N° 5
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 octobre 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des finances (1) sur les protocoles sociaux,
l'organisation du travail
des personnels de la direction
générale
de l'aviation
civile (DGAC) et la
performance du
contrôle aérien
français,
Par M. Vincent CAPO-CANELLAS,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Bernard Delcros, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Frédérique Espagnac, M. Marc Laménie, secrétaires ; MM. Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, M. Éric Bocquet, Mme Isabelle Briquet, M. Vincent Capo-Canellas, Mme Marie-Carole Ciuntu, MM. Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.
L'ESSENTIEL
I. LES PROTOCOLES SOCIAUX À LA DGAC : UNE PRATIQUE COÛTEUSE POUR UN BILAN DISCUTABLE
A. UN MODÈLE ATYPIQUE PROFONDÉMENT ANCRÉ DANS LA CULTURE DE LA DGAC
Depuis la fin des années 1980, la DGAC se livre de façon régulière à un exercice de contractualisation atypique au sein de la fonction publique : la négociation avec les organisations syndicales de conventions pluriannuelles appelées « protocoles sociaux ». Cette pratique est profondément ancrée dans la culture de la DGAC. La direction comme les organisations syndicales ne s'imaginent plus réellement fonctionner sans ces protocoles.
La vocation originelle de cette pratique était de favoriser la « paix sociale ». Dans un contexte caractérisé par un pouvoir de négociation affirmé des syndicats, ces accords devaient canaliser les revendications des personnels pour éviter des grèves coûteuses pour l'écosystème aérien. Un autre objectif poursuivi par les protocoles sociaux, de façon très secondaire cependant, était de promouvoir des mesures de productivité. Cet objectif aurait dû faire des protocoles des outils conçus dans une logique de « donnant-donnant ». Cependant, les précédents protocoles n'ont pas respecté ce principe et se sont traduits par l'octroi quasi unilatéral de nouveaux avantages catégoriels aux personnels de la DGAC sans véritable modernisation du contrôle aérien.
B. ALORS QUE LES ENJEUX, POURTANT CRUCIAUX, DE MODERNISATION ET DE PERFORMANCE ENVIRONNEMENTALE DU CONTRÔLE AÉRIEN ÉTAIENT MIS DE CÔTÉ, UNE ACCUMULATION DE MESURES CATÉGORIELLES SANS VRAIES CONTREPARTIES
La principale résultante des dix protocoles conclus entre la fin des années 1980 et 2023 a en effet été une inflation constante des charges de personnel de la DGAC. Les revalorisations systématiques des régimes indemnitaires, les créations de nouvelles primes et les réévaluations des grilles indiciaires ont conduit à une divergence notable entre les rémunérations des personnels de la DGAC et celles du reste de la fonction publique. En outre, plusieurs rapports de la Cour des comptes ont mis en évidence le coût, la complexité et le caractère parfois irrégulier des régimes indemnitaires de la DGAC. Une situation qui résulte très largement des mesures adoptées dans le cadre des protocoles.
L'essentiel des mesures catégorielles prévues par les protocoles se traduisent par des augmentations structurelles permanentes des charges de personnel de la DGAC. L'étude du coût structurel total des trois derniers protocoles révèle une tendance inflationniste marquée. Alors que l'augmentation permanente des charges de personnel annuelles résultant du protocole 2010-2012 s'était établie à 7,1 millions d'euros, elle a atteint 23,7 millions d'euros pour l'accord 2013-2015 puis 47,5 millions d'euros pour le protocole 2016-2019. Ainsi, les trois derniers protocoles se sont-ils traduits globalement par une augmentation annuelle pérenne des charges de personnel de la DGAC de près de 80 millions d'euros.
Au regard du coût des protocoles sociaux qui se cumulent d'année en année et de leurs multiples mesures catégorielles, les contreparties en matière de performance apparaissent bien maigres au rapporteur. Par ailleurs, si la DGAC a pu les lui lister, elle n'est pas en mesure d'en estimer l'efficience. Aucune évaluation digne de ce nom des protocoles passés n'a jamais été réalisée.
