TRAVAUX DE LA COMMISSION
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I. COMPTES RENDUS DES AUDITIONS PAR LA MECSS
Audition de Mme Stéphanie Martel,
directrice des affaires externes
et gouvernementales, Philip Morris France,
M. Benoît Bas, directeur
des affaires publiques et de la
communication, Japan Tobacco International France, M. Vincent Zappia,
responsable des affaires publiques, British American Tobacco France et
M. Cyril Lalo, directeur
des relations extérieures, Imperial
Tobacco Seita
M. Alain Milon, président. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour une table ronde avec des représentants de l'industrie du tabac, suivie d'une audition du président de la confédération des buralistes. Le 17 janvier dernier, la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) a en effet chargé nos collègues Élisabeth Doineau et Cathy Apourceau-Poly de réaliser un contrôle sur le thème de la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Ce contrôle, qui s'inscrit dans une réflexion sur les politiques de prévention en santé, portera sur la fiscalité du tabac, de l'alcool, des boissons sucrées ou édulcorées non alcoolisées et des aliments à faible qualité nutritionnelle.
Je précise que nos travaux font l'objet d'une captation télévisuelle, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne. Ils feront également l'objet d'un compte rendu public. Nous aurons donc tout d'abord le plaisir d'entendre Mme Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et gouvernementales de Philip Morris France, M. Cyril Lalo, directeur des relations extérieures d'Imperial Tobacco Seita, M. Benoît Bas, directeur des affaires publiques et de la communication de Japan Tobacco International France et M. Vincent Zappia, responsable des affaires publiques de British American Tobacco France.
Madame, messieurs, merci de votre présence. Avant que les sénateurs présents ne vous interrogent, je vous invite à tenir un bref propos liminaire et je suggère que les interventions se déroulent dans l'ordre décroissant des chiffres d'affaires réalisés en France par vos sociétés respectives.
Mme Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et gouvernementales, Philip Morris France. - Les chiffres que je citerai sont tous issus de données publiques. Comme vous le savez, l'objectif principal de la fiscalité comportementale est de peser sur le comportement du consommateur, en le dissuadant de consommer un produit nocif pour sa santé. À cet égard, l'objectif de collecte de recettes fiscales reste secondaire. Certes, les recettes sont utilisées pour couvrir les coûts de santé associés, mais, à terme, le but premier est bien d'éliminer la consommation d'un produit.
Appliquée au tabagisme, l'efficacité de la fiscalité comportementale s'apprécie donc à l'aune de la prévalence tabagique. Se demander si les taxes sur le tabac sont efficaces, c'est se demander si le nombre de fumeurs baisse. Force est de constater que c'est loin d'être le cas en France. De fait, les taxes sur le tabac n'agissent pas comme devrait agir une véritable fiscalité comportementale : sur les vingt dernières années, la prévalence tabagique des fumeurs adultes n'a baissé que de 5,5 points, passant de 30 % à 24 % de la population en 2022, tandis que les prix ont été multipliés par plus de trois sous l'effet des taxes. Par ailleurs, alors que le plan fiscal 2017-2020 a fait passer le prix du paquet de cigarettes de sept à dix euros, la proportion de fumeurs n'a baissé que de 1,4 point. Avec 12 millions de fumeurs quotidiens, la France est le pays d'Europe de l'Ouest affichant la prévalence tabagique la plus haute, malgré un niveau de fiscalité parmi les plus élevés.
Cette politique fiscale a par ailleurs engendré des inégalités sociales majeures. En vingt ans, la proportion de fumeurs a stagné, voire augmenté, dans les segments de population les plus modestes alors qu'elle a chuté chez les plus favorisés. Que l'on retienne le critère du revenu, de l'emploi ou du niveau d'éducation, les personnes les plus fragiles fument aujourd'hui en moyenne 1,5 à 2 fois plus que les catégories aisées. En 2022, 42 % des chômeurs fumaient contre 26 % des actifs. On trouvait 31 % de fumeurs chez les non-diplômés contre 16 % seulement chez les diplômés du supérieur. On observe là un effet contre-intuitif de la fiscalité, puisque ceux qui devraient être les premiers concernés sont finalement les derniers touchés.
La fiscalité du tabac en France est donc un échec, au sens où elle n'influe qu'à la marge sur le comportement des fumeurs. Cet échec a d'ailleurs conduit le Gouvernement à revoir à la baisse son ambition en la matière, l'objectif 2027 de prévalence tabagique ayant été remonté de 16 % à 20 % dans le nouveau programme national de lutte contre le tabac (PNLT). Or, selon l'OCDE, la prévalence tabagique en France se situera encore entre 22 % et 23 % en 2027 et entre 17 % et 19 % en 2050.
Si le nombre de fumeurs ne baisse que très lentement, le marché légal du tabac, lui, s'effondre. Selon les douanes, les ventes légales de cigarettes ont baissé de 28 % entre 2017 et 2022. Les fumeurs sont donc allés s'approvisionner ailleurs, hors du réseau des buralistes. En réalité, plutôt que d'inciter les fumeurs à arrêter la cigarette, les taxes les poussent à contourner le prix élevé du paquet légal en achetant des cigarettes de contrefaçon ou de contrebande, qui sont très accessibles et très bon marché. De fait, le marché parallèle explose. Le rapport d'information fait en 2021 par Éric Woerth et Zivka Park pour la commission des finances de l'Assemblée nationale mettait déjà en avant ce phénomène. Le rapport KPMG de 2022 indique que les cigarettes achetées hors du réseau des buralistes représentent désormais 40 % de la consommation totale en France, dont 32 % sont des achats illicites, pour moitié de contrebande et pour moitié de contrefaçon.
La France est aujourd'hui le pays d'Europe le plus touché par les trafics. À cet égard, il n'est plus de mise d'occulter le phénomène galopant et national de la contrefaçon et de rester focalisé sur les achats frontaliers. Le développement du marché illicite engendre des baisses de recettes fiscales - plus d'un milliard d'euros depuis 2021 -, dues non pas à l'efficacité de la fiscalité comportementale et à une baisse de la prévalence, mais bien à la bascule progressive des achats de cigarettes vers le marché clandestin. Les achats illégaux représentent une perte annuelle de revenus colossale pour l'État - 7 milliards d'euros non perçus en 2022 selon KPMG. L'approche fiscale actuelle est donc aussi un échec pour les recettes de l'État.
En minorant le phénomène de l'illicite et en occultant l'impact limité des hausses de taxes sur la prévalence, l'État justifie la poursuite des augmentations fiscales. Depuis plusieurs années, la direction de la sécurité sociale (DSS) présente ainsi aux parlementaires, lors de l'examen des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), des prévisions de recettes exagérément optimistes. Depuis 2022, l'écart observé entre les prévisions et les recettes réelles est en effet d'environ 500 millions d'euros. Il devrait être du même ordre en 2024. Ce procédé répétitif questionne la fiabilité et la sincérité des informations fournies par les services de l'État à la représentation nationale.
La fiscalité du tabac en France n'atteint donc ni son objectif comportemental ni son objectif budgétaire. Comment dès lors sortir de cette spirale négative ? L'idée n'est pas de remettre en cause les deux impératifs du sevrage et de la non-initiation, mais de proposer des solutions aux 12 millions de fumeurs quotidiens tout en préservant les non-fumeurs. En fait, les taxes sur le tabac ont été érigées en pilier de la politique actuelle à un moment où seuls existaient les produits combustibles, qui sont tous nocifs. Ces taxes ont enfermé les fumeurs dans un choix limité entre cigarette légale au prix fort et cigarette illicite à bas prix.
Le marché offre désormais au consommateur une pluralité de produits alternatifs à la cigarette : cigarette électronique, tabac chauffé ou encore sachets de nicotine. Certes, ces produits contiennent de la nicotine. Ils sont donc addictifs et non sans risques. Mais ils se caractérisent par l'absence de combustion, qui, comme cela a été démontré dans de multiples études et avis indépendants, réduit drastiquement leur nocivité.
Dans ce nouveau contexte, les droits de consommation ont vocation à être repensés dans un cadre fiscal incluant l'ensemble des produits du tabac et de la nicotine. Il serait pertinent d'appliquer des niveaux de taxe différenciés en fonction de la nocivité des produits. La fiscalité des produits alternatifs en France est aujourd'hui incohérente. Le tabac à chauffer, par exemple, est quatre fois plus taxé que la moyenne européenne, tandis que la cigarette électronique n'est pas soumise à des droits d'accise alors qu'elle l'est dans dix-neuf états européens. Nous préconisons donc d'adopter un niveau modéré de taxe pour la cigarette électronique, qui n'est pas sans risque, et de revenir sur le plan de convergence fiscale du tabac chauffé, en le taxant significativement moins que les produits combustibles. Ainsi seulement, la fiscalité gagnera en efficacité et jouera vraiment un rôle comportemental.
Toutefois, une fiscalité différenciée ne suffira pas à changer les comportements si elle n'est pas accompagnée d'une information claire des fumeurs adultes sur la nocivité réduite des alternatives à la cigarette. Cette information factuelle doit être mise en place bien entendu sans y exposer les non-fumeurs, qu'il n'est pas question d'initier. Dans un même esprit de responsabilité, il faut repenser la distribution commerciale de ces produits et la régulation des arômes, afin de réduire leur attractivité auprès des mineurs.
Une telle évolution implique que les autorités de santé se prononcent sur les risques et bénéfices des alternatives sans combustion par rapport à la cigarette. Or ces avis officiels tardent à venir. L'an dernier pourtant, les parlementaires avaient appelé l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), au travers de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), à publier rapidement de tels avis, selon le mandat que l'agence a reçu de la direction générale de la santé voilà cinq ans. Les élus recommandent aussi une approche de réduction des risques. Plusieurs pays, comme la Suède, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, ont vu leur nombre de fumeurs baisser très rapidement après avoir adopté cette politique.
En conclusion, la fiscalité du tabac en France est un échec, parce qu'elle pousse les fumeurs à consommer des cigarettes illicites sans les encourager à se tourner vers des alternatives sans combustion. Ces produits, pourtant disponibles, sont insuffisamment évalués par les autorités françaises, mal fiscalisés et mal connus des fumeurs adultes. Si la France veut rattraper son retard dans la lutte contre le tabagisme, elle devra s'inspirer des exemples étrangers pour établir un cadre réglementaire et fiscal fondé sur la science et différenciant les produits selon leur nocivité. Dans cette évolution, le Parlement a un rôle essentiel à jouer.
M. Cyril Lalo, directeur des relations extérieures, Imperial Tobacco Seita. - Je représente Seita, filiale d'Imperial Brands. Nous opérons en France sur le tabac et le vapotage et sommes le dernier acteur à disposer d'une usine en France, près du Havre. Depuis une dizaine d'années, nous sommes engagés dans une transformation de grande ampleur. Cela fait des décennies, en effet, que l'industrie tente de réduire la nocivité du tabac. C'est un fait établi : dès lors qu'il y a combustion, il y a nocivité. Tous les produits évitant la combustion - vapotage, tabac à chauffer, sachets de nicotine - présentent donc un intérêt dans une approche de réduction des risques. Notre société a d'ailleurs été la première dans le secteur traditionnel, en 2018, à tenter de démocratiser le vapotage au sein du réseau des buralistes, avec la marque Blu. Notre objectif en France est simple : accompagner le fumeur qui n'arrive pas à arrêter de fumer vers le vapotage.
Comme l'évoquait Mme Martel, la fiscalité comportementale n'est pas efficace d'un point de vue budgétaire, avec des recettes fiscales en baisse depuis 2022, voire 2021. Pour justifier les propositions de hausse fiscale qu'elle présente aux parlementaires, la DSS promet une hausse des recettes. Force est de constater que cette dernière n'a pas eu lieu. En 2023, par exemple, alors qu'on lui promettait 270 millions d'euros de recettes supplémentaires, l'État a en réalité perdu 170 millions d'euros comparé à 2022.
Au-delà, il faut également prendre en compte les pertes fiscales mentionnées par Gabriel Attal dès décembre 2022. Il est étonnant et malheureux d'entendre le ministre de l'économie et des finances annoncer une réduction des dépenses publiques d'environ 10 milliards d'euros cette année quand, dans le même temps, son homologue de la santé rappelle, dans les colonnes du journal de la Confédération des buralistes, le Losange, que le commerce parallèle du tabac entraîne pour l'État des pertes fiscales de 5 milliards d'euros.
D'un point de vue comportemental, la fiscalité du tabac n'est pas plus efficace. De 2017 à 2022, la fiscalité des cigarettes et du tabac à rouler a été respectivement augmentée de 50 % et 90 %. Pour quels résultats ? La prévalence tabagique stagne ou baisse très légèrement et, dans le même temps, les ventes légales ont chuté de 28 %, tandis que la population générale augmentait légèrement. L'équation ne peut fonctionner que si l'on prend en considération le marché parallèle, qui explose de façon terrifiante. En 2022, quatre cigarettes sur dix fumées en France ne provenaient pas du réseau des buralistes. Ce week-end, 17 tonnes de tabac de contrebande ont été saisies près d'Angers. N'oublions pas que durant le confinement de 2020, les ventes légales ont bondi en moyenne de plus de 25 % en France et jusqu'à plus de 283 % près des frontières, du fait de l'inaccessibilité du marché transfrontalier et de la contrebande.
Depuis plusieurs années déjà, nous demandons que l'État publie un rapport annuel examinant le marché du tabac dans son entièreté, en tenant compte du marché illégal. Cette connaissance globale est essentielle si l'on veut prendre des décisions fiscales pertinentes. En l'état, la fiscalité du tabac nourrit le marché parallèle et finance les réseaux criminels ; elle ne réduit pas sensiblement le nombre de fumeurs.
Vous nous interrogez sur les effets de l'augmentation déjà actée de la fiscalité du tabac. Je dirai : mêmes causes, mêmes effets. La poursuite de l'augmentation, jointe à la montée en charge de la filière environnementale des mégots, risque d'affecter le marché dans sa globalité. Si le rythme d'évolution du marché parallèle et de son corollaire, la baisse des ventes chez les buralistes, se poursuit, il y aura d'ici à cinq ans autant de tabac acheté sur le marché parallèle que chez les buralistes.
Enfin, Mme Martel évoquait les prévisions erronées de la DSS. J'ajouterai que dans la présentation qui a été faite à l'occasion du PLFSS pour 2022, il manquait un élément fondamental. Alors que le baromètre annuel de Santé publique France, habituellement publié en mai, était prêt en août, il n'a été publié qu'en décembre, soit après la fin des travaux parlementaires. Or, il rappelait que la prévalence tabagique n'avait pas sensiblement évolué depuis 2017, reconnaissant ainsi le mauvais fonctionnement de la politique fiscale. Il s'agit là d'une pratique douteuse gênante, qui n'a pas permis au Parlement d'avoir une vision complète du marché.
En conclusion, la fiscalité du tabac n'est plus efficace d'un point de vue budgétaire, elle n'est plus efficace d'un point de vue sanitaire et son seul impact, à ce rythme, pourrait se résumer ainsi : moins de ventes légales, moins de recettes fiscales et plus de marché parallèle. Nous offrons sur un plateau le marché du tabac aux réseaux criminels.
M. Benoît Bas, directeur des affaires publiques et de la communication, Japan Tobacco International France. - Force est de constater que la fiscalité comportementale sur le tabac n'atteint pas, ou très modestement, son objectif d'une baisse forte et durable de la prévalence tabagique. Les études de Santé publique France nous apprennent que malgré les fortes hausses de fiscalité qui sont intervenues par exemple entre 2003 et 2016 - 72 % d'augmentation pour le paquet de cigarettes -, la proportion de fumeurs est passée de 30 % à 29,4 % sur la même période. En 2019, la prévalence tabagique a légèrement baissé à 24 %, avant de remonter à 25 % en 2020. Elle est donc en stagnation depuis au moins vingt ans. Elle est aussi la plus élevée derrière la Turquie au sein des pays de l'OCDE, qui affichent une moyenne de 16 %.
Non seulement la fiscalité comportementale n'entraîne pas de changement majeur de comportement chez les fumeurs, mais elle s'accompagne d'effets pervers : stratégies de contournement et explosion du marché parallèle, baisses de recettes fiscales, accroissement du risque sanitaire ou encore creusement des inégalités sociales.
Le marché parallèle regroupe deux catégories : les achats légaux transfrontaliers, touristiques ou duty free d'une part, les achats illégaux - produits de contrebande ou de contrefaçon - d'autre part. Je rappelle que la contrefaçon viole les droits de propriété intellectuelle et occasionne d'énormes pertes pour l'industrie. Surtout, elle approvisionne le marché en produits particulièrement dangereux ne bénéficiant d'aucune traçabilité. Au sein des 40 % du marché global que représente aujourd'hui le marché parallèle, 15 % sont des produits de contrefaçon et 61 % des volumes de contrefaçon saisis dans l'Union européenne le sont en France !
Ces chiffres issus de l'étude annuelle KPMG sont confortés par ceux de la Confédération des buralistes. Pour ces derniers, la perte de chiffre d'affaires due à cette concurrence illégale est estimée entre 30 % et 40 % et 450 à 500 bureaux de tabac par an mettent la clef sous la porte. En 2020, la période de confinement avait mis en lumière ce phénomène de marché parallèle : les ventes légales avaient alors augmenté de 25 %, notamment du fait de la fermeture des frontières. Par ailleurs, une étude du cabinet Alvarez & Marsal (A&M) démontre que chaque augmentation de 10 % ou plus du prix du tabac se traduit par une augmentation d'environ 7 % du marché parallèle. Elle souligne également que les moyens alloués aux forces de l'ordre et aux douanes sont très amoindris lorsque la fiscalité demeure très élevée.
