Rapport n° 352 - la réforme du troisième pilier de l'Union Européenne : vers la construction d'un espace judiciaire européen
M. Pierre FAUCHON, Sénateur
Délégation du Sénat pour l'Union européenne - Rapport n°352 - 1996/1997
Table des matières
- I. LES LIMITES DE L'ACTUEL TROISIEME PILIER
- II. CONSTRUIRE UN ESPACE JUDICIAIRE EUROPEEN
- CONCLUSION
- ANNEXE : AUDITION PUBLIQUE DU PARLEMENT EUROPEEN DES 15 ET 16 AVRIL 1997
N° 352
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 22
avril 1997.
Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juin 1997.
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour l'Union
européenne (1),
sur
la réforme du troisième pilier de l'Union
européenne
: vers la construction d'un espace judiciaire
européen
Par M. Pierre FAUCHON,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de
: MM. Jacques Genton,
président
; James Bordas, Michel
Caldaguès, Claude Estier, Pierre Fauchon,
vice-présidents
; Nicolas About, Jacques Habert, Emmanuel Hamel, Paul Loridant,
secrétaires
; MM. Robert Badinter, Denis Badré,
Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M. Charles Descours,
Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Ambroise Dupont, Jean-Paul Emorine,
Philippe François, Jean François-Poncet, Yann Gaillard, Pierre
Lagourgue, Christian de La Malène, Lucien Lanier, Paul Masson,
Daniel Millaud, Georges Othily, Jacques Oudin, Mme Danièle
Pourtaud, MM. Alain Richard, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, Jacques Rocca
Serra, André Rouvière, René Trégouët, Marcel
Vidal, Robert-Paul Vigouroux, Xavier de Villepin.
Mesdames, Messieurs,
Le concept d'espace judiciaire européen semble devoir faire -enfin-
quelques progrès à l'occasion des négociations de la
Conférence intergouvernementale. Ces progrès suivraient trois
axes :
- l'intégration des accords de Schengen au traité sur l'Union
européenne, sous la forme d'un protocole annexé qui organiserait
une " coopération renforcée " sur la base de
" l'acquis de Schengen " (le Royaume-Uni et l'Irlande
restant en
dehors de ce processus) ;
- la communautarisation progressive d'une partie du domaine du troisième
pilier, à savoir les questions ayant trait à la libre circulation
des personnes (règles pour le franchissement des frontières
intérieures et extérieures, politique d'asile et d'immigration) ;
- un renforcement du troisième pilier pour donner une plus grande
efficacité à la coopération judiciaire et policière.
Ce sont les deux premières orientations qui vont modifier le plus la
physionomie du troisième pilier. Elles font l'objet d'un autre rapport
de la Délégation, qui a été préparé
par M. Paul Masson.
Votre rapporteur s'est pour sa part concentré sur le problème de
l'amélioration de l'efficacité de l'action menée dans le
cadre du troisième pilier maintenu, avec le sentiment que, si les
avancées dans ce domaine se sont jusqu'à présent
avérées difficiles, elles n'en sont pas moins nécessaires
compte tenu du développement d'une criminalité se jouant des
frontières des Etats membres.
Il s'agit tout d'abord de la criminalité organisée, qui n'est
manifestement pas restée à l'écart du
phénomène de " mondialisation ". Non seulement cette
forme de criminalité a pris une importance inédite dans certaines
zones du globe - ex URSS, Amérique du Sud - mais encore elle est
parvenue à parasiter le développement des échanges pour
élargir considérablement ses possibilités de profit.
Même si, naturellement, il convient de considérer avec la plus
grande prudence de tels chiffres, on peut constater que le chiffre d'affaires
du commerce des stupéfiants, à l'échelon de la
planète, est souvent évalué à plus de 100 milliards
de dollars par an, certaines estimations allant jusqu'à tripler ce
montant; or, une part notable de cette industrie est contrôlée par
des organisations criminelles. Celles-ci prennent également une part
active au développement de certains trafics internationaux (armes,
véhicules volés, oeuvres d'art volées, déchets
dangereux, réseaux d'immigration clandestine, faux monnayage...).
Les profits considérables tirés de ces activités sont en
partie recyclés dans des circuits économiques légaux
où ils suscitent un développement de la corruption.
L'importance de la toxicomanie est elle aussi un défi pour l'Union
européenne : le développement d'un " tourisme de la
drogue " s'est appuyé sur la facilité des communications et
la différence des législations, créant une situation
où nombre de toxicomanes sont en même temps de petits
" dealers ".
De récentes affaires ont également montré l'existence
d'une criminalité transfrontalière dans des domaines tels que la
pornographie enfantine (trafic de cassettes vidéo) ou le " tourisme
sexuel " lié à la prostitution de mineurs.
Les actes de terrorisme qui frappent régulièrement certains pays
de l'Union sont fréquemment le fait de réseaux dont
l'organisation est transfrontalière.
La mise en oeuvre des politiques communes de l'Union européenne semble
donner lieu à des multiples fraudes, parfois à grande
échelle, dans certains cas au bénéfice du crime
organisé.
Face à de tels phénomènes, qui suscitent à bon
droit une profonde inquiétude dans les opinions publiques
européennes, les Etats membres n'ont pas su jusqu'à maintenant
élaborer une réponse commune. Or, quelques exemples suffisent
à le montrer, leur désunion fait la force de la
criminalité transfrontalière :
- la législation et les pratiques particulières d'un seul Etat
membre diminuent l'efficacité de la lutte anti-drogue dans l'ensemble de
l'Union. Ainsi, des données fournies par l'Office central de
répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), il
ressort que les trois cinquièmes de l'héroïne saisie en
France, les deux tiers de l'ectasy, et la majeure partie du LSD et des
amphétamines provenaient des Pays-Bas ; une part importante des
drogues saisies était en transit sur le territoire français
à destination de l'Espagne ;
- face à des réseaux terroristes qui jouent de leur implantation
dans plusieurs Etats membres, la solidarité communautaire est loin
d'être systématique. C'est à une actualité
récente qu'appartiennent le refus de la Belgique d'extrader vers
l'Espagne deux militants de l'ETA, le refus de la Suède d'extrader vers
la France un responsable du GIA, ou l'acquittement inattendu d'un dirigeant du
même GIA par la justice belge ;
- la lutte contre le blanchiment des capitaux se heurte non seulement aux
obstacles mis par certaines législations nationales à la
levée du secret bancaire, mais aussi à un défaut de
coopération entre les autorités judiciaires des Etats membres. Un
magistrat italien a ainsi révélé, lors d'un audition
publique du Parlement européen
(1(
*
))
, que sur
les 450 demandes de commission rogatoire lancées dans le cadre de
l'opération "
Mani pulite
", plus de la moitié
étaient restées sans réponse, et que, lorsqu'une
réponse avait été fournie, le délai avait parfois
atteint plusieurs années.
La suite de ce rapport donnera l'occasion de montrer d'autres exemples de
telles carences. Face à celles-ci, les débats byzantins sur la
préservation des souverainetés nationales pèsent bien peu.
En réalité, on est ici dans une situation où un objectif
commun essentiel ne peut être suffisamment réalisé par les
Etats membres, et où, en conséquence, il est pleinement
légitime et conforme au principe de subsidiarité que l'Union
intervienne, dans toute l'étendue nécessaire à
l'efficacité.
Pour votre rapporteur, la mise en place d'un espace judiciaire européen
apparaît seule à la mesure du défi à relever. Il
s'agit là d'une nécessité indépendamment de la
réalisation de la libre circulation des personnes par la suppression des
contrôles aux frontières intérieures de l'Union. Et l'on
peut affirmer que la Conférence intergouvernementale ne contribuera
véritablement à répondre aux attentes des citoyens en
matière de sécurité que si elle marque une avancée
décisive dans cette direction.
I. LES LIMITES DE L'ACTUEL TROISIEME PILIER
1. Une naissance difficile
L'héritage de la coopération entre Etats
membres
Créé par le traité de Maastricht, le troisième
pilier de l'Union est en partie issu du développement des diverses
formes de coopération entre Etats membres qui s'étaient mises en
place à partir de 1975 :
- le groupe " Trevi " réunissait deux fois par an les
ministres de l'Intérieur ; ses délibérations
étaient préparées par un comité de hauts
fonctionnaires de la police, lui-même assisté de plusieurs groupes
d'experts ;
- le groupe " coopération judiciaire " était
chargé de préparer en tant que de besoin des projets de
conventions concernant le droit pénal et le droit des personnes, dont
certaines ont été conclues entre les Etats membres, et d'autres
finalement conclues dans le cadre plus large du Conseil de l'Europe ;
- un comité européen de lutte anti-drogue avait
été mis en place ;
- plusieurs groupes traitaient des questions de libre circulation au sens
large : groupe ad hoc " immigration ", groupe de
coordonnateurs
" libre circulation des personnes ", groupe
" assistance
mutuelle des douanes "...
