AVANT PROPOS

Le bureau de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a confié à Mmes Marie-Arlette Carlotti et Vivette Lopez une mission d'information relative à l'attractivité du métier des armes, motif pris des difficultés de recrutement constatées à la fin de l'année 2023.

La dégradation continue de l'environnement international avait en effet justifié l'établissement, dans la loi de programmation militaire pour les années 2024-2030, d'un calendrier d'augmentation des effectifs relativement ambitieux, mais lesté dès la première année de sa mise en oeuvre d'un déficit produit par la sous-réalisation des schémas d'emplois des deux années précédentes.

Dans le contexte international de l'heure, les moyens de garantir à nos forces une épaisseur suffisante sont peut-être plus primordiaux encore que la course technologique ou le niveau d'entraînement. Comme le rappelle dans un entretien récent le général Schill, chef d'état-major de l'armée de terre, c'est sur terre, où vivent 100 % des hommes, que commencent et finissent les guerres, lesquelles sont les moments d'un duel paroxystique où « un peuple exprime sa volonté avec force ; il le fait en engageant ce qu'il a de plus précieux : sa population et en particulier sa jeunesse »1(*).

Résoudre le problème de l'attractivité des armées implique ainsi de tenter de comprendre les aspirations de la population, et de démêler les variables à l'oeuvre au niveau des choix individuels aussi bien que dans les principes d'organisation institutionnels. La sociologue Barbara Jankowski résume ainsi le problème : « Le rapport des armées à la société dépend de trois facteurs qui concourent à façonner leur image auprès du public : les missions confiées aux armées ; les changements internes à l'institution ; le contexte sociétal »2(*).

Le présent rapport tentera d'articuler ces trois aspects, en se focalisant sur le métier des armes. Il prend acte des importants efforts consentis par le ministère des armées pour remédier aux nombreuses difficultés, désormais bien identifiées, dans la gestion du personnel militaire, et met l'accent sur les variables résiduelles qui semblent aux rapporteures les plus déterminantes.

Il fait en outre la part belle aux comparaisons internationales, dans un contexte de difficultés partagées au sein des armées des pays de l'Otan pour des raisons qui sont partiellement comparables d'un pays à l'autre, et de défis communs à relever dans le cadre de l'alliance. Il appellera assurément d'autres travaux, en fonction de la pérennisation des succès du recrutement annoncés au titre de 2024 et du contexte stratégique, afin de renforcer notre résilience.

I. L'ATTRACTIVITÉ DES ARMÉES : UN DÉFI D'INGÉNIERIE ADMINISTRATIVE ET BUDGÉTAIRE

L'écart croissant entre le volume des armées et les objectifs fixés dans la dernière loi de programmation militaire pose en première instance un problème de crédibilité de la trajectoire que le législateur a établie. Les leviers immédiatement disponibles pour corriger le tir sont désormais bien identifiés, et requièrent une priorisation dans le contexte difficile de l'heure.

A. UN PROBLÈME DANS LA PROGRAMMATION BUDGÉTAIRE : LA SOUS-EXÉCUTION RÉPÉTÉE DES SCHÉMAS D'EMPLOIS VOTÉS EN LOI DE FINANCES MENACE LE RESPECT DE LA TRAJECTOIRE PLURIANNUELLE

1. Une exécution du schéma d'emplois du ministère des armées devenue plus préoccupante en 2023
a) Un pilotage des effectifs devenu plus difficile en 2023

La loi de finances initiale pour 2023 fixait le niveau du plafond d'emplois militaires à 210 428 équivalents temps plein travaillé (ETPT). Les effectifs militaires réalisés à la fin de l'année n'ont été que de 202 122 ETPT, soit un écart au plafond d'emplois autorisé par le Parlement de plus de 8 300 unités, ou presque 4 %.

Effectifs militaires réalisés en 2023, rapportés aux effectifs autorisés en loi de finances initiale

Catégorie d'emplois

LFI + LFR

2023

(3)

Transferts
de gestion
2023

(4)

Réalisation

2023

(5)

Écart à
LFI + LFR 2023
(après transferts
de gestion)
(5 - (3 + 4))

1091 - Officiers

35 199,26

-3,08

34 283,25

-912,93

1092 - Sous-officiers

93 544,12

-1,08

89 914,08

-3 628,96

1093 - Militaires du rang

78 897,30

0,00

76 021,50

-2 875,80

1094 - Volontaires

1 641,02

0,00

1 287,17

-353,85

1095 - Volontaires stagiaires du SMV

1 147,20

0,00

616,17

-531,03

Total Militaires

210 428,90

-4,16

202 122,17

-8 302,57

Source : RAP 2023.

Le schéma d'emplois voté par le Parlement, c'est-à-dire la cible de recrutement fixée au gestionnaire cette année-là, s'établissait à 1547 équivalents temps plein en loi de finances initiale. En gestion toutefois, le ministère avait rectifié ce schéma pour le ramener à 804 ETPT, dont 103 pour le service industriel de l'aéronautique, réduisant donc le schéma sur le seul périmètre de la LPM de quasiment 800 ETP.

Le ministère des armées a mis fin pour l'exercice 2023 au mécanisme dit d' « avance-retard », qui lui permettait de recruter par anticipation ou de reporter ses besoins sur l'exercice suivant. En dépit de la souplesse offerte aux gestionnaires, ce mécanisme a été accusé par la Cour des comptes de contribuer à amplifier les écarts entre le schéma prévisionnel et le schéma réalisé, puisqu'il reporte les retards automatiquement d'une année sur l'autre, et de modifier en gestion la nature des recrutements en favorisant les directions civiles, qui ont peu de problèmes de recrutement, au détriment d'autres catégories de personnel3(*). En 2023, l'application de ce mécanisme aurait ainsi conduit à un cumul de retard de 2 200 ETPE environ, soit un schéma d'emploi à réaliser de presque 3 800 ETP4(*).

L'écart de la réalisation à la prévision demeure très important, avec un schéma réalisé de -2 515 ETP, signe que les motifs de révision du schéma d'emplois voté en LFI ont revêtu une ampleur sous-estimée. La Cour observe que, d'une part, la dynamique des recrutements est restée soutenue avec 27 164 entrées nouvelles externes en 2023, lesquelles restent comparables aux 27 707 entrées en 2022, mais inférieure aux objectifs que le ministère s'était fixés, à savoir 29 520 entrées prévues en début de gestion. D'autre part, les départs sont restés importants avec 25 496 sorties définitives, en ligne avec les prévisions de début de gestion, soit 25 309 sorties, et avec les 24 957 départs enregistrés en 2022, mais à leur plus haut niveau depuis 2017.