Le deuxième effet pervers est le dépassement du seuil fiscal optimal. Nous sommes classiquement en haut de la courbe de Laffer. La tendance à la baisse des recettes fiscales de l'État s'observe en effet depuis 2021. Entre 2021 et 2022, les droits d'accise ont chuté de près d'un milliard d'euros, passant de 14 à 13 milliards d'euros hors TVA. Quant à l'impact du marché illicite sur les droits d'accise, il serait situé entre 2,5 et 3 milliards d'euros selon le rapport d'information des députés Woerth et Park et entre 5 et 7 milliards d'euros d'après KPMG. En parallèle, les volumes de ventes légales chez les buralistes baissent en moyenne de 7 à 8 % par an et jusqu'à 30 à 37 % dans des régions frontalières comme la région Grand Est ou les Hauts-de-France. Les grands perdants de cette politique fiscale sont donc l'État français, les buralistes et les consommateurs, et les grands gagnants les groupes criminels.
J'en viens au risque sanitaire croissant et à l'absence de traçabilité dans la composition des produits de contrefaçon. Il y a six ans, la contrefaçon était quasi inexistante en France. Nous en sommes, je le répète, à 60 % des volumes saisis dans l'Union européenne. Depuis 2021, fait inédit, cinq usines clandestines ont été démantelées en France. Alors que la filière du tabac a mis en place une traçabilité de ses produits depuis l'usine jusqu'au consommateur, les produits de contrefaçon ne sont pas du tout tracés et contiennent des ingrédients dangereux.
Autre effet pervers, la dernière étude de Santé publique France met en évidence le creusement des inégalités sociales, avec un écart de 12 points de prévalence tabagique entre les plus bas et les plus hauts revenus, de 14 points entre les personnes non diplômées et les personnes diplômées de l'enseignement supérieur et de 16 points entre les chômeurs et les actifs. La fiscalité comportementale s'apparente donc aujourd'hui à un impôt régressif. Elle est profondément inégalitaire, car elle pénalise les populations les plus précaires. C'est un point très important.
La France est dans une situation paradoxale en ce qu'elle détient un triple record européen en matière de niveau de fiscalité, de prévalence tabagique et de taille du marché parallèle. Ce constat nous amène aux réflexions suivantes. Les États connaissant une baisse forte et durable de leur prévalence tabagique sont ceux qui ont mis en place une politique de santé publique fondée sur le triptyque information-éducation-incitation, avec un usage minimal de l'outil fiscal. L'Allemagne, classée en avant-dernière position dans une étude sur les pays les plus moralisateurs fiscalement, affiche pourtant un taux de prévalence tabagique de 15 % seulement. Une étude de l'Institut économique Molinari montre par ailleurs que l'innovation est un outil plus puissant pour agir sur les comportements que la hausse des taxes ou les interdits. Elle conclut qu'il faudrait, d'une part, appliquer une fiscalité et une réglementation distinctes, plus favorables pour les produits à risque réduit que pour les produits avec combustion, et, d'autre part, renforcer l'information des consommateurs sur les produits alternatifs à la cigarette et sur leur bon usage. Un cadre réglementaire spécifique pour ces produits protégerait en outre les consommateurs, le segment étant inondé de produits chinois très bon marché échappant à tout contrôle.
En conclusion, on pourrait croire que la fiscalité comportementale joue sur la prévalence tabagique. Au contraire, nous avons vu qu'elle était davantage punitive que comportementale. Sa principale conséquence est d'alimenter le marché parallèle, mais aussi de priver l'État de plusieurs milliards d'euros de recettes fiscales. Elle n'atteint pas son objectif, engendre de nombreuses externalités négatives, va à l'encontre même de la politique de santé publique : sortons de cette logique punitive pour aller vers une fiscalité incitative !
M. Vincent Zappia, responsable des affaires publiques, British American Tobacco France. - Nous sommes ici pour témoigner de l'efficacité ou de l'inefficacité de la politique de santé publique sur le tabac en France. Force est de constater que l'État a failli dans sa mission de libérer les gens du tabac. Si la politique de prix ne fonctionne pas, c'est tout simplement que le rituel du fumeur est plus fort. Le fumeur qui, le matin, après avoir emmené ses enfants à l'école et avant d'aller au travail se rend chez son buraliste ou chez son vendeur à la sauvette a ce rituel ancré en lui. Cela tombe bien : aujourd'hui, nous pouvons l'accompagner, en proposant des produits à faible risque, comme les produits de vapotage ou les sachets de nicotine, dans lesquels nous investissons massivement.
La nicotine n'est pas cancérigène. Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'Institut national du cancer (INCa) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Si l'État se prive d'une réflexion autour de ces nouveaux moyens de consommation, il faillira dans sa mission de libérer les gens du tabac. Le PNLT a été très clair sur ce sujet, en demandant que l'on réfléchisse à un cadre réglementaire sur les nouveaux produits nicotiniques. Je vous y invite très vivement. La Suède a réussi, puisqu'elle affiche une prévalence tabagique de 5 %. Il en est de même du Royaume-Uni : alors que la prévalence y était semblable à la nôtre voilà quelques années, elle est aujourd'hui descendue à 12 %, grâce au vapotage.
Donnons-nous les moyens de libérer les gens du tabac ! Fixons un cadre réglementaire précis et une fiscalité adaptée. Accompagnons le fumeur sans lui demander d'aller en pharmacie ou ailleurs et laissons-lui son rituel. Ainsi, nous éviterons de tomber dans l'écueil qu'a représenté, pour le tabac, l'explosion du marché parallèle.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Le sujet de la fiscalité comportementale revient de façon récurrente, à l'occasion de chaque PLFSS, ce pourquoi nous avons souhaité, au travers de cette mission d'information, parfaire notre connaissance en la matière. La littérature est abondante. Chacun peut se prévaloir de tel ou tel chiffre, mais dès le lendemain, d'autres avancent des chiffres différents, démontrant le contraire.
Notre objectif principal est, non pas d'accroître les recettes fiscales, mais bien d'améliorer la santé des Français. En tant que représentants de l'industrie, vous avez naturellement, comme les buralistes, d'autres objectifs, comme celui de vendre des produits alternatifs ou encore de lutter contre la fraude. Pour notre part, nous recherchons les moyens d'agir du mieux possible pour réduire la consommation excessive de tabac, d'alcool ou de boissons sucrées, responsable de nombreux décès.
Je vous ai écoutés et je m'interroge très fortement. Vous avez dit que la fiscalité comportementale était inefficace. Pourtant, des études réalisées après l'augmentation des prix des cigarettes ont montré que la consommation avait baissé, en particulier chez les jeunes générations. Il semble que dans la perspective d'une génération sans tabac, les actions menées dans le cadre des derniers PNLT aient été efficaces. Or ce n'est pas ce que j'ai senti dans vos propos.
J'entends bien que le marché parallèle s'est ouvert, que des produits de mauvaise qualité circulent et que la lutte contre la fraude doit être une priorité du Gouvernement. Je vous rejoins sur la nécessité d'une mise en cohérence de la fiscalité. Il faut aussi une meilleure coordination avec les pays voisins. En Grande-Bretagne, où le prix du tabac est élevé, la contrebande est plus faible qu'en France. Mais c'est une île. La France a beaucoup de pays frontaliers, sa situation est donc différente.
Les statistiques sur le nombre de décès varient selon la méthodologie. Santé publique France avance par exemple 75 000 décès liés au tabagisme en France en 2015 quand l'OCDE, qui prend en compte le fait que la disparition de la mortalité liée au tabac serait partiellement compensée par l'augmentation des autres causes de mortalité, estime le nombre de décès prématurés à environ 16 000 par an entre 2023 et 2050. Quel regard portez-vous sur ces chiffres et sur quelles sources vous appuyez-vous ?
Pourriez-vous par ailleurs nous donner des éléments sur le chiffre d'affaires que vos sociétés respectives réalisent en France ?
Enfin, quels facteurs expliquent selon vous le maintien en France d'un niveau élevé de prévalence tabagique comparativement aux autres pays d'Europe ? Peut-on vraiment considérer que les plans de lutte contre le tabagisme sont inefficaces ?
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Vous avez longuement parlé du marché parallèle. Certes, il existe. J'habite le Pas-de-Calais, un département proche de la Belgique, et je lis la presse. Je prends par ailleurs régulièrement le train à la gare du Nord. Je vois bien le trafic qui s'y déroule. Vous nous dites que la fiscalité n'est pas la solution, car elle ferait baisser les recettes de l'État. Mais Mme la rapporteure générale l'a dit : ce n'est pas l'objet essentiel de notre mission d'information. Vous nous dites aussi que les différentes augmentations de la fiscalité sur le tabac n'ont pas eu d'effets sur le nombre de fumeurs.
Quelles sont, dès lors, vos propositions ? Vos sociétés respectives mènent-elles des actions pour réduire la mortalité prématurée liée au tabac ? Quel regard portez-vous sur les mesures inscrites dans le dernier PNLT ? En un mot, quelles seraient vos recommandations pour faire baisser le tabagisme en France ?
Mme Stéphanie Martel. - Les différences de chiffres s'expliquent par des différences méthodologiques. Selon des chiffres de 2019 de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) publiés en 2022, les coûts seraient à peu près couverts dès lors que l'on prend en compte la TVA. Mais la dimension budgétaire n'est pas, en effet, la plus importante.
Une large communauté médicale d'experts a accumulé des preuves scientifiques conduisant au constat, partagé de par le monde, que la combustion du tabac est à l'origine de maladies tabagiques comme les cancers, les bronchopneumopathies chroniques obstructives (BPCO) ou encore les maladies cardiovasculaires.
Vous nous interrogez sur nos propositions. Aujourd'hui sont disponibles sur le marché des alternatives « sans combustion », moins nocives que la cigarette. Pour créer un cercle vertueux, il faudrait différencier leur traitement par rapport à la cigarette. Nous considérons que la fiscalité n'est pas comportementale aujourd'hui en France, car elle n'encourage pas les gens à arrêter de fumer. Elle peut d'autant moins fonctionner seule qu'existent toutes ces alternatives. La France affiche un niveau de prévalence très élevé, qui ne baisse que très lentement. En raison de fortes taxes, les prix sont élevés, ce qui rend le marché illicite extrêmement compétitif. À l'inverse, les alternatives ne sont pas compétitives ou ne sont pas encouragées. L'idée n'est pas de communiquer auprès des jeunes et des mineurs, mais auprès des fumeurs adultes, afin de les inciter à se tourner vers les alternatives. La fiscalité doit également jouer ce rôle. Elle doit surtout être accompagnée de mesures d'information et différencier les produits.
Prenons l'exemple de la Nouvelle-Zélande, dont l'ambition est d'atteindre une génération sans tabac en 2025. Faisant le constat que l'approche restrictive fondée sur des hausses de taxes était inefficace et aggravait les inégalités sociales, ce pays a complètement changé d'approche. Il a décidé d'encourager la réduction des risques, de mener des campagnes d'information et de différencier la fiscalité sur le vapotage et le tabac à chauffer. En l'espace de dix ans, la prévalence tabagique a été divisée par deux pour atteindre 8 %. À l'inverse, l'Australie, qui n'a pas suivi le même chemin, ne parvient pas à faire baisser sa prévalence.
En France, on constate certes par moments une corrélation entre la hausse des taxes et la baisse de la prévalence, mais cette baisse est très lente. L'OCDE projette un taux de prévalence de 22 % à 23 % en 2025, loin de l'objectif de 16 % annoncé pour 2027. Le fait que le Gouvernement ait remonté cet objectif à 20 % est peut-être, d'ailleurs, un aveu que la France ne peut pas être aussi ambitieuse qu'elle le voudrait. Selon l'OCDE, le taux de prévalence en France en 2050 restera de 17 à 19 %. Nous avons donc 25 à 30 ans de retard par rapport aux autres pays de l'OCDE. Les alternatives nicotiniques doivent être encadrées de façon à encourager l'arrêt de la cigarette.
M. Cyril Lalo. - Le chiffre d'affaires global de l'industrie est public. Il suffit de prendre les chiffres de ventes publiés par les douanes et de faire le calcul en appliquant le taux de fiscalité sur chaque type de produit.
En 2022, le chiffre d'affaires de la filière était d'environ 20 milliards d'euros. Dans le terme « filière », j'inclus cependant l'État - pour un peu plus de 17 milliards d'euros sous forme de taxes -, les buralistes - environ 2 milliards d'euros - et l'industrie - 1,2 milliard d'euros. Ainsi, quand les ONG antitabac affirment que nous faisons 20 milliards d'euros de marge, elles confondent marge et chiffre d'affaires, et ne citent pas le chiffre qui nous concerne.
Les différents plans mis en oeuvre auraient induit des changements de comportement... En réalité, le principal changement comportemental constaté est une démarche d'optimisation fiscale du consommateur ! Pour prendre un exemple absurde, mais qui relève du quotidien, imaginons deux boulangeries très proches l'une de l'autre, la première vendant la baguette à 10 euros, la seconde à 5 euros : au bout d'un moment, même si la baguette à 5 euros est moins bonne, le client finira par l'acheter. Dans un pays où les questions d'inflation et de pouvoir d'achat sont importantes, cela devient un réflexe. Il faut le savoir, un fumeur français découvrant le marché parallèle ne retournera jamais chez son buraliste ; il échappera alors aux politiques de santé publique.
Par ailleurs, le maintien de la prévalence tabagique à un niveau élevé s'explique par les différents éléments déjà évoqués. Effectivement, la France, pays européen où les prix du tabac sont les plus élevés, n'est pas une île. Dès lors qu'il est possible, au sein de l'Union européenne, de traverser rapidement une frontière pour acheter des produits deux fois moins chers, les gens le font. Les achats transfrontaliers de tabac ont créé une sorte d'appel d'air. On a commencé avec une contrebande de fourmis, puis le marché parallèle a suscité l'intérêt des réseaux de criminalité et, en parallèle, la contrefaçon a explosé. En 2017, le marché parallèle était constitué pour moitié d'achats transfrontaliers et pour moitié de contrebande. En 2022, la contrefaçon en représente encore 50 %, avec une surface de contact entre acheteurs et vendeurs à la sauvette qui s'est développée de façon ahurissante. Hier, il fallait traverser la frontière ; aujourd'hui, il suffit d'aller en bas de chez soi !
Manifestement, la fiscalité comportementale sur le tabac n'est plus la solution. M. Bas le disait très justement : du point de vue des recettes fiscales, nous avons dépassé le pic de la courbe de Laffer. Les chiffres annuels de Santé publique France sont par ailleurs incontestables.
Vous évoquez le succès des campagnes du PNLT. En la matière, la manifestation phare annuelle est le « Mois sans tabac », dont le nombre d'inscrits baisse d'année en année. Par ailleurs, la réduction de la prévalence tabagique observée en 2018 et 2019 est liée non pas à la politique fiscale, mais au développement du vapotage. Or, le vapotage qui était encouragé, à la fois, lors du « Mois sans tabac » et sur Tabac Info Service, ne l'est plus.
Dès lors, que peut-on améliorer ? Il faut surtout faire de l'information. Au Royaume-Uni, le National Health Service (NHS), l'équivalent de Santé publique France, a pris clairement fait et cause pour le vapotage, en multipliant les campagnes d'information, d'éducation et de sensibilisation. Dans le cadre du programme « Swap to stop » - « Changer pour arrêter », le Gouvernement a distribué plus d'un million de kits de vapotage à des fumeurs en leur disant : « Essayez, parce que ça marche ». Et en effet, cela fonctionne. Dès 2019, des études concluaient que le vapotage était plus efficace pour arrêter de fumer que les patchs nicotiniques. Rappelons que le premier ne coûte rien à l'État quand les seconds représentent plusieurs centaines de millions d'euros de remboursement. Là encore, il faut s'interroger et, probablement, changer de logiciel.
M. Benoît Bas. - Malgré les communications ambiguës laissant croire à une réduction du nombre de fumeurs, les hausses de fiscalité n'ont pas fait baisser la prévalence tabagique. Ce qui chute, ce sont les ventes dans le réseau légal : les fumeurs fument toujours autant ; ils vont simplement s'approvisionner ailleurs !
Que faire ? Je le redis, il faut encourager les alternatives au travers d'un cadre fiscal favorable et, surtout, renforcer la communication auprès des fumeurs sur la balance bénéfices-risques entre les différents produits. Au Royaume-Uni, l'agence Public Health England a mis en place des politiques de ce type, ainsi qu'un cadre fiscal adapté. Rappelons au passage que si les prix sont plus élevés au Royaume-Uni, le niveau de taxes y est de 60 %, contre 84 % en France. De plus, le caractère insulaire du pays facilite la lutte contre le marché parallèle. Il y a bien une corrélation entre, d'une part, la hausse de la fiscalité et, d'autre part, la hausse du marché parallèle et la baisse des ventes légales. En revanche, il n'y en a pas avec le niveau de consommation réelle dans le pays et la prévalence tabagique.
M. Vincent Zappia. - Madame la rapporteure générale, vous nous avez présentés comme des industriels du tabac, alors que nous sommes des industriels de la nicotine.
Nous l'avons compris, la finalité du fumeur est non pas le tabac, mais la nicotine. Nous avons donc investi massivement dans le vapotage et les sachets de nicotine. Pour libérer le fumeur du tabac, il convient de l'accompagner, en lui proposant des produits permettant d'arrêter de fumer. C'est le cas en Suède, pays qui possède la prévalence la plus faible pour la consommation de tabac et le cancer du poumon. L'Angleterre a également fait ce choix pragmatique.