La création du troisième pilier a également
procédé de la volonté d'offrir un cadre à une
éventuelle intégration du processus Schengen dans l'Union
européenne.
Compromis et complexité
La configuration du troisième pilier a été le fruit d'un
compromis entre partisans d'un schéma de type communautaire et
défenseurs de l'intergouvernementalité. Il en est
résulté des solutions hybrides et parfois peu cohérentes.
Ainsi, au sein de l'article K1 du traité de Maastricht, qui
énumère les questions reconnues comme
d'" intérêt commun " par les Etats membres, on peut
constater -une fois mises à part les questions de libre circulation
(points 1 à 3 de l'article) qui n'entrent pas dans l'objet du
présent rapport- que coexistent deux grandes catégories de
domaines, correspondant à des régimes différents :
- première catégorie : la lutte contre la toxicomanie (point 4),
la lutte contre la fraude internationale (point 5) et la coopération
judiciaire en matière civile (point 6). Dans ces trois domaines, la
Commission européenne dispose d'un droit d'initiative, qu'elle partage
avec les Etats membres ; par ailleurs, ces domaines peuvent être
communautarisés sans modification du traité, par décision
unanime du Conseil approuvée par les Etats membres selon leurs
règles constitutionnelles respectives (" passerelle " de
l'article K9).
- deuxième catégorie : la coopération judiciaire en
matière pénale (point 7), la coopération douanière
(point 8), et la coopération policière en vue de la
prévention et de la lutte contre le terrorisme, le trafic illicite de
drogue et d'autres formes graves de criminalité internationale (point
9). Dans ces domaines,
seuls les Etats membres ont le droit d'initiative
et la communautarisation n'est pas possible.
On peut constater également que certains des instruments mis à la
disposition du troisième pilier -les positions communes et les actions
communes- ont été purement et simplement repris des
mécanismes de la politique extérieure et de
sécurité commune... A ces instruments s'ajoute un instrument
normatif propre au troisième pilier, les conventions établies par
le Conseil ; celui-ci dispose en outre d'un instrument non contraignant,
les résolutions.
Le rôle des différentes institutions porte lui aussi la marque des
controverses entre " intergouvernementalistes " et
" communautaristes ". La Commission, on l'a vu, dispose
d'un droit
d'initiative partiel ; par ailleurs, elle est " pleinement
associée " aux travaux, et participe donc aux séances du
Conseil et aux réunions de ses groupes. Le Parlement européen,
quant à lui, est tenu informé, et la présidence en
exercice doit le consulter sur les " principaux aspects "
des
activités du troisième pilier et veiller à que ses vues
soient " dûment prises en considération " (article K6).
La Cour de justice n'est normalement pas compétente à
l'égard des décisions prises dans le cadre du troisième
pilier, mais les conventions établies par le Conseil peuvent
prévoir qu'elle sera compétente pour interpréter leurs
dispositions et pour trancher tout différend concernant leur application
(article K3, dernier alinéa). Le Conseil enfin, seul doté d'un
pouvoir de décision, statue en général à
l'unanimité, mais prend ses décisions à la majorité
des deux tiers pour les mesures d'application des conventions qu'il
établit (sauf si celles-ci prévoient le contraire) et à la
majorité simple pour les questions de procédure ; il peut
également décider à l'unanimité que les mesures
d'application d'une action commune seront prises à la majorité
qualifiée (cette formule, là encore, est reprise du
" modèle " de la PESC...).
Bref, la nécessité de trouver un compromis a donné
naissance à une construction fort éloignée des canons de
l'élégance classique et de la rationalité. Les
négociateurs du traité étaient eux-mêmes conscients
de la valeur limitée de ce compromis, puisque le traité
prévoit (article N, paragraphe 2) sa propre révision sur ce point.
2. Un dispositif lourd, aux contours imprécis
Des structures trop nombreuses
Les négociations sont menées à la base au sein de groupes
d'experts qui ont tendance à se multiplier -on compte une centaine de
groupes et de sous-groupes- et à s'institutionnaliser.
Les groupes d'experts sont coiffés de trois " groupes
directeurs ", composés de directeurs d'administration centrale,
au-dessus desquels se trouve le comité institué par l'article K4
du traité (dit " comité K4 ") chargé d'une
mission de coordination générale et de préparation des
travaux du Conseil.
Enfin, au sommet, l'on retrouve les structures traditionnelles de
négociation que sont le COREPER et le Conseil.
Le tableau ci-dessous (où ne figure pas la liste des sous-groupes...)
retrace les principaux aspects de cette organisation :
Des compétences mal
délimitées
L'exemple de la drogue montre à quel point des actions de l'Union
concourant à un même but s'exercent dans des conditions juridiques
hétérogènes :
- la lutte contre la toxicomanie relève de l'article K1, point 4 (droit
d'initiative partagé, communautarisation possible);
- la lutte contre le trafic de drogue relève de l'article K1, points 7
et 9 (droit d'initiative exclusif des Etats, pas de communautarisation
possible) ;
- les actions contre la toxicomanie se rattachant à la santé
publique relèvent du pilier communautaire, de même que les mesures
contre le détournement de certaines substances pour la fabrication des
stupéfiants ;
- la Communauté a créé, dans le cadre du premier pilier,
un Observatoire des drogues et de la toxicomanie qui n'entretient aucun lien
avec l'" unité drogue " d'Europol relevant, quant à
elle, du troisième pilier.
Mais cet exemple n'est pas unique. Ainsi, l'Observatoire européen des
phénomènes racistes et xénophobes dont le Conseil vient
d'approuver la création relève du premier pilier, mais la lutte
contre le racisme et la xénophobie relève, quant à elle,
du troisième pilier (avec des régimes différents selon la
nature de l'action envisagée) : une action commune contre le racisme et
la xénophobie a été au demeurant décidée
dans le cadre par le Conseil en mars 1996.
De même, les mesures de lutte contre la fraude au budget communautaire
relèvent, selon les cas, tantôt du premier et tantôt du
troisième pilier, ce qui ne paraît pas de nature à
favoriser la cohérence de l'action de l'Union dans ce domaine.
Des procédures trop lentes
Même si le dialogue continu entre les Etats membres qui s'est
organisé dans le cadre du troisième pilier a en lui-même un
intérêt certain, il n'en reste pas moins que sa mission est de
déboucher dans des délais raisonnables sur des dispositifs
efficaces.
Or, on peut constater que, dans des domaines essentiels, les activités
du troisième pilier ont bien de la peine à dépasser le
stade préparatoire. Les rapporteurs de la délégation de
l'Assemblée nationale sur le bilan du troisième pilier, pourtant
eux-mêmes favorables à un maintien des mécanismes
intergouvernementaux, reconnaissent ainsi que "
la lutte contre la
criminalité organisée est marquée par une dispersion des
initiatives et une absence de résultats tangibles ",
et que
" la lutte contre le terrorisme motive inégalement les Etats
membres
"
(2(
*
)).
Lorsque les travaux permettent enfin d'aboutir à un résultat
véritablement contraignant pour les Etats membres, c'est-à-dire
à une convention, la lenteur -parfois difficilement
compréhensible- des ratifications vient s'ajouter à celle des
négociations. Ainsi, les deux conventions sur l'extradition
établies par le Conseil respectivement en mars 1995 et septembre 1996,
la convention sur le fonctionnement d'Europol, établie en juin 1996, et
la convention sur la protection des intérêts financiers des
Communautés européennes, établie en juillet 1995, n'ont
à ce jour aucun effet juridique, faute de ratification par tous leurs
signataires.
3. Un bilan peu convaincant
Une activité importante
Même si on laisse de côté les actes ayant trait à la
libre circulation, qui n'entrent pas dans le champ du présent rapport,
le bilan du troisième pilier semble au premier abord loin d'être
négligeable, d'autant que la plupart des instruments mis à sa
disposition sont désormais utilisés.
Pour ce qui est des
conventions
, on peut constater que, outre les
conventions mentionnées plus haut, le Conseil a adopté plusieurs
protocoles réglant notamment, pour chaque cas, la question de
l'étendue du contrôle de la Cour de Justice. Par ailleurs,
plusieurs projets sont en cours de négociation :
- convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des
fonctionnaires des Communautés ou des Etats membres ;
- convention " déchéance du permis de
conduire " ;
- convention sur l'exécution des jugements en matière
matrimoniale...
