LES OBSERVATIONS DE VOS RAPPORTEURS
Après cet examen descriptif des principales
caractéristiques des Euroforces, ainsi que du contexte institutionnel et
stratégique dans lequel elles s'inscrivent, vos rapporteurs souhaitent
formuler les observations suivantes :
-
Première observation
:
la constitution de forces
multinationales fait apparaître des difficultés d'ordre pratique,
même si elles ne sont pas insurmontables.
Eurofor est aujourd'hui confrontée à deux problèmes,
d'inégale importance, qui devraient trouver chacun progressivement leur
solution mais qui sont à ce jour autant de difficultés pratiques.
Première difficulté qui n'affecte d'ailleurs qu'Eurofor et non
Euromarfor, celle de la langue : quatre langues officielles, trois langues de
travail, deux langues opérationnelles. Ces deux dernières
catégories, les plus pratiquées au quotidien, totalisent en fait
quatre langues : le français, l'italien, l'espagnol et l'anglais. Dans
les faits, il est tout à la fois d'une part, délicat d'indiquer
aux officiers portugais qu'ils n'ont pas à utiliser leur propre langue
comme langue de travail et d'autre part, difficile d'écarter l'anglais
comme langue la plus communément parlée par tous, au demeurant
incontournable dans toute opération multinationale, surtout si elle est
conduite dans un cadre OTAN. On est donc placé devant un choix difficile
du respect des textes d'un côté et de la recherche de
l'efficacité opérationnelle de l'autre.
Deuxième difficulté, l'absence, aujourd'hui, de cadre juridique
stable pour l'état-major de Florence. Certes les dispositions
pertinentes des " accords de stationnement " conclus en
1951 et
applicables aux forces de l'OTAN sont étendues, à titre
provisoire, à l'Eurofor. Il semble cependant que telle ou telle
administration de l'Etat-hôte fasse parfois des difficulés sur
certains points, notamment sur les problèmes douaniers ou d'assurances.
Une négociation est donc en cours entre les quatre pays, qui devrait
conduire à la conclusion prochaine d'un accord international qui, sans
conférer à l'Eurofor le statut d'organisation internationale, lui
permettrait de bénéficier de la personnalité morale et
d'une pleine capacité juridique.
- Deuxième observation
: les Euroforces -comme d'ailleurs le
Corps européen- mettent en pratique les principes de modularité
et d'interopérabilité qui
s'inscrivent pleinement dans la
nouvelle conception de notre politique de défense
telle que
décrite, notamment, dans le rapport d'orientation de mars 1996, qui a
servi de base à l'actuelle loi de programmation militaire dont on peut
rappeler les éléments suivants :
- la constitution de nos armées autour d'éléments
organiques de forces spécialisées, modulables et articulables
à la demande, pour répondre à un besoin qui peut
être à chaque fois différent ;
- la nécessité d'être dotées de capacités de
commandement interarmées de théâtre, interopérables
avec celles de nos alliés. La France disposera en l'an 2000 d'un poste
de commandement interarmées de théâtre,
interopérable. L'état-major d'Eurofor donne la possibilité
de former dès maintenant des officiers afin de les préparer
à des conditions d'engagement qui se feront de plus en plus souvent dans
un cadre plurinational. D'une manière générale,
l'immersion accrue de nos officiers dans un contexte d'état-major
multinational dès le temps de paix s'inscrit dans la logique des
missions assignées à nos armées et de leur concept
d'emploi. Ces types d'état-major miltinationaux permettent de valoriser
l'acquis obtenu par nos cadres militaires sur le terrain lors des
opérations conduites depuis plusieurs années et de constituer
progressivement un vivier de compétences qui devrait assurer, à
un niveau quantitatif et qualitatif élevé, la participation
éventuelle de militaires français aux structures de GFIM en voie
de constitution.
Il convient de rappeler enfin que les Euroforces en général et
Eurofor en particulier constituent également un laboratoire pour des
innovations opérationnelles. Les travaux menés par
l'état-major de l'Eurofor, qui s'appuient largement sur
l'expérience acquise dans les opérations multinationales
passées permettent de constituer et d'expérimenter les concepts
nouveaux. Ainsi en est-il de la constitution dans un cadre multinational de
" capacités critiques " jusqu'alors traitées
exclusivement à l'échelon national : logistique, renseignement,
opérations spéciales, emploi des appuis (génie,
artillerie, hélicoptères)... En permettant d'élaborer des
concepts d'emplois multinationaux de telles capacités,
l'état-major d'Eurofor joue un rôle de précurseur qui ne
peut qu'être positif pour le renforcement des capacités
opérationnelles des euroforces ou de celles d'états-majors
multinationaux en général.
