C. DÉFINIR UNE POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LA CONSOMMATION NOCIVE D'ALCOOL

1. Certaines mesures, bénéfiques du point de vue de la santé publique, ne semblent pas envisageables en pratique
a) La réduction de la « niche » fiscale de fait dont bénéficie le vin ne semble pas envisageable compte tenu du poids économique du secteur vinicole

Comme indiqué, actuellement le vin n'est quasiment pas taxé, la bière est moyennement taxée et les spiritueux sont fortement taxés. Par rapport à la taxation du verre d'alcool applicable à la bière, le vin bénéficie d'une « niche » fiscale de fait d'environ 2,5 milliards d'euros. Ainsi, le rapport205(*) de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale relatif au « printemps social de l'évaluation » de 2023 préconise d'augmenter la fiscalité du vin206(*).

Par ailleurs, du fait du maintien du plafonnement à 1,75 % de la revalorisation de ses tarifs et de la forte inflation de 2022 et 2023, la taxation des boissons alcoolisées est inférieure à ce qui résulterait de l'indexation sur l'inflation pour un montant d'environ 150 millions d'euros en 2024 et, à droit inchangé, le sera d'environ 300 millions d'euros en 2025 et 2026. Par rapport aux autres produits, en quasi-totalités taxés sur la base du prix, il s'agit donc d'un allégement de fait de la fiscalité. Dans le cas du tabac, ce plafonnement (de 1,8 %) a été supprimé par la LFSS 2023. La suppression de ce plafonnement est préconisée par le rapport précité de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale.

Lors de l'examen au Sénat du PLFSS 2024, des amendements tendant à augmenter la fiscalité du vin où à supprimer ce plafonnement ont été examinés. Toutefois aucun n'a été adopté.

Selon l'OFDT, les seuls États de l'Union européenne producteurs de vin taxant celui-ci sont la France et l'Espagne, qui ont fixé cette fiscalité à un niveau symbolique (cf. annexe III au présent rapport). Par ailleurs, comme indiqué supra, en France, en 2017, 10 % des 18-75 ans consommaient 58 % de l'alcool207(*).

Par souci de réalisme, les rapporteures ne feront pas de proposition d'augmentation de la fiscalité de l'alcool.

b) Le prix minimum du verre d'alcool : un dossier à travailler avec la filière vinicole
(1) Une instauration récente dans plusieurs pays

Plusieurs pays ont récemment instauré un prix minimum par unité d'alcool : Écosse (2018), Territoire du Nord australien (2018), Pays de Galles (2020), Irlande (2022).

Le rapport d'évaluation publié en 2023 par Public Health Scotland, qui juge clairement la mesure bénéfique en matière de santé publique, indique qu'il existe des « preuves solides » que le prix unitaire minimum a réduit le nombre de décès directement imputables à l'alcool (- 13,4 %) et réduit les hospitalisations entièrement imputables à l'alcool (- 4,1 %).

Le rapport souligne toutefois la nécessité de mener des actions spécifiques à destination des personnes dépendantes à faibles revenus (la mesure n'ayant vraisemblablement pas réduit la consommation des personnes dépendantes, qui représentent une sous-catégorie des personnes ayant une consommation excessive).

L'impact économique sur les producteurs et les vendeurs au détail aurait été mineur.

L'expérience écossaise est présentée plus en détail en annexe III au présent rapport.

(2) Une préconisation ancienne dans le cas de la France mais qui se heurte à l'opposition de la filière

L'instauration d'un prix minimum par unité d'alcool est une préconisation ancienne.

En 2010, l'Assemblée mondiale de l'OMS a adopté une résolution mentionnant le prix minimum parmi les instruments susceptibles d'être utilisés208(*).

Dans un rapport public thématique209(*) de 2016, la Cour des comptes recommande l'instauration du prix minimum210(*).

Un rapport de 2022 pour l'INCa et la Mildeca réalisé sous la direction de Fabrice Étilé211(*), qui a servi de base à un article publié en 2023 dans la revue Économie et statistique212(*), s'appuyant sur des travaux de simulation, considère que le prix minimum serait préférable à la fiscalité. Il préconise l'instauration d'un prix minimum de 0,5 euro par verre standard d'alcool pur, qui selon lui diminuerait la consommation de 13,5 %, réduirait la mortalité par cancer imputable à la consommation d'alcool de 22 % et augmenterait les profits des producteurs indépendants de vin (+ 39 %), en leur permettant d'augmenter leurs marges.