De nombreuses
actions communes
ont été
lancées :
- échange de magistrats de liaison visant l'amélioration de la
coopération judiciaire,
- lutte contre le racisme et la xénophobie,
- tenue de répertoires des compétences et des connaissances en
matière de lutte antiterroriste ainsi qu'en matière de lutte
contre la criminalité organisée,
- programmes de coopération concernant les documents d'identité
(SHERLOCK) et la pratique judiciaire (GROTIUS),
- coopération en matière de lutte contre la drogue
(échanges d'informations, coopération des services),
- coopération en matière d'action contre la traite des
êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants...
Le Conseil a également fait usage des autres instruments, moins
contraignants, dont il dispose dans le cadre du troisième pilier :
positions communes, décisions, résolutions, recommandations... Si
bien que le rapport du Conseil sur "
les réalisations dans le
domaine " Justice et Affaires intérieures au cours de
l'année 1996
", préparé en vue du Conseil
européen de Dublin, donne à première vue l'impression
d'une activité foisonnante (document JAI 68 du 4 décembre
1996).
Peu de réalisations concrètes
Un rapide examen suffit cependant pour parvenir à la conclusion que les
activités menées dans le cadre du troisième pilier n'ont
que des conséquences pratiques limitées, alors que
l'amélioration " sur le terrain " de la sécurité
des personnes et des biens est aujourd'hui une préoccupation majeure des
citoyens des Etats membres.
Ainsi, comme on l'a souligné plus haut, aucune des conventions
établies n'a pour l'instant d'effet contraignant, faute d'une
ratification par l'ensemble des Etats membres.
Quant aux
actions communes
, même si leur intérêt
n'est pas négligeable, elles consistent pour l'essentiel dans des
échanges d'informations et de connaissances techniques, ainsi que dans
des programmes d'échanges de fonctionnaires, et n'ont donc pas de
conséquences en termes d'harmonisation des politiques menées par
les Etats membres. Il en est
a fortiori
de même pour les autres
actes du Conseil, qui ont une valeur indicative et non impérative.
On peut remarquer enfin que le Conseil n'a pas jusqu'à présent
utilisé les
possibilités de décisions à la
majorité
que le traité ménage dans certains cas ;
pas davantage la " passerelle " de l'article K9
n'a-t-elle
été empruntée
. Ainsi, alors que la portée
restreinte de son action ne pouvait guère faire de doute, le Conseil n'a
pas cherché à faire usage des possibilités ouvertes par le
traité en vue d'une efficacité plus grande.
Des critiques convergentes
Invités au début de 1995, dans la perspective de
Conférence intergouvernementale, à faire un bilan de
l'application du traité de Maastricht, tant le Conseil que la Commission
européenne estimaient que la création du troisième pilier
de l'Union n'avait pas entraîné le surcroît
d'efficacité escompté, tout en soulignant que le recul du temps
manquait pour porter un jugement dans un tel domaine.
A la fin de 1995, le rapport du " Groupe Westendorp " chargé
de préparer la CIG confirmait cette appréciation :
" ... Le Groupe a analysé les dispositions et le fonctionnement
du titre VI du traité et, tout en reconnaissant que la
coopération JAI n'existe que depuis peu et qu'elle représente un
progrès par rapport à la situation antérieure, il a
estimé
à l'unanimité
que l'ampleur des défis
est sans commune mesure avec les résultats des actions entreprises
jusqu'ici pour y faire face ".
Ce même rapport soulignait que les Etats membres dans leur
"
grande majorité
" regrettaient
l'"
absence
d'objectifs et d'un calendrier pour leur réalisation
",
jugeaient "
inadéquats
" les instruments du
troisième pilier, analogues à ceux de la PESC malgré la
différence de nature des tâches, et estimaient qu'il manquait
"
un véritable mécanisme institutionnel
d'impulsion
".
Un an plus tard, le "
cadre général pour un projet de
révision des traités
" présenté par la
présidence irlandaise a réaffirmé ce diagnostic :
"
L'Union européenne doit être maintenue et
développée en tant qu'espace de liberté, de
sécurité et de justice. Jusqu'à présent, les
progrès accomplis dans ce sens n'ont pas été à la
mesure des défis auxquels l'Union doit faire face
".
Il est donc clair que l'efficacité limitée de l'actuel
troisième pilier est très largement reconnue, et que les Etats
membres sont conscients que leurs opinions publiques souhaitent que le
traité révisé débouche sur des progrès
concrets dans ce domaine.
Quelles conséquences tirer de ce constat ?
Alors qu'ils sont très largement d'accord pour diagnostiquer les
insuffisances du troisième pilier, les Etats membres paraissent
paradoxalement n'en tirer véritablement les conséquences que pour
certains aspects de ce pilier, ceux ayant trait aux questions de libre
circulation. Depuis le lancement de la CIG, il est admis que celle-ci doit se
traduire par une renforcement institutionnel dans ce domaine
précis ; les questions de sécurité n'y sont
attachées qu'à titre de " mesures d'accompagnement " et
l'essentiel de la coopération en matière de justice et
d'affaires intérieures paraît destiné à rester
très largement en dehors de la réforme envisagée.
Une telle approche n'est pas sans inconvénients.
Tout d'abord, présenter l'action européenne en matière de
sécurité sous l'angle de mesures d'accompagnement de la libre
circulation revient implicitement à suggérer que celle-ci est une
cause de développement de l'insécurité. Or il est
manifeste que les contrôles aux frontières sont des obstacles bien
faibles au développement des phénomènes de
criminalité internationale et d'immigration irrégulière,
et que ce n'est donc pas, pour l'essentiel, comme une sorte de compensation
à la libre circulation des personnes que doit être envisagé
un renforcement de l'action de l'Union en matière de police et de
justice.
Ce renforcement est nécessaire en lui-même
:
il ne serait pas moins justifié si les contrôles aux
frontières étaient maintenus.
Ensuite, on perçoit mal la logique de la coupure entre les politiques
concernant les contrôles aux frontières, les visas, l'asile,
l'immigration, d'une part, principaux domaines appelés à
être communautarisés, et les autres grands domaines relevant du
troisième pilier, d'autre part. Pourquoi ce qui est valable dans un cas
ne le serait-il pas dans les autres ? Ainsi que le souligne Henri
Labayle : "
Comment ne pas mesurer ce que l'entrée ou le
séjour d'un étranger sur le territoire d'un Etat
représentent pour la souveraineté nationale, combien il sera
difficile pour des Etats si éloignés que le sont les micro-Etats
de l'Union et les anciens empires coloniaux de coexister dans ces
domaines ? Doit-on vraiment penser que le droit international
privé, le statut des enfants nés hors du mariage, la
déchéance du permis de conduire ou la non-extradition en
matière fiscale sont des obstacles plus difficiles à franchir,
que l'harmonisation du droit privé et des politiques pénales sont
plus difficiles à entreprendre ?
"
(2(
*
))
. En d'autres termes, la séparation introduite
entre les questions de libre circulation et les autres ne paraît
justifiée ni par une plus grande facilité à
réaliser des transferts de souveraineté dans ce domaine, ni par
une urgence plus grande qui s'attacherait à certaines questions
plutôt qu'à d'autres.
Pour votre rapporteur, les défis que doivent relever l'Union et les
Etats membres en matière de sécurité ne peuvent trouver de
réponse satisfaisante dans des mesures fragmentaires, limitées
à certains domaines : ils appellent au contraire une vision
d'ensemble et une démarche globale.
II. CONSTRUIRE UN ESPACE JUDICIAIRE EUROPEEN
1. La nécessité d'une unification des règles et des procédures
a) L'exemple des fraudes au budget communautaire
L'étendue des fraudes
La fraude au budget communautaire, de l'avis général, est d'une
ampleur inquiétante. Les cas détectés par la Commission
européenne et les Etats membres ont représenté en 1995
1,35 % du budget communautaire -soit quelque 8,5 milliards de francs
sur un budget communautaire de près de 533 milliards de
francs ; or, compte tenu de l'efficacité relative des
contrôles, il est vraisemblable que le montant effectif des fraudes est
bien plus élevé : la Cour des Comptes des Communautés
l'a estimé pour 1995 à près de 5 % du budget et
certaines estimations, comme celles de M. François d'Aubert
(3(
*
))
vont encore bien au-delà.
Une part notable du montant de ces fraudes résulte de l'activité
d'organisations criminelles : la Commission européenne souligne
ainsi que, pour l'année 1995, 2 % des cas de fraude en
matière de recettes représentent 50 % des montants
fraudés, et que 4 % des fraudes en matière de
dépenses représentent 57 % des détournements ;
on est, dans ces cas, en présence de réseaux ayant des relais
dans de nombreux Etats membres et souvent, parallèlement, dans des pays
non membres de l'Union.
