les domaines et en toute transparence.
Ainsi, je suis informée en temps réel des évolutions judiciaires de certaines
affaires importantes qui peuvent avoir des répercussions soit sur l'ordre
public, soit sur les orientations de la jurisprudence, soit sur les relations
internationales de la France, soit, enfin, sur la mise en oeuvre des politiques
conduites par le Gouvernement.
Je citerai ici trois exemples dans lesquels, vous le verrez, les enjeux
nécessitent une information complète et dans lesquels, pourtant, aucune
instruction n'a été donnée pour dévier le cours de la justice.
Le premier exemple concerne les procédures conduites au mois d'août 1999 pour
interpeller des passeurs clandestins dans la région du Nord.
Le deuxième exemple a trait aux affaires de dopage dans le monde sportif.
Le troisième exemple, enfin, vise l'affaire dans laquelle des mineurs auraient
été victimes d'agressions sexuelles graves commises par le responsable d'une
association à laquelle ils étaient confiés, l'association « Cheval pour tous
».
Croyez bien que, dans ces affaires comme dans d'autres, je suis avisée des
développements, des initiatives prises et des décisions rendues par les
juridictions. Il est pourtant clair, dans mon esprit comme dans celui des
procureurs, que cette information précise ne s'identifie pas à de quelconques
instructions ! Information ne vaut pas instruction. Lorsqu'une esquise de
confusion a pu se produire dans certains esprits, nous avons immédiatement
remis les choses au net.
Informer ne veut pas dire se soumettre : dans un monde de plus en plus
transparent, où l'information se généralise et se diffuse de plus en plus
rapidement, il faut admettre que l'on puisse rendre compte sans pour autant
attendre des instructions ou des approbations.
Pour un ministre de la justice, les informations générales sur le contexte
local, sur les évolutions de la délinquance et sur l'adaptation des moyens pour
répondre à la délinquance de manière efficace constituent des outils précieux
pour la définition des politiques pénales. J'ai donc demandé aux procureurs
généraux de me rendre compte régulièrement, sur leur initiative ou à mon choix,
de l'état de l'activité de leur ressort. Ils font ainsi entendre la voix des
autorités judiciaires, leurs expériences, leurs approches, tous éléments
nécessaires à la bonne conduite des affaires de l'Etat.
C'est par ce biais que j'ai pu conduire les débats interministériels et
nationaux sur les grands thèmes qui ont nourri le travail gouvernemental.
Là aussi, je peux vous donner deux exemples : en matière de délinquance des
mineurs, la préparation du conseil de sécurité intérieure du 29 janvier 1999 a
été fondée sur les informations précises que les procureurs généraux m'ont fait
parvenir dès octobre 1998 ; de même, la préparation du récent comité
interministériel sur la drogue a reposé sur un travail de recueil des
expériences et des pratiques des juridictions et des magistrats spécialisés.
Je dois souligner aussi que l'information n'est pas à sens unique. J'ai incité
les procureurs généraux à solliciter de la Chancellerie des avis juridiques,
des informations sur le contexte national et international, des analyses
jurisprudentielles, pour leur permettre de prendre en toute responsabilité les
initiatives qui conviennent.
Quand un procureur général s'interroge sur l'attitude de la France à l'égard
des Kurdes, à l'égard des autorités libyennes, sur le contexte politique en
Mauritanie, sur la politique en matière de drogue aux Pays-Bas ou, enfin, sur
l'attitude des Etats-Unis vis-à-vis d'un ressortissant dont ils demandent
l'extradition, il est clair que la Chancellerie joue son rôle de conseil, sans
détour ni secret.
Je vous assure que les procureurs généraux ont compris que demander une
information de cette nature n'avait rien à voir avec une quelconque soumission.
Je dois dire, d'ailleurs, que le fait de ne plus recevoir d'instruction
individuelle a libéré les esprits et permis des demandes d'informations
indispensables en toute franchise.
Cette pratique démontre clairement - nous y reviendrons - que, débarrassés des
instructions individuelles, parquets et Chancellerie peuvent se concentrer sur
l'essentiel : l'intérêt général.
Ce dialogue a aussi permis de faire comprendre et d'appliquer la politique
pénale définie par le Gouvernement. Ma responsabilité est en effet de la mettre
en oeuvre, conformément à l'article 2 de la Constitution.
Quelle politique pénale avons-nous menée ? Il s'agit d'une politique pénale
cohérente. J'ai ainsi développé un ensemble d'initiatives visant à promouvoir
l'égalité devant la loi, l'efficacité des politiques pénales et l'ouverture de
la justice à un partenariat local et national.
A cet égard, trois instruments ont été privilégiés, dont le premier est
constitué par les directives.
Je n'ai plus donné d'instructions dans les affaires individuelles, mais j'ai
adressé aux parquets des directives générales quand cela était nécessaire.
Ainsi, cinq circulaires ont été adressées en 1997, vingt-six en 1998 et huit
cette année. Elles sont toutes inspirées par l'intérêt général.
Deux catégories peuvent être distinguées, dont la première concerne les
directives générales qui visent à mettre en place une politique pénale conforme
aux orientations définies par le Gouvernement.
Citons, à cet égard, la circulaire du 15 juillet 1998 sur la délinquance des
mineurs, celle du 13 juillet 1998 sur l'aide aux victimes, celle du 16 juillet
1998 sur la lutte contre le racisme et la xénophobie et, enfin, celles,
récentes, de juin 1999 sur la politique en matière de stupéfiants.
La deuxième catégorie répond, quant à elle, à des événements exceptionnels ou
à des périodes de crise pouvant affecter l'ordre public.
Je citerai ici la circulaire du 3 mars 1998 sur la Coupe du monde de football
et celle du 23 décembre 1998 sur les réponses aux actes de violences urbaines.
Cette dernière, vous vous en souvenez, a été inspirée par le souci de prévenir
la répétition des événements qui avaient pu être constatés en décembre 1997 et
elle a pu être prise grâce aux informations précises adressées par les parquets
généraux dans les semaines qui ont précédé.
Ces circulaires ont anticipé très clairement les événements et des résultats
probants ont été obtenus : ainsi, sans le dispositif de la directive, les
violences urbaines de Strasbourg en 1997 n'ont conduit à aucune interpellation,
alors qu'en 1998 une vingtaine d'interpellations sont intervenues et une
réponse judiciaire a été apportée dans toutes les hypothèses, dont sept
placements en détention. On voit le contraste et les résultats !
Le deuxième instrument est constitué par les réunions de politique pénale.
Tant moi-même que le directeur des affaires criminelles et des grâces, à ma
demande, avons réuni régulièrement les procureurs généraux autour de thèmes
relatifs à la conduite de l'action publique.
Je peux vous donner quelques exemples : délinquance des mineurs, mise en place
de la loi sur les délinquants sexuels, entraide répressive internationale.
Chaque fois, je demande aux procureurs généraux des évaluations de ces
politiques.
Ainsi, en matière de lutte contre les phénomènes sectaires, la directive du
1er décembre 1998 a demandé la mise en place de correspondants « sectes » dans
chaque cour d'appel.
Ces correspondants ont été désignés ; il s'agit, le plus souvent, d'avocats
généraux. Ceux-ci ont réuni les magistrats du parquet de leur ressort ; des
comités pénaux d'action contre les sectes ont été mis en place, par exemple à
Chambéry ; des contacts ont été pris avec les associations de lutte contre les
sectes et avec les administrations disposant d'informations, telles que
l'administration fiscale.
Ensuite, le directeur des affaires criminelles et des grâces a réuni les
correspondants « sectes » de toutes les cours d'appel au mois de septembre, et
un premier bilan d'étape a été réalisé. Nous avons ainsi pu constater que 250
procédures pénales et 134 enquêtes étaient en cours, et 110 informations
ouvertes. Nous disposons de la sorte d'une analyse précise de l'ensemble des
poursuites qui sont aujourd'hui diligentées devant les tribunaux contre les
sectes.
Le troisième instrument est l'incitation à conduire des politiques
partenariales.
J'ai demandé aux magistrats du parquet de s'investir de manière importante
dans des actions partenariales avec d'autres ministères ou d'autres
institutions, et d'abord dans les contrats locaux de sécurité et dans la
politique de la ville, pour laquelle j'ai réuni, avec Claude Bartolone, le 28
septembre 1998, l'ensemble des correspondants « ville » de France ; ensuite,
dans les contrats de plan Etat-régions, pour lesquels, pour la première fois,
j'ai demandé aux chefs de cours de se mobiliser.
Depuis deux ans et demi, ce mode de relation a permis aux politiques pénales
publiques de prendre corps, d'être respectées et appliquées.
Durant toute cette période, nul n'a pu considérer que l'Etat avait été démuni
ou désarmé.
Avec cette pratique, nous avons su faire face, avec efficacité je crois, à des
événements exceptionnels tels que les manifestations d'agriculteurs, le blocage
des routiers, le « Mondial », les violences urbaines, la délinquance des
mineurs et les événements de Corse.
Dans toutes ces occasions, la justice a bien rempli sa tâche et elle a
démontré que, en se repositionnant sur ses missions essentielles, elle pouvait
être à la fois efficace et impartiale.
C'est sur la base de cette expérience, que je crois positive, que nous avons
élaboré le projet de loi que j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui et
qui vise tout simplement à inscrire cette pratique dans la loi pour conforter
les missions fondamentales de la justice.
Le projet de loi a pour objectif essentiel de repositionner la justice sur sa
mission au sein des autres institutions de la République : garantir l'intérêt
général et l'égalité de traitement des citoyens devant la loi.
Le projet de loi est fondé sur l'idée que la justice n'est pas conçue pour le
service d'intérêts particuliers, de domaines réservés, de groupes de pression.
Elle est avant tout un service public pour les justiciables, pour tous les
justiciables ; elle est au service des usagers, de ceux et de celles qui ont
besoin de son indépendance, de sa technicité et de son impartialité. Elle n'est
pas faite pour la satisfaction de ceux qui la servent, elle est faite pour les
justiciables.
Dans un Etat démocratique, l'impartialité de la justice est la garantie du
fonctionnement normal de l'ensemble des institutions.
Ce texte est avant tout un texte de confiance dans les magistrats rendus à
leurs missions de service public : entendre, poursuivre, juger, et le tout - je
le rappelle - « au nom du peuple français », c'est-à-dire au seul nom de la loi
et non au nom du téléphone, de la majorité, des promesses, des services rendus
ou de l'avancement promis. « Au nom de la loi », un point c'est tout !
C'est pourquoi le projet de loi vise à clarifier le rôle et les missions de
chacun.
Au Gouvernement, dans le cadre des lois votées par le Parlement et sous son
contrôle, de définir la politique judiciaire, exprimée par le garde des sceaux
par des directives générales qui sont mises en oeuvre par les parquets ; au
garde des sceaux, grâce aux informations qui lui sont fournies par les
parquets, d'évaluer cette politique et cette mise en oeuvre, de proposer les
orientations nouvelles et de rendre compte au Parlement des politiques
conduites et de leur application ; aux parquets généraux et aux parquets de
prendre, en exécution des directives nationales, les mesures générales et
individuelles qui conviennent, de manière à garantir, dans le cadre de
l'opportunité des poursuites, un traitement cohérent, égalitaire et efficace
des affaires individuelles : à eux de prendre en compte le besoin
d'explications de la population dans la transparence, grâce aux recours contre
les classements sans suite et à l'information qu'ils sont tenus d'apporter au
ministre et au public ; à la police judiciaire, enfin, sous un contrôle
renforcé des magistrats qui pourront participer directement à la définition des
moyens mis en place, d'exécuter les directives précises des parquets chargés
par la loi de sa direction.
Ainsi, les institutions verront leur rôle mieux défini, mieux précisé et
reconnu, pour une répartition démocratique des pouvoirs. Le procureur de la
République, d'abord, qui assume la responsabilité de l'engagement et de la
conduite des poursuites ; le procureur général, ensuite, qui assure la
coordination, l'animation des politiques pénales et leur évaluation ; le garde
des sceaux, enfin, qui assure la synthèse des informations qu'il recueille, qui
fixe les orientations et, surtout, qui rend compte de l'ensemble devant le
Parlement.
J'en viens au deuxième dispositif, qui consiste à assurer l'égalité des
citoyens devant l'application de la loi et la cohérence de la politique pénale
en l'inscrivant dans la loi. C'est la première fois qu'apparaît une aussi
claire définition des rôles dans la loi.
Le garde des sceaux conduit la politique pénale en se dotant des moyens de la
faire appliquer également sur tout le territoire national, au moyen des «
directives générales ».
La définition du rôle du ministre de la justice apparaît pour la première
fois, en tant que telle, dans le code de procédure pénale, alors qu'elle
n'existait pas jusqu'alors.
Le projet de loi prévoit que le garde des sceaux ne pourra plus donner aucune
instruction dans les affaires individuelles - c'est l'article 30, deuxième
alinéa, du code de procédure pénale.
Comment, en effet, imaginer que les instructions individuelles puissent
permettre d'assurer l'égalité des citoyens devant l'application de la loi ?
Comment l'imaginer quand on sait qu'à peine une dizaine d'instructions
individuelles peuvent être données et que les parquets sont saisis chaque année
de près de cinq millions de plaintes ?
Seules des directives générales, dont l'application et la mise en oeuvre se
font sous le contrôle des procureurs généraux et dont la mise en oeuvre sera
rendue publique, assureront l'égalité des citoyens devant l'application de la
loi pénale.
Le deuxième dispositif tend à renforcer le rôle des procureurs généraux.
En vertu de l'article 35 du code de procédure pénale, le procureur général
aura autorité sur les procureurs de son ressort. Cette disposition ne figurait
pas jusqu'à présent dans la loi.
Le procureur général sera le garant d'une application réelle et uniforme de la
loi pénale dans son ressort - c'est l'article 36 du code de procédure
pénale.
Il devra coordonner la mise en oeuvre par les procureurs des directives
générales, dont il pourra adapter l'application en fonction des circonstances
locales.
Les procureurs de la République mettront en oeuvre les directives générales de
politique pénale - c'est l'article 39-2 du code de procédure pénale.
Par quels moyens assurer la cohérence et l'égalité des citoyens devant
l'application de la loi ?
D'abord, par l'action du garde des sceaux, qui bénéficie d'un devoir
d'information de la part des magistrats du parquet : ce devoir d'information
s'impose aux procureurs généraux et aux procureurs. Là aussi, ce devoir est
défini pour la première fois par le projet de loi qui vous est soumis.
Ensuite, parce que le garde des sceaux disposera d'un droit d'action - c'est
l'article 30-1 du code de procédure pénale.
Il pourra agir directement en saisissant une juridiction - juge d'instruction
ou tribunaux - lorsque l'intérêt général commandera de telles poursuites et
lorsque ces poursuites n'auront pas été engagées par le procureur.
Le garde des sceaux disposera aussi de la possibilité d'interjeter appel ou de
former un pourvoi en cassation dans le cadre des procédures qu'il a engagées en
cas de refus d'informer, de non-lieu ou de relaxe.
Afin que cette action subsidiaire du garde des sceaux s'accomplisse en toute
transparence, le texte prévoit également que le Parlement sera informé chaque
année de la mise en oeuvre des orientations générales et de l'exercice de son
droit d'action.
J'en viens aux magistrats du parquet.
Les procureurs généraux procéderont à l'évaluation de l'application des
directives générales - c'est l'article 36 du code de procédure pénale.
Les procureurs généraux pourront dénoncer les infractions aux procureurs et,
surtout, donner aux procureurs des instructions écrites et motivées de mettre
en mouvement l'action publique, instructions qui seront versées au dossier -
c'est l'article 37 du code de procédure pénale. Les procureurs seront tenus de
prendre des réquisitions écrites conformes à ces instructions.
Enfin, les magistrats du parquet auront un devoir d'information vis-à-vis du
garde des sceaux.
Voilà ce qui permettra d'assurer, encore une fois en toute transparence et en
toute responsabilité, la conduite d'une politique pénale cohérente et égale
pour tous les citoyens.
Vous disant cela, je ne fais cependant pas preuve d'angélisme, et je suis
lucide sur l'étanchéité totale du système.
Je sais que, çà et là, des dysfonctionnements peuvent apparaître, et je vous
décrirai dans un instant les moyens qui sont prévus dans ce texte, mais aussi
dans l'ensemble de ma réforme, pour obtenir le fonctionnement le plus
harmonieux et le plus sûr de ce texte.
Je veux juste rappeler que non seulement le système précédent, par son
opacité, par son inégalité, avait été condamné par les Français, mais qu'il
avait au surplus gravement ébranlé la confiance de nos concitoyens dans la
justice et, plus largement, dans les institutions.
Nous devons donc prendre garde - mais nous en reparlerons au cours des débats
- de ne pas substituer à l'ancien système, qui organisait la soumission de la
justice au politique, un système qui organiserait la connivence.
C'est pourquoi je ne suis pas favorable à la proposition de la commission, qui
souhaite créer un personnage nouveau dans le paysage judiciaire, un « grand
procureur », proposition qui, d'ailleurs, ne constitue pas en elle-même une
nouveauté.
Ce personnage, dont la légitimité et l'indépendance seraient sujettes à
interrogation et peut-être à caution, aurait surtout pour effet de renforcer le
soupçon sur l'impartialité de la justice, car il ne contribuerait ni à la
transparence ni à la responsabilité.
M. Guy Allouche.
Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
On pourrait aussi s'interroger sur sa légitimité dans
une société comme la nôtre, où c'est l'élection qui fait la légitimité de celui
ou de celle qui est investi de la responsabilité de mener les politiques
publiques.
M. Jean-Jacques Hyest.
Et voilà : ce n'est pas le procureur, c'est le garde des sceaux !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
A ce stade du débat, je dirai simplement à propos de la
justice ce que Saint-Just écrivait de la force publique dans son projet de
Constitution : « Il n'y a point de généralissime ».
M. Pierre Fauchon,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Remarquable
référence !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je voulais souligner devant vous que la commission
présidée par M. Truche avait examiné cette possibilité avant de la rejeter ;
ses arguments sont abondamment développés dans son rapport.
Le présent projet de loi, à l'inverse, favorise la transparence et la
responsabilité.
La responsabilité est nécessaire pour assurer un équilibre avec la plus grande
autonomie accordée aux magistrats du parquet dans le traitement des affaires
individuelles. Elle est présente dans ce texte comme elle l'est dans l'ensemble
de ma réforme.
J'en viens ainsi au dernier point de mon intervention : une responsabilité
renforcée.
La responsabilité de tous les acteurs de la politique pénale est renforcée par
les obligations de transparence qui figurent dans ce projet de loi et par
l'ensemble des dispositions qui sont contenues dans la réforme de la
justice.