Pourquoi n'allons-nous pas dans le même sens ? Des cadres réglementaires pour le vapotage et les sachets de nicotine permettraient de libérer le fumeur du tabac, tout comme la promotion par l'État de ces usages permettrait de faire baisser la prévalence tabagique.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Vous évoquez une « libération » du fumeur. Pourquoi, dès lors, l'enchaîner à tous ces substituts, associés à des odeurs attrayantes ?
M. Vincent Zappia. - Il est très difficile de sortir de l'addiction du tabac. C'est la raison pour laquelle il faut proposer au fumeur, dans les bureaux de tabac, une alternative dont les risques sont réduits. Je le rappelle, la nicotine n'est pas cancérigène. Pourquoi se priver d'un produit non cancérigène permettant d'aider le fumeur ?
M. Cyril Lalo. - Les produits de vapotage des industriels présents autour de cette table ne sont pas concernés par les odeurs attractives qui viennent d'être évoquées. Certes, il y a depuis dix ans une variété des arômes de vapotage, mais rien qui soit lié à la confiserie. Les conditionnements visant directement les jeunes, par exemple faisant référence à des dessins animés, proviennent des États-Unis ou de Chine.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Je pensais à des vapotages goût barbe à papa ou caramel.
M. Cyril Lalo. - Aucun d'entre nous ne vend de tels produits, qui n'ont rien à faire sur le marché. Nous avons tenté de faire cadrer ces phénomènes, mais le ministère de la santé nous a opposé une fin de non-recevoir.
M. Benoît Bas. - En tant qu'entreprises responsables bénéficiant de contrôles qualité et d'une fabrication au sein de l'Union européenne, nous jugeons nécessaire de mener une réflexion sur la vente de tels produits, que l'on peut trouver n'importe où - dans les supermarchés, sur internet. Pourquoi les buralistes, qui, en tant que préposés de l'État, doivent s'assurer que les mineurs n'achètent pas ces produits, n'en sont-ils pas les vendeurs exclusifs ?
Mme Stéphanie Martel. - La question peut être abordée sous un autre angle, si l'on s'intéresse aux arômes permettant au fumeur d'arrêter de fumer. Cela étant, il y a bien, liée à cette thématique des arômes, celle de l'attractivité auprès des mineurs. Selon nous, il convient d'éviter l'accès des jeunes à tous ces produits, ce qui met en jeu, à la fois, leur attractivité et leur accès. Nous serions favorables à la vérification de l'âge par contrôle de pièce d'identité, mais aussi par reconnaissance faciale, qui pourrait devenir un standard pour la distribution de ces produits.
Si la prévalence tabagique a baissé parmi les mineurs, la taxe n'est qu'un facteur parmi d'autres mesures liées à la prévention et aux restrictions d'usage de la cigarette. Nous sommes convaincus que la taxe comportementale, appliquée d'une certaine manière, fonctionne. Toutefois, elle doit être accompagnée d'informations.
M. Alain Milon, président. - Les premières connaissances médicales sur la dangerosité du tabac n'ont émergé qu'en 1947. Soyons donc modérés sur l'usage du vapotage ! Je pense notamment aux substances chimiques que celui-ci implique et dont on ne connaît pas encore les conséquences sur la santé.
À titre personnel, je n'approuve pas le discours consistant à dire que la nicotine n'est pas cancérigène, sans ajouter qu'il s'agit d'un produit addictif. Ce n'est pas un hasard si certains utilisent des arômes pour piéger les jeunes. En outre, la nicotine entraîne des problèmes cardiaques et tensionnels importants.
Mme Émilienne Poumirol. - Vous affirmez haut et fort - cela me gêne un peu - que la nicotine n'est pas cancérigène. Toutefois, le lien semble avoir été fait avec le cancer de la vessie. Par ailleurs, la nicotine a des effets cardiovasculaires. Elle provoque des maladies chroniques telles que les insuffisances cardiaques, les artérites et les accidents vasculaires cérébraux. Nous avons récemment interdit les puffs, dans lesquelles la quantité de nicotine est extrêmement élevée. Si les produits du vapotage contiennent de la nicotine, on peut penser que les effets cardiovasculaires seront les mêmes que ceux que nous connaissons aujourd'hui avec le tabac.
Sur le plan de la santé publique, nous ne gagnerons rien à remplacer la cigarette par le vapotage. Et je ne parle pas du coût des maladies que je viens d'évoquer pour le budget de la sécurité sociale !
Mme Stéphanie Martel. - De notre point de vue, la nicotine est addictive et n'est pas sans risque. Mais cela renvoie à la notion de sevrage et, en conséquence, au PNLT. Ce programme est très axé sur le sevrage, avec des outils comme le remboursement des substituts nicotiniques ou le « Mois sans tabac », que l'on ne peut qu'encourager, mais qui restent assez peu efficaces. Quant au paquet neutre, il a eu son efficacité en 2017, au moment de son entrée en vigueur. Mais les fumeurs s'y sont habitués et, alors que l'on pourrait utiliser le paquet comme support d'information sur la nocivité des produits, un paquet neutre pour toutes les catégories de produits équivaut à dire au consommateur que tout se vaut.
Le sevrage reste évidemment un enjeu prioritaire. Mais l'efficacité des outils étant limitée, nous estimons qu'il faut une approche complémentaire : dans la mesure où les fumeurs ont des profils différents, développer les alternatives sans combustion, c'est maximiser leurs chances d'arrêter de fumer. Ainsi, une fois le tabac chauffé adopté, 73 % des fumeurs ne reviennent pas à la cigarette.
Le nouveau PNLT reconduit les mesures de l'ancien et, sans revenir sur la question de la taxe, les mêmes causes produiront les mêmes effets. En outre, on ne peut que le déplorer, l'évaluation des produits est de nouveau rognée, le budget du fonds de lutte contre les addictions (FLCA) ayant été divisé par deux en trois ans. Or il y a, autour de l'émission de ces avis, un enjeu important : toute réglementation et toute fiscalité qui se veulent cohérentes et efficaces pour réduire la consommation de cigarettes en France doivent se fonder sur la science et les évaluations.
M. Vincent Zappia. - Mme la rapporteure générale nous a demandé ce que nous proposions pour réduire la prévalence tabagique et nous avons évoqué les mesures alternatives, telles que le vapotage et le sachet de nicotine, et leur promotion. J'ai l'impression, en écoutant les propos tenus, que l'on accorde une prime à l'immobilisme. Il est certain que, si on ne fait rien, la prévalence tabagique ne baissera pas, le commerce parallèle explosera et les recettes fiscales diminueront. Par ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs, puisque la nicotine a des effets cardiovasculaires, pourquoi n'interdisez-vous pas les patchs vendus en pharmacie ?
Mme Émilienne Poumirol. - Je n'ai absolument pas dans l'idée qu'il faut rester immobile. Je me suis simplement insurgée contre des affirmations selon lesquelles la nicotine n'est pas cancérigène et serait un produit banal. Oui, il faut changer les comportements, et ce en répétant que la nicotine est addictive et emporte des effets cardiovasculaires.
Du reste, je vous rejoins entièrement sur la nécessité d'évaluer les produits utilisés pour fabriquer les liquides de vapotage, car on en sait encore trop peu sur ce sujet. Comme l'indiquait Alain Milon, on s'apercevra peut-être dans vingt ans que certains produits chimiques employés, y compris en l'absence de nicotine, sont toxiques. Il serait donc utile d'avoir des évaluations scientifiques régulières sur ces questions. Nous pourrions ainsi mieux informer les consommateurs.
M. Cyril Lalo. - Madame la sénatrice, vous avez soulevé deux points importants.
D'une part, vous avez indirectement comparé les taux de nicotine contenus dans un produit de vapotage et dans une cigarette. Ces taux sont difficilement comparables. En effet, la nicotine inhalée par vapotage est absorbée par le corps de façon plus diffuse que lorsqu'il y a combustion, cette dernière demeurant, malheureusement, la manière la plus efficace d'obtenir un pic nicotinique.
D'autre part, vos observations rappellent qu'il existe sur le marché français des produits ne respectant tout simplement pas la loi sur le dosage maximal de nicotine dans les liquides. Ce problème, je le déplore, ne sera pas traité dans le cadre de la proposition de loi visant à interdire les dispositifs électroniques de vapotage à usage unique, dite puffs.
Vous avez raison : la nicotine est un produit addictif et il serait bien entendu préférable de respirer de l'air frais. Cependant, le vapotage, le tabac à chauffer et les sachets de nicotine apparaissent comme des outils réellement susceptibles de provoquer un changement de comportement chez les fumeurs.
M. Alain Milon, président. - Avant les prochaines interventions, permettez-moi de rappeler que votre rôle de représentants de l'industrie du tabac est de limiter le nombre de fumeurs et de personnes tombant malades, sans pour autant perdre des clients ou voir votre chiffre d'affaires diminuer. Je n'ai rien à y redire : d'un point de vue économique, cela se justifie pleinement. Mais l'objectif que nous visons de notre côté, en qualité de sénateurs, est à la fois que les gens fument moins, qu'il y ait moins de malades et que les jeunes ne tombent dans l'addiction. De ce point de vue, il est possible que nos rôles s'opposent...
Mme Pascale Gruny. - Je suis entièrement d'accord avec le président Milon : nous devons éviter que les jeunes ne tombent dans l'addiction au tabac, ou à toute autre substance.
Je souhaite vous interroger sur votre volume de ventes dans l'Union européenne, puisque vous commercialisez en France, au Luxembourg ou en Belgique les mêmes cigarettes. Avez-vous constaté une baisse de ce volume de vente ?
Vous avez indiqué que la consommation de cigarettes en France ne baissait pas, car les consommateurs se fournissent dans les pays frontaliers. J'ignore comment sont calculées ces statistiques, dès lors que les consommateurs ne déclarent pas leurs achats de cigarettes en franchissant la frontière à leur retour de Belgique, du Luxembourg ou d'Espagne.
Mme Annie Le Houérou. - Avez-vous évalué l'impact de la mise en place du paquet neutre ?
Par ailleurs, êtes-vous soumis à une obligation de déclaration de la composition de vos produits de vapotage ? En effet, l'origine de certains produits reste inconnue. Comment cette composition est-elle vérifiée ?
M. Cyril Lalo. - S'agissant de la composition des produits de vapotage, les ingrédients doivent être déclarés en ligne sur le point d'entrée électronique commun de l'Union européenne (PEC-UE), ce que nos entreprises respectives font systématiquement. En France, la liste de ces ingrédients est notifiée à l'Anses. Les ingrédients contenus dans nos produits déclarés sur la plateforme européenne sont donc connus. Encore faut-il que tous les fabricants en fassent de même, ce qui est une autre question...
S'agissant de l'entrée des jeunes dans le tabagisme à travers le vapotage, une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) parue en 2020 concluait à l'absence d'effet passerelle du vapotage vers le tabac. Cette étude a été réalisée avant l'arrivée des arômes de type bonbon. C'est la raison pour laquelle Seita Imperial Tobacco tient à avancer sur ce sujet, en créant une relation de travail avec les parlementaires, le Gouvernement ou encore l'administration, de manière à réglementer le vapotage pour en faire un véritable outil de réduction des risques et du nombre de fumeurs. C'est un sujet que nous devons traiter.
Le paquet neutre a été mis en oeuvre au 1er janvier 2017, sans aucune évolution du prix avant le 13 novembre 2017, afin d'étudier l'effet de cette mesure. Celle-ci n'a eu aucun impact sur les ventes légales. Le paquet neutre a seulement cristallisé les parts de marché des fabricants : la marque la plus connue en a bénéficié.
M. Benoît Bas. - Japan Tobacco n'a pas relevé d'impact sur le comportement des fumeurs à la suite de la mise en place du paquet neutre et il n'existe aucune preuve d'un tel effet. Les pays ayant adopté la même mesure - l'Irlande, la Nouvelle-Zélande ou encore l'Australie - n'ont pas davantage constaté d'effet sur la consommation de tabac.
La baisse de la prévalence du tabagisme résulte effectivement d'un ensemble de mesures - plus incitatives que punitives, comme on l'a vu -, non de l'instauration du paquet neutre. Cette dernière découlait d'un postulat erroné, à savoir que le fumeur fait son choix dans le rayon du buraliste en fonction de la couleur du paquet. Or le fumeur, lorsqu'il est habitué à une marque de cigarettes, achète toujours la même, indépendamment du packaging.
M. Vincent Zappia. - Jamais au grand jamais nous ne ciblons les jeunes ! Les industriels du tabac ont été accusés d'avoir inventé les cigarettes jetables. C'est faux ! Je n'ai pas peur de nommer le premier acteur qui est arrivé sur le marché français avec des arômes et un marketing agressif à destination des jeunes : il s'agit de la société Liquideo, avec ses cigarettes jetables WPuff. Nous n'avons pas inventé les cigarettes jetables et il n'était pas question pour nous, à l'origine, d'en vendre ; nous avons seulement dû répondre à un marché.
Lorsque nous commercialisons un produit, nous formons les buralistes de manière très stricte ; si l'un d'entre eux se retrouve pris la main dans le sac, nous lui retirons nos produits. Cela a également été le cas avec les sachets de nicotine. De la même manière, l'accès à nos sites internet est conditionné par un double mécanisme de vérification de l'âge, qui s'appuie à la fois sur la carte d'identité et sur la reconnaissance faciale.
C'est un véritable procès qui a été intenté à mon entreprise et aux industriels classiques du tabac. Nous ne sommes pas responsables de ces dérives. Nous avons toujours demandé des cadres réglementaires et fiscaux pour éviter que les jeunes aient accès aux produits et pour aider les fumeurs à se libérer du tabac.
Mme Stéphanie Martel. - Je n'ai pas de chiffres précis sur la prévalence du tabagisme en Europe, mais la France fait aujourd'hui figure d'exception. La prévalence baisse dans les pays qui nous entourent, comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne. Nous pourrons vous communiquer des chiffres ultérieurement. Néanmoins, dans ces pays, la fiscalité sur le tabac est bien moins forte que celle de la France.
Pour rebondir sur les propos de Vincent Zappia concernant les jeunes, nous devons trouver une approche équilibrée, qui encourage les fumeurs à adopter une alternative moins nocive pour leur santé, tout en évitant l'exposition des mineurs au tabac.
De ce point de vue, nos entreprises suivent une approche responsable : leurs produits ne sont pas attractifs pour les jeunes et sont distribués dans des réseaux qui, en principe, sont eux aussi responsables. Néanmoins, un arsenal de mesures et de réglementations reste à mettre en place pour éviter l'accès des jeunes aux produits - sans pour autant en priver les fumeurs. Un compromis doit être trouvé entre ces deux impératifs, conformément à l'approche suivie par le rapport « Les nouveaux produits du tabac ou à base de nicotine : lever l'écran de fumée » de 2023 de l'Opecst. Votre ancienne collègue Catherine Procaccia, qui en était l'une des auteurs, s'était intéressée aux moyens de réglementer les arômes des cigarettes électroniques et les puffs, tout en insistant sur la nécessité de faire avancer l'évaluation des nouveaux produits en France, notamment par l'Anses.
La France est aussi isolée sur la question de l'évaluation. Dans les pays qui nous entourent, mais pas seulement - les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l'Italie -, les autorités de santé émettent des avis, font des revues de littérature et réalisent leurs propres études pour montrer que le tabac chauffé, le vapotage, les sachets de nicotine et le snus sont moins nocifs que la cigarette. Les évaluations varient selon les autorités, tous les produits n'étant pas systématiquement étudiés ; mais c'est en tout cas le travail que nous attendons de notre autorité d'évaluation des risques !
Mme Émilienne Poumirol. - Vous avez beaucoup insisté sur le fait que les produits de vapotage étaient distribués et contrôlés dans des circuits, et vous évoquez des bureaux de tabac. Or certaines boutiques sont spécialisées dans la vente de ces produits...
M Alain Milon, président. - Il y a beaucoup à dire sur ce sujet : à l'époque, j'avais proposé à la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, Marisol Touraine, que les produits de vapotage soient commercialisés par des boutiques situées dans les bureaux de tabac. Elle avait refusé.
Mme Émilienne Poumirol. - Ce que vous décrivez n'est donc pas la réalité. Je suis un peu étonnée de vous entendre dire que vous formez les buralistes pour qu'ils incitent leurs clients à se tourner vers le vapotage plutôt que vers le tabac. Pour ma part, j'achète mon liquide pour cigarette électronique dans une boutique ne vendant que des produits de vapotage.
M. Benoît Bas. - C'est la raison pour laquelle nous soutenons l'initiative du président Milon : il faut réserver la vente de ces produits - qui ne sont pas des produits comme les autres - à des professionnels du tabac et de la nicotine, afin qu'ils puissent être contrôlés par les douanes et les autorités de santé. C'est aussi un moyen de prévenir l'entrée des jeunes dans le tabagisme. Les supermarchés ou boutiques commercialisant à l'heure actuelle ces produits ne sont pas soumis aux mêmes contrôles ni aux mêmes contraintes que les bureaux de tabac.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Philippe Coy,
président
de la Confédération des buralistes
M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'entendre M. Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes, sur la fiscalité des produits du tabac.
Je rappelle que ces auditions ont lieu dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Nos collègues Élisabeth Doineau, rapporteure générale, et Cathy Apourceau-Poly ont en effet été chargées par la Mecss, le 17 janvier 2024, de réaliser un contrôle sur ce thème.
Cette audition fait l'objet d'une captation télévisuelle, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne.
M. Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes. - Je suis très honoré d'être aujourd'hui parmi vous, car je crois que la Confédération des buralistes est auditionnée pour la première fois par votre commission sur le sujet de la fiscalité comportementale. Je vous sais gré d'écouter notre profession et j'estime, en tant qu'homme de dialogue, qu'il faut confronter les idées divergentes afin de contribuer au bien commun.
