Temps d'échanges
Laure Darcos, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Permettez-moi d'émettre une ou deux observations en termes de modèles. Vous me direz si c'est aussi un stéréotype, mais beaucoup de jeunes filles suivent des études scientifiques lorsque leur mère est elle-même ingénieure ou dans les sciences. Leur cursus peut aussi être choisi en réaction, pour ne pas suivre la même voie que leur maman. C'est ce que je constate beaucoup sur le plateau de Saclay.
J'aime les notes positives. L'École polytechnique, entre autres écoles d'ingénieurs, se rend dans les classes - et pas qu'au lycée - pour casser ces stéréotypes, pour montrer que les filles sont peut-être plus présentes dans les sciences appliquées. On entend souvent dire que les sciences dures sont plus compliquées, que l'on a besoin de concrétiser certaines choses.
J'ai souvent dit à Cédric Villani, qui aurait pu être ici aujourd'hui, que je n'aurais pas été traumatisée comme je l'ai été si j'avais appris les maths avec lui. Il est vrai que nous avons peut-être une autre façon d'aborder les choses. Nous discuterons dans quelques minutes avec le professeur de mathématiques et président de l'Opecst, Stéphane Piednoir. Je pense que nous devons changer de méthode, de pédagogie.
Je retiens une autre observation positive sur l'interdisciplinarité. J'avais fortement critiqué la suppression des maths du tronc commun en première et terminale lors de la réforme du bac du ministre Blanquer. Élisabeth Borne était au banc à ce moment-là. Cette information ne lui était pas parvenue. Ensuite, cette matière a été remise en première, mais pas dans les deux majeures en terminale. C'est donc inutile.
L'interdisciplinarité peut sauver ces filières ou y augmenter la proportion de femmes. Sans elle, les filles risquent de se tourner vers d'autres domaines.
Dominique Vérien, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Monsieur Jouini, vous indiquiez que les pays les plus égalitaires étaient ceux où les filles allaient moins vers les sciences, mais aussi ceux où les jeunes issus de familles défavorisées s'y orientent moins. Pourtant, les sciences constituent une façon de s'élever socialement. En effet, elles s'apprennent à l'école. On n'a pas besoin d'une culture familiale substantielle en amont, comme cela peut être le cas pour intégrer Sciences Po, par exemple. Il vaut mieux connaître quelques codes et être accompagné par sa famille pour accéder à cette dernière. C'est bien différent dans le cadre des sciences. Dans ma famille, on a commencé par devenir techniciens. Puis, les enfants de techniciens sont devenus ingénieurs.
Les sciences permettent ensuite d'aller partout. Il ne faudrait pas perdre les filles qui s'y orientent. Nous devons les garder.
Comment attirer plus facilement les filles ou les garçons ? Nos stéréotypes sont très forts : on veut que l'homme, dans un couple, rapporte de l'argent, et que la femme exerce un métier de sens. On voit moins de sens aux sciences, ou on en explique moins le sens. Pourtant, il est bien présent. L'interdisciplinarité peut contribuer à dépasser cette vision erronée.
L'École spéciale des travaux publics dont je suis issue a mieux réussi à attirer des filles dans la filière bâtiment lorsqu'elle a lancé un double cursus d'ingénieur architecte. Celui-ci permet d'étudier la conception du bâtiment, et la façon de le faire tenir. On peut y voir plus de sens.
Je retiendrai la notion d'interdisciplinarité dans le cadre de nos travaux futurs. Merci beaucoup. C'était très intéressant.
Elyes Jouini. - On parle de codes, qu'ils soient sociaux ou culturels. Ils sont très difficiles à acquérir quand on ne part pas du bon pied. S'y ajoutent les codes de l'orientation. Des études aux États-Unis ont montré que les filles ne choisissent pas des filières moins sélectives ou moins difficiles que les garçons. En revanche les garçons choisissent les filières les plus rémunératrices dix ans après le diplôme, et les filles se répartissent plus largement sur l'ensemble des filières.
Cette information concernant les carrières et les possibilités qui se cachent derrière les différentes filières d'enseignement sont peu connues des jeunes, ou pas de manière uniforme. De plus, nous avons évoqué le rôle des parents. S'ils donnent des injonctions à leurs enfants pour qu'ils travaillent bien à l'école, une injonction secondaire est peut-être plus donnée aux garçons qu'aux filles : « Si tu n'arrives pas à être bon en tout, concentre-toi sur les mathématiques, sur la physique, sur les disciplines scientifiques. » On laissera en revanche la fille choisir librement sa filière.
