D. LA NOTION DE TERRITOIRE : UNE GÉOGRAPHIE VARIABLE( ( * )3)

De nouvelles formes d'organisation des entreprises émergent, aussi bien dans l'industrie que dans les services, qui se caractérisent par leurs modes d'organisation géographique et par la nature des relations entre l'entreprise et ses territoires.

Cette mutation est portée par certaines formes de la demande qui émane des marchés. Elle accompagne des innovations technologiques (informatique communicante et télécommunications) et se traduit par de nouvelles formes d'inscription des entreprises dans leurs territoires.

1. organisation des entreprises et localisation des fonctions

Le contexte concurrentiel actuel lie la réussite économique, moins à l'approvisionnement de marchés de masse en produits standardisés, et plus à des systèmes de production spécialisés, orientés vers le consommateur, qui produisent et distribuent des biens et des services à forte valeur ajoutée. Il exige de nouvelles formes d'organisation qui favorisent la décentralisation, la participation, la réactivité aux changements du marché : l'assemblage et la finition des différentes pièces se réorganisent (base nationale ou base continentale) et se rapprochent du client final pour pouvoir adapter les produits plus rapidement aux changements du marché.

Ce mode d'organisation se traduit en équipements flexibles (machines numériques non dédiées), en main oeuvre qualifiée (polyvalence et formation continue), par la création d'une communauté d'entreprises qui favorise l'innovation (les districts industriels en Europe). Il réclame des politiques qui cherchent autre chose que la restauration de la compétition par les prix.

Pour améliorer la flexibilité et les capacités d'innovation, les entreprises réfléchissent à l'organisation des services à valeur ajoutée : facility management , maintenance, télécommunications, voire gestion des ressources humaines et gestion immobilière : ils sont concentrés et relocalisés au niveau national ou continental, voire externalisés.

Ces fonctions ont suivi deux types d'évolution :

soit elles sont devenues de plus en plus spécialisées, car la complexité des produits a augmenté (services après-vente pour des produits informatiques, des machines industrielles spécialisées....) et il est difficile de maintenir dans de nombreux lieux une main d'oeuvre formée aux dernières évolutions du produit. Les entreprises ont diminué le nombre de centres qui géraient ces emplois, et ceux qui subsistent sont proches de moyens de communication leur permettant de se déplacer rapidement chez les clients.

soit le métier s'est normalisé, et des prestataires externes se sont positionnés sur le marché pour reprendre ces fonctions (centres de facturation, maintenance informatique, comptabilité...).

Ces fonctions sont devenues mobiles pour des raisons liées au niveau d'éducation de la main d'oeuvre européenne, aux télécommunications, aux technologies de l'information, et au cadre politique européen.


• On trouve désormais dans plusieurs pays d'Europe (Irlande, Pays-Bas) une main d'oeuvre polyglotte, qui peut s'acquitter de tâches au téléphone pour les autre pays.


• Les réseaux de télécommunication se sont développés ; il est désormais facile d'aiguiller un appel régional ou national vers un centre éloigné sans que le client ne fasse la différence. Cette tendance s'est illustrée aux États-Unis il y a quelques années par le transfert des centres d'appels des sociétés de vente par correspondance, des grandes métropoles vers les régions agricoles du Middle-west. Ces entreprises avaient ainsi accès à une main d'oeuvre travailleuse, disciplinée, avec un faible taux d'absentéisme.


• Le coût des communications, notamment le surcoût lié au reroutage des appels internationaux, abaissé. Il baissera encore significativement dans les 5 prochaines années. Il est désormais possible de traiter de nombreuses opérations au téléphone depuis un autre pays, sans que le surcoût soit prohibitif.


• Les fournisseurs de logiciels informatiques sont désormais capables de vendre des produits qui traitent toute l'informatique de l'entreprise et sont compatibles dans le monde entier. Auparavant, seuls les produits de bureautique (traitement de texte, tableurs...) étaient compatibles mondialement. Mais ces produits ne permettaient pas de gérer l'entreprise (comptabilité, logistique, production...). De nouveaux produits sont apparus (SAP, Oracle Financials et Logistics, People Soft...). À partir du moment où le même logiciel est utilisé dans le monde entier, l'avantage de localiser certaines fonctions de Back-Office dans un pays plutôt qu'un autre diminue considérablement.


• L'uniformisation des réglementations européennes et la baisse des protectionnismes limitent le coût de passage des frontières.