Ce texte, qui met en place une plus grande autonomie des magistrats du
parquet, n'aboutit en aucun cas à une quelconque irresponsabilité de ces
magistrats. Ce principe conduit, au contraire, au maintien de la hiérarchie du
ministère public et au renforcement de l'autorité des procureurs généraux sur
les procureurs.
Les magistrats du parquet agissent en toute responsabilité. Mais sont-ils
suffisamment responsables ?
Dans notre société, nous voyons aujourd'hui se généraliser le concept de
responsabilité individuelle. Les magistrats n'échappent pas à cette évolution.
De plus en plus, ils sont confrontés à la critique, à une demande forte de
transparence et d'explication. La justice ne s'impose plus comme un
diktat
inexpliqué, obscur et non contestable. Elle doit être transparente,
accessible, motivée et acceptée.
La responsabilité des magistrats du parquet est présente dans le texte dont
nous débattons aujourd'hui au travers d'un certain nombre de dispositions.
Premièrement, l'affirmation du rôle du garde des sceaux, qui définit les
directives de politique pénale et qui rend compte au Parlement de leur mise en
oeuvre.
Deuxièmement, le renforcement des droits et obligations des procureurs
généraux, qui ont autorité sur les procureurs, ainsi que je le rappelais il y a
quelques instants, et l'évaluation de l'application des directives,
instructions, information sur les dossiers.
Troisièmement, le devoir d'information de tous les magistrats du parquet à
l'égard du garde des sceaux.
Quatrièmement, l'obligation de rendre publique la mise en oeuvre des
directives pour les procureurs généraux et les procureurs.
Cinquièmement, l'obligation de motiver les décisions de classement et les
possibilités de recours contre ces mêmes décisions.
Ce texte donne aussi aux procureurs de nouvelles obligations vis-à-vis des
justiciables.
Ces obligations jouent, d'abord, à l'égard des victimes - c'est l'article 4 du
projet de loi - qui seront avisées des décisions de classement sans suite par
le procureur de la République. Cet avis sera motivé en distinguant les
considérations de droit et de fait. Les victimes seront informées des droits
dont elles disposent : se constituer partie civile, obtenir l'aide
juridictionnelle.
Ces obligations jouent, ensuite, à l'égard des personnes intéressées par la
procédure - c'est l'article 5 du projet de loi. Celles qui n'ont pas la
possibilité de se constituer partie civile pourront former un recours contre le
classement : dans un premier temps devant le procureur général, puis devant une
commission des recours composée de magistrats du parquet ayant une compétence
régionale.
Je souligne que deux amendements parlementaires visant à renforcer les droits
des victimes ont été votés par l'Assemblée nationale.
Le premier prévoit que la Cour de cassation saisie d'un pourvoi dans l'intérêt
de la loi devra rendre son arrêt dans un délai de six mois.
Le second permet à une association qui s'est constituée partie civile de
demander, en cas de relaxe, au procureur d'interjeter appel et, en cas de
refus, de s'adresser au procureur général.
Le contrôle de la police judiciaire est effectif et renforcé puisque les
procureurs disposeront des moyens de contrôler plus efficacement la police
judiciaire.
Il est vrai que le projet de loi ne prévoit pas le rattachement de la police
judiciaire au ministère de la justice. Il vise à donner efficacité au principe
inscrit à l'article 41 du code de procédure pénale, selon lequel la police
judiciaire est dirigée, contrôlée, surveillée par le parquet, en traitant de
quatre points : les moyens, les délais d'exécution des missions confiées,
l'information des magistrats et le contrôle de la chambre d'accusation.
Je suis naturellement prête à vous donner des indications plus précises à cet
égard tout au long du débat.
En ce qui concerne les moyens, le procureur contrôlera non seulement les
mesures de garde à vue, mais aussi le déroulement des enquêtes. Ainsi, les
autorités judiciaires disposeront d'un véritable droit de regard sur
l'affectation des effectifs de police judiciaire lors des enquêtes.
L'information circulera régulièrement entre le procureur et les chefs de
service, c'est-à-dire au moins une fois par trimestre.
Dans le cadre d'une affaire complexe ou d'une certaine durée, le procureur ou
le juge d'instruction définiront avec le responsable du service de police
judiciaire les moyens qui devront être mobilisés.
S'agissant des délais, en cas d'enquête préliminaire, le procureur fixera le
délai d'exécution de l'enquête, et il devra être informé par les enquêteurs dès
que l'auteur présumé de l'infraction aura été identifié.
En matière d'information, si l'enquête est conduite d'office, les officiers de
police judiciaire devront informer le procureur de l'état d'avancement
lorsqu'elle sera commencée depuis plus de six mois.
En ce qui concerne l'effectivité du contrôle de la chambre d'accusation, les
décisions de celle-ci seront d'application immédiate pour le retrait
d'habilitation des officiers de police judiciaire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
En permettant au procureur de la République d'exercer
un véritable contrôle sur les moyens alloués aux enquêtes, le texte donne, à
mon sens, une réelle responsabilité au magistrat, qui devra justifier de leur
utilisation.
J'ajoute que, pour favoriser la transparence, les députés et les sénateurs
sont autorisés, depuis l'adoption d'un amendement d'origine parlementaire, à
visiter tout établissement pénitentiaire situé dans leur département.
Au-delà de ce texte, la volonté de renforcer la responsabilité des magistrats
est présente dans l'ensemble de la réforme de la justice.
La réforme constitutionnelle prévoit que le Conseil supérieur de la
magistrature sera composé majoritairement de non-magistrats afin d'échapper à
la menace du corporatisme.
Cette volonté est également présente dans le texte sur la présomption
d'innocence, avec l'instauration du juge de la détention, pour que les mesures
relatives à la privation de liberté fassent l'objet de deux regards et non d'un
seul, avec l'instauration de délais d'enquête et d'instruction contrôlés, le
développement des droits de la défense au cours de l'enquête, de l'instruction
et l'indemnisation des détentions provisoires, en cas de non-lieu, de relaxe ou
d'acquittement.
La modification apportée sur ce point par le projet amendé par l'Assemblée
nationale vise à étendre les cas dans lesquels où une indemnisation est
possible. Elle tend également à renforcer les garanties offertes à la personne
qui a subi une détention provisoire abusive. Enfin, elle a pour objet de
permettre l'information systématique sur les décisions rendues par la
commission chargée de cette indemnisation de tous les magistrats qui ont
participé à la décision sur la détention provisoire.
J'ajoute que, dans les textes qui seront prochainement examinés par le
Parlement, d'autres dispositions viendront encore compléter celles-ci sur la
responsabilité des magistrats.
Le projet de loi organique sur la réforme du Conseil supérieur de la
magistrature prévoit que celui-ci pourra être saisi par les chefs de cour et
non plus seulement par le garde des sceaux.
Le projet de loi organique sur le statut des magistrats instituera une
commission d'examen des plaintes des justiciables avec information du garde des
sceaux et saisine du Conseil supérieur de la magistrature si le comportement
apparaît contraire à la déontologie et la limitation dans la durée des
fonctions de chef de juridiction et de cour d'appel.
Par le développement du contradictoire, du droit d'agir des justiciables et
des avocats, par la plus grande accessibilité de la justice, la réforme permet
à chacun des acteurs de la justice de jouer son rôle et d'être plus
responsable. A chacun de prendre les initiatives qui lui appartiennent pour
défendre ses droits et ses prérogatives : avocats, justiciables et magistrats.
Il y a bien là un ferment puissant de responsabilité.
J'ajoute que j'ai renforcé les moyens de l'inspection générale des services
judiciaires par la création de cinq postes supplémentaires par rapport aux dix
existants et par le doublement des postes en deux ans.
Ce point est important, au même titre que la formation des magistrats, qui
comprend maintenant des enseignements sur la responsabilité des magistrats au
regard de la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature.
Sur ce point, je voudrais ajouter que, depuis deux ans et demi, j'ai exercé
tous mes pouvoirs en matière disciplinaire et pré-disciplinaire. Pour la seule
année 1998, c'est plus d'une cinquantaine de demandes d'explication que j'ai
effectuées. Depuis un an, j'ai saisi de quinze dossiers disciplinaires le
Conseil supérieur de la magistrature.
Je suis persuadée qu'aucun gouvernement ne pourra plus sortir indemne de
tentatives de manipulation de la justice.
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Personne n'a véritablement critiqué la pratique qui a
été celle de ce Gouvernement avec la justice.
Mme Dinah Derycke et M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Depuis deux ans et demi, cette pratique a permis de
lever le soupçon de partialité qui pesait sur la justice et elle a favorisé la
restauration de l'indispensable confiance des Français dans leur justice.
Néanmoins, une pratique est toujours fragile, car elle dépend de celles et de
ceux qui l'appliquent.
M. Jean-Jacques Hyest.
Et du contrôle exercé !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
C'est pourquoi il est essentiel qu'elle s'inscrive dans
la loi. Tel est l'objet du projet de loi que j'ai l'honneur de vous présenter.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
M. Guy Allouche.
Très bien !
(M. Jean Faure remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. JEAN FAURE,
vice-président
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des lois m'a
envoyé à cette tribune - ou m'avait envoyé à cette tribune - non pas dans un
esprit d'opposition, mais dans un esprit de coopération, ou du moins de
contribution à la démarche du Gouvernement touchant le statut du ministère
public.
Je dois avouer qu'en entendant le début de votre propos, madame la ministre -
quand je dis propos, je devrais peut-être dire réquisitoire - je me suis
demandé si cet état d'esprit était bien partagé ! Mais je m'en tiendrai à cette
réflexion et conserverai la sérénité qui me paraît convenir à la gravité du
sujet.
(Murmures sur les travées socialistes.)
M. Gérard Delfau.
Quel est l'objet de cette colère ?
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Monsieur Delfau, si vous souhaitez m'interrompre, je vous en
prie !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Vous avez l'air d'être en colère !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Oh non, ce n'est pas mon genre, vous faites une confusion
entre les intervenants !
M. Gérard Delfau.
C'est pour cela que nous nous étonnions !
M. le président.
Mes chers collègues, je vous prie de ne pas interrompre M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
L'inspiration centrale du projet de loi est de mettre fin à
la suspicion qui pèse sur le ministère public d'être, ici ou là, et de toute
manière - si rare que cela soit - trop souvent obligé de prendre en compte des
préoccupations politiques, étrangères à une gestion purement juridique des
affaires individuelles, la courroie de transmission étant le ministre à travers
le système des « instructions écrites et versées au dossier », système qui
était cependant un pas en avant décisif dans la voie de la transparence et de
l'indépendance politique du parquet.
M. Jean-Jacques Hyest.
Tout à fait !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
D'ailleurs, ce pas en avant s'est révélé être un pas décisif
puisque, depuis que ce système a été proclamé, si je comprends bien, il n'y a
eu que très peu d'instructions écrites et versées au dossier. Il est donc
difficile de dire que ces dernières ont empêché l'action des procureurs et
qu'elles ont encombré leurs dossiers. En effet, ou bien elles ont été
nombreuses, et il faut nous les produire, ou bien elles n'ont pas été
nombreuses, et, en ce cas, elles n'ont pas pu gêner le fonctionnement de la
justice !
Ce qui est visé, en l'occurrence, non sans quelque raison, c'est une culture
générale de tutelle politique - ou trop souvent politique - qui caractériserait
les relations de la Chancellerie et du parquet, les instructions en question
n'étant au fond que la forme visible, exceptionnelle, emblématique et,
finalement, fort rare de cette tutelle.
Tel est pour l'essentiel - et je m'en tiendrai à cette heure à l'essentiel -
le ressort du projet de loi.
Disons immédiatement que, sur ce point précis, madame la ministre, et mis à
part le domaine très particulier, avouons-le, de la sécurité de l'Etat, la
commission n'entend pas s'opposer à la demande du Gouvernement. Elle lui paraît
conforme à l'évolution de la conscience publique et à la notion de séparation
des pouvoirs dans un Etat de droit.
Cependant, je dois à la vérité de dire que, sur toutes les travées, s'est
exprimée, et s'exprimera sans doute encore, la crainte des effets d'une si
extraordinaire déconnexion,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Eh oui !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
... d'un si radical débrayage entre la responsabilité du
Gouvernement et la conduite de l'action publique.
Il vous sera objecté, pour reprendre votre propos, qu'il ne suffit pas que le
Gouvernement soit informé ; encore faut-il quelquefois qu'il tire de ses
informations quelque action. Sinon, ce n'est vraiment pas la peine d'être le
Gouvernement. Mais je laisserai à d'autres le soin de vous le dire.
N'oublions pas, en effet, que ce service public est l'un des plus importants
qui soient, parce qu'il a non seulement la charge de poursuivre les criminels
ou les délinquants devant les juges - mission judiciaire - mais aussi - et ce
projet de loi a un peu trop tendance à l'oublier - la charge de contribuer à la
protection des citoyens contre la délinquance et la criminalité.
Cette mission de sécurité n'a pas moins d'importance que la précédente, en un
temps où, depuis la petite délinquance quotidienne - qui ne cesse de
progresser, autant que je sache, y compris ces dernières années - jusqu'à la
grande criminalité nationale et internationale - qui ne cesse, elle aussi, de
se développer - la sécurité de notre société est de plus en plus gravement
compromise.
Que l'on s'exprime ici dans le registre de la « crainte » ou dans celui de la
« mélancolie », pour reprendre des expressions entendues de la bouche des
membres les plus autorisés de la commission, ce n'est pas d'un coeur tranquille
que nous souscrivons à l'essentiel de la démarche.
Mais il est de fait que nous y souscrivons, ce qui nous rend encore plus
attentifs, comme de juste, aux conclusions qui en découlent, c'est-à-dire au
détail des dispositions qui ont été proposées, mais pas acceptées de gaieté de
coeur non plus, nous a-t-il semblé, par l'Assemblée nationale.
Ces dispositions, je les résumerai, car Mme le garde des sceaux vient de les
exposer. Elles consistent pour l'essentiel à supprimer la possibilité pour le
ministre de la justice de donner au parquet, par l'intermédiaire des procureurs
généraux, des instructions écrites et versées au dossier dans les affaires
individuelles. Le pouvoir détenu jusqu'à présent par un homme - ou une femme -
politique est remplacé par celui de trente-cinq procureurs généraux, étant
rappelé que ces derniers sont des magistrats. D'ailleurs, ils avaient déjà ce
pouvoir puisque l'article 37 du code de procédure pénale conférait déjà aux
procureurs généraux cette possibilité et confirmait leur autorité sur tous les
officiers du ministère public de leur ressort. Ce n'est donc pas à proprement
parler une innovation.
Cette modification profonde, ou du moins apparente - chacun l'appréciera à sa
façon - s'accompagne de quelques compléments qui semblent répondre à un certain
souci de rééquilibrage.
Il s'agit, d'abord, de l'accent mis sur la définition et la gestion par le
Gouvernement d'une politique pénale d'ensemble exprimée par des circulaires,
dont le texte organise la mise en oeuvre opérationnelle et publique sous
l'impulsion des procureurs généraux.
Je ne reviendrai pas sur ce qui a été très bien exposé voilà quelques
instants. C'est là un aspect positif du projet de loi, et je me félicite
d'ailleurs de ce que l'Assemblée nationale a ajouté un débat public après la
communication annuelle au Parlement. Il est certainement excellent que le
Parlement soit mieux associé à la définition et au résultat de cette politique
pénale. Il n'y a pas du tout d'objection de notre part sur cette
disposition.
Il s'agit, ensuite, d'un droit général d'information de la Chancellerie sur
tout dossier susceptible de l'intéresser, et ce soit sur l'initiative du
procureur général, soit à la demande du ministre lui-même. Vous avez d'ailleurs
insisté, madame la ministre, sur cette importance des informations.
Il s'agit, enfin, d'une sorte de réincarnation, dont vous avez peu parlé, d'un
pouvoir propre d'intervention du ministre sous la forme un peu surprenante,
avouons-le,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Au nom de l'intérêt général !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
... d'une poursuite personnelle, puisqu'elle ne peut être
déléguée, par laquelle le ministre de la justice met ou mettrait en mouvement
l'action publique « lorsqu'il estime, en l'absence de poursuites pénales, que
l'intérêt général commande de telles poursuites. »
Nous retrouvons donc les fameuses poursuites, ce qui signifie que le Phénix
pourrait fort bien renaître de ses cendres !
(M. Michel Dreyfus-Schmidt proteste.)
M. Jean-Jacques Hyest.
Et voilà !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Si l'on en croit ce projet de loi, l'ensemble de ce
dispositif crée une situation clarifiée, transparente, idyllique, éliminant
tout danger de pollution politique de fonctionnement du parquet.
Je signale au passage que cette vision nous paraît un peu optimiste, voire
quelque peu irréniste.
Je dois ouvrir une parenthèse pour indiquer à Mme le garde des sceaux que je
lui laisse l'entière responsabilité de son exposé, qui consistait en une
diabolisation du passé et une glorification, en quelque sorte, du présent. Je
souhaite que tout cela soit tout à fait exact, naturellement, en tout cas pour
le présent, mais il m'a semblé que l'excès et une certaine accentuation du
contraste pouvaient peut-être affaiblir la crédibilité de la démonstration.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Les Français savent ce qu'il en est !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Je dis ce que j'ai à dire, et, si cela vous déplaît,
prenez-le pour votre compte !
M. Guy Allouche.
Les Français le savent très bien !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Je disais donc que cette vision nous avait paru quelque peu
optimiste.
La commission tient à garder présentes à l'esprit non pas une, mais deux
préoccupations : mettre les magistrats du parquet à l'abri des pressions
politiques, d'une part ; d'autre part, organiser le ministère public de telle
sorte qu'il constitue une garantie plus efficace de la sécurité de la société,
ce qui est tout de même sa première raison d'être.
Sous ce double regard, le dispositif appelle deux réserves.
La première tient au caractère globalement ambigu du système en ce qui
concerne l'indépendance des magistrats du parquet. Il n'y a pas besoin tout de
même d'être très imaginatif pour penser que, premièrement, par des circulaires
générales qui peuvent en fait toucher assez directement des affaires
particulières - la politique pénale n'est finalement qu'une collection de cas
particuliers et, madame la ministre, vous avez indiqué à l'Assemblée nationale
que les circulaires pouvaient éventuellement être actualisées d'heure en heure
- deuxièmement, par un échange d'informations qui constitue concrètement
l'exercice d'un droit de regard sur toutes les affaires individuelles - qui dit
regard dit inévitablement surveillance et contrôle ! - et troisièmement enfin,
par la réserve d'une initiative de poursuite personnelle qui, dans la réalité,
ressemblera tout de même beaucoup aux instructions de poursuite qu'on entend
supprimer, par cette triple voie, dis-je, le ministre de la justice peut
parfaitement, s'il le veut, conserver la haute main sur le ministère public.
