N° 588

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 7 mai 2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 mai 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier,

Président
M. Jérôme DURAIN,

Rapporteur
M. Étienne BLANC,

Sénateurs

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : M. Jérôme Durain, président ; M. Étienne Blanc, rapporteur ; Mme Valérie Boyer, MM. Stéphane Le Rudulier, Olivier Cadic, Franck Menonville, Mmes Marie-Arlette Carlotti, Marie-Laure Phinera-Horth, M. Ian Brossat, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; MM. Michel Bonnus, Laurent Burgoa, Mmes Marie-Carole Ciuntu, Catherine Conconne, Karine Daniel, MM. Franck Dhersin, Khalifé Khalifé, Thierry Meignen, Pascal Martin, Didier Rambaud, Francis Szpiner.

Réunion constitutive

MARDI 21 NOVEMBRE 2023

M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient d'ouvrir la première réunion de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.

Je vous rappelle que cette commission d'enquête a été créée sur l'initiative du groupe Les Républicains, en application du droit de tirage reconnu aux groupes politiques par l'article 6 bis du Règlement du Sénat, et que la recevabilité de la proposition de résolution correspondante a été dûment contrôlée par notre commission des lois. Le plus récent rapport consacré au sujet par le Sénat a été déposé en juillet 2020 ; il présentait un périmètre moins large que celui de nos futurs travaux, puisqu'il s'intéressait spécifiquement au trafic de cocaïne en Guyane. Beaucoup de choses ont changé en l'espace de trois ans, et je ne doute pas que notre commission d'enquête mènera un travail utile et précieux.

Nous devons tout d'abord procéder à la désignation du président de la commission d'enquête. En application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».

Pour les fonctions de président, j'ai reçu la candidature de M. Jérôme Durain, du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

La commission d'enquête procède à la désignation de son président, M. Jérôme Durain.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mes chers collègues, de m'avoir confié la présidence de cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Le sujet est au coeur des préoccupations de nos concitoyens, de nos policiers, de nos gendarmes, de nos douaniers, de nos magistrats et de nos services de renseignement, mais aussi de nos services de contrôle fiscal et social. Les exemples de certains de nos voisins montrent à quel point l'enjeu est majeur pour l'avenir de notre pays, à l'heure où le narcotrafic menace dans plusieurs États européens la stabilité des institutions et perturbe le fonctionnement de la démocratie.

La première remarque que je voudrais faire sur notre thème, c'est qu'il couvre un périmètre extrêmement vaste. Nous devrons, en concertation les uns avec les autres et dans le respect du pluralisme, identifier des enjeux, des perspectives qui nous permettent de mener une réflexion à la fois opérationnelle, innovante et pragmatique. Cet impératif est d'autant plus fort que, comme vous le savez, le temps nous est compté : nos travaux devront prendre fin au plus tard le 8 mai 2024.

J'attire d'ores et déjà l'attention de chacun et chacune d'entre vous sur cette date butoir et sur ce qu'elle implique : nous devrons travailler vite et bien car, d'ici au mois de mai, nous aurons trois suspensions des travaux en séance publique, une actualité législative riche et des agendas chargés ; nous devrons donc faire preuve de méthode dans notre organisation et aussi, voire surtout, faire des choix pertinents dans la définition des thèmes que nous voudrons privilégier. À défaut, le risque est de nous trouver noyés sous une masse d'informations, de nous disperser, de perdre le fil. La sagesse populaire le sait bien : qui trop embrasse mal étreint ! Je forme le voeu que nous gardions ce proverbe en tête pendant la durée de nos travaux.

J'en viens au coeur du sujet qui nous occupe ce matin. Si le narcotrafic est par définition opaque, nous avons malgré tout quelques chiffres. Avant de reprendre le cours de la constitution de notre bureau, je voudrais en citer deux.

D'abord, celui de 110 tonnes, qui correspond au niveau des saisies de cocaïne à Anvers en 2022. Dans le port de Rotterdam, on atteignait presque les 50 tonnes. La Belgique et les Pays-Bas sont un point d'entrée majeur de la drogue en Europe, et ce triste constat se répercute aussi en France. Toujours avec l'exemple de la cocaïne, ce sont 27,7 tonnes qui ont été saisies en France en 2022. Ce chiffre a été multiplié par cinq en l'espace de dix ans, et une telle augmentation ne témoigne pas seulement d'un renforcement de l'efficacité des enquêtes : elle atteste aussi une croissance exponentielle du trafic.

Ensuite, celui de 44, soit le nombre de morts à Marseille (qui, certes, ne résume pas le phénomène du narcotrafic) dans des règlements de comptes entre le début de l'année et la mi-septembre 2023, selon le parquet. C'est autant que sur toute l'année 2021, et pour toute la France. Parmi ces morts, on compte des trafiquants mais aussi des victimes collatérales dont le seul tort a été d'être au mauvais endroit au mauvais moment.

La réalité dramatique du narcotrafic impose de rénover nos modes d'action et, sûrement, de mettre à jour nos logiciels de pensée sur la nature du phénomène. L'une des nouveautés marquantes est son expansion dans les villes moyennes et dans les zones rurales ; dans certains territoires zones, on assiste à une véritable submersion ; dans d'autres, c'est un ancrage insidieux qui se développe chaque jour.

Au vu de ce contexte difficile, je salue l'initiative du groupe Les Républicains qui rejoint les préoccupations exprimées par d'autres groupes politiques du Sénat et qui nous permettra, au sein de cette commission d'enquête, de mener un travail approfondi sur ce sujet aussi grave qu'essentiel.

Après ces quelques mots, je vous invite à poursuivre la constitution du Bureau de la commission d'enquête.

Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.

J'ai reçu la candidature de M. Étienne Blanc, du groupe Les Républicains.

La commission d'enquête procède à la désignation de son rapporteur, M. Étienne Blanc.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous félicite, monsieur le rapporteur.

Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des vice-présidents.

Compte tenu des désignations du président et du rapporteur qui viennent d'avoir lieu, la répartition des postes restants est la suivante : pour le groupe Les Républicains, deux vice-présidents ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, un vice-président ; pour le groupe Union Centriste, deux vice-présidents ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, un vice-président ; pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, un vice-président ; pour le groupe Les Indépendants - République et Territoires, un vice-président ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, un vice-président ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, un vice-président.

Pour les fonctions de vice-président, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, Mme Valérie Boyer et M. Stéphane Le Rudulier ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, Mme Marie-Arlette Carlotti ; pour le groupe Union Centriste, M. Olivier Cadic et M. Franck Menonville ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Mme Marie-Laure PhineraHorth ; pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, M. Ian Brossat ; pour le groupe Les Indépendants - République et Territoires, Mme Vanina Paoli-Gagin ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, M. Guy Benarroche ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, M. Michel Masset.

La commission d'enquête procède à la désignation des vice-présidents : Mme Valérie Boyer, M. Stéphane Le Rudulier, Mme Marie-Arlette Carlotti, M. Olivier Cadic, M. Franck Menonville, Mme Marie-Laure Phinera-Horth, M. Ian Brossat, Mme Vanina Paoli-Gagin, M. Guy Benarroche et M. Michel Masset.

M. Jérôme Durain, président. - Avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous rappeler brièvement les règles spécifiques qui s'appliquent au fonctionnement des commissions d'enquête.

Nous disposons de pouvoirs de contrôle renforcés, comme celui d'auditionner toute personne dont nous souhaiterions recueillir le témoignage ; la comparution des personnes convoquées est obligatoire et elles doivent prêter serment. Le refus de comparaître, le faux témoignage ou la subornation de témoin sont pénalement et lourdement sanctionnés. Nous sommes également habilités à conduire, par le biais de notre rapporteur, des contrôles sur pièces et sur place et à obtenir communication de tous documents utiles à nos travaux, à l'exception de ceux qui revêtent un caractère secret, qu'il s'agisse du secret-défense ou du secret professionnel, ou qui porteraient atteinte à la séparation des pouvoirs.

S'agissant des auditions, celles des commissions d'enquête sont en principe publiques. Je vous propose donc que toutes les réunions de notre commission fassent l'objet d'une captation audiovisuelle - à l'exception, bien évidemment, de celles pour lesquelles nous déciderions d'appliquer le secret ou le huis clos, ce qui sera inévitable pour l'audition de personnalités sensibles. Dans certains cas exceptionnels, il pourra également être fait appel à la formule des « auditions rapporteur », ce qui autorise une procédure plus légère, et peut-être mieux adaptée à certains profils.

J'attire enfin votre vigilance sur un point essentiel du fonctionnement des commissions d'enquête, et qui touche à la confidentialité de leurs travaux : en effet, les travaux non publics de la commission d'enquête, donc autres que les auditions publiques et la composition du bureau de la commission, sont soumis à la règle du secret pour une durée de vingt-cinq ans.

Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. En outre, l'article 100 du Règlement du Sénat prévoit que « tout membre d'une commission d'enquête qui ne respectera pas les dispositions du paragraphe IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relatives aux travaux non publics d'une commission d'enquête pourra être exclu de la commission par décision du Sénat prise sans débat sur le rapport de la commission après avoir entendu l'intéressé », et que cette exclusion « entraînera pour le sénateur qui est l'objet d'une telle décision l'incapacité de faire partie, pour la durée de son mandat, de toute commission d'enquête ».

J'appelle donc chacune et chacun d'entre nous à la plus grande discrétion sur ceux de nos travaux qui ne seront pas rendus publics. Plus généralement, je vous invite à éviter toute communication auprès de l'extérieur quant à la nature des travaux et des réflexions de notre commission d'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vous remercie, mes chers collègues, de m'avoir accordé la responsabilité d'être votre rapporteur : votre confiance m'honore. Je remercie également le président Durain pour son introduction dont je partage chaque mot. Je m'associe tout particulièrement, monsieur le président, aux propos que vous avez tenus quant au calendrier de nos travaux, qui imposera de sélectionner avec soin les thématiques dont nous voulons faire nos priorités parce qu'elles nous paraîtront les plus pertinentes, les plus novatrices ou les plus efficaces - et idéalement les trois à la fois.

Nous ne pourrons de toute évidence pas épuiser le sujet et je ne crois pas que cela doive être notre ambition. Je vous en propose une autre : tenter de voir le narcotrafic sous un angle différent, en nous détachant de l'image d'Épinal qui voudrait le résumer aux métropoles et à leurs banlieues, aux jeunes et aux marginaux, à un monde souterrain qui n'a pas d'impact sur la vie des « honnêtes gens ». L'actualité le montre, et nous le savons tous et toutes grâce aux liens étroits que nous entretenons avec les élus locaux et avec nos territoires : ces constats sont dépassés.

Je voudrais donc que la commission d'enquête puisse se concentrer sur les évolutions récentes du narcotrafic contre lesquelles nos forces de sécurité peinent à lutter : non seulement le narcotrafic crée par lui-même des drames humains, comme le président l'a rappelé dans son propos introductif, mais il est de plus au coeur d'une économie parallèle qui alimente d'autres trafics autant qu'elle se nourrit d'eux.

Alors, quelles sont ces évolutions, les grandes lignes que nous pouvons identifier dès aujourd'hui ? Elles me semblent être de quatre ordres, que je vais résumer à grands traits.

La première évolution me semble concerner la production, l'acheminement et l'entrée de stupéfiants sur notre territoire, avec l'émergence de nouvelles routes de la drogue. Certes, les points d'entrée traditionnels n'ont pas disparu : de Cayenne au Havre, ils restent actifs. Ce qui a changé, c'est d'abord que les trafiquants déploient des méthodes nouvelles pour être indétectables, en donnant de nouvelles formes à leurs produits - je pense à la cocaïne liquide -, en se créant des bases arrière ou en exploitant de nouveaux circuits. Parallèlement, on voit apparaître des points de transit inédits, avec des plaques tournantes en Afrique et jusqu'en Europe. La presse évoque aussi la montée en puissance d'une production domestique européenne pour certaines drogues de synthèse, ainsi que l'émergence de stupéfiants encore peu connus et très toxiques, comme la 3-MMC et la cocaïne rose, ou d'un trafic de médicaments dévoyés de leur utilisation première.

Ces éléments viennent bousculer l'action de nos douanes et de nos forces de sécurité intérieure, et nous devrons déterminer comment elles doivent se réorganiser pour y faire face.

La deuxième évolution concerne la revente des produits stupéfiants. Le deal s'est modernisé en s'appuyant sur les pratiques numériques. Cela touche les commandes et les livraisons sur internet, mais aussi le recours de plus en plus fréquent à des messageries cryptées ou satellitaires, ce qui bloque l'accès au contenu des messages et pose de réelles difficultés pour la conduite des enquêtes. De manière plus inquiétante encore, on assiste à l'apparition de messageries créées par, et pour, les trafiquants, comme les plateformes EncroChat ou Sky ECC récemment démantelées. On a pu, de même, constater que les trafiquants étaient capables de hacker les systèmes d'information qui leur sont utiles : chez un de nos voisins, les Pays-Bas, c'est le système d'accès à un port qui a été touché il y a quelques mois, permettant aux trafiquants d'avoir un accès direct à la gestion des entrées et des sorties de marchandises.

Les trafiquants recourent aussi à des cryptoactifs et à des outils de dernière génération pour dissimuler leurs flux financiers : là encore, cette pratique inédite constitue un défi pour nos institutions, nos forces de sécurité et nos services de renseignement.

La troisième évolution porte sur le fonctionnement des réseaux de narcotrafic. Tout d'abord, les trafiquants sont devenus plus jeunes et plus violents. Nous avons tous en tête l'exemple de Marseille et de ses règlements de comptes à l'arme de guerre, en pleine rue, en plein jour. Mais ailleurs dans notre pays, y compris dans des villes moyennes, la violence déferle en lien avec le trafic de drogues et fait irruption dans la vie quotidienne de quartiers jusqu'alors paisibles. Les trafiquants sont, par ailleurs, de mieux en mieux structurés. On voit arriver dans les réseaux une division horizontale des tâches : c'est un véritable taylorisme du crime dans lequel certains délinquants sont spécifiquement chargés des basses oeuvres, des tortures, des séquestrations, tandis que certains autres s'occupent des exécutions, d'autres d'activités connexes comme le vol de voitures pour le transport ; d'autres enfin, chimistes aguerris, se chargent de récupérer les stupéfiants dissimulés et transformés pour les besoins du transport.

Toujours sur le fonctionnement des réseaux, comme le relevait la cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast) Stéphanie Cherbonnier lors de son audition par notre commission des lois au mois de mai dernier, la corruption opérée par les trafiquants joue désormais un rôle central. Elle touche des acteurs privés, comme les dockers et les chauffeurs routiers, mais aussi des agents publics : en témoignent des cas de consultation de fichiers par des policiers, des douaniers ou des gendarmes compromis, ou encore des précédents de destruction de scellés dans un tribunal.

J'en viens au quatrième axe, qui englobe tous les autres : l'expansion territoriale du trafic en France, la « submersion » décrite il y a quelques instants par notre président. Je l'évoquais au début de mon propos : nos préjugés font du trafic de drogue une réalité urbaine, concentrée dans les grandes villes. Du point de vue du citoyen lambda, le narcotrafic est un phénomène des banlieues ; vendue dans les cités, la drogue alimenterait principalement de grandes villes, en lien notamment avec des évènements festifs ou la consommation de personnes désocialisées.

Si on regarde le sujet de loin, le trafic de drogues irait des quartiers Nord de Marseille à la colline du crack à Paris, en passant peut-être par quelques festivals, mais il serait contenu dans quelques lieux identifiés. Vu sous cet angle, le phénomène a des frontières, des limites, un début et une fin, et on pourrait presque en faire un schéma avec des « zones interdites » bien délimitées, qu'il suffirait de ne pas fréquenter pour être en sécurité.

Mais ce préjugé, s'il a eu pendant quelques décennies sa part de réalité, est désormais faux, dépassé, obsolète. L'été dernier, Valence, dans la Drôme, a connu trois morts en quatre jours dans des règlements de comptes ; quelques jours auparavant, c'était à Villerupt, commune de 10 000 habitants en Meurthe-et-Moselle, que l'on déplorait cinq blessés dans une fusillade liée au trafic de drogues, un samedi soir, en plein centre-ville. Nous ne pouvons plus détourner les yeux en espérant que le narcotrafic se limite à quelques villes ; nous ne pouvons pas davantage penser, comme d'autres pays l'ont fait à tort, que laisser prospérer un peu les trafics, c'est acheter la paix civile en obtenant à faible coût une soupape qui maintient les criminels à l'écart du reste de la population. Nous le voyons aujourd'hui, la nature même du narcotrafic est gazeuse ; car comme le gaz, sa propriété première est de s'étendre partout où il trouve un espace.

Il nous appartiendra, mes chers collègues, de trouver comment nous pouvons donner à nos institutions les moyens de lutter ce phénomène. Prendre le phénomène à la légère, ce serait ne pas voir que, en Belgique et aux Pays-Bas, les réseaux de narcotrafic sont déjà assez puissants pour former des menaces crédibles contre des élus, des ministres, des responsables publics de toute nature, et que la situation y est assez grave pour que les observateurs se demandent sérieusement si on peut qualifier, sous certains aspects bien sûr, ces pays de « narco-États », comme on le fait pour la Syrie, la Colombie et l'Afghanistan.

Il appartient au Sénat de prendre toute la mesure de sa responsabilité et de mettre, dans les quelques mois qui nous sont impartis, ses efforts au service d'une réflexion essentielle pour l'avenir de notre pays.

M. Jérôme Durain, président. - Nous ferons une première série d'auditions pour poser les termes généraux du débat, avant de retenir quelques thématiques auxquelles nous souhaitons porter particulièrement attention.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je remercie le groupe Les Républicains d'avoir utilisé son droit de tirage pour que ce sujet soit évoqué.

Si les grandes villes sont bien sûr concernées par le trafic de drogue, il ne faut pas oublier les villes moyennes et les zones rurales. Des tueurs à gages très jeunes, quelquefois même mineurs, issus de petites communes situées aux alentours, viennent à Marseille exécuter le contrat pour lequel ils ont été recrutés par des réseaux.

M. le rapporteur a évoqué quatre grandes lignes, mais j'aimerais que soit également abordée la question de l'accompagnement social des familles des jeunes concernés par le trafic de drogues.

M. Franck Dhersin. - J'ai travaillé sur ces questions il y a vingt-cinq ans déjà en tant que député à la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous avons affaire à des mafias. Si notre rôle se cantonne à comprendre comment le système fonctionne, cela a déjà été fait ; si, en revanche, nous cherchons les moyens de mettre un coup d'arrêt aux trafics, notre mission aura davantage de sens.

En tant que vice-président chargé des ports au conseil régional des Hauts-de-France, je peux vous dire qu'un docker touche 50 000 euros en liquide pour prendre un conteneur sur un bateau et le placer à un endroit bien précis. Dans mon territoire, nous sommes également confrontés à la mafia des migrants : quelques jours après avoir l'arrestation des lieutenants et des « petites mains », d'autres prennent le relais...

Une seule solution pour faire tomber les mafias : le contrôle fiscal. Il faut bloquer le blanchiment d'argent des grands patrons de la drogue, en France, en Europe et à l'international.

M. Laurent Burgoa. - J'aimerais que nous entendions Jérôme Bonet, le nouveau préfet du Gard, ancien directeur central de la police judiciaire, car il a des idées sur le sujet.

M. Jérôme Durain, président. - Merci de votre proposition.

M. Franck Menonville. - J'ai apprécié que vous intégriez dans vos propos introductifs l'ensemble des territoires. La Meuse - un territoire de 182 000 habitants dont je suis l'élu, situé non loin du Luxembourg et de la Belgique - est considérée comme l'une des zones rurales connaissant la plus forte concentration de trafics.

Aujourd'hui, aucun endroit n'est épargné par le fléau de la drogue. On constate que, face à la pression que subissent certaines zones urbaines, des territoires ruraux peu denses deviennent la base logistique des trafics.

Enfin, je veux attirer votre attention sur la variabilité des prix : dans les territoires ruraux proches des frontières, les drogues sont beaucoup moins chères qu'ailleurs, ce qui a des conséquences dramatiques sur nos populations.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je me réjouis de faire partie de cette commission d'enquête.

La Guyane est une plaque de transit de cocaïne, compte tenu de sa proximité géographique avec les pays producteurs. Nous devons faire face au phénomène des mules, ces jeunes chargés du transport de la drogue vers l'Europe. Les maires de Guyane n'en peuvent plus, en particulier ceux des villes proches du Surinam. Ils croisent dans leurs communes des jeunes de 18 ans qui conduisent des voitures de luxe achetées avec l'argent de la drogue.

Nous essayons de trouver des solutions : la politique de « 100 % contrôle » à l'aéroport, l'arrêté « anti-voyages » pris par le préfet pour les voyageurs contrôlés en possession de drogue... Nous avons envisagé la mise en place d'un scanner corporel, mais il semblerait qu'il faille demander leur autorisation aux passagers avant de les y soumettre.

Avec l'augmentation du taux de chômage, trop de jeunes Guyanais sont oisifs : alors ils ne refusent pas les 4 000 euros qui leur sont promis pour transporter la drogue vers la France. On les voit exhiber de grosses coupures dans l'avion...

M. Jérôme Durain, président. - La mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane avait évoqué cette question dans son rapport en 2020.

Mme Catherine Conconne. - Je félicite nos deux collègues, qui ont accepté d'assumer une lourde responsabilité pendant six mois. Je remercie le groupe Les Républicains d'avoir pris l'initiative de cette commission d'enquête. Comme le disait Marie-Laure Phinera-Horth, l'outre-mer, en particulier celle du bassin Atlantique, est particulièrement touchée.

La Martinique est une plaque tournante de la drogue. Nous avons l'impression que l'État s'inquiète peu de l'entrée des stupéfiants sur le territoire. Chaque semaine, des centaines de kilos de cocaïne sont interceptés, mais ils ne représentent qu'une minuscule part de la drogue qui passe. Nous sommes entourés d'îles de la Caraïbe qui sont des narco-États
- je pense à Sainte-Lucie, dont le premier ministre a demandé de l'aide à la France.

Les bateaux déposent la nuit, sur nos centaines de kilomètres de côtes, des ballots de drogue ou des armes sans difficulté. Depuis le début de l'année, nous recensons déjà 25 morts violentes liées à ces trafics, avec de nombreux crimes non élucidés. La drogue pourrit notre pays, sans même parler des effets sur les consommateurs, ces zombies errants accros au crack. Des centaines de drogués remplissent nos établissements de santé mentale de Martinique.

Les agents de l'Ofast se sont plaints de leur manque de moyens auprès du ministre de l'intérieur - huit effectifs sont arrivés la semaine dernière. Les services de la douane ne disposent que d'un seul bateau, qu'il faut quatre heures pour armer. Dans le port du Marin, un poste de la police aux frontières vient d'être installé, mais aucun contrôle douanier n'est effectué.

M. Pascal Martin. - J'ai participé à la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, qui nous avait permis de faire un travail très intéressant.

Je me réjouis que vous ayez fait référence à une approche globale, incluant territoire métropolitain et territoires ultramarins.

J'aimerais savoir si vous envisagez d'éventuels déplacements de la commission d'enquête. En tant que sénateur de la Seine-Maritime, je pense au port du Havre, notamment Port 2000, pour vérifier les moyens de contrôle mis en oeuvre par les pouvoirs publics.

M. Khalifé Khalifé. - Mon département, la Moselle, est aussi une plateforme importante du trafic de drogue.

Pour ma part, j'aimerais que nous évoquions un point particulier : l'alimentation du terrorisme international par l'argent de la drogue.

Nous devons nous pencher attentivement sur la méthode que nous mettrons en oeuvre pour sélectionner nos thèmes de travail afin d'éviter les culs-de-sac qui nous feraient perdre notre temps.

M. Michel Bonnus. - Je veux attirer votre attention sur les conséquences économiques directes et indirectes des trafics pour notre pays. Une descente dans un quartier entraîne une baisse du chiffre d'affaires de tous les commerces alentour.

Il faut se pencher sur le blanchiment de l'argent liquide qui découle du trafic de drogue. Certains professionnels - avocats, concessionnaires de voiture, vendeurs de montres... - sont payés en espèces. Nos forces de police, nos magistrats, ont une lourde tâche pour combattre au quotidien ce fléau. La drogue doit être l'entreprise qui rapporte le plus grand revenu dans notre pays !

Pendant que certains essayent de faire bien les choses, déclarent leurs employés, payent leurs impôts et leurs charges, d'autres montent des commerces, comme des salons de coiffure, qui deviennent des blanchisseries. Et d'autres encore, comme moi qui suis un commerçant, peuvent légitimement se poser des questions lorsque leurs clients payent en liquide : ne sommes-nous pas alors involontairement complices ?

Mme Valérie Boyer. - J'avais sollicité la création de cette commission d'enquête auprès du président Retailleau notamment pour aborder la question des trafics dans les collèges et lycées et l'abandon des familles des enfants drogués.

Il faudrait mettre en place un grand plan de dépistage et de prévention auprès des élèves car l'échec scolaire, la survenue de maladies psychiatriques, les problèmes familiaux sont aggravés par la consommation
de drogues. On ne peut pas laisser la situation dégénérer davantage car il s'agit d'enfants. Nous devons sortir des sentiers battus, de l'approche classique qui a conduit à un échec.

M. Franck Dhersin. - Les tests urinaires de dépistage que l'on fait passer à ceux qui veulent devenir conducteur de bus conduisent à éliminer 35 % des candidats...

Mme Valérie Boyer. - L'armée lutte aussi contre l'usage de la drogue chez les militaires.

Je reviens sur le nécessaire accompagnement des familles, souvent en proie à la honte. Il ne faut pas les laisser dans la détresse et l'isolement, car ils ne savent ni vers qui se tourner ni quoi faire.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mes chers collègues, pour cet échange qui montre la dimension plurielle du sujet.

Il y a non pas une drogue, mais des drogues ; certains aspects sont médiatisés, d'autres passent sous les radars. Les consommateurs de cannabis, par exemple, appartiennent à toutes les catégories ; chefs d'entreprise, mères de famille, étudiants...

Il nous faudra rester dans le cadre du cahier des charges défini par le groupe Les Républicains : les narcotrafics et les moyens d'y remédier. Les questions périphériques pourront enrichir notre réflexion, mais le sujet est déjà très large !

Nous devrons déconstruire un certain nombre d'idées reçues, relatives notamment à la consommation des jeunes ou au coût social de la drogue comparé à celui de l'alcool ou du tabac, sur le phénomène du trafic de drogues, dont il est difficile de définir les contours.

Après notre première série d'auditions, nous pourrons décider des déplacements à effectuer.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En vous écoutant, mes chers collègues, nous prenons la mesure de l'ampleur du sujet. Évitons de nous perdre dans une foule d'informations et trouvons dans ce thème complexe les sujets sur lesquels nous pourrons apporter une plus-value.

La question financière - les petits flux entre dealers, les énormes flux internationaux - est importante : comment conjuguer les enquêtes pour que ces petits flux qui font les grands flux puissent être identifiés par les services fiscaux et des douanes et pour que le produit de la drogue soit saisi ? Car la drogue, c'est avant tout des bénéfices gigantesques.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

__________

Audition de M. Frédéric Veaux,
directeur général de la police nationale

LUNDI 27 NOVEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le directeur général, nous sommes heureux de vous entendre pour ouvrir les travaux de notre commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Nous avons officiellement commencé nos travaux le 8 novembre dernier ; vous êtes la première personne auditionnée. Le sujet est vaste, et nous avons un peu moins de six mois pour aboutir. Ces auditions inaugurales ont vocation à nous éclairer sur l'état de la situation et les priorités susceptibles d'être assignées à notre commission d'enquête. Nous avons posé le cadre, il s'agit maintenant de préciser le contenu.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Veaux prête serment.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le directeur général, vous avez été en poste à Marseille, vous connaissez bien les questions liées aux trafics de stupéfiants. Quelles évolutions avez-vous pu constater dans la structuration de ces trafics ?

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis accompagné de M. Philippe Chadrys, directeur national adjoint de la police judiciaire, et de Mme la commissaire de police Charlotte Huntz, ma conseillère judiciaire.

Nous sommes confrontés à une réalité partagée partout dans le monde : la progression forte et continue de la production des produits stupéfiants, quelle que soit la nature de ces produits : cannabis, héroïne, cocaïne, drogues de synthèse. Les trafiquants agissent selon une logique économique capitaliste et ultralibérale, avec toujours la volonté de conquérir des marchés et de les développer. En France, et plus globalement en Europe, nous souffrons à la fois de cette augmentation de la production et des facilités induites par le libre-échange pour alimenter ces trafics.

J'effectuerai un rapide état des lieux du trafic de stupéfiants dans notre pays, puis je décrirai la stratégie et les moyens déployés pour lutter contre ce phénomène. En 1984, pour mon premier poste, j'ai été nommé chef de la brigade des stupéfiants à la police judiciaire de Lille ; puis, de 1995 à 1998, comme l'a indiqué M. le rapporteur, j'ai été chef de la division des stupéfiants et du proxénétisme à Marseille ; enfin, en 2001, j'ai également été - trop peu de temps, hélas - chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis). Au cours de ces années, j'ai donc pu observer l'évolution négative du trafic de stupéfiants.

Avec 250 milliards de dollars de revenus par an, selon les chiffres de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONU-DC), le trafic de stupéfiants s'avère le premier marché criminel au monde. Ce fait est la conséquence d'une augmentation non seulement de l'offre, mais aussi, paramètre important à prendre en compte, de la demande. D'après l'Insee, en 2020, les Français auraient dépensé 4,2 milliards d'euros pour s'approvisionner en produits stupéfiants.

La première des drogues consommées dans notre pays est le cannabis. Si sa consommation reste stable, celle-ci représente 80 % de la consommation globale des drogues, avec 5 millions de consommateurs âgés de 11 à 64 ans, dont 1,2 million d'usagers réguliers et près de 850 000 usagers quotidiens. La résine est essentiellement produite au Maroc, mais nous n'avons pas de données chiffrées sur les quantités produites ; l'herbe de cannabis, quant à elle, est produite à grande échelle en Espagne.

La résine de cannabis est, le plus souvent, acheminée vers notre pays par transport routier, depuis le territoire espagnol. Un phénomène de culture locale se développe également ; en 2022, 56 % des pieds de cannabis saisis dans notre pays l'ont été dans les territoires ultramarins, notamment en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie.

La cocaïne est le deuxième produit stupéfiant le plus consommé dans notre pays, avec près de 600 000 consommateurs recensés au cours de l'année 2022. Autrefois, il s'agissait d'un produit stupéfiant rare, qui concernait certaines catégories sociales ; désormais, la cocaïne s'est démocratisée et la consommation s'accroît, portée par l'augmentation de la production mondiale qui favorise la disponibilité du produit sur le marché français.

Les zones de production sont localisées en Amérique du Sud ; 2 304 tonnes y ont été produites en 2021, soit une augmentation de 16 % par rapport à l'année précédente. La cocaïne est essentiellement acheminée vers l'Union européenne par les ports d'Europe du Nord, notamment ceux de Rotterdam et d'Anvers. Les ports français sont également ciblés, tant dans l'Hexagone que dans la zone des Antilles et de la Guyane. En 2022, 75,4 % des saisies de cocaïne concernaient la voie maritime, et le port du Havre, à lui seul, totalisait 78 % des quantités saisies dans les ports français.

