N° 257
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 janvier 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la
commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées (1) sur
« renforcer la relation
franco-turque afin d'agir
conjointement
pour la
paix »,
Par MM. Christian CAMBON, Olivier CIGOLOTTI, Mmes Nicole DURANTON, Sylvie GOY-CHAVENT et M. Jean-Marc VAYSSOUZE-FAURE,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de :
M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal
Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret,
Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol,
Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid
Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau,
Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure,
secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet,
Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette
Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial,
Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe
Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre
Grand, Joël Guerriau, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain
Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve,
MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi,
Ronan Le Gleut, Didier Marie,
Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot,
MM. Stéphane Ravier,
Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël
Vallet, Robert Wienie Xowie.
L'ESSENTIEL
Une délégation de cinq sénateurs de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées s'est rendue en Turquie du 8 au 12 octobre 2024. Elle était composée de Christian Cambon, Olivier Cigolotti, Nicole Duranton, Sylvie Goy-Chavent et Jean-Marc Vayssouze-Faure.
La délégation a débuté ce déplacement à Izmir afin de visiter le détachement français du commandement terrestre (LANDCOM) de l'OTAN et échanger avec les autorités locales et nos représentants consulaires, avant de rejoindre Ankara. Là, elle a eu des échanges avec des responsables ministériels et parlementaires. Ce déplacement s'inscrivait dans le cadre d'une volonté partagée de renouer un dialogue de haut niveau alors que les sujets de désaccord se sont accumulés ces dernières années. Il a été l'occasion, pour les deux parties, de réaffirmer l'importance de leur relation, sans nier les difficultés qui ont été rappelées, en particulier lors des échanges menés à la Grande Assemblée nationale de Turquie.
Au-delà de ces différences connues et assumées, le dialogue a permis aux sénateurs de mieux évaluer la position ambivalente de la Turquie. Située à la fois au Proche-Orient et en Europe, désireuse de renforcer ses liens avec l'Union européenne tout en poursuivant une voie propre dans le monde musulman, héritière du projet modernisateur et laïc de Mustapha Kemal Atatürk, mais aussi profondément transformée par le projet politique mis en oeuvre par le président Erdogan, médiatrice dans les conflits qui l'entourent mais également soutien de certains belligérants dans le Caucase et en Syrie, la Turquie exerce un rôle régional unique.
La Turquie demeure, un acteur important de l'OTAN et assure la présence de l'Alliance sur le front sud-est européen mais son positionnement peut être imprévisible par rapport à ses alliés comme vis-à-vis de ses voisins (I). Elle constitue, ensuite, un partenaire essentiel de l'Union européenne qui doit pouvoir s'inscrire dans une relation durable et ambitieuse faute de pouvoir envisager une adhésion dans un avenir raisonnable (II). La Turquie s'affirme, enfin, comme un compétiteur de la France tant sur les rives de la Méditerranée, dans le Caucase qu'en Afrique, ce qui pourrait amener les deux partenaires à repenser leurs relations pour retrouver une confiance qui s'est affaiblie et entreprendre des actions conjointes pour favoriser la paix dans une région encore marquée par les conflits (III).
Au carrefour des mondes occidental, slave et musulman, la Turquie sait gérer ses affinités multiples en fonction des circonstances pour renforcer son influence et constitue donc un partenaire de choix pour concourir à stabiliser une région aujourd'hui profondément déstabilisée.
Les membres de la délégation considèrent que le renforcement de la confiance entre les deux pays doit constituer un objectif prioritaire dans le prolongement du dialogue politique renoué à l'occasion de cette visite sénatoriale. Cette confiance nécessaire, fondée sur le respect mutuel et la reconnaissance du rôle incontournable des deux pays dans le monde méditerranéen, doit être consolidée par des décisions fortes en matière de coopération économique, militaire, culturelle, éducative et décentralisée, mais aussi par l'affirmation de convictions partagées concernant le respect du droit international et la volonté de résoudre les conflits régionaux par le dialogue et la recherche de compromis justes et équitables. La diplomatie parlementaire pourrait accompagner ce rapprochement en favorisant la compréhension réciproque et en accompagnant les progrès nécessaires.
I. UN ALLIÉ ESSENTIEL MAIS PARFOIS INCERTAIN AU SEIN DE L'OTAN
A. UN MEMBRE PRIMORDIAL DE L'ALLIANCE ATLANTIQUE DANS UNE ZONE REDEVENUE INCONTOURNABLE
1. Une présence importante de l'OTAN en Turquie
Depuis son adhésion à l'OTAN en 1952 la Turquie permet à l'Alliance de renforcer sa présence en Méditerranée orientale et dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore qui constituent le point de passage obligé pour les navires se rendant de la Mer noire en Méditerranée et inversement. Les autorités turques ont souligné par ailleurs que l'armée turque constituait la deuxième de l'OTAN en effectifs.