Exécution du schéma d'emploi 2023

en ETP arrondis à l'entier

Schéma d'emplois 2023

Catégorie

SE LFI

SE Cible

SE exécuté

Officiers

+610

+418

+260

Sous-officiers

+847

-52

-1 226

Militaires du rang

-768

-342

-2 611

Volontaires

+35

+12

-22

TOTAL MILITAIRES

+724

+36

-3 599

TOTAL CIVILS

+823

+768

+1 084

TOTAL MINARM

+1 547

+804

-2 515

Source : DRH-MD.

En 2023, les trois armées portent l'essentiel du déficit, avec un schéma d'emplois réalisé à -2 610 ETP pour l'armée de terre, -669 ETP pour l'armée de l'air et de l'espace et -377 ETP pour la marine nationale.

b) Une menace sérieuse sur la trajectoire pluriannuelle établie en LPM

La sous-exécution du dernier schéma d'emplois n'est certes pas la première de la période récente. En rupture avec la dynamique déflationniste qui prévalait depuis la fin de la guerre froide, la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025 prévoyait une augmentation nette de 6 000 ETP sur la période couverte, qui a conduit à la mise en oeuvre d'une ambitieuse politique de recrutement. Ses résultats n'ont hélas pas été atteints. La non-réalisation des schémas d'emplois annuels successifs a touché tant le personnel militaire que le personnel civil, notamment en 2022, où l'écart d'avec la cible ministérielle a été de 2 228 ETP, alors qu'il s'agissait de l'année du plus important volume de recrutement réalisé depuis 2017 avec 27 707 ETP.

Vision pluriannuelle des trajectoires en effectifs

Source : DRH-MD.

La loi de programmation militaire 2024-20305(*) prévoit à son tour un ambitieux calendrier d'augmentation des effectifs du ministère de la défense devant conduire à atteindre la cible de 275 000 équivalents temps plein, soit la création nette de 6 300 ETP, à l'horizon 2030.

Calendrier d'augmentation nette des effectifs du ministère de la défense voté en LPM

 

2024

2025

2026

2027

2028

2029

2030

Total

Cibles d'augmentation nette des effectifs

700

700

800

900

1000

1000

1200

6300

Source : article 7 de la LPM 2024-2030.

La trajectoire d'augmentation des effectifs fixés par la dernière LPM est ainsi déjà compromise par la tendance à l'oeuvre depuis trois ans, ainsi que l'illustre le graphique ci-dessous.

Évolution des effectifs du ministère des armées et trajectoire prévue par les LPM (en ETPT)

Source : Cour des comptes, note d'exécution budgétaire 2023, d'après les données du ministère des armées.

Cet écart pose une première question d'ordre budgétaire. L'article 7 de la LPM prévoit en effet qu' « en fonction de la réalité du marché du travail, le ministère de la défense peut employer les crédits rendus disponibles par une sous-réalisation de ses cibles d'effectifs pour renforcer son attractivité et la fidélisation de ses agents ». Il ne fait que pérenniser une faculté déjà utilisée en 2023 : malgré la révision à la baisse du schéma d'emplois en cours d'exercice, le ministère a conservé le niveau de masse salariale correspondant à un schéma d'emplois complet pour financer d'autres mesures, ainsi que le retrace le tableau ci-dessous.

Mesures prises en gestion sous enveloppe de crédits ouverts en 2023

Marges budgétaires dégagées en cours d'exercice

non-saturation du schéma d'emplois

- 164 M€

moindre besoin pour le surcoût des OPEX

-79 M€

revalorisation du point d'indice réalisée en 2022

-31,5 M€

Moindre surcoût occasionné par la NPRM

-14,4 M€

Contexte inflationniste

revalorisations du SMIC

7,4 M€ au 1er janvier et 39, 4 M€ au 1er mai

Hausse de l'indemnité de garantie individuelle de pouvoir d'achat

20,3 M€

Rendez-vous salarial de juin

Revalorisation de 1,5 % du point d'indice au 1er juillet, prime exceptionnel de pouvoir d'achat, attribution de 1 à 9 points à certains agents

78,9 M€ + 73 M€ + 16,7 M€

Surcoût crise ukrainienne

Indemnités versées aux militaires déployés

74,4 M€

Montée en puissance de la réserve opérationnelle

 

11,4 M€

Source : Cour des comptes, note d'exécution budgétaire 2023.

La Cour des comptes conclut ainsi que le ministère est confronté à une double dynamique contradictoire. « D'une part, le financement de mesures catégorielles sous enveloppe de crédits, grâce à la sous-exécution du schéma d'emplois en 2023 [...] tend à grever la capacité future du ministère à rattraper la trajectoire d'effectifs ambitieuse que lui fixe la LPM. D'autre part, le respect de cette trajectoire conditionne la réalisation de l'ambition portée par la LPM pour les armées aux horizons 2030 et 2035 : il est indispensable pour que les armées soient en mesure de répondre pleinement, à terme, aux contrats opérationnels qui leur sont fixés »6(*).

Le dépassement de cette double contradiction ne peut emprunter qu'un nombre limité de voies. La Cour des comptes en conclut pour sa part que « le ministère des armées devra donc faire preuve de la plus grande prudence dans la mise en oeuvre de ces moyens d'attractivité, afin de garantir que sa masse salariale ne dérive pas et contraigne d'évincer d'autres dépenses ». Il est cependant loisible au législateur de faire primer la dernière partie de l'article 7 de la LPM, consistant à mettre en oeuvre rapidement les mesures susceptibles de freiner la perte d'attractivité des carrières militaires, quitte à reporter à plus tard dans la programmation, et sous réserve de crédits suffisants, la poursuite de l'objectif quantitatif d'augmentation des effectifs.

Ainsi éprouve-t-on rapidement les limites de l'exercice d'élaboration d'une loi de programmation militaire par temps calme. L'étroitesse manifeste de l'enveloppe destinée au financement concurrent de deux objectifs également légitimes, et la rapide dégradation de l'environnement international, peuvent être vues comme des incitations à un réexamen des priorités.

c) Un problème de transparence

Le suivi de la trajectoire d'augmentation des effectifs pose une deuxième question tenant à la transparence de l'information budgétaire.

Les créations de postes prévues par le schéma d'emplois 2023 correspondent à des nouveaux postes à pourvoir dans des domaines stratégiques de la LPM : renseignement et cyberdéfense (+572 ETP), sécurité et protection des sites sensibles (+255 ETP), unités opérationnelles des forces armées (+226 ETP), soutien aux exportations (+208 ETP), ou encore digitalisation et intelligence artificielle. Le rapport précité de la Cour des comptes indique encore que « Leur comparaison avec le schéma d'emplois réalisé fait par conséquent l'hypothèse que l'ensemble des sorties sont compensées par ailleurs. [...] Il apparaît donc difficile, à leur seule lecture, de conclure sur ces deux enjeux pourtant distincts ».