En plus de l'acheminement par le fret maritime, le trafic s'organise par les navires de plaisance à voile ; sur cette route de la cocaïne vers la France, les Antilles constituent un carrefour stratégique.

Enfin, le transport aérien, notamment au départ de la Guyane, alimente également, pour les petites quantités, le trafic vers la France. Nous avons mis en place un dispositif afin de stopper le trafic dès le départ.

Pour ce qui concerne l'héroïne, la consommation reste rare et plutôt stable depuis les années 1990, avec un taux d'impact très faible sur la population. Essentiellement produite en Afghanistan, l'héroïne est acheminée vers la France par plusieurs routes, la principale étant celle des Balkans occidentaux, via la Turquie et l'Iran, avant d'entrer sur notre territoire par les régions Grand Est et Auvergne-Rhône-Alpes. Le plus souvent, l'héroïne est stockée en Belgique et aux Pays-Bas, les principaux marchés secondaires de distribution en Europe.

Nous observons un usage grandissant des drogues de synthèse, avec une diversification de ces produits qui ne se limitent plus à l'ecstasy, le plus connu d'entre eux. Leur consommation concerne environ 400 000 usagers dans notre pays. La lutte contre le trafic de ces produits extrêmement nocifs est rendue complexe par la conjonction de plusieurs éléments : la distribution sur des sites en ligne basés à l'étranger, donc difficilement contrôlables ; l'absence d'harmonisation juridique concernant le statut de ces drogues de synthèse qui, dans certains pays, ne sont pas classées comme des produits stupéfiants ; et enfin, la modification rapide de la composition de ces drogues, qui perturbe la manière dont on établit la répression de leur usage ou de leur trafic.

Des laboratoires clandestins où l'on produit ces drogues de synthèse ont émergé sur le sol européen - aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne, en République tchèque -, au plus près des zones de consommation, ce qui facilite les trafics. Les services chargés de la répression de ces trafics en France sont confrontés à des formes diversifiées de distribution. Le système classique de l'usager-revendeur, qui procède à la revente de produits lui permettant de satisfaire sa consommation personnelle, existe encore ; mais le marché des stupéfiants est aujourd'hui surtout dominé par des groupes criminels issus des quartiers sensibles.

Les membres de ces groupes criminels français partagent, le plus souvent, des liens géographiques, communautaires ou familiaux. Dans l'Hexagone, cela concerne donc surtout des personnes issues des quartiers sensibles, où s'opèrent la plupart de ces trafics. Une véritable économie de quartier se structure autour du trafic de stupéfiants, avec une mainmise de ces réseaux sur des zones territoriales identifiées, qui se traduit par une exploitation de la vulnérabilité des habitants ; je pense, en particulier, au recrutement des guetteurs, nourrices et autres vendeurs.

Au-delà de ces groupes criminels implantés dans les quartiers, d'autres groupes se révèlent très actifs, notamment concernant le trafic de cocaïne ; il s'agit de groupes issus de l'arc caribéen, qui disposent de relais sur notre territoire hexagonal leur permettant de développer, sur la base de filières communautaires, des réseaux structurés.

Dans ce paysage criminel, nous avons aussi ceux que l'on appelle des cibles de haute priorité, à savoir les organisateurs de ces grands trafics qui, le plus souvent, ne sont pas implantés sur notre territoire et opèrent depuis l'étranger - notamment Dubaï et certains pays d'Afrique du Nord -, dans le cadre d'alliances opportunistes avec d'autres réseaux étrangers très actifs, le plus tristement connu en Europe étant celui de la Mocro Maffia qui agit aux Pays-Bas et en Belgique.

Par ailleurs, s'établissent des groupes criminels d'origine étrangère ; je pense aux groupes d'origine albanaise implantés dans l'est de la France, qui oeuvraient dans le trafic d'héroïne et s'impliquent désormais dans le trafic de cocaïne ; je pense également aux réseaux nigérians très implantés dans la région marseillaise, qui élargissent leur champ d'action à l'ensemble du territoire national, et s'impliquent dans le trafic de cocaïne, d'héroïne et de méthamphétamine.

Nous accordons beaucoup d'importance au trafic de crack, dans lequel sont impliqués des microréseaux d'origine africaine liés aux filières d'immigration illégale et même parfois légale, ainsi qu'aux filières de cocaïne émanant d'Afrique de l'Ouest. Ces réseaux déploient des moyens de distribution diversifiés. Il y a toujours le deal de rue, notamment dans les quartiers, où l'on fait appel à une main d'oeuvre locale. Désormais, on trouve également une main d'oeuvre qui n'est pas originaire du quartier ; celle-ci est recrutée par divers biais et pour différentes raisons, ayant trait à la rémunération des vendeurs et des guetteurs, et au fait que les groupes criminels prennent moins de risques en agissant de la sorte. En général, cette main d'oeuvre est recrutée pour de courtes durées, allant de quelques jours à quelques mois, et dans des conditions parfois très violentes pouvant conduire à des violences et des séquestrations durant plusieurs jours.

La rémunération de ces petites mains du trafic varie selon l'implantation sur notre territoire. Dans le département du Haut-Rhin par exemple, on trouve des emplois rémunérés 30 euros par jour ; sur les points de deal les plus structurés, les rémunérations peuvent atteindre de 50 à 250 euros la journée, un guetteur pouvant quant à lui gagner jusqu'à 90 euros par jour. Les populations des jeunes déscolarisés et des jeunes sans emploi sont très réceptives à ces solutions proposées par les trafiquants.

Les nouvelles technologies s'imposent également parmi les modes de distribution de produits stupéfiants. Durant la crise sanitaire, au regard des restrictions en vigueur à l'époque, les trafiquants ont dû faire preuve d'imagination pour mettre en place de nouveaux dispositifs, en utilisant des applications sur smartphone, en développant les livraisons à domicile.

Toute cette masse d'argent en circulation augmente les risques de corruption et les capacités de blanchiment nécessaires pour écouler l'argent récolté dans des circuits légaux. Cette dimension corruptrice s'exerce partout où le trafic rencontre des obstacles à son fonctionnement ; je pense notamment aux ports et aux aéroports, avec certaines populations qui sont particulièrement ciblées, comme les dockers, les conducteurs de poids lourds, les agents de piste, les bagagistes, les membres du personnel navigant et même aussi certains agents publics - j'ai quelques exemples assez tristes en mémoire.

Concernant le blanchiment des sommes d'argent considérables qui sont récoltées, il s'agit pour les trafiquants de trouver les moyens d'accéder au circuit de l'économie légale. Les investissements dans la restauration et les bâtiments et travaux publics sont les plus fréquents, avec des systèmes élaborés de transfert de fonds tels qu'ils peuvent exister aujourd'hui, via les cryptomonnaies par exemple.

Comme l'actualité nous le rappelle trop souvent, nous assistons à une hausse des violences liées aux trafics de stupéfiants. Pour les organisations criminelles qui contrôlent ces trafics, il s'agit d'asseoir leur emprise en essayant de récupérer des marchés contrôlés par des organisations rivales. C'est également une méthode de représailles, s'apparentant à une logique de vendetta entre groupes rivaux, dont on ne voit jamais la fin. Cela se manifeste par des opérations d'enlèvement, de séquestration, de torture, et des tentatives d'homicide volontaires que l'on retrouve désormais partout sur le territoire national, y compris dans des villes de taille moyenne.

Concernant ces phénomènes de violences, le niveau de gravité actuel est exceptionnel. Au 13 novembre 2023, nous avons constaté 315 homicides ou tentatives d'homicide entre malfaiteurs, soit une augmentation de 57 % par rapport à la même période en 2022. Parmi les 451 victimes recensées, 30 % ont moins de 20 ans, et dans certaines villes comme Marseille, Nice ou Nîmes, ces homicides se produisent dans les centres-villes.

Cette diminution de l'âge se retrouve aussi bien chez les victimes que chez les auteurs. On peut y voir la conséquence d'une banalisation à la fois de l'accès aux armes à feu et de l'usage qui en est fait. Des victimes collatérales sont également à déplorer, comme ce week-end encore à Dijon, et précédemment à Nîmes et Marseille.

Depuis longtemps, ces phénomènes suscitent une forte mobilisation des services du ministère à l'intérieur, mais également de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), et du ministère des armées, notamment la marine nationale. Pour ce qui concerne la police, tous les services sont impliqués. La direction nationale de la sécurité publique (DNSP) dispose de 1 500 enquêteurs spécifiquement dédiés à la lutte contre le trafic de stupéfiants. La direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) est impliquée aussi bien avec l'office central qu'avec les 24 antennes et détachements de l'Office antistupéfiants (Ofast) implantés sur le territoire national. D'autres services apportent également leur concours à l'action de l'Ofast, au travers des infractions périphériques à ces trafics de stupéfiants ; je pense notamment à l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et à la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac) pour le blanchiment d'argent. En 2022, la police judiciaire disposait de 1 300 enquêteurs spécifiquement dédiés à la lutte contre les trafics de stupéfiants.

Je n'oublie pas non plus les directions territoriales de la police nationale (DTPN) en outre-mer, en particulier les antennes de l'Ofast implantées en Martinique, Guadeloupe et Guyane qui mettent en oeuvre la stratégie du bouclier entre les pays d'Amérique du Sud et l'Europe, ainsi que la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS), avec ses officiers de liaison spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants implantés à l'étranger, la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), la préfecture de police dans toutes ses composantes, et enfin la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF).

Cette mobilisation de la police nationale et de la gendarmerie nationale s'est traduite par une augmentation significative, sur une longue période, du nombre des trafics démantelés et des mises en cause pour trafic. Entre 2000 et 2022, nous sommes passés de 4 500 à 16 700 faits de trafic sans usage, de 14 400 à 26 600 faits d'usage-revente, de 7 600 à 19 300 trafiquants mis en cause, de 14 200 à 16 900 usagers-revendeurs mis en cause. Au total, le nombre de mises en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants est passé de 106 000 en 2000 à 258 000 en 2022, soit une hausse de 143 %. Les services de police sont impliqués dans la mise en cause d'environ 80 % de ces trafics, sachant que ceux-ci sont concentrés dans les zones urbaines, c'est-à-dire sous la responsabilité de la police nationale.

Entre 2000 et 2022, les saisies de cannabis - herbe et résine - ont augmenté de 95 %. Les saisies de cocaïne et d'héroïne ont, quant à elles, augmenté respectivement de plus de 1 000 % et 215 %. Enfin, les saisies des avoirs criminels en matière de stupéfiants ont progressé de 136 %. Aussi bien sur les arrestations que sur les saisies de produits, la progression est donc très importante.

De quels moyens la police nationale dispose-t-elle pour faire face à cette réalité ? Et dans quelle stratégie cette action s'inscrit-elle ? En 2019, le Gouvernement a lancé le plan national de lutte contre les trafics de stupéfiants. Celui-ci est mis en oeuvre par l'Ofast, service interministériel pilotant et coordonnant la lutte contre les trafics de stupéfiants sur le territoire national. Parmi les personnels qui composent l'Ofast, nous avons des policiers, mais aussi des gendarmes, des douaniers, un représentant du ministère de l'économie et des finances, un agent de l'administration pénitentiaire et six officiers de liaison étrangers. Ce plan est en cours de refonte ; j'ignore s'il sera publié avant l'issue de vos travaux, mais j'imagine que vous en aurez connaissance.

Avec le renouvellement de ce plan, nous voulons proposer de nouvelles mesures tenant compte des évolutions précédemment décrites. Les objectifs sont d'améliorer la connaissance des trafics, d'entraver la circulation des produits stupéfiants et, bien sûr, de démanteler les organisations criminelles se livrant à ces trafics. Par ailleurs, l'Ofast est chargé d'un état de la menace, document toujours important qui vous sera communiqué.

Quelles sont les mesures mises en oeuvre depuis 2019 ? Il y a d'abord la cartographie des points de deal, qui a permis de comptabiliser les opérations de démantèlement. Au quatrième trimestre de l'année 2020, 4 034 points de deal étaient recensés ; au deuxième trimestre de cette année, 3 069 points étaient recensés. En 2022, 16 625 opérations ont été conduites contre ces points de deal, et celles-ci ont provoqué plus de 15 000 gardes à vue et plus de 2 000 écrous. Dans le cadre de ces opérations, 846 armes ont été saisies, ainsi que plus de 11 millions d'euros d'avoirs criminels.

La plateforme de signalement en ligne fonctionne bien. Le dispositif permet à nos concitoyens, via l'application Ma Sécurité, de signaler de manière anonyme les faits de trafics qu'ils sont amenés à constater. En 2023, la plateforme enregistre en moyenne, chaque mois, 850 signalements. Plus de 60 % des informations recueillies par les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) le sont par cette plateforme.

On recense 104 Cross déployés sur le territoire, aussi bien en métropole qu'en outre-mer ; au regard de l'intensité des trafics, certaines sont permanentes, tandis que d'autres sont temporaires. En 2022, ces Cross ont reçu 11 214 renseignements, dont près de 5 000 ont fait l'objet d'une note de renseignement ; celles-ci ont ensuite entraîné le démarrage de procédures douanières ou judiciaires.

Le rôle de l'Ofast est aussi de favoriser l'intensification et le renforcement de la coopération internationale ; sans cela, aucune lutte contre le trafic de stupéfiants n'est possible. Nous réfléchissons à quelques nouvelles mesures qui seront contenues dans le plan rénové ; à ce stade, vous comprendrez que je n'en fasse pas état. L'objectif est de renforcer nos capacités de lutte contre les cybertrafics, dont on voit bien l'importance aujourd'hui et les possibilités de développement.

Notre rôle consiste également à participer aux politiques de prévention contre les conduites addictives. On oublie trop souvent que la question des stupéfiants est aussi un problème de santé publique. Avec la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), nous travaillons à déconstruire les stéréotypes véhiculés par les trafics de stupéfiants, ou les usages de stupéfiants, notamment auprès des plus jeunes ; je pense notamment à ces idées, ancrées dans les quartiers, de l'argent facile et de l'impunité, ainsi qu'à l'image parfois très positive des dealers.

Nous pouvons également améliorer nos outils dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, notamment les techniques spéciales d'enquête. Afin de pénétrer les trafics les plus structurés et organisés, nous avons besoin de la plus grande des discrétions pour ne pas dévoiler nos modes d'action auprès des trafiquants. Nous devons approfondir notre travail concernant les saisies des avoirs criminels. Nous pouvons également réfléchir à des systèmes qui permettraient de renforcer la sévérité des sanctions appliquées aux trafiquants de stupéfiants. Enfin, face à la masse d'informations dont nous disposons à propos de ces trafics, il serait utile d'avoir accès à un système de traitement et de croisement de données qui nous permettrait de mieux comprendre la manière dont les trafics fonctionnent.

Le phénomène auquel nous sommes confrontés est mondial, avec des organisations criminelles qui cherchent en permanence à contourner les dispositifs mis en place par les États pour les empêcher de nuire. Ces organisations sont prêtes à tout, y compris à l'usage de la violence. Ce qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est que nous sommes confrontés à des jeunes qui ont la possibilité de gagner très vite beaucoup d'argent, et qui n'ont peur ni de mourir ni de la prison : ils ont intégré l'idée que vivre au-delà de l'âge de trente ans est sans espoir ; cela limite nos capacités d'agir sur ces trafics et ces trafiquants.

M. Jérôme Durain, président. - En dépit d'une activité intense qui a connu des succès, votre constat est assez sombre et l'on a un peu le sentiment d'être comme Sisyphe poussant son rocher. D'après votre expérience, quelles sont les constantes et les évolutions des trafics de stupéfiants ? Dans la structuration du marché, quels sont les changements observés ? Vous avez évoqué le rôle du cyber, le rajeunissement des cadres de ces trafics. Le but de notre commission d'enquête est de trouver des pistes législatives afin de vous aider et d'améliorer la lutte contre les trafics.

À ces interrogations s'ajoute la question initiale du rapporteur sur Marseille, qui rejoint un peu à la mienne, quant à l'évolution de la situation depuis l'époque où vous y étiez en poste.

M. Frédéric Veaux. - Lorsque j'exerçais mes fonctions à Marseille, au XXe siècle, les malfaiteurs qui voulaient s'enrichir commettaient des vols à main armée. Le milieu ne considérait pas l'activité des stupéfiants comme forcément très acceptable, même si cette ville a toujours un peu été, d'une manière ou d'une autre, la capitale du trafic de stupéfiants en France.

Si l'on remonte à plus loin, on voit que les laboratoires de transformation de l'héroïne étaient implantés à Marseille et que les chimistes étaient marseillais. À une époque, la Drug Enforcement Administration (DEA) avait installé une antenne à Marseille pour lutter contre le trafic d'héroïne. Sans doute cette histoire pèse-t-elle sur la ville.

Progressivement, l'argent facile et l'amélioration de la disponibilité de la marchandise ont conduit à ce que l'activité se répande partout sur le territoire.

À partir du moment où on arrive à une saturation du marché, le seul moyen d'étendre son activité consiste à éliminer la concurrence, ce qui fait entrer dans des logiques de vendetta, comme celles que l'on observe à Marseille entre certaines familles. Le vivier de cette vendetta est inépuisable. C'est pire que les Montaigu et les Capulet. Il n'y a pas de freins, la violence est sans limites. Aujourd'hui, n'importe qui est prêt à commettre un assassinat pour 5 000 euros.

Je ne me risquerai pas à sortir du périmètre qui est le mien, mais sans doute la situation est-elle aussi liée à l'évolution considérable de la sociologie de ce territoire. Celle-ci n'est plus celle que j'ai connue quand j'y ai exercé. Quiconque veut maintenant s'investir dans le trafic de stupéfiants a la capacité de se procurer une quantité importante de marchandise. Là où, quand j'opérais sur le terrain, nous saisissions un kilogramme d'héroïne ou de cocaïne à Marseille et que nous pensions avoir réalisé « l'affaire de l'année », on trouve à présent des quantités analogues à Angoulême, à Cholet, à Charleville-Mézières ; il y a peu de temps, on a même découvert à Chalon-sur-Saône une quarantaine de kilos d'héroïne.

Nous ne constatons pratiquement plus de vols à main armée sur notre territoire. Seuls quelques-uns ont encore l'idée d'en commettre, souvent à l'étranger d'ailleurs, en Suisse ou en Allemagne, contre des transports de fonds.

M. Roger Karoutchi. - Ce que vous nous demandez, comme parlementaires, sans le formuler, c'est à la fois de renforcer les sanctions contre les trafiquants, de modifier en conséquence les textes qui mettent en jeu l'action judiciaire, de faciliter probablement la saisie des avoirs criminels, et de renforcer les moyens du ministère de l'intérieur, ce que nous faisons depuis des années.

On a l'impression d'une course permanente. D'un côté, il y a de plus en plus de trafics, de trafiquants et d'argent « facile » lié à ces trafics ; de l'autre, les pouvoirs publics courent derrière, mais ils ont du mal. Quand vous dites qu'en France, en 2020, ce sont 4,2 milliards d'euros dépensés, on se dit que les trafics en question doivent faire beaucoup d'émules dans les quartiers.

Ce n'est pas mon opinion, mais certains se demandent s'il ne faudrait pas fractionner la lutte contre la drogue, par exemple en légalisant le cannabis. Avez-vous un avis sur le sujet ? Une lutte globale contre l'ensemble des trafics n'est-elle pas préférable ?

M. Franck Dhersin. - Afin de lutter efficacement contre le narcobanditisme, ne faudrait-il pas simplifier la procédure pénale, de sorte que les voyous ne bénéficient pas de vices de forme à la faveur de la lourdeur des procédures ? On entend qu'on relâche souvent des gens pour ce type de motifs. Nous avons besoin d'éléments supplémentaires pour voter les textes qui permettraient de vous aider.

Qu'en est-il de la durée de la garde à vue qui est de 96 heures : est-ce suffisant pour réaliser tous les actes d'une grosse enquête en matière de stupéfiants ?

Ne faudrait-il pas doubler l'ensemble des enquêtes sur les trafics de stupéfiants par une enquête financière, ce qui permettrait de saisir un maximum de biens ?

Enfin, ne conviendrait-il pas de simplifier la procédure et d'examiner comment anonymiser les enquêteurs et les magistrats qui la conduisent ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - En ce moment, en Guyane, un dispositif de contrôle de 100 % des passagers s'applique dans les aéroports, mais la population est excédée, les policiers également.

J'ai pris hier l'avion pour Paris au départ de l'aéroport Félix-Éboué. J'ai eu un échange avec des policiers de la police aux frontières (PAF) qui me demandaient de les aider : ils avaient empêché 52 passagers de monter à bord, dont une femme qui embarquait selon une procédure d'évacuation sanitaire ; elle avait de la drogue sur elle et dans son fauteuil, en pensant qu'en partant sous assistance médicale elle échapperait aux fouilles.

On comprend qu'il faille mettre des moyens pour endiguer un fléau qui, en Guyane, ne touche pas seulement les jeunes. Cependant, je constate que le trafic continue, et de plus en plus. Lors d'un précédent déplacement, c'étaient 82 personnes qui avaient été empêchées de prendre l'avion, parce qu'elles portaient de la drogue ou avaient ingéré des ovules !

Le contrôle à 100 % des passagers n'arrête pas ni ne ralentit cette pratique des « mules ». Les gens n'ont pas peur de s'y livrer. Ils savent pourtant qu'ils n'entreront pas dans l'aérogare sans que la police leur pose de questions. Des jeunes arrivent en tongs, certains n'ont jamais pris l'avion, disent qu'ils se rendent, par exemple, à Arcachon sans rien connaître de cette destination. Dans un contexte de grande pauvreté et de grande précarité en Guyane, l'appât du gain, avec la somme de 4 000 euros qu'on leur a promise à l'arrivée à Orly, les pousse à tenter leur chance.

Que faut-il faire ? J'aimerais tant que nous trouvions une solution, car la Guyane est située en Amérique du Sud, le continent où est produite la cocaïne. La Guyane sert de région de transit pour l'acheminement de la cocaïne en France. Le renforcement des moyens, le contrôle à 100 % des passagers dans les aéroports, auxquels je suis favorable, ne suffisent manifestement pas. D'autres choses sont à tenter, notamment sur un plan législatif.

M. Olivier Cadic. - Comme représentant des Français de l'étranger et de retour du Brésil, je ne peux que constater à mon tour que de Guyane partent des mules dans chaque avion.

Les Néerlandais ont adopté un dispositif qui, quand ils arrêtent un passager à l'arrivée en possession de drogue - et jusqu'à quatre kilos de cocaïne -, consiste à détruire immédiatement cette drogue et à renvoyer la personne vers sa région d'origine. Quelle est votre opinion sur ce dispositif qui semble fonctionner ?

Pour détecter les trafiquants dans les aéroports, certaines autorités utilisent aussi le body scan, ou scanneur corporel. Pour des raisons légales, son emploi en France ne paraît pour l'heure pas possible, mais une évolution de la législation dans ce domaine reste envisageable. Que pensez-vous de l'utilité de ce système ?

Constater qu'une cinquantaine de personnes tentent d'embarquer dans un même avion avec de la drogue est une véritable source de préoccupation. Ne s'occuper que d'une seule d'entre elles nécessite de nombreux moyens humains, tant policiers que judiciaires, ou médicaux pour récupérer la drogue qui a été ingérée. Ces moyens requièrent du temps. Seul un nombre limité de personnes peuvent être prises en charge.

En leur temps, les gauchos, quand ils devaient faire traverser à un troupeau de bovins une rivière où se trouvaient des piranhas, sacrifiaient une bête pour que toutes les autres passent. N'avez-vous pas l'impression qu'on observe ici le même type d'attitude ?

M. Frédéric Veaux. - La course est sans doute permanente mais nous marquons des points. Les chiffres relatifs au nombre de points de deal sont à cet égard significatifs. La marchandise que nous récupérons, les trafiquants que nous sortons du circuit, représente autant de victoires.

Je n'ai pas la prétention de dire que nous travaillons à l'éradication du trafic de stupéfiants dans notre pays ou dans le monde. On s'aperçoit que, même dans les dictatures - je prendrai le risque d'en citer certaines : Iran, Chine ou Russie -, les trafics et la consommation de drogues perdurent, en dépit des systèmes de lutte qu'elles mettent en place. Personne n'est aujourd'hui en mesure d'affirmer que l'éradication du trafic de stupéfiants est possible.

En revanche, je promeus l'idée de l'impunité zéro pour les territoires et pour les personnes. Aucun territoire, lieu, appartement, point de deal, ne doit échapper à l'action de la police ou de la justice. Partout, il faut que nous soyons en capacité d'agir, d'interpeller et de saisir. Aucune personne ne doit non plus pouvoir se prévaloir d'échapper à cette action.

De mon point de vue, il ne s'agit pas d'impuissance.

Devrions-nous recourir à d'autres systèmes, dont celui de la légalisation du cannabis ? Ce serait un très mauvais signal adressé à l'ensemble des délinquants. Il reviendrait à dire que nous tentons autre chose parce que nous avons finalement perdu la partie. Partout où l'on s'est dirigé vers ce type de choix, il n'a réglé aucun problème ; il n'a même fait sans doute que l'aggraver. Les trafiquants ne s'installent en effet jamais dans un système de vente légale de cannabis ; ils vont à la recherche d'autres produits, d'autres modes de consommation et d'autres offres.

Ce serait la double peine : on enverrait un signal très négatif et l'on ne gagnerait pas pour autant la guerre contre la drogue. Tous les services qui traitent du sujet partagent, je pense, ce point de vue.

La question de la simplification de la procédure pénale est essentielle. Indépendamment de la lutte contre les trafics de stupéfiants, les policiers revendiquent cette simplification. Cependant, ils ont le sentiment que chaque fois qu'on s'y attaque, les avancées s'accompagnent de décisions qui contribuent à complexifier encore la procédure.

Que le Conseil constitutionnel ait sanctionné la possibilité d'activer à distance les caméras ou les microphones des téléphones portables est pour nous un très mauvais signal envoyé à la lutte contre le crime organisé et, en particulier, contre les trafics de stupéfiants.

Tout ce qui permettra de simplifier la procédure, c'est-à-dire de limiter le nombre d'actes purement formels, sera évidemment bienvenu. Mais si doubler le temps de la garde à vue s'accompagne d'un doublement des contraintes de formalisme de la procédure, l'effort ne servira pas à grand-chose.

Deux de vos collègues m'avaient reçu au Sénat sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Nous avions discuté de possibilité de recourir à la télémédecine pour les visites médicales qui interviennent pendant la garde à vue. J'avais néanmoins compris que la tentation existait d'imposer une première visite médicale en présence d'un médecin. Dans de nombreux territoires où l'accès aux médecins est extrêmement difficile, une telle décision aurait pour conséquence d'imposer aux patrouilles de police ou de gendarmerie de s'absenter pendant plusieurs heures, de faire la queue aux urgences pour faire examiner par un professionnel de santé la personne en garde à vue, au lieu de se consacrer à d'autres tâches.

M. Franck Dhersin. - Et pendant ce temps-là, ces services n'enquêtent pas...

M. Frédéric Veaux. - Exactement. Le paradoxe est total, qui consiste à commencer à dire aux gens qu'ils ont le droit de se taire et de multiplier ensuite les actes de pur formalisme qui découragent énormément l'engagement des enquêteurs dans leurs missions d'investigation. Les authentiques malfaiteurs et les vrais trafiquants en exploitent évidemment toutes les possibilités.

L'anonymisation des enquêteurs constitue aussi un sujet auquel nous sommes très attentifs. Elle est déjà possible, sous certaines conditions. Les enquêteurs ne l'utilisent pas toujours beaucoup. Le Gouvernement envisage de la généraliser, au-delà même des enquêteurs, car il arrive que des policiers engagés sur la voie publique fassent l'objet de menaces ou de représailles parce qu'ils sont connus d'individus qui tiennent des points de deal.

Sur la Guyane, je suis heureux d'entendre que 52 passagers ont été empêchés d'embarquer hier. C'est une méthode que le ministre de l'intérieur et des outre-mer a souhaité mettre en oeuvre. Elle vise à empêcher le départ de ceux qu'on appelle des mules.

Avant que ce système n'existe, la stratégie des trafiquants consistait à placer une quarantaine de mules sur un même vol, en sachant que la police ou la douane n'auraient la possibilité d'en traiter qu'un maximum de cinq ou six. Telle était la part qu'ils acceptaient de perdre pour que les 35 autres parviennent à destination.

La nouvelle stratégie est pénible pour les forces de l'ordre mais nous y avons mis les moyens. L'enjeu est déterminant, à la fois pour empêcher que la cocaïne arrive dans l'Hexagone et pour décourager ces pauvres gens qui sont les premières victimes des trafiquants, quand ils se font arrêter.

La solution serait d'obtenir une diminution de la production de cocaïne en Amérique du Sud. Je crains que nous n'en prenions pas le chemin, avec des pays qui, jusqu'alors, n'étaient pas de gros producteurs et qui le deviennent.

L'exemple des Pays-Bas montre que, au bout d'un moment, on pourrait finir par décourager les candidats au départ vers l'Hexagone, mais qu'alors les trafiquants se tourneraient vers d'autres moyens de passage.

En Guyane, la situation touche la population la plus en difficulté qui, au travers d'un passage réussi et grâce au revenu qu'il procure, conçoit l'espoir de démarrer une nouvelle vie. Pour avoir personnellement assisté à une procédure d'embarquement à Cayenne, je constate comme vous le profil de certains individus qui se présentent : ils sont incapables de répondre à la première des questions qu'on leur pose, ils n'ont qu'un sac plastique pour effectuer le voyage et ne portent guère autre chose sur eux que deux ou trois kilos de cocaïne.

Le body scan nous met devant la difficulté d'obtenir la présence d'un médecin, afin de procéder à ce qui s'apparente à un examen médical. De nouveau, la disponibilité des médecins étant ce qu'elle est, l'usage de ce type de dispositif reste extrêmement compliqué.

On commence à assister à un déport des candidats au départ vers l'Hexagone. Au lieu de prendre le vol direct Cayenne-Paris Orly, ils passent par la Guadeloupe ou la Martinique, en espérant attirer moins l'attention et contourner le bouclier mis en place. Les avions à destination des Antilles sont en effet contrôlés d'une manière moins systématique.

Nous avons connu une triste histoire avec de jeunes policiers aux frontières à l'aéroport de Cayenne, qui s'étaient rendus complices de trafiquants. Ainsi, la corruption produit parfois son oeuvre éminemment négative, en s'appuyant sur celles et ceux qui sont chargés de faire respecter les interdictions, pour contourner ces dernières de la manière la plus habile possible.

M. Olivier Cadic. - D'autres pays utilisent le body scan sans la présence d'un médecin, leur législation ne l'imposant pas. Je souhaitais entendre votre commentaire sur le sujet.

M. Frédéric Veaux. - La question dépasse ma compétence.

M. Thierry Meignen. - On prétend que, depuis que le Venezuela de Nicolas Maduro s'est rapproché du royaume des mollahs iraniens, de nouvelles routes d'approvisionnement de l'Europe en différentes substances se sont ouvertes. Faut-il apporter du crédit à cette affirmation ?