L'insuffisance des règles dans le cadre actuel
Au cours d'une audition publique organisée en commun, les 15 et
16 avril dernier, par deux commissions du Parlement européen -celle
du contrôle budgétaire et celle des libertés publiques et
des affaires intérieures- Mme Mireille Delmas-Marty a
présenté un projet de "
corpus juris
"
suggérant d'organiser à l'échelon de l'Union, la
protection des intérêts financiers des Communautés.
Ce texte souligne qu'aucune des voies empruntées jusqu'à
présent pour réprimer les fraudes au budget communautaire n'a
été couronnée de succès :
- l'
assimilation
des fraudes au budget communautaire aux fraudes au
budget national, posée par l'article 209 A du traité, n'a eu
que des conséquences réduites, faute d'une harmonisation des
modalités de contrôle et de sanction, et peut-être aussi
faute de motivation des Etats membres ;
- la
coopération
entre Etats membres s'est avérée,
de même, d'une efficacité limitée en raison de la
nécessité d'obtenir une ratification par chaque Etat membre, en
raison également des effets différents produits par l'insertion
des dispositions des conventions dans les ordres juridiques nationaux, et enfin
en raison des lacunes des conventions elles-mêmes et de
l'enchevêtrement de textes résultant de l'intervention de cadres
différents (Conseil de l'Europe, Union européenne, accords de
Schengen...) ;
- l'
harmonisation
n'a été que très partiellement
suivie d'effet, notamment en matière de procédure et de preuve
où "
les disparités restent fortes d'un pays à
l'autre dans des domaines aussi essentiels que, par exemple, la charge de la
preuve, le degré de certitude qui conditionne la condamnation, la
recevabilité de la preuve par documents écrits, ou par renvoi aux
déclarations antérieures du défendeur, ou encore la
portée du droit au silence
".
La voie de l'unification
Une fois écartées les voies suivies jusqu'à
présent, qui n'ont pas fait la preuve de leur efficacité, reste
la voie de l'unification. Mme Delmas-Maty propose en ce sens l'adoption
d'un ensemble de dispositions pénales -inspirées des principes
reconnus dans la très grande majorité des Etats membres-
créant les conditions d'une lutte efficace parce qu'unifée sur
tout le territoire de l'Union contre les fraudes au budget communautaire.
A cette unification des dispositions pénales applicables doit
nécessairement s'ajouter celle de certains aspects de la
procédure pénale : le "
corpus juris
" de
Mme Delmas-Marty suggère à cet égard la
création d'un ministère public européen (MPE)
chargé de diriger l'enquête et la poursuite, d'exercer l'action
publique lors du jugement et de veiller à l'exécution des
condamnations. Les infractions resteraient jugées par les juridictions
compétentes des Etats membres, devant lesquelles la Commission
européenne aurait la faculté de se porter partie civile. La Cour
de justice des Communautés européennes assurerait l'unité
d'interprétation des dispositions pénales communautaires,
résoudrait les différends éventuels concernant leur
application et trancherait les conflits de compétence.
b) Une démarche à généraliser aux autres aspects du troisième pilier
Le cas du blanchiment des capitaux
Le 25 janvier dernier, un groupe de magistrats a lancé l'"
appel
de Genève
" dénonçant les facilités
qu'apportent indirectement les carences de la construction européenne
aux opérations de recyclage de "
l'argent de la drogue, du terrorisme,
des sectes, de la corruption et des activités mafieuses
". Les
signataires soulignent que "
l'impunité est aujourd'hui quasi
assurée aux fraudeurs. Des années seront en effet
nécessaires à la justice de chacun des pays européens pour
retrouver la trace de cet argent, quand cela ne s'avérera pas impossible
dans le cadre légal actuel hérité d'une époque
où les frontières avaient encore un sens pour les personnes, les
biens et les capitaux
". Ils concluent qu'"
il est urgent
d'abolir
les protectionnismes dépassés en matière policière
et judiciaire
" et "
d'instaurer un véritable espace judiciaire
européen
"
D'abord expression d'un malaise devant l'inefficacité des solutions
retenues jusqu'à présent pour adopter les modalités de la
répression à l'évolution de la criminalité, cet
appel est significativement amené, par la force des choses, à
plaider pour la création d'un " espace judiciaire
européen ", c'est-à-dire nécessairement -comme l'a
montré le débat organisé dans le cadre de l'audition
publique du Parlement européen mentionnée plus haut
(4(
*
))
, où plusieurs hauts magistrats de
différents Etats membres sont intervenus- pour une unification de
certains aspects au moins des législations pénales et pour la
mise en place d'un ministère public européen.
C'est que le raisonnement qui vaut pour la protection des intérêts
financiers des Communautés peut s'appliquer
mutatis mutandis
à la lutte contre le blanchiment des capitaux : face à une
criminalité de nature transnationale, la différence des
règles de procédure, l'absence d'unité de l'action
publique et la disparité dans la définition des délits et
des peines aboutissent à une perte d'efficacité des appareils
judiciaires nationaux que la voie traditionnelle de la coopération
inter-étatique ne parvient pas à combler.
Les cas de la criminalité organisée et du terrorisme
Le handicap que constitue l'absence d'unification du droit et de la
procédure pénales est également manifeste dans le cas de
la lutte contre la criminalité organisée.
Ainsi, alors que le code pénal italien punit la simple participation
à une association mafieuse, sans qu'il soit nécessaire d'invoquer
un fait matériel concrétisant la préparation d'un crime
déterminé, en revanche le code pénal français
définit le délit d'association de malfaiteurs par la
participation à une entente établie en vue d'un ou plusieurs
crimes contres les personnes ou les biens ; il en ressort que la simple
participation en Italie à une association mafieuse ne peut être
retenue comme base d'une extradition par la justice française, la
convention d'extradition franco-italienne étant fondée sur le
principe de la double incrimination
(5(
*
))
.
Or, une modification de la loi française ne pourrait suffire à
résoudre complètement le problème ainsi posé,
puisqu'elle n'empêcherait pas qu'une disparité de
législation analogue continue à exister entre l'Italie et
d'autres Etats membres. Il est clair, en revanche, qu'une unification
législative à l'échelon de l'Union supprimerait ce type de
difficulté qui fait apparaître désarmés les
systèmes répressifs nationaux face aux réseaux criminels
internationaux.
Dans le cas de la lutte contre le terrorisme, à l'obstacle
éventuel de la différence des législations peut s'ajouter
une détermination variable des Etats dans la mise en oeuvre de l'action
publique.
Afin de protéger leurs propres ressortissants, certains
Etats peuvent en effet être tentés de ne pas adopter une attitude
active vis-à-vis de groupes terroristes ayant une base logistique sur
leur territoire, mais commettant leurs attentats dans un autre Etat membre
.
Face à ce risque, la mise en place d'un ministère public
européen constituerait à l'évidence une solution plus
efficace que toute formule restant fondée sur la souveraineté des
Etats membres.
L'unification pénale contre la criminalité transnationale
La lutte contre les différentes formes de criminalité
organisée n'est pas le seul domaine où se manifeste la
nécessité d'une unification pénale. Votre rapporteur
aurait pu ainsi mentionner la difficulté, dans le cadre actuel, de punir
la récidive de crimes sexuels dès lors que les crimes successifs
ont lieu dans des Etats membres différents, la définition des
crimes pouvant varier d'un Etat à l'autre. Les obstacles qui naissent de
la différence des législations dans le cas de la lutte contre le
trafic de drogue et la toxicomanie auraient également pu être
cités. Mais il ne paraît pas nécessaire de multiplier les
exemples pour aboutir à la conclusion que le cadre national, même
complété par la coopération inter-étatique, n'est
plus adapté à la lutte contre certaines formes de
criminalité et que, dès lors,
l'efficacité passe par la
définition d'un droit pénal de l'Union dans ces domaines et par
la création d'un ministère public européen
. Ainsi
serait véritablement mis en place l'" espace judiciaire
européen " régulièrement évoqué depuis
plus de vingt ans dans les enceintes communautaires, mais dont les
mécanismes intergouvernementaux ne sont pas parvenus à jeter les
bases.
2. Comment réaliser l'unification ?
A supposer que soit inscrite dans le traité la base
juridique pour la création d'un espace judiciaire européen,
l'adoption des textes nécessaires devrait, pour votre rapporteur, passer
par plusieurs étapes.
Tout d'abord, la Commission européenne -qui, dans cette optique,
devrait naturellement disposer d'un droit d'initiative étendu- devrait
procéder aux plus larges consultations avant de soumettre des textes au
Conseil.
Les commissions compétentes des parlements nationaux, qui disposent dans
ce domaine d'une expérience et d'une expertise irremplaçables,
devraient notamment être systématiquement consultées : dans
un tel domaine, où il ne s'agit pas d'agréger des
intérêts nationaux, mais de trancher des questions de principe, il
est en effet particulièrement utile que les parlementaires nationaux
puissent confronter leurs points de vue et s'exprimer collectivement. La
consultation des parlements nationaux permettrait également de
vérifier le bien-fondé de l'idée fréquemment
alléguée selon laquelle les questions concernées
relèvent de prérogatives nationales intangibles. Ceux qui
incarnent les souverainetés nationales ne devraient-ils pas être
les premiers consultés sur cette idée ?
