Séance du 23 juin 1999






ÉLECTION DES SÉNATEURS

Discussion d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 260, 1998-1999) relatif à l'élection des sénateurs. [Rapport n° 427 (1998-1999).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis a pour objectif la mise en place d'un dispositif plus juste, plus équilibré et plus sûr pour l'élection des sénateurs.
Il comporte trois catégories de dispositions : la première catégorie a trait au collège électoral, dont il s'agit d'améliorer la représentativité ; la deuxième concerne le mode d'élection des sénateurs lui-même ; la troisième est constituée de mesures techniques dont plusieurs ont été demandées par le Conseil constitutionnel.
Le premier point important est la réforme des collèges électoraux.
Ils sont constitués, pour l'essentiel, des délégués des communes. Les départements et les régions ne sont représentés, vous le savez, que par leurs élus et ne désignent pas de délégués supplémentaires. Ce système est peu satisfaisant, mais le Gouvernement n'a pas cru devoir modifier cette prééminence des communes dans le corps électoral sénatorial faute de critère objectif permettant d'effectuer un rééquilibrage qui serait incontestable. Il a donc donné la priorité à une amélioration de la représentation des communes.
Actuellement, l'effectif des délégués des conseils municipaux est fixé en proportion du nombre de conseillers municipaux. De ce fait, il n'existe pas un strict rapport de proportionnalité entre la population de chaque commune et le nombre des délégués désignés par le conseil municipal. La situation actuelle conduit à des distorsions de représentation entre communes, dont certaines, disons-le, sont difficiles à justifier.
La première source de distorsions de représentation tient au fait que chaque commune a droit à un délégué au moins. Le système actuel comme le système proposé respectent cette règle, même si elle conduit à des inégalités, parce qu'elle est l'illustration du rôle de représentation territoriale du Sénat.
En revanche, une fois assurée la représentation de chaque commune, il n'apparaît plus vraiment de justification aux inégalités générées par le système actuel, dont on peut donner quelques exemples : une commune de 100 000 habitants dispose de 125 délégués, soit un pour 800 habitants ; une commune de 10 000 habitants dispose de 33 délégués, soit un pour 303 habitants ; elle est donc beaucoup mieux représentée que la précédente. En revanche, une commune de 1 000 habitants est moins bien représentée que celle de 10 000 habitants puisque, avec 3 délégués, elle aura un délégué pour 333 habitants.
Le système est donc à la fois inégal et incohérent. Il défavorise les communes importantes ; il favorise fortement certaines communes de taille moyenne, celles qui ont entre 3 500 et 5 000 habitants et entre 9 000 et 15 000 habitants, alors que d'autres sont défavorisées, comme celles qui ont autour de 8 000 habitants, sans aucune logique. Il favorise les petites communes, mais parfois moins que certaines communes de taille moyenne. Pourquoi cela ? On l'ignore.
Ces distorsions se reflètent dans les chiffres cumulés à l'échelon national. Ainsi, les communes de plus de 100 000 habitants accueillent 15,1 % de la population de notre pays. Elles ne désignent que 7,2 % des délégués. Elles pèsent donc, pour l'élection des sénateurs, moins que la moitié de leur poids dans la population.
Ces inégalités soulèvent le problème de la conformité du système en vigueur avec la Constitution. Le principe d'égalité du suffrage n'est pas respecté. Le Sénat contribue, en tant que composante du Parlement, à l'exercice de la souveraineté du peuple. Or le suffrage pour l'exercice de la souveraineté est toujours « universel, égal et secret », en application de l'article 3 de la Constitution.
Certes, me direz-vous, l'article 24 de la Constitution dispose que le Sénat est élu au suffrage indirect et qu'il assure la représentation des collectivités locales de la République.
L'ambition du Gouvernement est justement de montrer qu'il est possible de concilier les exigences de l'article 3 et de l'article 24 de la Constitution.
Le projet de loi établit, en effet, un dispositif clair, simple, équitable, qui assure la représentation de l'ensemble des collectivités locales dans le collège électoral sénatorial.
Il est ainsi prévu d'attribuer à chaque commune un délégué pour 500 habitants ou fraction de ce nombre. Comme on le voit, la règle est simple et claire, elle ne nécessite pas de se livrer à plusieurs calculs pour déterminer le nombre des délégués, comme c'est le cas dans le système en vigueur.
Elle est équitable, car elle réduit considérablement les distorsions.
Elle reste, je vous le fais observer, mesdames, messieurs les sénateurs, très favorable aux petites communes pour deux raisons. (Protestations sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Alain Vasselle. Vous ne pouvez pas dire cela !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je vais vous dire pourquoi, mesdames, messieurs les sénateurs.
M. Alain Vasselle. Vous manquez de conviction !
M. le président. Seul M. le ministre a la parole.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. D'abord ces communes bénéficient toutes d'au moins un délégué quelle que soit leur population, ensuite, le fait d'attribuer un siège suppplémentaire par fraction de 500 habitants constitue un avantage pour les petites communes.