Tout dépendra, en définitive, de la déontologie et des priorités du ministre.
Je suis tout disposé à rendre hommage à la déontologie et aux priorités de
l'actuel ministre de la justice mais nous légiférerons bien évidemment pour
l'avenir, ce qui dépasse le ministère actuel.
Ces priorités et cette déontologie peuvent varier, nous le savons, d'un
ministre à un autre et selon la conjoncture.
Nous savons aussi, par l'expérience de la décentralisation, que
l'administration n'en finira jamais de reconquérir et d'amplifier son pouvoir.
Depuis Hobbes, le
Léviathan
n'a cessé de prospérer !
C'est ce qui explique la résistance de nombre de parquetiers, qui craignent de
voir se reconstituer en fait le système auquel nous souhaitons tous mettre
fin.
A tout le moins, le fonctionnement d'un dispositif aussi complexe ne saurait
garantir une transparence idéale parce qu'il est trop compliqué et risque
quelque peu d'obscurcir le système des poursuites individuelles.
Et que dire des pressions, conseils ou recommandations qu'aucun dispositif
formel n'empêchera et que le téléphone, qui n'est pas encore interdit, que je
sache, rend si aisés ? Ces faits ont existé de tout temps. Il faudrait être
bien naïf pour croire que la vertu des textes suffit à éliminer la faiblesse
des hommes.
Que dire encore de l'indépendance idéalement proclamée dans l'apparente
ignorance de toutes les autres formes de dépendance ?
Dans un article de la revue
Justice
, Jean-Denis Bredin, qui, je crois,
peut être cité comme un homme de sagesse, s'interroge et nous interroge avec
lucidité : « Ce juge, libre et fort, est-il indépendant des autres juges, des
hiérarchies même symboliques, des organisations professionnelles, des syndicats
dont l'influence peut se substituer à celle de l'Etat dans les mouvements de la
carrière d'un juge ? » C'est ce à quoi nous assistons. « Est-il indépendant de
son idéologie, de ses préjugés, de ses sympathies et de ses animosités ? Est-il
indépendant du pouvoir des médias, et de leur séduction, est-il indépendant de
son image, de la satisfaction d'être vu, connu, reconnu, du plaisir ou du
réconfort éprouvé à savoir son nom et son visage répandus, est-il capable de
refuser cette forme de puissance et de séduction que les médias offrent au
juge, est-il capable de ne pas s'appliquer à leur plaire, ou à se servir d'eux
? »
Que conclure de ces réflexions, sinon que l'indépendance est non pas un
attribut que l'on proclame, mais une vertu dont l'exercice n'est pas aisé et
qu'il convient de favoriser sans doute, mais sans se faire trop d'illusions
tout de même ?
Seconde réserve : si l'on se place du point de vue technique de l'efficacité,
il est assez évident que ce n'est pas en divisant par trente-cinq la
coordination, l'impulsion, le contrôle nécessaire, qu'on les rendra plus
efficaces dans les cas les plus graves.
Avec le projet de loi, et dans le droit-fil des recommandations de la
commission présidée par M. Truche, nous nous félicitons du renforcement des
responsabilités des procureurs généraux, sous réserve d'un renforcement de
leurs moyens dont je ne suis pas sûr qu'il soit prévu.
Reste, cependant, que les éventuelles différences de leurs politiques risquent
de contredire le principe d'égalité des citoyens devant la loi, auquel, madame
la ministre, vous vous êtes référée à plusieurs reprises tout à l'heure.
Et surtout, nous ne voyons pas bien - cela est plus grave encore - comment les
procureurs généraux pourront assumer leurs responsabilités face à la
délinquance organisée au plan national ou international, qu'il s'agisse de
comportements collectifs spontanés ou d'organisations criminelles
systématiques, et c'est, de loin, l'aspect le plus inquiétant de la
criminalité.
Alors que le corps de la magistrature tout entier tend à se régionaliser, ne
sommes-nous pas en train d'organiser une certaine « balkanisation » de l'action
publique ?
Que pourront faire les trente-cinq procureurs généraux, si agissants et si
bien intentionnés soient-ils, face aux réseaux nationaux et mondiaux de
blanchiment de l'argent sale, face à tous les trafics délictueux portant sur
des substances toxiques, des armes, des produits dangereux, voire quelquefois
des êtres humains, alors que ces trafics s'organisent, nous le savons, non pas
au plan régional, qui correspond au ressort des cours d'appel, mais l'échelon
national et international ? Que pourront-ils faire, chacun dans leur ressort,
face à des organisations mafieuses, face à certaines formes de délinquance
collective qui se manifestent sur tout le territoire et qui trouvent leur
aliment dans des phénomènes de caractère national ?
Comment pourront-ils surmonter leurs interrogations et leurs inévitables
divergences sur des questions aussi concrètes que l'opportunité des poursuites,
la conduite des poursuites, le choix des mesures à prendre ou à ne pas prendre,
le moment de ces mesures, le recours ou non à la détention provisoire, le choix
de la qualification des faits ?
Autant de questions auxquelles ils ne pourront apporter que des réponses
partielles, locales et particulières, s'agissant de phénomènes qui, par
construction, dépassent le cadre de leur compétence.
Ce ne sont évidemment pas des circulaires générales ni des demandes
d'information qui résoudront le problème, car il faut s'efforcer d'être aussi
rapide, aussi efficace que les délinquants. Et si ces circulaires, comme il a
été dit - je l'évoquais précédemment - sont diffusées d'heure en heure, elles
deviendront pratiquement des instructions particulières.
Autant se demander ce que peut faire une armée qui s'arrête à l'échelon des
colonels, sans général en chef, face à une invasion. Or. il s'agit bien, avec
la criminalité organisée, d'une véritable invasion. Et, face à une invasion -
en m'excusant auprès de Saint-Just, qui n'est d'ailleurs pas pour moi une
référence de la vertu absolue - il faut peut-être un « généralissime ».
Ne risquons-nous pas aussi de voir grandir le rôle des services du ministère
de l'intérieur, à la faveur du désengagement de la Chancellerie ?
Enfin, comment concilier un tel désengagement du ministre de la justice - si
honorable et si compréhensible soit-il par ailleurs - avec l'idée de plus en
plus répandue, dont Mme Delmas-Marty est le principal porte-parole, qui a été
reprise par vous-même, madame la ministre, et que nous avons, de notre côté,
mise en avant dans un récent rapport, idée selon laquelle il faut instituer un
système de poursuites unifié au plan européen ? Comment concilier cette idée
avec le renoncement à une telle unité au plan national ?
Il faudrait, comme vous le disiez, madame la ministre, dans
Le Monde
au
mois de mars 1999, « envisager de constituer un parquet européen ». Mais, dans
le même temps, il ne faudrait pas conserver le parquet national ! J'avoue que
je comprends mal !
La question n'est pas seulement théorique puisque le Conseil des chefs d'Etat
et de Gouvernement de Tampere vient, cette semaine précisément, de décider la
création d'une « unité » d'action contre la criminalité organisée. Dénommée
EUROJUST, cette autorité, en coopération avec EUROPOL, aura pour mission de «
contribuer à une bonne coordination entre les autorités nationales chargées des
poursuites ». Il s'agit, comme on l'a dit, de la préfiguration d'un parquet
européen.
Comment imagine-t-on que cette unité pourra coopérer avec les trente-cinq
procureurs généraux français en l'absence d'une autorité nationale unique ?
Le dispositif envisagé ne répond pas à toutes ces questions.
La commission, en revanche, a cru devoir apporter des solutions en s'attachant
à concilier l'exigence de dépolitisation de l'action publique - à laquelle, je
le répète, elle souscrit - et l'exigence d'efficacité de cette action,
précisément en retenant, au plan national, cette idée, qui est en train de
s'affirmer au plan européen, d'un parquet national.
Pour ce faire, la commission propose, en premier lieu, de traiter à part les
problèmes qui touchent à la sécurité de l'Etat et au terrorisme, et qui font
l'objet des titres Ier et II du livre IV du code pénal.
Nous pensons que, en ce qui concerne ces problèmes, qui relèvent véritablement
du salut public, le Gouvernement ne peut se décharger de ses responsabilités.
Il y va de la sécurité de notre société.
Nous ne voyons pas, en effet, comment le Gouvernement pourrait se décharger de
ses responsabilités dès lors qu'il s'agit de questions aussi essentielles ; je
pense en particulier aux problèmes de terrorisme. A cet égard, je tiens à
remercier au passage notre collègue Christian Bonnet de nous avoir apporté sur
ce point un précieux concours, enrichi, à coup sûr, de son expérience.
Imagine-t-on - pour prendre un exemple concret - que face à une
multiplication, qui pourrait fort bien se produire, des attentats terroristes
en Corse, interrogée au Parlement sur les actions menées, Mme le garde des
sceaux se contente de citer des circulaires générales et de renvoyer le
Parlement à l'interrogation d'un procureur général laissé seul en face de
telles responsabilités ? On ne peut l'imaginer.
Pour le surplus, c'est-à-dire pour la plus grande partie du contentieux pénal
- il s'agit donc de la règle générale - il nous apparaît que le seul moyen de
concilier la dépolitisation et la coordination des actions publiques
individuelles réside non dans l'éclatement d'un tel pouvoir, mais dans son
transfert à une autorité unique et établie dans des conditions qui la mettent à
l'abri de toute suspicion politique. Cette autorité pourra, par le système des
instructions écrites motivées et versées au dossier, et grâce à tout ce que ce
système suppose d'informations, de concertation et d'assistance, assurer
efficacement la régulation de l'ensemble dont Mme la ministre de la justice
souhaite être déchargée.
Il s'agit bien d'un parquet national. Rappelons que c'est à peu près le
système appliqué en Grande-Bretagne, pays dont on conviendra qu'il constitue,
en matière judiciaire, une référence qui n'est sans doute pas négligeable.
Afin de donner corps à cette proposition, nous en avons précisé les modalités
d'application. Mais nous reviendrons sur ce point dans le cours du débat, car
le temps me manque pour les exposer en cet instant.
Notre proposition ne devrait pas surprendre, car elle a déjà été avancée par
d'autres. Nous ne prétendons pas l'avoir inventée. Elle s'inscrit d'ailleurs
expressément dans les conclusions de la commission Truche, qui débouche en
quelque sorte sur cette conclusion.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est tout le contraire !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Elle ne l'écarte pas !...
(M. Dreyfus-Schmidt s'esclaffe.)
Riez de manière plus élégante, si vous le pouvez. Vous en seriez aimable,
ne serait-ce que pour le spectacle, que je suis bien obligé de voir !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Permettez que je rie, tout de même !
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Je disais donc que cette proposition s'inscrit expressément
dans les conclusions de la commission Truche, qui ne l'écarte que pour des
raisons qui sont non pas de principe, mais plutôt d'ordre pratique et, en
quelque sorte, de faisabilité.
La suite du débat me donnera l'occasion de répondre à ces critiques et de dire
que, si l'on peut créer un parquet au plan européen, il ne doit pas être
impossible d'en créer un qui soit crédible, qui ait l'indépendance, l'autorité
et la légitimité voulues, au plan national. Sans quoi il ne nous resterait qu'à
désespérer et à renoncer d'en créer un au plan européen.
Ce qui ne peut être contesté, en tout cas, c'est que ce système apporterait
une clarification décisive au problème posé : il y aurait deux « maisons »
parfaitement distinctes, et toutes les confusions cesseraient du fait de la
séparation radicale de la gestion des poursuites particulières d'avec le
Gouvernement.
Ce système répondrait pleinement - et lui seul, me semble-t-il - à votre
souhait, madame la ministre, en concentrant sur un terrain strictement
juridique et technique l'action de coordination et d'impulsion.
Nous sommes persuadés que seule l'institution d'un tel parquet - notamment
pour les affaires de grande délinquance, qui sont, je le répète, notre
préoccupation majeure - évitera que le ministère public n'oscille entre
l'impuissance du morcellement que vous nous proposez et le retour de pratiques
auxquelles ce projet voudrait précisément mettre fin.
Telles sont les considérations qui ont conduit la commission des lois à
adopter ce projet de loi dans une nouvelle rédaction et à le soumettre à vos
délibérations, mes chers collègues.
(Applaudissements sur les travées de
l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Je demande
la parole.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Je rassure tout de suite mon
collègue et ami Hubert Haenel, qui devrait prendre la parole en cet instant :
je n'occuperai pas la tribune très longtemps.
Je ne pensais pas intervenir à ce stade du débat, parce que je connaissais le
rapport de M. Pierre Fauchon et que je le savais d'une qualité telle qu'il ne
m'apparaissait pas nécessaire d'y apporter des éléments d'appréciation
supplémentaires.
C'est votre propos, madame la ministre qui me conduit à intervenir. Vous avez,
en effet, implicitement au moins, tracé - était-ce à dessein ? - un tableau
noirci de façon très outrancière de la justice telle qu'elle fonctionnait avant
que vous n'ayez la responsabilité - ce que nous apprécions tous - de la
Chancellerie.
Etes-vous bien sûre que tous ceux qui ont oeuvré à la justice avant vous aient
mérité des appréciations aussi sévères ?
Je me demande dès lors à qui s'adressaient ces appréciations. Aux
manipulateurs ? Aux magistrats manipulés ? A vos prédécesseurs, à tous vos
prédécesseurs ? A ce président qui a usé de toute son influence pour que son
ami, le sinistre Bousquet, échappe à la justice jusqu'à ce qu'il tombe
miraculeusement sous les balles d'un assassin ?
Votre démonstration est teintée d'une certaine autosatisfaction, sans doute
légitime. C'est d'ailleurs un sentiment assez largement partagé par le
Gouvernement auquel vous appartenez, et peut-être est-il justifié !
Pourtant, un problème essentiel demeure, à nos yeux. Comme je vous l'ai dit en
commission, nous avons toujours eu le souci, au Sénat, et singulièrement à la
commission des lois, sur des textes de cette importance, de parvenir à un
accord entre les deux chambres du Parlement. Nous avons su le faire lorsque,
pour la première fois dans son histoire législative, le Parlement a élaboré un
code pénal : l'Assemblée nationale et le Sénat - nous sommes nombreux ici à y
avoir participer - ont alors voté un texte identique.
Notre rapporteur vous a dit - je pense que vous l'avez compris - que nous
l'avions chargé d'une mission non pas d'opposition mais de véritable ouverture.
Puis-je espérer, madame la garde des sceaux, que vous allez faciliter notre
tâche ?
Je souhaite que vous partagiez notre sentiment, que je vous ai déjà exprimé :
toute oeuvre législative de cette importance doit pouvoir recevoir l'accord de
l'ensemble de la représentation nationale. Pour y parvenir, il faut que soient
prises en compte les positions de départ et que ne soient pas,
a priori
et de manière trop abrupte, rejetées les propositions soigneusement élaborées
qui vous sont faites.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et
Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Soigneusement !
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la
conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour
cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 45 minutes ;
Groupe socialiste, 38 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 29 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 27 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 18 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues,
l'examen d'un texte relatif au fonctionnement de la justice, notamment pénale,
laisse toujours perplexes bon nombre d'entre nous. Je fais partie de cette
catégorie. En effet, il s'agit toujours d'aménager un dispositif
constitutionnel, législatif et réglementaire, souvent obsolète, que
gouvernement après gouvernement, on tente de rafistoler, de ravauder.
Perplexité pour les uns, incrédulité et inquiétude parfois pour les autres,
ces autres étant la grande majorité des magistrats et des avocats, des
policiers et des gendarmes, qui ne croient plus que le politique soit capable,
en toute objectivité, en toute sérénité, et efficacement, d'aborder, une bonne
fois pour toutes, les questions au fond et de les résoudre.
Indifférence de l'opinion publique, habituée depuis si longtemps à ce que la
sûreté des personnes et des biens ne soit pas considérée comme le premier des
droits de l'homme et le premier devoir de l'Etat.
Le texte que nous examinons, relatif à l'action publique en matière pénale,
même s'il procède des meilleures intentions, suscite les mêmes sentiments de
perplexité, d'incrédulité peut-être, d'inquiétude aussi, voire d'indifférence,
alors que, paradoxalement, il y a une très forte attente, une revendication
même, de sûreté et de justice dans notre pays.
Au Kosovo, dont je reviens, ce qui m'a frappé, c'est le vide dans le domaine
de l'Etat et dans le domaine de la loi, de l'état de droit. Pour tous mes
interlocuteurs, un Etat, c'était d'abord de la justice et de la sécurité. Ces
deux fonctions éminemment régaliennes étaient à leurs yeux, plus vitales que
l'approvisionnement en eau, en électricité, alors que, dans nos sociétés
européennes dites « avancées », les priorités sont trop souvent inversées.
Je ferai maintenant quelques observations sur le texte qui nous est soumis.
S'agissant, tout d'abord, de la création d'un procureur général de la
République, j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de dire à cette tribune que
ce qui vicie en quelque sorte tout raisonnement, toute approche, toute réforme
du ministère public, c'est la question du statut de la clef de voûte du
dispositif actuel, en l'occurrence le ministre de la justice.
Pourquoi ? Parce que, aux yeux de nos concitoyens, le plus souvent, la
personne qui occupe ce poste, quelles que soient ses éminentes qualités
personnelles, parce qu'elle est issue de l'arène politique, de la gauche, de la
droite ou du centre, est soupçonnable du point de vue de la perception
médiatique qu'en a parfois l'opinion publique.
En effet, compte tenu de la piètre idée que se font, souvent à tort
d'ailleurs, nos concitoyens de la classe politique en général, dès qu'une
enquête, une poursuite, une instruction, un jugement concernent soit un
puissant, soit, à l'inverse, une catégorie de la population d'un quartier en
difficulté, le soupçon qui pèse sur l'intrusion de la politique politicienne
dans la gestion policière et judiciaire d'une affaire marque aussitôt et
irrévocablement celle-ci de son sceau.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
La Fontaine !
M. Hubert Haenel.
L'action de la police judiciaire et de la justice est irrémédiablement «
tatouée », comme on dit aujourd'hui. En témoignent depuis toujours les
déclarations intempestives et parfois contradictoires des titulaires des
ministères de l'intérieur et de la justice, quand le locataire de la place
Beauvau n'empiète pas sur le champ de compétences de celui de la place Vendôme
!
La seconde observation tient au fait que l'on ne veut pas reconnaître - par
honte, par ignorance ou, pis, par irresponsabilité, voire les trois à la fois -
que l'action publique en matière pénale est éminemment la résultante, la
conjugaison de plusieurs compétences de nature constitutionnelle, celles du
législatif, de l'exécutif et du judiciaire et de son bras séculier, la police
judiciaire. Dans une démocratie et une République, il serait en effet
irresponsable de faire abstraction, de nier le rôle éminent, irremplaçable, de
l'exécutif dans la conduite de l'action publique, y compris pénale.