M. Frédéric Veaux. - Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur le lien entre l'Iran et le Venezuela. Peut-être la cheffe de l'Ofast aura-t-elle des éléments de réponse.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans vos propositions, vous avez parlé de techniques spéciales d'enquête. Pourriez-vous nous préciser ce à quoi vous faites allusion ?

Vous mentionnez également la question des saisies. Nous savons que la confiscation des avoirs représente l'une des méthodes les plus efficaces de lutte contre le narcotrafic. Quelles sont selon vous les pistes d'amélioration des procédures de saisie ?

M. Frédéric Veaux. - En ce qui concerne les techniques spéciales d'enquête, je pensais en particulier à une technique qui s'avère très utile et très efficace, même si son recours a tendance à diminuer. Il s'agit de l'infiltration. Les conditions de son efficacité tiennent à ce que les éléments relatifs à la procédure ne soient pas connus des malfaiteurs.

L'idée consisterait à détenir ce que nous appelons dans notre jargon un dossier-coffre. Il n'est évidemment pas question de recourir à ce moyen à l'insu de l'autorité judiciaire ; les éléments du dossier relatifs à l'infiltration, notamment des éléments d'identité ou des éléments sur les moyens mis en oeuvre pour permettre ou favoriser l'infiltration, ne feraient pas partie des pièces de la procédure accessibles aux personnes mises en cause. Le procureur de la République ou le président du tribunal saisis y auraient toujours accès en cas de difficulté.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le coffre ne pourrait-il être ouvert que par les magistrats ?

M. Frédéric Veaux. - C'est une proposition. Ils pourraient l'ouvrir en cas de problème identifié ou de contestation par la partie mise en cause. Il s'agit de garantir la confidentialité de l'opération qui a été conduite.

Quant aux avoirs criminels, les spécialistes des procédures de confiscation et de saisie en parleront mieux que moi. Néanmoins, on pourrait peut-être rendre obligatoire, dans certaines circonstances, la confiscation des biens de la personne mise en cause. Pour l'heure, rien n'existe en ce sens. Autre piste, nous pourrions étudier la possibilité de procéder à des saisies conservatoires de biens d'individus en fuite à l'étranger.

M. Jérôme Durain, président. - Comment analysez-vous la place prise par l'administration des douanes dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ?

M. Frédéric Veaux. - Sa place est nécessaire. Malheureusement, la réalité du trafic dans notre pays montre que, même en se répartissant intelligemment et efficacement le travail, on ne vient pas à bout de ce trafic.

Tout le monde a son rôle à jouer dans la lutte : police, gendarmerie, douanes, qui, pour ces dernières, à côté d'une activité principale de saisie, effectuent également des arrestations. La marine nationale occupe également une place importante, en procédant à des arraisonnements qui se révèlent intéressants dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il n'y a pas de place pour les querelles d'influence ou d'intérêts entre les services concernés.

M. Franck Dhersin. - Vous avez parlé de traitement et de croisement des données, et nous avons senti dans vos propos que cela ne marchait pas aussi bien que vous le voudriez. Est-ce à dire, précisément, qu'entre les différents services, et sans accuser personne, des manquements persistent ?

M. Frédéric Veaux. - Non, je faisais état de la masse des données disponibles. Nous aurions intérêt à disposer de ce que nous permettent désormais l'intelligence artificielle, internet ou les systèmes automatisés pour regrouper puis traiter l'ensemble des données, et essayer d'en retirer des éléments d'information intéressants qui n'apparaissent peut-être pas au premier coup d'oeil. Il s'agit de nous servir de données qui existent dans un cadre judiciaire, dans un cadre administratif, de celles qui sont concentrées à l'Ofast, auprès de Tracfin ou ailleurs.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions au nom de cette commission d'enquête. Notre échange constitue une première base de réflexion. Nous reviendrons vers vous au cours de nos travaux pour approfondir nos questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Isabelle Braun-Lemaire, directrice générale des douanes et des droits indirects, et M. Florian Colas, directeur de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières

LUNDI 27 NOVEMBRE 2023

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu n'a pas été publié.

Audition de Mme Stéphanie Cherbonnier,
cheffe de l'Office anti-stupéfiants

LUNDI 27 NOVEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous accueillons maintenant Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast).

Les travaux de notre commission d'enquête ont commencé le 8 novembre dernier et s'achèveront le 8 mai prochain. Ces premières auditions ont vocation à en préciser le contenu.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Cherbonnier et M. Christian de Rocquigny prêtent serment.

Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je précise en préalable que mon adjoint Christian de Rocquigny est un magistrat de l'ordre judiciaire détaché dans un emploi de contrôleur général, un positionnement assez original au sein du ministère de l'intérieur. Je suis également accompagnée de Mme Sophie Étienne, commandant divisionnaire, chargée de la coordination et de la synthèse au sein de l'Ofast.

Mon intervention vient compléter celle du directeur général de la police nationale, que vous avez entendu en début d'après-midi. Afin de resituer le cadre du trafic de stupéfiants, je tiens à rappeler quelques chiffres clés en introduction.

Le trafic de stupéfiants reste le premier marché criminel au monde et représente un chiffre d'affaires évalué à 3 milliards d'euros en France et à 30 milliards d'euros à l'échelle de l'Europe, ce qui m'amène à rappeler que notre vision du trafic doit s'étendre au-delà de nos seules frontières. Pour la France, on estime aujourd'hui à 21 000 équivalents temps plein (ETP) le nombre d'emplois générés par les trafics de stupéfiants et à 240 000 le nombre de personnes vivant directement ou indirectement de ces trafics.

En dix ans, les saisies de cocaïne ont quintuplé avec près de 28 tonnes saisies en 2022, dont les trois quarts sur le vecteur maritime. Les saisies de cannabis, quant à elles, ont été multipliées par deux, avec 128 tonnes saisies en 2022.

Au total, 111 millions d'euros d'avoirs criminels ont été saisis au titre d'infractions à la législation sur les stupéfiants, soit 13 % du total des avoirs criminels saisis. Ces saisies ont été multipliées par deux en l'espace de dix ans.

Il convient de mettre en regard de ces chiffres ceux de la production : 2 300 tonnes de cocaïne ont été produites en 2021, soit un doublement en dix ans. Pour rappel, les trois pays producteurs sont la Colombie, la Bolivie et le Pérou.

Les chiffres des saisies dans les ports d'Anvers et de Rotterdam sont particulièrement emblématiques, avec respectivement 110 tonnes et 50 tonnes saisies en 2022. Pour en revenir à la France, notre pays compte 5 millions de consommateurs de drogues, dont 1,2 million de consommateurs réguliers de cannabis et 600 000 usagers annuels de cocaïne.

En termes de violences criminelles, 75 règlements de comptes entre malfaiteurs ont été dénombrés depuis le début de l'année 2023, dont 80 % à 90 % sont liés au trafic de stupéfiants. Le dernier chiffre concerne les saisies d'armes, qui ont progressé de 10 % en 2022 avec 8 000 armes saisies, dont 25 % à l'occasion d'enquêtes pour trafics de stupéfiants.

J'aborderai quatre points : la menace représentée par le trafic de stupéfiants ; la riposte des pouvoirs publics ; un bilan de la politique mise en place depuis 2019 et enfin les perspectives.

La menace que constituent les trafics de stupéfiants, à la fois en France et en Europe, se situe à un niveau historiquement élevé et s'illustre au travers de trois constats. Premièrement, les produits stupéfiants sont présents en quantité importante sur le territoire national et le territoire européen. En raison de son positionnement géographique, la France se trouve au carrefour des trafics : proche des zones de production, notre pays est également une zone de rebond pour certains trafics - je pense notamment à la zone Antilles-Guyane -, ce qui fait qu'aucune partie du territoire n'est épargnée par les trafics.

La cocaïne reste le sujet majeur de préoccupation, au niveau tant français qu'européen. Dans un contexte d'intensification du trafic transatlantique, la cocaïne arrive massivement dans l'Union européenne, principalement par les ports d'Europe du Nord que je citais précédemment. En comparaison, 11 tonnes de ce produit ont été saisies au port du Havre en 2022.

À la fois zone de rebond et porte d'entrée par ses ports et ses aéroports, la France connaît un engouement pour la cocaïne. Celui-ci est lié au niveau de consommation avec environ 600 000 usagers annuels, mais aussi à la rentabilité élevée du trafic : aujourd'hui, un kilogramme de cocaïne s'achète entre 28 000 euros et 30 000 euros, avant d'être revendu au gramme entre 65 euros et 70 euros. Opportunistes, les organisations criminelles sont à la recherche du profit.

Par ailleurs, l'héroïne redevient un sujet de préoccupation puisque les saisies de cette substance ont progressé, atteignant un peu plus de 1,4 tonne en 2022. Certes moins consommé, ce produit est toujours présent sur le marché et doit être l'objet d'une attention particulière, notamment en raison de la situation en Afghanistan, sans oublier la route traditionnelle d'importation de ce produit que sont les Balkans.

Les consommateurs se tournent désormais de plus en plus vers les drogues et les produits de synthèse. Qu'il s'agisse d'opioïdes ou de cannabinoïdes, ces produits de synthèse présentent des taux de toxicité extrêmement élevés et, comme le montrent les études de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) ou de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), ils répondent aux attentes de consommateurs à la recherche d'effets de plus en plus forts. Aujourd'hui, 365 produits de synthèse différents sont recensés en France. Si nous ne sommes pas touchés par le fentanyl comme les États-Unis, ce produit reste un sujet majeur d'attention, notamment en termes sanitaires, puisque l'on connaît les dégâts qu'il cause outre-Atlantique.

On constate donc l'émergence de nouveaux marchés, tandis que les organisations criminelles s'adaptent et se diversifient en permanence. Les trafiquants se positionnent ainsi généralement sur plusieurs produits, certains étant passés de la résine de cannabis à la cocaïne en vue d'atteindre un taux de rentabilité bien plus élevé.

Les trafics réalisés en France sont à la fois le fait d'organisations criminelles françaises et de groupes criminels étrangers implantés dans notre pays. Gardons à l'esprit le fait que nous faisons face à des organisations criminelles décloisonnées et opportunistes qui cherchent à travailler ensemble ; d'où des rencontres qui ont parfois lieu à l'étranger.

Les organisations criminelles tentent en toutes circonstances de déjouer les contrôles, comme l'atteste l'implantation de laboratoires sur le territoire européen. Plusieurs démantèlements de ces structures ont eu lieu, notamment en Espagne. Si un faible nombre de cas a été identifié en France, des points d'attention demeurent, dont un relatif aux produits importés et susceptibles d'être transformés, étant donné que la Colombie exporte aussi des chimistes. Il convient de garder ce phénomène de laboratoires à l'esprit pour tout ce qui concerne les drogues de synthèse, les produits étant transformés sur le territoire des Pays-Bas et de la Belgique.

L'autre moyen de contournement des contrôles se manifeste avec le phénomène des drop off observé depuis plusieurs mois, avec des transbordements en mer et de la cocaïne qui vient s'échouer sur les côtes françaises, en premier lieu dans la Manche et la mer du Nord, mais également sur la façade atlantique. Là encore, les organisations criminelles s'adaptent face au renforcement des contrôles déployé dans les ports, au niveau français, mais également au niveau européen, en lien avec nos partenaires.

Le deuxième constat illustrant le niveau très élevé de la menace a trait à l'augmentation très significative, en France, des violences criminelles liées au trafic de stupéfiants, sous l'effet des rivalités de territoires et de la concurrence entre organisations criminelles. Inhérentes aux trafics, ces violences criminelles recouvrent les règlements de comptes, les homicides volontaires et les tentatives d'homicide, mais aussi les enlèvements et séquestrations.

Les auteurs et les victimes de ces violences criminelles sont de plus en plus jeunes. Les « petites mains » des trafics sont souvent citées, mais les violences peuvent aussi toucher des victimes collatérales n'ayant aucun lien avec les trafics, comme l'ont illustré des drames tels que ceux qui sont survenus cet été ou à Dijon le week-end dernier.

Ces violences criminelles sont généralement sous-traitées à des équipes mandatées pour agir, et recrutées le plus souvent sur les réseaux sociaux. Des tueurs à gages sont ainsi engagés par ce biais.

Le troisième constat concerne le phénomène de la corruption, véritable outil de la criminalité organisée et des trafiquants de stupéfiants en particulier. Qu'elle soit publique ou privée, la corruption permet aux trafics de prospérer. Elle peut toucher des personnels des ports et des aéroports qui vont faciliter le passage ou la sortie de la marchandise, mais aussi des agents publics tels que les policiers, les gendarmes, les douaniers et les greffiers. Aucune profession n'est épargnée : dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles.

J'en viens à la riposte face à cette menace : la France a adapté, il y a environ quatre ans, son dispositif de lutte contre les trafics de stupéfiants, en mettant notamment l'accent sur une approche globale. La première étape de ce processus passait par une meilleure coordination des acteurs et par une structuration du dispositif.

Comme l'a souligné le directeur général de la police nationale, de nombreux acteurs luttent contre le trafic de stupéfiants, à la fois au sein de la police nationale, du ministère de l'intérieur et des outre-mer, du ministère de l'économie et des finances et du ministère de la justice. Le besoin de coordination de ces acteurs s'est fait ressentir ; d'où l'ambition, inscrite dans le plan national de lutte contre les stupéfiants du 17 septembre 2019, de mettre sur pied une structure centrale capable de porter cette politique publique.

Sur le modèle du chef de file en matière de lutte contre le terrorisme qu'est la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l'Ofast est le chef de file de la lutte contre les trafics. Fruit d'une réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2020, l'Ofast est un service à compétence nationale (SCN) rattaché à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et à la direction générale de la police nationale (DGPN).

L'Ofast dispose d'une structure centrale forte de 220 personnels venant de différents ministères : outre des profils de magistrats tels que celui de mon adjoint, les agents appartiennent à la police, à la gendarmerie, à la douane, au renseignement pénitentiaire - un point clé pour l'Ofast - ou encore à la direction générale des finances publiques (DGFiP). Outre les personnels administratifs, j'insiste sur l'importance des contractuels pour l'Ofast, car nous avons besoin de compétences spécifiques en termes d'analyse, de coopération internationale et de connaissance des mécanismes.

L'objectif initial consistait à regrouper sous une même autorité des compétences et des savoir-faire qui relevaient jusqu'alors de plusieurs administrations. En termes de structuration, l'Ofast compte 24 implantations territoriales, dont 14 antennes et 10 détachements, mobilisant environ 550 personnels en métropole et dans les outre-mer. Nous avons déployé, de plus, 104 cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), soit une par département, regroupant là aussi policiers, gendarmes et douaniers avec pour objectif le décloisonnement de l'information et du renseignement.

L'échelon central de l'Ofast s'articule autour de trois pôles et du triptyque « Comprendre, cibler, agir ».

Le « pôle stratégie », tout d'abord, se consacre à identifier la nature de la menace, à produire une analyse et à élaborer la stratégie à adopter en termes de coopération internationale.

Le « pôle renseignement », ensuite, représente l'une des avancées majeures de la création de l'Ofast, un SCN à qui sont confiées des missions de renseignement du second cercle au même titre que d'autres services de la DNPJ, un point important sur lequel je reviendrai s'agissant des perspectives.

Enfin, le « pôle opérationnel » conduit des missions plus classiques d'enquêtes judiciaires sous l'autorité des magistrats. Nous travaillons principalement avec les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), au premier rang desquelles je place la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), avec laquelle nous travaillons sur le haut du spectre et l'identification des chefs de file des trafics.

Après cette phase de structuration, il a fallu repenser les méthodes, développer la mission de renseignement et favoriser une approche globale. Concernant le renseignement, l'Ofast présente la particularité d'être à la fois un service de police judiciaire et un service de renseignement du second cercle. Il exerce son rôle de coordination avec les acteurs du monde du renseignement et actionne de nouveaux capteurs de renseignement, avec pour objectif d'entraver les produits, les individus et les organisations criminelles.

L'Ofast est également un acteur de la doctrine du renseignement criminel élaborée en 2021, nos activités dans ce cadre étant couvertes par le secret de la défense nationale. D'une manière générale, il s'agit de multiplier les capteurs au plus près des territoires par le biais des Cross et jusqu'au niveau international avec des dispositifs uniques tels que les unités permanentes de renseignement en Espagne et dans les Caraïbes, qui nous permettent de projeter des effectifs dans ces zones. De surcroît, une équipe dédiée est présente en Colombie : pilotée par notre attaché de sécurité intérieure en poste sur place, elle permet de faciliter les liens et de conduire des enquêtes avec les autorités colombiennes.

J'ai évoqué la notion d'approche globale, qui impose de ne pas limiter l'action des services à la seule interception des flux. Si celle-ci permet de sortir du marché des quantités non négligeables de produits, cette interception ne permet pas de démanteler en profondeur les organisations criminelles. Afin d'y parvenir, nous devons définir une stratégie autour des cibles d'intérêt prioritaire, en les identifiant, puis en les entravant. En France comme à l'étranger, une série de réussites significatives est à signaler depuis la création de l'Ofast, avec l'interception de vingt-deux cibles d'intérêt prioritaire.

Un autre volet de l'approche globale consiste à analyser les violences criminelles en lien avec les trafics de stupéfiants, qu'il s'agisse des enlèvements, des séquestrations, des homicides ou des tentatives d'homicide. Enfin, l'approche globale vise à lutter contre les flux financiers liés aux trafics de stupéfiants, en ciblant le blanchiment, la corruption et les avoirs criminels.

Cette approche globale nécessite aussi de prendre en compte la dimension internationale des trafics, tant sur le plan opérationnel que sur le plan stratégique, en définissant des priorités. La coopération, à la fois bilatérale et multilatérale, se traduit notamment par des liens très forts avec Europol, avec la participation au cycle politique et à l'ensemble des task forces opérationnelles de l'agence européenne.

Quel bilan peut-on tirer du déploiement de cette politique publique depuis quatre ans ? Le plan national de lutte contre les stupéfiants comportait six axes et 55 mesures, dont un grand nombre a déjà été mis en oeuvre. Le plan a permis la mise en place des structures, dont l'Ofast et son réseau territorial, avec les Cross. Des outils ont également été créés, dont Cartofast, cartographie des points de deal ; le fichier des objectifs, qui appuie la déconfliction avec nos services partenaires, dont la douane et la gendarmerie ; le portail de signalement, qui permet à tout particulier de signaler, y compris de manière anonyme, un trafic. J'y ajoute la définition d'une doctrine, qui permet à chaque acteur de connaître son positionnement, ainsi que l'élaboration d'une feuille de route internationale mise à jour annuellement.

Le deuxième enjeu de cette politique publique consiste à mobiliser davantage d'acteurs sur le plan interministériel, à tous les niveaux : au plus près des territoires pour prendre en compte la réalité des trafics qui pourrissent la vie des habitants ; jusqu'à l'international, avec la coopération dans les zones de production, le renseignement maritime - élément central en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants - et l'action européenne conduite dans les ports.

Afin de maintenir une dynamique, la refonte de ce plan s'est avérée indispensable. Le plan remanié, en cours de validation, reste guidé par les mêmes impératifs, à commencer par la forte dimension interministérielle. Il s'appuie également sur l'état de la menace, document élaboré par l'Ofast : après une première version en 2021, la version 2023 est sur le point de paraître.

Résolument interministériel, le futur plan fédère l'ensemble des administrations et des forces compétentes en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants. Il regroupe de nouveaux acteurs, dont des services de renseignement, le secrétariat général de la mer et la mission nationale de contrôle des précurseurs chimiques. Dans la mesure où nous nous intéressons aux produits de synthèse, il est en effet extrêmement important de connaître leur composition.

Cette feuille de route rénovée met l'accent sur l'accent sur la criminalité connexe aux trafics de stupéfiants, à savoir les violences criminelles, la corruption et le volet financier des trafics, avec une dimension internationale très poussée.

J'insiste sur la nécessité de voir cette politique publique s'inscrire dans un cadre bien plus large, en intégrant les dimensions de la santé publique et de la prévention, une tâche qui revient à la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) : le ministère de l'intérieur et des outre-mer ne peut pas être le seul acteur en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants.

J'en arrive aux perspectives de la lutte contre les stupéfiants. Nous devons rester à la fois lucides et humbles à l'égard de la menace à laquelle nous faisons face car les nombreux défis qui restent à relever s'inscrivent dans un cadre plus global, celui du combat contre la criminalité organisée, dont la DNPJ est l'acteur majeur.

La première catégorie est celle des défis numériques, avec des réseaux sociaux qui font à la fois office de vitrine pour le trafic de drogue et de vecteur de communication pour les organisations criminelles, en leur permettant notamment de recruter de la main-d'oeuvre. Certes, nous avons développé les investigations sur les réseaux sociaux, mais j'estime qu'il faut aller au-delà.

La deuxième catégorie recouvre les défis technologiques. Pour reprendre l'exemple des cryptomonnaies et des cryptoactifs évoqués par le directeur général de la police nationale, le blanchiment opéré par le biais de ces outils doit être au coeur de nos préoccupations. Nous devons faire évoluer nos méthodes de travail à ce sujet, en précisant que ces avoirs donnent déjà lieu à des saisies.

Autre volet, celui des messageries chiffrées : nous avons tous en tête EncroChat et Sky ECC, deux messageries utilisées quasi exclusivement par les groupes criminels et qui ont donné lieu à un important travail de la part de la France. Notre rôle consiste à être toujours en avance par rapport aux outils utilisés par les trafiquants. Un autre objectif a trait à la lutte contre les contre-mesures déployées par les organisations criminelles : une cargaison de cocaïne peut aujourd'hui être piégée et être munie de balises leur permettant de localiser leurs produits, y compris lorsqu'ils sont placés dans un conteneur qui traverse l'Atlantique.

J'ajoute à cette liste des défis celui qui a trait à la captation, à la conservation, au traitement et à l'analyse des données. Il s'agit d'un enjeu majeur, notamment si l'on considère le volume de données qui transitent par les messageries cryptées et que les services doivent traiter.

Par ailleurs, nous devons relever le défi de la communication, en nous attachant en priorité à déconstruire l'image positive des trafics de stupéfiants, qui renvoie notamment à celle de l'argent facile. Il nous faudra ainsi démontrer que l'entrée dans ces trafics n'est pas quelque chose de positif, qu'il ne s'agit pas d'une solution de vie et que l'ascension sociale ne peut pas s'effectuer par le crime.

Le dernier défi est de nature juridique : nous avons besoin d'outils supplémentaires pour accomplir nos missions et j'attire votre attention sur le fait que l'Ofast, qui appartient au second cercle du renseignement de la DNPJ, ne dispose pas d'un fichier à la mesure de son statut de service de renseignement.

Il faudrait tirer toutes les conséquences du développement de cette mission de renseignement de l'Ofast, désormais assumée par un pôle spécialisé apte à échanger avec des services du premier et du second cercle, en mettant à sa disposition des outils adaptés. Il ne s'agit pas de solliciter des bases d'analyses sérielles ou de logiciels de rapprochement judiciaire, pour lesquels des cadres juridiques sont prévus, mais bien d'outils de croisement des données.

Je formulerai enfin une série de propositions.

Premièrement, nous devons, en matière de criminalité organisée, raisonner au-delà du dossier judiciaire et porter une vision plus globale afin d'anticiper les phénomènes, à l'instar du travail mené dans le domaine du terrorisme. Je crois, en effet, que nous avons eu trop longtemps une vision presque exclusivement judiciaire de la criminalité organisée, alors que les menaces de mort visant des représentants des institutions, des journalistes et des avocats observées chez nos proches voisins européens doivent nous conduire à réfléchir autrement.

S'agissant de la corruption, deuxièmement, les organisations criminelles et nos cibles d'intérêt prioritaire disposent de capacités considérables, mais cette problématique est souvent traitée à part. Certes, des techniques spéciales d'enquête existent, mais le régime de la garde à vue de 96 heures n'est pas applicable, par exemple, à un docker ou à un membre du personnel d'un aéroport complice d'une sortie de produit. Dans ce cas de figure, la qualification de complicité de trafic est plus souvent retenue que celle de corruption, alors que nous aurions intérêt à l'identifier comme telle.

Toujours dans le domaine de la corruption, des pistes de travail infra-législatives s'offrent à nous, par exemple autour de la formation pour lutter contre le recrutement criminel. Le travail accompli par les Pays-Bas concernant les personnels des ports pourrait ainsi être une source d'inspiration pour adopter de bonnes pratiques, tant dans le secteur privé qu'à destination de nos administrations, au sein desquelles la plus grande vigilance doit être de mise.

Ma troisième proposition est relative aux informateurs, avec lesquels nous devons travailler. Actuellement, le statut de ces derniers, comme celui de leurs traitants, n'est pas encadré, d'où de véritables risques juridiques pour les seconds. Nous devrions réfléchir au statut que nous souhaitons accorder à l'informateur et au traitant afin de sécuriser juridiquement l'intervention des policiers traitants.

Enfin, il me semble nécessaire de protéger du contradictoire l'utilisation de certaines techniques spéciales d'enquête. Le faible recours à l'infiltration en matière de trafics de stupéfiants s'explique avant tout par le fait que la retranscription en procédure de toutes les actions mises en oeuvre - ensuite versée au contradictoire - donne des clés aux organisations criminelles, qui non seulement rechercheront des vices de procédure, mais comprendront aussi les méthodes utilisées. Outre l'exigence d'adaptation permanente qui en résulte, ce mode de fonctionnement fait surtout peser le risque, majeur, de la mise en danger de la vie de la personne infiltrée.

En conclusion, nous devons encore une fois être lucides, tant la lutte contre les trafics constitue un chantier d'ampleur dont le maître mot doit être la coordination des nombreux acteurs qui interviennent. Nous devons ainsi actionner l'ensemble des leviers, dans le périmètre du ministère de l'intérieur et au-delà, car d'autres acteurs ont aussi un rôle à jouer.

Nous devons être également humbles, car nous faisons face à des organisations criminelles extrêmement puissantes financièrement, qui s'implantent de manière opportuniste à l'étranger, là où la coopération n'est pas encore optimale. Nous devons continuer à nous adapter et à faire progresser nos méthodes : du chemin a été parcouru en l'espace de quatre années, mais nous devons encore aller plus loin.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle est l'articulation du travail de renseignement avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la DGSI ? Le sujet de la corruption revient souvent dans vos propos, comme tous nos interlocuteurs. Existe-t-il chez les agents publics une corruption subie ou est-ce lié à un gain, à un recrutement ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Je ne peux pas détailler lors d'une audition publique l'articulation de l'Ofast avec les services de renseignement. Mais l'apport des services de renseignement dans la lutte contre les trafics est très important et doit être beaucoup plus développé encore.

La corruption peut prendre des formes variées : elle peut être subie, avec des menaces envers un agent public, notamment si des membres de sa famille ont été identifiés par l'organisation criminelle, avec les réseaux sociaux. Elle peut également reposer sur la promesse d'un gain. Les organisations criminelles ont de nombreux leviers. Vous avez évoqué la question de l'anonymisation dans les procédures. On peut en effet anonymiser l'identité des policiers ou des gendarmes : j'incite les agents de l'Ofast à y recourir et cela se fait de plus en plus.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de cette présentation générale. Vous avez mentionné l'efficacité de l'entrisme par d'anciens collaborateurs de justice ou des repentis. La loi de 2004 sur l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité avait été très contestée lors de la création de ce dispositif, ainsi que celle de 2013 qui a apporté des améliorations. Nous appliquons en France le principe du contradictoire, qui autorise les deux parties à consulter un dossier lorsqu'il est confié à un juge. Avec un bon logiciel, les réseaux criminels peuvent assez facilement accéder aux dossiers et identifier ces personnes. Comment fait-on en Europe ? Peut-on mieux protéger les repentis et les personnes infiltrées ? N'est-ce pas désespérant à l'égard des principes généraux du droit français, protégés par le Conseil constitutionnel ? Quelles sont les solutions ?

M. Franck Dhersin. - Sur ce point, le système italien n'est-il pas le meilleur pour les repentis et devrait-on s'en inspirer ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Pour les sources et les informateurs, il s'agit d'un autre dispositif, et il faut également distinguer les procédures appliquées aux repentis de celles qui concernent les infiltrations. Effectivement, verser au contradictoire un certain nombre d'éléments du dossier pose des difficultés. Ce principe ne doit pas être remis en cause, c'est un impératif. À l'époque de la loi relative à la géolocalisation, on avait beaucoup travaillé sur l'exemple belge, qui permet d'écarter certaines dispositions du contradictoire en matière de géolocalisation. La loi française l'a permis, malgré une réserve du Conseil constitutionnel. En termes juridiques, il reste des voies à explorer au regard de l'évolution des menaces et de l'équilibre des principes constitutionnels.

M. Christian de Rocquigny, adjoint à la cheffe de l'Office antistupéfiants. - Le sujet ne porte pas tant sur l'identité de l'agent infiltré qui pourrait être révélée, mais plus largement sur les méthodes employées par la police judiciaire pour insérer un agent dans une organisation criminelle. On a évidemment besoin du contradictoire. Il s'agit non pas que la police garde des informations secrètes, mais de disposer d'un dossier à part, communiqué à l'autorité judiciaire, qui pourrait vérifier que les preuves n'ont pas été acquises de manière déloyale. Cette procédure existe effectivement dans d'autres pays. Les éléments sont communiqués à la justice, mais pas à la défense pour éviter que les organisations criminelles puissent y accéder. Devrait-on se désarmer en communiquant aux organisations criminelles nos techniques ? Tel est le sujet.

M. Thierry Meignen. - J'entends dire que, depuis Maduro, le Venezuela serait devenu le nouveau royaume des mollahs iraniens, avec de nouvelles routes d'approvisionnement de la drogue. Le confirmez-vous ?

Le renseignement est le plus vieux métier du monde, et nous avons bien compris la nécessité d'avoir des informations préalables pour l'efficacité de vos missions. On peut les obtenir au travers de la manipulation consciente ou inconsciente des prisonniers ou de l'infiltration des réseaux de trafiquants, au moyen d'identités fictives. Pour protéger les agents et leur famille, il faut bien séparer leur vie réelle de la vie qu'ils vont avoir le temps de la mission. Dans certains pays, il me semble qu'on gère mieux ces situations qu'en France où l'administration classique ne comprend pas toujours l'enjeu.

Aux États-Unis par exemple, un agent de la Central Intelligence Agency (CIA) ou de la National Security Agency (NSA) peut être affecté pendant quelques années dans une entreprise américaine à l'étranger pour faire du renseignement et réintégrer sa fonction au sein de l'administration à l'issue de sa mission. Par ailleurs, en France, lorsqu'un accident grave se produit, conduisant au rapatriement, à l'hospitalisation ou au décès d'un agent, cela se produit sous son identité fictive et non son identité réelle. Avez-vous des pistes pour améliorer la protection des agents dans leur mission ? Notre commission pourrait y travailler.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Merci pour votre présentation. J'évoquerai le rapport d'information sénatorial intitulé Mettre fin au trafic de cocaïne en Guyane : l'urgence d'une réponse plus ambitieuse issu d'une mission d'information menée par Olivier Cigolotti et dont Antoine Karam, qui est Guyanais, était le rapporteur. Nos collègues déploraient alors que l'Ofast, en Guyane, était trop centré sur le traitement quantitatif des passeurs. Pouvez-vous nous dire si, aujourd'hui, le démantèlement des réseaux figure encore parmi vos priorités ?

