CHAPITRE I :

LA SITUATION DE LA RECHERCHE DÉVELOPPEMENT EUROPÉENNE PAR RAPPORT À CELLE DES AUTRES ACTEURS MONDIAUX

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Des études économiques convergentes, régulièrement reprises par l'OCDE dans ses rapports, montrent qu'il existe une forte corrélation entre le développement des activités de haute technologie et l'offre d'emplois. De 1980 à 1995, par exemple, l'emploi n'a baissé que de cinq points dans les industries à haute technologie, alors qu'il a diminué de vingt-cinq points dans les industries manufacturières classiques, ceci sans préjudice des effets de diffusion des emplois à haute technologie qui transitent par la demande supplémentaire de services, rendue possible par la croissance des revenus liés à ces emplois.

On sait donc depuis longtemps en Europe que la dépense de recherche et de développement est une condition incontournable du rétablissement du taux d'activité. Mais, cette vérité a malheureusement été plus souvent utilisée comme " moulin à prière " que comme principe d'action .

Faire valoir, fût-ce sur la base de sources statistiques (OCDE, UE, OST) incontestables, des comparaisons sur les situations respectives des recherches européenne, américaine et japonaise, pose un problème.

Les agrégats qui permettent d'asseoir ces comparaisons (dépense interne de recherche-développement, dépense interne de recherche-développement des entreprises, publications, impact des publications, brevets, etc.) ne permettent pas d'appréhender avec exactitude leurs débouchés en termes de marché.

Aussi, en est-on réduit, sur ce point, à supposer, sans craindre de trop se tromper, qu'il existe un rapport direct entre le volume des dépenses de recherche et l'intensité des interactions de ces dépenses avec le monde de l'entreprise, et leur débouché sur l'innovation. On donnera un exemple assez simple de la solidité de ce postulat : les innombrables produits actuellement mis sur le marché dans le domaine des nouvelles techniques de communication ne peuvent l'être que sur la base des acquis de recherche et de développement enregistrés précédemment dans ces disciplines.

A l'analyse des données disponibles, il apparaît que, sur ces deux points centraux que sont le volume de la recherche-développement et ses interactions avec le marché, l'Europe n'a pas comblé -et quelquefois a vu s'aggraver- son retard vis à vis des États-Unis et du Japon.

A. UN EFFORT GLOBAL DE RECHERCHE INSUFFISANT

Dans le document qu'il a présenté le 18 janvier 2000 à la Commission européenne, le commissaire à la recherche, M. Philippe Busquin, a notamment insisté sur le déclin des investissements européens en matière de recherche, au regard des efforts accomplis par les deux principaux concurrents, américains et japonais, de l'Europe. Cette mise en garde, au demeurant bienvenue, n'est qu'un écho des statistiques dont on dispose dans ce domaine.

Quoique le dernier millésime connu de ces dernières (dans le meilleur des cas 1998) pourrait conduire à émettre une réserve sur des évolutions plus récentes qu'elles n'auraient pu appréhender, celles-ci sont convergentes tant en ce qui concerne la dépense globale de recherche que la formation et l'emploi scientifique.

1. Les volumes comparés des dépenses de recherche et de développement

Le dernier " Rapport européen sur les indicateurs scientifiques et technologiques " met en évidence que l'Union consacre une part plus faible de ses ressources à la science et à la technologie que les États-Unis et le Japon .

Mesurée en termes de rapport au PIB, l'allocation de ressources de l'Europe à la science et à la technologie n'atteignait en 1996 que 1,8 % contre 2,5 % aux États-Unis et 2,8 % au Japon.

Entre 1990 et 1996, les États-Unis auront consacré 277 milliards d'écus de plus que l'Union européenne à ce type de dépenses.

Le dernier rapport de l'Observatoire des sciences et des techniques (OST) évalue, pour 1997, la dépense intérieure de recherche et de développement des États-Unis à 196 milliards d'écus (contre 133 milliards pour l'Europe et 77 milliards pour le Japon).