Le texte gouvernemental ne me paraît pas clair sur ce point. La proposition de
la commission des lois de conférer à une autorité indépendante la mission de
garantir la cohérence de l'exercice de l'action publique est donc séduisante.
En retirant au garde des sceaux ses pouvoirs et en les confiant à une autorité
que l'on baptise aussitôt « procureur général de la République », la commission
des lois provoque le bon débat, celui de la responsabilité de l'exécutif dans
le domaine de l'action publique pénale.
Partageant bon nombre de raisons qui ont conduit notre collègue Pierre Fauchon
à cette solution, notamment la nécessité d'assurer la cohérence de la conduite
de l'action publique sur l'ensemble du territoire national, je souscris à cette
formule, qui a le mérite de poser clairement le vrai problème, celui de la clé
de voûte du dispositif.
Lancer une telle réforme, qui rompt avec la culture juridique et judiciaire
française, pose une série de questions auxquelles je me garderai bien de
répondre, laissant le soin de le faire à vous, madame la ministre, à la
commission des lois et peut-être, demain, au Conseil constitutionnel.
La création d'une telle autorité indépendante avec de tels pouvoirs ne
relèverait-elle pas plutôt de la révision constitutionnelle ? A défaut, ce qu'a
fait une simple loi une autre loi pourrait facilement le défaire.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
C'est l'avantage !
M. Hubert Haenel.
Un avantage ou parfois un inconvénient !
Surtout, ce bouleversement des pouvoirs et des responsabilités du garde des
sceaux ne relève-t-il pas, par nature, de la procédure de la révision
constitutionnelle ?
Quelle est la nature de cette autorité ? S'il s'agit d'une catégorie nouvelle
de magistrats, cette création n'est-elle pas de nature statutaire, donc
relevant nécessairement de la loi organique ?
Le pouvoir de proposition donné au Conseil supérieur de la magistrature
n'est-il pas, lui aussi, de nature organique ?
Par ailleurs, s'agissant des pouvoirs du procureur général de la République,
qui présente aux yeux du rapporteur toutes les qualités et les garanties de
compétence et d'impartialité, pourquoi retirer, pour les confier au ministre de
la justice, les affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat ?
Si le garde des sceaux est soupçonnable de partialité, d'ingérence en quelque
sorte, pourquoi le serait-il moins dans la poursuite des infractions relatives
aux atteintes à la liberté, aux intérêts fondamentaux de l'Etat et au
terrorisme ? Il y a là, me semble-t-il, un certain paradoxe.
Petit clin d'oeil au passage : le système proposé a quelque ressemblance avec
la saisine, réservée au seul gouvernement, de la Cour de sûreté de l'Etat,
avant la suppression de celle-ci, puisque le parquet était en fait le
gouvernement, via le ministre de la justice. Mais la ressemblance s'arrête
là.
Enfin, de quels moyens diposera le procureur général de la République ? Ne
faut-il pas prévoir que toute la partie « action publique » de la direction des
affaires criminelles et des grâces lui soit rattachée ?
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Oui !
M. Hubert Haenel.
Pourra-t-il réunir les procureurs généraux et procureurs de la République,
comme vous le faites, fort justement d'ailleurs, madame la ministre ?
Aura-t-il, par exemple, une compétence d'évaluation - on ne dit plus de
notation - des procureurs généraux ? Aura-t-il le pouvoir de saisir le Conseil
supérieur de la magistrature, formation disciplinaire, si un procureur général,
un procureur de la République ou tout magistrat du parquet n'obéit pas à ses
injonctions ou ne respecte pas la loi ? La liste n'est pas exhaustive.
Autre question, fondamentale celle-là : si la réforme du Conseil supérieur de
la magistrature aboutit, si l'amendement qui a été déposé sur ce point
prospère, vos successeurs, madame la ministre, s'étant vu dépouillés
d'attributions substantielles - l'essentiel du pouvoir de nomination des
magistrats et ce qu'il en restera sous étroit contrôle du Conseil supérieur de
la magistrature - si donc l'essentiel de la conduite de l'action publique est
transféré au procureur général de la République, les prochains gardes des
sceaux seront alors des surintendants de justice. Est-ce bien cela que nous
voulons ?
M. Charles de Cuttoli.
C'est la suppression du garde des sceaux !
M. Hubert Haenel.
Le second point qui a retenu mon attention est, vous l'imaginez bien, celui du
contrôle de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire.
Notre rapporteur a souligné à juste titre la complexité de ces rapports. Il
pourrait ajouter l'ambiguïté de ceux-ci. Je me suis souvent exprimé sur ce
sujet. J'ai souhaité, jusqu'ici en vain, que, dans les travaux de fond que
conduit si bien et si souvent le Sénat, la Haute Assemblée, par le biais d'une
mission d'information ou d'une commission d'enquête, dresse, pour qu'on en
finisse avec ces questions récurrentes, un état des lieux objectif des
relations entre les compétences, les pouvoirs et les usages des uns et des
autres. Mais peut-être qu'un jour d'autres instances nous contraindront, à le
faire ?
Y aurait-il un pouvoir policier dans notre pays ? La lecture attentive du
livre de Gilles Ménage :
L'oeil du pouvoir,
révèle que, à une époque
récente, le pouvoir suprême dans notre pays, le Président de la République,
était confronté à cette réalité, mais aussi que le secret des enquêtes de
police judiciaire était systématiquement violé.
Cela dit, l'argument du rapporteur consistant à dire que les dispositions du
projet de loi sont entièrement dépourvues de portée normative, et surtout
qu'elles donnent le sentiment que les chefs de la police judiciaire ou de la
gendarmerie sont sur un pied d'égalité avec le procureur de la République ou le
juge d'instruction, est particulièrement pertinent.
Les mesures, si timides, préconisées par le projet de loi reflètent la réalité
des relations, confrontations et tensions entre les logiques, les impératifs et
les cultures de deux ministères. L'amendement repris, revu et corrigé par la
commission des lois, et je l'en remercie, sur l'inspection générale de la
police judiciaire, que le Sénat avait adopté sur ma proposition en première
lecture dans le projet de loi renforçant la présomption d'innocence et le droit
des victimes mérite une attention toute particulière, j'allais dire une mention
toute particulière. Il a une valeur normative et symbolique très forte.
Ne perdons jamais de vue que l'indépendance de l'autorité judiciaire en
matière pénale dépend moins des liens entre les parquets et le ministère de la
justice que de la qualité des relations entre le procureur de la République, le
juge d'instruction et les services de police judiciaire.
Un haut responsable du ministère de l'intérieur insinuait récemment que, si
une affaire pénale ayant des incidences graves sur l'ordre public n'était plus
à l'avenir gérée par la justice, ce vide serait vite comblé par le ministère de
l'intérieur,
via
la police judiciaire.
Ce haut fonctionnaire, dont les propos sont lourds de sens, voulait peut-être
seulement dire, et en cela il n'avait pas tort, que l'Etat, l'exécutif ne peut
se désintéresser de la dimension ordre public dans une affaire pénale, et
réciproquement d'ailleurs. Le livre de Gilles Ménage est très révélateur sur ce
point.
Un mot sur l'article 1er
bis
nouveau, qui, s'il était adopté,
permettrait aux associations reconnues d'utilité publique, parties civiles,
ayant fait appel d'un jugement sur leurs intérêts civils, de demander au
procureur de la République de faire appel de la décision sur l'action
publique.
Notre rapporteur propose, à juste titre, la suppression de cette disposition.
En effet, le rôle des associations dans le procès pénal se renforce de manière
continue. Cette extension continue au coup par coup, de façon parfois
incohérente et désordonnée, sans visibilité et lisibilité, suscite de légitimes
interrogations. Comme le relève et le souligne l'office parlementaire
d'évaluation de la législation, toute la question est en effet de savoir - je
pense que c'est fondamental - si, entre l'intérêt général qui guide la société
et l'intérêt particulier des personnes qui la composent, il faut admettre
l'existence d'une catégorie intermédiaire ou mixte, empruntant à l'un et à
l'autre certains caractères.
Il est donc tout à fait inopportun d'opter pour une telle mesure. En revanche,
peut-être pourriez-vous nous répondre sur un point qui relève de l'action
publique en matière pénale : envisagez-vous, madame la ministre, de revoir
complètement le rôle des associations dans le procès pénal, ne serait-ce que
pour dresser un état des lieux, approfondir, clarifier et donner tout son sens,
son vrai sens à l'intervention associative dans le procès pénal ?
J'en viens au classement sans suite. La volonté affichée dans le projet de loi
d'améliorer les garanties offertes aux justiciables face aux classements sans
suite est louable, mais le dispositif proposé me paraît être d'une grande
complexité ; c'est aussi un mélange des genres préjudiciable à la lisibilité
que vous souhaitez pourtant donner au dispositif de lutte contre la
délinquance.
L'an dernier, dans un rapport fait au nom de la commission des finances,
intitulé
Les infractions sans suite ou la délinquance maltraitée
, qui a
abordé la question sous l'angle des moyens, de l'organisation et des méthodes,
j'avais souligné que la réalité de ce phénomène était difficilement cernable
faute d'outils statistiques adaptés et que, de ce fait, il était très difficile
de faire la part du mythe et de la réalité. Depuis, les choses ont un peu
changé, un dispositif statistique étant mis en place.
Il me paraît nécessaire, si l'on veut traiter ce sujet de manière objective et
approfondie, d'examiner tout le processus de la chaîne pénale, du dépôt ou du
non-dépôt de la plainte à l'exécution des peines, en passant par les phases
d'enquête, de poursuite et de jugement.
Il y a lieu, d'abord, de constater que si le classement, c'est-à-dire
l'absence de suite donnée à une infraction, est bien le résultat de la seule
volonté du parquet, il peut également procéder de l'attitude de la victime, des
moyens des services de police et de gendarmerie, voire des administrations
tenues de dénoncer les infractions au parquet, conformément à l'article 40-2,
du code de procédure pénale.
Si le classement sans suite résulte souvent d'une analyse au cas par cas de
chaque situation, il s'explique également par la nécessité, faute de moyens
suffisants à la disposition du parquet, du siège, des services de constatations
et d'enquête et de ceux chargés de l'exécution, de « gérer des stocks et des
flux ». Certains parquetiers nous ont en effet indiqué qu'il n'y avait pas
d'autre moyen de gérer les dossiers qui s'accumulent. « On fait ce que l'on
peut quand l'armoire est pleine », nous a déclaré l'un d'eux.
Il faut se demander, cependant, ce qu'il adviendrait si, dotés de moyens
accrus et de méthodes renouvelées, les services de police et de gendarmerie
devenaient plus efficaces et réduisaient le taux de classement sans suite des
procès-verbaux dans lesquels les auteurs ne sont pas identifiés aujourd'hui, ou
encore nommés couramment « X » dans les plaintes contre X. La justice
serait-elle capable, en l'état actuel de ses moyens, de ses méthodes et de ses
procédures, de traiter cette délinquance ? J'en doute fort.
Un autre aspect, que je ne développerai pas, concerne le « chiffre noir » de
la délinquance - c'est-à-dire la délinquance qui n'est ni connue ni révélée -
estimé par certains spécialistes à 20 % ou 30 % des infractions commises dans
notre pays.
Pour conclure, si nous voulons mettre fin au sentiment d'impunité ressenti par
une grande majorité de nos concitoyens, fortifions les différents maillons de
la chaîne de traitement de la délinquance, donnons des moyens aux gendarmes et
aux policiers, aux parquets, aux juridictions pénales, aux structures
éducatives, juges des enfants, juges de l'application des peines, et faisons en
sorte que toute condamnation soit réellement exécutée dans les plus brefs
délais ! Faisons en sorte que l'ensemble des acteurs travaillent de manière
coordonnée et cohérente ! Alors, le droit fondamental de chacun, quelle que
soit sa condition, à la sûreté de sa personne et de ses biens, au respect de
ses droits fondamentaux deviendra, un jour, réalité.
(Applaudissements sur
les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union
centriste.)
M. Emmanuel Hamel.
Un jour !
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, madame le garde sceaux, mes chers collègues, le texte
dont nous avons à débattre aujourd'hui nous permet d'aborder, une fois encore,
le délicat problème de l'indépendance de la justice au travers des relations
entre les parquets et la Chancellerie dans la mise en mouvement de l'action
publique en matière pénale.
C'est en effet en cette matière plus qu'en aucune autre que les exigences de
neutralité et d'impartialité sont les plus fortes. Parce que le procès pénal
est souvent le théâtre de véritables drames où sont prises des décisions aussi
graves que celle d'incarcérer ou non une personne, il faut non seulement que la
justice soit rendue, mais encore que les citoyens aient le sentiment qu'elle a
été bien rendue.
Cette exigence d'impartialité s'impose non seulement aux organes de jugement
mais également à ceux qui sont en charge des poursuites ; c'est ce qui résulte
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'article 6
de la convention.
Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement alors que le déclenchement et
la nature du procès pénal dépendent d'abord d'une décision du ministère public
? C'est à lui que revient la décision d'engager ou non des poursuites, d'ouvrir
ou non une information, de classer sans suite, de qualifier les faits.
Or, dans la période contemporaine, sous la pression de ce qu'on appelle
communément les « affaires », comme vous l'avez rappelé, madame la ministre,
les Français ont pu douter que les parquets aient exercé leurs pouvoirs avec la
neutralité requise et que la justice ait été rendue en toute sérénité.
Aujourd'hui, rappelait fort opportunément mon collègue Jacques Brunhes à
l'Assemblée nationale, nos concitoyens ont acquis la conviction que, « plus on
est près du pouvoir économique et politique, plus la justice est oublieuse et
clémente ».
Ce soupçon d'une justice à plusieurs vitesses n'est pas tolérable. Ainsi, mes
chers collègues, est-il possible, dans le contexte de tensions sociales
exacerbées qui existe dans nos banlieues, d'être crédible auprès de jeunes en
tenant un discours sur le respect de la loi républicaine, alors que,
parallèlement, ces mêmes jeunes ont l'impression que la justice leur est, par
principe, systématiquement hostile ?
Le projet de loi tel qu'il a été modifié par l'Assemblée nationale vient
opportunément réaffirmer avec force que la justice doit être la même pour tous.
Il le fait de deux façons essentielles.
D'abord, il définit d'abord clairement les rôles respectifs du garde des
sceaux et des magistrats du parquet en matière pénale. Il est temps, dites-vous
avec raison, madame la ministre, « de mettre fin à l'opacité » en ce
domaine.
Au garde des sceaux est laissé le soin de définir les priorités de la
politique pénale générale, sous la forme de « directives », l'Assemblée
nationale ayant préféré ce terme à celui « d'orientations », initialement
retenu, pour affirmer leur caractère contraignant.
En revanche, le garde des sceaux se voit interdire de donner, sous quelque
forme que ce soit, « aucune » instruction dans les affaires individuelles :
cette pratique, sinon courante, du moins considérée comme « normale » dans un
passé pas si éloigné, est désormais mise hors la loi.
Aux procureurs de République est confié le soin de mettre en oeuvre ces
priorités en matière d'action publique sous le contrôle des parquets généraux,
qui en assurent l'application cohérente dans le ressort de leur compétence.
Il s'agit, ensuite, de supprimer les obstacles à la mise en mouvement de
l'action publique.
Les procureurs généraux ne peuvent plus donner d'instruction en ce sens dans
les affaires individuelles.
En outre, les décisions de classement sans suite peuvent désormais faire
l'objet d'un double recours : d'une part, un recours, que l'on peut qualifier
de « hiérarchique », devant le procureur général et, d'autre part, un recours
devant une commission des recours composée de magistrats du parquet désignés
exclusivement par leur pairs, ainsi que l'a décidé l'Assemblée nationale par
l'adoption d'un amendement du groupe communiste. Est évitée ainsi toute
confusion avec une formation de jugement, ce qui serait contraire au principe
de séparation des autorités de poursuites et de jugement.
Ce droit de recours ouvert aux citoyens ayant un intérêt particulier dans
l'affaire en cause, combiné avec l'atténuation, en première lecture, à
l'Assemblée nationale, des sanctions pour recours abusifs, permettra de mettre
fin aux pratiques visant à « enterrer » certaines affaires par manque de
conviction ou, malheureusement parfois, par manque de temps, comme vous l'avez
rappelé, monsieur Haenel, en faisant référence à votre rapport consacré aux «
infractions sans suite ou la délinquances mal traitée ».
On ne comprend dès lors pas bien votre hostilité, chers collègues de la
droite, à un système visant à remédier aux pratiques que ce rapport
dénoncait.
Finalement, nous sommes en présence d'un système qui donne plus d'importance à
la justice. Et c'est là que la bât blesse : la droite parlementaire, une fois
de plus, nous rappelle combien elle est opposée à toute initiative tendant à
renforcer l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Comme le laissait présager l'attitude de la droite lors du débat à l'Assemblée
nationale, le rapport que vous nous présentez, monsieur Fauchon, prend l'exact
contrepied du texte proposé, en rétablissant les instructions dans les affaires
individuelles et en mettant en place un ministre de la justice
bis
.
Mais, peut-être est-ce là votre contribution, cher rapporteur !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Exactement, cher ami !
M. Robert Bret.
L'argument avancé pour justifier l'opposition au texte adopté par l'Assemblée
nationale tient à la « balkanisation » de l'action publique qui, selon le
rapporteur, aboutirait à rétablir les parlements de l'Ancien régime.
M. Jean-Jacques Hyest.
Ce sera pire !
M. Robert Bret.
Si elle n'était pas grossière, la comparaison serait infâmante, car elle
évoque des magistrats aggripés à des privilèges indus et peu soucieux de leur
mission.
Affirmer que l'atténuation de la tutelle du pouvoir exécutif sur les
magistrats conduirait à l'institutionnalisation de trente-cinq procureurs
généraux indépendants ne tient pas, sauf à faire comme si les magistrats
n'étaient pas tenus d'appliquer la loi pénale, votée, à l'échelon national, par
le Parlement.
L'argument est d'autant plus fallacieux que M. le rapporteur nous propose de
revenir sur le terme de « directive », qui est pourtant le gage d'une
application uniforme des priorités de la politique pénale.
Cette attitude incohérente n'est cependant guère pour nous surprendre : déjà,
dans cette enceinte, vous vous êtes illustrés, mes chers collègues, lors du
débat sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, le CSM, par votre
combat contre l'institution d'une autorité judiciaire indépendante, et cela au
mépris de vos engagements électoraux.
En effet, ne l'oublions pas, la nécessaire évolution des rapports entre le
politique et la justice, le Président de la République l'a, à plusieurs
reprises, appelée de ses voeux,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Nous l'avons votée !
