CHAPITRE TROIS
LES NOUVELLES TECHNOLOGIES : UN ATOUT POUR
LA
POLITIQUE DOCUMENTAIRE DES BIBLIOTHÈQUES UNIVERSITAIRES
A. LA DOCUMENTATION NE CONSTITUE PAS ENCORE UN ENJEU MAJEUR POUR LES UNIVERSITÉS
1. Les incohérences de la politique documentaire
Trop
longtemps, les universités se sont peu, voire pas,
intéressées à la politique documentaire comprise comme la
place de la documentation dans l'enseignement et la recherche et, plus
généralement, dans leur politique de développement.
Certes, les choses ont considérablement évolué depuis
lors. Les présidents et les instances des universités manifestent
un intérêt croissant pour la documentation, ainsi que j'ai pu le
constater lors d'entretiens avec plusieurs présidents
d'université. Le Comité national d'évaluation
écrivait d'ailleurs dans son rapport au Président de la
République de juin 1997, intitulé
les missions de
l'enseignement supérieur : principes et
réalités
:
"Depuis une période récente,
certaines universités, sous l'impulsion de leur président, ont
modifié leur comportement et ont fait de leur bibliothèque une
composante fortement intégrée dans leur
établissement...".
Cependant, certaines mauvaises habitudes ne se perdent pas facilement. Ainsi,
la fonction documentaire n'occupe pas encore la place qu'elle mérite
dans les débats et les arbitrages alors même qu'elle constitue une
des missions du service public de l'enseignement supérieur au titre de
la loi de 1984. En outre,
l'université se considère trop
souvent comme un simple réallocataire de moyens obtenus par ailleurs
(subventions de l'Etat ou droits de bibliothèque acquittés par
les étudiants) et non comme le porteur d'une politique en la
matière. Le cas est plus net encore des BIU parisiennes perçues
par leur université de rattachement davantage comme des charges que
comme des outils.
Les questions d'ordre budgétaire relatives aux acquisitions
documentaires ont été évoquées plus haut (voir
chapitre I
er
). Il convient de rappeler le retard des
bibliothèques universitaires françaises au niveau des budgets
d'acquisitions et donc des volumes de documents acquis. La faiblesse des
collections illustre également le manque d'intérêt que
suscitèrent trop longtemps les BU.
Surtout les universités souffrent d'une
dispersion très
importante de leurs pôles documentaires
à tel point que
plusieurs de mes interlocuteurs ont parlé de "
désordre
documentaire
".
Toutefois, cette situation n'est pas due aux textes qui régissent les
structures documentaires, notamment le décret de 1985 ayant
créé les services communs de la documentation (SCD : voir
chapitre II), mais résulte d'une situation de fait qu'il est
extrêmement difficile de contrecarrer en raison de l'existence de
puissantes "bibliothèques de composantes" comme il est d'usage de les
appeler. Il s'agit principalement des bibliothèques des unités de
formation et de recherche (UFR) et de celles des nombreux laboratoires de
recherche et instituts des universités.
Ces bibliothèques de composantes devraient, aux termes du décret
de 1985, être soit intégrées soit associées au SCD.
Certes, des politiques actives d'intégration ont pu être
constatées mais la réalité est loin d'être conforme
aux exigences réglementaires alors même que ces dernières
offrent pourtant une réelle souplesse d'organisation.
Ainsi, à titre d'illustration de la dualité du secteur
documentaire dans les universités, il faut savoir que
si les SCD ont
la maîtrise d'environ 60 % des achats documentaires (contre
40 % il y a une quinzaine d'années), les bibliothèques de
composantes acquièrent encore 40 % de la documentation de
l'université
. Ces chiffres sont révélateurs du manque
de cohérence de la fonction documentaire universitaire, les SCD
étant un instrument de fédération et jouant un rôle
d'interface entre une offre documentaire de plus en plus large et des besoins
multiformes qu'il lui appartient d'analyser, d'évaluer et de satisfaire.
Le Comité national d'évaluation note ainsi, dans son rapport
précité : "
Lorsqu'il est un outil de fédération
et d'intégration de toutes les bibliothèques dispersées
dans les divers UFR, instituts, laboratoires ou centres de recherche de
l'université, le service de la bibliothèque est alors en
situation d'être l'opérateur d'une vraie politique
documentaire
". Il conclut cependant : "
la situation
[de la politique
documentaire]
apparaît actuellement très variable, parfois
incohérente, voire critique, notamment dans la région
parisienne
".
Je dresserai un bref état des lieux des bibliothèques de
composantes.
Il arrive fréquemment que les bibliothèques universitaires
elles-mêmes soient "déconcentrées". Elles sont en effet
constituées en
sections
qui correspondent aux anciennes
facultés. La section est l'unité documentaire de base et son
identité est souvent affirmée : aussi, son autonomie de
gestion est-elle grande, alors qu'elle fait partie de la bibliothèque
universitaire. La spécificité disciplinaire des sections est
indissociable de leur caractère de bibliothèque de
proximité : les étudiants en droit ou en histoire
fréquentent d'abord la section de droit ou d'histoire et
apprécient souvent de pouvoir trouver les ouvrages qu'ils cherchent dans
un lieu bien identifié, même si les disparités entre
sections peuvent se révéler considérables.