On pourrait ainsi concevoir que soit mis en place, dans le cadre de la COSAC,
un
comité consultatif préparatoire
auxquels
participeraient des parlementaires nationaux et européens issus des
commissions compétentes, auxquels s'adjoindraient des experts des Etats
membres et des personnalités désignées par la Commission
européenne. Ce comité devrait en particulier approfondir les
problèmes d'un ministère public unique et de la définition
unifiée des délits.
Les textes élaborés sur cette base devraient être
adoptés par le Conseil à la majorité qualifiée, en
s'entourant des garanties apportées par le débat
parlementaire :
- codécision du Parlement européen,
- consultation parlementaire à l'échelon national (ainsi, en
France, par l'application de l'article 88-4 de la Constitution).
Enfin, les parlements nationaux interviendraient à nouveau, le cas
échéant, pour les mesures de transposition dans la mesure
où elles seraient nécessaires. La marge restreinte dont dispose
le législateur pour les mesures de transposition serait, en
l'occurrence, compensée par l'association des parlements nationaux tout
au long de l'élaboration des textes.
3. Le traité d'Amsterdam doit marquer une avancée dans ce sens
a) Les propositions en discussion
Le " cadre général pour un projet de
révision des traités "
Le document présenté par la présidence irlandaise lors du
Conseil européen de Dublin met l'accent sur la réforme du
troisième pilier. Il retient trois principales orientations :
-
la communautarisation d'une partie du domaine du troisième
pilier
: la politique d'asile, la politique d'immigration et la
politique à l'égard des ressortissants des pays tiers, la
suppression des contrôles aux frontières intérieures et les
règles pour le franchissement des frontières extérieures,
" une action cohérente concernant l'abus de drogues ", le
renforcement de la coopération entre les autorités
douanières ;
- une
redéfinition du champ du troisième pilier
:
allégé des questions de libre circulation, celui-ci recevrait de
nouvelles compétences : la lutte contre la corruption de dimension
internationale ; les politiques et règles en matière de
lutte contre la criminalité organisée ; la lutte contre le
racisme et la xénophobie ; la lutte contre le trafic de drogue en
tant qu'objectif à part entière ; la lutte contre la traite
d'être humains et les crimes contre les enfants ;
- un renforcement des instruments disponibles dans le cadre du
troisième pilier
: le Conseil pourrait adopter des
décisions-cadres
visant à rapprocher les
législations, y compris en matière pénale, et
établir des
conventions
prévoyant que, dès lors
qu'elles ont été adoptées par un nombre d'Etats membres
qu'elles déterminent, elles s'appliquent à ces Etats
membres ; par ailleurs, Europol serait doté de compétences
opérationnelles.
L'" addendum " de la présidence
néerlandaise
L'" addendum " de la présidence néerlandaise,
présenté le 25 mars dernier, se distingue tout d'abord du
document de la présidence irlandaise en ce qu'il prévoit
l'intégration dans le traité de l'acquis des accords de Schengen
sous la forme d'un protocole annexé mettant en place une
" coopération renforcée " entre la plupart des Etats
membres (le Royaume-Uni et l'Irlande souhaitant rester à l'écart
de ce processus).
Par ailleurs, tout en reprenant l'économie générale du
projet de la présidence irlandaise, l'" addendum " apporte
certaines modifications dans la définition du domaine destiné
à être communautarisé. L'" action cohérente
concernant l'abus de drogue " n'est plus mentionnée, au
bénéfice d'une mention plus générale de
" mesures visant à prévenir et à combattre la
criminalité ", celles-ci étant cependant renvoyées au
troisième pilier rénové. En revanche,
entrent dans le
domaine devant être communautarisé certaines questions de droit
civil
: mesures tendant à améliorer le système de
signification des actes judiciaires et extrajudiciaires ainsi que la
reconnaissance et l'exécution des décisions en matière
civile et commerciale, rapprochement des règles en matière de
conflits de droit et de compétence, et rapprochement des règles
de procédure civile, notamment celles concernant la recevabilité
des moyens de preuve.
S'agissant des
conventions
établies dans le cadre du
troisième pilier, l'" addendum " précise que
" sauf disposition contraire y figurant, ces conventions entrent en
vigueur, une fois qu'elles ont été adoptées par la
moitié au moins des Etats membres, dans les Etats membres qui les ont
adoptées. Les mesures d'application de ces conventions sont
adoptées au sein du Conseil à la majorité des deux tiers
des hautes parties contractantes ".
Enfin, le document de la présidence néerlandaise contient des
dispositions permettant sous certaines conditions à une partie des Etats
membres d'organiser entre eux des "
coopérations
renforcées
" pour la mise en oeuvre des objectifs du
troisième pilier.
b) Les limites des propositions contenues dans l' " addendum " de la présidence néerlandaise
Même si les orientations du document
présenté par la présidence néerlandaise constituent
une avancée indéniable par rapport aux dispositions en vigueur,
elles n'en comportent pas moins, pour votre rapporteur d'importantes
lacunes :
- si le Conseil peut prendre des décisions-cadres pour le rapprochement
des règles de droit pénal des Etats membres, c'est seulement pour
" fixer des règles permettant de définir les
catégories d'infractions pénales passibles de sanctions d'une
sévérité suffisante " (
sic
). La
procédure pénale n'est donc pas concernée, et la base pour
la création d'un ministère public européen continue
à faire défaut ; la coopération judiciaire reste
contenue dans un cadre intergouvernemental.
- l'" addendum " précise par ailleurs que les
décisions-cadres " ne contiennent pas de dispositions dont le
contenu pourrait entraîner un effet direct ", ce qui limite la
portée unificatrice qu'elles pourraient revêtir ;
- il ne précise pas si les décisions-cadres sont adoptées
par le Conseil à la majorité qualifiée ou à
l'unanimité ; la même incertitude subsiste sur les
modalités de l'autorisation accordée le cas échéant
à certains Etats membres de mettre en place des coopérations
renforcées ;
- enfin le texte reste muet sur la consultation des parlements nationaux, qui
n'est mentionnée que " pour mémoire ".
c) Les amendements proposés par la France
Les amendements proposés par la France entrent dans la
logique consistant à présenter les mesures de
sécurité prises à l'échelon de l'Union comme des
" mesures d'accompagnement " de la libre circulation des
personnes.
Cette attitude peut se justifier sur le plan de la tactique des
négociations ; sur le fond, votre rapporteur rappelle que
la
libre circulation des personnes n'est pas la cause principale du
développement de la criminalité transfrontalière
et
que l'adoption de mesures à l'échelon de l'Union pour lutter
contre cette forme de criminalité est nécessaire
indépendamment de la problématique de la libre circulation.
La France a ainsi présenté le texte suivant, qui tend à
subordonner la levée des contrôles aux frontières à
la satisfaction préalable de deux types de conditions : non
seulement des conditions portant sur la reprise des principaux
éléments de l'acquis de Schengen, mais également des
conditions relatives à l'adoption de mesures de lutte contre la
criminalité :
"
Le Conseil arrête, dans le délai de cinq ans à
compter de l'entrée en vigueur du Traité, les dispositions visant
(...) à assurer l'absence de tout contrôle des personnes, qu'il
s'agisse de citoyens de l'Union ou de ressortissants de pays tiers,
lorsqu'elles franchissent les frontières intérieures, ainsi que
les mesures d'accompagnement préalables nécessaires, concernant
le contrôle des frontières extérieures, l'asile et
l'immigration, ainsi que celles visant à prévenir et à
combattre la criminalité, le terrorisme et la drogue (...).
" A l'issue du délai de cinq ans, la décision de lever les
contrôles aux frontières intérieures est prise par le
Conseil à l'unanimité, au vu de la réalisation des mesures
d'accompagnement nécessaires, sur la base d'un rapport
détaillé de la Commission
".
En complément, la France a proposé un texte prévoyant que
le Conseil puisse, à la majorité qualifiée
"
adopter des mesures visant à l'harmonisation progressive des
incriminations et des sanctions dans les domaines de la criminalité
organisée transnationale, du terrorisme, de la consommation et du trafic
de drogue
". Ces mesures établiraient "
les
prescriptions minimales applicables progressivement, sans préjudice des
conditions et dispositions plus contraignantes en vigueur dans ces
Etats
".
