B. LES CONDITIONS D'ÉMERGENCE D'UNE VOLONTÉ COMMUNE

La volonté française, si elle apparaît décisive, ne saurait suffire, cela va de soi, à créer les conditions d'une politique étrangère commune européenne. Dans quelle mesure peut naître une volonté politique commune ? S'en remettre pour l'émergence d'une diplomatie européenne à la seule pratique institutionnelle, même dans le cadre d'un dispositif rénové, apparaît bien aléatoire, votre rapporteur croit l'avoir suffisamment montré. Dès lors deux options fondamentales restent ouvertes : la première invite à une coopération pragmatique (dans la mise en place du groupe de contact dans l'ancienne Yougoslavie) ; la seconde s'efforce à une démarche plus institutionnalisée que votre rapporteur tentera de préciser.

1. L'approche pragmatique

La première option s'écarte de la logique institutionnelle esquissée dans le traité sur l'Union européenne. Elle repose sur l'idée sous-jacente que seule une coopération entre un nombre limité de pays sur un problème déterminé peut produire des résultats. Cette démarche ne s'oppose certes pas à l'amélioration de la PESC mais elle la voue en fait à l'échec car elle pose les bases d'une coopération parallèle et restreinte jugée seule efficace.

Cette orientation a pour principal mérite le pragmatisme mais elle présente aussi le risque de ne pas couvrir l'ensemble des situations où une intervention de l'Union serait nécessaire.

a) Le mérite de la souplesse

L'approche pragmatique est-elle le seul moyen de faire progresser la coopération européenne dans le domaine de la politique étrangère ? Pour les Britanniques qui défendent cette analyse, la réponse est naturellement positive. La méthode présente en effet trois avantages : son réalisme, son absence de formalisme, son efficacité enfin.

Son réalisme d'abord, parce que la démarche empirique se fonde sur une analyse juste des faiblesses de l'Union et des différences de nature qui séparent les pays membres dans leur vision de la politique étrangère. Seuls quatre ou cinq des Etats de l'Union possèdent une vision réellement mondiale de leur diplomatie ; un nombre encore plus réduit dispose de moyens financiers mais aussi militaires à la mesure de leurs ambitions. Encore ces puissances parviennent-elles de plus en plus difficilement à faire entendre leur voix sur une scène que dominent les Etats-Unis. De cette analyse découle une double conséquence : la coopération est nécessaire pour préserver ou reconquérir une influence mais elle ne peut être que réduite à un petit nombre de pays européens.

Or, ce type de coopération ne s'inscrit pas dans la logique communautaire : l'objectif d'intégration heurte le principe, primordial en politique étrangère, de souveraineté, tandis que les règles institutionnelles ne permettent pas la reconnaissance, ici pourtant indispensable, du rôle éminent accordé à un nombre réduit de pays. Demeurer dans le cadre institutionnel classique c'est donc vouer la coopération politique à l'insuccès.

Le deuxième mérite de l'approche empirique réside dans son absence de formalisme. La souplesse de la formule permet en effet à certains pays d'aller de l'avant sans heurter les susceptibilités des autres Etats membres.

Cette souplesse, elle-même, apparaît en dernier ressort la condition de l'efficacité de la coopération. Aucun objectif général n'est fixé par avance : les Etats européens s'associent en fonction de leurs intérêts du moment et s'impliquent dans l'action commune avec d'autant plus de force que leur engagement dépendra de leur seule initiative. Coopération à format variable selon les situations, elle évite ainsi la paralysie d'un débat théologique sur les intérêts de chacun des Etats.

b) Une coopération trop aléatoire

Le pragmatisme pourrait se prévaloir d'un précédent : le groupe de contact mis en place dans le cadre de la recherche d'un règlement pour mettre fin au conflit dans l'ancienne Yougoslavie. Cependant, cette expérience a montré les deux principales limites de l'approche.

La coopération souple ne permet pas en premier lieu l'émergence d'une réelle diplomatie européenne. Le groupe de contact l'a d'ailleurs parfaitement montré : il associait aux trois pays européens (France, Royaume-Uni, Allemagne) la Russie et les Etats-Unis.

Un cadre de concertation aussi élargi n'apparaît pas compatible avec la défense d'une vision européenne des problèmes et des solutions à apporter.

