L'ESSENTIEL
L'intelligence artificielle (IA) est appelée à jouer un rôle majeur dans l'action publique à l'ère de l'anthropocène, caractérisée par des tensions croissantes sur les ressources naturelles et des changements rapides de l'environnement.
Dès 2018, le rapport « Villani » soulignait que l'IA allait « nous permettre de comprendre la dynamique et l'évolution des écosystèmes en se basant sur la réalité de leur complexité biologique, d'optimiser la gestion de nos ressources, notamment énergétiques, de préserver notre environnement et d'encourager la biodiversité »1(*). Depuis, ce potentiel de l'IA au service de l'environnement n'a cessé de trouver des applications concrètes et les innovations se poursuivent.
Lutte contre les îlots de chaleur dans l'aménagement urbain, suivi du recul du trait de côte, réduction de la pollution en ville, amélioration du tri des déchets ou aide au déploiement des sources d'énergie renouvelable : les exemples sont nombreux.
Associée à une puissance de calcul sans précédent, l'IA est en effet capable de traiter et de mettre en relation une grande quantité de données, ce qui en fait un outil particulièrement intéressant dans un domaine où les enjeux d'adaptation de nos sociétés répondent à une équation complexe. L'urgence à agir est grande, mais la difficulté à faire émerger une vision collective, qui puisse concilier transition écologique et transformation économique et sociale, ne l'est pas moins.
10 exemples parmi d'autres où l'IA change la donne en matière d'environnement
Secteur |
Objectif |
Exemple de solution fondée sur l'IA |
Énergie |
Réduction des consommations énergétiques dans le bâtiment |
Le dispositif « Advizeo » utilise l'IA pour automatiser le suivi et le pilotage des bâtiments à distance, pour plus de flexibilité dans la gestion énergétique. |
Agriculture |
Aide à la décision pour les exploitants agricoles |
L'outil Pixagri développé par TerraNIS permet d'évaluer la biomasse des cultures intermédiaires pour aider les agriculteurs à réduire l'apport d'engrais tout en optimisant leurs pratiques. |
Gestion des déchets |
Amélioration du tri des déchets |
Avec Max AI, l'entreprise Veolia utilise des caméras optiques et l'IA pour améliorer les performances du tri. |
Gestion de l'eau |
Amélioration de la maintenance prédictive pour une gestion durable des ressources hydriques |
« Mission 90 + » s'appuie sur l'IA pour la détection acoustique de fuites dans le réseau d'eau potable. |
Mobilité |
Mesure de l'impact de la mobilité sur l'air et le climat |
Le projet « Predict AI'r » a permis la création d'un dispositif prédictif des impacts de la mobilité grâce à l'IA, en analysant les données de bornage téléphonique et en quantifiant l'empreinte climatique quotidienne des trajets. |
Biodiversité |
Connaissance et préservation des habitats naturels |
Le projet « CarHab » a pour objectif de cartographier d'ici 2026 la végétation de tout le territoire français pour établir une carte nationale des habitats naturels et semi-naturels. |
Lutte contre les incendies |
Estimer le risque d'incendie |
Le projet GOLIAT utilise l'IA pour représenter le risque de survenue d'incendie par commune en Corse. |
Prévision de phénomènes extrêmes |
Alerte sur le risque de canicule |
Utilisation du machine learning sur des données du modèle de simulation « PlaSim » par une équipe du CNRS de Lyon pour démontrer la capacité de l'IA à prédire les canicules jusqu'à un mois à l'avance |
Forêts |
Mesurer le stock de carbone contenu dans la biomasse végétale |
L'entreprise KANOP utilise des techniques d'apprentissage profond pour mettre en évidence le stock de carbone contenu dans la biomasse végétale et qualifier la capacité des forêts à séquestrer le carbone atmosphérique. |
Urbanisme et aménagement du territoire |
Urbanisme durable |
Avec « Urba AI », l'IA est utilisée pour prendre en compte les enjeux écologiques dans les PLU et suivre les objectifs environnementaux du schéma directeur francilien. |
Sans verser dans le « solutionnisme technologique », la question posée aujourd'hui est de savoir dans quelle mesure l'IA peut contribuer à l'accélération de la transition écologique. Quels sont par exemple ses apports concrets à des politiques comme celle du « Zéro artificialisation nette » (ZAN) ou pour répondre aux difficultés posées par le retrait-gonflement des argiles, qui nécessite de connaître la nature du sous-sol sur une dizaine de mètres ? Quelle place occupe-t-elle dans les travaux des opérateurs publics sur les problématiques environnementales ?