Les magistrats notent encore que « La lisibilité des sous-jacents de l'exécution budgétaire de la mission gagnerait à ce que le ministère des armées détaille, dans ses publications budgétaires, la trajectoire complète de ses effectifs et distingue d'une part l'effectivité des créations de poste décidées en LPM, et d'autre part la question du renouvellement du personnel géré en flux ».

Les rapporteures ne peuvent que rejoindre la Cour des comptes lorsqu'elle recommande d'améliorer la lisibilité budgétaire des enjeux RH du ministère des armées et, à cet effet, de :

- présenter le schéma d'emplois et le plafond d'emplois pour un périmètre unifié, couvrant l'intégralité de la mission ;

- présenter la trajectoire globale prévisionnelle des effectifs, en complément du schéma d'emplois ;

- distinguer au sein du schéma d'emplois, d'une part, les créations de postes qui résultent des efforts capacitaires portés par la LPM, et d'autre part, l'effet des renouvellements nets (recrutements, fidélisation) associés aux postes existants ;

Les rapporteurs observent en outre le peu de valeur ajoutée, s'agissant du suivi des questions de personnel, du document de politique transversale consacré annuellement à la sécurité et à la défense, qui reprend pour l'essentiel le contenu du bleu budgétaire du programme 212. Le suivi de effectifs et des moyens consacrés aux réservistes, en particulier, est particulièrement discret dans tous les documents annexés, alors que leur montée en puissance est censée contribuer au réarmement du pays.

d) Un phénomène relativement répandu dans les pays de l'Otan

La situation de l'armée française, au plan des ressources humaines, ne lui est certes pas propre.

· Au Royaume-Uni, les effectifs restent faibles en dépit de la volonté d'inverser la tendance. Au début des années 2010, confrontée à des coupes budgétaires, la British Army dut se résoudre à réduire ses effectifs à 82 000 soldats. Lors de la revue stratégique de défense publiée en mars 2021, elle dut à nouveau consentir à une diminution de format, à environ 73 000 soldats. La révision du document de 2021 décidée pour tenir compte de la nouvelle donne en Europe prévoit d'infléchir la trajectoire mais n'y est pas encore parvenue.

Les motifs d'inquiétude recensés par la presse et le Parlement recoupent ceux de l'armée française : les plans de recrutement sont parfois difficilement atteints, et la capacité à retenir le personnel devient plus difficile. Les enquêtes internes de la décennie écoulée ont fait apparaître une forte dégradation du moral des militaires. La presse évoque encore la motivation douteuse des précédents engagements à l'étranger, en Irak et en Afghanistan7(*).

Le 21 janvier 2024, le ministre britannique de la défense britannique Grant Shapps a assuré que l'effectif de la British Army ne descendra pas en dessous des 73 000 hommes. Mais d'après une évaluation du Times, il est probable qu'elle passe sous la barre des 70 000 hommes en 2026. La BBC estimait en 2021 que l'armée britannique devait retrouver en 2025 la taille qu'elle avait en 17148(*).

Entrées et sorties dans les forces armées britanniques depuis 2000

Source : Esme Kirk-Wade, Zoe Mansfield UK defence personnel statistics, House of commons library, 18 July 2023.

Entrées et sorties dans les différentes composantes de l'armée britannique (2017-2024)

Source : Ministry of defence, Quarterly service personnel statistics 1 April 2024.

· En Allemagne, les effectifs du ministère de la défense ont fondu d'environ 1 500 personnes en 2023, malgré les efforts en sens contraire. Le total des troupes se porte ainsi à 181 500 soldats, et le nombre de postes restants vacants à 20 000 environ, en raison de candidatures moins nombreuses et d'un taux d'attrition élevé. « La Bundeswehr vieillit et se réduit », avait résumé Eva Hoegl, commissaire parlementaire aux forces armées, dans son rapport annuel publié en mars 2024.

Ce document relève notamment que si le nombre de candidatures a augmenté grâce à la forte augmentation des demandes de service militaire volontaire, les taux d'abandon au cours de la période probatoire de six mois restent très élevés, autour de 26 % pour ceux qui ont commencé leur service en 2022 et 21,5 % à la fin 2023 - même si la période d'essai n'était pas encore terminée à ce stade. L'âge moyen des militaires a encore augmenté, passant de 33,5 en 2022 à 33,8 en 20239(*).

Pour accroître son attractivité, la Bundeswehr a introduit en 2021 de nouveaux grades, ceux de Dienstgrade Korporal et Stabskorporal, elle diversifie son offre de formation continue à des fins de reconversion - ainsi, des cours de psychologie destinés à élargir le bassin de candidats, notamment aux femmes.

La loi pour le renforcement de l'égalité des chances, ou Gleichstellungsfortentwicklungsgesetz, adoptée en début d'année, vise à faire de la Bundeswehr un employeur modèle. Elle insiste en particulier sur l'égalité des chances entre hommes et femmes, la promotion des femmes aux postes d'encadrement, améliore le soutien financier pour la garde d'enfants et l'élargissement de la couverture sanitaire des militaires, ou encore l'égalisation de certaines primes entre militaires professionnels et réservistes.

· Aux Etats-Unis10(*), le recrutement dans les forces armées est en baisse et le pays dispose désormais de leur plus petite armée depuis 1940, avec 445 000 hommes, 41 000 de moins qu'en 2021. En 2022, les forces armées américaines avaient déjà connu leur pire recrutement depuis l'abolition de la conscription en 1973, et ce record a été dépassé en 2023 : l'écart à l'objectif de recrutement atteint 10 000 soldats, soit 20 %. La réserve souffre également puisque l'écart à son objectif est de 30 %. Seules deux des cinq branques de l'armée étatsunienne sont parvenues à atteindre leurs objectifs de recrutement en 2023 : le corps des Marines et la force spatiale, qui représentent aussi, de très loin, les plus petits volumes. Il se pourrait que le pire soit à venir, compte tenu des perspectives démographiques.

De nombreuses expérimentations sont pourtant menées pour enrayer cette désaffection : l'actualisation de slogans à succès des années 1980, l'assouplissement de la politique de contrôle préalable des tatouages et de la consommation de drogue, l'accélération des processus de naturalisation, la participation au remboursement des emprunts étudiant dans l'armée de l'air, ou encore les primes spécifiques dans la Marine. Des millions de dollars sont dépensés dans la communication lors d'événements géants, tel le Super Bowl.

Parmi les causes les plus fréquemment avancées pour l'expliquer figure d'abord la diminution des viviers. Les niveaux record de problèmes de santé en partie hérités de la période du covid font tomber à 23 % la part des jeunes Étatsuniens aptes à servir. La motivation pour le faire décline également et, lorsqu'elle existe, les considérations matérielles dépassent de loin la mention des finalités de la fonction militaire. Un récent sondage Gallup a révélé que la confiance dans l'armée américaine, à 60 %, était à son plus bas niveau depuis plus de deux décennies.