En 1995, l'Union dépensait 271 écus par habitant, contre 396 pour les pays de l'ALENA (Mexique, Canada, États-Unis) et 406 pour les quatre pays les plus industrialisés d'Asie.

Le graphique ci-après, associé à la communication précitée du commissaire Busquin, montre que sur longue période (1988/1997) :

l'Europe se situait à la fin des années quatre-vingt notablement en deçà des États-Unis et du Japon ( 2 % du PIB consacré aux dépenses de recherche et de technologie, contre 2,6 % pour le Japon et 2,8 pour les États-Unis) ;

que le pourcentage de ces dépenses a baissé ou stagné sur toute la période, alors que l'on constate une reprise marquée à partir de 1994 chez ses deux principaux concurrents.

Source : Eurostat

Cette évaluation générale des efforts de l'Union européenne doit être nuancée sur deux points :

D'une part, le tableau ci-dessous montre que le taux d'effort scientifique et technologique des États membres est très variable . La Suède (3,85 %) et la Finlande (2,92 %) se situent au-dessus des États-Unis et du Japon. Un groupe assez large de pays (le Royaume-Uni 1,87 %, les Pays-Bas 2,12 %, la France 2,20 % et l'Allemagne 2,32 %) sont légèrement, ou largement, au-dessus de la moyenne européenne. A l'opposé, le Sud de l'Europe est à l'étiage (1 %).

Intensité " de R&D (DIRD/PIB de l'UE, des États-Unis et du Japon

1998 ou l'année la plus récente

Source :DG Recherche,

à partir des données de l'OCDE et d'Eurostat

D'autre part, la comparaison directe , de volume comparé de recherche, à volume comparé de recherche n'est pas totalement valide . Dans le cas de l'Europe, elle estompe l'un des principaux handicaps de la chaîne de recherche et de développement européenne : la redondance des actions. Car, s'il est clair que la conduite des mêmes recherches dans plusieurs pays peut avoir des effets de stimulation quelquefois non négligeables, il existe des frais fixes au sens large -c'est-à-dire en incorporant les coûts d'organisation et d'équipement- dont la réplication, dans plusieurs pays, aboutit à diminuer l'efficacité de la dépense.

2. La formation et l'emploi scientifique

Les pays de l'ALENA forment 3,7 millions de diplômés par an, ceux de l'Union européenne 2 millions et ceux des quatre pays les plus industrialisés de l'Asie (EDA) 1,6 million.

Quoique les taux de diplômés en matière scientifique pour 1.000 jeunes entre 20 et 24 ans (17 °/ °° dans l'Union, 22 °/ °° aux États-Unis et 26 °/ °° pour les pays de l'EDA) font apparaître, du moins par rapport aux États-Unis, un retard européen moindre en ce domaine, ce déficit de formation se répercute sur l'emploi scientifique .

De données plus récentes (5,1 chercheurs pour l'Union européenne, 7,4 pour les États-Unis et 8,5 pour le Japon) fournies pour 1997 par le commissaire européen à a Recherche, il apparaît que cet écart ne s'est pas réduit.

Prises dans leur globalité, ces données révèlent assez clairement que l'effort de formation scientifique des pays de l'Union européenne est insuffisant, même si des analyses sectorielles plus fines pourraient montrer qu'il existe dans certains secteurs et dans certains pays des domaines où l'intensité de l'emploi scientifique en Europe prédomine sur celle de ces deux concurrents de la Triade.

Mais, en dépit de cette modestie -relative- d'allocation de ressources de formation, le plus récent rapport de l'OST fait état de réussites incontestables de l'Union dans la compétition scientifique internationale.