Les avancées promises par l'IA dans la mobilisation des données environnementales au service de la transition écologique étant réelles, l'action publique tente de se structurer pour favoriser l'émergence de solutions d'IA au service de l'environnement. Les usages avancés se trouvent cependant encore en phase très exploratoire.
Le renforcement de l'« exploitabilité » des données, l'amélioration de la gouvernance ainsi que la mise en place d'un modèle économique adapté font partie des conditions de réussite de l'IA pour l'environnement.
*
Le rapport ne prétend pas réaliser un inventaire exhaustif des cas d'usage de l'IA dans le domaine de l'environnement mais a pour objectif de fournir un état des lieux objectif des contributions possibles de l'IA à l'action publique dans ce domaine et des difficultés rencontrées dans l'émergence de solutions.
Il n'a par ailleurs pas pour objet d'approfondir la question de plus en plus prégnante et transversale des conséquences environnementales de l'IA, que nos choix politiques et sociétaux ne peuvent ignorer.
L'empreinte environnementale de l'IA : une question équivoque
Le caractère immatériel de l'IA ne doit pas faire oublier que celle-ci consomme d'importantes quantités de ressources et d'énergie. Elle tend ainsi à aggraver l'empreinte environnementale du numérique2(*).
La quantification précise des impacts de l'IA sur l'environnement reste toutefois délicate :
Elle suppose en effet de mesurer la totalité des conséquences directes et indirectes de l'exécution d'un programme d'IA, en ne se limitant pas à son empreinte carbone (émissions de gaz à effet de serre).
Cela signifie qu'il faut prendre en compte chaque étape du cycle de vie des infrastructures et des équipements numériques (calculateurs, matériels présents dans les centres de données, terminaux des utilisateurs), de leur fabrication jusqu'à leurs fin de vie et éventuel recyclage en passant par leur utilisation.
Doivent être intégrées au raisonnement les conséquences de l'extraction des matières premières (minerais et métaux précieux), de la consommation d'énergie et d'eau nécessaires au fonctionnement des centres de données et au refroidissement des serveurs ou encore l'emprise au sol de l'implantation de nouveaux centres de données.
Or comme le montre le schéma ci-après, ces éléments ne font pas tous l'objet d'une évaluation approfondie aujourd'hui.
Source : Anne-Laure Ligozat, Enjeux environnementaux de l'IA, 20243(*)
Il manque en outre des données ouvertes relatives, par exemple, à la part représentée par l'IA dans la consommation énergétique totale des serveurs au sein des centres d'hébergement ou encore à celle des usages faisant intervenir des systèmes d'IA parmi les différentes utilisations des terminaux.
Enfin, la question de savoir si les services apportés par l'IA dans les politiques environnementales sont globalement susceptibles de compenser l'empreinte écologique de cette même IA reste ouverte, les relations entre l'IA et l'environnement étant à double tranchant.
Il n'en demeure pas moins que face aux besoins croissants en infrastructures matérielles et en ressources énergétiques des nouvelles IA, les alertes sur leur empreinte écologique grandissante se multiplient.
L'IA est l'une des raisons principales de la croissance des besoins en électricité des centres de données.
Comme en témoignent les récents rapprochements des géants du numérique avec l'industrie nucléaire, les besoins en électricité des centres de données sont appelés à croître de façon soutenue.
Selon l'Electric Power Research Institute (EPRI), ces centres pourraient compter pour 10 % de la consommation électrique des États-Unis en 2030 contre 4 % aujourd'hui4(*). Les data centers étant concentrés géographiquement, cette évolution soulève des enjeux localement importants, comme par exemple en Irlande où la consommation électrique des centres a dépassé celle du secteur résidentiel en 2024.
Cette croissance s'explique en grande partie par l'essor de systèmes d'IA de plus en plus grands et généralistes - comme l'illustre le graphique ci-après -, fondés sur des techniques d'apprentissage profond et des opérations d'inférence très énergivores.
Source : JLL Research, 2024, OurWorldInData, EpochAI
Les grands modèles de langage (LLM) des IA génératives s'appuient en effet sur des réseaux profonds de neurones artificiels entraînés sur des volumes de données considérables, ce qui nécessite une puissance de calcul et une capacité de stockage toujours plus élevées.