M. Henri de Richemont. Ce n'est pas vrai !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il y a beaucoup de communes de moins de 500 habitants, monsieur le sénateur !
Plusieurs sénateurs du RPR et des Républicains et Indépendants. Oui !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Vous en convenez.
On peut illustrer cet avantage par un exemple.
Une commune de 510 habitants disposera de deux délégués, un pour 500 habitants et un autre pour la fraction que constituent les 10 habitants supplémentaires.
M. Henri de Richemont. Au lieu de trois ! On les réduit !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Chaque délégué représentera ainsi 205 habitants. Une commune de 100 010 habitants aura, par le même calcul, 201 délégués, soit un pour 497 habitants ; on voit bien que l'avantage constitué par la fraction de 500 habitants est beaucoup plus sensible dans les petites communes que dans les grandes.
Les inégalités seront donc corrigées par rapport au système actuel, mais le système proposé reste, il faut l'admettre, favorable aux petites communes.
M. Henri de Richemont. Non !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je viens de le prouver de manière incontestable.
Ainsi, les communes de moins de 1 000 habitants qui réunissent 16,5 % de la population française regroupent, dans le système actuel, 30,9 % de l'ensemble des délégués. Dans le projet, les mêmes communes regrouperaient 26 % des délégués. Tout cela, c'est mathématique.
Vous pourrez donc constater, mesdames, messieurs les sénateurs, que le projet du Gouvernement corrige les déséquilibres, mais qu'il est empreint de modération dans cette correction (Vives exclamations sur plusieurs travées du RPR et des Républicains et Indépendants) qui devrait normalement recueillir vos suffrages, et qu'il ne tend, en aucun cas, à défavoriser la représentation des petites communes.
M. Henri de Richemont. Si !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Modération, voilà le mot clé.
J'ai noté qu'on faisait parfois le reproche au projet de loi de diminuer la représentation des bourgs centres et des petites villes.
MM. Jean Arthuis et Alain Vasselle. Reproche fondé !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Non, ce reproche n'est pas fondé.
Tout d'abord, le système actuel assure une surreprésentation à certaines communes sans logique ni cohérence, je l'ai déjà démontré : une commune de 8 000 habitants est sous-représentée par rapport à sa population, alors qu'une commune de 10 000 habitants est surreprésentée. Par ailleurs, les communes surreprésentées ne sont pas en majorité des communes qui assurent un rôle de pôle d'animation rurale. Ce sont le plus souvent des communes urbaines ou périurbaines. Dès lors, on voit mal ce qui justifierait, dans les mêmes agglomérations, que les communes de banlieue aient une représentation supérieure à celle de leur ville centre. Il n'y a aucune justification d'intérêt général qui plaide pour le maintien des inégalités actuelles.
M. Henri de Richemont. Ce n'est pas vrai !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Le souci d'améliorer la représentativité du collège électoral a également conduit le Gouvernement à prévoir des dispositions qui assurent une représentation des divers courants des conseils municipaux. Cela est plus équitable. En l'état actuel de la législation, les minorités politiques des conseils municipaux ne sont assurées d'être représentées parmi les délégués que dans les communes de plus de 9 000 habitants parce que les conseillers municipaux y sont tous délégués de droit.
Ce seuil de 9 000 habitants avait une logique avant 1959 puisqu'à cette époque les communes de moins de 9 000 habitants désignaient leurs conseillers municipaux au scrutin majoritaire alors que, dans les communes de 9 000 habitants et plus, les conseillers municipaux étaient élus à la représentation proportionnelle.
Aujourd'hui, le seuil de 9 000 habitants n'a plus de signification, il n'est qu'une survivance. C'est pourquoi, là encore, le Gouvernement propose une règle simple et claire : l'élection des délégués des conseils à la représentation proportionnelle dans toutes les communes qui ont au moins trois délégués à élire, au-dessous de trois sièges à pourvoir, la représentation proportionnelle n'ayant plus de signification.
Voilà, mesdames, messieurs les sénateurs, pour ce qui concerne le collège électoral. Mes démonstrations étaient empreintes d'un seul souci mathématique...
M. Henri de Richemont. Les mathématiques, ce n'est pas de la justice !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... et il ne suffit pas de protester contre les mathématiques pour pouvoir imposer sa solution ! (Protestations sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
Après le collège électoral, le deuxième volet de la réforme concerne l'élection des sénateurs eux-mêmes.
Le Gouvernement propose que les sénateurs soient élus à la représentation proportionnelle dans les départements où il y a au moins trois sièges à pourvoir. Le seuil actuel est de cinq sièges, sauf pour le Val-d'Oise qui n'a que quatre sièges à pourvoir et qui, néanmoins, procède à l'élection de ses sénateurs à la représentation proportionnelle.
Je crois qu'il y a un large accord...
M. Henri de Richemont. Non !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Laissez-moi au moins terminer ma phrase ! (Rires.)
Je crois donc qu'il y a un large accord pour dire que le seuil de cinq sièges est trop élevé. Il paraît de plus en plus contestable de considérer qu'un seul courant politique emporte tous les sièges d'un département lorsque des courants minoritaires importants pourraient légitimement être représentés en raison du nombre de sièges à pourvoir.