Moins que la collation des prix Nobel ou des médailles Field qui, tout en honorant leurs attributaires, relèvent assez largement d'une comptabilité de stock sur des échantillons restreints et quelquefois anciens d'excellence, le critère du nombre de publications scientifiques établit les progrès effectués par l'Union européenne. Ainsi, entre 1982 et 1997, l'Union européenne est-elle devenue la première zone mondiale de " production " scientifique. Sa part mondiale de publications scientifiques est passée de 29,1 % à 33,5 %, alors que celle des États-Unis diminuait de 36,7 % à 32,7 %, et que celle du Japon progressait de 6,6 % à 8,5 %.

Il est probable que les programmes-cadres de recherche de l'Union européenne ont eu leur part dans cet incontestable succès.

Mais il ne suffit pas de publier de bons articles scientifiques.

L'excellence scientifique européenne se matérialise de façon insuffisante par des avancées technologiques, des résultats commerciaux et des création d'emplois . C'est que le retard européen , non négligeable lorsqu'il est examiné dans sa globalité, prend des proportions inquiétantes, considéré en fonction des rapports entre la recherche et ses développements de l'aval .

B. UNE INTERACTION TROP MODESTE ENTRE LA SCIENCE ET SON UTILISATION ÉCONOMIQUE

Lorsque l'on examine l'ensemble des indicateurs permettant d'évaluer le lien entre l'effort global de recherche et de développement et ses débouchés sur le marché, ceux-ci convergent de façon forte : les pays de l'Union européenne n'ont pas su renforcer de façon significative cette relation qui constituait déjà -à une ou deux exceptions près- leur principale faiblesse.

1. Le financement et l'exécution de la recherche par les entreprises

Le tableau 2 ( * ) ci-après, établi par la Direction générale de la recherche de la Commission européenne, met clairement en évidence que l'écart qui existait entre le financement de la recherche par les entreprises européennes et américaines s'est fortement accru au cours de la décennie.

Source : DG Recherche, à partir des données de l'OCDE.

Sur la base de données datant de 1995, l'écart des intensités respectives de recherche des entreprises / PIB étaient les suivants : Union européenne 1,1 % (au lieu de 1,3 % en 1990), États-Unis 1,6 %, Japon 1,9 %.

La supériorité américaine sur ce point est, pour partie, assurée par la part de la dépense publique de recherche exécutée par les entreprises : 18,4 % de la recherche en entreprise sont financés par des fonds publics aux États-Unis contre 9,5 % en Europe.

Ceci montre bien à quel point ceux qui sont des ultra libéraux à Bruxelles, en prenant modèle sur les États-Unis, se trompent. Les États-Unis financent près de deux fois plus la recherche en entreprises que l'Europe.

On doit souligner que les données concernant l'Union européenne recouvrent des réalisés nationales très différentes :

Dépenses de R&D du secteur des entreprises

(DIRDE) et du secteur public et universitaire (DIRDET + DIRDES) en % du PIB

de chaque États membres

1998 ou l'année plus récente *

DIRDE/PIB

DIRDET + DIRDES/PIB

* Les taux de croissance réelle de DIRD de chaque pays sont calculés en Standards de Pouvoir d'Achat (SPA) et aux prix constants de 1990. La croissance réelle pour le Japon se réfère à la période 1997/1990. Les DIRD pour la Belgique se rapportent à 1996 ; pour la Grèce, l'Irlande, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, le Royaume-Uni et le Japon à 1997.

A cet égard, il n'est pas sans intérêt d'observer que les pays dont les dépenses globales de recherche sont les plus importantes par rapport à leur PIB, sont ceux où les dépenses de recherche des entreprises approchent -dans le cas de la Finlande- ou dépassent -dans le cas de la Suède- les résultats américains et japonais.

2. L'emploi scientifique en entreprise

Le nombre de chercheurs et d'ingénieurs de recherche employés par les entreprises est notablement moins élevé dans les pays de l'Union européenne qu'aux États Unis et au Japon :

En 1995 :

397 000 pour l'Union européenne (soit 1,1 pour 1.000 habitants) ;

758 000 pour les États-Unis (soit 2,8 pour 1.000 habitants) ;

384 000 pour le Japon (soit 3,1 pour 1.000 habitants).