M. Olivier Cadic. - Les esprits sont marqués par le problème des « mules » et la réponse pénale qui lui est apportée, que le directeur envisage de durcir. Au Brésil, une « mule » condamnée exécutera cinq ans de prison, quand elle sera simplement renvoyée vers son pays d'origine dans d'autres États. En France, quelles sont les peines exécutées par les « mules » arrêtées à Roissy ?

Tous les parents partagent une préoccupation dont on parle pourtant peu, la peur que leurs enfants se droguent. L'école doit être sanctuarisée : comment protéger les enfants, qui sont une cible facile, visés de plus en plus jeunes ? Singapour a réussi à mettre un terme à la consommation d'opium. Savez-vous de quelle façon ils ont réussi ?

Enfin, lors d'un décès, ce sont bien les empreintes qui garantissent l'identité d'une personne. Au Brésil, la réalisation des documents d'identité se fait à dix-huit ans via les empreintes de deux doigts : faudrait-il s'en inspirer pour remplacer les papiers d'identité par une identité numérique, notamment pour lutter contre les trafiquants ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - S'agissant des liens entre le Venezuela et l'Iran, ce phénomène n'a pas été détecté pour l'instant mais c'est un point d'attention sur lequel les équipes d'analystes devront travailler. Nos liens actuels avec le Venezuela concernent surtout l'importation de cocaïne avec des trafiquants français qui y sont implantés.

L'Ofast n'est pas appelé à conduire des missions d'infiltration. Elles sont réalisées sous l'autorité d'un magistrat dans le cadre d'un dispositif juridique complet. Nous recevons l'appui très important du service interministériel d'assistance technique (Siat). La France est évidemment en lien avec son homologue aux États-Unis, la Drug Enforcement Administration (DEA), notamment pour s'inspirer de bonnes pratiques. Toutefois, les régimes juridiques sont très différents et on ne peut pas transposer parfaitement en France ce qui est fait aux États-Unis.

Pour la Guyane, des renforts ont été envoyés à l'antenne Ofast de Guyane fin 2022 et courant 2023, d'autres arriveront d'ici à la fin de l'année. Quand des officiers de police judiciaire (OPJ) à compétence nationale sont mobilisés, ils ne se limitent pas au problème des mules. Ils conduisent également des enquêtes sous l'autorité de la Jirs de Fort-de-France ou de la Junalco. Traiter le phénomène des mules par l'interception de passeurs, c'est parfaitement insuffisant pour démanteler un réseau. Seul le travail judiciaire en profondeur permettra d'attaquer les organisations criminelles.

Des renforts ont aussi été envoyés en Martinique. Nous sommes extrêmement attentifs à ce phénomène en Île-de-France, puisque nous disposons sur les emprises aéroportuaires de Roissy et d'Orly d'équipes de l'Ofast - un peu plus d'une trentaine de personnes au total - pour traiter le flux de ces passeurs et les organisations criminelles. À ses côtés, l'Ofast peut compter sur les services de la préfecture de police et de la douane, qui met en oeuvre aujourd'hui une procédure simplifiée en fonction de la quantité transportée, sous l'autorité du procureur de la République.

Sur la réponse pénale, je laisse Christian de Rocquigny vous répondre.

M. Christian de Rocquigny. - La voie procédurale, tant à Cayenne qu'à Bobigny, est celle de la comparution immédiate, c'est-à-dire une réponse relativement rapide. Néanmoins, si l'enquête apporte des éléments pour aller vers le démantèlement d'une organisation criminelle, la peine se compte plutôt en années de prison suivant la quantité. Mais, bien entendu, les peines sont personnalisées par les juges du siège du tribunal correctionnel.

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Concernant la sanctuarisation de l'école, de nombreuses actions de prévention et de sensibilisation à l'usage des drogues sont menées par les policiers et les gendarmes. Nous avons noué un partenariat l'an dernier avec l'éducation nationale dans le cadre du fonctionnement des Cross, qui sont des instances de partage de renseignement. Nous souhaitons aussi nous rapprocher de l'éducation nationale pour intervenir lorsqu'elle nous signale des situations complexes autour de l'école, comme des points de vente ou des trafics. Ce sont des initiatives encore émergentes à développer. Je ne connais pas le modèle de Singapour, il sera intéressant de l'examiner pour en tirer des enseignements.

M. Jérôme Durain, président. - Roger Karoutchi a évoqué précédemment la question de la légalisation du cannabis. C'est un débat de société. La lutte contre les stupéfiants doit-elle être menée de manière uniforme ou différenciée selon les drogues ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - La France s'est engagée sur un maintien de la pénalisation de l'usage du cannabis avec l'amende forfaitaire délictuelle. En 2022, 143 000 amendes ont été prononcées. Les exemples étrangers montrent que la légalisation n'assèche pas le marché, mais fait naître un marché parallèle au marché légal. De surcroît, les consommateurs s'orientent vers des produits de plus en plus toxiques et des drogues de synthèse, qui ne seraient pas disponibles sur un marché légal. En conséquence, le risque d'avoir un marché clandestin se poursuivrait de toute façon. La légalisation ne semble pas être la solution à l'éradication de ces trafics.

Mme Karine Daniel. - Un autre sujet fait l'objet de beaucoup de crispations de la part de nos concitoyens, à savoir les points de deal. Vous avez indiqué qu'on les recense mieux, mais comment gère-t-on les effets localement, par exemple les tirs armés comme à Dijon ce week-end ? On laisserait les trafics se dérouler sur les points de deal, en menant des investigations en parallèle. Mais cette réponse n'est pas satisfaisante pour les citoyens des quartiers concernés, souvent les quartiers les plus difficiles.

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Entre fin 2020 et début 2021, on a procédé à un recensement de l'ensemble des points de deal présents sur le territoire national. Des actions de plusieurs niveaux sont ensuite conduites. Certes, des opérations de voie publique permettent des interventions policières de terrain, mais n'éradiquent pas le point de deal, qui risque d'être réimplanté au départ des patrouilles de police. De plus, des enquêtes judiciaires qui, certes prennent plus de temps, permettent d'attaquer plus en profondeur le point de deal en lui-même.

On recense chaque mois toutes les opérations conduites sur chacun des points de deal de manière à avoir une persistance de l'action sur le terrain. Cartofast, l'outil mis en place en juin 2022, permet à la fois de suivre l'activité des services, donc les opérations, et l'effet réel sur les points de deal. Depuis la mise en place de cette cartographie, on voit ainsi qu'un certain nombre d'entre eux ont disparu. Certains sont en sommeil, d'autres ont réellement disparu, mais c'est bien la persistance de l'action dans le temps, conjuguée aux enquêtes judiciaires, qui permettra à terme le démantèlement des structures gérant ces points de deal.

M. Jérôme Durain, président. - Vous nous présentez aujourd'hui un dispositif qui paraît efficace, alors que votre audition devant la commission des lois il y a quelques mois, dans un autre cadre, était plus alarmiste. Vous n'exprimez pas de demande de moyens supplémentaires et vous ne semblez pas attendre de nouveaux dispositifs législatifs. Or les territoires sont inquiets. Qu'en est-il ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - L'état de la menace parle de lui-même, les enjeux sont très importants. Effectivement, je ne formule pas de demande d'effectifs parce que ce n'est pas le lieu d'en parler - nous échangeons sur ce sujet avec le directeur général.

Quand je suis arrivée à l'Ofast en préfiguration en septembre 2019, l'effectif s'élevait à 80 personnes chargées de la lutte contre les stupéfiants au niveau central, contre 220 aujourd'hui avec une diversification des profils. En termes de structuration du dispositif, l'engagement est réel, tant du ministère de l'intérieur que de ses partenaires, ce qui ne signifie pas qu'il soit suffisant. Au-delà d'un apport en ressources humaines, lutter contre les trafics de stupéfiants passe aussi par une méthode solide, une stratégie, pour obtenir des résultats. De nombreux services sont impliqués dans la lutte contre les trafics de stupéfiants au sein de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Tous doivent agir à leur niveau, mais aussi de manière coordonnée, en suivant une doctrine, un plan et des mesures phares, orientées sur les grandes priorités.

Bien évidemment, on a toujours besoin de moyens, mais le dispositif actuel montre que les engagements pris ont été tenus. Aujourd'hui, on l'adapte dans les territoires : en mai 2021, on a créé un détachement Ofast au Havre, qui se révèle insuffisant. Huit ETP étaient chargés de lutter contre les trafics de stupéfiants au Havre. L'Ofast central projette de manière quasiment hebdomadaire des effectifs sur l'antenne du Havre. Néanmoins, ce dispositif était limité au volet judiciaire opérationnel, il n'incluait ni l'enseignement ni l'analyse. À compter de la fin de l'année 2023, de nombreux effectifs supplémentaires y seront dédiés pour permettre un traitement immédiat du phénomène.

Je n'ai mentionné que quatre demandes d'ordre législatif pour éviter un catalogue à la Prévert ; néanmoins, beaucoup de choses doivent évoluer. Je vous ai parlé de la corruption, mais pas des avoirs criminels. Aujourd'hui, les saisies d'avoirs criminels dans le champ de la lutte contre les stupéfiants représentent 13 % du total des avoirs criminels saisis, alors qu'il s'agit du premier marché criminel au monde. Il y a donc des marges de progression. Tout n'est pas de niveau législatif. Il y a également des enjeux de formation avec nos personnels, non seulement au niveau de la police et de la gendarmerie, mais aussi au niveau de la magistrature. L'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), créée il y a quelques années, est une structure essentielle pour progresser en matière de saisie et de confiscation. Une fois que la saisie est réalisée, encore faut-il pouvoir franchir le stade de la confiscation en phase de jugement. Enfin, il faut décliner ces actions au niveau politique avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères en matière de coopération internationale. Les chantiers sont extrêmement vastes, et notre ambition est toujours très forte.

M. Jérôme Durain, président. - Vous m'avez rassuré. Nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du général de corps d'armée Tony Mouchet,
adjoint au major général de la gendarmerie nationale

LUNDI 27 NOVEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Notre commission d'enquête, créée à la demande du groupe Les Républicains, entame ses travaux opérationnels aujourd'hui, après avoir été lancés formellement le 8 novembre dernier, et ils doivent s'achever le 8 mai 2024.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Tony Mouchet, le général de brigade Dominique Lambert, sous-directeur de la police judiciaire, et le colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire, prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes très contents de vous accueillir, mais déplorons l'absence du général Rodriguez. Nous avons hésité à différer cette audition mais avons considéré qu'il serait utile d'échanger dès maintenant avec vous. Nous comptons sur sa présence prochainement.

Général Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie nationale - Le général Rodriguez vous prie de bien vouloir excuser son absence et a effectivement pensé qu'il était intéressant pour vous, au début de vos travaux, d'avoir un premier échange plutôt que de reporter l'audition, ce qui vous permet d'entendre tous les services et les acteurs concernés par le sujet.

M. Jérôme Durain, président. - Tel n'est pas l'usage devant les commissions d'enquête parlementaires, mais cette audition nous permet d'avancer, en attendant que le général Rodriguez se présente devant nous.

Général Tony Mouchet - Je réitère les excuses du directeur général de la gendarmerie nationale, qui a eu des contraintes de dernière minute. Je participe à cette audition accompagné du sous-directeur de la police judiciaire et du colonel Lagoutte, notre officier chargé du suivi des auditions.

Nous avons tenu à venir devant vous parce que, pour la gendarmerie nationale comme pour toutes les forces du ministère de l'intérieur, la question des trafics de stupéfiants est très importante et prégnante. Cette activité se développe dans les zones relevant de la gendarmerie, tout comme dans les zones les plus urbaines. D'une manière générale, le trafic de stupéfiants est la mère de la plupart des formes de délinquance, car il en génère d'autres. C'est pourquoi il est un sujet majeur pour nous. Le ministre de l'intérieur avait d'ailleurs qualifié le trafic de drogue de « mère des batailles ». Il s'agit donc pour nous indirectement de lutter contre l'insécurité de manière générale.

La gendarmerie nationale est naturellement concernée, dans nos territoires, par le sujet des trafics de stupéfiants. Nous avons souvent tendance, en raison de l'actualité, et récemment encore à Dijon, de penser que ces problèmes se concentrent essentiellement dans les zones urbaines, mais nous constatons que le sujet de la consommation et des trafics de stupéfiants est aussi très prégnant dans les zones périurbaines et rurales. Bien entendu, nous sommes mobilisés face à ces difficultés.

On constate dans nos territoires deux grandes tendances générales. La première est l'augmentation des saisies, qui sous-tend une plus grande présence des stupéfiants. Sans vous abreuver de chiffres - nous pourrons y revenir au moment des questions -, en 2022, les saisies de cannabis ont quasiment doublé, celles de cocaïne ont doublé, et les saisies d'avoirs criminels ont fortement augmenté. Au-delà de résultats tangibles et matériels, ces chiffres démontrent une présence forte des stupéfiants et des trafics, y compris dans les zones de compétence de la gendarmerie.

La deuxième tendance est celle de trafics dont les modalités d'organisation se diversifient. On a souvent à l'esprit les grandes structures qui donnent lieu à de très grandes saisies. Néanmoins, deux facteurs un peu plus nouveaux, apparus au cours des cinq dernières années, ont été identifiés en zone gendarmerie. Le premier est la tendance à la cannabiculture, qui se développe pour l'autoconsommation et qui génère aussi des petites ventes localement. Le second est l'ubérisation de la vente des stupéfiants. Aujourd'hui, grâce aux messageries cryptées, tout le monde peut être un petit dealer local et toucher de nombreux consommateurs potentiels dans une zone.

Notre action porte naturellement sur tout le spectre. Nous pourrons revenir sur un sujet important qui n'est pas au coeur de la question des trafics, celui de la prévention. Nous conduisons des actions de prévention en amont, notamment auprès des écoles, avec des formateurs relais qui interviennent pour sensibiliser les publics les plus jeunes, de plus en plus jeunes d'ailleurs, des classes de fin de l'école primaire et du début du collège sur les risques liés aux stupéfiants, à sa consommation - devant les salariés dans les entreprises, nous évoquons aussi les risques liés à la consommation au volant.

Au-delà de ce volet relatif à la prévention, notre action est globale, c'est-à-dire qu'elle porte à la fois, de manière très classique, sur les consommateurs et sur les trafiquants. La lutte contre les consommateurs est le premier levier de l'action. Pour la mener à bien, nous nous appuyons sur nos territoires, sur la présence de nos agents sur la voie publique. Le but est de dissuader les consommateurs tout autant que les dealers de quartier. La présence renforcée sur la voie publique est, pour nous, un levier important d'action. Au-delà, notre mobilisation permet également de renforcer le sentiment de sécurité ; notre présence se veut à la fois dissuasive et rassurante. Cette question n'est pas au coeur de votre commission d'enquête, mais j'estime qu'il n'y a pas d'action qui ne se tienne dans cette continuité : aller du consommateur, du petit trafic de rue, jusqu'au démantèlement des grands trafics de stupéfiants.

La lutte contre ces grands trafics mobilise bien entendu nos unités spécialisées, les sections et brigades de recherche. Elle vient en complément des actions quotidiennes. L'objectif pour la gendarmerie est évidemment de s'investir sur des enquêtes de plus long terme, pour aller directement frapper les trafics là où ils sont et essayer de déstructurer, de démanteler, de saisir un maximum de produits et d'avoirs criminels.

Nous pourrons revenir sur les enquêtes, mais l'objectif est aujourd'hui à la fois de continuer à nous renforcer sur le volet des « enquêtes classiques » que nous conduisons sous l'autorité des magistrats, pour démanteler les réseaux, et de dépasser le sujet de l'identification des trafics et de la saisie de produits pour agir sur ce qui structure ces réseaux. Par « structuration des réseaux », nous entendons leur logistique, mais aussi les moyens mis en place par ces réseaux pour pouvoir travailler, notamment les outils cyber et de téléphonie cryptée. Avec un peu de recul et d'expérience, on sait que, malgré des résultats que les chiffres démontrent, une tête de réseau peut continuer à travailler durant son incarcération, mais surtout, qu'elle peut être remplacée. En infiltrant un système de messagerie comme EncroChat, on touche plusieurs réseaux, mais surtout on déstructure totalement un moyen de travailler pour les trafiquants. Nous essayons de travailler sur ces méthodes pour gagner en efficacité.

C'est également la raison pour laquelle nous travaillons sur la logistique. En effet, l'importation de produits stupéfiants et leur distribution répondent à des raisonnements classiques de logistique : stockage, transport, sécurisation des flux... Casser les outils logistiques et de communication est aussi une manière de déstabiliser ces trafics et donc de lutter plus durablement contre eux.

Enfin, pour conclure sur ces modes d'action spécifiques de l'institution que je sers, nous travaillons essentiellement, comme pour tout autre sujet de délinquance ou d'ordre public, à partir des territoires, autour des territoires et des chefs territoriaux. Le but est d'agréger un maximum de moyens pour lutter contre certains phénomènes que nous identifions. Nous pourrons y revenir, mais tel est l'objectif des opérations Tempête que nous menons actuellement. L'idée est vraiment, sous l'autorité des autorités administratives et judiciaires, d'être en capacité de créer des cibles d'enquête, d'apporter des moyens en termes de policiers judiciaires nationaux sur les territoires, au profit des enquêteurs locaux. Nous pouvons ainsi avoir une action forte face aux problèmes qui émergent.

Ce mode d'action nous est propre, et nous y sommes très attachés. Nous agissons sous l'autorité d'un chef à qui l'on confie des moyens et une mission, et auquel s'agrègent différentes compétences, différentes capacités. C'est ainsi que nous essayons de travailler dans nos territoires.

Au-delà de notre statut et de notre structure, notre organisation doit répondre aux besoins de 95 % du territoire national. Nous devons gérer les problèmes dans un espace qui est vaste. Nous sommes évidemment mobilisés et il y a énormément de leviers sur lesquels nous pouvons agir. Les éléments les plus importants, à nos yeux, sont la présence sur la voie publique, l'action concrète face aux trafics sur le terrain, la capacité à renforcer nos effectifs et à travailler sur le fond des structures et des trafics de délinquants. Je pourrai vous donner plus de détails ou de chiffres si vous le souhaitez.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je perçois un certain décalage entre votre présentation et l'ampleur du développement du narcotrafic dans notre pays. Celui-ci s'invite dans l'actualité avec des violences répétées, le recours aux armes... Tout cela prend des proportions particulièrement inquiétantes.

La gendarmerie a compétence sur 95 % du territoire. Ce qui frappe dans l'évolution de ces narcotrafics, c'est que si les zones rurales sont frappées par le deal courant, on constate que dans certaines régions purement rurales, parfois très écartées des centres urbains, des fermes de campagne s'avèrent être des hubs, qui traitent de grandes quantités de stupéfiants. On a ensuite découvert que lesdits hubs étaient les centres névralgiques de réseaux très importants. Comment la gendarmerie envisage-t-elle aujourd'hui de lutter contre ces phénomènes de diffusion non seulement des petits trafics, mais aussi de lieux où s'organisent le stockage, la vente, parfois même la transformation de produits stupéfiants ?

Je souhaite également vous entendre sur la question de la corruption. Les masses financières en jeu sont considérables, les moyens de corruption d'un certain nombre d'agents publics sont aujourd'hui établis. La gendarmerie porte-t-elle une attention particulière sur ce sujet ? Des sommes colossales sont versées à des agents publics pour se taire, pour orienter, pour cacher. La hiérarchie de la gendarmerie est-elle mobilisée sur cette problématique ?

Général Tony Mouchet - Dans mon propos liminaire, je ne cherchais pas à minimiser une partie du constat, mais je décrivais une vision assez générale. Nous avons en effet constaté une augmentation des faits. Pour l'instant, même si ces infractions existent, nous avons encore la chance de ne pas être confrontés à des faits d'une extrême gravité, comme dans certains pays - et nous veillons et travaillons à ce qu'il n'en soit pas ainsi.

Nous avons en effet connaissance de certains des hubs de stockage que vous évoquez. Souvent, il s'agit des « mules » de trafics implantés en zone urbaine qui viennent stocker une partie de la marchandise dans des zones un petit plus éloignées. Les personnes concernées sont souvent assez loin dans la chaîne des trafiquants. Ils pensent ainsi passer à travers les mailles des filets des enquêteurs et ne pas être identifiés. Nous pourrons porter à votre connaissance quelques affaires d'ampleur si vous le souhaitez.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est la coordination avec les autres services, notamment avec les douanes ?

Général Tony Mouchet - La coordination avec le service des douanes se passe très bien. L'échange de renseignements de manière générale se passe très bien au sein du ministère de l'intérieur et avec les douanes. Nous avons vraiment gagné en efficacité et l'intérêt général prévaut à chaque fois.

Nous traitons les dossiers liés au trafic de stupéfiants par le haut du spectre, grâce à l'action des sections de recherche. Aujourd'hui, les trafiquants commencent à connaître nos méthodes de travail. Nous travaillons donc à la fois sur les techniques spéciales d'enquête, mais aussi sur l'observation-surveillance classique, que nous avons développée, et sur le renseignement local. L'ancrage local est pour nous fondamental. C'est parce que nous connaissons nos territoires que nous pouvons détecter des mouvements, des flux, des comportements étranges. Souvent, nous identifions que des personnes s'installent, et ces constatations nous permettent de traiter des dossiers, d'initier de premières enquêtes ou d'échanger avec la police nationale, si l'affaire nous conduit à la zone urbaine la plus proche. Ces sujets sont identifiés. Aujourd'hui, nous utilisons toutes les techniques, y compris certains moyens très lourds comme les hélicoptères, les caméras thermiques. Celles-ci nous permettent de détecter une activité, une chaleur notamment, car la production de drogue requiert de générer de la chaleur. Il nous est donc possible de lever rapidement des doutes lorsque nous avons connaissance d'un renseignement. Il s'agit d'un travail de synergie entre le capteur de terrain, le traitement de l'information et l'action avec des moyens un peu plus spécialisés qui nous permettent de conforter le renseignement et de commencer une enquête préliminaire ou de voir si d'autres services travaillent déjà sur le sujet.

Monsieur le rapporteur, je suis entièrement d'accord avec vous : la corruption est un vrai sujet. Nous avons la chance de vivre en caserne, et vivons donc une forme d'autorégulation. Dans mes fonctions précédentes, j'ai reçu à deux reprises des signalements de trains de vie qui ne correspondaient pas aux revenus du gendarme ou à ceux de son conjoint. Au sein d'une caserne, tout le monde sait qui fait quoi. Ces signalements ont été traités, mais ils n'étaient pas liés aux stupéfiants. Nous n'avons pas encore détecté chez nous de cas ou de tentatives directes de corruption des militaires de la gendarmerie de la part de trafiquants de stupéfiants. Nous restons tout de même vigilants, car il nous arrive de lire dans la presse certains faits, et nous échangeons avec les douanes et la police. La tentation est forte, vu les sommes engagées, mais nous sommes pour le moment préservés par cet autocontrôle qui découle de notre mode de fonctionnement et de notre mode de vie, même si ce dernier ne nous protège pas de tout.

Le criblage que nous faisons en amont ainsi que les contrôles nous permettent aussi de limiter certains risques ; cela évite que nous soyons considérés comme des cibles potentielles par les personnes qui auraient identifié des faiblesses au sein de notre corps d'armée.

M. Olivier Cadic. - Les trafiquants, puisqu'ils vont et viennent dans le monde entier, se jouent des identités, ont souvent des identités fictives. Lors d'un décès, ce sont donc les empreintes qui garantissent l'identité de l'individu. Au Brésil, dès qu'un individu atteint l'âge de dix-huit ans, ses empreintes sont enregistrées automatiquement. Ne pensez-vous pas qu'il faille aujourd'hui faire évoluer notre approche et créer l'identité numérique pour lutter contre les trafiquants ?

Vous avez évoqué les têtes de réseaux qui poursuivent leur action durant leur incarcération. Les factions, au Brésil, sont des organisations criminelles qui se sont créées en prison. Elles ont la capacité de provoquer des émeutes dans les villes et sont en train de s'introduire en Guyane. Ces criminels sont incarcérés à Cayenne et suivent le modèle de la radicalisation en prison. Ces factions sont désormais très présentes dans les ports et les aéroports non plus uniquement de départ, mais aussi d'arrivée. Avez-vous repéré la présence de ces factions qui pourraient organiser des trafics en France ?

Général Tony Mouchet - En effet, nous avons repéré ce phénomène, en Guyane, qui est objectivement inquiétant. On l'a identifié y compris sur le territoire métropolitain, où il est encore très résiduel. En Guyane, en revanche, ce phénomène est très prégnant. L'importation au sein de l'Hexagone est aujourd'hui résiduelle, mais les cas identifiés sont traités par le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), avec lequel nous avons aussi une excellente coopération puisque, vous l'avez évoqué, nous travaillons déjà sur les phénomènes de radicalisation. La connaissance des réseaux et du monde pénitentiaire que nous nous avons dans le cadre du suivi des radicalisés et des risques de radicalisation nous permet de travailler de la même manière sur les réseaux délinquants très structurés.

Il m'est difficile de parler du sujet de l'identité numérique, car il n'est pas de notre ressort. Je constate simplement que je donne mes empreintes lorsque je dois faire refaire mon passeport personnel. Il est dommage que nous n'ayons pas accès à ces fichiers, mais des règles existent et nous nous y soumettons. La donnée « identité » existe et nous n'y avons pas accès. Cependant, nous avons tout de même accès aux fichiers judiciaires et administratifs, comme le fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) ou le fichier automatisé des empreintes digitales (Faed), qui nous permettent de faire de nombreuses vérifications. Sur d'autres sujets, des améliorations pourraient être apportées, mais, sur celui-ci, nous sommes plutôt bien armés.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je souhaite vous parler de Saint-Laurent-du-Maroni, commune frontalière du Surinam. Je me suis entretenue avec la maire de la ville ; elle me confiait être inquiète, car elle voit des jeunes au volant de grosses cylindrées. Comme il n'y a pas de juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) en Guyane - elle est en Martinique -, elle se demande quels sont les moyens dont dispose la gendarmerie. Elle a l'impression que ces situations se multiplient. Des jeunes, parfois sans permis, issus de familles défavorisées, conduisent des voitures que nous, adultes, n'aurions pas l'idée d'acheter ! Elle en déduit que c'est le résultat de trafics de stupéfiants. Quels moyens sont mis à la disposition des gendarmes à Saint-Laurent-du-Maroni ?

Général Tony Mouchet - Certains volets de notre travail dépassent l'action judiciaire, mais sont de nature administrative, fiscale, etc.

En Guyane, nous avons fortement renforcé nos moyens, et pas uniquement pour lutter contre l'orpaillage clandestin. Il y a plus d'un an, une task force police judiciaire (PJ) a été envoyée pour renforcer les effectifs, notamment la section de recherche sur place. Il est vrai qu'il y a une porosité des frontières. Il suffit de se rendre sur place pour le constater, de traverser le fleuve. La complexité du contrôle est telle qu'il n'y aura jamais d'étanchéité. Et je n'évoque même pas la question de la frontière en forêt ! Il est donc important d'agir sur les personnes. C'est pourquoi nous voulions implanter cette task force PJ.

Je l'ai évoqué dans mon propos liminaire : nous avons la volonté de donner d'autres moyens au chef territorial, et c'est ce que nous avons expérimenté outre-mer, en Guyane et à Mayotte. Et nous avons constaté que cela marche, car c'est le chef territorial qui identifie localement des comportements. Les unités, qui ont un format dédié, ne peuvent pas aller plus vite que la procédure ne le permet ; elles identifient leurs priorités et nous leur envoyons des enquêteurs. S'ils ont besoin d'officiers de police judiciaire (OPJ) pour acter plus vite les faits, ou de techniciens de haut niveau pour faire des recoupements ou du travail de téléphonie, nous mettons ces effectifs à disposition du chef local afin de mieux traiter ce qu'il a identifié. C'est ce que nous avons fait avec la task force en Guyane et ce que nous essayons de développer sur le territoire métropolitain avec notre unité nationale de police judiciaire : nous donnons au chef de la section de recherche locale, à l'enquêteur local, les moyens d'agir rapidement, c'est-à-dire, parfois, entre vingt et trente enquêteurs, dont des spécialistes en délinquance économique et financière, par exemple.

Je crois aussi que l'action n'est pas que judiciaire, mais elle implique aussi d'autres acteurs de l'État. Nous sommes tous mobilisés. Nous travaillons avec les autres administrations, y compris avec des structures, comme les comités opérationnels départementaux antifraude (Codaf), qui ne traitent pas du trafic de stupéfiants, par exemple. Cela permet de mieux se connaître pour agir ensuite en collaboration. Le haut du spectre du trafic est souvent évoqué, mais j'estime que c'est du deal de rue, du problème très local, que découle le sentiment d'insécurité. Les dossiers ayant le plus d'impact ne sont pas toujours pas les plus gros, mais ce sont les petits trafics locaux qui enquiquinent le plus la vie de nos concitoyens et génèrent des nuisances. Nous sommes donc très mobilisés et essayons de travailler avec les autres administrations.

M. Jérôme Durain, président. - Je souhaite vous poser une question qui me taraude depuis le début de notre après-midi, pour lever une dissonance cognitive.

Nous avons commencé les travaux de cette commission d'enquête, en ayant à l'esprit un sentiment d'urgence qui découle de l'actualité : 44 morts à Marseille, 315 homicides ou tentatives d'homicide sur le territoire national... Or, à l'issue de nos auditions d'aujourd'hui, nous avons le sentiment que nous sommes plus inquiets que vous. Êtes-vous inquiet ? En quoi pouvons-nous vous être utiles ? Pouvons-nous vous apporter des moyens supplémentaires ? De nouvelles dispositions législatives vous paraissent-elles nécessaires ?

Je ressens un certain trouble. Nous avons le sentiment que vous travaillez de concert avec les autres structures, que vous avez les outils nécessaires, et donc que tout va bien... Or le maire de Dijon que j'ai eu au téléphone ce matin était quelque peu marri par la mort d'un de ses habitants sur un point de deal. On sait par ailleurs que, dans un certain nombre de villes, le démantèlement des points de deal n'a qu'un effet éphémère. Êtes-vous vous-même inquiet sur ce sujet ? La cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast), lors d'une audition devant la commission des lois il y a quelques mois, nous disait à quel point la situation était alarmante, que la corruption de basse intensité était monnaie courante. Or votre intervention nous laisse un peu sur notre faim.

Général Tony Mouchet - Je ne nie pas les faits, mais je ne suis pas d'un naturel inquiet. Pour faire écho à vos propos, nous vivons cette réalité et nous y sommes confrontés. Malheureusement, elle ne se limite pas aux événements de Marseille et de Dijon, elle est ancrée. Cette violence, on le voit, s'accroît, et on la traite. Comme nous vivons cette violence, nous dressons des constats. Nous ne les nions pas, mais souhaitons montrer notre mobilisation et notre travail. Si l'on regarde la tendance des dix dernières années, la plupart des règlements de comptes sont liés à des problèmes de stupéfiants ; la situation n'est pas nouvelle. Il s'agit d'une tendance lourde qui touche la France, mais aussi, je pense, les pays voisins, sans parler de la situation de l'autre côté de l'Atlantique.