Le rapport de 2022 pour l'INCa et la Mildeca réalisé sous la direction de Fabrice Étilé213(*)

Ce rapport s'appuie sur des données Kantar WordlPanel de 2013-2014, relatives à la consommation à domicile (ce qui exclut donc la consommation au restaurant ou dans des bars). La relative ancienneté des données et le périmètre de l'étude ne semblent pas toutefois en remettre en cause les conclusions.

Les simulations poursuivent des objectifs O1 (stabilité du produit fiscal) ou O2 (majoration du produit fiscal pour compenser les coûts sociaux).

Les résultats sont les suivants.

Variations (%) des quantités d'alcool (l) achetées par les ménages

Comme c'est logique, la taxe uniforme baisse la taxation des alcools forts et augmente celle des autres.

La taxe progressive, qui consiste à maintenir une « pénalisation » des alcools forts, réduit, voire supprime, ce phénomène.

Le prix minimum (que ce soit avec maintien de la fiscalité actuelle ou instauration d'une taxe progressive) réduit la consommation des bières et alcools forts de moins de 10 % (respectivement 9,5 % et 7,3 %) et des vins tranquilles de 23 %.

Le prix minimum augmenterait les profits des producteurs de toutes les catégories d'alcool. En effet, « l'implémentation d'un prix minimum augmente les marges unitaires des producteurs, ce qui peut largement compenser d'éventuelles baisses des volumes achetés ».

Variations des profits des producteurs par catégorie d'alcool

Le rapport214(*) précité de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale préconise d'« engager des réflexions autour du prix minimum des boissons alcooliques, comme le recommandent l'OMS, la Cour des comptes ainsi que le chercheur Fabrice Étilé dans son rapport remis à la Mildeca ».

(3) Un dossier à travailler avec la filière vinicole, éventuellement en la combinant avec un « prix plancher » d'achat aux producteurs ?

Malgré les bons résultats de l'expérience écossaise et ces simulations encourageantes, la proposition suscite l'opposition des représentants de la filière, qui lors de leur audition par la Mecss ont exprimé la crainte que l'augmentation des marges soit captée par les distributeurs.

Une solution voisine (ou complémentaire) consisterait à instaurer un « prix plancher »215(*) d'achat des boissons alcoolisées aux producteurs. L'Assemblée nationale a récemment adopté, malgré l'opposition du Gouvernement, une proposition de loi tendant à instaurer un tel prix plancher d'achat pour les produits agricoles.

Le projet de prix plancher d'achat des produits agricoles aux producteurs

Le 30 novembre 2023, l'Assemblée nationale a rejeté une proposition de loi216(*) de députés du groupe La France insoumise tendant notamment à instaurer pour les produits agricoles des prix plancher d'achat aux producteurs.

Le 24 février 2024, le Président de la République a affirmé qu'il convenait d'établir « des prix planchers qui permettront de protéger le revenu agricole et de ne pas céder à toutes les pratiques les plus prédatrices qui aujourd'hui sacrifient nos agriculteurs et leurs revenus ».

Le 22 février 2024, le Premier ministre avait chargé les députés Anne-Laure Babault et Alexis Izard d'une mission d'évaluation d'une potentielle évolution du cadre législatif et réglementaire des lois EGalim et, plus globalement, des négociations commerciales.

Le 4 avril 2024, l'Assemblée nationale a adopté, malgré l'opposition du Gouvernement, une proposition de loi217(*) déposée par des députés du groupe écologiste prévoyant qu'une filière puisse décider d'organiser une conférence publique de filière pour fixer un prix minimal d'achat.

Comme cela a été souligné notamment par le président Bruno Retailleau, un prix plancher d'achat des produits agricoles aux producteurs ne prendrait pas suffisamment en compte la diversité des régions et des exploitations.

Par ailleurs, la filière vinicole ne semble pas favorable à l'instauration d'un prix plancher d'achat aux producteurs.

Il n'appartient pas à la Mecss de prendre position sur un sujet relevant de la politique agricole.