Ces modifications vont dans le sens d'une organisation déterritorialisée. Cette politique se décline par les éléments suivants :


• les
sièges sociaux éclatent et se concentrent sur les fonctions juridiques, d'étude et d'expertise, de gestion immobilière, et de politique générale ;


• on regroupe sur un même site des fonctions dont on recherche la synergie
(R&D et production), comme l'illustrent les cas de Hoechst et de Roussel Uclaf, respectivement à Compiègne et Romainville ; la recherche fondamentale, centralisée dans des grands laboratoires qui jouent un effet de masse au niveau mondial, est distincte de la recherche appliquée, qui se décline dans les sites de production ;


• les politiques de gestion immobilière privilégient la réversibilité
, dans le statut d'occupation, dans l'aménagement et la spécialisation des locaux ;


sociétés distinctes cohabitent dans les mêmes locaux , pour assurer la sous-traitance des activités non stratégiques (reprographie, maintenance, gardiennage) ;


• certaines équipes deviennent nomades
(travail à domicile, chez les clients, affectation sur sites en fonction de projets, etc.) ;


• dans le cas des grandes entreprises, l'organisation géographique est abordée au niveau de régions du monde ; c'est à ce niveau que se joue la concurrence entre sites d'implantation.

Ces mutations doivent être analysées en termes de menaces et d'opportunités pour un territoire.

2. l'articulation aux territoires : l'exemple des districts industriels

L'articulation entre les organisations flexibles et les territoires est illustrée par la notion de district industriel. Ces derniers doivent être analysés comme un mode de coopération et de régulation entre entreprises : des groupes d'entreprises sur un territoire se spécialisent dans des activités similaires et complémentaires et accumulent une expérience à la fois individuelle et collective. Chaque entreprise réalise des économies d'échelle externes, alors que le groupe capitalise sur des expériences et des qualifications multiples.

Le district est soumis à une restructuration continue, afin de préserver ses deux atouts :


• la qualité, grâce à la combinaison d'expertises distinctes dues à la spécialisation dans les différentes phases de la chaîne de production


• la flexibilité, par sa capacité à reconstituer des unités de production élémentaires dans la chaîne de production, au gré des avancées technologiques et des évolutions des marchés. Cette dynamique repose sur la capacité d'innovation collective d'une constellation d'entreprises qui s'ajustent mutuellement. Chaque initiative modifie les capacités et les opportunités de chaque entreprise. La coordination n'est pas planifiée; l'argent n'est pas le principal médium ; la confiance entre les entreprises joue un rôle central. La coordination repose sur les échanges d'idées, facilités par la proximité géographique. Certains observateurs soulignent qu'un district est plus efficace s'il dispose d'une représentation de son identité collective.

On trouve ici un champ pour l'action des pouvoirs publics qui souhaitent renforcer l'attractivité de leurs territoires :


• des politiques qui promeuvent la confiance, par des incitations collectives ;


• des stratégies sectorielles qui encouragent la coopération entre entreprises, comme en Italie ou au Japon ;


• des actions qui développent l'identité collective du territoire et des agents économiques qui l'animent.

La relation entre l'organisation des entreprises et la géographie est toutefois plus complexe que ce que la notion de district suggère. En effet, cette dernière se concentre sur les liens entre des entreprises physiquement implantées sur un même territoire. Or, les entreprises produisent les ressources institutionnelles pour s'étendre sur des espaces et des durées variables.

Il faut donc être prudent dans l'interprétation des formes d'organisation qui plaident pour l'autonomie d'unités décentralisées : dans les années 1980, les interdépendances à grande distance se sont mêlées à l'économie locale aux effets de proximité. Cette dynamique a fait évoluer la géographie d'un territoire de zones vers un territoire de réseaux socio-économiques.

Cette articulation du local et du global explique que la globalisation n'implique pas l'uniformisation : la pharmacie illustre un double mouvement de mondialisation de la recherche amont et de segmentation des marchés.

3. synthèse provisoire

Les développements synthétisés ici suggèrent que le règne de l'organisation taylorienne est contesté par de nouveaux modes d'organisation qui privilégient la rapidité de réaction aux contraintes du marché et, par tant, la flexibilité.

Ces modes se déclinent en de nouvelles organisations géographiques, illustrées par le district industriel, qui reposent sur des formes de coopérations particulières entre entreprises spécialisées dans des phases complémentaires de la chaîne de production : ces formes sont étrangères au mode de coordination industriel et échappent en partie au principe marchand.

Il en découle que les arbitrages de localisation ne se décident plus entreprise par entreprise, ou unité de production par unité de production, mais portent aussi sur certaines lignes de produits ou des fonctions de l'entreprise. Ainsi, les fonctions de support (logistique, services à la clientèle, comptabilité) sont également mises en concurrence au niveau européen. Il existe donc de moins en moins de secteurs industriels entièrement à l'abri des risques de délocalisation.

* (3) Les analyses présentées <illisible> ont été développées notamment dans le rapport France Industrie 2000 publie par le Secrétariat d'État à l'industrie 1997

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