Oui, il y a des sujets sur lesquels nous pouvons nous améliorer, il y en a toujours, et c'est pourquoi nous sommes là collectivement. Je crois sincèrement que la présence sur la voie publique est déjà un premier axe. Elle ne permettra pas de lutter contre le haut du spectre, mais je pense que nos concitoyens attendent de nous que nous soyons plus présents, notamment dans les zones à problèmes.

Concernant les voies d'amélioration, on peut évoquer certains sujets, comme le croisement de fichiers. Il est peut-être nécessaire de revoir certaines dispositions. J'ai souvenir qu'il y a une dizaine d'années, lorsque je suis arrivé en administration centrale, j'avais travaillé sur le service de traitement des lecteurs automatiques de plaques d'immatriculation (Lapi). Aujourd'hui, nous n'arrivons toujours pas à croiser les informations et à avoir une base unique. Imaginez si demain, nous avions la capacité de suivre des véhicules, de comparer des plaques d'immatriculation avec tous les systèmes de Lapi du secteur privé, comme les ports ! J'ai été commandant de la gendarmerie de Corse il y a peu de temps. Il y avait des Lapi partout dans les ports, mais je n'y avais pas accès, et pour des raisons autres que législatives.

Je reste par ailleurs convaincu que le travail patrimonial, sur l'argent, est un vrai levier. On peut augmenter les sanctions. L'amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui est aujourd'hui de 200 euros, pourrait ainsi être augmentée. Mais sur ces réseaux structurés, la saisie des avoirs criminels est très compliquée. Vous en avez conscience, et les magistrats et la gendarmerie le vivent au quotidien. De plus, les procédures prennent beaucoup de temps.

Je ne suis pas un spécialiste de l'histoire du droit, mais la loi Warsmann s'était fortement inspirée du modèle italien. Il est beaucoup plus facile pour les carabiniers de procéder à des saisies. Aujourd'hui, les délinquants ont trouvé des voies et moyens de contournement en passant par des sociétés. Pour vous résumer la situation, je ne puis saisir que les biens qui vous appartiennent. Lorsque les biens appartiennent une société, immatriculée à l'étranger, seule la saisie conservatoire est possible ; mais c'est beaucoup plus compliqué.

À l'époque, la loi Warsmann avait offert de vrais premiers leviers. Dans la guerre que nous menons, nos adversaires s'adaptent à tout ce que nous mettons en place ; c'est l'image du bouclier et de l'épée. Nos adversaires ont trouvé des voies légales de contournement leur permettant notamment de placer leur argent à l'étranger - on pourrait parler de la saisie des avoirs criminels à l'étranger. On parle là du trafic de stupéfiants, mais la même logique vaut pour les délits routiers : on peut louer, en liquide, une voiture de luxe à une société étrangère et se faire intercepter à 200 kilomètres par heure sur l'autoroute, l'auteur de l'infraction perdra peut-être son permis de conduire, mais la voiture ne sera pas saisie. Or l'auteur de l'infraction se trouve avec le bien avec lequel l'infraction a été commise. Il y a donc là des possibilités d'amélioration.

J'ai évoqué les techniques spéciales d'enquête. Nous avons un panel complet et nous les mettons en oeuvre. Je nous trouve peut-être un peu trop transparents sur ce sujet. Lorsque j'étais en poste en Corse, chaque fois que nous ne parvenions pas à interpeller une personne liée au crime organisé, que celle-ci prenait la fuite et se rendait au bout d'une semaine ou de quinze jours, son avocat, qui avait eu accès au dossier, avait pu préparer sa défense. Il nous attaquait d'ailleurs très souvent sur les premières constatations. Le début de la garde à vue était déjà compliqué.

On trouve quasiment tout dans les dossiers. Pourquoi les délinquants s'adaptent-ils aussi bien aujourd'hui ? Ils se font arrêter une fois, et ensuite ils savent ce qui les a fait tomber. Peut-être devrions-nous anonymiser certaines techniques plus intrusives, les mettre sous une sorte de verrou judiciaire, ce qui n'empêche pas le contrôle du juge. Je ne demande pas à faire des choses qui ne soient pas actées, mais à un moment, trop de transparence nous désarme. Comme nous l'avons vu encore récemment avec EncroChat, les grands criminels sont extrêmement organisés et structurés et savent parfaitement évoluer. Certes, il s'agit ici peut-être de 1 % de la délinquance, voire moins, mais ce sont ces délinquants qui contrôlent une bonne partie des trafics et irriguent le territoire en stupéfiants.

Pour conclure, je reviens sur l'exemple italien. Quand nous saisissons un bien commercial illégalement acheté, nous essayons de le vendre, mais la procédure est compliquée. En Italie, quand on saisit une société, celle-ci continue de fonctionner et l'État assure la gestion temporaire ; cela veut dire que les bénéfices de la société reviennent à l'État et, pendant ce temps, le délinquant, le voyou, n'a plus rien. Taper au porte-monnaie peut être une solution. Le renforcement des capacités de saisie sera également un levier majeur.

M. Olivier Cadic. - Je souhaite revenir sur la lecture automatisée des plaques d'immatriculation. Au Brésil, grâce à un système, la police connaît automatiquement toutes les plaques d'immatriculation. L'intelligence artificielle fait apparaître des alertes sur les comportements potentiellement suspects et, en fonction de la gravité de l'alerte, les forces de police interviennent ; cela a vraiment fait progresser la lutte contre les trafics. Si nous pouvions, avec cette commission d'enquête, inciter au déploiement d'un semblable outil, on ferait de grands progrès pour arrêter les véhicules à comportement suspect.

Général Tony Mouchet. - Sans aller jusqu'à l'intelligence artificielle, car j'ai conscience que cela pose d'autres problèmes, il s'agirait simplement de connecter nos Lapi. Cela nous permettrait de savoir qu'un véhicule à trente kilomètres a été signalé et détecté. Ce serait déjà là un progrès, car c'est un vrai sujet.

Concernant le traitement des masses de données via l'intelligence artificielle, il est évident que le législateur devra bientôt étudier la question, car elle s'imposera à nous.

M. Jérôme Durain, président. - M. Karoutchi a évoqué précédemment la question de la légalisation du cannabis pour annihiler une partie des trafics. Qu'en pensez-vous ?

Selon M. Frédéric Veaux, la légalisation enverrait un mauvais signal. Mais n'avons-nous pas un peu affaibli notre message avec la mise en place de l'amende forfaitaire délictuelle qui, d'une certaine manière, n'apparaît plus comme une sanction pénale ?

Général Tony Mouchet. - Je ne suis pas d'accord avec cette vision. À mes yeux, et depuis le terrain, l'AFD a raffermi l'autorité de l'État. Avant cette amende, si un consommateur se faisait prendre au volant avec cinq grammes de résine de cannabis, on les jetait à la poubelle et il perdait 50 euros ; si vous vous faites prendre avec un téléphone portable au volant, vous avez une amende de 135 euros. Voilà la réalité que j'avais exposée, avec un peu d'insolence, à un député, lorsque j'étais chef territorial. Avant l'AFD, les petites saisies n'aboutissaient à rien. La mise en place de cette amende apporte une réponse pénale et montre une forme d'autorité de l'État, même si elle a ses limites. Nous ne faisons qu'appliquer les textes : l'usage de stupéfiants est réprimé par le code pénal, il peut entraîner un an d'emprisonnement et des amendes. Et le fait que l'on puisse bientôt, sous certaines conditions, procéder au paiement immédiat de l'AFD sur la voie publique, permettra de combiner à la fois la détection et la sanction immédiate. Cette mesure, loin d'affaiblir le système, le renforce. Rien n'était pire pour les gendarmes que de laisser partir les consommateurs sans autre sanction que la saisie.

Des États, dont des pays voisins, ont légalisé le cannabis, mais je n'ai pas l'impression qu'ils connaissent moins de problèmes de stupéfiants que nous. Certains commencent d'ailleurs à s'interroger sur leur politique de légalisation, sans même parler des aspects de santé publique.

Nous avons beaucoup parlé des sommes que génèrent les trafics de stupéfiants. Je ne suis pas convaincu que cet écosystème contre lequel nous luttons ne s'orienterait pas vers d'autres activités illicites si nous venions, demain, à légaliser le cannabis. Je n'imagine pas les trafiquants décider de travailler dans des commerces légaux.

De plus, quand nous regardons les expériences à l'étranger, mais aussi en France où une part du cannabis faiblement dosé
- le cannabidiol (CBD) - a été légalisée, nous nous rendons compte que la légalisation de tout ou partie de certains produits stupéfiants entraîne un report vers des produits plus durs. Nous constatons non seulement que nous n'arrêtons pas de saisir toujours plus de cannabis, mais que le cannabis que nous saisissons contient, par l'effet de croisements de variétés, un taux de tétrahydrocannabinol (THC) de plus en plus fort, de vingt à trente fois supérieur à celui du cannabis d'il y a vingt ou trente ans.

Je ne suis donc pas convaincu que la légalisation réponde aux problèmes engendrés par le trafic de stupéfiants et les narcotrafiquants.

Mme Karine Daniel. - En flux et en volumes, les territoires ruraux sont moins touchés que les territoires urbains. En revanche, en taux rapporté à la population, il semblerait que le problème augmente aussi considérablement dans les zones rurales, avec des conséquences sociales importantes. Travaillez-vous avec les services sociaux ? Entretenez-vous des coopérations qui vous permettent d'affiner les chiffres qui concernent les zones rurales ? J'y associe les actions de prévention en milieu scolaire auxquelles vous participez.

Le suivi des trafics qui s'effectuent par la route et le contrôle des plaques d'immatriculation s'avèrent fortement liés au maillage des caméras de surveillance sur le territoire, notamment à l'entrée des bourgs et des villages. La nouvelle politique paraît faire peser toujours plus la charge financière de ces dispositifs sur les communes. N'est-ce pas un frein à leur déploiement et à votre travail ?

Général Tony Mouchet. - L'État aide beaucoup les communes dans l'acquisition et l'installation des caméras, en particulier par le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Il participe à leur effort en matière de vidéoprotection. Celle-ci se développe depuis une bonne quinzaine d'années dans les communes.

Le maillage du territoire est important. Au-delà des caméras et de leur mise en réseau, c'est le maillage des hommes et des femmes sur le terrain, policiers et gendarmes, qui importe. Les 239 brigades de gendarmerie que nous créerons au cours des quatre prochaines années, les équivalents temps plein (ETP) que nous avons obtenus au titre de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), nous aideront à renforcer notre présence sur le territoire.

Un des leviers de la lutte contre les stupéfiants consiste à être présents, à rassurer la population, à commencer à agir dès le départ, à favoriser davantage la prévention, non pas seulement au sens de prévention des actes, par exemple par l'intervention dans les écoles, mais encore au sens d'identification d'un territoire avant qu'il ne bascule, de détection des problèmes avant qu'ils ne deviennent très complexes et beaucoup plus lourds à traiter.

Avec les task forces actuelles et les opérations que nous développons, telles que celles que nous appelons « Tempête », nous agissons dans des territoires où existent des problèmes. Demain, nous voudrions identifier des territoires au moment où surviennent des points de bascule. Notre maillage doit nous permettre de renforcer notre présence et d'apporter plus de paix publique avant que tout un territoire ne soit gangrené. Tous les outils y contribueront, au premier rang desquels la détection et le renseignement « d'ambiance ».

Je ne dispose pas ici de chiffres sur le ratio entre population et saisie de stupéfiants - je pourrai vous les communiquer. Ils pourraient effectivement être intéressants pour mesurer l'impact du trafic de stupéfiants dans les territoires.

Localement, nous travaillons principalement avec les élus ou les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), ainsi qu'avec les bailleurs sociaux avec lesquels nous entretenons de vrais partenariats. Avec les élus et les bailleurs sociaux, nous identifions et traitons les problèmes de deal dans les immeubles et cages d'escalier. Le cas échéant, nous évacuons des logements sociaux les personnes qui posent régulièrement problème. Des affaires de personnes dans certains territoires contrarient parfois la bonne marche de ces partenariats.

Nous parlons beaucoup des trafiquants, mais nous sommes confrontés dans notre vie quotidienne à un problème global de société : à côté des trafics qui y sont liés, la consommation de stupéfiants déstructure une partie de notre tissu social. Aux problèmes de sécurité dans les quartiers avec les points de deal et les règlements de compte, s'ajoute celui de la consommation de stupéfiants, qui produit des phénomènes sociaux d'éviction ou d'abandon très importants. Il n'est pas forcément de notre ressort, mais c'est aussi un vrai sujet.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre présence. Nous aurons l'occasion de revoir des représentants de la gendarmerie au cours des travaux de notre commission d'enquête.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Guillaume Valette-Valla,
directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin)

JEUDI 30 NOVEMBRE 2023

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués

JEUDI 30 NOVEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux d'accueillir Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), accompagnée de Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agrasc, Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agrasc, ainsi que MM. François-Xavier Gau et Emmanuel Legeay, responsables budgétaires de l'Agrasc.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Virginie Gentile, Mme Sylvie Marchelli, Mme Catherine Jorge, M. François-Xavier Gau et M. Emmanuel Legeay prêtent serment.

Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - L'Agrasc est née en 2010, il s'agit d'une jeune institution. Au départ, l'Agence était composée de dix agents ; on en dénombre aujourd'hui une centaine. À la suite du rapport rendu par Jean-Luc Warsmann et Laurent Saint-Martin en tant que parlementaires en mission en 2019, nous avons créé depuis deux ans des antennes régionales.

Une des missions de l'Agrasc consiste à faire de la gestion. Nous n'intervenons pas sur les peines, qui relèvent de la juridiction et des services d'enquête ; nous exécutons. Autre dimension importante : nous sommes un service interministériel ; nos partenaires sont les ministères de l'intérieur, de la justice et des finances. Aujourd'hui, cette politique publique interministérielle fonctionne bien. En l'espace de deux ans, nous avons créé sept antennes régionales, avec 35 agents supplémentaires.

L'idée était de créer à la fois un réflexe Agrasc pour l'ensemble de nos partenaires - acteurs de la chaîne pénale, services d'enquête, juridiction - et une menace Agrasc, dans le sens où la peine de confiscation que nous exécutons s'avère très douloureuse pour le délinquant, qui se retrouve privé de son bien mal acquis. Cela nous permet, et nous permettra encore davantage à l'avenir, de lutter contre la petite et moyenne délinquance, véritable fléau au niveau local.

Ce travail en collaboration avec les partenaires est l'atout majeur de nos antennes régionales. Avec l'ancien directeur général de l'Agrasc, nous avions décidé de les adosser à des juridictions interrégionales spécialisées dans la lutte contre le trafic, la grande délinquance et la corruption. Nous sommes encore au début du processus, tout est allé très vite et tout doit aller encore plus vite. Nous devons entraîner tous ces services avec nous. Quand on s'adresse à l'Agrasc, cela donne du travail supplémentaire ; le service d'enquête doit d'abord saisir, puis les juridictions prononcent la peine de confiscation.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons appris, dans le cadre de cette commission d'enquête, que le narcotrafic représentait entre trois et cinq milliards d'euros de chiffres d'affaires en France. Or, d'après les documents qui nous ont été transmis, les ventes d'objets saisis en lien avec le narcotrafic et effectuées en 2022 s'élèvent à 17,1 millions d'euros, contre 14,4 millions d'euros l'année précédente. Cette disproportion entre le chiffre d'affaires et les saisies interroge quant à l'efficacité des dispositifs existants. Pouvez-vous nous donner des éléments qui justifient cette disproportion ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous préciser la nature des biens saisis ? Au sein de notre commission, nous réfléchissons au développement des microtrafics dans les zones urbaines, qui concernent un grand nombre de personnes mineures. Les flux d'argent, très importants, se transforment ensuite en biens matériels. Que peut-on saisir comme biens chez l'informateur et le petit trafiquant ?

Mme Virginie Gentile. - Je viens du ministère des finances, le sujet de la fraude fiscale ne m'est donc pas étranger. Vous avez évoqué ces sommes qui paraissent dérisoires au regard des revenus dégagés par le narcotrafic. La réponse que je peux vous apporter se situe à deux niveaux : le premier concerne les services d'enquête ; le second, les magistrats.

Pour les services d'enquête, établir une infraction et mener une enquête patrimoniale correspondent à des processus différents. Aujourd'hui, compte tenu des moyens et du temps dont ils disposent, les services privilégient la démonstration de l'infraction. L'enquête patrimoniale, déterminante pour ce type de dossiers, nécessite des investigations plus poussées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cela veut dire qu'aujourd'hui, si une enquête concernant le narcotrafic est ouverte, celle-ci ne débouche pas forcément sur une enquête patrimoniale. Est-ce bien cela que vous voulez dire ?

Mme Virginie Gentile. - Absolument. Nous sommes une agence de gestion, je témoigne de ce que nous avons rencontré dans les antennes locales. Sur ce sujet, la police et la gendarmerie seront plus précises que moi.

Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - Les dossiers de trafics de stupéfiants les plus importants sont traités par l'Office antistupéfiants (Ofast), souvent en cosaisine avec les groupes interministériels de recherche (GIR). Dans ce cas, les enquêteurs travaillent sur la matérialisation des infractions de trafics de stupéfiants, et les GIR assurent le volet patrimonial de l'enquête. Mais dans les services locaux, lorsque vous avez affaire à des trafics de stupéfiants qui ne sont pas d'ampleur nationale ou internationale, les services d'enquête ne sont pas toujours spécialisés ; ils vont mener une enquête pour établir l'infraction, matérialiser le trafic de stupéfiants, mais le volet patrimonial n'est pas forcément pris en compte dans ce genre d'enquête. Les services d'enquête communiquent beaucoup sur le produit saisi - combien de kilos, combien de tonnes. On cherche le produit et les personnes, mais on ne cherche pas l'argent ; l'enquête patrimoniale manque souvent aux dossiers de trafics de stupéfiants.

Mme Virginie Gentile. - Les magistrats, de leur côté, manquent de temps pour formaliser les décisions de saisie ou de confiscation ; ils privilégient les thématiques urgentes en matière de troubles à l'ordre public, les dossiers d'atteinte aux personnes et de violences. Afin de soutenir les magistrats, les juridictions bénéficient d'assistants spécialisés qui préparent les dossiers pour le compte des magistrats. L'Agrasc agit en soutien, comme un prestataire de services. Ces assistants spécialisés vont formaliser et suivre les décisions de saisie pénale pour les rendre plus dynamiques.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous revenir sur la nature des biens saisis ?

Mme Virginie Gentile. - Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agrasc, vous fait passer le catalogue de la dernière vente que nous avons organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - S'agit-il d'objets saisis en lien avec le trafic de stupéfiants ?

Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - Oui, exclusivement.

Mme Virginie Gentile. - Nous avons décidé de consacrer une vente particulière aux saisies liées au trafic de stupéfiants. Le catalogue rassemble des objets que l'on retrouve de manière classique dans les biens saisis, comme des montres ou autres objets de luxe.

Cependant, nous sommes allés plus loin dans cette recherche des biens que nous vendons avant jugement. Nous avons mis en place, au siège de l'Agence, un département exclusivement consacré au mobilier et à ces ventes, qui sont très importantes. Ce département dédié à la gestion des biens meubles se préoccupe non pas seulement des biens de luxe, mais aussi des biens les plus communs.

En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, nous avons souvent affaire à des investissements tels que des biens immobiliers ou des assurances vie, mais nous gérons aussi des biens meubles corporels qui améliorent le quotidien : des consoles de jeu, des robots de cuisine, des vêtements de marque, des chaussures de luxe, etc. Le panel est large et, grâce à ce département et à son renforcement, nous pouvons nous préoccuper de tous les types de biens. Ainsi, il y a deux ans, nous gérions des biens d'une valeur moyenne comprise entre 5 000 et 6 000 euros, quand cette valeur est aujourd'hui comprise entre 2 000 et 3 000 euros. Nous récupérons même des Twingo ou des Peugeot 205.

Ce que nous voulons montrer, c'est qu'il n'est plus possible de gagner de l'argent en commettant ces infractions. Avant, quand un trafiquant sortait de prison, il récupérait sa maison avec piscine, sa Porsche et sa Rolex. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. En plus de la réponse pénale efficace et dissuasive qui est mise en oeuvre, nous montrons que le crime ne paie pas, notamment sur le plan social. Ainsi, le trafiquant est remis sur un niveau d'égalité, la justice est rendue et le contrat social est respecté, comme la confiance en la justice. Vis-à-vis des populations précaires, qui sont toujours les plus touchées par cette délinquance, l'effet est vertueux. Nous avons voulu développer ce réflexe et le faire remarquer.

Nous avons mis en place une communication « bling-bling », parce qu'il fallait que l'Agrasc fasse parler d'elle. Ainsi, des Lamborghini ou des montres Rolex au prix faramineux ont été mises en avant, ce qui a enclenché la mécanique et le réflexe Agrasc du côté des services, qui appréciaient qu'on parle d'eux. Cette communication a aussi permis de rassembler beaucoup de monde lors des ventes aux enchères. La vente liée au catalogue que nous avons fait circuler constitue la première ayant rassemblé plus de 10 000 personnes sur Internet. Nous avons commencé à être connus.

Aujourd'hui, nous organisons aussi des ventes locales. Nous établissons une sorte de toile d'araignée, à l'image des narcotrafiquants, mais d'une façon positive puisque nous voulons détruire leur business. Nous étendons notre action de manière progressive et sur tous les types de biens : numéraire, immobilier et biens meubles. Ces derniers représentent l'essentiel des biens que nous gérons.

M. Michel Masset. - L'Agrasc est une structure assez récente qui s'est développée très vite. Avez-vous des besoins supplémentaires ?

Par ailleurs, nous avons évoqué le monde urbain mais qu'en est-il du monde rural ? J'ai l'impression que des éléments glissent du premier vers le second ; s'agit-il d'un ressenti ou de la réalité ?

Mme Virginie Gentile. - Nos besoins se situent à différents niveaux. D'abord, il nous faut continuer à étendre l'action des antennes de l'Agrasc au niveau territorial. Nous devons être aussi opérationnels que possible. Je laisse Sylvie Marchelli vous répondre sur le monde rural et j'évoquerai ensuite sur les besoins.

Mme Sylvie Marchelli. - Le développement des antennes nous a permis d'agir dans les tribunaux les plus petits. Nous avons organisé des formations à Saint-Omer, à Cambrai, à Brest, à Rennes ou à Albi, où la magistrate coordonnatrice de l'antenne Sud a mené une formation spécifique sur la saisie et la confiscation. Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées, qui s'étendent sur plusieurs cours d'appel, comptent déjà en leur sein des magistrats spécialisés qui ont l'habitude des gros dossiers de trafic de stupéfiants et procèdent à des saisies. Nous pouvons les contacter facilement.

En revanche, nous avons du travail dans les juridictions qui ne comptent pas d'assistant spécialisé ni de contentieux particulier. Il nous faut y aider les services d'enquête et les magistrats. Certains y sont habitués à l'exercice des saisies et des confiscations mais d'autres pas. Nous menons donc un travail de formation à la demande. L'Agrasc se fait connaître, notamment grâce à ses antennes, et elle est de plus en plus souvent sollicitée par de petites juridictions. Les antennes nous permettent de nous déplacer pour organiser des formations.

Ces formations peuvent inclure aussi les enquêteurs, ce qui permet à l'ensemble des acteurs de se parler et d'avoir accès à toute la chaîne pénale : du travail d'enquête jusqu'à l'exécution de la peine, en passant par le magistrat correctionnel qui prend la décision. Nous menons ce travail y compris dans les zones reculées.

Par ailleurs, l'information nous remonte selon laquelle les gros trafiquants des villes viendraient parfois se mettre au vert à la campagne. Les services de police et de justice pourront vous en dire davantage.

Mme Virginie Gentile. - Ces explications permettent de comprendre ce que signifie concrètement la montée en puissance des antennes, qui constitue notre premier besoin. Il s'agit bien d'embrasser l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale, dans la France entière.

J'en viens à nos besoins en termes d'effectifs. Nous avons besoin de moyens humains, à l'Agence mais aussi dans les services d'enquête et dans les juridictions, où des greffiers, des directeurs de greffe ou des magistrats sont nécessaires. Le volume des dossiers est important et ces affaires prennent du temps. Il ne s'agit pas de vol à l'étalage. Ces enquêtes s'inscrivent dans le long terme et réclament un travail de suivi, ainsi qu'une certaine vigilance. De plus, il s'agit d'un droit très technique. Les services spécialisés doivent être renforcés, pour investir le champ patrimonial. Il faut davantage doter les juridictions d'assistants spécialisés ou de juristes assistants. Nous avons aussi besoin d'effectifs pour former au droit des saisies et confiscations.

Enfin, pour fluidifier ce droit, nous avons besoin de réforme législative. Il y a peu, nous avons été entendus par le député Jean-Luc Warsmann sur ce dont nous avions besoin pour faciliter la mise en place de ce droit. Nous avons indiqué des pistes d'évolution, sur lesquelles nous souhaitons avancer dès maintenant. La concordance des temps est importante : nous créons les antennes, il nous faut les moyens.

M. Laurent Burgoa. - Combien de dossiers traitez-vous par an ? Combien de personnes voient leurs biens confisqués chaque année ? Quel montant représentent ces biens ?

Mme Karine Daniel. - Pourriez-vous donner une idée des montants moyens et des écarts-types ? S'agit-il surtout de nombreuses saisies représentant de petits montants ou privilégiez-vous les gros dossiers ?

Par ailleurs, en ce qui concerne l'évolution de vos techniques d'enquête, quels sont vos besoins en termes d'outils, compte tenu du développement des outils numériques, de l'intelligence artificielle et des nouvelles techniques de commercialisation ?

M. Jérôme Durain, président. - Je voudrais évoquer l'utilisation des fonds récoltés lors des ventes. Selon un rapport d'information déposé par la commission des finances du Sénat début 2023, des fonds de l'Agrasc ont financé en 2022, à hauteur de 1,1 million d'euros, l'achat d'outils de lutte contre la criminalité organisée au profit de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Que pensez-vous de cette pratique ? Qu'ont permis de financer ces fonds ?

Mme Valérie Boyer. - Lorsque vous saisissez des objets, remontez-vous jusqu'au commerçant pour savoir s'ils ont été achetés en liquide ?

Mme Sylvie Marchelli. - L'Agence ne saisit rien et ne confisque rien. Les magistrats nous font parvenir une ordonnance de saisie et nous exécutons. Nous n'avons donc pas recours à des techniques d'enquête. Pour un bien immobilier, nous procédons à la publication au service de la publicité foncière. Pour l'argent numéraire et les comptes bancaires, les sommes sont transférées sur notre compte. En ce qui concerne les biens meubles corporels, nous connaissons seulement ceux qui sont remis pour vente avant jugement ou les biens affectés. Nous exécutons et gérons les biens remis ou saisis.

En ce qui concerne les statistiques portant sur le nombre de dossiers ou de personnes faisant l'objet d'une saisie ou d'une confiscation, elles sont en possession du ministère de la justice, pas en la nôtre. Nous avons des statistiques sur les activités de l'Agrasc et sommes en mesure de donner des chiffres sur le nombre de saisies annuelles, ainsi que sur le volume financier correspondant. S'agissant des confiscations, nous pouvons donner des chiffres sur les versements auxquels nous procédons lorsque nous les exécutons.

Cependant, nous ne pouvons exécuter une décision si le tribunal ne nous l'envoie pas. Cette étape fait parfois défaut et c'est notamment pour y remédier que les antennes régionales ont été créées. Il s'agit de rendre plus fluides les liens entre les juridictions et l'Agrasc. Les statistiques que nous préparons sont conditionnées par l'envoi de ces décisions de saisie et de confiscation. Lorsque la décision nous parvient, nous exécutons et versons une somme au budget général de l'État, ainsi qu'aux différents fonds de concours.

Pour répondre à Mme Boyer, nous vendons des biens saisis au délinquant par les magistrats. Nous estimons que l'objet appartient au délinquant et qu'il se l'est approprié de manière frauduleuse. Quand nous récupérons le bien, nous savons qu'il a été mal acquis et nous le revendons, sans faire de recherche supplémentaire sur son origine exacte. En revanche, nous l'expertisons pour en connaître la valeur.

M. Jérôme Durain, président. - Cette recherche en amont ne fait donc pas partie de vos missions ?

Mme Sylvie Marchelli. - Nous savons que les trafiquants de stupéfiants réinvestissent beaucoup dans des montres de valeur ou des véhicules de luxe. Quand les enquêteurs perquisitionnent, ils récupèrent ces biens, en se disant qu'ils appartiennent au mis en cause. Ils entendent ce dernier et récupèrent les factures quand il y en a. Ensuite, l'enquêteur et le magistrat doivent démontrer que la personne a la libre disposition du bien et qu'elle se comporte comme son propriétaire réel. Alors on le revend. Il y a exception en cas de manoeuvres dilatoires et quand des tiers font écran entre le bien et le trafiquant. Nous reviendrons peut-être sur cette question.

M. Jérôme Durain, président. - Il s'agit d'une question très importante.

Mme Valérie Boyer. - Ma question était celle-ci : si on trouve une facture ou que le délinquant explique d'où provient le bien, se rend-on chez le commerçant ? Nous savons que dans les boutiques de luxe et de marques, c'est la foire à l'argent liquide.

Mme Sylvie Marchelli. - Vous pourrez poser cette question aux services d'enquête et de justice que vous entendrez. Il faudrait faire une enquête à part, qui concernerait les revendeurs ou les commerçants. Il s'agirait non plus du dossier de trafic de stupéfiants, mais d'une procédure incidente, pour du recel ou du blanchiment.

M. Jérôme Durain, président. - On nous a signalé à plusieurs reprises l'exemple de l'Italie, où s'opère une véritable articulation entre les dimensions de l'enquête et de la confiscation. Éprouvez-vous le besoin d'aller plus loin en la matière ?

Dans des cas complexes où la personne recherchée n'est pas le titulaire officiel du titre de propriété, des modifications législatives ou réglementaires pourraient-elles vous aider à gagner du temps et à être plus efficaces ?

Mme Sylvie Marchelli. - Le droit français des saisies et confiscations est déjà très étendu et, en matière de trafic de stupéfiants, il est le plus large possible. L'article 131-21 du code pénal prévoit la peine de confiscation, qui a plusieurs fondements possibles.

D'abord, le bien peut être l'instrument de l'infraction, dans le cas d'un véhicule ayant servi au transport des stupéfiants ou d'un immeuble, par exemple. Ensuite, le bien peut être le produit direct ou indirect de l'infraction. On peut aussi confisquer un bien correspondant à la valeur du produit du trafic. On peut estimer le produit du trafic de stupéfiants pendant plusieurs années et chercher l'équivalent, dans l'ensemble du patrimoine du trafiquant. Par ailleurs, selon l'alinéa 5 de l'article 131-21, les biens d'origine injustifiée peuvent être confisqués. Dans ce cas, il y a un renversement de la charge de la preuve et c'est au mis en cause de démontrer comment il a acquis les biens qui sont au-delà du chiffrage du produit. Enfin, l'alinéa 6 prévoit la confiscation générale du patrimoine. En matière de trafic de stupéfiants, on peut saisir tout le patrimoine du mis en cause, à condition de proportionnalité.

Dans la procédure italienne, on trouve le principe de la confiscation civile sans condamnation pénale, pour toutes les personnes qui sont en lien avec la criminalité organisée et les mafias. En France, ce n'est pas encore le cas.