Je vous remercie donc de nous recevoir sur un deuxième créneau, au titre des distributeurs et non pas au titre d'émetteurs sur le marché. Les 23 000 buralistes que je représente sont des entrepreneurs, des hommes et des femmes qui exercent leur métier de débitant de tabac sur tout le territoire sur la base d'un traité de gérance. La Confédération des buralistes est l'organisation professionnelle représentative de ces 23 000 buralistes, avec un taux d'adhésion assez flatteur de 87 %.
Chargé de cette organisation depuis octobre 2017, j'exerce moi-même le métier de buraliste depuis vingt-trois ans dans les Pyrénées-Atlantiques, plus précisément dans la petite commune de Lescar, dans laquelle j'ai exercé un mandat d'élu jusqu'en 2020. Passionné de commerce de proximité, j'ai rejoint la famille des buralistes en 2000. Je précise que Lescar est située à 45 minutes de la frontière espagnole.
Cette proximité n'a pas douché mon ambition de devenir buraliste et de porter cette vision d'une profession qui est avant tout une profession de commerçant engagée sur tous les territoires, désireuse d'être utile au travers d'un plan de transformation que j'ai initié lors de mon arrivée aux responsabilités. Mon constat était qu'après des années difficiles, le réseau de buralistes disposait malgré tout d'opportunités : 10 millions de Français fréquentent chaque jour nos commerces, dont 42 % ne viennent pas pour acheter du tabac.
Au-delà des sujets préoccupants et prégnants du tabac, coeur de métier des buralistes, nous devions donc saisir toutes les opportunités dans le cadre de ce plan, signé dès 2018 avec le ministère des comptes publics. J'ai porté une vision non pas de combat, mais davantage de soutien et de mutation du métier de buraliste. L'évolution n'est en aucun cas synonyme de reniement : il s'agit de savoir s'adapter aux enjeux contemporains et aux contraintes réglementaires, ledit plan ayant été renouvelé en janvier 2022 pour cinq ans supplémentaires.
La première phase d'application, de 2018 à 2022, s'est avérée un succès puisque 4 426 entreprises, avec le concours des fonds publics, se sont engagées dans cette transformation visant à donner un nouvel élan à notre métier. L'un de nos objectifs consiste à atteindre un taux de 50 % d'entreprises transformées à l'horizon de 2027, en rappelant que la Confédération regroupe des indépendants et non pas des franchisés : son rôle consiste à faciliter la prise de conscience des professionnels quant aux responsabilités qui leur incombent en vertu des contrats de gérance, dont celles qui sont liées à la protection des mineurs.
D'ici à la fin de mon mandat en octobre 2025, je souhaiterais bâtir un meilleur encadrement des produits dits « sensibles » et notamment ceux qui sont liés à la nicotine. En effet, aucun cadre réglementaire n'existe actuellement pour cette substance alors qu'il vaudrait mieux anticiper. Ma démarche peut paraître surprenante aux yeux des autorités sanitaires ou de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), mais j'estime que solliciter un encadrement réglementaire relève d'une approche responsable. Nous avons d'ailleurs déjà joué le rôle de lanceurs d'alerte par rapport à des nouveaux produits arrivant sur le marché.
Les entrepreneurs que je représente, engagés au service d'une population, d'un territoire et d'un métier, expriment, à l'instar de leurs concitoyens, de nombreuses inquiétudes. Témoins du quotidien, les buralistes souhaitent être utiles et faire évoluer leur métier de débitant à commerçant d'utilité locale. En remplissant le rôle de relais essentiel du lien social et du bien-vivre ensemble dans les territoires, ils sont en quelque sorte « les plus près des plus éloignés ». Dans le cadre de ces évolutions du métier, nous devons tenir compte des contraintes sociétales et servicielles : le buraliste est en effet au service des populations et des territoires, son contrat de gérance impliquant des obligations auprès de la direction générale des finances publiques (DGFiP) - avec le paiement de proximité - et du service postal.
Nous ne sommes en aucun cas des opposants à la santé publique. Comme je l'ai expliqué aux quatre ministres avec qui j'ai été amené à travailler en six années de mandat, les manifestations des buralistes organisées dès 2003 ne visaient pas la politique de santé publique à proprement parler - nous devons tous en être les acteurs - mais la méthode choisie, à savoir une augmentation exponentielle de la pression fiscale. Le premier plan Santé adopté sous la présidence de Jacques Chirac avait abouti à une augmentation du prix du tabac de 40 % en octobre 2003, d'où des années difficiles et la fermeture de 10 000 établissements en l'espace de quinze ans, phénomène que vous avez pu observer dans vos territoires respectifs. La fermeture de ces commerces de proximité a souvent été un drame, tant ils pouvaient être l'âme d'un village ou d'un quartier. Mes collègues qui ont baissé définitivement le rideau n'étaient pas fautifs, mais n'ont pas eu le temps de s'adapter à un changement brutal.
En conclusion, nous souhaitons être des acteurs responsables et réactifs par rapport aux enjeux de société, dont la santé. Je signale que nous avions alerté les autorités à propos des dérives observées autour des puffs sur lesquels vous vous êtes prononcés récemment, en pointant leurs techniques de commercialisation et leur appropriation par un public trop jeune. Nous avons également soutenu la loi « Influenceurs » et travaillé avec la Mildeca comme avec l'Autorité nationale des jeux (ANJ) : acteurs du quotidien, nous sommes les mieux placés pour veiller à mieux protéger certaines populations des produits engendrant certaines dérives.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Merci de nous apporter votre expertise concernant cette profession qui compte beaucoup dans nos territoires, le réseau des buralistes contribuant en effet au vivre-ensemble de par son maillage territorial. Pour autant, nous sommes avant tout attachés à ce que nos concitoyens vivent le plus longtemps possible en meilleure santé, alors qu'ils sont avant tout des clients pour votre profession.
Dans le cadre de cette mission d'information, nous souhaitons examiner les effets comportementaux de la fiscalité sur le tabac, démarche que nous élargirons à l'alcool, aux boissons sucrées et aux aliments gras ou sucrés susceptibles de favoriser des maladies.
S'agissant de votre Confédération, nous centrons nos interrogations sur le tabac, même si vous pouvez être amenés à vendre de l'alcool et des jeux, sujets que nous pourrions aborder en examinant l'ensemble des comportements addictifs. En résumé, nous souhaitons identifier les leviers permettant d'améliorer les comportements et d'éviter un certain nombre de décès prématurés.
Vous avez évoqué les nombreuses fermetures d'établissement, qui ne semblent pas exclusivement liées à la hausse du prix du tabac dans la mesure où la démographie et les comportements de nos concitoyens ont évolué. Nous sommes cependant conscients de la nécessité d'offrir la possibilité à une profession dont l'activité économique est affectée par une politique publique de trouver des voies d'adaptation. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les 42 % de clients qui n'achètent pas de tabac ?
Par ailleurs, comment pourrions-nous, avec vous, mieux faire respecter la loi sur l'interdiction de la vente de tabac aux mineurs ? Certains d'entre eux se voient parfois accorder la possibilité d'acheter des cigarettes.
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Je suis particulièrement attachée aux buralistes, qui sont souvent le seul lien présent dans nos villages et dont le métier a énormément évolué. Quelle appréciation portez-vous sur la fiscalité du tabac telle que résultant de l'article 15 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 ? Quelles évolutions souhaiteriez-vous éviter ?
M. Philippe Coy. - Après le choc brutal de fiscalité survenu en 2003, dans le cadre d'une volonté très louable de préserver la santé publique et de faire diminuer la prévalence tabagique qu'aucun buraliste ne conteste, nombre de nos collègues ont eu des difficultés à s'adapter. La vente de tabac, l'essence même du commerce, représentait 80 % à 90 % des recettes des entreprises, le jeu et la presse étant des activités complémentaires.
Parallèlement, des changements dans les comportements sociétaux sont intervenus, ce que nous n'avons pas su anticiper. Nous avons sans doute été aveuglés par la colère liée au fait de voir nos clients non pas arrêter de fumer, mais arrêter d'acheter du tabac en France pour privilégier des pays voisins tels que la Belgique et l'Espagne. Privés du temps nécessaire à notre adaptation à ce nouveau contexte, nous n'avons pas vu qu'une partie de la baisse des volumes était aussi liée à un changement sociétal plus large, le tabac ayant régressé au sein de l'ensemble de l'Union européenne, comme j'ai pu le constater en tant que vice-président de la Confédération européenne des détaillants en tabac.
À la fois très forte et très rapide en France, la diminution des volumes n'a pas suivi les évolutions de la société. Les buralistes n'ont pas cru à la cigarette électronique lors de son arrivée quinze ans plus tôt, d'où une inadaptation du réseau à des clients qui souhaitaient abandonner une consommation de tabac onéreuse et nocive pour s'orienter vers des produits moins nocifs.
Pris dans la tourmente de la fiscalité, le réseau a été lourdement affecté, enregistrant une perte de volumes et de valeur. Sur le premier aspect, je rappelle que nous sommes un commerce de flux, chaque établissement accueillant en moyenne 450 clients à 500 clients par jour. Un client qui vient acheter du tabac en profite généralement pour acheter un jeu ou un journal, ce flux de fréquentation assurant l'équilibre économique de l'établissement. Nous avons connu un nombre élevé de fermetures en raison de la diminution de ce flux, que le plan de transformation vise à enrayer.
L'hémorragie qu'a représentée la fermeture de 10 000 entreprises a été un véritable drame, que notre stratégie semble avoir heureusement stoppé, même si le réseau reste fragile et si certaines entreprises sont portées à bout de bras par des collègues qui refusent d'abandonner.
L'enjeu de la protection des mineurs est bien évidemment essentiel. La Confédération ne nie pas l'existence de quelques erreurs très regrettables, et a constitué depuis 2019 un groupe de travail sur ce sujet pour sensibiliser - plutôt que vilipender - nos collègues. Je travaille avec des autorités telles que la Mildeca et avec des parlementaires afin de responsabiliser nos collègues, qui ont des droits et des devoirs. Le dernier protocole que j'ai signé avec le ministre des comptes publics conditionne d'ailleurs toutes les aides publiques au respect de la réglementation, toute infraction en matière de vente de tabac aux mineurs faisant perdre le bénéfice des dispositifs d'aide. J'ajoute que protéger les mineurs n'a parfois rien d'évident lorsque nous avons affaire à des jeunes très véhéments et qu'il n'est pas toujours aisé de se faire respecter.
En 2019, nous avons lancé une campagne de communication plus positive accompagnant l'affichage des interdictions réglementaires. Inspirée du modèle anglais, celle-ci a été menée au moyen de stickers indiquant « Si tu veux en acheter et que tu as l'âge requis, prouve ton identité », afin de responsabiliser le consommateur. Il nous fallait néanmoins aller plus loin, d'où la création en 2023 d'une plateforme de certification dénommée « Bob » (buraliste officiellement bienveillant), qui repose, je le concède, sur le volontariat. Afin d'adapter notre message aux jeunes, nous avons sollicité des écoles de marketing et retenu un projet inspiré par celui qui est mené en matière de prévention routière avec le chauffeur Sam. Le buraliste doit ainsi obtenir neuf sur dix en validant plusieurs modules en ligne - tabac, vape, alcool et jeux - pour recevoir ensuite un diplôme qu'il peut afficher dans son établissement, une partie des clients étant sensibles à ce geste responsable en faveur de la protection des mineurs.
Nous sommes donc pleinement engagés dans cette démarche, afin de responsabiliser les 23 000 buralistes et leurs 80 000 collaborateurs. J'ajoute que cet objectif de protection des mineurs ne suscite plus aucune contestation dans notre réseau, à tel point que nous avons accueilli des professionnels de santé lors des deux dernières éditions de notre congrès national, dont l'addictologue Jean-Pierre Couteron, venu animer une conférence sur les dangers que représente l'accès des mineurs à des produits tels que le tabac ou le jeu, ainsi que William Lowenstein, autre expert renommé. Je tiens à souligner la difficulté à trouver des intervenants en raison de la diabolisation dont nous sommes parfois l'objet, alors que nous ne pourrons pas adopter de bonnes pratiques sans échanger avec ces professionnels de santé.
Concernant la fiscalité, je ne dissimulerai pas ma contrariété. Dans la mesure où notre revenu est lié à une commission, on pourrait penser à première vue que l'augmentation du prix représentait une aubaine pour la profession, mais ce raisonnement théorique ne serait valable qu'avec des volumes de vente constants. Dans les faits, ces volumes ont fortement diminué en France durant les vingt dernières années, sans que la prévalence tabagique diminue dans les mêmes proportions.
L'outil fiscal ne s'est donc pas montré aussi vertueux qu'escompté en l'absence d'harmonisation européenne. En tant que buraliste à Lescar, comment voulez-vous que je me satisfasse d'un paquet à 12,5 euros dès lors que le consommateur peut l'acheter à 5,5 euros en passant la frontière espagnole à proximité, voire à 3,25 euros en Andorre ? L'effet dissuasif d'un prix élevé se voit ainsi neutralisé par ces moyens de contournement que les citoyens qui ne souhaitent pas arrêter de fumer ou qui s'orientent vers des produits moins nocifs utilisent largement. Cette pression fiscale a désormais atteint un sommet dans le déraisonnable, d'où la demande d'un moratoire sur la fiscalité que nous avons adressée au ministre de la santé. Nous ne pouvons pas courir en tête de l'Union européenne avec des voisins qui proposent des prix inférieurs de moitié : la France n'est pas une île.
En outre, le phénomène de la contrefaçon s'est développé depuis la pandémie. Je me souviens d'un message de la directrice générale des douanes, en 2020, m'indiquant qu'aucune usine de contrefaçon n'existait en France : elle s'était ensuite ravisée en précisant que ses services n'en avaient pas encore trouvé, avant que cinq usines soient découvertes et démantelées. L'une d'entre elles était installée dans la banlieue de Toulouse au fond d'un garage et fabriquait 1 500 cigarettes par minute.
Nous avons donc cassé le modèle de prévention et abîmé une profession, sans atteindre les objectifs fixés en matière de santé publique. Une fois encore, je ne prétendrai pas que fumer est bon pour la santé et ne réclamerai pas de retour en arrière, mais j'insiste sur le fait que la France ne peut agir seule. L'importance du phénomène de contrefaçon a encore été illustrée cette semaine, 17 tonnes de tabac contrefait ayant été saisies à Angers. Je tiens d'ailleurs à saluer le remarquable travail de l'administration des douanes, présente en permanence sur le terrain et dont les agents mettent parfois en péril leur intégrité physique.
Cette pression fiscale n'est donc plus supportable, à tel point que j'en viens à regretter la période 2003-2005. La situation des frontaliers que nous évoquions alors avec insistance semblait agacer tout le monde, seuls les primofrontaliers - des Pyrénées-Atlantiques, de l'Ariège, du Nord ou du Pas-de-Calais - étant alors concernés. Au sein même de la Confédération, personne ne comprenait alors le mal que nous dénoncions, mais nous sommes désormais tous frontaliers : dans les Côtes-d'Armor ou dans le centre de la France, les problèmes sont partout les mêmes, avec des bandes criminelles qui distribuent du tabac de contrefaçon. Il est même possible d'en commander via son smartphone et de s'en faire livrer.
Merci de m'avoir permis de vous alerter sur cette pression fiscale inadmissible, qui n'a pas atteint ses objectifs louables en matière de santé publique. Certes, la prévalence tabagique a diminué chez les jeunes, ce dont nous pouvons nous féliciter ; en revanche, les résultats ne sont pas au rendez-vous pour les Français les plus modestes et les femmes.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Nous sommes bien conscients que d'autres leviers, tels que l'éducation et l'information, doivent être mobilisés aux côtés de la fiscalité.
Mme Solanges Nadille. - Comment voyez-vous l'avenir de vos commerces alors qu'il n'y aura probablement aucun retour en arrière sur la fiscalité ? Celle-ci représente une manne financière, même si elle est peut-être mal dirigée.
M. Philippe Coy. - Avec un mélange de sérénité et d'ennui. En ce qui concerne la fiscalité, les objectifs de collecte affichés dans le cadre des projets de loi de financement de la sécurité sociale ne sont plus atteints depuis quelques années. Si la hausse du prix du tabac venait conforter les revenus des buralistes, l'inquiétude ne serait pas de mise, mais nous observons depuis deux ans la conjonction entre une baisse des volumes et des valeurs négatives chez les buralistes. L'année dernière, les volumes comme les valeurs ont reculé de 7,5 %, une symétrie qui n'avait jamais été constatée jusqu'à présent et qui signifie que le rendement de la fiscalité est lui-même largement affecté.
Il serait bien sûr irréaliste de vous demander de faire marche arrière : solliciter un moratoire semble plus raisonnable afin de pouvoir organiser des politiques de santé publique. Pour y parvenir, j'estime que nous devrions faire preuve d'une ambition en termes de prévention et d'éducation qui fait à ce stade cruellement défaut. Souvent citée, l'Allemagne pourrait être une source d'inspiration, car ce pays a obtenu de véritables résultats avec une prévalence tabagique inférieure de 10 points à celle de la France. La publicité pour le tabac y était pourtant autorisée jusqu'à récemment, tandis que les prix y sont plus bas et que des distributeurs automatiques y sont accessibles. L'écart avec la France tient à l'existence d'une véritable politique éducative et de sensibilisation, dès le plus jeune âge.