- Troisième observation
: le risque de décalage entre
la portée symbolique attachée à la création de ce
type de forces et leur efficacité militaire réelle.
Nul ne peut contester la valeur symbolique et politique attachée
à la mise en place de forces multinationales : tel avait
été le cas pour la brigade franco-allemande puis pour le corps
européen, censés traduire sur un registre nouveau la
communauté d'intérêts franco-allemands. Tel est le cas
également pour les Euroforces, cadre privilégié permettant
de concrétiser une solidarité européenne sur la
façade méditerranéenne. Aujourd'hui la France, à
travers sa participation à trois des états-majors multinationaux
européens, est partenaire de tous ses voisins, y compris la
Grande-Bretagne dans le groupe aérien européen franco-britannique.
Ces forces à symbolique politique se développent aussi à
l'est du continent : la récente création d'un corps
d'armée germano-polono-danois, celle d'une unité terrestre
italo-slovéno-hongroise, sont autant à elles seules, des
proclamations politiques de solidarité régionale que des outils
militaires de gestion de crises.
Cette médaille a son revers. A vouloir pousser trop loin la logique du
symbole, on risque d'affecter celle de l'outil opérationnel. Ainsi, dans
le cas des Euroforces, le projet d'ouverture à d'autres partenaires,
grecs et turcs en l'occurrence, n'est pas sans risque : outre que la
participation de ces deux pays aboutirait à faire entrer des litiges
bilatéraux complexes dans une structure militaire, ce qui
entraînerait sa paralysie définitive, le passage de quatre parties
à six et a fortiori à davantage encore, affecterait
sûrement l'efficacité et la crédibilité de
l'ensemble. Vos rapporteurs estiment qu'il serait sage de limiter le nombre des
participants à ce qu'il est actuellement, sachant que rien
n'empêche, en cas d'opérations, d'accueillir les contributions des
pays intéressés à des forces qui sont depuis leur
création, " ouvertes pour l'emploi ".
Symboles politiques de solidarités bi ou multilatérales, ces
forces sont également présentées comme la traduction
concrète de l'ambition européenne en matière de
sécurité et de défense. C'est cette image-là qui,
par l'ambition qu'elle incarne, semble desservir ces forces plus qu'elle ne les
renforce.
- Quatrième observation : la difficile maturation de
l'identité européenne de sécurité et de
défense, dont ces forces seraient l'outil opérationnel.
Un premier constat s'impose en effet : des trois forces relevant de l'UEO
auxquelles la France participe -Corps européen, Eurofor, Euromarfor-
aucune n'a jamais, jusqu'à ce jour, reçu,
ès
qualités
, de missions opérationnelles ni participé
à aucun engagement, à l'exception -marginale-
d'éléments de la Brigade franco-allemande en
Bosnie-Herzégovine. Cela paraît d'autant plus étonnant que
deux crises, d'ampleur inégale certes, mais correspondant exactement aux
missions qui seraient les leurs, ont surgi en Europe. La nature des engagements
en Bosnie-Herzégovine et en Albanie aurait pu légitimer le
recours à ces forces. En Bosnie-Herzégovine, des unités
allemandes, françaises, italiennes, espagnoles et portugaises ont
participé, avec d'autres, à l'IFOR et participent encore à
la SFOR. Onze pays européens, dont l'Italie, la France, l'Espagne et le
Portugal, ont par ailleurs pris part à l'opération Alba. Si
l'inachèvement de la phase de montée en puissance de
l'état-major Eurofor était un obstacle à son engagement en
Albanie, tel n'était pas le cas d'Euromarfor, opérationnelle lors
de la décision de mise en place de la force dans ce pays. Enfin,
l'état-major du Corps d'armée allié de réaction
rapide (ARCC), engagé dès le lancement de l'IFOR, n'a pas de
capacités opérationnelles bien supérieures à celui
de l'Eurocorps. La différence principale entre les deux unités
provient de la participation britannique prééminente dans l'une
d'elles et de sa liaison organique à l'OTAN.