En revanche, un projet de directive européenne est en cours de négociation. Les articles 15 et 16 n'ont pas encore été négociés entre les États membres, mais ils visent à élargir encore les possibilités de confiscation.

L'article 15 prévoit la confiscation sans condamnation, pour des procédures qui auraient dû aboutir mais pour lesquelles les poursuites se sont arrêtées en raison du décès, de la fuite ou de la maladie du mis en cause, mais aussi en cas de prescription des faits. La directive prévoit que l'on puisse confisquer les biens de ces personnes, à condition qu'une juridiction montre qu'une infraction pénale a été commise.

L'article 16 prévoit la confiscation de richesses inexpliquées. Il concerne des personnes dont la juridiction estime qu'elles sont en lien avec la grande criminalité et sur lesquelles pèsent des « soupçons » d'infraction pénale. Ces personnes ne peuvent pas être poursuivies pour des infractions, mais elles possèdent des biens qui ne correspondent pas à leurs revenus. Elles pourront faire l'objet d'une confiscation sans condamnation pour des infractions. Si la directive est adoptée, cette disposition aura un véritable impact en matière de trafic de stupéfiants.

Mme Virginie Gentile. - Cette directive européenne a une dimension importante pour notre travail.

Je vais tout de même vous donner quelques chiffres, qui montrent bien l'évolution de l'Agrasc depuis 2020. En termes de saisies pénales des biens pour des infractions de trafic de stupéfiants, nous comptions 22 000 affaires au total en 2020 et 30 000 en 2022, ce qui vous permet de mesurer la progression que nous avons connue en trois ans. En ce qui concerne la valeur financière des biens saisis, elle s'élevait à 78 millions d'euros en 2020 et atteint aujourd'hui 80 millions d'euros. En volume, s'agissant des saisies liées au trafic de stupéfiants, nous observons une augmentation de 60 % en nombre de biens et de 10 % en termes de montants. Du côté des confiscations, ces taux s'élèvent à 62 % et à 35 %, entre 2020 et 2022.

Deux éléments expliquent l'augmentation des saisies et des confiscations : la création des antennes en 2021 ; et le soutien reçu à la même époque d'une équipe mobile de renfort, sorte de task force installée au siège, chargée de s'atteler à des cold cases, des dossiers que nous n'avions pas traités, et ce pour deux raisons. Dans environ 10 % des cas, nous étions en tort et n'avions pas fait diligence pour traiter ces dossiers. Mais dans la plupart des cas, les juridictions ne nous avaient pas adressé les jugements. L'équipe de renfort a été essentielle pour aller chercher les jugements, ce que font aujourd'hui les antennes et ce qui constitue l'un de leurs atouts ; elles demandent au juge de nous adresser les jugements mais aussi de juger.

La dynamisation des scellés est un sujet important. Si l'on vend dans les meilleurs délais, l'État gagne de l'argent et l'on préserve également la qualité du bien. Il existe une garantie Agrasc : quand nous vendons un bien, nous savons ce que nous vendons...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce ne sont pas des faux.

Mme Virginie Gentile. - Exactement. Pour autant, il faut accélérer le processus, car le bien gardienné coûte des frais de justice.

Mme Sylvie Marchelli. - Il existe des obstacles entre la saisie et la vente. Lorsque le magistrat prend l'ordonnance de remise à l'Agrasc pour vente avant jugement et qu'un appel est déposé, comme c'est souvent le cas, celui-ci est suspensif ; cela veut dire que, durant ce temps de l'appel, on ne peut pas vendre. Les cours d'appel sont engorgées, et les dossiers de saisie ne sont pas prioritaires. On peut ainsi attendre deux ou trois ans une décision de cour d'appel sur un bien gardienné, sachant qu'un véhicule coûte 3,80 euros par jour de gardiennage.

Des modifications législatives sont actuellement à l'étude. Dans la proposition de loi Warsmann, l'article 1er prévoit que le dossier en cours d'appel sera étudié non plus par trois magistrats, mais par un seul, afin d'accélérer la procédure.

Nous proposons également d'élargir les critères de vente avant jugement et d'affectation. Aujourd'hui, le risque doit être établi que la saisie entraîne une dépréciation de la valeur du bien. Nous souhaiterions que d'autres critères soient pris en compte, notamment la disproportion entre les frais de gardiennage et la valeur du bien ; lorsque le stockage doit se faire dans des conditions nécessitant une expertise particulière - pour les caves à vin, les montres et les bateaux en particulier -, nous demandons que le bien nous soit remis pour vente, afin d'éviter ces frais de gestion.

Mme Virginie Gentile. - Nous aimerions que ces évolutions interviennent le plus tôt possible.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Figurent-elles dans la proposition de loi Warsmann ?

Mme Virginie Gentile. - Les sujets principaux de la proposition de loi de M. Warsmann concernaient la procédure d'appel, l'indemnisation des victimes et l'équivalence entre décision de confiscation et décision d'expulsion. Nous lui avons suggéré trois autres dispositions législatives : l'élargissement des cas de remise de vente avant jugement ; l'élargissement aux biens relevant de décisions de non-restitution et d'évolution ; et, enfin, une clarification de la juridiction compétente pour statuer sur les requêtes relatives aux biens saisis après la saisie de la juridiction du jugement.

La saisie automatique est le point le plus important. Nous avons effectué une demande afin de transmettre automatiquement la décision de confiscation une fois celle-ci prise.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avec le logiciel Cassiopée, j'imagine que ce sera très simple ; à condition, bien sûr, qu'il fonctionne...

Mme Sylvie Marchelli. - À condition également qu'il soit compatible avec ceux des autres ministères.

Mme Virginie Gentile. - Il existe une dette technique du ministère de la justice concernant les applications informatiques. Il est clair que la transmission automatique permettrait de résoudre de nombreux sujets, aussi bien au niveau de la juridiction que pour l'Agrasc.

Mme Sylvie Marchelli. - Le sujet des cryptoactifs fait également partie de notre activité. Nous sommes passés de 70 saisies en 2021 à 300 en 2022. Les cryptoactifs concernent davantage les dossiers liés à la cybercriminalité et l'escroquerie qu'aux trafics de stupéfiants - 28 saisies en 2022. Le chiffre n'est pas élevé, mais il montre que les enquêteurs commencent à prendre conscience du sujet.

Ce type de saisies demande une vigilance particulière, avec tous les risques liés aux transferts de cryptoactifs. En juin 2023, nous avons passé une convention avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), notre banque, afin que celle-ci gère nos cryptoactifs. Depuis la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) de janvier 2023, les enquêteurs, en lien avec l'Agrasc, peuvent directement sauvegarder les cryptoactifs sur des adresses configurées - les wallets ; ensuite, ces cryptoactifs sont gérés par la CDC.

Mme Virginie Gentile. - Par ailleurs, nous sommes en train de réaliser un site internet qui devrait améliorer la fluidification de l'ensemble des données.

Mme Catherine Jorge. - Ce site nous permettra notamment d'avoir une vision plus claire de nos ventes, et offrira également aux citoyens la possibilité de demander les restitutions, ainsi que les affectations ; il devrait être prêt en janvier 2024.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup pour vos précisions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco)

JEUDI 7 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons aujourd'hui à l'audition de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Je vous remercie très chaleureusement de votre présence devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à y prendre pour y remédier, débutée depuis deux semaines, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Noël, Mme Laure Beccuau, Mme Sophie Aleksic et M. Éric Serfass prêtent serment.

M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris. - En ma qualité de président de la juridiction parisienne, je ferai quelques mots de présentation très générale sur la spécificité de cette juridiction et l'articulation avec l'objet de votre commission d'enquête.

La juridiction parisienne, comme vous le savez, est la première juridiction de France. De par ses caractéristiques voulues par le législateur, elle a de nombreuses compétences : locales, régionales - le tribunal judiciaire de Paris est l'une des huit juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) -, nationales et internationales. La juridiction accueille le siège du parquet national antiterroriste (PNAT) et du parquet national financier (PNF). Nous avons une compétence particulière dans différents domaines, aussi bien en matière civile qu'en matière pénale. Cela explique que la juridiction parisienne dispose d'effectifs ou d'organisations spécifiques pour répondre à ces attentes.

La justice en général, et la justice parisienne en particulier, a la responsabilité de la portée effective des lois et règlements. Lorsque des politiques publiques sont votées par la représentation nationale, voulues et mises en oeuvre par l'exécutif, de nombreux enjeux se règlent très fréquemment devant l'institution judiciaire. Celle-ci, avec ses caractéristiques, notamment les principes généraux du droit que nous devons mettre en oeuvre dans toutes les procédures, a à coeur d'apporter la meilleure réponse possible avec les ressources dont elle dispose.

En matière de lutte contre les stupéfiants, nous avons de nombreux services qui sont saisis : services de droit commun qui gèrent un grand nombre de procédures, trente juges d'instruction, nombreuses chambres correctionnelles, juges de l'application des peines (JAP) et juges des libertés et de la détention (JLD). Nous avons aussi la spécificité d'accueillir la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), créée en 2019, et qui porte une attention particulière aux différentes procédures relevant de cette matière. Les juges d'instruction, au nombre de neuf désormais, sont tous des magistrats expérimentés, aguerris aux questions de coopération internationale, aux techniques d'enquête et à la procédure pénale en général.

Nous avons également, depuis un certain nombre d'années, une chambre spécialisée, dite « 16-33 », composée aujourd'hui de 14 magistrats, qui a la spécificité de juger les affaires de terrorisme et les affaires de criminalité organisée. Là aussi, j'ai à coeur d'affecter dans cette chambre des magistrats expérimentés et engagés, en nombre suffisant.

Nous avons l'engagement professionnel d'affecter des compétences spécifiques sur ces contentieux extrêmement sensibles. Ces affaires méritent une attention particulière, et votre commission d'enquête y participe. Il est important que le ministère de la justice, notamment la direction des services judiciaires, ait à coeur d'apporter toute la ressource nécessaire pour bien faire fonctionner ces services.

J'insiste sur le fait que cela ne doit pas exclusivement se traduire par des magistrats spécialisés en nombre suffisant : il faut aussi des collaborateurs autour du juge, notamment des assistants spécialisés. À ce titre, même si nous relevons d'importants progrès depuis un certain nombre d'années, nous constatons, au travers des différents dialogues de gestion, que la juridiction parisienne pourrait bénéficier d'équipes renforcées, notamment pour l'approfondissement des enjeux patrimoniaux et fiscaux de certains dossiers. Avec Mme Aleksic et Mme la procureure, nous avons à coeur de porter régulièrement cette spécificité parisienne dans nos échanges avec le ministère de la justice, afin que la capacité judiciaire soit à la hauteur des enjeux.

Vous pouvez compter sur la juridiction parisienne pour être au rendez-vous de ces procédures, qui sont extrêmement lourdes et complexes. Vous avez certainement, au travers des différentes auditions, mesuré l'ampleur du phénomène. Les délinquances de droit commun relèvent des trafics de stupéfiants ; mais les procédures que nous avons à instruire et à juger dans certaines affaires relevant de la grande criminalité organisée sont colossales en nombre de personnes mises en examen et de parties civiles et en temps d'audience nécessaire.

Il faudrait que nous soyons plus performants, avec des délais d'instruction et de jugement plus courts. Nous devons hélas souvent déplorer le fait que nous soyons obligés de passer par un temps de mise en état de l'audiencement pénal, qui retarde la phase de jugement, alors que, dans un monde idéal, il serait souhaitable que, l'instruction étant terminée, l'affaire puisse être jugée dans un délai très court, pour être beaucoup plus efficient en termes de performance judiciaire. Il y a là certainement des marges de progrès sur lesquelles nous pourrons revenir.

Mme Laure Beccuau, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris. - Permettez-moi d'abord de vous remercier d'avoir sollicité les magistrats de la Junalco dans le cadre de vos travaux. C'est un signal fort. À mes côtés se trouve Éric Serfass, procureur adjoint, qui est à la tête de la troisième division, celle que l'on appelle, au sein des six divisions que comporte le parquet de Paris, la Jirs-Junalco. Cette division est composée aujourd'hui de 22 magistrats, contre 17 il y a quelques mois. J'ai choisi de renforcer cette division au détriment d'autres sections du parquet de Paris, parce que l'état de la menace ne me laissait pas d'autre choix, mais les 22 effectifs me paraissent encore bien réduits.

La Junalco a été créée en 2019 et installée à Paris en janvier 2020. Les critères de saisine résultent d'une note de juin 2020, qui correspond tout à fait à la volonté de se positionner sur le très haut niveau du spectre de la très grande criminalité organisée. Ces critères consistent à s'attaquer à ces groupes parce qu'ils sont hiérarchisés et structurés, parce qu'ils ont un caractère national ou transnational, parce qu'ils ont des modes opératoires sophistiqués, parce que les quantités de profits illicites générés nous interrogent, parce que, aussi, ils sont des cibles de haute valeur.

La Junalco fait figure de petite nouvelle dans la lutte contre la criminalité organisée aux côtés des Jirs, mais, en dépit de l'ampleur de la menace, je peux affirmer qu'elle avance. Cependant, elle a encore besoin d'autres outils, notamment législatifs.

L'ampleur de la menace vous a été décrite lors d'auditions précédentes. J'ai assumé, dans un propos public médiatique, une formule que je fais toujours mienne : « La réalité dépasse la fiction. » Il ne s'agit pas ici d'une réalité fantasmée. Cette affirmation repose sur l'exploitation des données dont la Junalco a pu disposer. Au moment où la juridiction a été créée, les services d'enquêteurs ont infiltré deux réseaux de téléphonie cryptée, EncroChat et Sky ECC. D'une certaine manière, quand on pénètre ce réseau de téléphonie cryptée, on entre dans le salon des délinquants ; on les écoute et ils ne savent pas qu'ils sont écoutés.

Que constate-t-on ? Il existe des trafics de toute nature, parmi lesquels le narcotrafic. À l'heure actuelle, la Junalco traite 137 dossiers, dont 71 de criminalité organisée et 31 relatifs au trafic de stupéfiants. Les trafics répertoriés se déploient sur l'ensemble du territoire national, mais ont une dimension totalement internationale : au-delà des pays producteurs et consommateurs, certains pays dits « rebonds » sont ciblés en raison de leur positionnement géographique pour permettre l'acheminement des produits, par les ports et les aéroports ou par le trafic routier.

Bien que la coopération internationale progresse de façon significative et que la coopération européenne soit très fluide, nos services juridiques représentent parfois pour nous des entraves, puisqu'il faut s'adapter à des systèmes juridiques différents. Pour les délinquants, c'est en quelque sorte l'inverse, puisque ces différences peuvent tout à fait constituer des leviers. L'une des grandes difficultés à l'heure actuelle, c'est que les « barons de la drogue » du haut du spectre sont aujourd'hui réfugiés dans des pays avec lesquels les processus d'extradition sont interrompus.

En mai 2022 par exemple, la Junalco a permis d'intercepter 22 tonnes d'un mélange de cocaïne et de sucre au port du Havre. Le navire est parti quelques jours plus tôt d'un port colombien. Parmi les personnes interpellées, cinq Colombiens, qui sont en fait des chimistes envoyés depuis l'Amérique latine sur notre territoire pour procéder à la séparation des produits. Vous voyez l'immense capacité fonctionnelle et opérationnelle de ces réseaux, qui savent se déployer sur tous les niveaux. Nous avons également interpellé trois personnes en Espagne et une personne a été arrêtée sur mandat d'arrêt à Dubaï ; elle a depuis été libérée et se trouve toujours sous la surveillance des autorités, mais elle ne nous a pas été remise pour le moment.

Les moyens des narcotrafiquants vous ont été présentés lors d'auditions passées, je ne doute pas que le regard judiciaire rejoigne le regard des services enquêteurs : des achats de produits par kilos, une capacité extraordinaire d'installer des caches dans les navires, des modalités de transport qui s'adaptent constamment. Récemment, 475 kilos de cocaïne dissimulés dans un électro-aimant ont été importés sur notre territoire. Les trafiquants sont prêts à dépenser beaucoup pour amener la drogue. Ils créent des outils dédiés, comme les messageries cryptées, et adoptent une stratégie de saturation de nos ports. On parle souvent de Rotterdam et d'Anvers, mais Le Havre, Montoir-de-Bretagne, Marseille, c'est la même chose. Désormais, les petits bateaux de pêche, les bateaux de plaisance, les croisiéristes, les aéroports sont concernés.

Les narcotrafiquants ont des capacités financières considérables, que révèlent les pertes : dans la méthode du drop off - le produit est passé d'une embarcation à l'autre -, il y a des pertes, mais elles sont assumées. Souvenez-vous de ces ballots de cocaïne qui se sont échoués dans le Cotentin, la quantité totale reconstituée atteignait 2,2 tonnes ! Les saisies augmentent, mais elles sont minimes par rapport aux profits des narcotrafiquants, et elles dévoilent également l'importance des moyens financiers. La Junalco à elle seule a pu procéder en 2022 à des saisies qui correspondent à plus de 9 millions d'euros. C'est dans ce type d'affaires que nous avons besoin de méthodologies efficaces pour saisir encore davantage. Ces saisies entraînent des appels immédiats, bien plus souvent que lorsqu'on place des individus en détention, ce qui démontre notre capacité de nuisance.

Par ailleurs, le recours à la violence est sans limites : nous constatons une sévère aggravation des guerres claniques et des règlements de compte sur tout le territoire. Une grande figure du banditisme marseillais a été assassinée en pleine rue à Paris. Autre exemple : un navire est intercepté au Havre avec de grandes quantités de cocaïne à bord. Les juges d'instruction sont saisis, on pense avoir déchargé de ce navire toute la cocaïne, un certain nombre de personnes sont placées en détention. Alors que l'équipage est resté à bord parce que le navire doit repartir, un commando s'introduit, séquestre et violente l'équipage pour récupérer 500 kilos de cocaïne qui seront découverts par la suite. L'affaire était déjà médiatisée, ils n'ont pourtant pas hésité à investir le navire sous protection judiciaire.

Il faut évoquer enfin leur capacité de corruption, c'est un danger majeur de la grande criminalité organisée. On le voit dans les affaires, cela concerne les dockers, les policiers, les agents des douanes, les greffiers et les agents pénitentiaires. Menace et corruption sont les deux faces de la grande criminalité organisée. Lorsque j'étais procureure à Créteil, j'ai pu constater que les capacités de corruption existaient même dans des petites villes. J'ai eu le cas d'un agent municipal qui avait été corrompu pour laisser les locaux municipaux à disposition des trafiquants afin qu'ils y entreposent leurs produits, pensant qu'on n'irait jamais chercher là. Tous les secteurs sont concernés, la magistrature aussi. La situation économique fragilise les entreprises. Des entreprises de transport peuvent être rachetées pour masquer des trafics.

Les professions assermentées sont aussi concernées : les notaires, pour qu'ils ne fassent pas de déclarations de soupçon à Tracfin ; et les avocats, qui peuvent faire fi de leur secret professionnel et révéler ce qu'il y a au dossier. On peut également penser aux banquiers. Les exemples sont très nombreux.

Aujourd'hui, l'une de nos grandes interrogations porte sur l'évasion judiciaire : la corruption d'un greffier de maison d'arrêt peut conduire à ne pas envoyer dans les délais la demande de mise en liberté, ce qui entraîne une remise en liberté d'office.

Le défi est immense et la Junalco avance très rapidement. Elle a su nouer des liens précieux avec les Jirs et elle joue un rôle de coordination important. Même si nous visons le haut du spectre de la criminalité organisée, il nous est nécessaire de connaître les phénomènes locaux pour créer des rapprochements et lutter contre les réseaux de très grande criminalité organisée. La Junalco bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance internationale. La France est vue comme un pays déterminé à lutter contre la très grande criminalité organisée ; elle a développé une coopération opérationnelle avec la Colombie, les États-Unis, la République tchèque, Israël et bien d'autres pays.

La coopération judiciaire est fluide, mais il reste des difficultés. J'ai évoqué Dubaï, où un magistrat de liaison va être installé. En Espagne, alors qu'il y a un magistrat antidrogue, nos demandes d'enquête sont déclinées au niveau des parquets locaux et sont noyées dans la masse des dossiers - ces délais sont incompatibles avec nos missions.

Les magistrats de la Junalco sont constamment en lien avec l'international comme avec les services locaux. Avec les services d'enquête, nous restons mobilisés sur la cybercriminalité parce qu'il faut continuer de photographier l'existant. Les actions se poursuivent pour pénétrer les nouveaux réseaux cryptés et extraire les données sans éveiller l'attention des utilisateurs. C'est également par le cyber qu'on attaquera la cryptomonnaie, qui représente des enjeux essentiels pour nous en matière de saisie et d'appréhension des dossiers

La criminalité organisée s'adapte constamment et très rapidement à nos avancées : lorsqu'on a repéré un système, les réseaux trouvent dès le surlendemain un autre moyen d'introduction des produits. Cela nous oblige aussi à identifier les nouvelles porosités : la mafia chinoise coopère avec la mafia marocaine, par exemple. Il faut s'attaquer au carburant de la grande criminalité organisée : leur argent sale à blanchir, qui nous conduit à analyser les modalités complexes de dissimulation des produits.

Autre avancée significative pour la Junalco, au regard de l'article 706-106-1 du code de procédure pénale : les liens avec le renseignement judiciaire. Aujourd'hui, de plus en plus de dossiers de la Junalco sont ouverts grâce aux services de renseignement. Cette coopération est précieuse, car il faut faire progresser notre capacité de judiciarisation tout comme il faut que les services de renseignement progressent dans leurs capacités à s'investir dans la lutte contre la criminalité organisée. Aux termes du code de la sécurité intérieure, la prévention de la criminalité organisée et de la délinquance organisée fait bien partie de la défense des intérêts fondamentaux de la Nation.

Au-delà de l'augmentation des moyens, nous souhaiterions quelques modifications législatives.

Il faut, d'abord, faire évoluer la notion de repenti, sur le modèle de la loi italienne antimafia.

Il faut aussi étendre notre possibilité de confiscation du patrimoine des criminels. L'exigence de proportionnalité nous conduit parfois à ne pas pouvoir saisir tout ce que nous souhaiterions.

J'invite également votre commission d'enquête à réfléchir à une cour d'assises spécialement composée. Elle existe déjà en matière de stupéfiants - il n'y a que des magistrats professionnels -, mais pas en matière de règlement de comptes. Or, sans cour d'assises spécialement composée, les jurés sont très exposés aux menaces visant à influencer le délibéré, comme cela s'est produit récemment à Bobigny.

Il faut prévoir un droit d'application des peines spécial, avec un juge d'application des peines (JAP) spécialisé, car gérer une personnalité de la grande criminalité organisée est tout à fait différent de gérer un délinquant de droit commun.

Il faut rendre plus sévères les conditions de détention, parce qu'il faut trouver des moyens pour empêcher les délinquants de continuer à gérer leur trafic en prison.

Enfin, il faut encadrer avec un formalisme renforcé les appels des décisions relatives à des détentions provisoires, pour éviter les évasions judiciaires que j'évoquais précédemment.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Après près de quatre années d'activité de la Junalco, quelles sont les évolutions essentielles que vous pourriez nous décrire sur le trafic de stupéfiants, le blanchiment et l'ensemble de ces réseaux ?

Mme Sophie Aleksic, première vice-présidente, coordinatrice du pôle criminalité organisée. - Je commencerai par présenter le pôle Jirs-Junalco à l'instruction pour la criminalité organisée. À Paris, les mêmes juges suivent les dossiers Jirs et les dossiers Junalco. Le contentieux est le même, seul le degré de complexité varie. En matière de criminalité organisée à Paris, la Jirs-Junalco est composée de neuf cabinets d'instruction, chacun disposant d'un juge et d'un greffier. Ce sont des collègues volontaires, dotés d'une grande expérience à la fois en matière d'instruction et sur les sujets de criminalité organisée.

Notre service dispose d'une directrice de greffe ainsi que de deux adjoints administratifs qui s'occupent du secrétariat et de la numérisation de nos dossiers. Nous disposons par ailleurs, s'agissant de l'équipe autour du juge, d'un assistant spécialisé en matière de téléphonie que nous sommes censés partager avec les collègues d'un autre pôle, mais qui, dans les faits, ne travaille que pour nous. La situation est en cours d'évolution puisque nous allons avoir un autre assistant spécialisé qui s'occupera de la saisie des avoirs et de l'entraide pénale internationale et un juriste assistant qui nous aidera dans la rédaction de nos actes.

Les dossiers que nous traitons à la Jirs-Junalco ont des caractéristiques différentes de ceux des cabinets de droit commun. Pour vous donner un ordre d'idée, chaque cabinet instruit entre 25 et 35 dossiers et gère à peu près entre 40 et 90 détenus. Le nombre de dossiers peut paraître peu important, mais c'est la condition pour mener une action efficace car ces dossiers sont extrêmement volumineux - jusqu'à 100 tomes - et très complexes. Nous pouvons être amenés à rédiger des centaines de décisions liées à des techniques spéciales d'enquête, des écoutes téléphoniques, des géolocalisations.

Des requêtes en nullité sont déposées systématiquement dans tous nos dossiers et ces personnes sont défendues par des avocats spécialisés, très offensifs. Ces dossiers volumineux nécessitent, de la part des juges d'instruction, une direction d'enquête importante et une coordination des services enquêteurs. À l'international aussi, ces dossiers requièrent un travail très important : ils sont chronophages en temps de réunion et en temps de déplacement des juges à l'étranger.

Nous sommes de plus en plus fréquemment associés à des collègues du pôle financier et du pôle cybercriminalité, notamment sur les dossiers qui portent sur des solutions de téléphonie cryptée. Nous sommes aussi systématiquement en cosaisine à deux ou trois juges d'instruction, ce qui présente l'intérêt, si l'un des juges s'en va, qu'il en reste un qui connaît bien les dossiers. Plus de la moitié de notre portefeuille est constituée de dossiers liés au trafic de stupéfiants, mais nous avons aussi des dossiers qui en sont le corollaire, à savoir des dossiers de blanchiment, des dossiers de violence criminelle, notion qui englobe les homicides et les tentatives d'homicide en bande organisée, les enlèvements ou séquestrations sur fond de trafic de stupéfiants et tout ce qui entrerait sous l'expression de règlement de compte.

Le reste de nos dossiers est constitué de dossiers de trafic de migrants, de gros braquages, de proxénétisme, de traite des êtres humains, de blanchiment, de trafic d'armes, d'associations de malfaiteurs, d'évasion de haut niveau, de vol en bande organisée. Les dossiers de trafic de stupéfiants que nous instruisons portent principalement sur la cocaïne et le cannabis. Le trafic de cocaïne a véritablement explosé - on peut employer cette expression - ces dernières années, avec une montée en puissance spectaculaire.

Nous avons plusieurs typologies de dossiers liés au trafic de stupéfiants. Des dossiers portuaires ou aéroportuaires, concernant des importations depuis l'Amérique du Sud, avec des arrivées dans des ports français, comme Le Havre, Dunkerque, Fos, avec la complicité de dockers ou de personnels de sociétés de logistique. Nous avons aussi des dossiers de narcotrafic de cité, le plus souvent avec des importations de cannabis du Maroc via l'Espagne et des remontées en convois par des poids lourds et des véhicules légers - les saisies pouvant atteindre des centaines de kilos, voire des tonnes.

Nous n'avons qu'un dossier en matière d'héroïne et aucun dossier sur les drogues de synthèse, qui doivent être aussi un sujet de préoccupation. La plupart des dossiers Junalco qui ont été ouverts ont prospéré et le premier dossier Junalco a été récemment jugé, mais il portait sur un trafic de migrants. Actuellement, au sein du pôle, nous avons 43 dossiers Junalco et sept autres ont été ouverts depuis le début de l'année. Cela vous a été indiqué, la Jirs-Junalco travaille sur le haut du spectre des organisations criminelles.

Les évolutions que l'on peut constater dans le cadre du narcotrafic depuis la création de la Jirs-Junalco s'inscrivent dans une évolution à mon sens amorcée depuis déjà plusieurs années, avec une montée en puissance des trafics de stupéfiants. Les réseaux criminels se sont professionnalisés. Ils utilisent une main d'oeuvre recrutée comme dans n'importe quelle entreprise. Sur certains réseaux sociaux, des organisations proposent des offres d'emploi avec des prix pour recruter un charbonneur, un guetteur. Pour le règlement de comptes, on constate le même phénomène : les organisations font appel à des équipes spécifiques pour tuer telle personne, séquestrer ou enlever telle autre.

Le trafic de stupéfiants s'est complexifié et mondialisé à l'image de ce qui se passe dans notre société. Ces structures sont très organisées. Elles apprennent, elles savent s'adapter pour déjouer les méthodes d'enquête classiques et pour échapper aux forces de l'ordre, ce qui rend beaucoup plus complexes les dossiers à traiter. Nos dossiers judiciaires sont régis par le principe du contradictoire et décrivent en détail toutes nos méthodes, permettant ainsi aux trafiquants de comprendre leurs points de fragilité, de savoir comment ils ont été interpellés et de s'adapter.

S'agissant des techniques spéciales d'enquête, un certain nombre de dispositifs sont encore utilisés, mais parfois à des fins secondaires. Il est très rare aujourd'hui d'avoir des trafiquants de stupéfiants qui parlent en clair sur des écoutes téléphoniques. Ils utilisent des applications de messagerie cryptée dont ils savent qu'on ne peut pas les intercepter. Nous sommes donc constamment obligés de nous adapter et, dans les dossiers de trafics de stupéfiants, le travail de téléphonie est devenu très important. La Junalco a pu prendre en charge de très gros dossiers qui impliquent plusieurs Jirs ou des dossiers où tout est dé-territorialisé. Le décryptage des solutions de téléphonie cryptée EncroChat et Sky ECC a été concomitant avec la mise en place de la Junalco et a contribué à alimenter plusieurs dossiers importants. Ces éléments ont permis de découvrir des trafiquants qui étaient passés sous les radars des services, et nous avons eu accès à des communications très éclairantes et surtout très incriminantes pour ces trafics et ces organisations en termes d'éléments de preuve.

Nous faisons également le constat que des trafiquants français poursuivent désormais leurs activités depuis l'étranger. Établis temporairement ou durablement aux Émirats arabes unis, dans des pays du Maghreb, en Espagne ou dans certains pays d'Amérique du Sud, ces individus continuent à se déplacer en dépit de mandats d'arrêt internationaux ou européens. Comment cela est-il possible ? Deux réponses : ou bien ils utilisent de fausses identités, sachant qu'il y a tout un trafic de faux papiers qui est lié au trafic de stupéfiants ; ou bien ils utilisent leur véritable identité, et se pose alors la question du système de coopération, dont on peut dire qu'il est perfectible.

Certains trafiquants poursuivent également leurs activités depuis leur lieu de détention, et ce à un haut niveau. Ils arrivent à se procurer des téléphones qui leur permettent de communiquer avec l'extérieur, ce qui constitue un élément de complexité.

Le travail sur ces organisations nécessite de repenser complétement nos schémas d'enquête classiques. La Junalco est encore une jeune juridiction, mais elle doit avoir cette vision globale au niveau du réseau des Jirs et cette fonction de coordination. Cela suppose que tous les acteurs, à chaque niveau, jouent le jeu de la remontée d'informations et de la coordination. Cela suppose également que cette remontée d'informations puisse être traitée et que nous soyons à la hauteur des enjeux et de ce que l'on est en droit d'attendre d'une juridiction nationale.