M. Robert Bret.
... puisque, en janvier 1997, il chargeait la commission de réflexion sur la
justice présidée par M. Truche « d'examiner si l'indépendance de l'autorité
judiciaire ne pourrait être accrue en modifiant, voire en supprimant, le lien
hiérarchique qui relie actuellement le ministère public au garde des sceaux
».
Aujourd'hui, où en est-on ? Le Président de la République freine autant qu'il
le peut la réunion du Parlement en Congrès, soutenu en cela par le rapporteur
et le président de la commission des lois de notre assemblée, qui, à demi-mot,
lors d'une conférence de presse, n'ont pas hésité à recommander que la révision
constitutionnelle ne reprenne son cours qu'après l'adoption définitive des lois
sur la présomption d'innocence et sur le présent projet.
Avez-vous tellement peu confiance dans la justice de votre pays ? De quoi
avez-vous peur, chers collègues de la droite ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
M. Robert Bret.
Vous nous le direz dans le débat. A moins que vous n'ayez également peur d'en
débattre !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Oh !
M. Robert Bret.
Certes, le CSM modifié ne nous donnera pas entière satisfaction ; nous nous
sommes déjà exprimés en ce sens lors de la discussion en première et deuxième
lecture du projet de loi constitutionnelle, en déplorant un certain repli du
Gouvernement par rapport aux objectifs de départ. Cette réforme, nous l'avons
dit à l'époque, ne permettra pas de rompre définitivement avec une certaine
logique de soumission du parquet au pouvoir politique qui perdure aujourd'hui ;
l'affaire José Bové est venue opportunément nous le rappeler.
M. Jean-Jacques Hyest.
Ah bon ?
M. Robert Bret.
Nous le déplorons d'autant plus que, à force de morceller ainsi la réforme de
l'institution judiciaire, on en oublie que chacun des textes présentés est
tributaire de l'autre : sans la modification des liens organiques entre
Chancellerie et parquet, le texte qui nous est présenté aujourd'hui risque de
n'être qu'un cautère sur une jambe de bois.
M. Patrice Gélard.
Ah !
M. Robert Bret.
Autant de questions qui laissent planer une grande incertitude sur la réforme
qui nous est proposée aujourd'hui. Mais celle-ci soulève également des débats
de fond.
Je m'interroge notamment sur le point de savoir si le texte tire toutes les
conséquences de la rupture voulue du cordon ombilical entre la Chancellerie et
le parquet.
C'est principalement - nous aurons l'occasion d'y revenir - le droit conféré
au ministre de la justice de déclencher lui-même l'action publique qui nous
pose problème. Si nous comprenons la logique du système proposé, cette
disposition permettant de donner tout son sens à l'interdiction des
instructions aux procureurs dans les affaires individuelles, elle nous semble
cependant source de confusions : que penser de l'institution d'un garde des
sceaux « super-procureur » au regard de la conception française de la
séparation des pouvoirs ?
Nous craignons également que cette faculté ne soit utilisée à mauvais escient
par un ministre de la justice qui n'aurait pas la probité que tout le monde
vous reconnaît, madame la ministre, surtout si la réforme du Conseil supérieur
de la magistrature n'est pas adoptée. C'est pourquoi nous serions favorables à
l'institution d'un encadrement plus strict du droit d'action.
Qu'en est-il également de certaines questions qui deviennent de plus en plus
récurrentes dans la société française et qui auraient mérité d'être abordées
par le texte ?
Comme le soulignait déjà, en 1983, maître Bredin - je le cite également,
monsieur le rapporteur : « tout débat sur la justice est un débat sur
l'indépendance du juge à l'égard du pouvoir exécutif. Or, ce n'est qu'une
partie du débat : c'est un débat partiel et mal posé. C'est un débat qui
occulte le grand débat sur la fonction judiciaire elle-même et qui rétrécit
toute réflexion. » Il nous apparaît ainsi urgent que soit engagée une réflexion
de fond sur la responsabilité des juges, contrepartie indispensable de leur
indépendance. Certains pensent que les juges finissent par se situer au-dessus
des citoyens, au-delà des lois, drapés dans le manteau blanc de la vertu.
Pourtant, leur responsabilité est bien prise en considération dans les textes
: les juges n'exercent pas leur mission en toute impunité, comme on le laisse
trop souvent croire, puisqu'il existe des voies de recours contre leurs
décisions, y compris désormais contre les décisions du ministère public en cas
de classement sans suite, et que leur responsabilité pénale et disciplinaire
peut être mise en cause.
S'il y a problème, n'est-ce pas plutôt dans la mise en pratique de ces
sanctions puisque l'on sait que les seules sanctions prononcées à ce jour ne
concernent que des faits tenant à la vie privée ?
C'est, ensuite, aux moyens que nous devons réfléchir, car les
dysfonctionnements que l'on a pu observer dans le fonctionnement de la justice,
notamment au niveau des délais de jugement, qui ne cessent d'augmenter - ils
sont passés à 17,4 mois pour une décision de cour d'appel en 1998, contre 16,6
en 1997 - mettent souvent moins en cause les hommes que les moyens dont ils
disposent.
Certes, c'est avec une réelle satisfaction, madame la ministre, que nous
voyons les crédits de la justice augmenter, pour la seconde année consécutive,
dans le projet de loi de finances pour 2000 : la création de 1 237 postes
supplémentaires constitue un progrès sensible qui devra être poursuivi.
Néanmoins, la suppression éventuelle de 50 nouveaux tribunaux de commerce est
pour nous source de réelles inquiétudes, après les trente-six qui ont déjà été
fermés.
Plus directement, il ne faudrait pas que la possibilité de recours contre les
classements sans suite soit sans lendemain faute de moyens pour faire face à ce
nouveau contentieux, car le véritable enjeu d'une justice « plus proche des
citoyens », c'est aussi l'assurance d'une justice rapide.
Pour finir, je me dois d'évoquer le troisième pan du projet de loi, largement
occulté par les relations parquet-Chancellerie, qui nous semble pourtant loin
d'être anodin et négligeable : je veux parler des dispositions relatives au
contrôle de la police judiciaire.
Le projet de loi cherche à rendre ce contrôle plus effectif en donnant
désormais au procureur de la République un droit de regard sur le déroulement
des enquêtes préliminaires et sur leur durée. L'Assemblée nationale a adopté un
amendement tendant à obliger les officiers de police judiciaire, les OPJ,
menant d'office une enquête à en rendre compte, après six mois, au parquet.
Par ailleurs, il est prévu qu'en cas d'enquête longue ou complexe le procureur
de la République et les chefs de services de police ou de gendarmerie
définissent d'un commun accord les moyens à mettre en oeuvre pour procéder aux
investigations nécessaires.
Si l'ensemble du dispositif constitue un progrès par rapport à la situation
existante, le sujet mériterait qu'on s'y attarde un peu plus.
A ce propos, chers collègues de la majorité, je ne vois pas bien en quoi
l'association de l'autorité judiciaire à l'inspection des OPJ et des APJ ferait
plus avancer le débat que le système proposé par le Gouvernement.
Un jour ou l'autre, il faudra bien aborder la question du statut des OPJ et de
la double tutelle qui s'exerce sur eux - celle du ministère de la justice,
d'une part, et celle du ministère de l'intérieur ou du ministère de la défense,
d'autre part. Il faudrait également s'interroger sur la création de brigades
judiciaires dans les affaires financières, notamment pour enrichir les pôles
économiques et financiers déjà créés.
Enfin, la possibilité donnée aux parlementaires de pénétrer dans les
établissements pénitentiaires va dans le sens d'un contrôle extérieur que nous
réclamons vivement et auquel des événements récents ont donné toute sa raison
d'être.
En fin de compte, les sénateurs communistes portent un regard favorable sur le
texte que vous nous présentez, madame la ministre ; ils approuvent une démarche
qui est porteuse d'un meilleur respect de l'Etat de droit, en séparant plus
nettement la justice et la politique.
Notre vote, à l'issue de la discussion, dépendra des réponses qui seront
apportées aux questions que j'ai soulevées. Le rapport de M. Fauchon nous fait
cependant nourrir quelques craintes. La discussion des articles nous permettra
de faire valoir nos points de vue et de nous déterminer en pleine connaissance
de cause.
En conclusion, je dirai que la valeur d'un Etat se mesure en grande partie à
la valeur de sa justice. La représentation nationale - singulièrement le Sénat
- ne sortirait pas gagnante d'un débat qui laisserait place à des attaques en
règle contre les juges. J'espère que tous en auront conscience dans notre
enceinte, que tous auront à coeur d'apporter une contribution efficace au
présent projet de loi et que le débat sera empreint de toute la sérénité qui
sied au sujet.
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen
et, sur les travées socialistes.)
M. le président.
La parole est à M. Delfau.
M. Gérard Delfau.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la
réforme de la justice est une nouvelle fois sur le métier. L'occasion est
donnée au législateur que nous sommes de renforcer encore son indépendance et
de restaurer, selon vos propres termes, madame le garde des sceaux, son
impartialité. Notre premier réflexe est de nous en féliciter.
Le Sénat commence aujourd'hui à examiner une réforme concernant, entre autres,
le parquet, l'objet principal de ce texte étant d'organiser l'autonomie des
magistrats du parquet afin d'éviter l'incursion du politique dans la sphère
juridictionnelle.
Cette réforme est donc d'une importance capitale et son principe ne peut être
qu'approuvé.
Elle est toutefois très discutée, tant sur les travées de la majorité
sénatoriale que sur celles de l'opposition, et, à l'Assemblée nationale, elle a
suscité de fortes réserves au sein de la majorité plurielle puisque les députés
radicaux de gauche et ceux du MDC se sont abstenus, après qu'eurent été émises
de vives critiques, dont une partie, d'ailleurs, fut entendue par vous.
Mais revenons à l'histoire. En application de la théorie de la séparation des
pouvoirs, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ont été séparés et
toute intervention de l'un des deux premiers sur le troisième a été
soigneusement encadrée, dans l'esprit des préceptes de Montesquieu.
Notre Constitution parle d'« autorité judiciaire », non de pouvoir judiciaire.
Cette terminologie, comme chacun sait, n'a pas été adoptée sans hésitations
lors de l'élaboration de notre pacte fondamental.
Par le passé, les constitutions de 1791, de 1795 et de 1848 avaient fait
référence, de manière explicite, au « pouvoir judiciaire », en le plaçant
clairement à la même hauteur que les pouvoirs exécutif et législatif.
Si le discours de Bayeux et même l'exposé des motifs de la loi
constitutionnelle du 3 juin 1958 évoquaient le « pouvoir judiciaire », le texte
fondamental - sur la proposition du Conseil d'Etat, d'ailleurs - passe sous
silence la notion de « pouvoir », et cela n'est pas anodin.
De ce fait, les magistrats, en tant que fonctionnaires publics, sont nommés
par l'exécutif ; ceux du ministère public sont des agents du pouvoir exécutif.
Ainsi, il n'y a pas de pouvoir judiciaire à part entière. De plus, si le
législateur ne doit pas intervenir dans le fonctionnement des juridictions, il
peut voter des lois d'amnistie.
Il convient surtout de noter que, traditionnellement, on trouve toutes sortes
d'interdits pour empêcher un juge d'empiéter sur les fonctions législative et
exécutive, alors qu'un barrage aussi rigoureux n'a pas été édifié en ce qui
concerne les deux autres pouvoirs. Le pouvoir des juges a toujours fait peur.
En revanche, longtemps, l'intrusion du politique sur le pouvoir juridictionnel
n'a pas été critiquée ; mais ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Si notre Constitution ne reconnaît pas de pouvoir judiciaire, en instaurant
une autorité judiciaire, elle met toutefois en valeur l'indépendance de la
justice. Mais que doit-on entendre par là ? Quels magistrats sont concernés ?
Les magistrats du parquet peuvent-ils en bénéficier ? Doit-on modifier leur
situation juridique ? Tel est l'enjeu majeur du projet de loi.
Gilbert Mangin, conseiller à la Cour de cassation, a écrit dans le
Dictionnaire de la Constitution :
« L'indépendance de la magistrature
est une notion empreinte d'ambiguïté, dont tout le monde ressent l'importance
et l'absolue nécessité sans être tout à fait sûr de ce qu'elle recouvre
exactement et non sans manifester à son égard un certain scepticisme. C'est la
liberté que doit avoir un magistrat vis-à-vis de qui que ce soit quand il dit
le droit ; sa décision doit intervenir avec une liberté totale dans
l'appréciation des faits qui lui sont soumis et dans l'application des lois. Il
devrait pouvoir se dégager de tout ce qui risquerait d'influer sur cette
décision : pouvoirs politique, exécutif et législatif, puissances économique et
financière, opinion publique, écoles philosophiques, pouvoirs spirituels,
classes sociales, idées et sentiments personnels. » On a envie de dire : quel
idéal !
Les magistrats du parquet doivent-ils être indépendants ? Les textes sont
flous. L'autorité judiciaire, au sens de la Constitution, englobe toutes les
juridictions, désigne sur le plan organique l'ensemble des magistrats, ceux du
siège et ceux du parquet. Mais ces derniers sont agents de l'exécutif. Ils sont
hiérarchiquement sous l'autorité du garde des sceaux, tout en étant libres
oralement. Parce qu'ils ont une fonction particulière, ils ne sont pas
inamovibles.
Le texte que nous examinons aujourd'hui induit une rupture importante avec la
situation que je viens de décrire puisqu'il tend à couper le lien ancien entre
le politique et les magistrats du parquet dans l'exercice de leurs fonctions ;
on est tenté de suivre une telle option.
Mais jusqu'où peut aller cette indépendance ? Telle est la question
récurrente.
Faisons observer d'abord que, comme me le dit souvent un ancien magistrat,
l'indépendance est en fait une question de caractère, inscrit au coeur de la
personnalité de chacun.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Voilà !
M. Gérard Delfau.
L'Ecole nationale de la magistrature a pour mission d'inculquer ce principe
aux magistrats qu'elle forme.
Bref, l'indépendance du parquet est largement liée à la valeur des hommes et
des femmes qui exercent cette difficile profession.
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est vrai !
M. Gérard Delfau.
Et pourtant, il y eut de graves, de très graves dérives. D'où votre décision,
madame le garde des sceaux, de ne plus intervenir dans le cadre des affaires
individuelles, dites « signalées ». Ce qui vous vaut - et je veux le noter au
passage - un respect unanime.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Absolument !
M. Gérard Delfau.
Mais le pouvoir des juges est, parallèlement, à redouter. En effet, la
politique criminelle est définie par le Gouvernement en accord avec le
Parlement. Elle doit être appliquée par le parquet. Quel doit donc être le rôle
du ministre ?
La commission des lois du Sénat est en désaccord avec le Gouvernement, notre
rapporteur craignant notamment une « balkanisation » de l'application de la
politique générale, et je dois reconnaître que je partage cette appréhension,
même si je demeure très réservé devant le palliatif que la commission nous
propose.
En effet, le remède qu'elle s'apprête à nous soumettre ne vaut-il pas aveu
d'impuissance du politique ? Ne tend-il pas à confier tout le pouvoir aux juges
sous prétexte de se garantir contre les dérives éventuelles du parquet ?
Etrange conclusion d'un raisonnement dont je partage pourtant les prémisses.
Je reviens à votre texte, madame le garde des sceaux.
Une phrase de l'article 1er résume votre position : « Le garde des sceaux ne
peut donner aucune instruction dans les affaires individuelles. »
Dessaisissement de la puissance publique dans l'un de ses domaines régaliens,
disent vos opposants, ou vos amis alarmés. Façon de prémunir l'autorité
judiciaire contre la tentation du politique, répondent les autres.
En fait, ce serait une erreur que de cristalliser sur ce point le heurt des
deux conceptions, car le texte de loi encadre ce « renoncement » d'un certain
nombre de garanties et de précautions.
Le rôle du garde des sceaux est, pour la première fois, précisé dans le code
de procédure pénale. Il s'articule autour de deux prérogatives majeures : d'une
part, l'élaboration de la politique pénale, conformément aux orientations
définies par le Gouvernement, par le biais de directives générales rendues
publiques ; d'autre part, la possibilité d'engager des poursuites pénales,
d'interjeter appel, voire de se pourvoir en cassation dans l'intérêt de la loi
en lieu et place de la personne lésée ou des parquets généraux.
On peut donc considérer que le ministre de la justice se voit ainsi attribuer
tout ou partie des prérogatives des officiers du ministère public.
Au total, le texte actuel, tel qu'il a été modifié à l'Assemblée nationale,
notamment grâce à notre collègue Alain Tourret, est beaucoup plus équilibré.
S'il rend muet le garde des sceaux dans le déclenchement et le déroulement
d'une affaire individuelle, il lui permet de se substituer ensuite au procureur
défaillant, au cas où l'intérêt général le lui commanderait.
Par ailleurs, le ministère de la justice inspire et oriente l'action du
parquet grâce à des directives dont la mise en oeuvre n'est pas laissée à la
libre appréciation des procureurs.
Ces précautions suffiront-elles à apaiser les craintes de tous ceux qui
redoutent la montée du pouvoir judiciaire à la manière anglo-saxonne ? Ou, pour
le dire autrement, faut-il désarmer un peu plus l'Etat et prendre le risque de
nourrir les dérives corporatistes ?
M. Jean-Jacques Hyest.
Et voilà !
M. Gérard Delfau.
Instinctivement, je me situe, avec mes amis radicaux de gauche, dans le
courant républicain et je suis réservé par rapport à votre proposition. Mais
j'apprécie les précautions et garanties qu'offre votre texte. Mon jugement est,
pour l'heure, en suspens.
J'approuve en revanche sans réserve les deux autres volets du texte.
Faisant droit à une demande ancienne, il est proposé que le classement sans
suite soit obligatoirement notifié par écrit au plaignant. Il devra, en outre,
être motivé en fait et en droit : le procureur est conduit à s'expliquer sur sa
décision. Comment a-t-on pu attendre la fin du XXe siècle pour rendre
obligatoire ce qui aurait dû aller de soi ?
S'ajoute la possibilité d'un recours à l'encontre de ce classement sans suite.
Le plaignant se voit ainsi doté de toutes les armes pour faire valoir son bon
droit.
L'ensemble de ces dispositifs constituent une avancée majeure, et je m'étonne
que les commentaires de la presse se soient focalisés sur l'indépendance du
parquet en omettant d'évoquer cet aspect du projet de loi.
Reste un troisième objectif, délicat à mettre en oeuvre, tant les parties
concernées se sentent trop souvent antagonistes : le renforcement du contrôle
de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire.
Le projet de loi ne remet pas en cause le principe selon lequel, d'un point de
vue administratif, la police judiciaire n'est pas rattachée au parquet. C'eût
été, nous le savons bien, une révolution.