Au cours d'une audition à l'Assemblée nationale, je m'étais interrogé sur la moindre ambition française dans ce domaine : si l'enjeu consiste à empêcher les jeunes d'entrer dans le tabagisme, une sensibilisation est nécessaire dès le plus jeune âge et non pas au moment de l'adolescence, à un moment où les amis peuvent exercer une influence. Trois ans plus tôt, j'avais écrit aux deux organisations de parents d'élèves afin de travailler avec elles sur ce sujet, mais mes courriers sont hélas ! restés sans réponse. Il est tout à fait possible de reprocher aux buralistes de vendre du tabac, mais je rappelle que ce produit est légal, et qu'aucune politique ne pourra être menée sans une mobilisation de l'ensemble des acteurs, qu'il s'agisse des parents d'élèves, de l'Éducation nationale, des professionnels de santé ou des parlementaires, sans stigmatiser inutilement une profession.
Nous avons cependant un avenir, qui passera par un approfondissement de notre plan de transformation : parmi les 4 426 collègues qui ont déjà opéré leur transformation, un sur deux a créé un emploi complémentaire, développé un nouveau flux de clients et augmenté de 20 % à 25 % son chiffre d'affaires connexe. Il s'agit bien de créer de la valeur ajoutée, non pas autour du tabac, mais autour de nouveaux produits de nouvelle génération, à la condition qu'un cadre réglementaire clair leur soit fourni.
Ayant participé récemment à la célébration des dix ans du monopole hongrois, instauré pour mieux maîtriser la distribution, j'ai pu échanger avec le directeur qui soutenait ma démarche consistant à demander un nouveau cadre réglementaire, les législations existantes étant débordées par l'arrivée de produits tels que les puffs ou les perles de nicotine.
L'horizon des buralistes se dessine également au travers du renforcement de leur rôle de commerce essentiel de proximité : ils peuvent prendre le relais de La Poste, voire celui des établissements bancaires en installant des distributeurs d'argent à leurs frais. Dans une logique similaire, le succès du paiement de proximité pour les impôts du quotidien a pleinement satisfait la DGFiP tout en facilitant la vie des usagers. Nous sommes donc utiles aux territoires, en complément et non pas en remplacement du service public.
Ces évolutions n'ont rien d'inné chez des commerçants indépendants, mais il me semble indispensable d'accomplir ce pas de côté pour assurer un avenir à notre profession, qui doit s'adapter aux nouvelles générations et aux nouveaux produits.
Mme Émilienne Poumirol. - Pensez-vous que les différents produits de vapotage devraient être vendus uniquement chez les buralistes ?
M. Philippe Coy. - Il existe plusieurs enjeux, dont l'un consiste à encadrer la nicotine non thérapeutique, la nicotine thérapeutique étant légitimement distribuée par les pharmaciens. La nicotine peut désormais être consommée de diverses manières, dont le vapotage, qui répond à des besoins sanitaires et économiques et semble avoir des vertus en l'état de la connaissance scientifique. J'ai du respect pour les entrepreneurs qui tiennent des magasins de vape et n'envisage pas de plaider en faveur d'une restriction de la vente des cigarettes électroniques aux seuls buralistes, même si l'Espagne a décidé d'adopter une loi en ce sens.
Il faudrait cependant s'assurer que tous les acteurs jouent avec les mêmes règles. À ce titre, je rappelle que les buralistes ne peuvent pas, dans le cadre d'une installation au sein d'une commune, se rapprocher d'un établissement de santé ou d'un établissement scolaire, une obligation qui ne s'applique pas aux magasins de vapotage. Les professionnels tenant ces établissements devraient quant à eux suivre les mêmes formations que les buralistes en matière de protection des mineurs. Trois jours de formation sont nécessaires pour devenir buraliste, dont un module d'une demi-journée consacré à la santé : commençons donc par remettre de l'ordre dans la réglementation.
Si ces deux canaux de distribution des cigarettes électroniques sont fiables, il n'est pas trop tard, par ailleurs, pour légiférer sur les produits de nouvelle génération qui se profilent, en posant le principe selon lequel tout produit contenant de la nicotine devra être distribué dans un canal identifié, sécurisé et contrôlé, à savoir le réseau des buralistes. Je parle bien de nicotine sous toutes ses formes, qu'elle soit naturelle ou non : de nouvelles cigarettes sans tabac, mais contenant de la nicotine de synthèse, pourraient être utilisées pour contourner la législation actuelle.
Selon moi, il vaudrait mieux anticiper afin de renforcer le monopole d'État et le réseau des buralistes, en leur accordant une certification de qualité leur permettant de distribuer toute nouvelle forme de nicotine, sans quoi nous risquons de passer notre temps à courir après des produits toujours plus innovants. J'ajoute qu'une telle orientation apporterait de la considération aux buralistes, chargés de vendre des produits à base de nicotine pour le compte des pouvoirs publics.
M. Alain Milon, président. - Je suis complètement d'accord avec vos dernières propositions. Je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Thomas Gauthier, directeur
général de la Fédération française des
spiritueux, Jérôme Volle, vice-président de la
FNSEA,
Jérôme Perchet, président de la
Fédération française des vins d'apéritif,
Samuel
Montgermont, président de Vin & Société (en
téléconférence),
et Mme Magali Filhue,
déléguée générale de Brasseurs de France
M. Alain Milon, président. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour une table ronde avec des représentants des producteurs de boissons alcoolisées. Ces auditions se placent dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Nos collègues, Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale, et Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure, ont été chargées par la Mecss, le 17 janvier 2024, de réaliser un contrôle sur ce thème.
Ce contrôle, qui s'inscrit dans une réflexion sur les politiques de prévention en santé, portera sur la fiscalité du tabac, de l'alcool, des boissons sucrées ou édulcorées non alcoolisées et des aliments dits « à faible qualité nutritionnelle ». Il nous a semblé important, dans un souci de transparence, que les auditions des représentants des différents secteurs soient publiques. Nous avons déjà entendu les industriels du tabac et la confédération des buralistes le 27 février dernier, et nous entendrons les producteurs de boissons sucrées et de produits alimentaires le 2 avril prochain. Comme le prévoit l'usage, ces auditions publiques n'empêchent pas les rapporteures de mener leurs propres auditions, qui sont nombreuses.
Nos travaux de cet après-midi font l'objet d'une captation vidéo, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne ; ils feront également l'objet d'un compte rendu public. Nous avons le plaisir d'entendre M. Jérôme Volle, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), M. Thomas Gauthier, directeur général de la Fédération française des spiritueux, Mme Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France, M. Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d'apéritif et, en visioconférence, M. Samuel Montgermont, président de Vin & Société.
M. Thomas Gauthier, directeur général de la Fédération française des spiritueux. - Composé à 95 % par des petites et moyennes entreprises (PME), notre secteur constitue la première filière de l'Union européenne (UE) en termes de valeur créée et de diversité des productions. Il dégage un chiffre d'affaires de 13 milliards d'euros, avec un PIB induit de 17 milliards d'euros et, à l'export, grâce au vin, c'est le deuxième ou troisième solde positif - à hauteur de 15 milliards d'euros - de la balance commerciale française. Selon une étude réalisée par le cabinet indépendant Utopies, le secteur compte 151 600 emplois, soit un emploi direct pour 12,7 emplois indirects ou induits.
Le lien avec l'agriculture est très important dans la mesure où nous transformons 4 millions de tonnes de matières agricoles françaises, c'est-à-dire à peu près autant que la viticulture. Un historique très ancien de contractualisation poussée valorise la matière agricole que nous utilisons.
Sur le plan économique, nous subissons actuellement un effet de ciseaux avec, d'une part, un cycle économique très mauvais et, d'autre part, une explosion de nos coûts de production. Au niveau du marché intérieur, les chiffres témoignent d'un début d'année catastrophique pour les grandes et moyennes surfaces (GMS), avec une baisse de 8 % en volume - un pourcentage qui n'avait pas été atteint depuis longtemps - ; après une baisse de 5 % en 2023 et de 5 % en 2022. On constate une accélération de la baisse de la consommation de nos produits depuis quelques années.
Phénomène relativement nouveau, on observe également une chute de nos exportations en 2023, de l'ordre de 12 % en volume et un peu plus en valeur, notamment au niveau du marché américain - notre premier marché -, qui enregistre une baisse de 20 %.
Par ailleurs, l'explosion de nos coûts de production, combinée à de mauvaises négociations commerciales, entraîne une importante baisse des marges pour 95 % de nos entreprises. Selon une enquête menée en partenariat avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), 44 % de nos entreprises ont connu une baisse de leur chiffre d'affaires pour le dernier exercice. On observe une fragilisation financière, avec une baisse de la trésorerie pour 63 % d'entre elles.
En termes de santé, on note une baisse de 60 % en soixante ans de la consommation moyenne de boissons alcoolisées. La consommation quotidienne s'établit à 8 %, contre 25 % dans les années 1990. Aujourd'hui, 60 % des Français consomment moins d'une fois par semaine une boisson alcoolisée. Ces tendances lourdes s'accélèrent aujourd'hui. De même, les alcoolisations ponctuelles importantes (API), notamment chez les jeunes, se sont réduites de 32 % en six ans.
De manière générale, on constate une évolution sociétale de la consommation des boissons alcoolisées ; cette tendance s'inscrit dans la durée. De notre côté, si nous condamnons sans ambiguïté la consommation nocive, nous défendons l'idée d'une consommation modérée et raisonnable, préservant la convivialité si importante dans notre société. Pour cela, nous développons une offre permettant de consommer moins mais mieux, que l'on appelle également « premiumisation ».
Les pratiques de baisse de consommation les plus structurelles sont inscrites dans les habitudes et les évolutions sociétales. Nous devons davantage cibler les poches de consommation nocive, qui induisent des comportements à risque. En tant que secteur, nous sommes responsables de la situation et nous faisons déjà partie de la solution.
Mme Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France. - Notre syndicat représente environ 98 % de la production brassicole française. Notre secteur a vécu une période atypique. En effet, à partir des années 2000, beaucoup de micro-brasseries ont vu le jour sur l'ensemble du territoire. Il existait une trentaine de brasseries dans les années 1980, contre 2 500 aujourd'hui, à la fois sur le territoire métropolitain et dans les départements et régions d'outre-mer (Drom). Ce phénomène des « crave-beer », apparu dès les années 1990 aux États-Unis, s'est développé en France.
Nous sommes le premier pays en nombre d'entreprises, mais le dernier - avec la Grèce - en termes de consommation de bière, loin derrière l'Allemagne ou la Belgique. Nous sommes, avant tout, un pays de tradition vitivinicole. À la différence de la filière des spiritueux, l'exportation constitue une part assez minime de notre marché ; notre production et notre consommation s'avèrent essentiellement françaises.
Cependant, nous subissons la diminution structurelle de la consommation d'alcool ; l'année dernière, notre marché a connu une baisse de 4,5 %. Nous ne disposons, à ce jour, que des chiffres pour les GMS ; bientôt, nous aurons ceux de la consommation hors domicile (CHD), qui risquent d'être atones, voire négatifs ; or, ce dernier marché représente le tiers du marché total de la filière brassicole.
Cette diminution de la consommation a des effets immédiats. On observe ainsi une fragilité structurelle de nos entreprises, avec, pour la première fois cette année, un nombre de fermetures supérieur au nombre d'ouvertures. Actuellement, plus d'une soixantaine d'entreprises se trouvent devant le tribunal de commerce, et nous recensons plus d'une centaine de fermetures volontaires. La fragilité du marché des micro-brasseries est due à la baisse de la consommation, mais aussi à une forte augmentation du coût des intrants ; je pense notamment au verre, dont l'augmentation du coût est liée à celle de l'énergie. Nous subissons à la fois l'augmentation du prix de nos matières premières, que celles-ci soient industrielles ou agricoles, et de nos coûts directs, comme celui de l'énergie.
Pour faire de la bière, quatre ingrédients sont nécessaires : l'eau, l'orge, le houblon et la levure. La France est, avant tout, un pays d'orge brassicole ; une bière sur cinq dans le monde est brassée avec de l'orge ou du malt français. Notre performance s'explique par un travail en filière, notamment concernant les recherches et le développement. La filière de l'orge est ainsi très structurée, « de l'épi au demi », comme on dit. En 2020, nous avons lancé une interprofession autour du houblon, afin de relancer une filière qui éprouve des difficultés depuis la crise des années 1980.
Au sujet de la prévention, nous disposons, au niveau à la fois de nos fédérations et de nos entreprises, d'un programme de lutte contre toute consommation à risque - consommation excessive d'une part, et, lorsqu'il s'agit de conduire ou lors d'une grossesse, inappropriée d'autre part. Depuis trente ans, notre secteur est engagé dans l'association Avec modération, qui réunit brasseurs, producteurs de spiritueux et producteurs de vins d'apéritif, puis dans l'association Prévention et modération, sur laquelle nous reviendrons sans doute ultérieurement. À l'appel du Président de la République, nous avons déposé un programme de prévention en 2017.
M. Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d'apéritif. - Notre fédération existe depuis plus de cinquante ans et rassemble 33 entreprises au sein de trois syndicats : le Conseil national des vins aromatisés, qui représente les producteurs et les distributeurs de produits vitivinicoles aromatisés ; le syndicat français des vins mousseux, qui rassemble les producteurs et distributeurs de vins mousseux sans indication géographique (IG) ; et le syndicat des grandes marques de porto. La plupart des grandes maisons de porto sont la propriété de groupes français, et les Français sont, traditionnellement, les plus nombreux consommateurs de porto au monde. Voilà pourquoi notre fédération compte parmi ses membres les marques de porto.
C'est le vin, en premier lieu, qui nous fédère. Tous les produits représentés par la Fédération française des vins d'apéritif (FFVA) sont élaborés à partir de vins, et les vins d'apéritif nécessitent la mise en oeuvre d'environ 20 000 hectares de vignes en Europe. La FFVA représente environ 3 000 emplois directs en France. Exportateur, le secteur des vins d'apéritif contribue à l'excédent commercial de la balance des paiements. Environ 50 % des vins mousseux sans IG et 60 % des vins aromatisés sont exportés ; ces derniers ont vu la valeur de leurs exportations augmenter de 3,5 % en 2023.
En revanche, en France, la consommation de nos produits est en baisse. Entre 2013 et 2022, la consommation des vins d'apéritif a diminué de 22 % en volume (- 11 % pour la catégorie des vermouths, - 28 % pour celle des portos, et - 23 % pour celle des vins mousseux sans IG).
La principale activité de notre fédération consiste à apporter un support réglementaire à nos adhérents. La FFVA, attachée à la promotion d'une consommation responsable de boissons alcoolisées et à la prévention contre les comportements à risque, est membre fondateur de l'association Prévention et modération.
Concernant la taxation des produits alcoolisés, nous pensons que l'augmentation du prix de nos produits, ainsi que ceux des autres boissons alcoolisées, n'est pas la bonne manière d'atteindre l'objectif de baisse des consommations à risque ou abusives. L'élasticité-prix pour les consommateurs à risque de boissons alcoolisées nous paraît faible, voire très faible. En conséquence, une augmentation du prix des produits alcoolisés par la taxe ou un mécanisme de prix minimum aurait, selon nous, très peu d'impact sur le comportement des populations à risque. En outre, cela pourrait conduire les catégories sociales les plus défavorisées à réaliser des arbitrages au détriment d'autres biens et services alimentaires ou sanitaires. Il nous semble, en revanche, que le renforcement des plans de prévention devrait être une priorité, et nous sommes disponibles pour y travailler.
M. Samuel Montgermont, président de Vin & Société. - Notre association regroupe l'ensemble de nos interprofessions régionales ainsi que nos métiers, c'est-à-dire l'intégralité de la filière vin. En termes d'efficacité sur la consommation de vin, la fiscalité comportementale n'a pas eu d'impact, dans la mesure où celle-ci n'a pas évolué. Or, en soixante ans, nous avons perdu 70 % de notre consommation. Aujourd'hui, 90 % des Français boivent moins de dix verres d'alcool par semaine, et 80 % d'entre eux boivent moins de deux verres. Chez les jeunes, les principaux indicateurs sont également à la baisse. Enfin, la proportion d'alcoolodépendants en France a été divisée par deux entre 2000 et 2016. Sans cette fiscalité comportementale, nous avons assisté à une déconsommation généralisée, que l'on pourrait qualifier de sociétale.
Concernant la consommation des buveurs excessifs, comme le montre l'exemple écossais, la fiscalité comportementale ne produit aucun effet ; il s'agit d'une fausse bonne idée, inefficace face aux enjeux sanitaires.
La filière viticole connaît aujourd'hui une crise profonde. De manière conjoncturelle, les marchés s'avèrent plus complexes et plus tendus à développer. À un niveau plus structurel et propre à la filière viticole, la déconsommation que nous subissons s'accélère ; cela entraîne une surproduction, avec aujourd'hui 100 000 hectares de vignoble que nous nous apprêtons à arracher. La situation économique de la viticulture est donc très fragilisée.
Nous avons pour habitude, au travers de la marque France, de porter haut et fort les valeurs de la viticulture. Il convient aujourd'hui de cultiver et de préserver ces valeurs. La fiscalité comportementale ne nous permet pas de sauvegarder notre capacité de production. Si l'on ajoutait à cette déconsommation une fiscalité comportementale, ce n'est pas 100 000 hectares que l'on devrait arracher pour recalibrer notre production, mais probablement le double ou le triple ; pour vous donner une idée, il faudrait alors supprimer l'équivalent de trois fois le vignoble de la vallée du Rhône.
D'un côté, notre filière viticole s'avère, aux yeux d'un certain nombre de nos gouvernants, une valeur forte de la marque France, témoignant de notre culture et de notre patrimoine ; et d'un autre, alors que l'on souhaite développer nos exportations, nous stigmatisons ce produit, qui n'est pas traité comme il devrait l'être, c'est-à-dire en insistant sur l'éducation, la formation et la promotion de la consommation responsable.