Le renseignement criminel prend une part de plus en plus importante. Les choses ont évolué ; à l'origine, cela n'entrait pas dans notre culture de magistrat, mais nous intégrons désormais le renseignement pour la grande criminalité organisée. Pour ce qui est de l'instruction, cela passe souvent par l'intermédiation du parquet et des services enquêteurs. Le renseignement en matière criminelle va être, le plus souvent, un point de départ pour une enquête judiciaire.

Le bilan des Jirs est plutôt positif. La spécialisation des acteurs de la chaîne pénale et le fonctionnement en réseau - le fait que les collègues se connaissent davantage et soient identifiés comme tels - a permis de renforcer l'efficacité de la lutte contre les trafics. Au regard de la professionnalisation de ces organisations, cela était indispensable. Cela a également permis de développer la coopération internationale, bien plus qu'un juge d'instruction de droit commun ne pourrait le faire, et d'être aussi identifié par nos partenaires étrangers sur les réseaux Jirs et Junalco.

Le logiciel Sirocco (système informatisé de recoupement et d'orientation contre la criminalité organisée) en est aux balbutiements. Si nous ne le maîtrisons pas encore, sa création est née d'un besoin identifié. Ce logiciel est une bonne chose mais, comme tout nouvel outil, il demande des ajustements et un temps d'appropriation, avec des amendements nécessaires sur certains aspects.

Avons-nous besoin de traitement de données ? Avons-nous recours à d'autres technologies ? Les juges des Jirs sont considérés comme des juges d'instruction comme les autres. Avant de parler du recours à de nouvelles technologies, il faut savoir que nos applicatifs métiers et notre environnement informatique sont totalement inadaptés à nos besoins et à la volumétrie de nos dossiers - 20, 30, 50, 100 tomes -, avec parfois beaucoup de mises en examen, de parties civiles, de données à traiter. Notre logiciel métier Cassiopée (chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants) s'avère lent et manque de fluidité par rapport au précédent logiciel, dépassé car trop ancien.

En outre, ce logiciel ne nous permet pas de sortir des statistiques exactes, ce qui impose parfois des comptages manuels assez arides. Notre logiciel de numérisation NPP (numérisation des procédures pénales) connaît constamment des difficultés ; nous ne disposons pas de capacités suffisantes de stockage, le réseau est souvent lent, ce qui induit beaucoup de ralentissement dans les traitements. Nos dossiers sont volumineux et, pour vous donner une idée, notre serveur à Paris est actuellement rempli à 99 %.

Nos ordinateurs sont bridés pour des raisons de sécurité, ce que l'on peut tout à fait entendre. Mais nous nous retrouvons en difficulté pour exploiter certains résultats d'expertise. Pour donner un exemple, certains fichiers ne vont pas s'ouvrir car ils sont trop volumineux par rapport à la capacité de notre ordinateur, ou alors cela prendra deux jours. Nous rencontrons cette difficulté dans tous les pôles spécialisés, et elle touche aussi nos collègues du service général. En découlent également des complications pour nos greffes dans le traitement des dossiers. De manière générale, cela complique le traitement déjà complexe de nos dossiers.

Les Jirs et la Junalco expriment des besoins croissants en matière d'analyse criminelle. Nous disposons actuellement d'un assistant spécialisé pour neuf cabinets. Rien que pour l'analyse criminelle, c'est-à-dire pour analyser les données et faire des liens, nous aurions besoin d'au moins deux assistants supplémentaires afin de traiter tout ce que nous avons à traiter. Les services d'enquête sont, à cet égard, également démunis. Nous avons parfois recours à des experts, mais les expertises ont un coût, et le nombre d'experts maîtrisant ce savoir-faire est limité. Par ailleurs, certains experts ne veulent plus travailler avec nous, car ils sont payés avec beaucoup de retard, au titre des frais de justice. Nous avons donc là-aussi des marges de progression.

Concernant les aspects de coopération internationale, on observe des avancées. En vingt ans, l'évolution a été très importante. La décision d'enquête européenne, le mandat d'arrêt européen, le certificat de gel ont été des avancées majeures pour nos dossiers. Au sein de l'espace Schengen, le constat s'avère plutôt satisfaisant. En dehors de l'Europe, cela dépend des pays et il est difficile d'avancer des généralités. Avec un même pays, la coopération peut très bien fonctionner sur un dossier et pas du tout sur un autre, sans que nous puissions l'analyser de façon rationnelle.

Nos plus gros trafiquants se sont installés dans des pays où ils savent que leur extradition ne sera pas possible ou, à tout le moins, compliquée. De même, ils ont compris que la saisie de leurs avoirs criminels serait beaucoup plus compliquée si celle-ci devait être demandée à l'étranger, et non en France. Les contacts directs entre magistrats français et étrangers, ainsi que le fait de se déplacer, sont des éléments facilitateurs. Je dois également souligner le soutien d'Eurojust, qui apporte une contribution importante sur l'aspect de coopération dans nos dossiers.

En dehors de l'Europe, il y a des États avec lesquels nous n'avons pas de convention bilatérale ou multilatérale, ce qui rend la coopération compliquée. Enfin, les aléas de la géopolitique mondiale ont une incidence directe sur le traitement de nos dossiers.

Concernant les liens entre le trafic de stupéfiants et les autres types de réseaux criminels, ces organisations s'associent entre elles, ou font appel les unes aux autres. Pour blanchir des fonds, elles se servent de réseaux de collecteurs ; pour communiquer, elles utilisent des organisations vendant des systèmes de téléphonie réputés inviolables. Ces organisations savent s'associer et se partager certains territoires.

Sur le sujet de la direction des enquêtes complexes, l'instruction partage l'inquiétude des parquets. Compte tenu de l'état de l'investigation en général, et particulièrement en sécurité publique, la réforme de la police judiciaire, sur le point d'entrer en vigueur, nous laisse craindre que les effectifs de police judiciaire ne soient absorbés pour éponger ces procédures en retard. Nous craignons la dilution d'un savoir-faire et une perte de qualité. Les directives seront fixées par le préfet et le directeur territorial de la police. Quelle sera alors la place laissée au procureur et au juge d'instruction en termes de direction d'enquête si les objectifs poursuivis ne sont pas les mêmes ?

Par ailleurs, sachant que de nombreuses organisations poursuivent leurs activités au niveau international ou, à tout le moins, à l'échelle du territoire national, le choix du département ne manque pas de nous interroger, alors même que, quelques années auparavant, ont été créées des directions zonales. Laissera-t-on encore nos enquêteurs travailler sur le haut du spectre de la criminalité, quand la priorité médiatique sera donnée à tel ou tel objectif ?

Il est clair que les offices centraux ne pourront pas tout absorber et qu'ils travaillent déjà souvent en cosaisine avec des services de police judiciaire territoriaux. Enfin, pour des équipes itinérantes, quand plusieurs ressorts sont touchés, il n'est pas aisé en l'état actuel de découvrir que des faits commis en plusieurs endroits du territoire ont en réalité été commis par une seule et même équipe. Ce découpage nous interroge par rapport à la criminalité que nous traitons.

Ce qui nous manque le plus fréquemment en termes de saisie des avoirs criminels, c'est le travail d'identification. Dans nos dossiers de trafics de stupéfiants, nous ne pouvons pas demander à nos services d'enquête, qui se consacrent déjà à des enquêtes complexes sur les stupéfiants, de faire ce travail qui relève davantage de services à caractère financier. Or les effectifs de ces services sont déjà sous-dimensionnés pour travailler sur leur matière ; il s'agit d'une difficulté importante, surtout quand les avoirs sont situés à l'étranger. Une autre difficulté réside, pour l'instruction, dans le temps nécessaire pour rédiger ces ordonnances ; c'est là que l'équipe autour du juge prend tout son sens.

Une autre source d'inquiétude concerne l'exploitation des données. Elle provient d'une récente jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a conduit à modifier les pratiques et qui exige une motivation pour chaque facturation détaillée de numéros demandés. La criminalité organisée et l'antiterrorisme ont, un temps, paru préservés. Nos dossiers reposent sur un important travail de téléphonie ; si nous devons motiver chaque demande pour un numéro, nous allons perdre en efficacité, alors que nos enquêteurs travaillent sur des centaines, voire des milliers de numéros.

Les moyens pour travailler sur ces réseaux ne sont pas infinis. On ajoute et on complexifie de plus en plus les enquêtes, et cela profite en réalité à des criminels du haut du spectre. Aussi, la désertification d'un certain nombre d'enquêteurs de l'investigation peut se comprendre à l'aune de ce que je viens d'indiquer.

Dans notre arsenal législatif, nous ne pouvons pas recourir à la procédure dite « coffre ». Les Belges, de leur côté, disposent d'un dossier dit « confidentiel ». Dans le dispositif juridique belge, ce dossier « confidentiel » n'est accessible qu'au procureur ayant dans ses attributions « les méthodes particulières », et trois conseillers de la cour d'appel sont chargés du contrôle de la légalité de ces méthodes.

En résumé, trois méthodes peuvent faire l'objet d'un dossier « confidentiel ». La première méthode concerne le recours aux indicateurs, celle-ci ne faisant l'objet d'aucun contrôle par la cour d'appel et étant gérée exclusivement par le procureur. La deuxième méthode concerne l'infiltration, soit par un policier sous couverture, soit par un civil, étant précisé qu'en France nous ne connaissons pas d'infiltration par des civils ; dans le dossier, ne sont mis en procédure que les éléments d'exécution, tout le reste se trouvant dans le dossier « confidentiel ». Enfin, la troisième méthode concerne l'observation avec moyen technique ; les techniques sont protégées, les suspects ne savent jamais ce que l'on a utilisé pour les observer.

Les collègues belges estiment que le dossier « confidentiel » est utile car cela leur permet de consigner des éléments en procédure secrète, que seule la cour d'appel pourra lire. La défense n'a aucun droit d'accès, le secret est validé, notamment par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La pratique veut également que, si le juge d'instruction le souhaite, le parquet lui communique le dossier « confidentiel ».

Doit-on adopter un tel dispositif en France ? Le fait est que nous devons travailler sur plusieurs aspects : les infiltrations, que nous ne pratiquons pas suffisamment dans nos dossiers ; la question des informateurs et de leur statut également, qui est liée à la question de la sécurité juridique pour les enquêteurs ayant recours aux informateurs. À mon sens, les questions des infiltrations et des informateurs doivent être traitées de concert.

Enfin, je souhaite évoquer un point relatif à la corruption et à la compromission. La question de la corruption est de plus en plus présente dans nos dossiers, et nous devons davantage en tenir compte. Ces organisations ont une surface financière que l'on peine à imaginer, tant elle est importante. Le pouvoir corrupteur de ces organisations est un phénomène en expansion. Ces mêmes organisations disposent également d'armements importants ; les saisies de stupéfiants s'accompagnent presque systématiquement de saisies d'armes de guerre. Ces organisations entendent aussi parfois contrôler certains points du territoire de la République. Ces éléments doivent, à mon sens, être pris en compte sérieusement. Au vu de ce que nos voisins belges et néerlandais connaissent déjà, nous ne sommes pas différents, et cela pointe déjà dans nos dossiers.

M. Didier Rambaud. - Ma question porte sur vos moyens d'investigation, et plus particulièrement sur la fonction d'informateur. Il existe beaucoup de mystères et de fantasmes autour de cette fonction. Est-elle officielle ?

M. Roger Karoutchi. - Le chiffre d'affaires du trafic de drogues s'élèverait à 250 milliards d'euros dans le monde, et entre cinq et six milliards d'euros en France. Vous avez évoqué les évolutions depuis 2019, mais on en perçoit les limites en termes de moyens matériels, de moyens humains ainsi que dans le domaine du droit - je pense à ces criminels qui poursuivent leurs activités depuis leur lieu de détention - ou encore en matière de coopération internationale.

Les trafiquants ont visiblement des moyens matériels et informatiques supérieurs aux nôtres, on a l'impression de courir en permanence derrière eux. Ne faudrait-il pas que le Gouvernement et le Parlement se saisissent de cette affaire en proposant un plan d'urgence global, susceptible à la fois de renforcer les conditions humaines et matérielles, d'adapter la législation et de proposer un plan de coopération internationale ? La guerre contre la drogue se fait avec des guerriers valeureux, mais qui ne sont pas équipés comme ils devraient l'être pour la gagner. Ce plan d'urgence global est-il, selon vous, nécessaire en France pour modifier la donne et changer les équilibres ?

M. Laurent Burgoa. - Merci pour la qualité des informations, qui m'ont été très instructives. Madame Aleksic, pourriez-vous revenir sur les liens entre les territoires et votre compétence nationale ? Et je m'adresse à vous tous : y a-t-il un espoir qu'un jour nous puissions vaincre ces narcotrafiquants ?

M. Olivier Cadic. - En tant que sénateur des Français établis hors de France, j'observe depuis dix ans environ la situation en Amérique latine, dont je crois que nous sommes encore loin, puisqu'un candidat à la présidence de la République peut y être assassiné, que des journalistes sont tués et que dès que des policiers sont efficaces, ils sont tués et leurs familles également. On voit le niveau de violence auquel on peut arriver et je crois que notre rôle est d'éviter que la même chose se produise sur notre territoire. Or il paraît difficile de lutter efficacement contre le narcotrafic en France si on ne lutte pas efficacement contre ce même phénomène de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a deux semaines, des députés brésiliens me rappelaient ce besoin de coopération au niveau parlementaire pour aligner les législations.

Vous évoquiez avec justesse ce qui se passe en Belgique et aux Pays-Bas où la situation est un peu plus grave qu'ici ; vous avez complétement raison - et je vous en remercie - de nous demander de faire évoluer notre législation. C'est ce que j'attends de la commission d'enquête, mais c'est vraiment un travail au long cours.

Un sujet m'interroge, en lien avec vos propos sur les trafics de faux papiers, c'est celui de l'identité numérique : lorsque nous sommes face à une personne décédée, pour nous assurer que cette personne est bien la personne qu'elle doit être, on l'identifie, on a des moyens à notre disposition. Est-ce qu'il ne va pas falloir faire parallèlement évoluer nos procédures pour repérer les individus ?

Au Brésil par exemple, pour lutter contre les trafics, l'intelligence artificielle est utilisée pour reconnaître les plaques d'immatriculation des automobiles, ce qui permet d'identifier les parcours qui ne sont pas « réguliers » et donc de cibler plus facilement les gens. Ne faudrait-il pas faire aussi évoluer la loi dans ce domaine ?

En termes de différences entre les législations, si je regarde d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, se pose la question des mules qui transportent une certaine quantité de drogue vers l'Europe. Aux Pays-Bas, pour une prise inférieure à 4 kilos, la cocaïne est détruite et la mule renvoyée. Au Brésil, la peine est assez lourde. C'est au minimum cinq ans de prison. Chez nous, c'est autant d'années que de kilos d'après ce que nous avons entendu en audition. Mais quelle est l'effectivité des peines réalisées? Cela pose la question de la bonne application des textes que nous votons : quelle est la bonne mesure entre le modèle brésilien et celui des Pays-Bas ?

M. Éric Serfass, procureur adjoint, chargé de la division Jirs-Junalco au parquet de Paris. - Concernant les sources, oui, c'est tout à fait officiel. La majorité des affaires dont se saisit la Junalco ont lieu à partir d'un renseignement ; ce n'est pas du flagrant délit avec une découverte en flagrance. Le renseignement repose souvent sur des sources, c'est-à-dire des personnes en lien avec les services enquêteurs et les services de renseignement, inscrites, repérées, officielles, et que nous, autorités judiciaires, nous ne connaissons pas nominativement.

En revanche, il y a transparence entre le service enquêteur, le service de renseignement et le parquet puisque toute saisine de la Junalco commence par un rendez-vous physique au parquet avec le service enquêteur qui vient exposer son affaire pour envisager la saisine de la Junalco. La source est officielle, répertoriée, contrôlée et, le cas échéant, rémunérée avec de l'argent public et tracé par les services. Ce n'est donc pas quelque chose de clandestin.

M. Stéphane Noël. - M. Karoutchi a posé une question tout à fait pertinente sur les priorités. Nous nous la posons souvent dans les juridictions parisiennes : où met-on la priorité lorsque tout est prioritaire ? De même, où mettons-nous la ressource ? On peut rester un peu optimiste.

La détermination de politiques judiciaires prioritaires n'est toujours pas d'actualité, nous n'avançons pas sur ce sujet. Le Parlement a récemment voté une augmentation considérable des moyens de la justice. C'est une réalité. La création de postes de magistrats, de greffiers, d'équipes autour du juge, était attendue depuis des années, et nous allons dans le bon sens. J'ajoute que dans le déploiement à venir des effectifs qui rejoindront les juridictions, le ministère a bien conscience qu'il faut réserver une partie de ces effectifs aux principales juridictions concernées par la lutte contre les affaires les plus compliquées. Et Paris, évidemment, doit bénéficier d'une ressource adaptée, notamment au regard des besoins de la lutte contre la criminalité organisée. Je crois que nous serons au rendez-vous.

Là où nous devons être très vigilants en termes d'amélioration de la réponse judiciaire et de la réponse de l'État, c'est dans l'informatique, le numérique, demain l'intelligence artificielle, pour exploiter au mieux ces dossiers. Nous accumulons depuis des années des retards considérables, et ce n'est pas normal que des juges d'instruction soient confrontés à des capacités de traitement informatique extrêmement faibles, qui limitent leur efficacité.

Dans l'exécution budgétaire, nous veillerons à ce que tous les moyens nous soient donnés et soient bien utilisés, avec un retour sur les améliorations que nous pourrons enregistrer. Mais il reste, je crois, à définir des priorités. Avec Mme la procureure, nous avons aussi la responsabilité de mettre l'accent sur les violences intrafamiliales : ce sont des procédures en grand nombre, beaucoup de temps d'audience et des capacités de jugement prises sur d'autres audiences.

Même si souvent l'action judiciaire est vue sous le spectre pénal - et c'est bien légitime au vu des attentes de nos concitoyens -, il ne faut jamais perdre de vue que la justice civile, dans toutes ses déclinaisons, constitue aussi une réalité du quotidien. La justice civile ne doit pas être marginalisée, elle doit également être revitalisée, parce que c'est un enjeu de cohésion nationale pour les nombreux justiciables qui ont des litiges civils.

Il y a donc matière à être optimiste par rapport aux objectifs fixés par le Gouvernement et soutenus par le Parlement. Nous mettrons tout en oeuvre, mais il reste encore des axes majeurs à privilégier.

Mme Sophie Aleksic. - Le rôle de coordination entre Jirs et Junalco revient plutôt au parquet, puisque nous instruisons ce que le parquet nous confie.

M. Éric Serfass. - À partir de certains seuils ou d'un certain niveau d'intérêt, les Jirs ou les parquets qui sont infra-Jirs avisent en temps réel, par téléphone, la Jirs de Paris ou la Junalco qu'ils sont saisis d'une affaire, pour que cette dernière puisse d'autorité s'en saisir. L'information circule correctement. On peut regretter quelques exceptions ou des avis qui ont tardé, mais, dans l'ensemble, la collaboration entre les Jirs et la Junalco est très bonne. Elle sera renforcée par l'application informatique Sirocco, en cours de mise en oeuvre.

Mme Laure Beccuau. - S'agissant des mules - c'est un terme que je n'apprécie pas - leur situation tragique nous fait hésiter à les voir comme des victimes ou comme des auteurs. Les peines dépendent du volume de drogue transportée et des antécédents de l'intéressé - y a-t-il eu des voyages récurrents depuis la Guyane jusqu'au territoire métropolitain ? A priori, les peines sont exécutées, sous la réserve des réductions de peine que tout un chacun a le droit d'avoir. Les JAP ne font pas de différence et essayent de trouver des modalités de formation et d'intégration, ce qui a fait que, d'ailleurs, un certain nombre de personnes d'origine guyanaise souhaite rester sur le territoire métropolitain pour bénéficier de ces possibilités qui n'existent peut-être pas en Guyane. Le sujet est d'importance, des progrès peuvent être faits du côté guyanais, même s'il faut aussi souligner les efforts du préfet pour éviter les embarquements.

Il me semble que les pays qui effectuaient des destructions systématiques sont en train de revenir sur cette pratique, qui n'a pas forcément démontré son efficacité. Si elle a permis de gérer des flux, elle n'a pas eu pour effet d'interrompre les trafics. Le volume de ces trafics est si important qu'au final, perdre du produit importe peu. D'une certaine manière, les « mules », un terme que je n'aime pas, sont des trafiquants sacrifiés.

Je ne me suis jamais interrogée sur l'identité numérique, mais peut-être est-ce effectivement une piste à exploiter ? Tout ce qui permet d'éviter les faux papiers est évidemment un progrès.

Alors faut-il être optimiste ? Monsieur le président vous a déjà donné quelques pistes. Pour ma part, mon optimisme tient au fait d'avoir été convoquée devant vous et de voir que la représentation parlementaire s'empare du sujet, comme le Gouvernement s'en est emparé. L'optimisme, c'est aussi que grâce au décryptage de Sky ECC et d'EncroChat, nous marquons quelques points.

En demandant une évolution législative, je peux laisser penser que le législateur n'a pas été totalement au rendez-vous. Mais il y a une incrimination que certains pays nous envient, c'est celle de la présomption de blanchiment. C'est un outil extrêmement précieux pour la Junalco. Si un individu dispose de moyens qu'il ne peut pas expliquer, on peut le poursuivre en déduisant que s'il n'apporte pas l'explication de ses revenus, on présumera qu'il les blanchit. Cet outil n'existe pas dans tous les pays, mais il est très opérationnel et donne de l'optimisme par rapport à ce champ qui reste à investir et qui est celui de la saisie des avoirs criminels. Il faut rester optimiste parce que nous sommes mobilisés !

M. Éric Serfass. - Oui, l'article 324-1-1 du code pénal sur la présomption de blanchiment fait partie de ces quelques outils nouveaux sur lesquels nous sommes en train de construire une jurisprudence, pour mieux connaître la manière dont les juridictions vont utiliser ce levier fort pour faire des saisies et des confiscations sur la base de présomptions qui n'ont pas été renversées par la partie adverse.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'aimerais que vous nous adressiez des éléments écrits sur deux sujets. Le premier concerne l'amélioration des procédures de saisie. Nous avons auditionné Tracfin, qui nous a donné un certain nombre de pistes. Nous aimerions avoir des propositions très concrètes.

Le second concerne les conséquences de la jurisprudence de la Cour de cassation qui rendra beaucoup plus complexe l'instruction des dossiers en matière de téléphonie. Une mesure législative pourrait en effet s'avérer nécessaire.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions très chaleureusement pour la qualité de vos interventions et pour le matériau très solide dont nous disposons maintenant pour avancer.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Prisse, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca)

LUNDI 11 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), nous sommes heureux de vous accueillir dans le cadre de cette commission d'enquête. Je vous laisse vous présenter, ainsi que les personnes qui vous accompagnent.

M. Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. - Je suis médecin de santé publique. Je suis accompagné de Mme Valérie Saintoyant, déléguée générale de la Mildeca, et du commissaire divisionnaire Célia Bobet, chargée de mission de police au sein de la même institution.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Prisse, Mme Valérie Saintoyant et Mme Célia Bobet prêtent serment.

M. Nicolas Prisse. - La mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives est une administration interministérielle placée auprès du Premier ministre depuis 2008, et créée en 1982 sous une autre appellation.

Notre travail concerne à la fois les produits licites, à savoir le tabac et l'alcool, tous deux à l'origine d'une grande mortalité et d'un coût social important en France, et ce qui nous occupe aujourd'hui, à savoir l'ensemble des produits stupéfiants, ainsi qu'un certain nombre de conduites addictives - ou addictions constituées - qui ont trait à des comportements tels que l'usage excessif des écrans, le jeu vidéo, les jeux de hasard et d'argent.

Notre perspective est double : premièrement, limiter le niveau des consommations en France et, deuxièmement, limiter la fréquence et la gravité de leurs complications, qu'elles soient de nature individuelle ou sociétale. Notre travail vise à coordonner l'action publique en mobilisant l'ensemble de ses leviers en facilitant leur articulation, depuis les sujets les plus régaliens jusqu'à l'accompagnement des personnes et la réduction des risques et des dommages. Cette démarche s'accompagne d'un vaste ensemble de politiques publiques concernant la prévention au sens très large du terme - au-delà des prérogatives du seul ministère de la santé - avec un accent particulier sur la prévention éducative, dont nous pourrons reparler.

Cette coordination vise à mettre en cohérence l'action publique, à favoriser les innovations pour dépasser cette dualité, pour nous inopérante, entre la répression d'un côté et la prévention de l'autre. Il y a matière à travailler sur les deux aspects : aussi bien l'accompagnement que la réduction des risques.

Nous soutenons méthodologiquement, voire financièrement, un certain nombre d'acteurs au niveau national comme au niveau local. Nous essayons de repérer des manques, autrement dit des angles morts, dans la politique publique, comme celui de la prévention de la participation des jeunes au trafic de stupéfiants. Comment agir de façon primaire sur ces dérives ? Nous essayons aussi de repérer les bonnes pratiques qui existent ici ou là, afin de faire émerger - encore une fois pour dépasser cette dualité quelque peu stérile - un consensus d'actions nécessaires et complémentaires, là où des visions professionnelles ont tendance à s'entrechoquer.

Notre administration compte seulement 28 personnes. Nous n'avons pas vocation à nous substituer au rôle de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) ou d'autres administrations. Nous avons un rôle d'assemblier et, je l'espère, d'innovateur. Nous travaillons beaucoup sur le développement de la connaissance par le biais d'un certain nombre de recherches, qu'il s'agisse de la prévention, des soins, mais aussi des questions relatives à l'offre.

Dans ce domaine, nous avons par ailleurs constitué, avec l'aide du fonds de concours « Drogues », une forme de consortium, appelé programme interministériel de recherches appliquées à la lutte antidrogue (Piralad). Il vise à documenter davantage un certain nombre de phénomènes repérés sur le terrain en vue de faire émerger dans notre pays une plus grande communauté de chercheurs autour des questions de l'offre en matière de stupéfiants.

L'expérimentation du programme de limitation de la participation des mineurs au trafic de stupéfiants traduit notre soutien au niveau local
- j'y reviendrai. Une partie de notre soutien méthodologique et financier s'adresse directement aux préfectures et à leurs partenaires que sont les agences régionales de santé (ARS), les procureurs et les recteurs. Je schématise un peu, mais ce sont les quatre institutions d'État qui sont le plus aux manettes. Viennent ensuite les collectivités territoriales, à qui nous adressons chaque année depuis 2019 un appel à projets pour les mobiliser sur les questions de conduites addictives en direction des jeunes. L'expérimentation tendant à limiter la participation des jeunes aux trafics de stupéfiants, que j'ai déjà citée, s'appuie également sur ce cadre.

Nous menons également un travail important à l'échelle internationale. Le problème des drogues étant mondial, il faut évidemment travailler avec nos partenaires, tout d'abord au niveau européen, niveau auquel sont menées de nombreuses expérimentations. La Mildeca représente la France au sein du groupe horizontal « Drogue » (GHD) de la Commission européenne et, au moment de la présidence française de l'Union européenne, nous avons réalisé un certain nombre de travaux sur les questions relatives à la cocaïne et à l'ubérisation des trafics.

Nous sommes aussi en liaison avec l'agence des Nations unies United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), qui réunit chaque année à Vienne l'ensemble des parties prenantes : les États, les ONG, les spécialistes divers sur le sujet. Au-delà de ces grand-messes impressionnantes, nous travaillons sur des projets pilotés par l'UNODC, qui concernent par exemple le développement des cultures alternatives face à la culture de cocaïne en Colombie et en Bolivie - un projet réalisé avec le soutien de l'entreprise française Malongo de façon à faire pousser du café plutôt que de la coca.

J'en viens aux travaux réalisés à partir de la nouvelle stratégie interministérielle de mobilisation contre les conduites addictives 2023-2027, conçue en concertation étroite avec l'ensemble des administrations concourant à la lutte contre les conduites addictives en général, et contre les stupéfiants en particulier. Cette stratégie interministérielle a été validée politiquement et publiée début mars 2023.

Nous avons fait le choix, avec le cabinet de la Première ministre, d'une stratégie qui, pour une fois, porte réellement son nom. Elle permet de dégager quelques lignes de force sans rentrer dans un niveau opérationnel, développé par d'autres éléments de planification, parmi lesquels le programme national de lutte contre le tabac, annoncé par le ministre de la santé et de la prévention il y a une dizaine de jours, et le plan de lutte contre les trafics de stupéfiants rénové, en cours de finalisation.

Des feuilles de route ont été demandées à l'ensemble des préfets de région et de département pour embrasser le champ de notre compétence et travailler à une articulation au niveau local avec les acteurs susmentionnés, afin que notre stratégie aille au-delà des appels à projets.

Il nous revient aussi de mener des travaux d'expertise sur des sujets de dimension interministérielle. Nous nous sommes ainsi attachés depuis plusieurs années à trouver des réponses à des sujets délicats : faut-il changer ou faire évoluer le statut légal du cannabis ? Quelle est la bonne mesure pour traiter la question du cannabidiol (CBD) ? 

Après avoir observé l'émergence du crack il y a quelques années, l'ensemble des administrations régionales ont donné aux travaux d'expertise une dimension plus opérationnelle. Voilà un exemple d'articulation entre l'animation de la politique, l'expertise et la recherche.

Parmi les 28 personnes que comprend la Mildeca, une quinzaine de chargés de mission représentent tous les pans de l'action publique : le commissaire Célia Bobet représente la police ; nous comptons également un lieutenant-colonel de gendarmerie, un inspecteur des douanes, un magistrat, mais également des personnes qui viennent, comme moi, du monde de la santé publique ou de la recherche, des spécialistes des sciences de l'éducation et une conseillère diplomatique qui porte la voix de la France dans différentes instances.

Nous disposons également d'un opérateur au service de l'ensemble des membres du groupement d'intérêt public : l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Il nous permet d'avoir des photographies des consommations relativement actualisées, sur la base d'enquêtes pérennes.

Enfin, en matière de budget, le programme 129 nous octroie entre 13 et 14 millions d'euros chaque année. Ces crédits abondent pour l'essentiel les préfectures en liaison avec les ARS, les rectorats et les procureurs. Nous sommes également chargés de la gestion du fonds de concours « Drogues » alimenté par les saisies et confiscations des avoirs criminels. La majeure partie des sommes transite par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et nous est reversée de façon que nous la transférions ensuite vers les directions des ministères qui concourent à la lutte contre les stupéfiants, autrement dit la police nationale, la gendarmerie nationale, la douane et les services du ministère de la justice. Nous conservons 10 % de cette somme pour mener des actions de prévention, notamment auprès des collectivités territoriales.

Ces crédits concourent principalement à financer du matériel pour les forces opérationnelles, des formations pour la montée en compétence des personnels, des formations croisées et des actions internationales. À cet égard, en matière de coopération internationale, après avoir constaté un manque de coordination entre les différentes actions de justice et de police à l'échelle internationale, même au sein des territoires cibles, nous avons choisi de coordonner davantage les demandes qui nous sont remontées en vue de mener une action conjointe des services de l'État en direction de tel ou tel pays. Par le biais du fonds de concours, nous nous coordonnons également sur le financement de grands équipements : nous avons ainsi décidé de financer collectivement deux radars sur la zone Antilles-Guyane.