Le fossé entre l'armée et le reste de la société se creuse : près de 80 % des nouvelles recrues ont un vétéran dans leur entourage familial - un parent, même, dans 30 % des cas, ce qui nourrit quelques inquiétudes. Le retour de la conscription, supprimée en 1973, est parfois évoqué.

Dans le cas français aussi, les variables sont nombreuses et difficiles à démêmer.

2. Un phénomène assez hétérogène, et dont les déterminants varient selon les armées
a) Des difficultés ponctuelles de recrutement, un problème structurel de fidélisation

· Une hausse des départs spontanés

En 2023, les volumes de départs atteignent le niveau le plus haut depuis 2017, avec 25 496 ETP de sorties définitives, contre 24 952 ETP en 2022. Ramenés dans le périmètre des emplois militaires sous plafond ministériel des emplois autorisés, le niveau des départs définitifs, qui inclut les départs aidés, spontanés et imposés11(*), se décompose selon les armées ainsi que le présente le graphique ci-dessous.

Départs définitifs de militaires (hors SEO, SSA, DGA, SCA)

Source : commission des affaires sociales, d'après la DRH-MD.

Les départs spontanés représentant la plus grande part des départs définitifs, leur évolution épouse la même trajectoire. Depuis 2009, ceux des officiers sont globalement stables entre 2 % et 3 % des effectifs d'officiers des trois armées. Pour les sous-officiers, la tendance de hausse régulière observable depuis 2013, interrompue en 2020, a repris depuis 2022 avec 7 600 départs, soit 4,6 % des effectifs. Pour les militaires du rang, la hausse, ralentie entre 2014 et 2018, a repris depuis 2020 pour atteindre, en 2022, 6 546 militaires du rang, soit 8,5 % des effectifs.

L'indicateur du taux de dénonciation de contrat des militaires du rang en cours de période probatoire, qui donne une certaine idée de la fermeté de l'engagement dans les armées, ou de l'effet du « choc de militarité », suit une évolution irrégulière mais qui semble, depuis 2020, orientée à la hausse.

Évolution des taux de dénonciation de contrat des militaires du rang dans les trois armées pendant la période probatoire

 

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

2022

2023

Terre

23,5%

24,4%

26,8%

28,2%

30,3%

30,9%

32,3%

29,1%

31,4%

29%

35,5%

Marine

       

12,9%

11,6%

12,5%

23,9%

33%

35%

20,3%

Air

       

27,9%

11,1%

10,6%

13,4%

19,2%

21,5%

16%

Source : HCECM, DRH-MD.

En conséquence, l'ancienneté de service moyenne des militaires au moment de leur départ de l'institution n'a cessé de baisser depuis dix ans, pour atteindre, en 2023, 25,3 ans pour les officiers, 18,4 ans pour les sous-officiers, et 4,3 ans pour les militaires du rang. Ce chiffre s'explique par un nombre de dénonciations de contrats en cours de période probatoire, voire par anticipation avant échéance, qui est en augmentation.

On constate également une forte augmentation des non-renouvellements de contrat à l'initiative du militaire, passés de 1 680 en 2019 à 2 920 en 2023, soit une hausse de 70 % depuis 2018. Cela illustre une inversion du rapport contractuel entre l'autorité militaire et le militaire et donc une bascule du « rapport de force » entre employeur et employé.

Plus anecdotique peut-être, encore que le phénomène ne soit presque pas étudié, les désertions se maintiennent sur un plateau. La désertion est l'infraction commise par un militaire régulièrement incorporé qui se soustrait volontairement à ses obligations et rompt le lien qui le lie aux forces armées en ne rejoignant pas sa formation de rattachement. Sa dénonciation auprès du procureur de la République intervient en principe à l'issue d'un délai d'un mois12(*). Le suivi de ces situations est assuré par la division des affaires pénales militaires (DAPM), qui fait remonter les statistiques correspondant aux juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire de Rennes, Paris, Lille, Metz, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse et Cayenne.

En 2018, une enquête du journal Le Monde avait attiré l'attention sur ce phénomène discret, en révélant son ampleur, et en avançant des causes explicatives. « Sur les dix dernières années, en moyenne 1 810 soldats, presque tous issus de l'armée de terre, ont déserté chaque année. Après une baisse en 2016 (1 213), le taux est remonté en 2017 avec 1 544 cas, deux ans après le début de la vague d'attentats et la mise en place de l'opération « Sentinelle ». « En 2018, on déserte surtout par ennui et sentiment d'inutilité, déplorant d'être si loin des zones de combat, et impatient de passer à autre chose lorsque l'expérience se révèle décevante. Il faut dire qu'entre-temps l'armée a changé de visage. Les déserteurs d'hier étaient des appelés, ceux d'aujourd'hui des engagés volontaires »13(*).

Nombre de désertions enregistrées par les JDCS

Année

2019

2020

2021

2022

2023

Nombre de désertions

1546

1173

1520

1 631

1330

Source : DRH-MD, d'après la DAPM.

· Une compréhension du phénomène à affiner

Chaque année, la DRH-MD recueille auprès des gestionnaires militaires des fichiers individuels de tous les entrants et sortants de l'année. Ces données alimentent le rapport social unique du ministère sur la partie relative aux recrutements sous plafond ministériel des emplois autorisés du ministère des armées et les départs définitifs de l'institution. Parmi les informations produites, le fichier individuel des départs qualifie le motif de départ selon une nomenclature partagée avec les gestionnaires et permet de mesurer l'ancienneté de service au moment du départ.

À ce jour, certains questionnaires existent au sein des armées, directions et services, mais leur hétérogénéité complique leur exploitation. La direction du personnel de la marine indique qu'un entretien est mené avec le marin qui fait part de son intention de départ « dans la mesure du possible », et que, dans tous les cas, un questionnaire est demandé par l'autorité gestionnaire. Une enquête sociologique sur les motifs de départ est menée tous les ans par la DPM, dont les résultats sont transmis à la DRH-MD.

Dans l'armée de l'air et de l'espace, des séances d'information sont réalisées localement par les bureaux des ressources humaines au profit des personnes quittant l'institution. Ils sont à cette occasion informés de leurs obligations, des mesures existantes pour réintégrer l'armée ultérieurement, des opportunités offertes par la réserve, des associations existantes et des dispositifs de reconversion. Un questionnaire sur les motivations au départ est transmis à tous les aviateurs ayant annoncé leur départ de l'institution. Ces données sont exploitées annuellement.