De nombreux sénateurs semblent partager ce point de vue puisque plusieurs d'entre vous, appartenant à la majorité du Sénat, ont déposé une proposition de loi abaissant le seuil de la représentation proportionnelle aux départements ayant au moins quatre sièges à pourvoir. (Très bien ! sur les travées du RPR.)
M. Claude Estier. C'est la preuve qu'il faut changer les choses !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il y a donc, semble-t-il, entre nous, un accord sur les principes.
Des désaccords peuvent persister sur les modalités d'application, c'est-à-dire sur le seuil. Si le Gouvernement a choisi le seuil de trois sièges pour l'application de la représentation proportionnelle, c'est parce que c'est le seul seuil objectif.
M. Henri de Richemont. Pourquoi ?
M. Yves Fréville. Pour qui ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Comme pour la désignation des délégués au collège électoral, il a estimé qu'il fallait appliquer la représentation proportionnelle à l'élection des sénateurs dans tous les cas où ce mode de scrutin a un sens. Il est clair que, lorsqu'il n'y a qu'un siège à pourvoir, seul le scrutin majoritaire peut s'appliquer, comme dans le territoire de Belfort, (Rires)...
M. Alain Vasselle. Bien sûr !
M. Henri de Raincourt. Bonne chance !
M. le président. Mes chers collègues, relevez cet aveu courageux !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... et que, lorsqu'il y a deux sièges en jeu, l'application de la représentation proportionnelle est assez factice puisque, dans la plupart des cas, elle conduit à déterminer à l'avance l'attribution des sièges entre les deux principaux courants politiques du département.
A partir de trois sièges, en revanche, la représentation proportionnelle fonctionne convenablement : elle a un sens.
On ne peut justifier la coexistence de deux modes de scrutin pour pourvoir les sièges d'une même assemblée que sur le fondement d'un critère objectif. C'est pour cette raison que le Gouvernement a retenu le seuil de trois sièges.
Il est en outre prévu, pour éviter des élections partielles dans les départements à mode de scrutin proportionnel, que les listes de candidats comporteront deux noms de plus que le nombre de sièges à pourvoir.
C'est une disposition de sage précaution. A un moment où l'on met le principe de précaution à toutes les sauces, cette application est évidemment bien venue ! (Rires.)
Par ailleurs, le projet de loi comporte des améliorations techniques, qui s'inspirent notamment des suggestions rendues publiques par le Conseil constitutionnel à l'issue du contentieux des élections sénatoriales.
Il est ainsi prévu de mettre fin à une anomalie persistant dans le code électoral, qui limite le vote par procuration aux communes de moins de 9 000 habitants ou au seul bénéfice des conseillers municipaux qui sont en même temps députés ou conseillers généraux dans les communes de plus de 9 000 habitants. Le projet de loi prévoit donc d'accorder le vote par procuration à tous les conseillers municipaux dans les conditions habituelles prévues par le code général des collectivités territoriales. C'est le bon sens !
Suivant les recommandations du Conseil constitutionnel, il est proposé d'instituer une déclaration de candidature obligatoire en vue du second tour de scrutin dans les départements soumis au mode de scrutin majoritaire et d'étendre aux élections sénatoriales le principe de l'émargement des listes par l'électeur.
Enfin, le projet de loi assouplit les conditions de publication du décret de convocation des électeurs et précise les date et heure limites de dépôt en préfecture des candidatures.
Le Gouvernement n'a pas cru devoir, avant le recensement général de la population, dont les chiffres officiels ne seront connus qu'à la fin de cette année, proposer une révision de la répartition des sénateurs entre les départements. Mais, comme il l'annonce dans l'exposé des motifs du présent texte, c'est un chantier qu'il faudra aussi entreprendre en son temps.
C'est donc, mesdames, messieurs les sénateurs, un projet équilibré qui vous est proposé.
Le Sénat a un rôle éminent à jouer dans nos institutions. Il ne peut trouver qu'avantage à voir simplifier et moderniser le mode d'élection de ses membres. (Exclamations sur les travées du RPR.) Ce ne serait pas le servir que de perpétuer des règles désuètes ou injustes,...
M. Henri de Richemont. En quoi le sont-elles ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... déformant par trop la représentation du corps électoral.
Le Gouvernement, soucieux de la représentativité du Sénat, ne peut que chercher à la renforcer. C'est bien l'objectif qu'il vise en vous proposant cette réforme du mode de scrutin pour l'élection des sénateurs.
Cette réforme est en effet de nature à améliorer les rapports entre la réalité du pays, celle de son territoire, celle de sa population, et le mode d'élection des sénateurs.
Réformer celui-ci à temps, le réformer avec mesure, c'est ce à quoi le Sénat est aujourd'hui invité. Je suis sûr qu'il sera sensible à ce souci de modernisation et d'équilibre, car le Sénat ne peut que suivre la voie de la sagesse. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

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