Dans le cadre de nos filières, nous avons gagné la bataille de la modération. La baisse de la consommation que nous avons connue, à hauteur de 70 % en soixante ans, est aussi le résultat des politiques menées, et nous en sommes fiers. En revanche, si l'on ajoutait de la complexité, l'avenir de la filière viticole s'annoncerait très sombre ; et je n'aimerais pas que, dans dix ans, on se demande ce que l'on a fait.
M. Jérôme Volle, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. - C'est en tant que représentant des vignerons français que notre fédération participe à cette table ronde. La FNSEA s'est beaucoup investie dans l'éducation des consommateurs, notamment dans la lutte contre la consommation excessive d'alcool. En 2021, notre réseau s'est impliqué dans la campagne « Un bon vin se sert avec tout, avec modération surtout », à destination du grand public et aussi des plus jeunes. L'idée était de communiquer, à partir d'une approche culturelle, sur la manière de déguster le vin, en ouvrant sur la richesse de notre gastronomie et de nos terroirs ; cette campagne soulignait le lien entre vin, alimentation et modération.
La filière vitivinicole représente aujourd'hui 440 000 emplois directs et indirects. Elle est présente sur quasiment tous les territoires ; certains, qui n'avaient pas de filières, sont en train d'investir dans des plantations de vignes, ce qui montre bien le dynamisme rural. Beaucoup d'exploitants vivent de la filière vitivinicole, notamment dans des régions où il y a peu d'autres productions. La taille moyenne d'une exploitation reste familiale ; elle s'établit autour de sept hectares de vignes, avec des systèmes coopératifs très développés. Par ailleurs, le secteur se situe en troisième position des contributeurs à l'excédent commercial, avec 59 milliards d'euros de la vigne au verre et, si l'on compte l'ensemble des intermédiaires et toutes les taxes, 92 milliards d'euros pour la filière. Je rappelle que la France est également le premier producteur d'orge brassicole de l'UE.
Dans un contexte inflationniste, le marché des vins et spiritueux a connu une hausse des prix en 2022. La tendance est à la déconsommation des produits en France. En revanche, on observe une hausse des ventes à l'exportation, à hauteur de 10,8 % en 2022. Cela s'explique par la levée des restrictions tarifaires, notamment celle des États-Unis, et par des vendanges particulièrement réussies, avec de bons millésimes. Sous l'effet de l'inflation, les coûts de production du secteur augmentent, avec un fort impact économique sur notre filière.
L'année 2024 sera marquée par la crainte d'une récession économique au niveau mondial. Concernant la production viticole, on appréhende une réduction des enveloppes de la nouvelle politique agricole commune (PAC), ainsi que la poursuite de la vague inflationniste avec ses effets sur la consommation des ménages. Enfin, la loi Descrozaille ou Égalim 3 a pour objectif de renforcer le pouvoir de négociation des industriels face à la distribution.
Concernant les tendances de consommation, on prévoit des produits plus éthiques, avec moins d'alcool ; de plus en plus, nous expérimentons des vins désalcoolisés, ou avec moins d'alcool. Notons également comme autres tendances pour l'année qui vient la « premiumisation », c'est-à-dire la montée en gamme des produits, et la poursuite de la communication pour une consommation modérée du vin.
En période de forte inflation, une augmentation de la fiscalité pénaliserait le pouvoir d'achat des consommateurs, en particulier des moins aisés. Les spiritueux sont les premiers contributeurs aux rentrées fiscales liées à l'alcool en France, avec 72 % de la collecte pour seulement 24 % des volumes d'alcools purs consommés. Si la fiscalité venait à augmenter, cela aggraverait une situation économique déjà très dégradée pour notre secteur.
En matière d'alcool, la France dispose d'un cadre légal et réglementaire parmi les plus protecteurs d'Europe, concernant aussi bien l'alcool au volant, l'accessibilité des boissons alcoolisées, le système de licence de vente, les taxations, les restrictions de la publicité dans le cadre de la loi Évin, la réglementation stricte pour l'affichage, les informations au consommateur. S'il fallait aller plus loin, nous pourrions concentrer nos efforts sur deux aspects : l'éducation du consommateur, en l'informant sur les risques liés à la consommation excessive ; et la prévention, via notamment la promotion des repères de consommation à moindre risque, définis par Santé publique France.
Si l'on souhaite prévenir les conduites à risque, nous devons collectivement nous interroger sur les causes poussant un grand nombre de nos concitoyens à recourir à des substances addictives ou psychotropes, avec les conséquences dramatiques que cela entraîne. La problématique relève de la santé publique plutôt que de la taxation de l'alcool et des vins.
M. Alain Milon, président. - Notre domaine d'évaluation est la santé. Chaque année, nous regardons en détail le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et nous constatons que, régulièrement, les dépenses de santé liées au sucre, à l'alcool et au tabac sont en augmentation. Or nous ne disposons plus des recettes nécessaires pour mettre en oeuvre la politique de santé publique sur le territoire national.
Par ailleurs, nous observons une augmentation du nombre de personnes souffrant du diabète et développant des cancers en relation avec la consommation de tabac et d'alcool. Cette situation n'est pas liée à la fiscalité. L'idée n'est donc pas d'augmenter la fiscalité, mais de trouver des solutions susceptibles de permettre à nos concitoyens d'apprécier vos produits, tout en protégeant leur santé ; tel est l'objectif de cette table ronde.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - L'objectif de notre réunion n'est pas d'aboutir à une proposition de loi visant à augmenter la fiscalité comportementale. Chaque année, il s'agit pour nous d'évaluer la performance de la dépense sociale. Comme vous le savez, le déficit le plus important concerne l'assurance maladie. Je n'ai pas l'impression que chaque citoyen soit conscient de n'avoir qu'une vie et qu'il doive la protéger du mieux possible. Nous observons des comportements excessifs, éloignés d'une consommation modérée et de la convivialité ; cela est valable pour l'alcool, le tabac, ainsi que pour certains produits alimentaires.
Pouvez-vous préciser la part des dépenses consacrée chaque année aux actions de prévention, notamment dans le cadre de l'association Prévention et modération ? Peut-on augmenter cette part ?
Les taxes ne sont pas responsables de la baisse structurelle que l'on observe dans notre pays ; cette baisse s'explique par des évolutions sociétales. Pour autant, les taxes ne peuvent-elles pas contribuer à réduire certains comportements excessifs ? Certains parmi vous ont alerté sur le fait que cela pénaliserait les populations moins aisées ; faut-il alors les laisser consommer ? Aujourd'hui, 10 % de la population consomment 58 % du volume total ; je relève une contradiction entre, d'un côté, votre volonté de ne pas baisser le volume de consommation, et, d'un autre côté, les conséquences inévitables d'une réduction des consommations excessives sur ce volume.
Je ne veux pas stigmatiser vos filières. L'éducation, la prévention et la formation sont sans doute insuffisantes. Il faut porter l'effort dès le plus jeune âge. Les enfants souffrent de la consommation excessive de leurs parents et de la violence que cela entraîne. L'alcool est également un facteur souvent présent dans les féminicides.
Comment peut-on améliorer l'efficacité et la performance, avec des recettes identifiées, de telle sorte que cela ait un impact sur la santé de la population qu'un euro dépensé soit un euro utile ?
M. Jérôme Volle. - L'investissement humain du producteur de vin commence dès l'acte de vente. Dans les différents endroits où le vin est commercialisé, la question de la modération est toujours prise en considération. Cet investissement n'est pas calculable sur le plan économique, mais chaque acteur a bien conscience des enjeux.
Vous avez évoqué les 10 % des citoyens qui consomment 58 % du volume. Le sujet n'est pas de perdre des consommateurs ; nous sommes passés de plus de 60 millions à environ 39 millions d'hectolitres produits en moyenne en France, sachant qu'une part de la production vient d'Espagne ou d'autres régions d'Europe. En revanche, on observe une progression au niveau des exportations. Nous avons vocation à faire connaître notre patrimoine et notre culture, en proposant dans le monde entier des produits de qualité et reconnus.
Si la consommation des 10 % personnes ciblées venait à diminuer, nous avons la capacité de rebondir. Nous ne craignons pas non plus la fiscalité.
En revanche, nous craignons que de nouvelles mesures fiscales ne réduisent notre compétitivité au profit d'autres territoires, sans qu'elles aient d'effets positifs sur le budget de la sécurité sociale.
La FNSEA participe au Conseil d'orientation des retraites (COR). Nous travaillons avec la Mutualité sociale agricole (MSA). Nous accompagnons les publics sensibles.
Il y a des drames liés à l'alcool, mais opposer les deux ne résout pas le problème.
Il faut également réfléchir à la question des lieux de consommation, car là où les bouteilles se vendent cher, la consommation peut tout de même être excessive.
M. Thomas Gauthier. - En 2018, nous avons répondu à l'appel du Président de la République à révolutionner la prévention, en proposant un plan en quatre ans, que nous avions élaboré tous ensemble.
La force de nos organisations est de représenter des filières ; s'agissant de fédérations professionnelles, nos organisations engagent la totalité des entreprises. Notre but est que les entreprises soient nos relais. Nous fonctionnons comme des têtes de réseau. Dans le cadre du spiritourisme, de l'oenotourisme ou du tourisme brassicole, nous essayons d'adresser les bons messages aux visiteurs, afin de leur montrer comment bien consommer.
En tant que têtes de réseau, nous pouvons diffuser dans les territoires les bonnes recommandations et les bonnes pratiques, au travers de nos entreprises et des collectivités territoriales, car, pragmatiques, elles savent qu'elles ont intérêt à faire en sorte que les festivals se passent correctement.
Certaines associations ne travaillent pas avec nous, car, en acceptant nos financements, elles perdraient du même coup leurs financements publics, alors même que notre budget nous permettrait de les aider. Certains représentants d'organisations publiques leur imposent de choisir entre des financements privés ou publics.
Mme Magali Filhue. - Sur cette question-là, nous pouvons vous fournir des exemples précis d'associations nous ayant adressé des courriers en ce sens. Cela soulève un véritable problème en matière de co-construction de la politique de prévention.
M. Thomas Gauthier. - J'en viens au sujet de l'évolution sociétale des consommations.
La part de personnes ayant une consommation quotidienne a baissé, passant de 25 % à 8 % à l'heure actuelle. Les grands consommateurs sont ceux qui ont des habitudes de consommation : boire un verre de vin à table aux différents repas, par exemple.
De plus, les alcoolisations ponctuelles importantes - le binge drinking - baissent globalement. L'évolution sociétale devrait progresser dans le bon sens, comme en témoignent les chiffres du baromètre 2021, car ces alcoolisations ne concernent plus que 54 % des consommations pour 10 % de la population, contre 58 % en 2017.
Nos secteurs essayent d'accompagner cette évolution, au travers de la prémiumisation, c'est-à-dire le fait de proposer des produits de meilleure qualité, qui coûteront plus cher - un spiritueux vieilli, par exemple -, de valoriser le local - des petites distilleries mettent en avant des produits locaux -, ou encore d'innover dans les recettes. Il s'agit également de développer les boissons sans alcool, ce qui est plus ou moins important selon les secteurs ; dans le secteur des spiritueux, cette démarche se heurte à certaines limites techniques.
Mme Magali Filhue. - Les profils de consommateurs à risque sont différents, puisqu'il peut s'agir des jeunes, des femmes enceintes ou des conducteurs. Aussi, il est important que la prévention soit ciblée, car on ne s'adresse pas de la même manière à chacun d'entre eux.
Notre objectif est de soutenir les associations qui font de la prévention spécifique. Par exemple, SAF France a eu des résultats probants, notamment à La Réunion, en matière de prévention des femmes enceintes. Nous travaillons également avec la prévention routière. La prévention ciblée est importante, et elle doit être dotée de moyens.
Nous ne sommes pas des acteurs de la prévention, mais nous pouvons soutenir les associations qui en font, à l'instar de Prévention et Modération, tandis que nos entreprises diffusent le message de la prévention.
Nous pensons que la prévention ciblée est l'une des meilleures, compte tenu de l'évolution sociétale des consommations. À cet égard, selon un rapport de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), l'alcool n'est « plus systématiquement perçu comme une dimension incontournable de la fête aux yeux des nouvelles générations d'adolescents ». Il faut accompagner cette évolution structurelle des comportements sur l'ensemble des classes d'âges ; la jeune génération est plus responsable que les précédentes.
Or la fiscalité n'est pas un outil permettant de cibler la prévention, car l'augmentation du prix n'a aucun effet sur les consommations très excessives ; au contraire, elle pénaliserait les consommateurs raisonnables. Les personnes qui ont la plus petite part de revenus sont celles qui respectent le mieux les repères de consommation d'alcool préconisée, selon les études de Santé publique France, à savoir « ne pas consommer plus de dix verres standard par semaine, ne pas consommer plus de deux verres par jour ; avoir des jours sans consommation dans une semaine ». Aussi, augmenter les prix reviendrait surtout à les pénaliser !
Mettre en place une fiscalité qui touche tout le monde et pénalise les foyers à faibles revenus, qui respectent les repères de consommation, ne permettrait pas d'atteindre l'objectif de mieux cibler les actions de prévention sur les personnes à risque.
Je rappelle que certaines femmes ne savent pas qu'il ne faut boire aucun verre d'alcool pendant la grossesse, comme en témoigne le dernier sondage de SAF France. Il reste du travail à faire sur ce point ! Parfois, elles ont plus en tête l'interdiction de manger des sushis que celle de boire un verre d'alcool ! Notre filière essaye de porter ce sujet, mais il reste beaucoup de travail, et ce n'est pas la fiscalité qui permettra de changer la donne.
M. Alain Milon, président. - Le syndrome d'alcoolisation foetale commence dès le premier verre !
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Nous sommes là non pas pour instaurer de nouvelles mesures de fiscalité comportementale, mais pour évaluer les politiques de santé. Or on sait que d'autres facteurs interviennent dans la consommation excessive : l'addiction, le mal-être au travail, etc.
Vous prétendez que vous seriez en peine de financer des associations, même si vous consacriez du budget à la prévention. Qu'est-ce qui bloque ?
M. Thomas Gauthier. - Certaines associations cherchant des financements privés ou publics seraient intéressées de travailler avec nous, mais elles y renoncent, car des financeurs publics leur demandent de choisir entre un financement public ou privé. Il ne leur serait pas possible de travailler avec à la fois des entreprises produisant des boissons alcoolisées et le secteur public.
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Et ce alors même qu'il s'agit de financer des campagnes de prévention ?
M. Thomas Gauthier. - En effet, certaines associations, parce qu'elles travaillent avec nous, sont obligées de renoncer à des financements publics.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Est-ce également le cas pour l'association Prévention et Modération ?
M. Thomas Gauthier. - Oui, c'est non pas l'objet de l'association qui dérange, mais l'origine des financements.
M. Alain Milon, président. - Est-il envisageable de mettre en place une fiscalité régionalisée ? J'avais proposé une telle mesure à l'époque, mais j'avais fait marche arrière, après avoir été critiqué par toutes les associations régionales. Aujourd'hui, j'aimerais savoir ce qu'il en serait.
Mme Magali Filhue. - On en revient au même sujet : la fiscalité n'est pas un outil de prévention. Or l'efficacité d'une prévention ciblée sur les personnes à risque est démontrée.
M. Thomas Gauthier. - La Réunion a été très sensibilisée au problème du syndrome d'alcoolisation foetale, à la suite d'un long travail de terrain.
À l'inverse, dans certaines régions métropolitaines, notamment en Île-de-France, on observe les plus mauvais scores. Pour que les comportements évoluent, il faut faire un travail spécifique.
Mme Magali Filhue. - J'ajouterai qu'un tel travail doit être multipartenarial, pour développer des actions au plus proche des problèmes, même s'il n'est pas toujours évident à entreprendre.
M. Jérôme Volle. - Nous avons mis en place des cellules sur le mal-être agricole, à la suite des suicides d'agriculteurs, pour essayer de comprendre les motifs du passage à l'acte. L'étude du problème des consommations excessives doit s'inscrire dans cette même logique, car la fiscalité ne changera pas la cause primaire qui les entraîne.
Il faut comprendre pourquoi certains consomment plus que de raison, au risque de mettre en danger leur propre vie et celle d'autrui, afin de réduire le mal-être social, dont la consommation excessive - d'alcool, mais pas seulement - est symptomatique.
Il faut que l'on travaille collectivement sur cette question, qui ne sera pas résolue par la fiscalité.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - La consommation de tabac, de produits sucrés ou d'alcool dépend aussi d'un facteur rituel, qui n'est pas lié au mal-être. Il faut bien avoir ce point à l'esprit.
Dans les Drom, il y a un véritable problème, et je n'en connais pas la solution. Certains drames peuvent être liés à une consommation excessive. En tout cas, les familles qui s'engagent dans des associations pour lutter contre l'alcool, après avoir subi un drame, font le lien entre la mort de leur proche et la consommation excessive, je puis vous l'assurer.
M. Alain Milon, président. - Il faut lutter contre les habitudes qui peuvent exister dans les Drom, comme elles ont pu exister dans d'autres régions de France - je pense au verre de calvados le matin ! - avant que les habitudes ne changent et que la santé de nos concitoyens ne s'améliore.
M. Jérôme Perchet. -Dans les Drom, ce n'est pas forcément le rhum qui est un facteur d'alcoolisation, même si l'on en produit. Le problème n'est pas que celui du simple accès au produit ; l'alcoolisation peut se faire avec tous les types de produits.