La liberté est opportune, mais on doit être bien informé pour qu'elle le soit. Nous en revenons toujours au rôle des parents. Si un garçon qui est bon en tout dit vouloir suivre des études d'histoire ou de français, on va lui dire « oh, mais c'est dommage, quand même, tu pourrais faire ingénieur ». En revanche, si la fille est bonne en tout et tient le même discours, on lui répondra « mais l'essentiel, c'est que tu t'épanouisses, ma fille ». À la limite, si elle dit « je vais faire des études d'ingénieur », elle s'entendra dire « mais c'est vraiment un univers extrêmement dur ». Ce n'est pas faux. On voit tous les jours dans nos écoles d'ingénieur, dans nos filières scientifiques, qu'il y règne un sexisme ambiant, une pression extrêmement importante sur les femmes. Des agressions sexistes et sexuelles y ont lieu. Les travaux de Clémence Perronnet montrent que les filles sont exposées tout au long de leur scolarité à une série de mini-agressions, sans parler des agressions majeures, qui auront pour effet de les éloigner des disciplines et des parcours scientifiques. Ce n'est donc pas qu'une question de modèle. Nous avons des problèmes de société profonds à aborder de manière courageuse.
Hélène Deckx Van Ruys. - Nous observons une prise de conscience des écoles vis-à-vis de ces agressions et de ce sexisme ambiant. Elles appliquent de plus en plus une politique de tolérance zéro vis-à-vis des agressions verbales ou des actes déplacés. Les lignes sont en train de bouger.
Permettez-moi une légère digression. Vous parlez de métiers rémunérateurs, qui m'évoquent évidemment la question de l'écart salarial entre les femmes et les hommes. À ce sujet, nous manquons cruellement d'éducation financière. Nos parents nous conseillent d'ouvrir un plan épargne logement ou d'épargner, mais ces recommandations basiques ne sont pas poussées. Les garçons tendent davantage vers cette éducation financière. À mes yeux, il est très important d'en créer une pour les garçons, mais aussi et surtout pour les filles. Par ailleurs, pourquoi ces dernières sont-elles moins payées ? Elles ne négocient pas leurs salaires, ce que font les hommes. De la même manière, elles n'osent pas demander d'augmentation lorsqu'elles avancent dans leur carrière. Je pars du principe que « ce qui ne se dit pas ne se sait pas ». L'ancien président de SAP France, Gérald Karsenti, disait qu'un compliment n'était pas une augmentation. Là aussi, il nous reste du travail.
Sarah Cohen-Boulakia. - J'aimerais rebondir sur l'interdisciplinarité, et sur l'école. En France, nous restons dans un vocable assez élitiste, dans lequel les grandes écoles ne représentent pas, en termes de pourcentage, une sortie sur le marché aussi importante que les universités.
Je me permets aussi de faire un petit clin d'oeil à un certain nombre d'articles récemment publiés, qui montrent que les doubles diplômes de licence sélectifs permettent aussi bien que des classes préparatoires aux grandes écoles d'entrer dans les très grandes écoles d'ingénieurs. La proportion de filles y est plus forte, puisque, par défaut, elles ont l'impression que la compétition y sera moins importante. Je pense que l'université aussi est multiforme et a besoin de s'ouvrir.
Ensuite, un peu comme la vision selon laquelle les écoles d'ingénieurs seraient l'élite et ce qui reste reviendrait un peu à la masse, la discipline est vue comme un élément sérieux et l'interdisciplinarité serait réservée à ceux qui ne sont bons ni dans l'un ni dans l'autre. Là encore, il nous reste un sacré travail à faire. L'interdisciplinarité ne revient pas à tout mélanger, mais à devenir particulièrement fort dans les deux disciplines. Une fois encore, les doubles diplômes de licence n'accueillent pas des étudiants qui ne savent faire ni l'un ni l'autre, mais des étudiants meilleurs à la fois dans la première et dans la seconde discipline. Ils reçoivent deux diplômes à la fin de leur cursus.
Marine Rabeyrin, responsable du groupe Femmes & IA du Cercle InterL, directrice Europe - Afrique - Moyen-Orient Segment Éducation chez Lenovo. - J'aimerais d'abord vous entendre sur la reconversion : nous évoquons les manières d'attirer les filles vers les métiers de l'intelligence artificielle, mais comment attirer les femmes qui s'inscrivent déjà dans un parcours professionnel ? La variété des métiers de l'intelligence artificielle est très large. Même sans avoir suivi d'études scientifiques, on peut s'orienter dans cette voie. Certaines d'entre nous en sont la preuve.
