2. LE RISQUE DE FINANCEMENT

a) L'effet déformant sur la structure de l'épargne

Jusqu'il y a peu, la structure de l'épargne française se caractérisait par une préférence marquée pour les liquidités. Entre 1970 et 1980, plus de 60 % des actifs financiers bruts des ménages étaient constitués de moyens de paiement et de dépôts, tandis que moins de 20 % étaient détenus sous forme d'actions, cotées ou non.


Comme le fait remarquer le Centre d'information sur l'épargne et le crédit dans une étude récente 12( * ) , entre 1980 et 1990, la part des liquidités dans les actifs bruts a reculé de plus de vingt points, qui se sont reportés, pour trois quarts sur les actions et pour le solde sur les réserves d'assurance. Les actions représentaient ainsi presque 40 % du patrimoine financier des ménages à la fin de 1990 et les produits d'assurance 12,5 % ; deux proportions qui ont quasiment doublé en l'espace de dix ans.

Cette déformation, intense autant que rapide, provient, à la fois, d'un effet volume (l'allocation de l'épargne et du patrimoine financier entre les différentes catégories d'actifs) et d'un effet prix (la valorisation comparée des actifs). On doit cependant noter que l'effet prix a souvent primé l'effet volume : entre 1980 et 1990, l'indice INSEE du cours des actions françaises a progressé de 350 %, quand le rendement du livret A se limitait à 90 %. La progression de la part des actions est davantage liée à cet effet qu'à un fort accroissement des souscriptions de ce type de placement, envers lequel les Français demeurent frileux.

La décennie 1990 confirme les tendances des années 1980 plutôt qu'elle ne les accentue : à l'exception des produits d'assurance, qui poursuivent leur rapide ascension, les autres postes évoluent dans des limites assez étroites.

Cette structure de l'épargne financière française correspond à un modèle de comportement des placements des ménages caractéristique du "modèle franco-allemand-japonais", dans lequel les ménages détiennent directement très peu d'actions et d'obligations et partagent essentiellement leurs richesses entre liquidités (bancaires) et assurance-vie, celle-ci détenant surtout des obligations. Ce modèle s'oppose au modèle anglo-saxon, dans lequel les ménages ont assez peu de liquidités et peu d'obligations ; ils détiennent directement de gros portefeuilles d'actions, et une partie considérable de leur patrimoine dans les assurance-vie et les fonds de pension ; ces derniers investissent essentiellement en actions.

Dans une étude récente 13( * ) , Patrick Artus, Directeur des études économiques de la Caisse des dépôts et consignations, fait observer les avantages et les inconvénients de ces deux modèles :

" D'un point de vue conjoncturel, le modèle franco-allemand a permis le financement des déficits publics des deux pays durant les dernières années. Le goût des particuliers pour les placements sans risque intermédiés vers les obligations, renforcé par une fiscalité allant dans le même sens, a sans doute évité une hausse encore plus forte des taux d'intérêt à long terme.

" D'un point de vue structurel, le modèle anglo-saxon a certains avantages : possibilité de financement stable des entreprises ; enrichissement des ménages, grâce aux hausses des cours boursiers, lorsque l'économie est en bonne santé, ce qui renforce les cycles ascendants, la consommation progressant avec la richesse. Ce modèle peut cependant présenter quelques inconvénients : plus grande cyclicité de l'économie, précisément en raison des effets des plus ou moins values patrimoniales ; difficulté de financement des petites entreprises qui n'ont pas accès au marché des actions. (...)

"Le rapport de la dette publique au PIB se situera à moyen terme autour de 70 % en Allemagne et en Espagne (65 % aux Etats-Unis), 65 % en France et au Royaume-Uni, 120 % en Italie. Pendant longtemps, les obligations publiques constitueront une part majeure des portefeuilles, mais les flux nouveaux devront aller vers les actions, faute de quoi on aurait une situation étrange où les investisseurs étrangers achèteraient les actions européennes, pendant que les européens chercheraient désespérément des titres publics ailleurs. De ce point de vue, le modèle d'épargne anglo-saxon (...) paraît plus adapté aujourd'hui que le modèle franco-allemand, qui tourne autour de l'intermédiation au profit du secteur public."

Or, l'un des effets les plus graves de la réforme proposée par le gouvernement est qu'elle aggrave les incohérences présentes de notre fiscalité de l'épargne et rend de ce fait plus difficile un financement optimal de notre économie.

Une fiscalité cohérente de l'épargne doit normalement, s'assigner deux principes directeurs : la neutralité et la prise en compte de la durée de l'engagement d'épargne 14( * ) .