Dans l'armée de terre, le sondage réalisé par le système d'information DEDALE, en vigueur depuis une quinzaine d'années, est en cours de rénovation. Ce dispositif s'appuie sur deux sondages qui concerneront tous les militaires quittant l'armée de terre de façon volontaire, hors limite de durée de service et limite d'âge. Le sondage MODEP 1 devra être rempli par tout militaire à sa sortie de l'institution, et le sondage MODEP 2 pourra être réalisé, sous forte incitation, par les militaires ayant quitté l'armée de terre 4 mois après leur départ.

Un ultime entretien de carrière pour les officiers atteints par la limite d'âge ou bien souhaitant un départ anticipé a été mis en place en mars 2024. Cet entretien permet un dernier point de situation professionnelle et d'échanges sur les perspectives en matière de reconversion, le souhait ou non de poursuivre le service en qualité d'officier général en 2e section ou en tant que colonel de réserve. Ce dispositif complète une succession d'entretiens égrenés sur l'ensemble de la carrière de l'officier et constitue en réalité le septième entretien pour les colonels, et le huitième ou neuvième pour les officiers généraux, en fonction de leur grade terminal.

La DRH-MD indique aux rapporteures qu'à compter de 2024, de nouvelles données relatives à la famille professionnelle ou au département de la dernière affectation apporteront des éclairages complémentaires, et qu'un recueil ministériel harmonisé des motivations de départ complètera l'analyse. Il ne livrera ses premières analyses qu'en fin d'année 2024.

b) Dans l'armée de terre, un recrutement de militaires du rang et de sous-officiers devenu plus difficile

L'armée de terre enregistre, donc, le principal écart à la cible de recrutement fixée en loi de finances initiale pour l'exercice 2023, avec un écart à la cible de près de 2 500 ETP.

Exécution du schéma d'emplois de l'armée de terre en 2023

Catégories de personnel

Plafond

Écart avec le plafond à fin 2023

Effectifs au
01/01/2023

Effectifs au 31/12/2023

Évolution annuelle

Officiers

14 871

-79

14 715

14 792

77

Sous-officiers

38 907

-586

38 871

38 321

-550

Militaires du rang

60 334

-1724

60 605

58 610

-1 995

Volontaires

499

-109

483

390

-93

Total

114 611

-2498

114 674

112 113

-2 561

Source : DRHAT.

Le taux des départs pendant la période probatoire a évolué à la hausse de façon continue entre 2015 et 2019, passant de 26,8 % à 32,3 %. Cette hausse s'explique notamment par la forte augmentation des recrutements au cours de ces quatre années et la faible sélectivité. En 2022 toutefois, ce taux était redescendu pour atteindre 29 %.

L'attractivité du recrutement des officiers n'est pas particulièrement inquiétant. Le nombre de candidats à l'entrée à l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan et, plus précisément, le taux de sélectivité à l'entrée de l'école, fluctue peu. À 12,1, il reste globalement stable sur les sept dernières années.

Sélectivité du concours en école spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan par la voie CPGE :

Source : commission des affaires sociales, d'après la DRHAT.

Hors voie CPGE, les concours de recrutement d'officiers sur titre et d'élève-officier en formation initiale en Allemagne ont en moyenne permis de recruter un futur élève-officier pour 5,3 candidats. C'est le taux le plus bas depuis 2016, puisqu'il fluctuait auparavant entre 5,8 et 7,6, mais la courbe du nombre de candidats n'affiche pas de baisse particulièrement inquiétante.

Le recrutement des officiers sous contrat pilote affiche un taux de sélectivité de 7,6. Les taux de sélectivité sont en revanche moins élevés pour le recrutement des officiers sous contrat, avec, pour la filière « spécialiste » un taux de 2,1 et pour la filière « encadrement » un taux de 1,4. Cette moindre sélectivité est toutefois à mettre en relation avec la forte augmentation des besoins en recrutement dans ces filières.

Les difficultés concernent donc surtout les sous-officiers et les militaires du rang. Le plan de recrutement 2023 des sous-officiers a été atteint à 87 %, manifestant une plus grande difficulté à capter les viviers. La tension semblait persister en 2024 puisque, au mois d'avril de cette année, seuls 206 candidats avaient déjà été recrutés pour 346 places offertes de la promotion de juillet. Le nombre de dossiers de candidatures déposé dans les écoles de milieu en mai 2024 était cependant satisfaisant pour l'École militaire de haute montagne, à 151 pour 36 places, et juste suffisant pour les nouvelles écoles : à 58 dossiers pour 30 places à la 11e brigade parachutiste et à 31 dossiers pour 12 places à la 9e brigade d'infanterie de marine.

Le recrutement de l'École militaire préparatoire technique bénéficie d'un nombre théorique de candidatures très satisfaisant, de l'ordre de 431 dossiers pour 185 places, mais le traitement des dossiers souffre de délais rallongés liés à la phase d'évaluation, notamment médicale.

Pour les militaires du rang, la réalisation du plan de recrutement constituera un réel défi pour l'année 2024, compte tenu d'objectifs maintenus à un niveau très élevé. Le plan de recrutement du premier quadrimestre a toutefois été réalisé à 97%, avec 3 121 engagés volontaires, ce qui s'approche des niveaux de 2002.

Toutes catégories confondues enfin, les difficultés d'attractivité se concentrent sur les fonctions du soutien à dominante technique : maintenance, informatique, restauration, administration, RH, finance... Ces domaines restent moins prisés des jeunes volontaires pour s'engager dans l'armée, et sont par ailleurs plus durement concurrencés sur le marché de l'emploi.

c) Dans l'armée de l'air et de l'espace, une croissance des départs spontanés ralentie mais persistante

L'effectif de l'armée de l'air et de l'espace s'élevait à 38 886 au 31 décembre 2023 sur le périmètre du plafond ministériel des emplois autorisés, pour un effectif réalisé prévisionnel de 39 631 ETP, soit une sous-réalisation de 745 ETP, ou 2 % du schéma d'emplois.

En 2023, l'armée de l'air et de l'espace constate une hausse modérée, de l'ordre de 3 % par rapport à 2022, de ses sorties définitives. La tendance à la hausse des départs non aidés se confirme : ceux des officiers augmentent de 12 %, ceux des sous-officiers de 10 %, et ceux des militaires du rang de 3 %. Les départs à l'initiative des militaires sont en croissance continue depuis la baisse observée, en raison de la crise sanitaire, en 2020.

Les départs statutaires, quant à eux, ont atteint un plateau haut en 2022-2023 en raison de l'arrivée à l'âge de la retraite à jouissance immédiate ou différée ou à la limite d'âge des importantes cohortes recrutées au début des années 2000, mais la tendance est à la baisse.