Cependant, outre le fait que les sections contribuent à un
éclatement de la fonction documentaire des universités, elles
doivent absolument éviter de devenir ou d'être perçues
comme "la bibliothèque réservée aux étudiants de
premier cycle". En effet,
la distinction entre deux catégories de
bibliothèques -celles pour les premiers cycles et celles pour les autres
étudiants- me paraît non seulement artificielle mais surtout
dangereuse en ce sens où elle aboutirait à la mise en place de
bibliothèques universitaires de deuxième catégorie
n'offrant qu'un nombre restreint d'ouvrages de base, voire de polycopiés
des cours, les choses sérieuses ne commençant qu'à partir
de la licence ou même de la maîtrise. Ainsi, après deux ou
trois années d'études supérieures, l'étudiant
n'aurait toujours pas acquis les méthodes de la recherche
documentaire
.
Les bibliothèques de composantes proprement dites sont très
diverses (bibliothèques d'UFR, de laboratoires, d'instituts...) et
nombreuses. Il existe ainsi, environ 3.000 bibliothèques d'UFR
dans les universités françaises ; l'université
Paris IV possède plus de 50 bibliothèques de statuts
divers. Leurs moyens (crédits, collections, services, surfaces...) sont
très hétérogènes.
Les bibliothèques de recherche occupent une place particulière
au sein des bibliothèques de composantes.
Tous les laboratoires ou équipes de recherche ne possèdent pas
une bibliothèque : c'est le cas d'environ 10 % d'entre eux.
Cependant, certaines bibliothèques de recherche ont des collections
très riches et reconnues, dans une spécialité
particulière notamment. Elles possèdent parfois plus d'ouvrages
qu'une section de BU, s'agissant notamment des périodiques et revues
étrangères.
Le développement des bibliothèques de recherche s'explique, outre
l'évidente concentration de documents très
spécialisés nécessaires à la poursuite de travaux
de recherche, par le manque de moyens dont ont trop longtemps souffert les
bibliothèques universitaires et qui a amené les responsables de
laboratoires à pallier cette carence par la création de
bibliothèques destinées à leurs domaines scientifiques,
mais également par la volonté de certains enseignants-chercheurs
de se constituer un "pré carré", voire une "chasse gardée"
documentaire.
La bibliothèque universitaire, on l'a vu, n'intéresse ou n'a
intéressé que très moyennement les enseignants -
chercheurs. Ils lui préfèrent nettement la bibliothèque
personnelle mais, du fait des limites que cette dernière rencontre
très rapidement, ils accordent leurs faveurs professionnelles aux
bibliothèques de recherche, dont ils influencent directement les
acquisitions et dont les lecteurs les plus assidus sont souvent des
étudiants de troisième cycle qu'ils connaissent personnellement.
Les universités nouvelles
ainsi que les antennes universitaires
disposent de bibliothèques encore peu développées en
raison de leur jeunesse. Toutefois, une université nouvelle ne devrait
pas être créée "
sans implantation prioritaire d'une
bibliothèque moderne
" comme le rappelle le rapport public du CNE. Le
rapport Miquel notait qu'en Allemagne aucune université ne pouvait
être créée sans disposer d'une collection minimale de
200.000 volumes. Or, tel n'est pas le cas le plus fréquent.
L'université d'Artois illustre parfaitement les
insuffisances
documentaires des universités nouvelles
. Non seulement ses
collections sont encore peu développées, et encore
éloignées du niveau de 200.000 volumes fixé par le
rapport Miquel puisque l'université possède moins de
90.000 ouvrages en 1997, mais surtout elles sont dispersées entre
cinq sites : Arras (63.000 ouvrages), Béthune (8.600), Douai
(6.000), Lens (7.700) et Liévin (moins de 1.200). En outre, le cas de
l'université d'Artois traduit le
paradoxe d'efforts financiers
considérables consacrés aux locaux des bibliothèques alors
que les acquisitions documentaires n'ont pas suivi le même rythme
.
Lors de ma visite de la bibliothèque d'Arras, j'ai pu constater la
fonctionnalité et la modernité des locaux, mais j'ai
été surpris par la faible quantité d'ouvrages. Du reste,
les besoins - et l'urgence - ont commandé les acquisitions documentaires
de l'université : depuis peu de temps seulement, la
cohérence documentaire préside à l'établissement
des collections. La recommandation du CNE est donc, dans ce cas, loin d'avoir
trouvé un début d'application : la création de
l'université nouvelle a précédé la constitution
d'un fonds documentaire, alors que la programmation de l'implantation d'une
bibliothèque devrait être la condition nécessaire à
la création d'une université. Le CNE note qu'"
une seule des
universités nouvelles récemment créées a fait une
place sérieusement réfléchie à sa
bibliothèque
".
Ainsi, au terme de cette analyse, il apparaît que la dispersion
documentaire est un phénomène qui constitue un obstacle à
la mise en valeur du capital documentaire des universités, mais qui,
dans le même temps, trouve son origine, d'une part, dans la recherche de
services de proximité, et, d'autre part, dans la spécialisation
croissante de l'enseignement supérieur. La solution passe sans doute,
bien plus que par une révision des textes, par un approfondissement des
négociations et coopérations entre le SCD et les
bibliothèques de composantes mais également entre les
établissements de documentation et les enseignants-chercheurs.