M. Alain Milon, président. - Il faut tout de même lutter contre certains produits d'appel.
M. Jérôme Volle. - Nous ne fermons pas les yeux sur les drames qui se produisent. Au contraire, nous nous demandons comment faire en sorte qu'ils soient les moins fréquents possible. Nous cherchons à gérer les causes de la consommation excessive, qui entraîne des comportements inadaptés.
Dans les Drom, tout comme dans certaines zones rurales ou urbaines, il y a un véritable sujet d'accompagnement. Il faut réfléchir à la façon dont l'éducation - je suis responsable d'un opérateur de compétences (Opco) - peut aider à faire baisser la consommation excessive dans certains territoires, ce qui fonctionnera davantage qu'une fiscalité aveugle. Je soutiens davantage une telle mesure, qui doit résulter d'une volonté politique et d'un travail entre les pouvoirs publics et nos filières.
M. Samuel Montgermont. - J'insiste sur le fait que le prix minimum n'est pas réellement une mesure fiscale : c'est la marge des distributeurs qui serait affectée.
De plus, c'est une fausse bonne idée de penser qu'un prix minimum favoriserait la valeur ajoutée de la filière ; ce n'est pas le cas, d'où notre inquiétude sur les arguments en faveur du prix minimum, qui défendent ses effets sur la valorisation économique de la filière.
Compte tenu de la structuration de notre filière - la somme d'une quantité de petites entités de production -, toucher aux prix la déstabiliserait totalement ; la filière vin n'est pas une filière industrielle !
Nous aimerions que les études soient réactualisées, car elles sont fondées sur des niveaux de consommation de 2002 et sur des chiffres de 2015, je pense aux 41 000 morts. Il est nécessaire de disposer de chiffres pour comparer la réalité de la consommation excessive à celle de la consommation globale des Français aujourd'hui.
Un tel éclairage serait utile pour orienter la politique de santé. Ceux qui critiquent notre filière s'appuient sur des niveaux de consommation datés. Je puis vous dire que, à l'avenir, le panel de consommateurs de vins sera beaucoup plus large, mais très occasionnel.
Il faut travailler sur la prévention, ce que l'on pourrait faire aisément si les chiffres étaient actualisés. Ils ne permettent pas de disposer d'une vision objective de la trajectoire, alors que la consommation est très occasionnelle aujourd'hui, même si la consommation excessive existe encore.
Si nous avons gagné la bataille de la modération, nous devons désormais gagner la bataille de la consommation excessive, qui se remportera par de la prévention ciblée. Or la fiscalité comportementale aurait un effet sur l'ensemble des consommateurs et non sur certains publics cibles.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Notre questionnaire aborde la question du prix minimum, non parce que nous souhaitions le mettre en place, mais parce que ce dispositif existe dans certains pays comme l'Écosse, même si les résultats ne sont peut-être pas concluants.
Par ailleurs, nous avons lancé une évaluation, car, chaque année, la question de la fiscalité comportementale est abordée au moment de l'examen du PLFSS. Cette étude permettra d'apporter des réponses précises à nos collègues. Voilà pourquoi nous vous auditionnons.
Je prends en compte les revendications des régions de brasseurs - il y en a en Mayenne ! -, mais j'évalue aussi la qualité de la dépense publique et le nombre de morts évitées, afin de prolonger les années de vie en bonne santé. On s'interroge sur tous ces produits, car nous devons contrôler la dépense publique, dans le but d'améliorer la santé des Français.
M. Thomas Gauthier. - Pour s'adresser aux jeunes en matière de binge drinking, il faut leur demander comment ils communiqueraient. Avec l'association Prévention et Modération, nous sommes allés voir des écoles de publicité, dont les élèves ont produit des spots de communication qui fonctionneraient très bien s'ils étaient diffusés !
M. Alain Milon, président. - Le degré d'alcool augmente chaque année, le Châteauneuf-du-Pape atteint près de 15 degrés aujourd'hui ! Les vignerons devront régler ce problème.
M. Samuel Montgermont. - La réglementation européenne permet de désalcooliser les vins, mais cette possibilité n'est pas très utilisée.
M. Alain Milon, président. - Nous attendons vos réponses écrites. Si vous avez d'autres réponses d'ici à la publication du rapport fin mai, nous sommes preneurs.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Jean-Philippe André,
président (en visioconférence),
et Simon Foucault, directeur
des affaires publiques,
de l'Association nationale des industries
alimentaires,
Laurent Oger, directeur général de
l'Association internationale
des édulcorants, et
Mme Hélène Courades, directrice générale de
Boissons rafraîchissantes de France
M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous nous réunissons aujourd'hui pour une table ronde avec des représentants des producteurs de boissons sucrées et édulcorées et d'aliments dits « de faible qualité nutritionnelle ». Ces auditions se placent dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Nos collègues Élisabeth Doineau, rapporteure générale, et Cathy Apourceau-Poly, ont en effet été chargées par la Mecss, le 17 janvier dernier, de réaliser un contrôle sur ce thème.
Ce contrôle, qui s'inscrit dans une réflexion sur les politiques de prévention en santé, concerne également la fiscalité du tabac et de l'alcool. Nous avons déjà entendu publiquement les industriels du tabac et la confédération des buralistes le 27 février dernier et les représentants des producteurs de boissons alcoolisées le 19 mars.
Il nous a en effet semblé important, dans un souci de transparence, que les auditions des représentants des différents secteurs soient publiques. Comme c'est l'usage, ces auditions publiques n'empêchent pas les rapporteures de mener leurs propres auditions, qui sont nombreuses : plus de vingt-cinq auditions ont été réalisées ou sont prévues. Nos travaux de cet après-midi font donc l'objet d'une captation télévisuelle, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne. Ils feront également l'objet, comme c'est l'usage, d'un compte rendu public.
Nous avons donc le plaisir d'entendre M. Laurent Oger, directeur général de l'Association internationale des édulcorants (International Sweeteners Association - ISA), Mme Hélène Courades, directrice générale de Boissons rafraîchissantes de France, M. Jean-Philippe André, président de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania), en téléconférence, et M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques de l'Ania.
Mme Hélène Courades, directrice générale de Boissons rafraîchissantes de France. - Il est important de revenir sur l'ambition et l'efficacité réelle de la fiscalité appliquée aux produits que nous représentons. Le secteur des boissons rafraîchissantes sans alcool, porté par Boissons rafraîchissantes de France, a été précurseur en la matière.
La fiscalité n'est pas forcément le meilleur outil pour lutter contre l'obésité. En effet, la taxe sur les boissons sucrées n'est pas corrélée avec une baisse de l'obésité dans les pays qui l'ont instaurée, que ce soit en France ou ailleurs. Sur le long terme, les habitudes de consommation perdurent. Les consommateurs continuent à consommer les mêmes produits ou les remplacent par d'autres produits « plaisir ». Le nombre de calories consommées ne diminue donc pas forcément, du fait de ce phénomène d'adaptation.
En outre, cette taxe a un impact certain sur les entreprises concernées, qui se trouvent et produisent en France, qu'il s'agisse des petites et moyennes entreprises (PME) ou des grandes entreprises. Nous pourrons demander à nos petites entreprises adhérentes de nous fournir des calculs à ce sujet si vous le souhaitez. L'impact économique de cette fiscalité sur la compétitivité des entreprises, petites et grandes, n'est pas négligeable.
La presse s'est récemment fait l'écho d'un rapport de l'Observatoire de l'alimentation (Oqali), qui aurait souligné l'efficacité de la taxe soda dans la lutte contre l'obésité. En réalité, le rapport souligne : « il n'est pas possible, dans la suite de cette partie, de distinguer les impacts liés à la taxe de ceux liés à l'accord collectif. » Si un impact sur le consommateur est constaté, il est donc impossible de l'imputer à la fiscalité ou à d'éventuels accords sectoriels passés en France ou en Europe sur le sujet. Gardons-nous des conclusions hâtives.
M. Laurent Oger, directeur général de l'Association internationale des édulcorants. - L'ISA est une association internationale qui intervient à l'échelle mondiale, européenne et française. Nous n'avons pas pu répondre à certaines questions du questionnaire que vous nous avez transmis faute d'avoir accès à des informations précises sur le marché français. Nous représentons les producteurs et les utilisateurs de substances édulcorantes qui peuvent être utilisées en tant qu'ingrédients dans des produits ou des boissons ainsi que les producteurs d'édulcorants de table, qui sont des produits autonomes. Notre association a une approche scientifique et s'efforce de promouvoir les informations les plus qualitatives et les plus à jour possible sur les aspects sécuritaires et nutritionnels de nos produits.
Les édulcorants à faible teneur en calories ont été soumis à la fiscalité comportementale sans que leurs avantages soient pris en compte. Or ils peuvent contribuer, dans le cadre d'un régime équilibré, à apporter un goût sucré tout en préservant un bon apport calorique. Ils présentent également d'autres avantages sur le plan glycémique, par exemple pour les personnes souffrant de diabète, ou en matière de santé bucco-dentaire, leur consommation n'étant pas cariogène. Il est donc regrettable et assez contradictoire d'inclure ces ingrédients dans la liste des produits soumis à une taxe comportementale, d'autant que cela brouille et teinte négativement le message adressé aux consommateurs.
M. Jean-Philippe André, président de l'Association nationale des industries alimentaires. - Le sujet, de quelque manière qu'on le traite, touche à la première industrie de notre pays. L'industrie agroalimentaire rassemble en effet 450 000 emplois et 19 000 entreprises.
Nous ne sommes pas favorables à l'instauration d'une taxe. Il y va de la santé économique de notre secteur, d'autant que les chiffres de la compétitivité ne sont pas bons depuis plusieurs années. Ainsi, l'industrie alimentaire a diminué de moitié sa part de marché à l'export. De plus, nous essayons de convaincre plusieurs groupes étrangers de continuer à investir en France. Il est essentiel de leur donner de la visibilité en matière fiscale. Ne ravivons pas l'image d'une France qui chercherait à résoudre le moindre problème par l'instauration d'une taxe supplémentaire. En outre, l'activité des entreprises est compliquée par la période d'hyperinflation que nous traversons. Près de 20 % seulement des 75 plus grandes entreprises de l'agroalimentaire ont connu une augmentation de leur activité en volumes en 2023.
Certains pays, comme le Danemark, sont revenus en arrière après avoir instauré une taxe sur les graisses, faute d'une réelle efficacité et du fait du lancement d'importations parallèles.
Par ailleurs, personne n'a le monopole de la lutte contre l'obésité. Lorsque j'étais président exécutif d'Haribo France, j'ai toujours eu à l'esprit le souci de développer mon entreprise, tout en prenant en compte les enjeux de santé publique tels que l'obésité, dont les causes sont multifactorielles.
L'alimentation représente en moyenne 15 % du budget des ménages, mais elle compte davantage dans le budget des catégories socioprofessionnelles inférieures, dites « CSP moins ». Une taxe serait particulièrement pénalisante pour ces consommateurs et citoyens. En outre, nos entreprises sont déjà très taxées. Je ne crois donc pas que cette fiscalité soit une solution.
Les produits de l'industrie agroalimentaire française sont appréciés et enviés à l'étranger. Or un mouvement de « food bashing » se développe depuis plusieurs années. Nous avons tendance, en France, à nous autoflageller sur des aspects de notre économie que le monde nous envie. Sans nier le problème qu'il est question ici de traiter, passer par une taxe ne me paraît pas la bonne solution.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Cathy Apourceau-Poly et moi-même avons conscience de l'importance des industries alimentaires sur notre territoire, mais, en tant que membres de la commission des affaires sociales, nous nous soucions particulièrement de la santé de nos concitoyens. Chacun doit pouvoir faire une activité physique et bien se nourrir.
La mission d'information qui nous a été confiée a trait à la fiscalité comportementale, appliquée à un champ très vaste couvrant tant le tabac et l'alcool que les boissons sucrées et les aliments trop gras, trop salés ou trop sucrés. Toutefois, il existe d'autres leviers pour réduire les risques associés à ces substances, pour améliorer la santé des Français et, à long terme, réduire les dépenses de santé. C'est un enjeu important, le déficit de la sécurité sociale étant dû en grande partie à celui de l'assurance maladie.
Vous dites que la fiscalité n'entraîne pas forcément des comportements plus vertueux, mais, en ce cas, que proposez-vous ? Vos industries travaillent-elles avec des professionnels de la santé, des diététiciens, par exemple, ou des dentistes, pour améliorer la santé de nos concitoyens ? Sur quels leviers d'action travaillez-vous pour un meilleur comportement alimentaire ?
Mme Hélène Courades. - S'il existait un antidote magique pour lutter contre l'obésité, cela se saurait et nous nous efforcerions de l'obtenir. C'est un ensemble d'outils qui permettra de lutter contre ce fléau, qui est multifactoriel. Le premier outil est l'éducation nutritionnelle. Les gens doivent être conscients de la nécessité d'avoir une consommation raisonnée et raisonnable de nos produits, dans le cadre d'un mode de vie sain. Une charte alimentaire sur la publicité a été rédigée à cette fin avec l'Ania.
Un travail est en cours au sein de Boissons rafraîchissantes de France pour réfléchir à l'avenir, dans lequel nos adhérents sont pleinement mobilisés. Je serai ravie de venir vous en présenter les conclusions dès qu'il aura abouti à des engagements concrets. Nous travaillerons sur la question de la réduction du taux de sucre en France et en Europe, et sur la publicité au moyen de la charte alimentaire travaillée avec l'Ania. Chaque entreprise développe également ses propres bonnes pratiques. Nous ne demandons qu'à discuter avec vous si des pistes de travail sont identifiées, pour aller au-delà de ces démarches.
M. Laurent Oger. - Un effort de reformulation a été engagé par certaines entreprises pour changer le profil et la composition de certains produits. Des efforts continus sont menés, pour réduire notamment le taux de sucre.
L'éducation nutritionnelle est également très présente dans nos campagnes de communication. La journée mondiale pour la santé bucco-dentaire a eu lieu récemment, tout comme la journée mondiale contre l'obésité. Un travail important est mené pour rassembler des informations claires sur ces sujets et promouvoir un mode de consommation sain et équilibré. Nous relayons les messages des experts en nutrition.
Enfin, certains projets de recherche au long cours sont suivis par l'ISA en partenariat avec des universités, dont les protocoles ont été publiés. Nous espérons que leurs résultats participeront à la discussion, en toute transparence.
M. Jean-Philippe André. - Dans nos affaires, nous cherchons l'efficacité, en toute responsabilité. Si nous ne sommes pas favorables au déploiement de nouvelles taxes, nous sommes prêts à vous soutenir et à vous présenter nos pistes de travail. La première a trait à la reformulation de gamme. L'un des principaux adhérents de Boissons rafraîchissantes de France a bien montré qu'il était possible de reformuler une gamme sans perdre en efficacité commerciale. Le brasseur que j'ai été peut ainsi témoigner que la bière sans alcool, devenue aujourd'hui un produit tendance, a eu initialement du mal à s'imposer. Or la qualité de certaines bières sans alcool concurrence désormais celle de certaines bières traditionnelles. De même, dans une gamme comme celle de l'entreprise que je représente, en confiserie, nous avons introduit progressivement des produits présentant 30 % de sucre en moins. Ce type de reformulation de gamme mériterait d'être généralisé.
Il est également possible de modifier les recettes de manière générale. En dix ans, toutes les recettes des produits de grandes marques ont évolué. Nous sommes condamnés à nous adapter aux goûts du consommateur. C'est la deuxième piste à explorer.
La troisième piste porte sur la portion. Lorsque je suis arrivé chez Haribo en 2006, la taille standard de packaging proposé au consommateur était de 300 grammes. Nous courions alors le risque que ces 300 grammes soient consommés par une seule personne en une ou plusieurs fois. Or en quinze ans cette portion est passée à moins de 200 grammes. La portion devient ainsi un élément d'information donné aux consommateurs. Tout ce qui touche à l'offre de gamme, à l'évolution des recettes et à la portion peut donc aider à faire évoluer les choses.
Nous pouvons agir ensuite sur l'éducation. L'équilibre alimentaire n'est pas un élément naturel dans les foyers « CSP moins », les plus exposés aux risques dont nous parlons. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a demandé à l'Ania il y a quelques années de participer à des campagnes d'information. Nous avons donc produit, grâce à l'argent de nos adhérents, des spots publicitaires d'information coconstruits avec les effectifs de l'Arcom. Nous pourrions imaginer en faire de même avec d'autres structures. Il est de notre intérêt que les gens soient bien informés.
Certaines initiatives ne sont pas encore abouties, comme le Nutriscore. Nous sommes favorables, à ce propos, à un dispositif de dimension européenne, pour ne pas stigmatiser un pays par rapport à un autre.
Nous soutenons également plusieurs initiatives. La grande majorité de nos adhérents qui sont annonceurs ont adhéré à l'European Union Pledge (EU Pledge), code de conduite par lequel ils s'engagent à ne plus diffuser de publicités auprès des enfants de moins de 13 ans. Nous avons signé aussi une charte avec l'Arcom, dont l'application s'achève en 2024. Presque plus aucun annonceur n'est présent sur les écrans destinés aux enfants. Nous travaillons à présent sur les engagements que prendra l'industrie agroalimentaire pour la charte Arcom couvrant les années 2025 à 2028.
Enfin, il existe également des initiatives comme l'opération Vivons en forme (VIF), qui m'a surpris par ses résultats. Le fonds de dotation Vivactéo va être lancé en 2024. Il concerne quatre ministères : le ministère de la santé et de la prévention, le ministère délégué chargé des collectivités territoriales et de la ruralité, le ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et le ministère délégué chargé de l'industrie et de l'énergie. Pas moins de 270 villes sont adhérentes au programme VIF. Les taux de surpoids et d'obésité ont diminué fortement dans certaines d'entre elles, par exemple à Saint-André-lez-Lille, de 40 % en sept ans. Ces initiatives vont dans le bon sens.