Ces flux sortants non souhaités sont compensés par une réduction des départs provoqués ou incités. La politique RH de l'air est en effet davantage axée sur la fidélisation par une distribution des leviers d'aide au départ au juste besoin et une diminution considérable des non-renouvellements de contrat du fait de l'institution. Les effets de l'article 32 de la dernière loi de programmation militaire, relatif au maintien en service des militaires atteints par la limite d'âge ou la limite de durée de service, qui étaient par hypothèse nuls en 2023, sont observables sur les premiers mois de 2024.

L'attractivité mesurée par le volume d'inscrits aux concours externes ou par le nombre de prospects constatés par catégorie d'emploi pour les contractuels, reste satisfaisante. Le nombre de candidats inscrits aux concours a progressé de 25 % sur la période 2017- 2023, en passant de 2 413 à 3 017 candidats. Le nombre de candidatures sur titre a progressé, lui, de 50 %, passant de 70 à 114, pour les licences et les masters. Pour les contractuels, le nombre de prospects, c'est-à-dire de contacts réalisés par la chaîne de recrutement, qu'il s'agisse de démarches d'inscription en ligne ou lors des forums de recrutement, se maintient sur la période 2020-2023, mais augmente significativement, de l'ordre de 47 %, pour les sous-officiers, et de 50 % pour les militaires du rang.

L'attractivité des dispositifs d'enseignement technique est également à noter : le nombre de candidats pour une intégration en classe de première à l'école d'enseignement technique de l'armée de l'air de Saintes connait une hausse de 55 %, et cette hausse est de 61 % pour les classes préparatoires de l'école des pupilles de l'air et de l'espace.

d) Dans la Marine nationale

L'exécution du schéma d'emplois 2023 s'analyse différemment selon que l'on considère la marine au sens fonctionnel ou au sens statutaire.

Exécution du schéma d'emplois 2023 au sein du domaine fonctionnel mer (personnel sous l'autorité du CEMM)

 

Référentiel d'emploi 2023

Réalisé 2023

Écart

Officiers

3 931

3 994

63

Sous-officiers

19 771

19 101

- 670

Militaires du rang

6 672

6 808

136

Volontaires

105

288

183

Total

30 479

30 191

- 288

Périmètre : DF MER - données REO 2023 issues du cadrage complémentaire GE CEMA du 17/10/2022

Exécution du schéma d'emplois 2023 du personnel appartenant à un corps de la Marine nationale, employé en et hors Marine

 

Référentiel d'emploi 2023

Réalisé 2023

Écart

Officiers

5 359

5 305

-54

Sous-officiers

25 911

24 584

-1 327

Militaires du rang

8 076

8 126

50

Volontaires

105

295

190

Total

39 451

38 310

-1141

Les dénonciations de contrat en période probatoire, les refus de renouvellement de contrat du fait de l'intéressé et les volumes de départs en retraite après 17 ans de service sont les principaux motifs de départ et donc les indicateurs les plus scrutés par la direction du personnel de la Marine. Ces derniers s'observent généralement au sein de filières subissant une forte aspiration vers le monde civil : nucléaire, numérique, maintenance aéronautique.

Quant aux départs précoces, une étude interne a permis de mettre en évidence que les plus gros volumes sont générés au cours des trois premières semaines d'intégration au sein de la marine. Le personnel originaire du quart nord-est de la France, lieu le plus éloigné de tous les arsenaux et écoles de formation, ou en provenance de Guadeloupe et de Guyane, génère les plus forts taux de dénonciation. Pour le personnel métropolitain, l'éloignement géographique avec les implantations de la marine nationale semble être un facteur prépondérant.

La Marine nationale ne semble pas rencontrer de problème d'attractivité auprès des jeunes : le nombre de dossiers de candidature ouverts a ainsi augmenté de 30 % en deux ans. Le recrutement et la fidélisation des officiers n'est pas non plus un motif d'inquiétude. Les chiffres de recrutement en école n'affichent pas de tendance particulièrement inquiétante.

Les difficultés de recrutement sont essentiellement portées par la population des militaires du rang et, dans une moindre mesure, par l'école de maistrance. Celle-ci souffre d'un décalage entre la sociologie des candidats et la pyramide de l'offre dans la marine : alors que l'offre de quartier-maître de la flotte est la plus importante, les cursus officiers ou école de maistrance attirent davantage les jeunes Français. Le défi majeur du service de recrutement de la Marine consiste donc à réorienter vers ces offres les nombreux candidats qui postulent pour des spécialités déjà saturées.

La Marine est la seule des trois armées à songer à l'assouplissement de ses critères de recrutement, qui pourrait prendre la forme d'un décalage de deux ans pour les filières militaires du rang et de sous-officiers, afin d'augmenter de 15 % de la taille de la cible de recrutement. Une refonte de l'arrêté d'aptitudes est par ailleurs en cours avec des critères d'interprétation plus souples et mieux adaptés à l'environnement d'emploi. Enfin, une expérimentation est en cours sur de nouvelles normes d'aptitudes pour le personnel réserviste, dont les conclusions orienteront le travail pour l'ensemble de la réserve et le personnel d'active.

3. L'analyse des causes structurelles de l'attractivité des armées rend toute prévision difficile
a) La situation macroéconomique 

Le premier motif avancé par les armées pour justifier les récentes difficultés d'attractivité est la situation du marché de l'emploi. Celui-ci serait devenu plus concurrentiel avec un taux de chômage tombé à 7,5 % au premier trimestre 2024 en France, hors Mayotte. L'amélioration du marché de l'emploi a notamment pour effet d'accroître le pouvoir de négociation des chercheurs d'emploi. De la même manière que pour les entreprises, lorsque la courbe du taux de chômage baisse, le recrutement devient plus contraint au sein du ministère des armées par la baisse du taux de sélectivité du recrutement par voie externe pour les trois catégories d'emploi, notamment les sous-officiers, et par la difficulté accrue à armer les postes dans certaines familles professionnelles en tension.

Évolution du taux de chômage selon l'âge

Source : Insee, tableau de bord de l'économie française.

Ces évolutions démographiques se conjuguent avec une entrée plus tardive sur le marché du travail de la jeunesse, du fait de la massification des études supérieures, une baisse du taux de chômage, et une augmentation salariale dans certains secteurs économiques dynamiques.

Le ministère ne dispose toutefois pas de données concernant les situations professionnelles des nouveaux engagés avant signature de leur contrat et l'analyse de son évolution dans le temps, ce qui ne permet pas d'affiner la connaissance du poids exact qu'aurait le chômage sur la décision d'engagement.

b) Une variable démographique point trop défavorable à court terme

Les évolutions démographiques dessinent des perspectives différentes selon l'horizon temporel retenu. Le simulateur en ligne de pyramide des âges prospective de l'Insee14(*) fait apparaître, d'après les hypothèses centrales, que la population des 17-30 ans a atteint un creux en 2020, à 10,8 millions de personnes, soit 16 % de la population, alors qu'elles représentaient 12,5 millions de personnes en 1991, soit 21 % du total.