Une source plus récente (1997) et calculée sur le nombre de chercheurs / actifs dans les entreprises confirme que les entreprises européennes emploient moins de chercheurs que leurs homologues américaines et japonaises (2,5 pour 1000 actifs en Europe, 6,7 pour 1000 actifs aux États-Unis, 6 pour 1000 actifs au Japon).

3. Les brevets

Les données disponibles sur les brevets sont plus malaisées à interpréter dans la mesure où, d'une part, il est difficile d'éliminer les effets de filialisation réciproque entre les zones considérées et où, d'autre part, le brevet européen est concurrencé dans sa propre zone par les brevets nationaux.

Le dernier rapport de l'Observatoire des sciences et des techniques (OST) met néanmoins en lumière la dégradation des positions des pays de l'Union européenne sur leur propre marché et sur le marché américain :

Parts des brevets européens (OEB)

1982

1996

États-Unis

26,3 %

33,7 %

Union européenne

54,3 %

43,1 %

Japon

11,9 %

14,7 %

Parts des brevets américains (USPTO)

1982

1996

États-Unis

51,9 %

49,2 %

Union européenne

24,1 %

17,8 %

Japon

17,6 %

23,8 %

On ajoutera que la dégradation des positions européennes en matière de brevets s'accompagne d'un fait inquiétant.

L'insuffisante liaison entre science et technologie a une traduction sectorielle.

Comme le note le rapport précité de l'Union européenne sur les indicateurs de la science et de la technologie, les dépôts de brevets de l'Union sont concentrés, à l'opposé de ceux des États-Unis, dans les secteurs arrivés à maturité.

" Le point le plus important pour l'avenir est peut-être le manque relatif de capacité de l'Union européenne à développer des technologies potentiellement stratégiques. Les États-Unis détiennent la majorité des brevets enregistrés auprès de l'Office européen des brevets (OEB) dans pratiquement tous les domaines technologiques-clés, et ont une avance considérable, en particulier dans la pharmacie (avec 60 % des brevets OEB contre 27 % pour l'Union européenne) et la biotechnologie (avec 56 % des brevets OEB contre 31 % pour l'Union européenne). Le Japon reste, quant à lui, très concentré dans les domaines de l'électronique, de l'audiovisuel et des télécommunications, et occupe une bonne place en termes de brevets dans les différentes technologies-clés de ces domaines, en particulier les véhicules électriques (40 % des brevets de l'OEB, contre 20 % pour l'Union européenne) et les écrans plats (51 % contre 22 % pour l'Europe). "

Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas :

d'une part que les États-Unis aient dégagé, ces dernières années, des excédents importants et croissants sur leur balance des paiements technologiques alors que, dans le même temps, le déficit européen croissait ;

et, d'autre part, que la part moyenne des produits de haute technologie ne représentait que 12 % des exportations extracommunautaires (contre 24 % aux États-Unis et 25 % au Japon).

Il va de soi que ces données générales recouvrent des situations contrastées au gré des pays européens. Mais elles sont, dans leur ensemble, tout à fait préoccupantes. Les phénomènes qu'elles traduisent (insuffisance des volumes de financement, faiblesse relative de l'emploi scientifique, défaut de liens entre la science et la technologie, et entre les instituts scientifiques et l'entreprise) rendent assez largement compte de l'état de l'emploi dans l'Union européenne.

A ce tempérament près que l'on discerne, depuis 2 ou 3 ans (sans avoir le recul pour le quantifier en termes statistiques), un frémissement qui déporte la recherche-développement européenne à la fois vers l'aval et les secteurs stratégiquement porteurs.

Les programmes européens de soutien à la recherche et à l'innovation devraient être à même d'accompagner et d'amplifier ce mouvement.

* 2 NB : Ce tableau marque en négatif la faiblesse du volume du financement européen par rapport au financement américain.

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