Toutefois, il étend les pouvoirs du procureur de la République dans le
contrôle du déroulement de l'enquête, au-delà même des mesures de garde à
vue.
De même, les officiers de police judiciaire voient raccourcir les délais dans
lesquels ils doivent rendre compte au procureur.
Espérons que ce rééquilibrage timide évitera certains dysfonctionnements.
Tels sont les principaux axes de votre projet de loi, madame le ministre.
Celui-ci est sous-tendu par une grande ambition, que je partage : mettre le
parquet à l'abri des pratiques anciennes où le politique se sentait en droit
d'intervenir, parfois brutalement, dans le déroulement du cours serein de la
justice.
Il y eut naguère de retentissantes affaires et, plus généralement, une
pression insidieuse et trop fréquente sur les procureurs, exercée par des
ministres peu regardants. Vous y avez mis fin et vous voulez maintenant
inscrire votre pratique dans la loi. On vous comprend !
Pour autant, faut-il aller jusqu'à dénouer le lien de subordination par
rapport au Gouvernement inscrit dans l'histoire de notre République ? Vous ne
le faites pas complètement, me direz-vous ; et vous l'encadrez par le pouvoir
des « directives » et la faculté d'appel, ajouterez-vous sans doute. C'est bien
pourquoi, tout en conservant mes réticences, je suis sensible à votre
approche.
Mais n'attendons pas tout des textes de loi, fussent-ils vertueux ! Beaucoup
dépend de la valeur des hommes et des femmes qui seront en charge d'appliquer
la réforme.
Pour conclure, je citerai le poète. « Est-ce que vous ne voyez pas que vous
êtes dans une balance et qu'il y a dans un plateau votre puissance et dans
l'autre votre responsabilité ? Cette oscillation de la balance... c'est le
tremblement de la conscience », disait Victor Hugo. Si chaque individu met en
application cette phrase, l'indépendance de la justice sera préservée et le
pouvoir des juges évité.
(Applaudissements sur les travées du RDSE ainsi que sur les travées
socialistes. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. Jean-Jacques Hyest.
Voilà un propos bien... balancé !
M. le président.
La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke.
« Nous devons réformer notre justice et la rendre plus indépendante, mais
aussi plus rapide et plus proche. Vous le voyez, il s'agit de choix
déterminants pour chacun d'entre vous, et ces choix requièrent, exigent votre
adhésion. »
C'est ainsi que Jacques Chirac, s'adressant aux Français le 22 avril 1997,
jour de la dissolution de l'Assemblée nationale, faisait de la réforme de la
justice l'une des priorités de sa politique à venir.
Lors de sa déclaration de politique générale, Lionel Jospin, Premier ministre,
affirmait, à son tour, sa détermination à garantir à nos concitoyens une
justice impartiale et égale pour tous. Cette réforme est aujourd'hui en bonne
voie.
En deux ans et demi, madame le garde des sceaux, vous nous avez proposé de
nombreux textes - accès au droit, résolution amiable des conflits, amélioration
de la procédure pénale, renforcement de la présomption d'innocence et des
droits des victimes - qui engagent une profonde mutation de l'organisation
judiciaire.
La réforme du Conseil supérieur de la magistrature, votée par les deux
assemblées, permettra, après son adoption par le Congrès - le plus rapidement
possible, nous l'espérons - l'examen par le Parlement de lois organiques
modifiant le statut des magistrats.
Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui est donc, madame la ministre,
un volet de la réforme globale que vous nous proposez.
Le Président Jacques Chirac ne s'est pas trompé lorsque, installant la
commission Truche, il a indiqué que le soupçon du public à l'égard de
l'indépendance de la justice était un problème grave.
Insidieux, le soupçon altère profondément les rapports entre le public et les
institutions ; il défait le lien de confiance qui est à l'origine de l'adhésion
démocratique. Comment croire encore dans le politique lorsqu'il pervertit la
justice ? Comment croire encore en la justice lorsqu'elle se confond avec le
politique ?
Nous savons que l'équation n'est pas si simple. Face à la masse des affaires
traitées, le nombre d'instructions individuelles émanant du ministre de la
justice est infime ; mais sa répercussion est immense. Car il suffit d'une
seule affaire, d'une seule instruction individuelle pour que la cause soit
entendue : la justice est injuste parce qu'elle n'est pas la même pour tous et
parce que nous n'avons pas tous le pouvoir d'interférer.
Pis encore, il suffit d'une affaire pour que l'opinion publique la prenne pour
la partie émergée de l'iceberg et que le discrédit soit encore plus grand, le
soupçon démultiplié.
L'épisode de l'hélicoptère, qui se détachait suffisamment bien sur les neiges
éternelles de l'Himalaya pour faire durablement image dans les consciences, a
fondé définitivement le soupçon, est devenu aux yeux de l'opinion publique la
preuve tangible de la collusion des puissants - et aussi de leur maladresse.
La suspicion porte principalement sur la nature des liens qui existent entre
l'exécutif et l'autorité judiciaire.
La réforme du Conseil supérieur de la magistrature, dont il ne dépend plus que
du Président de la République...
M. Jean-Jacques Hyest.
Et du Parlement !
Mme Dinah Derycke.
... de faire en sorte qu'elle soit définitivement adoptée, lèvera le soupçon
sur la dépendance de magistrats jusqu'alors nommés, promus, mutés par le garde
des sceaux.
Le texte que nous examinons aujourd'hui, en interdisant l'instruction
individuelle, mettra un terme définitif à ce qu'une bonne part de l'opinion
publique interprète comme un pouvoir exorbitant du ministre et, plus
généralement, du personnel politique.
Les avis recueillis par la commission Truche, les interventions, les
contributions diverses et variées donnent un panorama assez large des solutions
qui s'offrent pour rénover le lien entre la Chancellerie et le parquet.
Tout a été envisagé, je dis bien « tout », monsieur le rapporteur, jusqu'à la
solution d'un « chancelier suprême », encore appelé « procureur général de la
République ». Cette dernière solution a été unanimement rejetée.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Pas unanimement !
Mme Dinah Derycke.
Les intervenants s'accordent majoritairement à reconnaître la nécessité d'une
indépendance « mesurée », « organisée », qui permette l'autonomie de l'action
publique, tout en conservant au garde des sceaux la conduite de la politique
pénale.
Autonomie du parquet, non ! Indépendance encadrée, oui ! Un ministre de la
justice ni tout puissant ni réduit au rôle de marionnette, mais comptable de la
mise en oeuvre de sa politique pénale devant le Parlement.
L'architecture de votre projet de loi, madame le garde des sceaux, est fidèle
à l'ensemble des propositions de la commission Truche.
Car il ne s'agit pas tant de prôner l'indépendance en soi, l'autonomie des
procureurs, qu'une organisation du parquet et de sa relation avec l'exécutif
telle que nos concitoyens aient la garantie que le garde des sceaux ne pourra
plus donner d'instructions individuelles.
C'est, en fin de compte, à l'article 30 que s'arrête la dépendance et que
commence l'indépendance. En dehors de l'article 30 du code de procédure pénale,
le ministre de la justice conserve pleinement ses prérogatives, celles qui
découlent de la Constitution.
Le ministre de la justice demeure le responsable de la conduite de la
politique pénale de la nation, dont il détermine les orientations. Celles-ci
sont consignées dans des directives adressées aux magistrats, pour application
lorsqu'ils font partie du parquet, pour information lorsqu'il s'agit de
magistrats du siège.
En mettant l'accent sur ces directives, vous nous invitez, madame la ministre,
non pas seulement à une réforme du code de procédure pénale, mais à un
véritable changement dans les pratiques ministérielles, à une rupture radicale
avec le passé.
On s'est gaussé des circulaires, inopérantes, jamais lues, trop longues, trop
nombreuses. Vous avez su, depuis votre arrivée place Vendôme, nous convaincre
du rôle important que peuvent jouer ces directives, lorsqu'elles sont conçues
intelligemment, de manière efficace et après concertation, lorsqu'elles sont le
fruit de nombreuses réunions, en amont et en aval des problèmes posés à la
politique pénale.
D'autres dispositions du projet de loi permettent également la mise en place
d'une pratique rénovée des relations entre la Chancellerie et le ministère
public, pratique que nous savons être la vôtre depuis plus de deux ans et qui
conjugue l'information et la transparence.
J'en veux pour preuve le système d'information visé par le texte proposé pour
les articles 37-1, 37-2 et 30 du code de procédure pénale. La transparence est
au coeur du texte proposé pour l'article 30-2 du même code, qui dispose que les
directives seront rendues publiques par le garde des sceaux et que celui-ci
devra en informer chaque année le Parlement.
Je ne doute pas que le Sénat, soucieux de ses prérogatives, sera sensible à
cette possibilité nouvelle de contrôler l'action gouvernementale.
L'interdiction de toute instruction individuelle, on le voit, ne prive pas le
ministre de ses prérogatives essentielles.
On a affirmé que la réforme interdirait au garde des sceaux d'intervenir lors
de circonstances exceptionnelles, dans des affaires graves, touchant à
l'intérêt national ou international, ce pouvoir étant transféré au procureur
général. Une menace terroriste, une prise d'otages sont les exemples qui
viennent le plus souvent à l'appui de cette démonstration, mais ils ne
résistent pas à l'analyse.
Vous avez démontré, madame le garde des sceaux, que, lorsque le danger était
connu, des plans d'action, voire des cellules de crise, étaient mis en place et
fonctionnaient efficacement.
Lorsque l'événement est imprévisible, et cela a été le cas, par exemple, lors
de la prise d'otages à la maternelle de Neuilly, lorsque le trouble à l'ordre
public est manifeste et que des vies sont en danger, je rappelle que ce n'est
ni au garde des sceaux ni au procureur d'intervenir. C'est le ministre de
l'intérieur ou le préfet qui prend la décision et en porte la responsabilité
politique. Ensuite, c'est à la justice de poursuivre.
Par ailleurs, en cas de défaillance du parquet, le texte prévoit que le garde
des sceaux met en mouvement l'action publique lorsque l'intérêt général
commande des poursuites pénales. Ces cas seront exceptionnels, et ce droit
s'exercera dans la plus grande transparence, puisque le Parlement sera informé
de ces procédures.
Ses détracteurs reprochent à votre texte d'atomiser, voire de « balkaniser » -
n'ayons pas peur des mots, tout comme M. le rapporteur tout à l'heure - la
politique pénale. Ils oublient sans doute, et M. le rapporteur avec eux, que la
pratique des instructions individuelles n'a jamais constitué un rempart contre
ce risque.
Ils font l'impasse sur la réforme du statut des magistrats, objet d'un projet
de loi organique à venir, qui concernera - aussi - leurs responsabilités.
Enfin, ils semblent soupçonner
a priori
les magistrats du parquet de ne
pas vouloir appliquer, dans leur ressort, les directives générales de politique
pénale.
La pratique du « classement sans suite », dont on sait qu'elle est le pendant
inévitable du système de l'opportunité des poursuites mais aussi la conséquence
de l'encombrement des juridictions, est responsable, en bonne partie, de la
suspicion publique que j'évoquais plus haut. Le projet de loi oblige le
procureur à motiver sa décision de classement sans suite et à notifier sa
décision au plaignant. C'est un grand progrès.
Ce déplacement de curseur vers une justice plus proche du justiciable et plus
« transparente » est un grand progrès, je pense, dans la vision que peuvent en
avoir nos concitoyens.
Un amendement que je défendrai, au nom du groupe socialiste, prévoit d'étendre
cette notification au dénonciateur afin qu'il puisse efficacement exercer le
recours que lui offre le projet de loi.
Ainsi, le dénonciateur, la personne qui a fait le signalement, ne pouvant se
constituer partie civile, pourra désormais bénéficier d'un recours devant le
procureur général, puis devant une commission compétente pour plusieurs cours
d'appel.
Vous avez proposé, madame le garde des sceaux, que cette cour soit composée
exclusivement de magistrats. Soucieux, comme vous, de rapprocher la justice de
nos concitoyens, nous avons estimé que, pour parer à tout soupçon d'esprit de
corps, cette commission devait comporter les représentants du peuple souverain
en la personne de quatre citoyens désignés par tirage au sort sur la liste
départementale du jury criminel. Tel est l'objet d'un amendement que nous
défendrons le moment venu.
Le classement sans suite est souvent motivé par le fait que le coupable n'a
pas été identifié. Ici, il y a non pas des instructions de non-poursuite mais
une impossibilité de poursuivre faute d'éléments qui ne sont pas collectés.
Trop souvent, il est vrai, le suivi des enquêtes échappe, de fait, à la
justice. Vous avez, fort opportunément, souhaité que l'affectation des moyens
nécessaires à une enquête soit discutée entre les magistrats et les chefs de
services de la police et de la gendarmerie.
Vous avez également souhaité que l'autorité judiciaire fixe les orientations
de la police judiciaire et prévoie des délais au terme desquels les policiers
doivent rendre compte de l'état d'avancement d'une procédure qui leur est
transmise.
A l'écoute de nos concitoyens, vous avez su, madame le garde des sceaux,
entreprendre une réforme qui répond fermement à leurs doutes et leur redonne
confiance. Vous avez choisi une voie médiane, qui ne bouleverse pas les cadres
républicains.
Notre rapporteur a, pour sa part, au nom de la commission des bois, préféré
une réforme radicale, et je n'ose deviner les véritables raisons qui l'y ont
engagé.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Il faut oser !
(Sourires.)
Mme Dinah Derycke.
J'oserai !
(Nouveaux sourires.)
En créant un procureur général de la République, vous proposez, monsieur
le rapporteur, rien moins que de déplacer la suspicion publique pour la
transférer d'un responsable politique sur une autre personne, nommée, elle, par
le Président de la République : je ne vois guère d'intérêt à le faire.
En interdisant les instructions individuelles, sauf pour les infractions
visées aux titres Ier et II du livre IV, vous déchargez le ministre de la
justice, en effet, d'une bonne part du soupçon.
Mais vous allez plus loin et, selon nous, trop loin.
Vous transférez, sans en modifier le cadre, le pouvoir de donner des
instructions dans toutes les affaires - je dis bien « toutes les affaires » -
au procureur général de la République. Comment comptez-vous empêcher que le
soupçon, écarté du Gouvernement, ne se reporte sur cette personnalité ? Comment
comptez-vous empêcher, par ailleurs, que celui qui devra sa nomination au
Président de la République ne soit accusé de dépendance politique, si ce n'est
même de soumission ?
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Me permettez-vous de vous interrompre, chère collègue ?
Mme Dinah Derycke.
Je vous en prie !
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Je voudrais vous rappeler, madame, ce que nous proposons : le
Président de la République exerce son choix sur une liste de trois noms
proposée par le CSM. Soyez gentille de bien vouloir intégrer cet élément dans
votre analyse !
M. le président.
Veuillez poursuivre, madame Derycke.
Mme Dinah Derycke.
Je ne l'ai pas oublié dans mon analyse, monsieur le rapporteur, mais le temps
qui m'est imparti m'oblige...
M. Jean-Jacques Hyest.
A quelques raccourcis !
Mme Dinah Derycke.
Effectivement ! Mais, sur le fond, et vous le savez bien, monsieur le
rapporteur, ce qui retient l'attention, ce sont tout de même les conditions de
la nomination de ce personnage, qui serait donc nommé par le Président de la
République sur une liste de trois noms. Soit dit entre nous, nous ne sommes pas
naïfs, monsieur le rapporteur, il y a là véritablement un problème. Mais nous y
reviendrons plus en détail lors de la discussion des articles.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
J'y suis prêt !
Mme Dinah Derycke.
Si vous préservez le ministre du poids du soupçon, vous le délestez aussi
totalement de ses prérogatives.
Dominique Matagrin, dont vous vous êtes peut-être inspiré, n'hésitait pas à
écrire, en 1995 : « Un garde des sceaux déchargé du poids politique de suivre
les affaires et d'avoir les moyens d'y intervenir pourrait se consacrer plus
complètement et plus sereinement à sa tâche de "garde sous" et de "gardien de
la justice", défenseur et protecteur de la magistrature et de ses auxiliaires.
» Monsieur le rapporteur, est-ce bien dans ce rôle que vous entendez cantonner
le garde des sceaux ?
La clarification du rôle du ministre de la justice à laquelle, selon vos mots,
vous procédez, est pour le moins radicale.
Ce dernier resterait responsable, en théorie, de la définition des
orientations générales de la politique pénale, mais c'est au procureur général
qu'incomberait le soin de veiller à l'application de cette politique, de la
coordonner, de la mettre en oeuvre !
Pour son information, vous prévoyez même que le ministre, transformé en petit
télégraphiste, lui communique les rapports annuels des procureurs généraux.
En donnant tous ces pouvoirs à un « superprocureur » dont la légitimité ne
découle en aucune façon du suffrage universel,...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Celle des procureurs généraux non plus !
Mme Dinah Derycke.
... vous allez contre tous nos principes républicains. Votre créature,
monsieur le rapporteur, échappe au contrôle parlementaire sans que sa
responsabilité puisse être mise en cause !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Mais si !
Mme Dinah Derycke.
Je m'interroge donc sur le sérieux de votre proposition. Nombre d'intervenants
de la commission Truche, interrogés sur cette possibilité, ont pensé au
précédent de la Prokuratora en Union soviétique ou au Chancelier de justice de
l'ancienne France.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
C'est la majorité plurielle !
Mme Dinah Derycke.
L'histoire et l'expérience montrent qu'une institution de cet ordre conduit
soit au conflit permanent avec les instances gouvernementales, soit à la
soumission visible ou invisible.
Les exemples européens actuels que vous pouvez citer à l'appui de votre thèse
se réfèrent à des systèmes globaux, fondés sur la légalité des poursuites. Or,
monsieur le rapporteur, on ne peut emprunter la moitié d'un système et la
moitié d'un autre sans arriver à une solution que je qualifierai de « bricolage
» !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Absolument !
Mme Dinah Derycke.
Je ne parviens pas à comprendre votre logique, qui conduit à remplacer
l'autorité - limitée, encadrée par les textes - d'un ministre par l'autorité
quasi absolue d'un personnage irresponsable.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
Mme Dinah Derycke.
Mais peut-être cette logique est-elle strictement politique ?
En pourfendant la réforme voulue par le Président de la République, qui
rappelait encore dernièrement devant l'Ecole nationale de la magistrature toute
l'importance qu'il y attachait, vous voulez peut-être vous faire absoudre en
créant une autorité à sa mesure, désignée par lui et détentrice d'un pouvoir
supérieur à celui que détient le garde des sceaux, membre de l'exécutif.
En réalité, vous ne voulez pas de cette réforme, et pour avancer masqué vous
jouez avec les textes et vous choisissez une solution que vous savez
inacceptable.