Le mini-baby-boom du début des années 2000 portera toutefois à l'âge de l'engagement potentiel une nouvelle vague de jeunes gens : la tranche des 17-30 ans devrait, en retenant l'hypothèse de solde migratoire la plus basse, grossir à partir de 2025, pour représenter un vivier allant jusqu'à 11,1 millions de personnes entre 2031 et 2036, avant de commencer à diminuer de nouveau. Une étude de l'Insee comparant en 2018 la situation des Hauts-de-France au reste du pays le faisait clairement apparaître dans le graphique ci-dessous15(*).

Un pic de jeunes anticipé en 2030

Source : étude Insee précitée.

Ce bénéfice bientôt tiré d'une natalité alors relativement dynamique singularise la France en Europe. Selon les calculs d'Eurostat, grâce à ce léger afflux de jeunes nés après le tournant du millénaire, la France serait en 2030 le deuxième pays le plus jeune de l'Union européenne, après l'Irlande16(*).

Les pistes explorées par certains États voisins pour pallier leur déficit d'attractivité dans les forces armées invitent à faire à ce propos une observation : une hypothèse de solde migratoire intermédiaire ajouterait environ 300 000 personnes au vivier aux environs de 2030. Le code de la défense dispose pour l'heure que « nul ne peut être militaire s'il ne possède la nationalité française »17(*), sous réserve des dispositions sur la base desquelles a été établi le statut de certaines unités spécifiques, telle la Légion étrangère18(*). Les gouvernements allemands successifs considèrent pour leur part depuis quinze ans une évolution de la législation du pays permettant d'incorporer dans leurs forces des militaires disposant d'une autre nationalité que l'allemande.

La piste du recrutement de soldats étrangers dans l'armée allemande

En Allemagne, la question de l'ouverture de l'armée allemande à des ressortissants étrangers se pose depuis au moins 2011. Le rapport rendu cette année-là par le ministre de la défense Karl Theodor zu Guttenberg propose alors, afin de calmer les inquiétudes relatives à l'incapacité de la Bundeswehr à remplir ses obligations au sein de l'Otan faute de personnel, d'accepter les candidatures de ressortissants européens ou suisses.

En 2016, le Livre blanc sur la défense du ministère allemand de la défense fait à nouveau cette proposition, en lui donnant cette fois aussi l'objectif d'« envoyer un signal fort pour une approche européenne ».

En 2018, Eberhard Zorn, le chef d'état-major de la Bundeswehr, se disait encore favorable à une telle hypothèse pour pallier le déficit de professions spécialisées, par exemple de médecins ou d'ingénieurs. D'après la presse allemande, l'armée songeait alors à puiser dans le vivier des 255 000 Polonais, 185 000 Italiens ou des 155 000 Roumains âgés de 18 à 40 ans vivant déjà sur le sol allemand.

En 2020, l'idée refaisait surface dans un nouveau rapport du ministère de la défense, et était relayée par le commissaire parlementaires aux forces armées Hans-Peter Bartels.

En janvier 2024, constatant que le nombre de candidats à un engagement avait chuté de 7% entre janvier et mai 2023 par rapport à l'année précédente, et anticipant une chute de 12 % du nombre de jeunes de 15 à 24 ans à l'horizon 2050, le ministre de la défense Boris Pistorius proposait le rétablissement du service militaire et l'ouverture du recrutement à des ressortissants étrangers pour remplir les objectifs de ressources humaines établis dans le cadre du Zeitenwende.

c) L'état de santé et le niveau éducatif des plus jeunes : des variables moins inquiétantes qu'ailleurs, mais à surveiller

L'état de santé et le niveau éducatif sont qualifiés par les états-majors de « facteurs limitants » sur le recrutement.

· L'état de santé des jeunes. S'il reste loin du niveau déploré par l'armée des Etats-Unis, dont une note de juillet 2022 estimait à 23 % seulement la part des 17-24 ans en état de servir19(*), l'état de santé des jeunes Français se dégrade. Qu'il soit permis, pour l'illustrer, de renvoyer à ce propos aux précédents travaux de la commission des affaires sociales du Sénat20(*). Plusieurs travaux internationaux récents s'alarment encore de la baisse constatée de la capacité musculaire des jeunes générations. Selon Santé publique France, seuls 41,8 % des enfants de 6-17 ans - 50,7 % des garçons et 33,3 % des filles - font au moins soixante minutes par jour d'activité d'intensité modérée à soutenue, comme le recommande l'Organisation mondiale de la santé21(*) et, selon certains chercheurs, la force musculaire des quadriceps des 10-16 ans pourrait avoir baissé de 25 % depuis 199022(*).

· Le niveau éducatif, tel que mesuré dans les enquêtes internationales, soit la capacité à lire, écrire, et compter, semble en recul en France. Les résultats de la dernière édition de l'enquête Pisa, mesurés en 2022 et publiés en décembre 2023, sont parmi les plus bas jamais mesurés, d'après l'OCDE elle-même. Ceux de la France en particulier, accusent une baisse plus marquée que dans les autres pays audités. En mathématiques, le niveau des élèves recule de 21 points, et de 19 points en compréhension de l'écrit par rapport à 2018. La France se maintient toutefois dans la moyenne des pays de l'OCDE. Quoi qu'il en soit, ce constat de baisse de niveau scolaire est partagé par les armées depuis quelques années, y compris dans les écoles de formation initiale.

d) Des changements dans les attitudes des jeunes générations à l'égard du monde professionnel

Les attentes des plus jeunes générations, en particulier leur rapport au travail, présentent encore quelques caractères nouveaux, et le décalage d'avec ce qu'exige la condition militaire semble s'accroître.

D'après l'étude portée par l'institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire, et réalisée par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie sur 4 500 jeunes au printemps 2023 :

· le critère majeur est le niveau de rémunération des emplois pour près de 68% des 15-30 ans. Les jeunes actifs se montrent cependant plus satisfaits de leur rémunération que leurs aînés, puisque 63 % des actifs âgés de 15 à 30 ans s'estiment « très bien payés » ou « plutôt bien payés » par rapport à leur investissement et à leur niveau de compétence, contre 47 % des actifs plus âgés, ce qui est paradoxal dans la mesure où les jeunes sont moins bien rémunérés en moyenne que leurs aînés. Les jeunes s'estiment légèrement plus préservés du déclassement que leurs aînés, quoique l'ampleur de ce sentiment dépende de la catégorie socioprofessionnelle.

· près de 74 % souhaiteraient idéalement télétravailler, dont 21 % « tout le temps » et 53 % « de temps en temps », soit un niveau légèrement plus élevé que chez les plus âgés (69 %).