La théorie économique enseigne en effet que la neutralité de la fiscalité conditionne l'allocation optimale du capital en fonction des rendements déterminés par les marchés, ces derniers prenant en compte les différences de risque et de liquidité qui existent entre les différents types de rendement. L'objectif de neutralité devrait donc conduire, d'une part, à viser un traitement identique pour des mêmes classes d'actifs (les titres de taux, les titres de capital, les liquidités...) et, d'autre part, à ne pas perturber l'apparition d'une hiérarchie normale des rendements, notamment en fonction du niveau de risque assumé par l'épargnant.

L'épargne stable , c'est à dire celle qui accepte de s'engager ex ante pour une durée de moyen et long terme, permet aux entreprises de constituer des fonds propres les mettant à l'abri des fluctuations économiques et à l'État de disposer d'un marché liquide et profond sur lequel s'appuyer pour financer ses déficits. En regard, l'utilité économique de l'épargne liquide est moindre puisqu'elle ne permet pas le financement de crédits à l'économie, sauf à ce que le système bancaire soit en mesure d'exercer pleinement sa fonction de transformation des dépôts en crédits à long terme. Dans le système français cette utilité est encore amoindrie du fait de la gestion administrée des taux d'intérêt des livrets défiscalisés qui, lorsqu'ils se situent à un taux supérieur à celui du marché de l'argent à court terme, renchérissent le financement des secteurs auxquels ils sont pourtant censés bénéficier.

Tournant le dos à ces objectifs, les mesures proposées aboutiront non seulement à fausser le rendement normal des actifs, mais encore à établir une hiérarchie inverse en faveur des placements liquides, aux antipodes de la rationalité économique.

Comme le montre l'exemple ci-dessous, si l'on suppose par exemple un couple ayant souscrit un contrat d'assurance-vie en francs et à prime unique au 1 er janvier 1998 et décidant de le dénouer en une seule fois le 2 janvier 2006. Si l'on suppose que la rentabilité du produit est en moyenne de 5,5 %, le produit net d'impôt d'un tel placement serait, au bout de huit ans, de 269.975 francs, soit à peine plus 11.000 francs que si le couple avait placé son argent sur un livret A (en supposant que le taux du livret reste à 3,5 %). La prime ainsi donnée à l'épargne bloquée apparaît assez faible, alors même qu'en cas de besoin anticipé des fonds la pénalité serait forte.

Le tableau ci-après, établi par le Centre de Recherche sur l'épargne et le patrimoine montre bien l'écrasement des rendements des différents actifs que provoquerait l'adoption des mesures présentées par le gouvernement.

b) L'effet destabilisant sur le cadre fiscal (effet tequila)

Les études empiriques et l'analyse économique montrent que l'acte d'épargne répond à une vision de long terme dont l'horizon peut dépasser le cycle de vie. Les décisions d'affectation de l'épargne, qui sont comme on le sait 15( * ) très sensibles à la fiscalité, reposent donc non seulement sur le cadre fiscal actuel, mais également sur les anticipations formées quant à son état futur.

De ce point de vue, le jeu de Yo-Yo fiscal qui perdure depuis le début des années 1980 est de nature à entraîner des perturbations importantes des comportements d'épargne et rend impossible tout calcul économique rationnel de la part des agents économiques.

Depuis 1981, on recense près de 80 mesures fiscales importantes ayant affecté l'épargne (voir annexe 3 sur les mesures concernant la fiscalité de l'épargne). Depuis 1990, le nombre de mesures examinée en moyenne chaque année a considérablement augmenté.

Il est grand temps de mettre fin à ces modifications incessantes de la fiscalité de l'épargne qui constituent un facteur d'instabilité de nature à troubler les décisions des agents économiques.

Enfin, la rétroactivité économique des mesures proposées par le gouvernement affecte gravement le principe de stabilité juridique sur lequel repose pourtant la crédibilité de l'Etat en matière de politique fiscale, d'une façon générale, et plus encore lorsqu'il s'agit d'orienter l'épargne publique. 16( * )

e gouvernement actuel plaide, comme l'avait fait son prédécesseur, que les nouveaux prélèvements ne sont pas rétroactifs, car ils ne sont effectués que sur les produits acquis à compter de la date d'effet des mesures. Mais les contribuables concernés sont prisonniers de leur engagement de blocage. S'ils retirent leur épargne, ils subissent les pénalités fiscales prévues, alors qu'ils ont bloqué leurs fonds quelque temps, croyant ne pas être imposés. Même si, sur un strict plan juridique, cette position est, en l'état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, tout à fait défendable, il n'en reste pas moins qu'elle constitue un reniement de la parole donnée par l'État .

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