Pour ces raisons, le groupe socialiste ne votera pas le texte qui résulte des
travaux de la commission des lois.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Je le craignais !
(Sourires.)
Mme Dinah Derycke.
Mais il veut rappeler ici solennellement que, après la première lecture du
présent projet de loi, rien ne justifierait le retard mis à la convocation du
Congrès du Parlement pour adopter la réforme du Conseil supérieur de la
magistrature. Cette convocation ne serait d'ailleurs que le respect d'un
engagement pris.
Si nous devons faire en sorte que les Français reprennent confiance en la
justice, nous avons également la responsabilité de tenir les engagements pris
pour qu'ils aient confiance dans leurs hommes politiques !
(Applaudissements
sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest.
Madame le garde des sceaux, après la réforme du Conseil supérieur de la
magistrature, dont nous avons longuement délibéré et qui touche essentiellement
au statut du parquet, nous avons examiné le projet de loi sur la présomption
d'innocence, et je crains que, aux yeux des médias et malgré nos efforts, la
présomption de culpabilité ne demeure. La mise en examen est une question bien
difficile. Pour les médias, les personnes mises en examen sont bien souvent
présumées coupables. Nous en avons encore eu une preuve récente, monsieur le
président Larché.
Aujourd'hui, madame le garde des sceaux, le texte important que vous nous
présentez concerne l'action publique en matière pénale. Il rompt, avez-vous
dit, avec la situation qui préside aux relations entre le parquet et la
Chancellerie depuis les origines de la République.
Est-il si urgent et si important et n'est-il pas lié à la révision
constitutionnelle qui, selon moi, est la conséquence de ce que doit faire le
Parlement s'agissant du rôle du parquet ?
Notre excellent rapporteur, Pierre Fauchon, dans son rapport, qui, comme le
sont tous ses rapports, est très intéressant, cite le nombre de plaintes
déposées. Certes, les statistiques ne sont pas parfaites, mais elles
s'améliorent progressivement.
Le nombre de plaintes déposées qui ne font pas l'objet de poursuites, dites
plaintes classées - on nous proposera autre chose - et de celles qui font
l'objet d'un traitement alternatif aux poursuites, démontre à la fois que le
système actuel n'est pas si mauvais même si les justiciables ne peuvent s'en
satisfaire.
Cela me fait d'ailleurs penser au fait que, voilà un certain nombre d'années,
au motif que le nombre de faits constatés diminuait on en déduisait que la
sécurité de nos concitoyens augmentait. Ce n'était pas l'impression que ceux-ci
avaient ! Mais, bien entendu, à partir du moment où l'on dissuade nos
concitoyens de porter plainte ou de se présenter à la police, le nombre de
faits constatés diminue !
J'ajouterai que, dans certains cas, quand il n'y a pas de plaignant, plus les
faits constatés sont nombreux, plus cela signifie que la police et la justice
sont efficaces. Je pense notamment à tout ce qui concerne le trafic de drogue
et les autres formes de grande criminalité.
Nos concitoyens rendent à juste titre responsable de cette situation
l'autorité politique, dont dépend le parquet, même si, en réalité, chaque
procureur est très indépendant.
Certes, on m'objectera quelques dossiers, et même plus précisément l'un
d'entre eux, qui ont pu jeter un certain discrédit sur les relations existant
entre la Chancellerie et le parquet. J'observe que, en définitive, cela n'a
jamais empêché une procédure judiciaire de prospérer, même si cela a provoqué
quelques scandales, même si cela a permis, sur le plan politique, de se jeter
quelques attaques à la figure, et que ceux qui auraient voulu contraindre le
parquet se sont retrouvés dans la situation de l'arroseur arrosé.
En revanche, par une tendance insidieuse et fortement relayée par le monde
politico-médiatique, on a fini par assimiler juges et magistrats du parquet et
par réclamer, bien entendu, l'indépendance du parquet, au nom de je ne sais
quelle crainte de l'intervention du pouvoir politique dans le fonctionnement de
la justice.
Puis-je me permettre de rappeler que l'indépendance et l'inamovibilité du juge
ont quelques contreparties du point de vue du citoyen et des libertés publiques
?
C'est d'abord, dans les affaires d'un certain degré de gravité, la
collégialité et, surtout, les voies de recours. Lorsque nous avons discuté de
l'instruction, combien d'entre nous ont déploré un pouvoir sans
contrepartie,...
M. Jacques Peyrat.
C'est vrai !
M. Jean-Jacques Hyest.
... capable de détruire en un instant une réputation et la vie d'un homme ou
d'une femme, même s'ils se révèlent être innocents !
La détention provisoire entendue comme moyen de faire plier les présumés
innocents n'est pas non plus totalement absente, hélas ! des réalités de la
justice actuelle,...
M. Jacques Peyrat.
C'est parfaitement exact !
M. Jean-Jacques Hyest.
...pour des raisons que nous avons largement exposées au cours du débat.
Aujourd'hui, on nous propose de rompre le lien entre le garde des sceaux et
les magistrats du parquet, en soumettant d'ailleurs ces derniers à l'autorité
hiérarchique des trente-cinq procureurs généraux, ce qui ne sera pas évident à
mettre en oeuvre et soulève de nombreuses questions.
Nombre de nos collègues, dont moi-même, s'interrogent réellement sur ce qu'est
l'action publique aujourd'hui et sur la conception qu'en a le Gouvernement. A
moins de changer de système et de supprimer le principe de l'opportunité des
poursuites pour y substituer celui de la légalité des poursuites, qui est
responsable de la politique pénale ? Est-ce un magistrat nommé, seul, n'ayant,
sur les affaires particulières, de compte à rendre à personne ? Ou est-ce le
pouvoir politique, responsable devant la nation - le peuple souverain - et ses
représentants ?
Le procureur nouveau recevra, nous dit-on, non plus des instructions de la
Chancellerie, mais des orientations ou même des directives générales. Nous
pouvons, bien entendu, faire confiance, globalement, à la rigueur et à la
conscience professionnelle des magistrats du parquet. Cependant, éviterons-nous
quelques cas ou quelques abus, par idéologie, par rancoeur, ou tout simplement
parce que ces magistrats, confrontés dans leur vie privée à des drames qui les
marqueront profondément, dériveront et n'auront plus une vision claire de leur
devoir ?
A un scandale présumé, l'intervention du pouvoir politique pour empêcher des
affaires, nous substituerions un autre scandale plus grave : plusieurs
centaines de personnes seraient victimes d'abus du pouvoir judiciaire.
Est-il bien sûr, en outre, que, un jour, l'indépendance ne soit pas associée à
l'inamovibilité, avec tous les risques que comporte une telle situation
s'agissant de la mise en oeuvre de l'action publique ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Au contraire !
M. Jean-Jacques Hyest.
Imagine-t-on un procureur occupant pendant vingt-cinq ans le même siège, avec
tout ce qui pourrait en résulter ? Nous le savons bien, il faut que les
personnes changent de place pour se renouveler ; autrement il se crée trop
d'amitiés ou d'inimitiés, ce qui est très dangereux.
Ne convient-il pas de conserver le système actuel, avec la transparence qui
s'impose, les instructions écrites devant être versées au dossier ? Dans ce
domaine, l'action de votre préprédécesseur n'avait pas reçu de critiques, et je
ne suis pas certain que ce soit un progrès pour le garde des sceaux de ne pas
s'engager sur certains dossiers sensibles, à moins, bien entendu, que les
conseils, souvent sollicités, soient aussi efficaces que les instructions.
Dans notre monde de la communication, la pratique demeurera sans doute au-delà
des textes, faisant de l'indépendance du parquet une façade présentée comme une
véritable reconstruction de l'édifice judiciaire.
Mais, et c'est ce qu'a bien noté M. le rapporteur, qu'en sera-t-il du
terrorisme, des atteintes à la sûreté et à la sécurité de l'Etat ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Comment pouvez-vous douter des procureurs dans ce cas-là ?
M. Jean-Jacques Hyest.
Il peut y avoir, quelquefois, de l'incompétence, mon cher collègue,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Allons, allons !
M. Jean-Jacques Hyest.
... ou de l'inattention.
Dans les relations avec les représentants des Etats étrangers, des
orientations et des directives suffiront-elles ? Lorsque l'ordre public risque
d'être gravement menacé, ne convient-il pas à l'autorité politique d'apaiser
parfois, mais aussi de faire poursuivre ? Cela peut être vrai pour tout
gouvernement, et c'est sa responsabilité. Si ce n'est pas l'autorité
judiciaire, sous la responsabilité du garde des sceaux, qui prend ses
responsabilités, croyez bien que d'autres institutions de l'Etat sauront faire
preuve de la vigueur nécessaire pour préserver l'ordre public.
Voilà des questions importantes auxquelles votre projet de réforme ne répond
pas.
Pouvons-nous accepter, parce que c'est dans l'air du temps et que nous vivons
sous un régime de démocratie d'opinion, que l'Etat démissionne de ses
responsabilités essentielles ? Je ne le crois pas. En outre, sous prétexte de
mettre fin à quelques excès regrettables, ne risque-t-on pas d'aboutir à une
situation plus critiquable et plus inextricable ? Ne nous focalisons pas en
permanence sur les quelques affaires qui font la joie des médias et qui
concernent les hommes publics. En réalité, elles ne sont jamais durablement
étouffées, et c'est aussi le rôle de l'information et des médias de faire en
sorte qu'il en soit ainsi.
D'ailleurs, à l'exception de quelques minorités agissantes et très
parisiennes, la plupart des magistrats ne demandent pas cette réforme. Certains
veulent même que l'on distingue clairement le statut de magistrat du siège et
celui de magistrat du parquet. La plupart du temps, les magistrats ne font que
déplorer le manque de moyens et leur incapacité à faire face à la
judiciarisation croissante de la société. Ils déplorent aussi que toutes les
plaintes déposées ne soient pas suivies d'effet sous prétexte que les faits ne
constituent pas un trouble important à l'ordre public. Quand on est victime, on
a, bien sûr, toujours l'impression qu'il s'agit d'une atteinte forte à l'ordre
public. Et il ne suffira pas de répondre, en cochant les cases d'une grille,
qu'il s'agit d'un trouble à l'ordre public pour que nos concitoyens aient plus
confiance dans la justice.
Devant cette situation, que certains n'osent pas exprimer aussi crûment, on
cherche à trouver des contrepoids à ce qui deviendrait un véritable pouvoir
judiciaire, plus puissant que ceux que nous ayons jamais connus, même sous
l'Ancien Régime.
C'est ce qu'on nous annonce en matière de régime disciplinaire - c'est la loi
organique qui en décidera - ou de pouvoir hiérarchique des procureurs généraux
; c'est aussi le cas avec tous les amendements sur les voies de recours contre
les classements qu'ont proposés un certain nombre de nos collègues, dont nos
collègues socialistes.
Au lieu de donner au parquet une tête reconnue et légitime - le garde des
sceaux - on cherche par tous les moyens, pour le contrôler à tous les niveaux,
à l'insérer dans un réseau en risquant de le paralyser. Est-ce bien la solution
?
Et que penser de l'action des innombrables associations qui se substituent à
l'autorité judiciaire pour engager l'action publique ? On en compte dix-sept
types actuellement, et nous nous apprêtons à en ajouter un dix-huitième. Au
demeurant, à partir du moment où il y en a déjà dix-sept, pourquoi
n'accepterait-on pas une dix-huitième association, à savoir l'Association des
maires de France ? Ou alors il faut tout supprimer, ce que nous proposera
certainement M. Dreyfus-Schmidt !
(M. Dreyfus-Schmidt sourit.)
Madame le garde des sceaux, votre réforme a une apparence de cohérence, à
cette réserve près que vous détruisez tout en un seul article, l'article 30-2,
qui prévoit que le garde des sceaux peut citer directement lorsqu'il lui
apparaît que l'intérêt général est compromis ou que les procureurs n'ont pas
fait leur métier. C'est exactement comme naguère, lorsque l'on donnait des
instructions individuelles sur quelques cas parce que l'on estimait que les
parquets n'avaient pas fait leur devoir !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Non, c'est public !
M. Jean-Jacques Hyest.
Mais que fait un procureur, sinon défendre l'intérêt général ? Ou alors je ne
sais pas ce qu'est l'action publique ! Y aurait-il un intérêt général habituel
pour les parquets et un intérêt général supérieur pour le garde des sceaux ?
Voilà une bizarrerie qui me rend perplexe !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est public !
M. Jean-Jacques Hyest.
Le parquet est défenseur de l'intérêt général, il ne défend pas des intérêts
particuliers, que je sache ! Et je ne parlais pas des associations, monsieur
Dreyfus-Schmidt, mais du parquet.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Il peut être insuffisant, comme vous le disiez tout à l'heure !
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est bien pourquoi il fallait parfois des instructions individuelles quand le
parquet ne faisait pas son travail ! Et c'est bien là le rôle du garde des
sceaux, de mon point de vue.
Devant la volonté affichée par le Gouvernement de ne plus intervenir dans la
mise en oeuvre de l'action publique et consciente des lacunes de la réforme, la
commission des lois nous propose de confier ladite action publique à une
personnalité reconnue et indépendante.
Monsieur le rapporteur, puis-je vous dire que c'est un moindre mal ? Cette
institution fonctionne bien, semble-t-il, dans d'autres grandes démocraties.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Ce n'est pas la même !
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est pourquoi nous l'acceptons, à défaut de mieux.
Depuis vingt ans, la justice ne cesse de faire l'objet de réformes partielles
ou fondamentales, telles que celle qui nous est proposée aujourd'hui.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Mais vous revenez dessus !
M. Jean-Jacques Hyest.
Autant je souhaite le renforcement des garanties statutaires des magistrats du
parquet pour éviter que les nominations et les promotions n'apparaissent comme
partisanes, autant je déplore, comme M. le président Larché, que l'on puisse
classer les juges et les magistrats en fonction de leur appartenance syndicale.
Nous aurons des procureurs « APM », des procureurs « SM » ou des procureurs «
USM ».
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Nous n'en avons pas, aujourd'hui ?
M. Jean-Jacques Hyest.
Ce sera plus vrai encore s'il ne sont pas sous l'autorité du garde des
sceaux.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est la transparence !
M. Jean-Jacques Hyest.
La transparence ? Pour ma part, je considère que la fonction de magistrat est
totalement incompatible avec le fait d'être syndiqué !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Ils le sont déjà !
M. Jean-Jacques Hyest.
Rien n'est plus dangereux que de laisser un pouvoir sans contrepouvoir. C'est
ce que nous apprendra sans doute, si ce n'est déjà le cas par crainte des
censeurs médiatiques, l'avenir de cette réforme.
D'autres pays ont tenté une telle réforme, mais cela a abouti à une paralysie
du fonctionnement de la justice, à une incompréhension croissante de la part
des citoyens et à un rejet de l'institution judiciaire.
Madame le garde des sceaux, mes chers collègues, quelle que soit l'issue de ce
débat, il ne peut être isolé, et c'est dans l'équilibre entre la responsabilité
de tous les acteurs de la politique pénale et la légitime garantie statutaire
des magistrats du parquet que nous jugerons la réforme.
Madame le garde des sceaux, vous nous avez expliqué que, depuis votre arrivée
à la Chancellerie, vous n'aviez pas donné d'instructions. Nous vous en donnons
acte. Vous avez les mains pures, vous avez les mains propres. Toutefois,
suivant en cela la philosophie idéaliste de Kant, comme vous n'avez aucune
confiance dans vos successeurs, vous voulez qu'ils n'aient plus de mains.
Ainsi, avec le nouvel article 37-2 du code de procédure pénale, le garde des
sceaux pourra demander des informations et ne sera donc ni aveugle ni sourd,
mais il sera muet et manchot. Est-ce bien ce que souhaitent réellement nos
concitoyens ?
Aujourd'hui comme demain, la responsabilité du garde des sceaux est impliquée
dans l'engagement de la politique pénale à tous les niveaux et, de ce point de
vue, ce projet de loi ne nous satisfait pas. Dans une société en crise, le
pouvoir politique et le pouvoir de l'Etat s'affaissent de plus en plus pour
être confiés à des autorités indépendantes, à des instances qui n'auront à
rendre compte à personne. C'est une démission du pouvoir politique, et je
considère que c'est dangereux pour la démocratie.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et
Indépendants et du RPR.)
M. le président.
La parole est à M. Bonnet.
M. Christian Bonnet.
Oserai-je dire, madame la ministre, que, en dépit du talent auquel vous nous
avez accoutumés et des certitudes dont vous paraissez bardée, votre propos,
s'agissant de la déconnexion entre la chancellerie et le parquet, n'est pas
parvenu à entamer mes appréhensions ?
Il semblerait qu'il n'y ait aujourd'hui de lois qu'issues des circonstances,
et l'on ne m'enlèvera pas de l'esprit que le projet dont s'agit a été conçu
quelque part sur les pentes de l'Himalaya à partir d'un fait où le ridicule le
dispute au détestable. Et le malheur veut qu'en l'occurrence la montagne n'ait
pas seulement accouché d'une souris !
(Sourires.)
La France offre aujourd'hui l'image d'un pays dont l'Etat délaisse de plus en
plus ses attributs régaliens.
M. Emmanuel Hamel.
Hélas !
M. Christian Bonnet.
Il les délaisse sur le plan budgétaire au bénéfice d'une politique
d'assistanat généralisé. Et la justice en est, tout comme d'autres, la victime,
en dépit des résultats certains que traduisent, grâce à vos efforts soutenus
avec constance par le Sénat, madame la ministre, les plus récents budgets de
votre département.
Résultats certains, mais sans commune mesure, pourtant, avec les besoins issus
de l'évolution exponentielle de la juridiciarisation de la société.
Cette insuffisance de moyens, notre excellent collègue M. Fauchon, qui siège
aujourd'hui au banc des commissions, l'a mise en lumière avec force dans un
rapport dont, à coup sûr, vous n'avez pu perdre la mémoire et dont je veux
croire qu'il vous a aidée dans vos relations prébudgétaires avec Bercy.
Mais à ses attributs régaliens, l'Etat renonce par trop souvent aussi, hélas !
sur le plan de ses missions. Il semblerait que, comme frappées d'un mal
pernicieux, les autorités de ce pays se soient prises à douter de la légitimité
même de leur pouvoir. Et cela, paradoxalement, au moment même où se rétrécit
leur domaine d'action, enserré qu'il est d'en haut par les directives de
l'Union et d'en bas par les ambitions de certaines baronnies territoriales,
cependant que gagnent du terrain, de mois en mois, dans le même temps, des
zones d'illégalité tolérée.
En une phrase comme en cent, vous nous conviez aujourd'hui, madame la
ministre, à consentir au renoncement par l'Etat à l'une de ses prérogatives
fondamentales au motif que des pratiques condamnables, apparues en pleine
lumière dans « certaines affaires », ont accru la méfiance de l'opinion
vis-à-vis de la justice.