Coût annuel récurrent des
huitième,
neuvième et dixième protocoles
sociaux
(en millions d'euros)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses de la DGAC au questionnaire du rapporteur
II. LE NOUVEAU PROTOCOLE 2023-2027 DOIT ACCOMPAGNER LA RÉVISION STRATÉGIQUE AMORCÉE PAR LA DSNA
A. LA PERFORMANCE « MÉDIOCRE » DU CONTRÔLE AÉRIEN FRANÇAIS SUPPOSE DES ÉVOLUTIONS PROFONDES
Dans un rapport d'information de 2018, le rapporteur avait déjà souligné à quel point la performance du contrôle de la navigation aérienne en France était insuffisante. La DGAC reconnaît d'ailleurs que cette performance peut être considérée comme « médiocre en comparaison de celle de nos partenaires ». Élevés, les retards moyens par vol imputables à la direction des services de la navigation aérienne (DSNA) sont en hausse depuis la sortie de la crise sanitaire. Après une année noire en 2019, cet indicateur s'était artificiellement amélioré en raison de la chute du trafic aérien résultant de la crise. Il s'est de nouveau fortement dégradé, dépassant les 2 minutes en 2023. Les retards constatés en France représentent environ 35 % du total européen.
Ponctualité des vols en Europe (2022-2023)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses de la DGAC au questionnaire du rapporteur
Par ailleurs, si la productivité horaire des contrôleurs aériens français s'est améliorée ces dernières années, elle reste inférieure à la moyenne européenne et surtout aux performances de beaucoup de leurs homologues. Cette situation a de lourdes conséquences pour les compagnies aériennes : pour un vol, chaque minute de retard représente en moyenne un coût de 100 euros. En 2023, Air France - KLM a par exemple subi 815 000 minutes de retard dus au contrôle aérien, dont 75 % imputables à la DSNA, soit une perte d'environ 80 millions d'euros.
Les retards provoqués par le contrôle aérien sont dus pour une large part à l'incapacité de la DSNA à faire travailler assez de contrôleurs au moment des pics de trafic. Cette situation s'explique par une organisation du travail trop rigide. Dans ces conditions, une réforme ambitieuse de l'organisation du travail des contrôleurs aériens est incontournable pour que la performance de la DSNA puisse se rapprocher de celle de ses principaux homologues européens. À cet égard, dans un rapport d'information présenté en 2023, le rapporteur avait salué l'amorce d'un revirement stratégique de la DSNA qui a formalisé un programme de long terme fondé sur trois piliers complémentaires : la modernisation technologique des outils du contrôle aérien, une restructuration du réseau de ses implantations territoriales et une réforme de l'organisation du travail des contrôleurs.
B. NÉGOCIÉ DANS LA DOULEUR, LE PROTOCOLE SOCIAL 2023-2027 DOIT ACCOMPAGNER LE VIRAGE STRATÉGIQUE DE LA DSNA
Entamées en 2019 puis suspendues par la crise sanitaire, les négociations d'un nouveau protocole social ont repris en janvier 2023 avant d'être ralenties par une série d'évènements extérieurs : conflit social lié à la réforme des retraites, remaniement ministériel, contrainte budgétaire accrue, etc. Un autre élément de contexte a perturbé le déroulement des négociations. Un rapport du bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile (BEA) a mis en évidence une pratique opaque d'auto-gestion du temps de travail des contrôleurs aériens : les « clairances ». Cette pratique officieuse bien que connue et tacitement tolérée par la DGAC, consiste, pour le chef d'équipe à autoriser certains contrôleurs à s'absenter sur leurs heures de service. Au-delà des enjeux sécuritaires, les clairances réduisent sensiblement le temps de travail effectif des contrôleurs qui avoisinerait les 24 heures hebdomadaires au lieu des 32 heures légales. Pour mettre un terme à cette dérive, conformément aux recommandations du BEA et de la Cour des comptes et à l'instar des pratiques en vigueur ailleurs en Europe, la DGAC s'est engagée à mettre en place un système de badgeage électronique à l'entrée du lieu de travail ainsi que sur la position de contrôle.
Après une rallonge de plusieurs dizaines de millions d'euros, les négociations ont fini par aboutir en avril 2024, dans la douleur et sous l'épée de Damoclès d'une menace de grève massive des contrôleurs dont les répercussions financières quotidiennes auraient avoisiné les 20 millions d'euros. À la différence notable de ses prédécesseurs, ce protocole comprend de véritables mesures de performance qui portent notamment sur une restructuration des implantations territoriales de la DSNA, des assouplissements de l'organisation du travail des contrôleurs et des équipes techniques ou encore une optimisation de la période de formation des contrôleurs. Pour accompagner le déploiement de ces mesures, le protocole 2023-2027 prévoit des contreparties financières (statutaires et indemnitaires) significatives pour l'ensemble des personnels de la DGAC. Au total, à l'horizon 2027, le rapporteur estime que cet accord augmentera de façon pérenne les charges de personnel de la DGAC à hauteur d'environ 100 millions d'euros par an.