La présence de l'OTAN en Turquie se matérialise principalement au travers de la base aérienne d'Incirlik qui accueille des éléments de l'US Air Force contribuant au support des missions de l'OTAN dans la région. Outre des aéronefs, la base accueillerait encore un nombre important de bombes thermonucléaires B-61 américaines.
Les Sénateurs ont souhaité se rendre au quartier général terrestre (LANDCOM) situé à Izmir qui accueille un contingent de militaires français. Ils ont pu échanger à cette occasion avec les militaires français afin de leur exprimer leur soutien et de prendre connaissance des conditions d'exercice de leur mission, tant sur le plan personnel que professionnel. Si les militaires français rencontrés ont tous fait part de leur grande satisfaction pour cette affectation, ils ont aussi évoqué des problèmes pour scolariser leurs enfants en l'absence d'établissement français à Izmir ainsi que des difficultés économiques compte tenu de la forte inflation que connaît le pays et des difficultés à se loger à proximité du siège de l'OTAN.
Concernant plus précisément le rôle du LANDCOM, les sénateurs ont bénéficié d'une présentation des travaux en cours sur la transformation de l'OTAN pour répondre aux nouvelles menaces. Ils ont ainsi pu prendre la mesure du travail réalisé ces dernières années par l'Alliance afin d'actualiser l'appréciation de la menace et de redimensionner les efforts à produire pour y répondre dans les meilleurs délais. L'enjeu majeur pour l'Alliance est, en effet, de pouvoir organiser une montée en puissance rapide, puissante et continue afin de faire face, dans la durée, à une menace de haute intensité, ce qui nécessite la définition d'un nouveau modèle de forces. Compte tenu de l'évolution du contexte, les nouveaux plans sont systématiquement testés au moyen d'exercices de plus en plus importants. Ces nouveaux plans tiennent également compte des menaces de guerre hybride.
Les membres de la délégation sénatoriale considèrent que le renforcement du rôle du LANDCOM justifie pleinement de faire monter en puissance le contingent français en portant un soin particulier aux conditions de séjour des familles pour renforcer l'attractivité de la mission, en veillant à pourvoir l'ensemble des postes attribués à notre pays et en envisageant l'affectation d'officiers généraux afin d'exercer une influence plus conforme à notre poids dans l'Alliance.
2. Un acteur clé de la guerre en Ukraine
L'agression de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a mobilisé la Turquie qui s'est employée à jouer un rôle de médiateur notamment en réunissant en mars 2022 à Antalya les chefs de la diplomatie russe et ukrainienne, puis en menant plusieurs tentatives de médiation. Cette position particulière de la Turquie dans le conflit s'explique par les liens étroits qu'elle entretient avec chacun des deux protagonistes. Engagée dans une coopération militaire avec l'Ukraine et cliente de ce pays en matière d'importation de céréales, la Turquie doit également tenir compte de sa dépendance à la Russie sur les plans énergétique (gaz acheminé au travers du gazoduc Turk Stream, centrale nucléaire russe d'Akkuyu...) et économique (touristes russes, marché du BTP russe...). Elle a ainsi refusé d'appliquer les sanctions internationales tout en condamnant l'agression russe et elle veille à maintenir le dialogue avec l'ensemble des parties.
Si la fermeture des détroits1(*) des Dardanelles et du Bosphore décidée par la Turquie dès février 2022 a, par exemple, eu pour conséquence d'interdire l'entrée de bâtiments de pays non riverains en Mer noire, elle a aussi compliqué les mouvements des bâtiments russes, les autorités turques ayant indiqué que près de 28 navires russes s'étaient vu refuser le passage vers la Mer noire depuis le début de la guerre. La Turquie a également joué un rôle important afin de permettre l'adoption d'un accord sous l'autorité de l'ONU qui a créé un corridor maritime sûr en Mer noire emprunté par plus de mille navires chargés de céréales et d'autres denrées alimentaires de juillet 2022 à juillet 2023. À cet égard, le vice-ministre des affaires étrangères, Melmet Kemal Bozay, a indiqué à la délégation que la sécurité alimentaire à travers la poursuite des exportations de céréales et la préservation de la liberté de circulation en Mer noire constituaient toujours deux priorités pour les autorités turques.
* 1 Le 28 février 2022, à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, la Turquie a décidé de fermer l'accès aux détroits des Dardanelles et du Bosphore à tous les navires militaires en invoquant la Convention de Montreux de 1936 qui vise à concilier le principe de liberté de passage avec la nécessité de « sauvegarder » la sécurité de la Turquie et des États riverains de la Mer noire.