J'ai dit « accru » et pas « créé », car cette méfiance des Français, elle est
de toutes les époques. Nos aïeux disaient déjà, suivant qu'ils avaient ou non
obtenu satisfaction : « Il y a encore une justice en France ! » ou, au
contraire : « Mon pauvre monsieur, il n'y a plus de justice ! »
Et une très longue expérience d'élu à divers niveaux me conduit à affirmer
qu'il en ira encore ainsi demain et après-demain, quelle que soit la
législation en vigueur, tant cette réaction vient du plus profond des êtres. Ne
pas l'admettre relève de l'irénisme !
Le débat qui s'instaure autour de votre projet, madame la ministre, n'est pas
mince. Il ne dégage aucun de ces effluves malsains qui accompagnent trop
souvent la politique politicienne. C'est que chacun - qu'il soit « pour » ou
qu'il soit « contre » - a bien compris que l'on touchait là à l'essentiel, à la
remise en cause de l'homogénéité nécessaire de l'action publique et, par là
même, à l'un des fondements de notre droit républicain.
Dépouiller l'Etat de l'un de ses attributs majeurs de souveraineté est une
chose grave, qui ne devrait rien devoir à un quelconque souci de
conformisme.
Paul Valéry a écrit qu'un homme compétent est un homme qui se trompe suivant
les règles. On serait tenté de dire aujourd'hui, par analogie, qu'un
gouvernement qui se veut compétent - et ce, quelle que soit sa sensibilité -
est un gouvernement qui légifère suivant l'air du temps. On ne cherche pas tant
ce qui est meilleur que ce qui est nouveau :
Mutantur non in melius sed in
alius,
disait déjà Sénèque.
Notre éminent collègue M. Robert Badinter tenait la semaine dernière, en
commission des lois, un propos qui, pour se vouloir quelque peu provocateur,
n'était, hélas ! pas dénué de lucidité : « La loi - avançait-il - n'est rien
dans une démocratie d'opinion et de sondage. »
Force est bien de se montrer, fût-ce à regret, humble face à certaines
évidences...
Or il est de fait que la culture judiciaire a changé et que l'enseignement de
l'Ecole nationale de la magistrature a, depuis le séisme sociétal de 1968,
introduit dans l'esprit des futurs magistrats que, avant toute autre
considération, leur conscience - et elle seule - devait inspirer leurs
réquisitions comme leurs jugements.
Aujourd'hui, aux yeux de beaucoup - vous le savez mieux que personne, madame
la ministre - la notion même d'instructions à recevoir de la Chancellerie est
frappée d'obsolescence. Et, la rupture du cordon ombilical étant déjà largement
inscrite dans les faits, s'y opposer frontalement reviendrait à se battre
contre des moulins.
Mais nous incombe alors un devoir - de conscience, lui aussi - celui de mettre
en place quelques garde-fous propres à éviter qu'une trop grande disparité dans
l'exercice de l'action publique n'aboutisse à porter atteinte à l'un des
principes fondamentaux de notre République, celui de l'égalité des citoyens
devant l'application de la loi.
L'indépendance ne saurait en effet être confondue avec la totale autonomie que
générerait l'enfermement d'une corporation sur elle-même, la provincialisation
des réquisitions, l'isolement des parquetiers...
Aussi bien notre rapporteur a-t-il, avec sa maîtrise habituelle, convaincu la
commission des lois quelque peu réticente au départ et s'inspirant en cela
d'une pratique en usage dans certains pays démocratiques, de confier à une
autorité le soin de pallier d'éventuelles dérives dans la pratique de l'action
publique.
Son instauration ne saurait toutefois affranchir l'Etat, c'est-à-dire le
Gouvernement, représenté en l'occurrence par le garde des sceaux assisté, le
cas échéant, de tel ou tel de ses collègues - je pense, en particulier, aux
ministres en charge des affaires étrangères ou de l'intérieur - des
responsabilités majeures qui lui incombent dans les domaines couverts par les
titres Ier et II du livre IV du code pénal.
Ce serait, en effet, de la part de l'Etat, une démission inexcusable que de
laisser à trente-cinq procureurs généraux, voire à ce procureur général de la
République, la responsabilité de l'action publique dans des domaines majeurs de
souveraineté, telles les atteintes à la sûreté de l'Etat ou à l'intégrité du
territoire, tant il est vrai que, comme le constatait Pascal, « on ne voit rien
de juste ou d'injuste qui ne change en qualité en changeant de climat ».
Qui peut, un instant, imaginer que l'action publique dans une sphère aussi
sensible que la lutte antiterroriste puisse être laissée, quelle que soit la
qualité des hommes, à l'initiative du procureur général de Bastia, de celui de
Pau, de celui de Basse-Terre, voire de celui de Rennes ?
Qui oserait prétendre aujourd'hui que le combat contre l'OAS aurait pu être
mené sans une impulsion résolue et homogène au niveau de l'Etat ?
En pareille matière, il appartient au pouvoir en place de définir une
politique et de la définir à travers des instructions écrites, circonstanciées,
motivées, faxées en cas d'urgence.
Il appartient au garde des sceaux d'exercer ce pouvoir unificateur à la
nécessité duquel a répondu, pour corriger les disparités provinciales de
l'Ancien régime, la création, voilà deux siècles, de « la » Cour de
cassation.
Instauration d'une haute autorité, maintien résolu des liens existant entre la
Chancellerie et le parquet lorsque les intérêts majeurs de la République sont
en jeu.
Sur ces deux points, et avec une particulière détermination pour le second, le
groupe des Républicains et Indépendants adhère sans réserve aux conclusions de
la commission des lois.
(Applaudissements sur les travées des Républicains
et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous
abordons donc aujourd'hui le troisième volet de cette grande révision de la
justice dont le chef de l'Etat avait fait une priorité, comme il l'avait
annoncé lors de son élection.
Après la réforme pas tout à fait achevée du Conseil supérieur de la
magistrature, après la réforme, également encore inachevée, de la présomption
d'innocence, nous examinons à présent le texte relatif à l'action publique en
matière pénale.
Cependant, comme plusieurs orateurs l'ont indiqué, il manque à cet ensemble un
dernier volet : la loi organique sur le statut des magistrats et,
naturellement, des procureurs, qui conditionne en grande partie le texte qui
nous est soumis aujourd'hui puisque celui-ci n'aborde pas le problème de la
responsabilité des procureurs.
Une chose me paraît assez étonnante dans le débat qui nous réunit, c'est le
refus de remettre en cause l'anomalie française, la spécificité française des
procureurs. Nous sommes en effet pratiquement le seul pays au monde où les
procureurs sont magistrats et peuvent à tout moment passer du siège au parquet,
ou inversement.
Héritée de l'histoire, cette anomalie fait naître dans l'opinion publique une
confusion permanente qui consiste à assimiler le juge assis au juge debout, et
vice versa.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est le statut de la magistrature !
M. Patrice Gélard.
Bien que leur statut, leur rémunération, leur robe les rapprochent des
magistrats du siège, les procureurs ne jouent pas du tout le même rôle.
Le procureur n'est pas là pour juger. Le terme même de procureur signifie «
celui qui représente » : il ne juge pas, il représente. Et qui représente-t-il
? Il représente le pouvoir, il représente la société, il représente la loi.
En réalité, le texte que nous examinons aujourd'hui ne précise pas
fondamentalement la mission du procureur.
Venons-en à un autre volet que nous n'osons jamais remettre officiellement en
cause, à savoir notre conception française de la séparation des pouvoirs, que
nous avons toujours mal perçue, ce qui explique que nous ayons eu
successivement quinze constitutions, chacune s'efforçant de corriger, à cet
égard, la mauvaise appréhension de la précédente.
En fait, il n'existe nulle part, dans aucun pays au monde, un pouvoir
judiciaire. Et il ne peut pas en exister car, s'il y en avait un, il serait le
seul pouvoir. En effet, il interviendrait en dernier lieu, et il dirait le
droit après que le législateur eut tenté de trouver une définition de celui-ci
et que le pouvoir exécutif eut essayé de l'appliquer. Il ne peut exister de
justice totalement indépendante des deux autres pouvoirs.
Enfin, je souhaite poser une dernière question de nature générale, qui n'a pas
encore été soulevée pour l'instant, mais à laquelle sont confrontés des pays
voisins, l'Italie, par exemple : qui confère la légitimité à l'autorité
judiciaire ? Contrairement au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif, le
pouvoir judiciaire ne tire pas son autorité de l'élection. Dans ces conditions,
la réussite à un concours doit-elle être interprétée comme un chèque en blanc
délivré une fois pour toutes par le peuple français au lauréat pour rendre la
justice et être celui qui poursuit, dans l'irresponsabilité la plus totale ?
(M. Michel Dreyfus-Schmidt fait un signe d'approbation.)
Voilà des questions fondamentales, que nous n'osons jamais aborder parce qu'il
faudrait sans doute aller beaucoup plus loin en procédant à une remise en ordre
de fond en comble de notre justice plutôt que de nous contenter, comme il
arrive trop souvent, et comme je crains que ce ne soit encore le cas
aujourd'hui, d'un ravalement de façade.
Il est vrai, tous les orateurs l'ont souligné, qu'un un hiatus sépare la
justice des citoyens. Il est vrai aussi que le rôle joué par certains gardes
des sceaux au travers de leurs instructions a alimenté les soupçons. Il est
vrai enfin que le classement sans suite de quelques dossiers a interpellé le
justiciable ou la victime. Et puis, on l'a dit et répété, il y a « les affaires
».
Madame le garde des sceaux, au cours des dix dernières années, dans combien de
cas réellement le garde des sceaux a-t-il donné des instructions écrites dans
des affaires individuelles ? Nous n'avons jamais eu la réponse à cette
question, jamais !
J'ai interrogé le procureur général et le procureur de la République de la
cour d'appel et du tribunal de mon département. L'un comme l'autre m'ont
affirmé n'en avoir jamais reçu. Et si des instructions générales ou des
instructions écrites existent, ils font procéder à leur affichage pour qu'elles
soient connues de tout le monde.
Je voudrais bien savoir si le malaise qui ferait de la révision de la
situation actuelle des procureurs une nécessité absolue est une réalité ou une
rumeur.
M. Jacques Peyrat.
Très juste !
M. Patrice Gélard.
Le jeu des médias, qui a fini par faire des sortes de vedettes des magistrats
et des procureurs,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Lesquels ?
M. Patrice Gélard.
... n'a-t-il pas fini par progressivement déformer la réalité du problème ?
M. Jacques Peyrat.
Mais oui !
M. Patrice Gélard.
Et puis, ne faut-il pas aller chercher ailleurs la vraie question ? Songez que
nous fonctionnons avec moins de magistrats et moins de procureurs qu'à l'époque
du Second Empire. Dans le même temps, les appels et les recours en cassation
ont atteint un nombre tel qu'il faut au moindre tribunal deux ans, voire trois
ans, pour épuiser le stock des affaires en cours et qu'un délai de cinq ans
pour obtenir un jugement définitif est devenu normal.
M. Jacques Peyrat.
Voilà le problème !
M. Patrice Gélard.
N'est-ce pas là la vraie cause du divorce entre la société et sa justice ?
N'est-ce pas là une situation semblable à celle des universités qui ont explosé
en raison du nombre des étudiants, alors qu'elles fonctionnaient encore avec
des professeurs titulaires de chaires dignes de l'Ancien régime ? N'est-ce pas
cela le vrai problème que l'on s'emploie à nous cacher ?
Or, face à cela, disons-le franchement car c'est la faute de tous, l'inculture
de nos concitoyens en matière juridique est profonde, la méconnaissance du
droit ou de la justice est totale.
Il est vrai que je viens de Normandie, où l'on dit que « moins on s'adresse
aux juges, mieux on se porte ! »
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
En Normandie, on aime plaider !
(Sourires.)
M. Patrice Gélard.
Quand il s'agit de biens, quand il s'agit de la terre, mais pas pour autre
chose !
N'y a-t-il pas là aussi un énorme effort à faire dès l'école ? Je sais que
certains présidents de tribunaux et certains procureurs ont déjà commencé cette
action. Ne faut-il pas populariser la justice dès l'école, l'ouvrir à tous les
enfants d'âge scolaire pour qu'ils comprennent son fonctionnement ?
Je n'aurai garde d'oublier cette médiatisation excessive qui donne une image
complètement dégradée de la justice, une image fausse, qui traîne la moindre
personne mise en examen dans la boue, en négligeant d'ailleurs, quand la
personne est relaxée ou quand l'affaire se termine par un non-lieu, d'en faire
mention.
M. Jacques Peyrat.
Absolument !
M. Patrice Gélard.
Alors, face à cela, je vais aller dans votre sens, madame le garde des sceaux,
et attaquer un certain nombre de vos prédécesseurs.
Je pense à ceux qui ont laissé s'installer une absence totale de mobilité dans
un certain nombre de tribunaux ou de parquets. Pour obtenir une promotion sur
place, on en est venu à créer des chapelles régionales en s'inspirant de
l'exemple de l'Espagne.
Bien sûr, il faut bien aller à Bordeaux pour faire l'Ecole nationale de la
magistrature, bien sûr, il faut bien accepter de passer ensuite un peu de temps
à Paris ! Mais après, on retourne chez soi et on fera carrière sur place. On
consentira à aller dans la cour d'appel voisine pour revenir en fin de carrière
comme président de chambre dans la cour d'appel de son lieu d'origine.
Ce genre de pratique n'est pas sain. La justice doit se garder de s'imbriquer
dans des clans familiaux. Elle doit éviter tout enracinement dans le même
lieu.
Je critiquerai également les gardes des sceaux qui ont laissé monter en
puissance l'individualisme des magistrats et des procureurs.
On apprend que le procureur de la République ne peut plus se faire obéir de
ses substituts, que le procureur général ne peut pas se faire obéir du
procureur de la République et que chacun fait ce qu'il veut dans son coin. Ce
n'est pas normal ! Les procureurs sont soumis à une hiérarchie.
Le projet de loi qui nous est soumis prévoit effectivement de renforcer cette
hiérarchie. Mais j'attends de voir dans la pratique.
Vous avez déclaré, madame le garde des sceaux, que vous aviez poursuivi devant
le Conseil supérieur de la magistrature un certain nombre de magistrats et de
procureurs, cinquante au total. Mais d'autres intervenants nous ont bien
précisé que ces poursuites n'avaient aucun rapport avec leur activité
professionnelle, que c'était leur activité privée qui était en cause. Les
poursuites résultaient de comportements inadmissible de ces personnes, mais pas
du fait qu'elles ne respectaient pas leurs obligations professionnelles. Il n'y
a jamais eu de poursuites parce qu'un magistrat faisait mal son travail !
Tout cela conduit à l'irresponsabilité des magistrats et des procureurs ; et
c'est là, sans doute, que se trouve le mal profond que nous avons voulu
dénoncer au début de cette discussion.
Le texte que nous examinons aujourd'hui n'est pas parfait. Mais aucune des
trois réformes de la justice n'était parfaite. J'ai l'impression que l'on se
contente de ravalements de façade successifs. On n'est pas assez
révolutionnaires, dans ce domaine ! J'ai l'impression que l'on ne va pas assez
loin, qu'on se limite à du rafistolage.
Evidemment - je vais là dans le sens de notre éminent rapporteur - nous
essayons d'avoir un dialogue avec le Gouvernement. Sur une affaire aussi
importante que la justice, nous essayons de faire en sorte qu'il n'y ait aucun
antagonisme entre nous.
Mais heureusement que ce projet de loi adopté par l'Assemblée nationale, M. le
rapporteur propose de l'amender ; heureusement qu'il propose d'instituer le
procureur général de la République, car, sans lui, le système n'aurait aucune
logique ; heureusement qu'il entend rétablir le pouvoir du garde des sceaux
dans les affaires les plus importantes de l'Etat ; heureusement que les crimes
les plus graves qui affectent la société et l'ordre public pourront encore
faire l'objet de la compétence du garde des sceaux !
Bien sûr, je prends acte de la suppression des instructions écrites
individuelles. Mais je remarque que l'on a tendance à retirer d'une main ce que
l'on donne de l'autre.
M. Jacques Peyrat.
Tout à fait !
M. Patrice Gélard.
Le texte prévoit, certes, la suppression des instructions écrites
individuelles ; mais, dans le même temps, il instaure les directives générales.
Oh ! que je n'aime pas ce mot ! « Directive » a un caractère tellement
impératif !
M. Emmanuel Hamel.
Il évoque Bruxelles !
M. Patrice Gélard.
Je vais donc dans le sens de l'amendement proposé par notre rapporteur, car je
préfère le terme « orientation ».
Par ailleurs, la possibilité de saisine directe par le garde des sceaux est
instaurée. Voilà une construction plutôt originale ! Le procureur ne pourra
plus être saisi par le garde des sceaux, mais le garde des sceaux pourra saisir
par l'intermédiaire d'un avocat. C'est revenir à une conception qui, à mon
avis, est étrangère à l'ensemble de notre construction juridique.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Vous avez mal lu, ce n'est pas par l'intermédiaire d'un avocat !
M. Patrice Gélard.
Le texte prévoit, en outre, de renforcer l'organisation hiérarchique, ce qui
ne me déplaît pas, comme je l'ai dit tout à l'heure.
Somme toute, j'ai donc un avis mitigé sur le projet de loi qui nous est
aujourd'hui soumis.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Faites un bon mouvement !
M. Patrice Gélard.
Ce texte maintient ce qui est essentiel à mes yeux : des liens entre le garde
des sceaux et le procureur, qui, autrement, n'aurait plus aucune légitimité. En
outre, il renforce le pouvoir hiérarchique, puisqu'il rappelle que le procureur
est au service du droit et non au service de tel groupe, ou de tel syndicat,
comme il serait bon de le dire également. Ce texte est donc peut-être une étape
de la grande réforme juridique que les Français attendent.
Et puis il y a le maître mot, qui a été prononcé des dizaines de fois par Mme
le garde des sceaux : « transparence ».
Je crois qu'il faut effectivement de la transparence dans une démocratie. La
justice doit être plus proche du citoyen qu'elle ne l'est actuellement, et
surtout moins ésotérique.
J'ai malgré tout l'impression, bien que j'aie décidé de voter le texte amendé
par la commission des lois, que, dans cette réforme de l'action publique, nous
sommes restés au milieu du gué. Je crains que d'autres problèmes ne se posent
et, surtout, que les magistrats et les procureurs ne soient demain, après les
politiques, la cible des médias, qui, jusqu'à maintenant, les ont tant
défendus.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et
Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
M. le président.
La suite de la discussion générale est renvoyée à la prochaine séance.
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