Par ailleurs, j'aimerais connaître votre position sur la désertion des femmes qui ont suivi des études scientifiques et entamé des carrières associées, puis qui s'en éloignent.
Hélène Deckx Van Ruys. - Nous avons besoin de filles dans les STEM (Science, Technology, Engineering, and Mathematics), mais il y a de la place pour tout le monde dans l'IA. Nous avons besoin de femmes ingénieures qui soient au coeur du réacteur pour construire les algorithmes, mais nous voulons aussi plus de femmes présentes dans les autres fonctions, telles que le marketing. La diversité est source de performance.
J'ai oublié de mentionner la reconversion. Merci de me le rappeler. Je pense à l'association Social Builder, première association experte de l'accompagnement et de l'inclusion des femmes dans le numérique, fondée en 2011 par Emmanuelle Larroque. Elle réalise un travail formidable pour les femmes des milieux défavorisés, en reconversion, quel que soit leur âge. Nous pouvons donner un tournant à notre vie, quel que soit notre bagage académique, qui peut être inexistant.
Stéphane Piednoir, président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). - Quand j'étais professeur de mathématiques, j'exerçais dans le secondaire, puis dans le supérieur, en classes préparatoires aux grandes écoles. Dans une classe de seconde, j'avais donné aux élèves de petits exercices d'intersections dans l'espace, qui posent généralement des soucis de visualisation. Une jeune fille butait sur un de ces problèmes. Quand j'ai essayé de le lui expliquer, tant bien que mal, elle m'a dit « Ne vous donnez pas de mal, de toute façon, je suis une fille, donc on sait bien que la vision dans l'espace n'est pas faite pour les filles. » J'ai failli en tomber de ma chaise. Je lui ai demandé d'où lui venait cette idée, mais elle n'a pas été capable de me répondre.
Cette expérience rejoint vos interventions selon lesquelles les jeux sont faits en seconde. Les stéréotypes sociaux sont déjà totalement ancrés. Ce témoignage vaut ce qu'il vaut. Il est un exemple parmi d'autres et est assez révélateur, bien qu'en bon matheux, je n'aime pas la démonstration par l'exemple.
Bien sûr, le vivier des jeunes filles dans les filières scientifiques - je regrette d'ailleurs la disparition de la filière scientifique au lycée - est déséquilibré. Le lycée au sein duquel j'enseignais proposait des bacs scientifiques, puis des classes prépa scientifiques et littéraires, mais aussi ce que l'on appelait les prépas HEC. Le déséquilibre y était encore plus flagrant : les prépas scientifiques comptaient peu ou prou une fille pour quinze garçons, tandis qu'on était proche de la parité dans les filières de management. J'en déduis - et vous pourrez me donner votre avis sur la question - que le fait de s'enfermer dans un cursus entièrement scientifique peut faire peur aux filles, et encore plus dans les prépas scientifiques que dans les écoles de management. Une prépa HEC propose pourtant des mathématiques à haute dose, mais aussi beaucoup de langues, de littérature, d'histoire ou de géopolitique. Nous devons peut-être travailler sur ce biais.
Enfin, j'ai entendu ma collègue Laure Darcos parler de « sciences dures ». C'est une bataille que je mène depuis plusieurs années. Comment voulez-vous donner envie à des jeunes de s'inscrire dans un cursus où ils feront des « sciences dures » ? La moitié du public est déjà découragée par cette évocation. Les jeunes filles sont peut-être encore plus sensibles à cet aspect. On fait l'effort de nommer les sciences humaines et sociales comme telles, en intégralité. D'ailleurs, on utilise volontiers l'acronyme « SHS », qui ne choque personne. Je pense qu'on peut donc parler de « sciences exactes et expérimentales », et employer le sigle « S2E ».
Corinne Narassiguin, sénatrice de la Seine-Saint-Denis. - Merci beaucoup pour vos présentations et vos témoignages. Personnellement, j'ai fait Maths sup, avant de rejoindre une école d'ingénieur en télécommunication à la fin des années 1990, à l'époque du boom naissant de l'internet et des réseaux mobiles. On aurait pu penser que les opportunités économiques de métiers extrêmement diversifiés créées par cet essor auraient suscité plus de vocations.