Sous la réserve mentionnée plus haut, votre rapporteur approuve
cette orientation claire en faveur d'une harmonisation des dispositions
pénales qui serait décidée par le Conseil à la
majorité qualifiée. Il s'agirait là d'une
amélioration notable par rapport au document de la présidence
néerlandaise
(6(
*
)).
On peut regretter en
revanche que cette démarche ne s'étende pas à la
procédure pénale, où des raisons tout aussi fortes
militent en faveur d'une harmonisation.
Par ailleurs, la France s'est prononcée tout au long de la CIG pour une
expression collective des Parlements nationaux sur les questions relevant du
troisième pilier
(7(
*
)),
qui s'effectuerait
dans le cadre de la COSAC. Un tel schéma serait proche de celui
suggéré par votre rapporteur, qui entend toutefois souligner que
l'association collective des Parlements nationaux sera d'autant plus utile
qu'elle s'exercera suffisamment en amont, au stade par exemple de la
préparation de " livres verts " définissant des
orientations et des principes.
CONCLUSION
Le Traité de l'Union, en consacrant le caractère
d'intérêt commun de la lutte contre la toxicomanie, la fraude
internationale, le terrorisme et les autres formes graves de criminalité
organisée, ainsi que la coopération judiciaire en matière
civile et pénale, a reconnu que les Etats membres devaient mener un
combat commun contre des ennemis communs et, du même coup,
consacré implicitement la notion " d'espace judiciaire
européen ".
Cependant, les suites données à cette consécration sont
loin d'être à la hauteur de l'enjeu, soit que l'on
considère les procédures mises en oeuvre et leur résultat,
soit que l'on s'interroge sur les implications mêmes de ce concept.
Sur les procédures mises en oeuvre, il n'est que trop évident,
comme le Comité Westendorp l'a reconnu
à l'unanimité
qu'elles sont par nature " sans commune mesure avec l'ampleur des
défis ".
Sous le signe de l'humour, il est permis de penser que les choses ne seraient
pas différentes si l'on avait confié aux délinquants
internationaux le soin d'organiser la défense de la
société face à leurs actions. La multiplication de
procédures aux contraintes mal définies et de comités
privés de directives claires présentent en effet l'avantage de
donner à croire que les problèmes ne sont pas ignorés,
sans pour autant courir " le risque " de parvenir à un
niveau
sérieux d'efficacité.
Symbolique est à cet égard la notion - présentée
comme un progrès - de " décisions-cadres " assorties du
corollaire qui exclut que leur contenu " puisse entraîner un effet
direct ". On imagine le sourire des caïds face à de tels
tigres de papier.
Face à l'extension et à la diversification d'une
criminalité effrayante, face à la détresse de ses victimes
et à la démoralisation collective qui en résulte, qui
atteint d'abord la jeunesse, la responsabilité de ceux qui entretiennent
de telles méthodes, en s'abritant derrière des
prérogatives nationales sur lesquelles on se garde bien de consulter
ceux qui en sont les gardiens, ne peut être passée sous silence.
Aux yeux d'un juge lucide ne relève-t-elle pas d'une résignation
coupable ?
C'est à partir du concept plus mobilisateur d'espace judiciaire
européen qu'il convient de reprendre les réflexions du
troisième pilier, en intégrant les résultats acquis ou en
cours, mais en les dépassant dans une démarche plus
opérationnelle parce que résolument unitaire.
Face au danger commun grandissant, l'instauration d'un commandement unique
n'est pas moins nécessaire en ce domaine qu'elle le fut au temps des
conflits armés. A la communautarisation du crime peut seule
répondre la communautarisation de la répression.
Un tel concept n'a rien en réalité de révolutionnaire ou
de surprenant. A partir du moment où les nations européennes ont
décidé de s'unir, l'unité des règles de droit, de
la jurisprudence et de l'organisation judiciaire, dans les domaines où
le principe de subsidiarité entendu positivement le justifie, n'est-elle
pas la réponse la plus naturelle en même temps que la seule
efficace pour des " Etats de droit " ?
Se heurte-t-elle à des difficultés culturelles insurmontables ?
Il est permis d'en douter compte tenu de l'unité et de l'imbrication des
faits, de l'unité profonde des critères de justice tels que
ressentis dans la conscience des citoyens de l'Europe, et de la parenté
des concepts qui bien souvent procèdent de racines historiques communes,
celles du droit romain.
A tout le moins convient-il de le vérifier. C'est pourquoi nous avons
suggéré une procédure associant dès le
départ les Parlements nationaux et européen détenteurs de
la légitimité législative, qui permettrait seule d'aboutir
rapidement à des solutions incontestables et, à défaut, de
clarifier les responsabilités.
A supposer qu'une telle démarche ne fasse pas l'unanimité, elle
fonderait du moins, dans le domaine concerné, un dispositif de
" coopération renforcée "
dont la mise en oeuvre
porterait des fruits. Il est permis d'espérer que ceux-ci seraient assez
convaincants pour entraîner, dans des étapes ultérieures
l'adhésion générale à un espace judiciaire
européen digne de ce nom et digne des défis du
XXI
ème
siècle.
ANNEXE : AUDITION PUBLIQUE DU PARLEMENT EUROPEEN DES 15 ET 16 AVRIL 1997
COMPTE RENDU SOMMAIRE
Source : Parlement européen
LA PROTECTION DU CONTRIBUABLE EUROPÉEN - VERS UN ESPACE PÉNAL ET
JUDICIAIRE COMMUN
Audition publique des 15 et 16 avril 1997 - Bruxelles
Partie I - La réponse de l'UE à l'offensive
de la criminalité organisée contre ses finances
En guise d'introduction, Mme Diemut THEATO (PPE, D) présidente de la
commission du contrôle budgétaire, a souligné le
décalage existant entre la montée en puissance de la
criminalité organisée transnationale et le dispositif judiciaire
vétuste pour y faire face. L'appel des juges de Genève, qui a eu
un large écho auprès de l'opinion publique, souligne l'urgence
d'agir contre la corruption et la fraude. Ceci est d'autant plus vrai au niveau
communautaire avec le vaste marché sans frontières. L'objectif de
l'audition est de faire une analyse des faits et des réalisations
à ce jour, mais également de faire la preuve de la volonté
de prendre les initiatives politiques nécessaires.
Le rapporteur pour la commission des libertés publiques, M. Rinaldo
BONTEMPI (PSE, I) a mis en exergue l'inefficacité des instruments dont
dispose l'UE pour lutter contre la criminalité organisée et les
très faibles résultats obtenus à ce jour. Il faudrait des
instruments opérationnels communs et une coopération accrue.
" Le
corpus juris
est une proposition que le PE peut adopter
politiquement dès aujourd'hui... ".
Pour Mme Hedy D'ANCONA (PSE, NL), présidente de la commission des
libertés publiques, " il est urgent de concrétiser l'esprit
de l'appel de Genève ". Pour ce faire et " combattre la
corruption qui accompagne le mercantilisme et le capitalisme triomphant de
cette fin de siècle " ... il faut se doter d'un dispositif
législatif adéquat, " mais ce qui importe le plus, c'est de
modifier les mentalités collectives qui font de la corruption une chose
quasi banale... ".
Pour le commissaire Anita GRADIN, responsable pour la lutte contre la fraude,
il faut répondre à l'attente des citoyens d'une justice plus
efficace. D'autant plus que, dans une période de restrictions
budgétaires et de rigueur " la fraude au niveau européen est
aux yeux du citoyen plus que jamais inacceptable ". La Commission a
assumé sa responsabilité politique : elle a proposé,
dans le cadre de la CIG, la communautarisation des éléments de
lutte contre la fraude -à l'exception de la coopération
policière et judiciaire en matière criminelle.
Elle propose aussi une réforme de l'article 209A du traité, avec
une prise de décision à la majorité qualifiée, afin
de rendre " la législation plus imperméable à la
fraude, plus compréhensible, plus facile à appliquer et à
contrôler ".
Le commissaire, outre les mesures d'amélioration de la gestion
budgétaire, a mis en exergue les résultats obtenus par l'UCLAF.
Elle a insisté sur le besoin pour cette dernière de pouvoir
collaborer de manière plus étroite sur le terrain avec les
autorités nationales de contrôle. Enfin, pour permettre aux PECO
de lutter efficacement contre la fraude, il est important de leur assurer une
assistance technique accrue.
Au nom du groupe d'experts qui a réalisé l'étude
commandée par la Commission à l'instigation du PE, le professeur
Mireille DELMAS-MARTY -Université Sorbonne-Paris I- a
présenté le
corpus juris
portant dispositions
pénales pour la protection des intérêts financiers de la
Communauté. Ce texte, qui n'est pas un véritable code, comporte
35 règles articulées autour de 7 principes et s'inspire de la
jurisprudence de la Cour de Justice et de la Convention européenne des
Droits de l'Homme. Il vise à faciliter la réalisation d'un
espace judiciaire européen unique pour la protection des
intérêts financiers de l'UE.