Selon OpenAI, l'entraînement du modèle de langage GPT-3 a consommé une quantité d'énergie équivalente à la consommation annuelle de 120 foyers américains. Quant à son successeur, GPT-4, il aurait nécessité une consommation d'électricité quarante fois supérieure, soit l'équivalent de celle de près de 5 000 foyers américains5(*).
Compte tenu de l'utilisation de sources très majoritairement carbonées pour produire l'électricité nécessaire au fonctionnement des serveurs, les émissions de CO2 liées à l'IA générative et aux LLM sont particulièrement élevées.
Selon des chercheurs de l'Université du Massachusetts, le seul entraînement d'un modèle d'IA comptant 200 millions de paramètres représente une empreinte carbone supérieure à celle de cinq voitures pendant leur cycle de vie6(*). L'entraînement de GPT-3.5 aurait coûté l'équivalent carbone de 136 allers-retours Paris-New-York. Pour un modèle de langage de 1,75 milliard de paramètres, une phase d'entraînement peut nécessiter plus de 650 000 kWh d'électricité et générer 280 tonnes de CO2, ce qui correspond à un vol entre New York et San Francisco pour 300 passagers.
À titre de comparaison, la consommation annuelle moyenne d'un foyer de deux personnes en France est d'environ 4 679 kWh7(*) et les modèles d'IA les plus avancés, tels que ChatGPT-4, Gemini Ultra ou encore LlaMa-3 utilisent désormais des centaines de milliers de paramètres à des fins d'apprentissage.
La consommation d'eau liée à l'IA est également en forte hausse.
Les processeurs graphiques (GPU) spécifiques aux IA étant très sollicités, ils produisent beaucoup de chaleur, laquelle est évacuée par un système de refroidissement à eau. De grandes quantités d'eau sont ainsi utilisées pour refroidir les serveurs des centres de données.
En 2023, des chercheurs de l'Université de Californie ont révélé que l'entraînement de GPT-3 dans les centres de données de Microsoft aux États-Unis avait nécessité près de 700 000 litres d'eau douce potable8(*). Leur étude anticipe qu'en 2027, l'IA pourrait être à l'origine de prélèvements d'eau s'élevant entre 4,2 et 6,6 milliards de mètres cubes, soit l'équivalent de quatre à six fois la consommation annuelle du Danemark ou de la moitié de celle du Royaume-Uni. Des conflits d'usage pourraient apparaître dans les zones exposées à un risque de stress hydrique ou de sécheresse.
Dans ce contexte, plusieurs solutions sont mises en avant pour aller vers une IA plus frugale.
Parmi les solutions identifiées pour réduire l'empreinte environnementale de l'IA figurent la conception d'algorithmes optimisés (« green algorithms »), l'amélioration de l'efficacité énergétique des matériels informatiques et le recours accru à des sources d'électricité décarbonées, comme un mix énergétique intégrant le nucléaire et les énergies renouvelables9(*).
Le développement de systèmes d'IA plus frugaux ne doit toutefois pas faire oublier le risque d'un effet rebond des consommations, qui pourrait venir contrarier les effets vertueux escomptés. Ce phénomène est observé lorsque les économies d'énergie attendues avec l'utilisation d'une technologie énergétiquement plus efficace conduisent in fine à un accroissement des usages et donc des consommations. À titre d'exemple, une IA permettant un trafic plus fluide sera à l'origine d'un gain de temps pour les utilisateurs, d'un éloignement des domiciles et d'une augmentation des distances parcourues, donc paradoxalement d'une hausse de la consommation de carburant.
À défaut de régulation juridique fine, les outils et référentiels en faveur d'une IA frugale se développent.
Compte tenu de ces enjeux, la protection de l'environnement fait désormais partie intégrante des considérations sur l'éthique de l'IA adoptées au niveau international. Il en va notamment ainsi dans la Recommandation du Conseil de l'OCDE adoptée le 22 mai 2019 par 42 pays10(*), dont la France, et de la Recommandation sur l'éthique de l'IA de l'Unesco adoptée en 202111(*).
À l'échelle européenne, le livre blanc sur l'IA de la Commission européenne adopté en février 202012(*) met également en avant cet enjeu écologique.
En France, la loi « Réduire l'empreinte environnementale du numérique » du 15 novembre 202113(*) traite quant à elle de l'empreinte écologique du numérique sans aborder spécifiquement l'IA.