J'ai discuté une dizaine d'années plus tard avec le directeur de mon école d'ingénieur. Il s'inquiétait du recul du nombre de jeunes femmes qui y étudiaient. Entre temps était née la réputation du travail dans le numérique : un monde très masculin, extrêmement dur, avec des horaires très difficiles qui ne permettaient pas un bon équilibre entre vie personnelle et vie familiale. Peut-être est-ce un stéréotype, ou une réponse aux attentes sociales, mais les femmes adoptent une approche plus équilibrée en général, en raison des charges qu'elles assument dans la société. Elles cherchent sûrement un équilibre, plus qu'une rémunération.
Je pense que l'interdisciplinarité peut être encore plus mise en avant grâce à l'intelligence artificielle, qui comprend un nombre important de domaines d'intervention. Pour autant, je ne suis pas sûre qu'on sache valoriser les métiers et le travail dans ce milieu professionnel, privé en particulier, et dans la recherche. J'ai travaillé essentiellement dans le privé, aux États-Unis et en France. J'identifie une vraie question de valorisation des métiers très tôt, de manière à agir sur la question de l'orientation le plus tôt possible, pour casser ces stéréotypes.
J'ai pu constater qu'en général, une femme travaillant dans un milieu masculin - c'est vrai en politique également - n'a ni le bénéfice du doute, ni le droit à l'erreur. C'est peut-être encore plus vrai en France qu'aux États-Unis. C'est vraiment un problème d'éducation en général. Nous devons casser les stéréotypes pour les femmes, les jeunes filles, mais aussi pour les garçons.
Elyes Jouini. - Je crois que la baisse du nombre de filles dans les filières informatiques peut être liée à l'image véhiculée vis-à-vis de ces métiers, mais ce n'est pas un hasard. Dans les années 1980, l'informatique était une discipline de service. Elle devient aujourd'hui une discipline reine, un enjeu de pouvoir. Comme par hasard, les femmes s'en retrouvent évincées, de manière indirecte, via des stéréotypes colportés. Nous devons nous poser des questions sur les rapports de force et les enjeux de pouvoir.
Permettez-moi de vous conter une anecdote. Lorsque je suis arrivé en classe préparatoire, nous y faisions encore du dessin industriel ou du dessin technique. Comme la jeune fille évoquée plus tôt, je ne parvenais pas à voir dans l'espace. À la première difficulté, mon professeur me dit : « Non, mais c'est normal, vous les Maghrébins, vous ne voyez pas dans l'espace. » À partir de ce moment-là, j'ai arrêté de m'investir dans cette discipline, je me suis reporté sur d'autres. Cette matière n'était pas la plus importante en prépa, donc cela ne m'a pas porté préjudice. Il n'en reste pas moins qu'il est très facile d'enclencher des mécanismes de censure en disant : « Ce n'est pas fait pour moi, je passe à autre chose. »
Par ailleurs, les filles ont tendance à chercher des filières ou des formations pluridisciplinaires. Elles s'investissent plus uniformément. Nous le constatons dans le secondaire : une fille bonne en français est très souvent aussi bonne en maths, en histoire, en langue, etc., alors que les garçons présentent des profils plus pointus. Ainsi, les filles auront plus le choix. Si elles se voient limitées par leurs capacités en maths ou en informatique, pour quelque raison que ce soit, elles ont la possibilité de se reporter vers d'autres types d'études. C'est moins le cas des garçons.
Offrir des filières mixtes, qui proposent de la pluridisciplinarité, est une manière de les attirer. Ces filières correspondent en outre à des besoins de la société. De plus, prendre en compte ces compétences dans les critères de sélection est aussi un moyen d'attirer plus de filles.
Je l'indiquais plus tôt, je rentre de Toulouse. J'y discutais avec des enseignants de l'Insa (Institut national des sciences appliquées), qui accueille 40 % de filles, plus que dans les autres Insa du territoire. Dans ses critères de sélection, l'école prend en compte les notes de mathématiques, de physique, mais aussi de langue, de français. La pondération n'avantage pas les filles, mais permet une pleine prise en considération de leurs compétences. Ainsi, nous devons peut-être réfléchir à nos critères de sélection. Il est trop facile de se dire « on a juste pris les meilleurs, et tant pis, ça n'était que des garçons, on va faire avec. »
Laure Darcos, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Je vous propose de passer à la deuxième table ronde. Merci à nos trois intervenants. Je remercie également toute l'équipe de la Délégation d'avoir orchestré cette table ronde très intéressante.