Les rapporteures relèvent toutefois que dans le cas particulier des boissons alcoolisées, l'instauration d'un prix plancher fixé sur la base d'objectifs de santé publique obéirait à une autre logique. Elles considèrent que les enjeux de santé publique - et les enjeux de finances publiques afférents - méritent que les échanges et réflexions se poursuivent sur la manière d'éviter que les augmentations de marge permises par l'instauration éventuelle d'un prix minimum soient captées par les distributeurs.

Proposition n° 8 : Poursuivre, en associant les producteurs, la réflexion sur l'instauration éventuelle d'un prix minimum par unité d'alcool, afin notamment d'éviter que les augmentations de marge soient captées par les distributeurs.

2. Assurer le respect de l'interdiction de vente aux mineurs

L'usage de l'alcool au lycée est, comme celui du tabac (cf. supra), en net recul. Ainsi, l'usage régulier serait passé de 21,3 % en 2011 à 5,3 % en 2022.

Usage de l'alcool au lycée

(en %)

Source : OFDT (données transmises aux rapporteures)

Toutefois, selon l'association Addictions France, 9 établissements sur 10 vendraient de l'alcool aux mineurs218(*).

Afin de ne pas risquer d'enrayer la baisse de la consommation, l'effectivité de l'interdiction de vente aux mineurs doit être renforcée. Les moyens mis en oeuvre pourraient être analogues à ceux proposés pour le tabac (cf. supra, Proposition n° 3).

3. Renforcer l'encadrement de la publicité pour l'alcool
a) Renforcer les sanctions en cas d'infraction

Comme indiqué supra, les infractions relatives au contenu des publicités sont nombreuses.

L'article L. 3351-7 du code de la santé publique, qui définit les pénalités, semble inadapté. Les sanctions « de base » sont peu dissuasives pour de grands groupes industriels (amende « par défaut » de 75 000 euros) ou délicates à mettre en oeuvre (amende pouvant être portée à 50 % du coût de l'opération). Par ailleurs, la sanction prévue en cas de récidive est probablement trop forte pour être appliquée (interdiction de vente de la boisson pendant cinq ans) et s'applique à une personne physique, et non à la société concernée.

Les sanctions des infractions aux règles de publicité pour l'alcool

Les sanctions sont prévues à l'article L. 3351-7 du code de la santé publique.

Les infractions sont « punies de 75 000 euros d'amende », ce montant pouvant « être porté à 50 % du montant des dépenses consacrées à l'opération illégale ».

En cas de récidive, les « personnes physiques » peuvent encourir la peine complémentaire d'interdiction, pendant une durée de cinq ans, de vente de la boisson alcoolique qui a fait l'objet de l'opération illégale.

Une augmentation du montant de l'amende de 75 000 euros pourrait conduire à un montant excessif pour de petits producteurs ; il n'est en outre pas évident que le juge décide d'appliquer son montant maximal. Par ailleurs, il peut sembler souhaitable de maintenir un « droit à l'erreur » et de ne prévoir les sanctions les plus lourdes qu'en cas de récidive.

Une possibilité serait de prévoir que les peines en cas de récidive s'appliquent à la personne morale (et non physique) et d'ajouter à l'actuelle peine complémentaire d'interdiction de vente pendant cinq ans de la boisson concernée (trop forte pour être prononcée) une interdiction de publicité pendant cinq ans pour la boisson concernée.

b) Interdire la publicité pour l'alcool sur internet

Comme indiqué supra, la publicité pour l'alcool sur internet est autorisée depuis 2009 par la loi dite « HPST »219(*) et les règles relatives au contenu des publicité sont mal respectées.

L'association Addictions France considère que, compte tenu notamment du grand nombre de publicités émises par les influenceurs, leur contrôle est de fait impossible. Par ailleurs, ils visent souvent un public jeune, voire mineur. Aussi, elle estime que « la publicité pour l'alcool par les influenceurs doit être interdite »220(*).

Il convient donc d'interdire totalement la publicité pour l'alcool sur internet.

Proposition n° 9 : Mieux encadrer la publicité pour l'alcool, en inscrivant à l'article L. 3351-7 du code de la santé publique des peines plus dissuasives et adaptées et en interdisant la publicité pour l'alcool sur internet.