Outre les définitions des infractions et de la responsabilité
pénale ainsi que les peines prévues, le texte préconise
les règles de procédure pénale à appliquer sur tout
le territoire des Etats membres. " Clef de voûte du
système ", la création d'un Ministère Public
Européen (MPE) qui bénéficierait d'un statut
d'indépendance à l'égard tant des autorités
européennes que nationales. Il pourrait se saisir d'office. Le MPE
serait composé d'un Procureur Général Européen (PGE
- installé à Bruxelles-) et de Procureurs Européens
Délégués (PED - installés dans les
différentes capitales-), auquel les ministères publics nationaux
(MPN) seraient tenus de prêter assistance. Le respect des droits de la
défense serait assuré par un " juge des
libertés ", indépendant et impartial, désigné
par chaque Etat membre et siégeant au même lieu que le PED.
Le
corpus juris
prévoit un " mandat d'arrêt
européen " exécutoire sur tout le territoire de l'UE. Les
jugements rendus pour les infractions définies dans le
corpus juris
seraient également exécutoires sur tout
le territoire de l'Union.
La Cour de Justice européenne serait compétente pour statuer,
à titre préjudiciel, sur les conflits de compétence ou sur
des questions d'interprétation. Enfin, en cas de lacune du
corpus
juris
, le droit national interviendrait à titre subsidiaire.
Et le professeur de conclure : " Ce
corpus juris
est
perfectible mais l'objectif doit rester : créer un espace
judiciaire unique. "
Pour M. Benoît DEJEMEPPE, Procureur du Roi à Bruxelles, la
répression efficace de la fraude internationale organisée
" implique la construction de l'Europe judiciaire ". Dans
un espace
judiciaire unique, " un système de compétence judiciaire
comparable à celui qui existe en droit interne pourrait être
créé, avec une échelle de priorités ". Et pour
assurer l'égalité de traitement " un droit pénal
communautaire constitue la réponse la plus cohérente ". Car
" tant que l'organisation des poursuites demeurera soumise aux
impératifs nationaux, la répression des fraudes restera une
aventure aux mains de navigateurs sans boussole.... " Il dit oui au
corpus juris
et se prononce pour " un tribunal pénal
européen coiffant l'ensemble des juridictions nationales ".
M. Carlos JIMENEZ VILLAREJO, Chef du Parquet Anticorruption à Madrid, a
estimé lui aussi, que " l'on ne peut pas affronter une
criminalité organisée transnationale par des actions
isolées des Etats membres ". Celle-ci tire profit des
disparités entre les systèmes judiciaires nationaux. Dans ce
contexte, le
corpus juris
constitue, sans doute, un progrès. Mais
il faudra s'assurer que les définitions des infractions soient
similaires à celles des infractions prévues dans les ordres
juridiques nationaux. En outre, il y a d'autres questions qu'il faut clarifier:
celle, par exemple, de la responsabilité pénale des personnes
morales qui est traitée différemment dans les systèmes
nationaux. Par ailleurs, il faut éviter que l'effort d'harmonisation des
sanctions aboutisse à un affaiblissement de la sanction pénale au
regard des sanctions prévues, pour les mêmes infractions, dans
l'ordre juridique de certains Etats membres.
Le président de la Commission, M. Jacques SANTER, a plaidé pour
un espace juridique européen qui doit être " exemplaire au
sens moral, politique et juridique ". L'action de la Communauté
contre la fraude doit se compléter par un volet pénal. La
Commission a proposé à la CIG le renforcement de l'article 209 A,
la codécision PE/Conseil et la prise de décision à
majorité qualifiée en la matière. La stratégie de
la Commission contre la grande délinquance est cohérente:
renforcement de la présence sur le terrain (UCLAF) en collaboration
étroite avec les autorités nationales, renforcement du cadre
légal communautaire et rapprochement des législations
pénales, partenariat actif entre la Commission et les autorités
répressives des Etats membres.
Partie II - De la protection du budget communautaire à la
défense du citoyen
M. Gherardo COLOMBO, procureur auprès du Tribunal de Milan, a
présenté des données chiffrées en matière de
demandes d' assistance judiciaire: depuis le début de l'opération
"
Mani pulite
", sur 450 demandes de commission
rogatoire, 270
sont restées sans réponse. Pour les cas où des
réponses sont parvenues, il a fallu attendre parfois jusqu' à 5
ans. La principale difficulté réside donc dans les retards. Pour
lui, outre les difficultés " de se comprendre " en
matière de demande d' assistance, il y a d'autres verrous qu' il
faudrait faire sauter : le secret bancaire, assorti de possibilités
de recours- offertes surtout dans certains Etats membres- qui aboutissent
à des retards rendant l'information, lorsqu'elle arrive, peu pertinente,
ou encore le secret d'entreprise. Et d'insister : " plus le temps
d'une enquête se prolonge, plus les difficultés de communication
se compliquent ... plus les choses avancent, plus les solutions aux
problèmes deviennent internationales... ".
Pour M. Renaud VAN RUYMBEKE, Conseiller auprès de la Cour d' Appel de
Rennes, " si les frontières physiques, économiques et
financières sont tombées, les frontières judiciaires,
elles, subsistent... au nom de la souveraineté nationale. Mais l'argent
collecté par les organisations criminelles -le chiffre d'affaires annuel
atteindrait les 1000 milliards de dollars - ne connaît pas, lui, de
frontières ". Il est donc nécessaire de créer un
espace judiciaire européen permettant un contact direct entre juges. Il
convient également de supprimer les recours contre la levée du
secret bancaire qui ne font que paralyser les enquêtes. Il faut en outre
uniformiser les législations pénales des Etats membres. Mais
surtout l'Europe se doit de s'attaquer " au problème des multiples
paradis fiscaux qu'elle abrite en son sein qui assurent l'anonymat de l'argent
sale et le fondent avec l'argent propre ". Ceci aboutit à
l'impunité de la grande délinquance. Le Sommet d'Amsterdam doit
modifier le Traité. " L' Europe y jouera sa
crédibilité ".
M. Bernard BERTOSSA, Procureur Général à Genève,
estime, en accord avec ses collègues juges communautaires, " que
les frontières nationales sont devenues des avantages
déterminants pour les délinquants ". La coopération
judiciaire entre Etats de l'UE et autorités helvétiques laisse
à désirer. Améliorer l'efficacité de la lutte
contre toute criminalité transnationale passe, selon lui, par la
réciprocité. Les Etats de l'UE doivent montrer l'exemple en
matière d'entraide pénale. Les Etats européens non
communautaires devraient, par des conventions bilatérales,
" s'engager à accorder l'entraide à toute autorité
européenne au sens du
corpus juris
, pour la poursuite des
infractions communautaires ... et à exécuter les décisions
rendues par les juridictions communautaires ". Il faudra faire face
à la question des paradis fiscaux. La notion de délit
européen aux termes du
corpus juris
devra être
étendue aux activités des organisations criminelles agissant dans
plusieurs pays du continent. Enfin, " tout juge européen devra
être autorisé à agir, pour les besoins de l'enquête,
dans les autres Etats, les autorités de ces derniers étant
simplement avisées ". L'exemple de la pratique Outre Atlantique
démontre que tout ceci est réalisable.
Pour le professeur Mme Christine VAN DE WYNGAERT, de l'Université
d'Anvers, les instruments existants dont dispose la Communauté dans la
lutte contre la fraude et la criminalité organisée " sont
inadéquats ". Il faut réformer le troisième pilier.
Et de plaider pour " un espace juridique européen pour des crimes
spécifiques, où le droit serait appliqué de manière
égale dans tous les Etats membres ". Le
corpus juris
offre
la solution avec la création du Ministère Public Européen
(MPE). Le " juge des libertés ", désigné par
chaque Etat membre, pourra établir les " mandats
européens " (d'arrêt, de perquisition, pour des
écoutes téléphoniques, etc.) exécutoires sur tout
le territoire de l'UE, apportant ainsi une solution aux difficultés de
procédures d'extradition ou de commissions rogatoires. " Nous ne
proposons pas une Cour Pénale Européenne mais de quoi
éviter les écarts dans l'application entre Etats membres ".
Bien entendu il faudra également des efforts d'harmonisation surtout en
matière de preuves (ex. créer un modèle uniforme pour les
PV d'interrogatoire, etc.). Et de conclure : " Ceci semble assez
futuriste, mais c'est la voie à suivre ".