· l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est, derrière la rémunération, la deuxième priorité des jeunes, devant l'intérêt du travail, les perspectives d'évolution et la sécurité de l'emploi, en réduisant, par exemple, le temps passé dans les trajets domicile-travail et en réallouant ce temps à la vie privée. La sécurité de l'emploi est moins citée que chez les aînés

L'enquête de l'APEC et Terra Nova de 2024 présente des résultats légèrement différents. À rebours de certains stéréotypes décrivant les actifs des jeunes générations comme moins fidèles, moins respectueux de l'autorité, moins investis que les jeunes actifs, elle les décrit comme tout autant investis dans leur travail et dans leur organisation que leurs aînés, accordant autant d'importance à leur travail, acceptant l'autorité hiérarchique. L'ordre des priorités des 18-30 ans fait apparaître l'intérêt du travail avant la conciliation de la vie professionnelle et familiale. Si l'équilibre de vie figure parmi les principales attentes des jeunes actifs, sa recherche ne surpasse toutefois pas le souhait de trouver un travail plaisant et rémunérateur.

Cette étude met en outre en relief le fait que les moins de 30 ans se projettent moins longtemps que leurs aînés dans leur situation professionnelle présente. Un tiers d'entre eux (34%) ne s'imaginent pas rester dans leur métier actuel plus de 3 ans, soit 15 points de plus que les 30-44 ans et 19 de plus que les 45-65 ans. Et deux jeunes sur cinq (41%) ne s'imaginent pas rester dans leur poste actuel plus de trois ans, contre seulement un quart des 30-44 ans et 20% des 45-65 ans.

Selon la seconde édition du baromètre ISC Paris / BVA Xsight du bonheur au travail23(*), près de 53 % voient la flexibilité des horaires comme le principal levier à activer par les entreprises pour favoriser l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, en hausse de deux points par rapport à l'édition antérieure. Pour les jeunes de 18 à 24 ans, le métier de rêve doit donc d'abord offrir du temps libre. Alors que 80 % se disent satisfaits de leur travail actuel, 53 % envisagent un changement dans leur carrière après une première expérience.

La dernière édition de l'observatoire national du premier emploi réalisée par MyJobGlasses24(*) avec l'institut Ipsos étaie à son tour la représentation d'une jeunesse un peu plus volatile dans ses aspirations. Elle relève qu'un tiers des jeunes de 18-30 ans reconnaissent ne pas avoir d'idée précise du métier qu'ils souhaitent exercer, et que la moitié des jeunes actifs a choisi son premier emploi par hasard (27%) ou par nécessité (22%). Conséquence partielle de cet état de fait, 42% quittent leur premier emploi dans l'année de leur embauche. S'il leur était offert de choisir de nouveau, 30 % opteraient pour un autre emploi que celui choisi initialement, et 28% ne postuleraient pas à nouveau dans l'entreprise de leur premier emploi.


* 1 Pierre Schill, entretien dans Combats futurs n° 0, 1er trimestre 2024.

* 2 Barbara Jankowski, « L'opinion des Français sur leurs armées ». Guerre, armées et communication, édité par Éric Letonturier, CNRS Éditions, 2017.

* 3 Cour des comptes, note d'exécution budgétaire de la mission Défense pour l'exercice 2022.

* 4 Cour des comptes, note d'exécution budgétaire de la mission Défense pour l'exercice 2023.

* 5 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

* 6 Cour des comptes, note d'exécution budgétaire de la mission défense pour l'exercice 2023, avril 2024, p. 61.

* 7 Voir par exemple « Morality and reality: the key problems facing UK military recruiters » dans le Guardian, le 26 janvier 2024.

* 8 Voir « Defence review: British army to be cut to 72,500 troops by 2025 », sur le site de la BBC, le 22 mars 2021.

* 9 Unterrichtung durch die Wehrbeauftragte, Jahresbericht 2023 (65. Bericht), publié le 12 mars 2024.

* 10 Voir par exemple « U.S. enters 2024 with its smallest military in over 80 years as active-duty troop numbers sink to less than 1.3 million and all branches except Space Force MISS recruiting goals and Pentagon issue 'national call of service' to Gen Z », dans le Daily Mail, le 16 décembre 2023 ; « Why has America's army plummeted ? », dans The Economist, le 29 novembre 2022 ; ou encore « America isn't ready for another war -- because it doesn't have the troops » dans Vox.com, le 1er septembre 2024.

* 11 Départs aidés : départ volontaire avec pécule, nomination à un emploi public, ou cessation de l'état militaire après congés de reconversion. Départs spontanés : cessation de l'état de militaire de carrière et résiliation du contrat, départ volontaire des non officiers entre 9 et 11 ans de service avec indemnité de départ, nomination à un emploi public, non renouvellement de contrat par l'intéressé, dénonciation de contrat pendant la période probatoire (attrition). Départs imposés : radiation des cadres ou résiliation pour raison disciplinaire dont désertion, départ imposé de non officiers entre 9 et 11 ans de service avec indemnité de départ, non renouvellement de contrat par le commandement, ou dénonciation de contrat pendant la période probatoire.

* 12 Article 698-1 du code de procédure pénale.

* 13 « Le temps des déserteurs », dans Le Monde du 17 avril 2018.

* 14 https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5896897/pyramide.htm#!l=fr

* 15 Marie Michelle Legrand, Hugues Lermechin, Insee Hauts-de-France, « Un pic de jeunes en 2030, une diminution à plus long terme », Insee analyses Hauts-de-France, décembre 2018.

* 16 Voir Insee, « La France dans l'Union européenne », édition 2019.

* 17 Article L. 4132-1 du code de la défense.

* 18 Voir l'article L. 4132-7 du code de la défense.

* 19 Mémorandum du 20 juillet 2022 cité par L'Express dans « Obésité, niveau scolaire en baisse... La crise de recrutement de l'armée américaine », publié le 1er août 2022.

* 20 Voir notamment « Après le choc de la crise sanitaire, réinvestir la santé mentale », rapport d'information n° 304 (2021-2022) de M. Jean Sol et Mme Victoire Jasmin, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 15 décembre 2021 ; et « Surpoids et obésité, l'autre pandémie », rapport d'information n° 744 (2021-2022) de Mmes Chantal Deseyne, Brigitte Devésa et Michelle Meunier, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 29 juin 2022.

* 21 Voir Santé publique France, « Activité physique et sédentarité dans la population en France. Synthèse des données disponibles en 2024 », septembre 2024.

* 22 Voir « Pourquoi les enfants et adolescents ont aussi besoin de renforcement musculaire » dans Le Monde du 12 octobre 2024.

* 23 Baromètre BVA Xsight / Groupe ISC Paris du bonheur au travail vu par les jeunes, 29 février 2024.

* 24 Myjobglasses et Ipsos, « Observatoire national du premier emploi 2022 », avril 2022.

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