Cependant, sous l'impulsion de l'Ademe et de l'Inria notamment, les travaux d'évaluation, de certification et de normalisation des systèmes fondés sur l'IA se poursuivent. C'est l'une des missions de l'observatoire Ademe/RCEP sur les impacts environnementaux du numérique, qui intègre les aspects liés à l'IA générative et tient compte de la nécessité de disposer d'une connaissance fine du cycle de vie des outils et des composants numériques. En collaboration avec l'Afnor, l'Écolab a par ailleurs publié un référentiel général pour l'IA frugale. Il fournit une méthodologie d'évaluation de l'impact environnemental et met en avant les bonnes pratiques.
Des outils ouverts tels que « Green Algorithms » ou « Code Carbon » sont également mis en place pour aider les développeurs à évaluer l'impact énergétique des algorithmes d'IA14(*).
Le recours à l'IA et le choix de l'outil doivent idéalement faire l'objet d'une balance environnementale au cas par cas, les IA spécialisées demeurant par exemple moins énergivores et plus efficaces que les IA polyvalentes.
* 1 Cédric Villani, Donner un sens à l'intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, mars 2018, p. 124. Plus récemment, le rapport de la Commission de l'intelligence artificielle recommandait de « faire de la France un pionnier de l'IA pour la planète en renforçant la transparence environnementale, la recherche dans des modèles à faible impact, et l'utilisation de l'IA au service des transitions énergétique et environnementale » (recommandation n° 4 du rapport Favoriser les systèmes d'IA à faible impact sur l'environnement, p. 169). Au niveau mondial, la conférence de l'Organisation des Nations unies sur les changements climatiques de 2023 (COP 28) concluait à l'intérêt de mobiliser l'IA comme instrument de lutte contre le changement climatique, avec l'objectif d'innover pour soutenir des solutions alimentées par l'IA dans les pays en développement.
* 2 Selon une évaluation conjointe de l'Ademe et de l'Arcep, le numérique représente aujourd'hui 2,5 % des émissions de CO2 de la France. 78 % de l'empreinte carbone du numérique est émise durant la phase de fabrication des équipements.
* 3 Enjeux environnementaux de l'IA - Semaine IA Rennes 2024
* 4 Electric Power Research Institute, Powering Intelligence: Analyzing Artificial Intelligence and Data Center Energy Consumption, 28 mai 2024 : https://www.epri.com/research/products/3002028905
* 5 Conseil économique, social et environnemental, Intelligence artificielle et environnement : enjeux et perspectives, 2024 : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2024/2024_14_IA_Environnement.pdf
* 6 Strubell, E., Ganesh, A., & McCallum, A., « Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP ». In Proceedings of the 57th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics (ACL), 2019 : https://doi.org/10.48550/arXiv.1906.02243
* 7 ElecDom - Données de consommation annuelle, jeu de données de l'Ademe publié sur data.gouv.fr : https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/elecdom-donnees-de-consommation-annuelle/
* 8 Pengfei Li, Jianyi Yang, Mohammad A. Islam, Shaolei Ren, Making AI Less « Thirsty »: Uncovering and Addressing the Secret Water Footprint of AI Models, Cornell University, 2023 : https://arxiv.org/pdf/2304.03271
* 9 Voir notamment la contribution de Thomas Le Goff, « Recommandations pour une action publique en faveur d'une IA générative respectueuse de l'environnement », 2023 : Recommandations pour une action publique en faveur d'une IA générative respectueuse de l'environnement - Archive ouverte HAL
* 10 OCDE, Recommandation du Conseil sur l'intelligence artificielle, 2019 : https://giurisprudenza.unimc.it/it/ricerca/dirittoapplicato/site-news/OECDLEGAL0449fr.pdf
* 11 Unesco, Recommandation sur l'éthique de l'intelligence artificielle, 2021 : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000381137_fre
* 12 Commission européenne, Livre blanc sur l'intelligence artificielle - Une approche européenne axée sur l'excellence et la confiance, 2020 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52020DC0065.
* 13 Loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France.
* 14 Un simulateur comme « Ecologits Calculator », développé par GenAI Impact, permet quant à lui un usage plus raisonné des IA génératives d'un point de vue environnemental en permettant de comparer la consommation d'énergie de plusieurs grands modèles de langage lors de la phase d'inférence.