Tout se passe comme si les forces multinationales européennes
créées pour afficher politiquement la validité de l'IESD,
étaient soigneusement tenues à l'écart dès qu'une
intervention militaire se dessine, où leur implication serait pourtant
parfaitement adaptée. La véritable raison semble être
précisément cette identité européenne que nos
partenaires, depuis toujours impliqués dans les structures de
l'organisation atlantique, n'entendent pas valoriser par une implication
concrète.
En second lieu, le renforcement des liens institutionnels entre l'Union
européenne et l'UEO, décidé dans le cadre du traité
d'Amsterdam, doit également être considéré avec
circonspection : certes l'UEO est consacrée comme " capacité
opérationnelle " à laquelle l'Union européenne a
accès pour les missions de Petersberg. Le Conseil européen
devient par ailleurs compétent pour définir les orientations
générales à l'égard de l'UEO lorsque l'Union
européenne y a recours. Il reste que cette sollicitude nouvelle de
l'Union européenne et du Conseil à l'égard de l'UEO, si
elle valorise formellement celle-ci, risque d'être le meilleur moyen de
la paralyser dans les faits en tant qu'instance de décision autonome. En
outre les rappels nombreux, dans l'article J7 du traité d'Amsterdam, de
la prééminence de la " politique commune de
sécurité et de défense arrêtée dans (le)
cadre (de l'OTAN) ", démontre clairement la
préférence de nos partenaires, au sein même des Euroforces
ou de l'Eurocorps, pour la structure de sécurité atlantique.
En troisième lieu, un partage de fait des tâches entre l'OTAN et
l'UEO semble par ailleurs s'opérer, à l'occasion des
opérations en cours en ex-Yougoslavie d'une part, en Albanie d'autre
part. Il consiste notamment à n'impliquer véritablement l'UEO que
dans les seules missions de police conduites en marge d'opérations
militaires qu'il revient à la seule OTAN de gérer. Les
tâches de police sont certes essentielles dans les opérations de
maintien de la paix : elles contribuent notamment, par la formation
dispensée aux polices locales, à consolider l'état de
droit. Il est clair cependant que les bénéfices politiques
retirés par les Européens dans une telle configuration sont
limités et qu'ils ne sont pas en tout état de cause à la
hauteur de l'enjeu proclamé, qui est de donner à l'IESD non
seulement les outils militaires opérationnels, mais également les
occasions politiques d'intervention, y compris dans des conflits de basse et
moyenne intensité.
Ces différents constats conduisent vos rapporteurs à un certain
pessimisme quant à l'avenir concret de l'UEO et à son implication
ès qualités
dans les gestion de crises, qui ne semblent
pas à la hauteur des ambitions longtemps nourries pour cette
organisation.
Ils ont également le sentiment que l'IESD sera de moins en moins le
résultat d'échafaudages institutionnels, aussi
sophistiqués soient-ils, que d'une approche pragmatique fondée
sur un constat éprouvé : les forces européennes
parviennent à travailler ensemble, la Bosnie-Herzégovine et
l'Albanie en sont la preuve. Il est clair également que des pays
décidés politiquement et capables militairement parviennent
à mettre en oeuvre des forces de gestion de crises dont le principe est
agréé par des organisations internationales. Si le traité
d'Amsterdam apporte un " plus " à l'IESD, c'est bien à
travers le principe des " coopérations renforcées "
qu'il institue ; la mise en oeuvre de forces de circonstances, au cas par cas,
paraît une méthode plus réaliste, plus efficace que les
approches institutionnelles toujours paralysées
in fine
par une
certaine " peur du drapeau ".
Pour vos rapporteurs, la création d'états-majors multinationaux
doit être conçue dans un souci opérationnel : rien n'est
plus négatif à l'égard de l'opinion publique, ni plus
démoralisant pour les militaires qui y travaillent et s'y
entraînent, que des structures militaires dont on devine, même
à regret, qu'elles ne seront que rarement sinon jamais engagées
en tant que telles.
La constitution de la force qui succèdera à la SFOR en
Bosnie-Herzégovine en juin 1998 sera un test important voire
décisif quant à la volonté politique de recourir à
ces forces que sont le Corps européen ou Eurofor.