Ces dispositifs ne sont pas coercitifs. Nous nous sommes mis d'accord récemment avec Mme la ministre Olivia Grégoire pour travailler sur l'Origine-score. Certes, ces démarches prennent du temps, mais « à te regarder, ils s'habitueront », écrivait René Char. Une entreprise qui verrait les résultats de ces initiatives et prendrait le risque de ne pas les soutenir risquerait de le payer cher.
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Le professeur Philippe Froguel, qui dirige PreciDIAB, un centre spécialisé dans le traitement du diabète, m'a dit que, si le taux de diabète avait diminué de 20 % après l'épidémie de covid-19, cela tenait aussi au fait qu'il avait explosé durant cette période en raison de l'arrêt imposé de l'activité physique et sportive.
Venant du Pas-de-Calais, marqué par la désindustrialisation, je suis sensible aux catastrophes sociales qu'elle est susceptible d'entraîner. L'industrie alimentaire est très importante dans nos départements. Nous savons quelles conséquences les licenciements peuvent avoir sur la santé des personnes concernées.
Les reformulations se font-elles régulièrement ? Comment procédez-vous pour reformuler les produits ?
Des études sont menées, notamment à Lille par le professeur Storme, sur les 1 000 premiers jours de l'enfant. Travaillez-vous avec ces professeurs de médecine sur des produits nouveaux ? Les 1 000 premiers jours sont notamment ceux de la découverte du goût. Reformulez-vous des produits nouveaux pour qu'ils soient moins riches en gras et en sucre ?
Mme Hélène Courades. - Des engagements ont été pris par Boissons rafraîchissantes de France pour baisser de 5 % le taux de sucre de ses produits entre 2010 et 2015. Je pourrai vous transmettre des tableaux à ce sujet. En Europe, le taux de sucre a diminué de 10 % entre 2000 et 2015, puis de 10 % supplémentaires entre 2015 et 2019. Une nouvelle diminution de 10 % intervient sur la période actuelle, entre 2019 et 2025. Les boissons ont donc fortement évolué.
Aucune reformulation particulière n'est prévue en lien avec les 1 000 premiers jours de l'enfant. J'espère que les enfants de cet âge ne consomment pas les produits que je représente ! Nous revenons à l'éducation nutritionnelle. Il revient aux parents de donner à leurs enfants une alimentation équilibrée.
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Les 1 000 premiers jours, cela va quasiment jusqu'à 3 ans.
Mme Hélène Courades. - C'est une question d'éducation à la consommation raisonnable du produit, qui doit rester un produit « plaisir » dans un cadre sain et équilibré. Nous pouvons tout à fait envisager de creuser ce sujet avec les professionnels dont vous parliez.
Ce qui a été dit précédemment illustre bien les injonctions contradictoires auxquelles font face les industriels. Les édulcorants sont présentés comme des outils pour reformuler nos produits, mais ils sont aussi taxés. De même, certains demandent la fin des petits formats de canette, pour réduire le nombre d'emballages. J'en ai discuté récemment avec le ministère de la transition écologique, dans le cadre de la responsabilité élargie du producteur (REP). Les petits formats sont pénalisés financièrement, alors qu'ils ont été développés pour limiter la consommation de nos produits. Nos adhérents ont besoin de clarté à ce sujet. La direction générale de la prévention des risques (DGPR) nous a dit qu'elle se rapprocherait de la direction générale de la santé (DGS). Nous en sommes là.
M. Laurent Oger. - En ce qui nous concerne, un texte européen interdit les édulcorants pour les produits destinés aux enfants de moins de 3 ans.
M. Jean-Philippe André. - La diminution du portionnage s'avère en effet antinomique avec les objectifs poursuivis par certains ministères.
S'agissant des 1 000 premiers jours de l'enfant, l'Ania vient de lancer un plan de travail dont l'un des axes consiste à analyser, de manière plus fine et plus scientifique qu'à l'heure actuelle, le phénomène de l'obésité, et à se pencher sur l'éducation des enfants à l'alimentation. La réflexion devrait d'ailleurs s'élargir à l'éducation des enfants à l'utilisation des écrans au cours de ces 1 000 premiers jours.
Concernant le risque d'une catastrophe sociale, notre industrie est très résiliente, ce qui devrait dissiper vos inquiétudes, madame la sénatrice. Les entreprises ont en effet appris à répondre à toutes les demandes, même lorsque celles-ci viennent contrarier le développement des affaires. J'adopterai même un angle d'interrogation différent : comment pourrions-nous faire en sorte que les entreprises agroalimentaires, bien plus légitimes que leurs concurrentes étrangères, deviennent, dans votre circonscription et au-delà, un atout qu'il convient de développer ?
Mme Émilienne Poumirol. - Vous avez parlé d'éducation : quel pourcentage de votre budget y consacrez-vous réellement ?
Pour ce qui est des injonctions contradictoires, fabriquer de plus petites boîtes génère bien davantage d'emballages, mais du point de vue des industriels, passer d'un paquet de 300 grammes à un paquet de 100 grammes qui sera vendu au même prix me semble être intéressant.
Permettez-moi donc de ne pas être tout à fait persuadée - voire suspicieuse - de vos intentions lorsque vous tentez de nous faire croire que vous produisez de plus petits paquets pour défendre la santé de nos enfants. L'argument ne me convainc pas du tout, le réel objectif tenant davantage à la recherche du profit et à la volonté de lutter contre des taxes qui vous dérangent toujours, alors qu'elles nous paraissent intéressantes et qu'elles ont contribué à améliorer les comportements en matière d'alimentation.
Si les produits ultra-transformés focalisent l'attention, j'espère que l'éducation jouera un rôle bénéfique en matière d'alimentation. Comme l'a rappelé Élisabeth Doineau, les dépenses de santé deviendront insoutenables si nous n'accomplissons pas des progrès suffisants dans la prévention de pathologies chroniques - diabète, obésité, insuffisance rénale, insuffisance cardiaque - qui grèvent les comptes de la sécurité sociale.
Mme Hélène Courades. - Je ne saurais vous répondre précisément sur le budget alloué par chaque entreprise. L'éducation passe avant tout par l'information fournie sur les emballages, et Boissons rafraîchissantes de France - membre de l'Ania - ne mène pas d'actions d'éducation à proprement parler. Notre syndicat ne compte que deux salariés, ce qui limite nos possibilités d'action.
M. Jean-Philippe André. - Nous vous fournirons les chiffres pour nos actions d'éducation. L'action la plus claire et la plus quantifiable renvoie à la participation des annonceurs de l'Ania à des campagnes d'information, à la production et à la diffusion de messages d'éducation. Une fois encore, nous avons fait part de notre disponibilité à l'Arcom pour renouveler et renforcer cet effort : nous ne pouvons pas nous opposer à une taxe nutritionnelle sans nous mobiliser dans le même temps pour ces campagnes.
Par ailleurs, votre question sur la réduction des portions est en effet particulièrement soupçonneuse, mais c'est de bonne guerre et j'accepte volontiers ce débat. J'y répondrai en indiquant qu'un industriel peut fort bien chercher à atteindre deux objectifs concomitants, en développant ses affaires de manière harmonieuse, au bénéfice des actionnaires et des salariés d'une part ; en agissant de manière responsable, d'autre part. Ainsi, nous ne sommes plus présents sur les écrans destinés aux enfants depuis plus de dix ans et avons retiré des additifs de nos produits alors que personne ne nous y avait contraints. L'activité s'est-elle arrêtée pendant cette période ? Non, elle s'est même, au contraire, développée, et je pense que nous devrions développer cet état d'esprit dans le pays.
De plus, je tiens à vous assurer que les paquets de 300 grammes et ceux de 175 grammes sont vendus à un prix différent, ce qui ne nous empêche pas de chercher à vendre davantage les seconds, afin d'élargir notre gamme et de prendre des parts de marché à des concurrents qui n'auraient pas fait les mêmes choix. La très grande majorité des entreprises ont à coeur de développer ce modèle vertueux.
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Mme Courades a affirmé que la taxe sur les boissons sucrées n'était pas corrélée à la réduction de l'obésité dès lors que certaines habitudes ont été prises. Or cette taxe a permis, dans de nombreux pays, de réduire la consommation de ce type de boissons et de réinvestir les sommes dégagées dans des programmes de prévention. Pourquoi une taxe comportementale, qui a donné des résultats probants avec le tabac, ne fonctionnerait-elle pas pour les boissons sucrées ?
Par ailleurs, les taxes appliquées aux édulcorants s'appliquent-elles aux édulcorants naturels tels que la stévia ?
Mme Hélène Courades. - Dès lors qu'une taxe est instaurée ou augmentée, on observe une baisse de la consommation à court terme, mais celle-ci est ensuite suivie d'une nouvelle augmentation après une phase d'accoutumance au nouveau prix.
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Le consommateur pourrait ne pas revenir vers ce type de produits s'il constate que la réduction de consommation a été bénéfique pour sa santé.
Mme Hélène Courades. - La diminution de la consommation ne s'accompagne pas d'une réduction du nombre de calories consommées, ce qui signifie que le consommateur boit ou mange d'autres produits en substitution aux boissons sucrées. C'est pourquoi l'outil fiscal ne semble pas nécessairement efficace sur le long terme : je note que le Chili et le Mexique, qui ont instauré une taxe sur les sodas élevée, affichent également de forts taux d'obésité. Si une taxe peut être l'un de leviers de lutte contre l'obésité, elle ne constitue à l'évidence pas la panacée.
M. Laurent Oger. - Une partie des édulcorants sont à faible teneur en calories ou sans calories - dont les fournisseurs sont représentés au sein de l'ISA - et une autre partie se situe sur un spectre plus proche de celui du sucre en termes de pouvoir sucrant. Un certain nombre de produits de cette seconde catégorie ne sont pas taxés.
Par ailleurs, je ne pourrais pas, en tant que représentant d'un syndicat professionnel, vous communiquer un budget précis concernant les actions en faveur de l'éducation, les adhérents développant différentes stratégies. Je vous assure néanmoins que nous menons très régulièrement des campagnes et des actions, accessibles en ligne.
M. Jean-Philippe André. - Le cas du Chili est assez emblématique : le taux de la taxe soda, instaurée en 2014, a d'abord été fixé à 13 %, puis porté à 18 % en 2016. Une étude consacrée à ce pays montre que la consommation de boissons sucrées y a chuté de 25 %, mais que le taux d'obésité a continué à y croître fortement jusqu'à atteindre 74 % en 2019, soit un record mondial. J'ajoute que ces mesures fiscales ont eu un impact direct sur les consommateurs les moins aisés, ce qui permet de constater qu'une augmentation de la taxe a parfois des effets contre-intuitifs.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Une fois n'est pas coutume, j'ai eu la même réflexion que Mme Poumirol lorsque vous avez évoqué la réduction des portions, dont le prix n'a pas nécessairement diminué en conséquence.
En revanche, je salue les entreprises du secteur agroalimentaire qui, au nom de la liberté, peuvent proposer des produits sucrés, des produits avec réduction de sucre et des produits sans sucre. Il me semble nécessaire d'encourager la liberté de choix entre ces produits plus ou moins sucrés, puisque c'est bien l'excès, en toute chose, qui pose problème, à l'image de l'alcool. Doit-on interdire ou surtaxer dès lors que la consommation est raisonnable ?
Avez-vous réalisé des sondages afin de mesurer l'appétence des consommateurs pour les produits moins sucrés ? Se dirigent-ils davantage vers ces derniers ?
Mme Hélène Courades. - Une étude avait été réalisée en 2019 par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc), mais ces données sont désormais obsolètes. Une nouvelle étude doit être lancée auprès des consommateurs dans les prochaines semaines et nous disposerons des résultats complets d'ici à la fin de l'année, voire en début d'année prochaine. Il existe une réelle diversité de produits, mais je ne peux guère vous répondre à ce stade.
M. Jean-Philippe André. - Certaines entreprises ont décidé de faire des produits à teneur en sucre réduite les premiers de leur gamme : le premier segment du plus grand brasseur mondial, Budweiser, est ainsi celui de la bière légère, la Budweiser light. De la même manière, le Coca-Cola zéro est devenu le produit vedette de la gamme.
Pour ce qui concerne la confiserie, nous avons lancé des produits contenant 30 % de sucre en moins en pensant d'abord qu'ils resteraient cantonnés à une niche, mais une gamme s'est peu à peu constituée. Il me semble essentiel, à l'avenir, de donner le choix au consommateur sur des gammes de grandes marques, représentées au sein de l'Ania. De ce point de vue, une charte permettrait de s'assurer que toutes les grandes marques offrent une alternative aux consommateurs, leur permettant, avec des conseils d'alimentation, d'éclairer leurs choix.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Ces dernières années, les boulangers ont mis en oeuvre une politique consistant à réduire la quantité de sel dans le pain, ce à quoi les consommateurs se sont habitués. Des produits tests tels que la bière sans alcool pourraient être utilisés pour éduquer et responsabiliser les consommateurs, plus ou moins au fait, selon leur niveau d'études, des bienfaits d'une alimentation saine pour leurs enfants.
Les jeunes parents diplômés ne donnent ainsi généralement pas de sucre à leurs enfants avant l'âge de 3 ans, contrairement aux pratiques de la génération précédente, ce qui forcera les professionnels à proposer des produits transformés contenant moins de sucre, moins de sel et moins de gras. À l'inverse, les familles plus précaires peinent à appréhender les préconisations formulées en termes d'alimentation, et c'est en leur sein que l'on trouve le plus souvent des enfants atteints d'obésité ou surconsommant certains produits.
Des produits tests pourraient donc être utilisés, de manière à la fois éducative et ludique, afin de conseiller les enfants, quelle que soit la famille dans laquelle ils vivent.
M. Jean-Philippe André. - Je partage tout à fait votre approche : il faut donner des opportunités à certains produits et offrir le choix au consommateur, une démarche préférable à des injonctions telles que de nouvelles taxes, traditionnellement utilisées en France. Il faudra observer les résultats des gammes enrichies par des produits différents sur une période de trois à cinq ans, mais je pense qu'ils iront inévitablement dans le bon sens.
M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques de l'Association nationale des industries alimentaires. - Les industriels de l'alimentaire se sont engagés de diverses manières, avec notamment la diminution du taux de sel dans le pain que vous avez mentionnée. Dans le cadre du programme national nutrition santé (PNNS), les industriels peuvent signer des chartes d'engagement visant à améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits. Depuis 2007, 35 chartes de ce type ont été signées, ce qui traduit la bonne volonté des acteurs en vue d'améliorer la qualité de l'offre alimentaire.
Nous sommes prêts à aller plus loin dans ces engagements et à vous accompagner pour atteindre des objectifs chiffrés, mais il faudra également nous aider, notamment en créant des espaces de discussion : le droit de la concurrence rend parfois malaisée la réunion de l'ensemble des acteurs d'un secteur donné autour de la même table. Une fois encore, les industriels sont prêts à s'engager.
Mme Hélène Courades. - Le rapport de l'Observatoire de l'alimentation, consacré non pas à la consommation, mais aux produits mis sur le marché, montre une évolution au niveau des produits sans sucre, avec ou sans édulcorants, les industriels procédant à des études lorsqu'ils lancent un produit. Plus largement, l'obésité est multifactorielle, et il convient d'y répondre par une palette d'actions, dont la diversité des produits offerts et l'éducation nutritionnelle.
M. Laurent Oger. - Les édulcorants ne sont que l'un des outils à disposition de l'industrie pour proposer une nouvelle offre. Nous nous trouvons dans une situation paradoxale dans la mesure où certains efforts de reformulation peuvent être pénalisés par cette taxe, ce qui n'est guère incitatif pour les industriels. Je pense aussi à la récente évolution du Nutriscore, qui aboutit à faire changer de classe une boisson en raison de la simple présence d'un édulcorant, sans lien avec le taux. Nous ne comprenons ni la logique ni les bases scientifiques d'une telle décision.
M. Alain Milon, président. - Je vous remercie pour l'ensemble des réponses que vous nous avez apportées. Je tiens à rappeler que la mise en place de cette évaluation fait suite au constat d'une augmentation importante des dépenses de santé, notamment liée à une forte hausse du nombre de cas de diabète de tous types - la sécurité sociale évoque une augmentation du nombre de diabétiques de l'ordre de 1 million par an -, d'obésité et d'hypertension artérielle.
Notre objectif consiste à enrayer ce phénomène, qui entraîne un déséquilibre des comptes de la sécurité sociale, et non pas à proposer une augmentation de la taxation, je tiens à vous rassurer sur ce point. Nous avons en effet constaté depuis longtemps, en particulier dans le domaine alimentaire, que celle-ci n'entraîne pas une diminution du nombre de diabétiques et d'obèses, et qu'il convient plutôt de travailler avec vous afin de diminuer la quantité de sucre présente dans les aliments. Nous entendons faire des propositions en ce sens.
Pour terminer avec une question qui détendra l'atmosphère, êtes-vous l'auteur du slogan - terriblement efficace, mais terriblement dangereux - « Haribo, c'est beau la vie » ?
M. Jean-Philippe André. - Le slogan complet est « Haribo c'est beau la vie, pour les grands et les petits », mais je n'en suis pas l'auteur. Nous avons énormément développé le chiffre d'affaires de la société, dans l'intérêt à la fois des consommateurs et des salariés, qui bénéficient d'un système d'intéressement égalitaire dans lequel chacun, du balayeur au président, perçoit la même somme. Ce choix, ajouté à nos engagements sur la nature des produits, donne une cohérence globale à nos orientations.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.