4. Élaborer et publier un programme national de réduction des consommations nocives d'alcool

La Cour des comptes préconise, dans son rapport public thématique précité de 2016, d'« élaborer un programme national de réduction des consommations nocives d'alcool », sur le modèle de ce qui existe dans cas du tabac.

Un tel programme national permettrait de fixer des objectifs clairs et favoriserait la cohérence des actions menées. Des initiatives comme la campagne « Dry January », portée par l'association britannique Alcohol Change UK et adaptée en France par un collectif d'associations et de réseaux nationaux, pourraient y être incluses.

Proposition n° 10 : Élaborer et rendre public un programme national de réduction des consommations nocives d'alcool.


* 205 Cyrille Isaac-Sibille, Thierry Frappé, « Les mesures récentes relatives à la « fiscalité comportementale », in Rapport d'information en conclusion des travaux du Printemps social de l'évaluation, n° 1318 (XVIe législature), commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, 2 juin 2023.

* 206 « Proposition. Augmenter les taxes et droits d'accise sur les boissons alcooliques, comme le demande la plupart des études sur ce sujet. Compte tenu des distorsions actuelles en matière de droits d'accise, il faudrait cibler en priorité le vin, très peu taxé et dont la fiscalité est inchangée depuis plusieurs décennies (...) ».

* 207 Source : Jean-Baptiste Richard, Raphaël Andler, Chloé Cogordan, Stanislas Spilka, Viêt Nguyen-Thanh et le groupe Baromètre de Santé publique France 2017, « La consommation d'alcool chez les adultes en France en 2017 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire n°5-6, Santé publique France, 19 février 2019.

* 208 « Les politiques et interventions consistent notamment : (...) d) à fixer, s'il y a lieu, un prix minimum pour l'alcool ».

* 209 Cour des comptes, Les politiques de lutte contre les consommations nocives d'alcool, rapport public thématique, juin 2016.

* 210 Dans sa recommandation 8 : « Préparer la mise en place d'un prix minimum de l'unité d'alcool pur contenu dans chaque boisson, compatible avec le droit européen, pour réduire la consommation des personnes dépendantes ».

* 211 Fabrice Etilé (dir.), Effets économiques et épidémiologiques de politiques de prix des boissons alcoolisées, rapport de recherche avec le soutien financier de l'INCa et de la Mildeca, août 2022.

* 212 Sébastien Lecocq, Valérie Orozco, Christine Boizot-Szantai, Céline Bonnet, Fabrice Etilé, « La régulation des prix des alcools en France : quels scénarios de réforme pour une politique proportionnée aux objectifs de santé publique et d'équité fiscale ? », Economie et Statistique, 541, 17-32, 2023.

* 213 Source : Fabrice Etilé (dir.), Effets économiques et épidémiologiques de politiques de prix des boissons alcoolisées, rapport de recherche avec le soutien financier de l'INCa et de la Mildeca, août 2022.

* 214 Cyrille Isaac-Sibille, Thierry Frappé, « Les mesures récentes relatives à la « fiscalité comportementale », in Rapport d'information en conclusion des travaux du Printemps social de l'évaluation, n° 1318 (XVIe législature), commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, 2 juin 2023.

* 215 Il s'agit de la dénomination habituellement retenue, ce qui présente l'avantage de distinguer la notion de celle du prix minimum de vente aux consommateurs.

* 216 Proposition de loi visant à lutter contre l'inflation par l'encadrement des marges des industries agroalimentaires, du raffinage et de la grande distribution et établissant un prix d'achat plancher des matières premières agricoles.

* 217 Proposition de loi visant à garantir un revenu digne aux agriculteurs et à accompagner la transition agricole.

* 218 Addictions France, Les magasins vendent de l'alcool aux mineurs en toute impunité, octobre 2021 (achats-tests effectués par des mineurs dans des supérettes, supermarchés et hypermarchés dans le Finistère et en Loire-Atlantique).

* 219 Les seules interdictions concernent les services destinés à la jeunesse et ceux édités par certaines entités sportives et la publicité « intrusive » ou « interstitielle » .

* 220  https://addictions-france.org/presse/alcool-et-reseaux-sociaux-pourquoi-il-faut-interdire-la-publicite-en-faveur-de-lalcool-par-les-influenceurs/

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