M. Baltasar GARZON REAL, Juge d'instruction à Madrid, estime que dans un
contexte d'économie mondialisée, " la menace la plus grave
est le crime organisé ". L'activité des groupes criminels
" sape la stabilité démocratique " de nos
sociétés. Le combat est inégal : " c'est comme
si des éléphants étaient chargés de rattraper des
léopards ".Une attitude identique de la part des Etats membres
s'impose donc " quant à l'information et aux opérations
à mettre en place face à la criminalité
organisée ".Il faut élaborer des normes convergentes au sein
du Illème pilier afin d' aboutir à un système judiciaire
européen. Mais, d'ores et déjà, en matière
d'enquêtes est indispensable une coordination judiciaire et
policière. Pour ce faire il faut des initiatives politiques, abolir les
entraves à la justice (ex. suppression de la double incrimination en
matière fiscale), combattre la méfiance mutuelle et
établir des critères clairs de coopération, assurer les
contacts directs entre juges, agir pour faire disparaître les paradis
fiscaux, lancer une politique commune en matière d'enquêtes
criminelles.. ". Pour la mise en place d'un espace judiciaire
européen le
corpus juris
est un premier pas. On pourra envisager
plus tard la création d'une juridiction supranationale". Enfin il faut
prévoir la création d'un registre informatique judiciaire
permettant aux autorités judiciaires d'avoir accès à toute
information utile pour une enquête.
M. Edmond BRUTI LIBERATI, Procureur Général à la Cour
d'Appel de Milan, estime que le
corpus juris
est le point de
départ: il peut l'être en vue d'aboutir tant à un espace
judiciaire qu'à un espace juridique européen. Pour avancer, il
faut surtout surmonter les obstacles liés aux commissions
rogatoires : " C'est un système obsolète et
inefficace ". Passer, en matière d'entraide judiciaire, par la voie
diplomatique crée des lenteurs et des retards décisifs face
à la rapidité des mouvements de la criminalité
organisée. Et de plaider pour le renforcement de la coopération
par des contacts directs entre juges. Mais il faut aussi encourager deux
projets significatifs : GROTIUS, pour la coopération dans le domaine
juridique et l'échange d'informations, visant à développer
une approche commune en vue de créer un espace commun, et, le
corpus
juris
. Car, pour lui, " dans ce processus par étapes, les
différences entre les systèmes juridiques des Etats membres
constituent une richesse pour l'Europe. Il y a là un éventail de
possibilités offertes : il s'agit de savoir trouver la meilleure
solution qui offre le maximum d'efficacité et qui protège au
mieux les justiciables ". Et de rappeler: " Le rendez-vous
est
déjà pris pour cet automne à Bruxelles afin de faire un
bilan au premier anniversaire de l' Appel de Genève ".
M. BONTEMPI, rapporteur de la commission des libertés publiques, s'est
félicité des progrès enregistrés lors du
débat et a proposé de maintenir la pression sur les Etats membres
en vue des ratifications des conventions et des protocoles. " Il faut
que
le PE fixe un délai pour la ratification. Nous devons prendre
l'initiative et organiser à cet effet une Conférence
Interparlementaire avec les Parlements nationaux ". Il propose
également que la coopération judiciaire soit incluse dans le
premier pilier : " C'est une bataille qu'il faudra gagner lors
de la
réforme du Traité à Amsterdam ". Il plaide aussi pour
" que l'on commence à appliquer le
corpus juris
. C'est un
projet politique qui correspond aux propositions mises en avant par le PE
depuis 1991. Il nous indique la direction des efforts à entreprendre, et
le Président Santer s'est déclaré ouvert pour y
travailler ". Il faut enfin explorer les possibilités afin de
rendre plus homogènes les différents systèmes judiciaires
des Etats membres.
Mme THEATO, rapporteur pour la commission du contrôle budgétaire,
constate " qu'on est encore loin de pouvoir assurer une protection
efficace du contribuable européen partout dans l'UE ". Elle plaide
pour que les Etats membres procèdent rapidement aux ratifications.
" S'ils ne peuvent pas le faire il faut faire jouer le principe de
subsidiarité. Ce sera à l'Europe d'intervenir sinon le dommage
sera irréparable ". Il faut aussi veiller, même après
les ratifications, " à ce qu'il y ait application uniforme des
dispositions... Le
corpus juris
constitue une base
précieuse ". Et de plaider pour que la CIG aboutisse, lors de la
réforme de l'article 209A, " à introduire la notion de
l'égalité de protection et le principe d'équivalence en
matière de poursuites pénales ". Elle propose
également un rôle renforcé pour l'UCLAF. Elle envisage
enfin pour " le printemps 1998 l'organisation d'une Conférence
Interparlementaire avec les collègues des Parlements nationaux pour
faire le bilan ".
S'exprimant au nom de la Présidence en exercice du Conseil,
Mme SORDRAGER, Ministre de la Justice, a rappelé les progrès
réalisés dans les travaux du Groupe de Haut Niveau
institué par le Sommet de Dublin. Elle a pris acte du
corpus
juris
, et de l'idée d'établir un Ministère Public
Européen. " Vous allez loin en matière d'harmonisation de
règles " a-t-elle estimé, en soulignant que " les
discussions sont longues... les résultats seront obtenus par
étapes ".
Conclusions
Intervenant au terme de l'audition publique le Président du PE, M.
José-Maria GIL-ROBLES GIL-DELGADO a rappelé l'engagement du PE
à apporter des propositions concrètes afin de protéger de
manière efficace les intérêts financiers de la
Communauté mais aussi le citoyen européen face à une
criminalité organisée de plus en plus inquiétante.
" Le décalogue des propositions faites par mon
prédécesseur, M. Klaus HÄNSCH, à ce titre est
toujours d'actualité ".
Pour le Président GIL-ROBLES, " établir un droit
pénal communautaire paraît l'unique solution viable face à
la criminalité organisée... Il nous faudrait un droit
pénal communautaire qui pourrait s'appliquer automatiquement sur les
territoires des Etats membres, ou bien qui soit au moins compatible avec
l'ordre constitutionnel et les dispositions d'ordre public en vigueur dans
l'ordre juridique de chacun des Etats membres... Le
corpus juris
proposé ici démontre que ceci est faisable ".
Et de lancer un appel à la CIG pour adopter les moyens
législatifs nécessaires en prévoyant la procédure
de codécision pour le PE. Ceci parce qu'..." une série de
traités et de conventions de coopération administrative et
judiciaire sont lettre morte par manque de ratification ".
Pourtant, un droit pénal unique ne servirait pas à grand-chose si
l'application judiciaire des dispositions était freinée par les
frontières législatives et institutionnelles des Etats membres.
Une coopération s'impose donc pour assurer une action judiciaire
efficace et homogène au sein de l'Union. Les conditions pour ce faire
sont : des relations directes entre autorités judiciaires, une
coordination de ces relations par une autorité centrale, pourquoi pas au
niveau communautaire, une centralisation des données à la
disposition des autorités nationales pour faciliter la plus ample
information et, enfin, l'adoption de mesures coordonnées et
l'élimination des obstacles aux efforts de coopération
(régler la question de la double incrimination, celles du secret
bancaire et des recours suspensifs... ).
" Comme objectif final, nous proposons à l'opinion publique
européenne un
corpus juris
qui offre une solution efficace aux
problèmes de coopération. Cet objectif pourra être atteint
par étapes. L'expérience de coopération au niveau
communautaire peut constituer un modèle pour la réalisation d'un
espace juridique et judiciaire commun européen ".
(1) Voir le compte rendu sommaire de cette audition en
annexe au présent rapport.
(1)
MM. André Fanton et Xavier de Roux, "
La
coopération dans le domaine de la justice et des affaires
intérieures : bilan et réformes souhaitables
",
rapport n° 3226, décembre 1996, p. 47-49.
(2)
"
La coopération européenne en matière
de justice et d'affaires intérieures et la Conférence
intergouvernementale
",
Revue trimestrielle
de droit
européen, janvier-mars 1997.
(3)
"
Main basse sur l'Europe
"
,
Plon,
1994
.
(4)
Un compte rendu sommaire de cette audition figure en annexe au
présent rapport.
(5)
Voir
"
La criminalité
organisée
"
,
La documentation française, 1996,
pp. 163-164
.
(6) Ce document a été modifié depuis la rédaction
du présent rapport. Les dispositions concernant l'harmonisation
pénale ont beaucoup gagné en clarté, se rapprochant des
demandes formulées par la France.
(7) Il est à noter que dans un article commun publié le
22 février dernier au sujet de la réforme du
troisième pilier, les ministres des Affaires étrangères de
l'Allemagne et de l'Italie, MM. Klaus KINKEL et Lamberto DINI, ont
insisté sur le rôle des parlements nationaux : " il sera
opportun de prévoir des procédures assurant le droit des
Parlements nationaux d'être écoutés avant les
décisions du Conseil qui touchent à des aspects essentiels de la
souveraineté nationale et des droits fondamentaux de l'individu ".