En dépit de toutes ses réserves à l'endroit de cette pratique, le rapporteur reconnaît qu'aujourd'hui, dans le contexte et la culture qui est celle de la DGAC, le nouveau protocole est de nature à poursuivre l'oeuvre de révision stratégique de la DSNA. Le pire aurait été que ce programme soit coupé dans son élan, voire irrémédiablement abandonné. Pour traiter l'une des principales lacunes des précédents accords et compte-tenu des montants en jeu, le rapporteur estime qu'il est impératif que le protocole 2023-2027 fasse l'objet d'évaluations complètes et approfondies :
- une première, dès 2026, pour s'assurer que les mesures de performance se déploient conformément à l'accord et que leurs résultats sont à la hauteur ;
- une seconde, en 2028, afin de dresser un bilan coût-bénéfice objectif.
III. LA NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME PLUS STRUCTURELLE
Ce n'est que par pragmatisme que le rapporteur a soutenu la conclusion du protocole 2023-2027 qui lui semble être « la moins mauvaise des solutions » dans le système actuel pour progresser sur le chemin de la remise à niveau de la DSNA. D'après-lui, la pratique protocolaire à la DGAC présente cependant de trop nombreux défauts pour qu'elle puisse résoudre de façon structurelle la problématique du défaut de performance des services du contrôle aérien.
A. UNE CONTRACTUALISATION TRANSPARENTE DE LA PERFORMANCE
Les acteurs du transport aérien réclament de façon unanime la formalisation transparente d'engagements de performance à long terme du contrôle aérien. Aujourd'hui personne ne dispose d'une vision précise sur les objectifs et les réalisations de la DGAC en la matière.
Le rapporteur partage cette préoccupation et recommande la formalisation d'un contrat d'objectifs et de performance pluriannuel élaboré avec l'ensemble des acteurs du transport aérien dans lequel la DGAC prendrait des engagements fermes de performance sur des horizons de long terme.
B. L'INTÉRÊT D'UNE RÉFORME STRUCTURELLE POUR RENDRE LA DSNA AUTONOME
Aujourd'hui, l'organisation du contrôle aérien en France se distingue de la plupart de celles en vigueur ailleurs en Europe sur deux aspects :
- d'une part la DSNA n'est pas une entité juridique distincte de l'État mais un simple service de la DGAC ;
- d'autre part elle n'est pas séparée de façon structurelle et juridique de son régulateur économique, la direction du transport aérien (DTA), qui appartient elle aussi à la DGAC.
Sur ce second point, dans ses rapports précités de 2018 et 2023, le rapporteur a déjà souligné à quel point la « séparation fonctionnelle à la française » entre la DSNA et son régulateur était insatisfaisante et déresponsabilisante. Il a acquis la conviction que seule une séparation juridique entre la DSNA et son régulateur économique pourra permettre la remise à niveau de la performance du contrôle aérien français et prévenir la répétition de ses dérives passées.
Dans cette perspective, l'autonomisation de la DSNA constitue, à terme, la voie à suivre. Cette voie est, selon le rapporteur spécial, dans l'intérêt du contrôle aérien comme des contrôleurs, notamment parce qu'elle permettrait réellement de reconnaître leurs spécificités. Elle contribuerait aussi à réduire les lourdeurs de décision inutiles, propres au fonctionnement de la DGAC et à son statut d'administration centrale, ou encore à installer avec les contrôleurs et leurs organisations syndicales un dialogue plus fin, plus technique et plus proche de leurs préoccupations.
Loin d'affaiblir la DGAC, le rapporteur est convaincu qu'une telle réforme lui redonnerait un nouveau souffle en la recentrant sur ce qui constitue sa vraie légitimité : ses missions régaliennes. Elle lui donnerait ainsi l'occasion de réaffirmer ce pouvoir régalien en toute indépendance.
Fort de ces convictions, le rapporteur recommande de créer sans délais une commission qui devrait se prononcer d'ici à la fin de l'année 2025 sur l'opportunité d'une réforme profonde de la gouvernance de l'aviation civile visant à rendre, d'ici à la fin de la décennie, la DSNA juridiquement indépendante de la DGAC.