En réalité plaider pour une coopération informelle, c'est plaider pour le statu quo. Le groupe de contact apparaît comme une nouvelle manifestation de cette diplomatie des grandes puissances qui, certes, s'était un peu effacée au moment de la confrontation bipolaire mais devait nécessairement reprendre vie avec l'effondrement du bloc socialiste. Au sein du groupe de contact, les Etats européens ont pu faire entendre leur voix mais ils n'ont pas forcément fait prévaloir leurs vues. Ainsi, la position britannique ne résout en rien le problème essentiel : comment accorder l'influence politique de l'Union à sa puissance économique et financière ? Comment faire émerger l'Union européenne comme un acteur à part entière sur la scène internationale ?

Mais, l'approche pragmatique présente une autre limite ; elle ne permet pas en effet de prendre l'initiative, elle apparaît principalement réactive.

Il suffit du reste pour s'en convaincre d'observer la situation présente où, répétons-le, se manifestent au jour le jour cette démarche pragmatique et ses limites. L'exemple du conflit entre la Turquie et la Grèce sur un rocher de la mer Egée apparaît particulièrement significatif. Si les chancelleries européennes ont agi en coulisse, les Etats-Unis ont paru seuls jouer un rôle de médiateur entre les deux parties. Certes, objectera-t-on, l'exercice se révélait difficile pour l'Union car il mettait en cause un Etat-membre et un autre pays étroitement lié à l'Europe. Mais ces caractéristiques mêmes donnaient à l'Union les moyens d'influence nécessaires et l'invitaient précisément à agir.

En fait, l'approche pragmatique laisse entier le problème de l'émergence d'une volonté politique commune ; elle se borne à fixer le cadre -pour les Britanniques le seul possible- où les pays qui le souhaitent peuvent se concerter et éventuellement agir. Mais cette méthode empirique, à l'oeuvre d'ailleurs aujourd'hui, apparaît bien en-deçà des ambitions que l'Union peut s'assigner sur la scène internationale.

2. Fonder de nouveau la coopération politique autour du couple franco-allemand

Une volonté commune ne peut naître de la seule pratique des instruments juridiques créés dans le traité. Elle ne peut pas davantage se confondre avec l'expression concertée des volontés des puissances européennes dans le cadre trop aléatoire d'une coopération concertée. Faut-il dès lors se résigner à l'échec ? Ne peut-on pas au contraire chercher une autre voie, une option qui allie concertation à un nombre restreint de pays et institutionnalisation minimale ? Il faut en effet tenir compte de la difficulté d'animer d'un seul mouvement la volonté de l'ensemble des Etats-membres, difficulté qui s'aiguisera nécessairement avec l'élargissement. Il convient également, et la démarche se distingue ici d'une approche purement empirique, de ne point s'en remettre au seul hasard des circonstances pour guider la volonté commune.

a) La relation franco-allemande dans le domaine de la politique étrangère commune

Pour votre rapporteur il importe de fonder de nouveau la politique extérieure commune sur le couple franco-allemand. Cette relation ne doit pas être exclusive ; elle n'en reste pas moins la source qui viendra irriguer l'ensemble du dispositif dont on a vu comment il pouvait être amélioré.

Pourquoi la France ? Pourquoi l'Allemagne ? L'expérience fructueuse de notre coopération dans le domaine communautaire, dans la mise en place de l'Union monétaire n'apparaît pas forcément exemplaire pour la politique étrangère. Après tout, dans la crise yougoslave la France s'est sentie souvent plus proche du Royaume-Uni que de l'Allemagne. Le tropisme croate de notre voisin d'outre-Rhin ne rencontrait chez nous, faut-il le rappeler, que fort peu d'écho. Sans doute les points de vue se sont-ils ensuite notablement rapprochés. Mais les Allemands ont été presque absents de la force de réaction rapide dont l'initiative et la mise en place ont entièrement reposé sur la coopération entre la France et le Royaume-Uni.

Cependant la France et l'Allemagne partagent une volonté commune et réelle de faire avancer l'Europe. Les intentions britanniques apparaissent à cet égard moins assurées. Aussi la coopération franco-allemande exerce-t-elle une force d'entraînement au sein même de l'Union. Le couple franco-britannique vaudra, quant à lui, pour lui-même, sans créer de dynamique auprès des autres Etats membres. Une évolution plus favorable au renforcement de la coopération se dessinera peut-être à Londres, mais cette perspective reste à court terme peu probable.

L'entente franco-allemande apparaît donc comme un nécessaire préalable. Elle a déjà montré son rôle moteur en de nombreuses occasions. Elle le peut ici encore, au moment où s'esquisseront de nouveaux équilibres institutionnels à la faveur de la CIG. Certes on vient de le voir, les conditions d'une meilleure coopération dans le domaine de la politique étrangère ne sont pas nécessairement acquises. Toutefois, les atouts ne manquent pas, au premier rang desquels l'engagement européen des deux pays . Mais il existe d'autres facteurs de rapprochement. D'une part chacun des Etats dispose de la stabilité institutionnelle intérieure qui lui confère la capacité -indispensable dans l'ordre de la diplomatie- de conduire des actions sur le long terme.

D'autre part les intérêts des deux pays restent plus complémentaires que contradictoires : le souci de la France de développer les liens entre l'Union et la Méditerranée équilibre la priorité que manifeste l'Allemagne pour les relations avec l'Europe orientale et la CEI. Sur le plan de la sécurité, la France peut également beaucoup apporter à l'Allemagne et cette dimension pourrait jouer un rôle décisif dans le rapprochement des deux pays pour une politique étrangère commune.

Sans doute le tableau doit-il être nuancé. Le dialogue franco-allemand n'est pas toujours exempt d'ambiguïtés : nos partenaires nous ont reproché l'absence de concertation notamment au moment où s'est décidé le choix de la professionnalisation de notre armée. L'Allemagne, pour sa part, marquée par le poids de l'histoire, témoigne encore de beaucoup de prudence pour assumer ses responsabilités sur la scène internationale.

Cependant ces difficultés ne sont pas insurmontables. La position allemande elle-même évolue, notamment au regard de l'engagement de forces militaires dans le cadre des opérations de maintien de la paix.

Du reste la déclaration de Fribourg témoigne d'un rapprochement très encourageant des positions entre nos deux pays. Cependant la concertation franco-allemande n'est pas seulement décisive pour permettre à la CIG d'aboutir à des progrès substantiels dans la mise en place d'instruments efficaces au service de la PESC. Elle doit, par la suite, constituer le ferment d'une volonté commune qui puisse susciter l'adhésion des autres Etats-membres. Aussi cette coopération pour se pérenniser suppose-t-elle une forme d'institutionnalisation.

b) Une nécessaire institutionnalisation

L'instance de concertation permanente que votre rapporteur appelait de ses voeux pour l'Union pourrait d'abord se mettre en place et le plus tôt possible entre l'Allemagne et la France. Elle serait destinée à développer des analyses communes de la situation internationale et pourrait servir de base à des initiatives proposées à l'Union ou conduites à deux dans le cas d'un refus.

Cette structure aurait vocation à s'ouvrir à tous les pays qui le souhaiteraient à condition qu'ils en acceptent les règles, et notamment la possibilité de mener dans un cadre restreint des opérations limitées impliquant, le cas échéant, la mise en oeuvre de moyens financiers propres. Ce schéma de coopération s'inscrit tout à fait dans le cadre d'une Europe à plusieurs cercles ou même d'une Europe à géométrie variable. Votre rapporteur a toutefois une préférence pour la première hypothèse : dans ce scénario les pays appelés à unir leur voix dans le domaine de la politique étrangère seraient également ceux qui auraient décidé d'aller plus avant dans d'autres domaines.

Comment ce dispositif restreint pourrait-il s'articuler avec le dispositif commun aux Quinze puis à une Europe élargie ? Si la CIG se conclut par des réformes importantes, les mécanismes qui viennent d'être décrits pourront se fondre avec les instruments d'une politique étrangère à Quinze rénovée. Si au contraire la négociation devait aboutir à des résultats décevants, la coopération se poursuivra dans un cadre restreint selon les méthodes qui n'auront pas pu être étendues à l'ensemble de l'Union et aura valeur exemplaire pour tous les Etats membres. Dans cette hypothèse il sera toujours possible de redéfinir les relations avec la Commission sans l'exclure, bien au contraire, des travaux conduits dans un cercle.

Dans les deux cas de figure, la concertation entre la France et l'Allemagne constituera le moteur d'une politique étrangère européenne.

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