La dynamique de ce fonds de concours est plutôt bonne en matière de ressources. Entre 2016 et 2019, l'Agrasc reversait entre 12 et 15 millions d'euros par an, contre 40 à 50 millions aujourd'hui. Le mécanisme est mieux maîtrisé à la fois par les enquêteurs, qui saisissent, et par les juridictions, qui prononcent la confiscation, comme par les greffiers qui rencontrent moins de problèmes de procédure. Cette augmentation des ressources est aussi due à la saisie et la confiscation des avoirs criminels, jugée comme l'un des leviers les plus pertinents pour priver les trafiquants de leurs profits et porter une atteinte, vraisemblablement douloureuse, à leur trafic.

À présent, faisons un panorama sur la dynamique à la fois de la demande, de l'offre et de la structuration des trafics, ces sujets étant liés.

Selon les enquêtes de l'OFDT, tous les indicateurs sont à la baisse en matière de tabac, d'alcool, de cannabis et d'autres drogues chez les jeunes en classe de troisième ou les personnes âgées de 17 ans. Toutefois, comme l'a révélé le programme national de lutte contre le tabac (PNLT), le recours à la cigarette électronique et d'autres comportements augmentent, avec une stratification sociale très nette. Au demeurant, cela prouve l'efficacité de nos savoir-faire en matière de prévention très précoce de ces substances qui ont un impact sur le cerveau des plus jeunes.

Le cannabis n'explose pas, contrairement à ce que l'on entend souvent. On observe une stabilisation de la consommation générale, voire une baisse modeste chez les jeunes adultes, qui comptent parmi les plus gros consommateurs.

Mon inquiétude porte plutôt sur la demande des drogues dites psychostimulantes. Le produit phare reste la cocaïne, avec son dérivé le crack, mais n'oublions pas toutes les autres drogues dites de synthèse psychostimulantes.

Aujourd'hui, on observe l'appétence d'un nouveau public pour ce type d'effet booster, que ce soit pour la vie professionnelle, festive ou sexuelle. Nous sommes loin de la caricature qui prévalait il y a une dizaine d'années, avec une consommation très parisienne dans les milieux artistiques : ce produit touche désormais une population beaucoup plus large, beaucoup plus habituelle.

C'est un phénomène inquiétant, car nous avons encore peu de recul sur les risques que comportent ces produits. Un consommateur de cocaïne a tendance à vous dire qu'il n'en prend que le samedi et qu'il peut s'arrêter quand il le veut, ce qui est faux. C'est un produit très addictif, pour lequel on ne connaît pas de traitement efficace. Car si la France fait figure de fer de lance pour les opiacés, avec notamment des traitements de substitution pour l'héroïne qui expliquent les faibles cas d'overdose, comparés aux États-Unis, nous manquons réellement de traitements pharmacologiques pour la cocaïne et les psychostimulants en général.

Dernier produit qui nécessite une vigilance de tous les instants : les opioïdes. Ils concernent traditionnellement en France l'héroïne. Le chiffre sidérant de 107 000 décès par overdose par an aux États-Unis exige que nous soyons très vigilants sur les opioïdes de synthèse, comme le fentanyl par exemple. Jusqu'à présent, la France n'est pas concernée par la faiblesse du système de santé qui a conduit à une épidémie sur le continent nord-américain, mais la production se développant désormais dans des laboratoires clandestins, nous devons rester attentifs. Quelques cas déclarés à La Réunion et en Occitanie sont liés au Nitrazépam, un produit extrêmement létal même à dose extrêmement faible, ce qui peut entraîner une surmortalité.

Globalement, tels sont les risques massifs que font courir aujourd'hui les drogues de synthèse. Pour des questions de culture de drogues naturelles dans certains territoires, pour des questions d'irrigation, et surtout parce qu'elles génèrent des profits supérieurs, elles cristallisent le marché. Elles circulent très facilement par le fret postal et sont produites dans différents pays, au coeur même de l'Europe désormais, ce qui suscite de vives craintes pour l'avenir.

À quelle demande répond ce marché illicite ? Tous les produits sont disponibles sur l'ensemble du territoire, urbain, périurbain ou encore rural ; le produit phare reste le cannabis, suivi des drogues psychostimulantes et en particulier des drogues de synthèse. On observe une forte tension auprès des réseaux criminels, qui cherchent à marquer leur territoire par des méthodes très violentes empruntées à celles du trafic d'armes ou à celui des cartels outre-Atlantique. L'action des services répressifs crée également des tensions sur ces marchés - on peut s'en féliciter.

Il est à noter que les réseaux ne se concentrent plus sur un seul produit, ce qui nous laisse à penser qu'il est illusoire de croire que la légalisation du cannabis leur porterait un coup fatal. Par ailleurs, ils recourent très massivement à un équipement de haute, voire de très haute technologie - le directeur général de la police nationale a dû vous en parler.

J'évoquerai une autre évolution des modes de distribution. Certes, les points de deal persistent, mais on assiste à un essor du fret postal, particulièrement adapté aux drogues de synthèse, et des call centers avec livraison, devenus importants dans le paysage de l'offre.

Cette situation justifie notre mobilisation sur la prévention de la participation des jeunes au trafic de stupéfiants, avec le recours des groupes criminels à des petites mains de plus en plus jeunes, souvent âgés de 11, 12 ou 13 ans, qui ne sont plus seulement issus des quartiers dans lesquels ces groupes habitent ni dans lesquels s'opère le trafic, mais qui sont recrutés grâce à une sorte de marché national du deal, parfois dans des zones rurales, distantes de plusieurs centaines de kilomètres.

Pour résumer, on observe en France une dynamique de l'offre sous-tendue par une évolution de la structuration des réseaux criminels. Le recrutement de jeunes gens ne peut pas non plus être totalement décorrélé d'un certain nombre de maux qui traversent la société et la jeunesse en particulier. La question de l'éducation, le sentiment d'impunité, une forme d'individualisme et la recherche de l'argent facile sont des éléments frappants quand on observe les plus jeunes participants au trafic. L'extension des réseaux se fait sur leur dos.

La question de la corruption joue aussi un rôle dans notre pays : les annonces récentes du ministre chargé des comptes publics en témoignent. À l'échelle internationale, on note également une polarisation plus forte : les traités et les conventions internationales sont moins respectés qu'auparavant, sans doute pour des questions d'agenda politique ; en attestent les initiatives, en Europe, de légalisation du cannabis, qui sont contraires aux traités européens et internationaux. Ces pays, pour partie, semblent aujourd'hui déchanter, mais les externalités négatives demeurent. N'oublions pas non plus la présence en embuscade de groupes industriels assez puissants, attirés par d'éventuels profits.

M. Jérôme Durain, président. - Y a-t-il un effet covid sur l'évolution des pratiques de consommation ?

M. Nicolas Prisse. - La question est complexe. La crise du covid a eu un impact sur la souffrance psychique : on pourrait s'attendre en contre-point à observer une augmentation des consommations. Or chez les jeunes, celle-ci a plutôt diminué, étant rappelé que cette diminution peut être également due à une limitation des moments festifs et de sociabilité des jeunes en groupe. Je ne puis donc pas interpréter cette donnée de manière univoque.

Mme Valérie Saintoyant, déléguée générale de la Mildeca. - La tendance à la baisse est amorcée depuis 2014 : elle est donc bien antérieure au covid. Sur les dix dernières années, on observe une baisse continue des consommations chez les jeunes de 17 ans.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Mildeca a pour objectif, si on en croit ses orientations stratégiques, que les produits stupéfiants soient moins disponibles et accessibles. Quelles mesures précises ont été mises en place pour y parvenir ?

Deuxièmement, quelle est la place de la Mildeca dans la lutte contre les narcotrafics ? La coordination avec les services judiciaires et les services de renseignement est-elle suffisante ? Dans la négative, quels sont les moyens pour y remédier ?

M. Nicolas Prisse. - Sur l'orientation stratégique, le « plan stups » rénové est en cours de finalisation. C'est lui qui fixera les actions à mener. Nous participons à cette discussion, coordonnée par l'Ofast, de façon à apporter les éléments qui nous semblent importants. Les arbitrages sont en cours, mais cette feuille de route constituera la vision opérationnelle de l'élément stratégique.

Sur la question de la coordination de l'action publique en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants, les efforts réalisés en 2019 avec la création de l'Ofast étaient nécessaires et ont fait leurs preuves. Arriver à faire travailler ensemble des professionnels qui ne se comprennent pas toujours et les rassembler sous un commandement unique, c'est la bonne voie. Faut-il aller plus loin ? Très probablement, et ce par davantage de formations croisées, de partage de compétences et de renseignements.

Il se trouve que je reviens de la zone des Antilles, où j'ai rencontré des acteurs de terrain en Martinique, en Guadeloupe ainsi qu'à Saint-Martin - j'inclus volontiers dans mon raisonnement la Guyane. Cette zone est fondamentale pour nous tous, que l'on habite dans ces territoires, dans l'Hexagone, ou que l'on soit citoyen européen, car c'est par là que passent aujourd'hui les flux qui nous inquiètent le plus, à savoir les drogues psychostimulantes comme la cocaïne. Il est certain qu'il faut renforcer la coordination dans ces territoires qui sont à la pointe de la lutte, qui sont symboliquement importants et qui sont en partie en souffrance, pour d'autres raisons encore, en accordant, si besoin, des moyens supplémentaires via l'État ou le fonds de concours.

M. Michel Masset. - Vous avez évoqué à plusieurs reprises l'activité naissante dans les territoires ruraux. Quelle est l'ampleur du phénomène ? Quelle évolution envisagez-vous dans ces territoires où nous avons effectivement moins de moyens de contrôle ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Selon vous, la légalisation du cannabis ne portera pas un coup aux réseaux criminels. Mais ne protégerait-elle pas davantage les clients, notamment les jeunes, en les maintenant à distance des petits trafiquants et des réseaux ?

Vous dites que d'autres pays européens ont légalisé le cannabis et qu'ils déchantent. Certes, cela ne résout pas tout, mais la répression à tout crin non plus. Il faut bien trouver une solution et ne pas mettre le problème sous le tapis, comme on le fait la plupart du temps.

Concernant le « plan stups » rénové, j'entends qu'il faut taxer et cibler les consommateurs. Ne pensez-vous pas que cela soit réducteur, notamment pour les drogues dures comme la cocaïne ? N'oublie-t-on pas la responsabilité des livreurs ? J'ai le sentiment qu'on passe à côté du fond du problème.

Enfin, vous avez indiqué que la saisie des avoirs criminels est l'un des leviers les plus pertinents pour toucher au coeur les trafiquants. Quelles sont, selon vous, les marges de progression en la matière ?

Mme Catherine Conconne. - Je viens de ce triangle auquel vous faisiez allusion, Guyane-Guadeloupe-Martinique, qui est, hélas !, un couloir de circulation de la drogue vers l'Europe.

En tant que maire adjoint pendant quinze ans à Fort-de-France, j'étais chargée de la prévention de la délinquance et de la sécurité : les problèmes sont dus à 90 % à la drogue et à ses travers, les trafics et la consommation. Vous avez dû voir, lors de votre visite, de nombreuses personnes ravagées par le crack, désocialisées, toutes formes de délinquance avec parfois des situations dramatiques. À ce jour, on compte déjà 25 morts qui sont dus, pour la plupart, à des règlements de compte.

Les campagnes de communication vous paraissent-elles être à la hauteur des enjeux de prévention ? Elles me semblent quasi inexistantes, ou trop occasionnelles, pour avoir le moindre impact sur les jeunes publics. Quand je me rends dans des établissements scolaires pour dire qu'il est dramatique de fumer du cannabis à 14 ans et que cela peut conduire à des pathologies graves qui auront des conséquences désastreuses, les élèves sourient. Il n'y a pas de prévention massive, les jeunes semblent considérer que fumer un joint équivaut à fumer une cigarette. Avez-vous prévu d'accentuer cette prévention et de cibler davantage les jeunes ?

Mme Valérie Saintoyant. - Nous recevons des témoignages nombreux et concordants des préfectures, via les directeurs de cabinet, mais aussi des forces de sécurité intérieures, en particulier des gendarmes, sur la consommation de drogues et les trafics sur tout le territoire français, y compris dans de petits villages ou des villes de taille moyenne, lesquels étaient auparavant beaucoup moins affectés que les zones urbaines. Sur l'ensemble du territoire, ce sont, peu ou prou, les mêmes produits qui sont consommés, à l'exception de quelques particularités locales. Dans l'Est de la France, les flux remontant vers la Belgique et les Pays-Bas, la consommation d'héroïne est un peu plus importante et les saisies de cannabis peuvent être plus nombreuses.

Quelques villes de taille moyenne sont plus affectées par l'usage de crack que d'autres en raison de trafics très présents, comme à Alençon, à Troyes, à Compiègne, le crack n'étant plus du tout un phénomène uniquement parisien. De nombreuses petites villes nous signalent également des usagers de crack sur la voie publique.

Face à ce fléau, nous disposons des mêmes outils de lutte que dans les zones urbaines : la police nationale bien sûr, de même que la gendarmerie nationale. Les trafics s'organisent souvent à partir de centres urbains avant d'irriguer le territoire rural aux alentours. Les consommateurs utilisent aussi parfois ces zones rurales pour stocker leurs produits ou les cultiver. Les gendarmes ont mis en évidence de plus en plus d'affaires de cannabiculture. Ce phénomène ne se limite plus aux zones urbaines.

M. Nicolas Prisse. - Faut-il légaliser le cannabis ? Avant de savoir si c'est le bon moyen, il faut s'accorder sur ce qu'on veut obtenir. Pour ma part, je veux que les gens fument moins de cannabis en France et que les réseaux criminels soient moins présents, moins forts et gagnent moins d'argent. Dès lors, il importe de regarder toute la palette des actions possibles.

Dans des pays tels que le Canada et les États-Unis, le bilan de la légalisation n'est positif sur aucun de ces deux objectifs, qui sont le coeur de notre action. La légalisation du cannabis s'accompagne inéluctablement d'une banalisation du produit, qui entraîne une diminution de la perception des risques et une augmentation de la consommation, en particulier chez les jeunes adultes.

Comme je l'ai indiqué précédemment, nous obtenons des résultats positifs pour ces tranches d'âge. On commence à prendre conscience que ce produit est très mauvais pour le cerveau des jeunes, jusqu'à 25 ans, mais aussi au-delà avec des données très claires sur l'insertion professionnelle des adultes. On ne gagnerait rien à banaliser le produit en le légalisant.

Sur les réseaux criminels, on ne gagne pas non plus. Ils ne sont plus spécialisés. On sera obligé de prendre un cannabis à 8 % pour le vendre dans des boutiques ou des bureaux de tabac, si on arrive à les ouvrir - on voit combien c'est compliqué en Allemagne. Et, de leur côté, les trafiquants proposeront du cannabis à 20 %, moins cher, avec des goodies. C'est ainsi que cela va se passer. Au final, deux circuits parallèles vont perdurer, comme c'est le cas actuellement aux États-Unis et au Canada. Si l'on voulait vraiment éradiquer les réseaux criminels, il faudrait ouvrir des superstores officiels pour l'ensemble des drogues, c'est-à-dire légaliser aussi la cocaïne, pourquoi pas l'héroïne, toutes les gammes de cannabis.

Même si cela ne va pas assez vite, en matière de prévention, on peut faire encore mieux, sans doute davantage, mais la légalisation du cannabis est une solution quelque peu hasardeuse au regard des objectifs que je poursuis.

Madame la sénatrice, les chiffres que vous donnez sur la délinquance liée aux stupéfiants en Martinique m'interpellent un peu. Pour en avoir discuté avec les autorités locales, en matière de conduites addictives, l'alcool joue un rôle très significatif, tant en ce qui concerne les accidents que les crimes et les délits. Sur l'ensemble du territoire national, l'alcool est impliqué dans 30 à 40 % des crimes et délits, et en particulier dans les violences intrafamiliales. Mais vous avez raison, le phénomène de la drogue commence à avoir des impacts forts dans ces territoires. Et je souhaite que l'on cible un peu plus pour protéger certes l'Hexagone et l'Europe, mais d'abord, je le répète, les territoires. La consommation était traditionnellement centrée sur le cannabis : on sait aujourd'hui que la cocaïne devient un produit de consommation de plus en plus courant en Martinique comme en Guadeloupe.

Sommes-nous mauvais en matière de campagne de prévention et de communication ?

Mme Catherine Conconne. - Je suggérais plutôt que ce n'était pas suffisant.

M. Nicolas Prisse. - On n'en fait sans doute pas assez, mais on le fait plutôt bien pour les plus jeunes que vous avez ciblés. Certes, la campagne est moins spectaculaire si j'ose dire, parce qu'elle a lieu dans l'intimité des classes, mais nous axons notre travail sur les compétences psychosociales : redonner de l'estime de soi à des jeunes qui en ont perdu, travailler en confiance avec les adultes, respecter l'autorité, se respecter soi-même. C'est ce qui fonctionne le mieux. D'ailleurs, si la consommation de drogue diminue aujourd'hui, toutes substances confondues, chez les plus jeunes, c'est grâce à la mise en place de ces programmes dans ces territoires, même s'ils ne sont pas mis en oeuvre aussi vite qu'on le voudrait.

La question des parents est fondamentale. Les campagnes d'information et de prévention doivent d'abord s'adresser aux parents. Nous avons fait un film sur le cannabis avec France Télévisions il y a quelques années. J'avais été sidéré d'entendre une femme affirmer qu'elle préférait que sa fille fume un joint plutôt qu'une cigarette ! Cela témoigne d'une vraie perte de repères. Certes, j'entends bien qu'il n'est pas bon pour la santé de fumer des cigarettes à 14 ans, mais il est nécessaire d'informer les adultes, au-delà de la sphère familiale, dans le milieu de l'enseignement, dans le milieu socio-éducatif, de leur donner des clés sur les motivations d'usage et la manière de réagir, et surtout de leur donner des éléments consensuels sur la dangerosité de certains produits.

Mme Catherine Conconne. - Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de travailler sur la confiance en soi. Mais pour fréquenter la soixantaine d'établissements sur mon territoire, je puis vous dire qu'on est très loin de ce qu'on vous a indiqué.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je me permets de vous reposer ma question, car elle est très importante pour la suite de nos travaux. Vous avez évoqué l'importance des saisies des avoirs criminels : comment peut-on les faire progresser ?

M. Nicolas Prisse. - Il faut que la procédure soit très sécurisée. De temps en temps, certaines saisies ne se passent pas bien, sont insuffisantes en quantité. Il convient de former davantage les magistrats sur ce qu'ils peuvent faire, jusqu'où ils peuvent aller. Si l'on faisait une règle de trois - ma démonstration est un peu audacieuse - entre le chiffre d'affaires global de la lutte contre les stupéfiants, le nombre de personnes interpellées et les 45 millions saisis, on constaterait une perte en ligne. Aussi, il faut accroître singulièrement le niveau d'information et de sécurisation de la procédure et, d'une certaine manière, en faire la publicité. L'Agrasc a dû vous parler de la vente qui a eu lieu l'an dernier au palais de justice, un événement important. Même si la presse ou certains relais d'opinion critiquent certaines mesures pour telle ou telle raison, on a observé en l'espèce une forme d'unanimité.

Aussi faut-il progresser encore sur la sécurisation des saisies et des confiscations.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner quelques exemples de fragilité juridique sur la procédure de saisie ?

M. Nicolas Prisse. - Il y a quelques années, certains avocats attaquaient assez facilement le respect de la procédure, notamment sur ce qui se passait au tribunal. Les greffiers n'avaient pas été assez formés. Depuis lors, on a remédié à ces faiblesses.

Mme Valérie Saintoyant. - Nous avons une visibilité assez réduite sur le process précis de la saisie des avoirs et de la confiscation, car nous sommes en bout de chaîne. Nous constatons une forte augmentation des fonds que nous verse l'Agrasc et nous en déduisons que la formation des enquêteurs, des magistrats et du personnel de la justice s'est améliorée.

Mme Célia Bobet, chargée de mission de police au sein de la Mildeca. - Je pense que le facteur de progrès le plus important serait la systématisation. C'est systématique pour les enquêteurs de l'Ofast, mais cela l'est peut-être moins pour les enquêteurs locaux, car ils sont pris dans un flux plus traditionnel de recherche de preuves. Or, dans le cadre d'une enquête, la saisie et la confiscation vont au-delà de la simple preuve.

M. Jérôme Durain, président. - J'ai lu que les licences Briefcam
- le logiciel israélien de reconnaissance faciale -, qui sont contestées, avaient été financées sur le fonds de concours « Drogues ». Est-ce exact ? Avez-vous une politique d'évaluation des actions mises en place avec les crédits de ce fonds ou êtes-vous simplement un bailleur ?

Par ailleurs, vous nous avez parlé d'une expérimentation sur le rôle des mineurs dans les trafics. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Nicolas Prisse. - En tout début d'année, on reçoit la globalité des crédits du fonds de concours. Pour l'année 2023, on devrait être aux alentours de 47, 48 ou 49 millions d'euros. La clé de répartition entre les ministères a été établie lors d'une réunion interministérielle assez ancienne et n'est pas contestée : 35 % pour la police nationale ; 25 % pour la gendarmerie, 20 % pour la justice, 10 % pour la douane et 10 % pour la Mildeca.

Ensuite, chaque ministère ou chaque direction interroge ses services au niveau territorial et les demandes de financement remontent dans chaque direction. Une fois que les arbitrages sont rendus par les directeurs, ils me sont adressés pour vérifier qu'aucune de ces demandes n'est orthogonale à la stratégie interministérielle ou à la politique que l'on poursuit collectivement - c'est assez rare. Nous faisons parfois quelques remarques sur des projets internationaux, quelques projets de formation, pour qu'ils soient mis en oeuvre ensemble plutôt qu'isolément. Concernant les matériels, nous faisons confiance aux services qui les demandent et à l'arbitrage rendu par les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales. Nous ne nous posons donc pas des questions de détail.

M. Jérôme Durain, président. - Il n'y a pas de reconnaissance faciale comme objectif partagé sur ces questions de stupéfiants ?

M. Nicolas Prisse. - Absolument pas. Sur les questions techniques, nous faisons confiance. Nous demandons que les services évaluent certains de leurs projets. Cela fait l'objet d'ailleurs d'un rapport que nous allons vous remettre. On est à la frontière entre la véritable évaluation d'impact, qui est assez rare en réalité, et le suivi de la mise en oeuvre d'un certain nombre d'actions. Il ne s'agit pas d'évaluation de politique publique au sens le plus littéral du terme parce qu'il faudrait un certain recul sur le sujet.

Mme Célia Bobet. - L'expérimentation qui vise à prévenir la participation des jeunes au trafic de stupéfiants s'appelle Limit's. En 2020, nous avons constaté l'implication croissante et très préoccupante des plus jeunes, âgés de 13 à 16 ans, comme petites mains, qu'on appelle les intérimaires du point de deal. Nous voulions intervenir en amont, dans le cadre d'une prévention primaire, en identifiant les leviers qui conduisent un jeune à vouloir participer à ce trafic, au-delà de la simple quête de l'argent facile.

L'expérimentation a été élaborée avec trois territoires directement concernés et les acteurs locaux impliqués au quotidien sur ces questions : on a d'abord travaillé avec la ville de Loos, à côté de Lille ; Lille a voulu rejoindre l'expérimentation l'année suivante ; puis Sarcelles.

Nous avons travaillé sur les leviers que nous avions identifiés avec des chercheurs, avec des spécialistes dans la prévention. Les programmes de compétences psycho-sociales qui pouvaient être mis en place à l'école sur le long terme auprès des plus jeunes, c'est-à-dire les élèves de CM1, CM2, de sixième ou de cinquième, sont apparus comme des leviers intéressants pour prévenir non seulement la consommation, mais aussi la délinquance, comme aux États-Unis.

Pour ce faire, nous avons décidé de mobiliser les parents. On parle des quartiers les plus touchés, pour lesquels le trafic est presque conçu comme une activité quotidienne. Quand un gamin de 10-12 ans voit dans son immeuble des gens qui participent à ces trafics, il faut faire en sorte que ce ne soit pas conçu comme une activité banale et quotidienne, comme une activité comme une autre, mais une activité illicite et dangereuse à plusieurs égards. Il s'agit donc d'accompagner la parentalité sur ces questions. À Lille, nous avons mis en place plusieurs ateliers de mères - elles sont généralement les plus mobilisées et ont souvent un certain sentiment d'impuissance et de manque d'autorité sur leur enfant - pour partager les expériences, mais nous leur avons aussi proposé des programmes plus structurés d'accompagnement de la parentalité : au-delà des programmes de renforcement des compétences psychosociales (CPS), je pense au programme de soutien aux familles et à la parentalité (PSFP), par exemple.

Le troisième volet du programme consiste à travailler auprès des jeunes sur les idées reçues sur les trafics pour les déconstruire : ce serait de l'argent facile, rapide ; cela n'impacterait qu'eux et ils seraient maîtres de leur destin ; ce serait sans conséquence et cela pourrait être un simple passage pour gagner de l'argent. Dans cette perspective, on a élaboré des capsules vidéo de sensibilisation avec des jeunes de Sarcelles et un réalisateur sarcellois pour travailler sur l'impact que ces trafics peuvent avoir sur les parents. Ce levier est intéressant, car s'ils ne craignent pas de se mettre en danger, ils peuvent prendre conscience de l'impact que cela peut avoir sur leur famille, sur leur mère qui est inquiète, sur leurs proches. Ces outils de prévention sont disponibles pour les professeurs et les travailleurs sociaux, afin qu'ils déconstruisent en partie ces mythes et engagent des discussions.

Nous avons également travaillé avec la justice sur le sentiment d'impunité, en procédant à la reconstitution de procès, ainsi que sur la dangerosité. Il est important de rappeler les risques, notamment judiciaires, et les engrenages. Des jeunes pensent qu'ils vont pouvoir être sur un point de deal pendant un laps de temps défini, mais ils sont finalement retenus par des dettes parce qu'ils se font voler le produit ou parce qu'ils l'ont consommé sans penser qu'ils allaient devoir le rembourser.

Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple d'un procès. Des jeunes ont accepté une offre d'emploi à Marseille sur les réseaux sociaux, en CDD et logés. Mais ils se sont fait voler leurs produits, ils sont donc remontés à Sarcelles avec des dettes très importantes et ont été amenés à prostituer deux de leurs amies pour les rembourser. Certaines trajectoires criminelles commencent de cette façon. Rares sont ceux qui pensent avoir un parcours de vie dans le deal pour avoir une possibilité d'ascension sociale.

Enfin, nous travaillons aussi sur la prévention urbaine, comme à Loos. Nous avons travaillé avec un bailleur social, la tour était sous protection policière. Le Raid est intervenu, c'était nécessaire pour déstabiliser le point de deal et le faire disparaître. Cela permet aux habitants et au bailleur de se réapproprier positivement le territoire, plutôt que d'envoyer régulièrement des gendarmes.

Enfin, nous proposons des alternatives en montrant que le deal n'est pas une voie normale. Nous avons proposé, notamment à Sarcelles, des « journées d'ouverture des possibles » avec différents métiers, du plus qualifié au moins qualifié, présentés par des personnes qui avaient estimé réussir leur vie.

M. Nicolas Prisse. - Je tiens à souligner que tout ce travail a été fait avec la collectivité, la préfecture, le procureur, l'éducation nationale, l'agence régionale de santé, des associations à vocation de prévention sanitaire ou sociale et les bailleurs sociaux. Il y a quelques années, la fameuse tour de Loos était appelée « la tour de la mort » : quand on y allait, on devait être protégé et on ne pénétrait pas dans les escaliers de secours, tant ils étaient encombrés, parce que c'était là que se faisait le deal. Aujourd'hui, on a l'impression d'un vrai progrès : peut-être est-ce dû un peu grâce à notre programme, mais cela est dû bien sûr grâce à l'action des policiers qui ont débarrassé la tour des points de deal, grâce au bailleur social qui a revu les logements et grâce aux habitants qui se sont réapproprié l'espace.

Par ailleurs, on essaie de toucher tous les jeunes de la commune au travers des actions que mentionnait Célia Bobet, pour essayer de leur montrer qu'un autre avenir est possible, pour fixer des limites tant aux parents qu'aux enfants et les sensibiliser à la vie terrible qu'ils vont avoir s'ils participent au trafic de stupéfiants. Il est fou de constater qu'ils considèrent qu'il est fun de participer à ces trafics - cette évolution est extrêmement inquiétante - et qu'ils se projettent, comme ils le disent eux-mêmes dans la vidéo de Sarcelles, entre quatre planches ou quatre murs, mais que cela ne suffit pas à les arrêter dans ces trajectoires morbides.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez dit financer de grands équipements, notamment deux radars. De quoi s'agit-il ?

M. Nicolas Prisse. - L'idée est de favoriser aux Antilles les équipements locaux ; ce sont des radars de surveillance maritime.

M. Jérôme Durain, président. - La commission des lois a auditionné il y a quelques mois la cheffe de l'Ofast. Nous nous posions alors la question de savoir si le trafic de stupéfiants était une infraction « mère » ou une infraction « matrice ». Cette focalisation sur ce sujet semble avoir disparu. Cette expression vous évoque-t-elle quelque chose ?

M. Nicolas Prisse. - Non.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer

LUNDI 11 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, accompagné de M. Benoît Piguet, chef de cabinet du secrétaire général de la mer, et de Mme Caroline Legave, chargée de mission « douane » au secrétariat général de la mer.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Lallement, M. Benoît Piguet et Mme Caroline Legave prêtent serment.

M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer. - Le secrétariat général de la mer est un organisme peu connu. Créé par décret en 1995, il est directement rattaché à la Première ministre, et j'exerce pour son compte l'action de l'État en mer. Celle-ci se définit par une liste de 45 missions, qui vont de la protection de l'environnement - la création de l'organisme est liée aux catastrophes maritimes ayant entraîné d'importantes pollutions dans les années 1970 - à tout ce qui relève de la police de la mer.

En tant que secrétaire général de la mer, j'ai autorité sur les préfets maritimes en métropole et, pour l'exercice de ces compétences, sur les délégués de l'action de l'État en mer dans les territoires ultramarins. Sur chacune des trois façades - Manche-mer du Nord, océan Atlantique et mer Méditerranée -, les préfets maritimes sont à la fois des autorités civiles de police et des chefs militaires. Depuis leur création à l'époque du Consulat, ils peuvent intervenir sur les sujets de police de la mer et, du fait de leurs compétences relevant de la marine nationale, rendre fongible l'ensemble des moyens.

La fonction de garde-côte incarne l'action de l'État en mer - il s'agit bien d'une fonction, et non d'un corps comme aux États-Unis. Concourent à cette fonction la marine nationale principalement, mais également les douanes et tous les services de l'État mettant des embarcations à l'eau. Dès lors qu'un semi-rigide, par exemple, est mis à l'eau par la gendarmerie nationale ou la police de l'air et des frontières, il relève de la fonction garde-côtes.

L'action de l'ensemble des administrations est coordonnée par une comitologie, mais l'opérationnel est géré par les préfets maritimes et, en outre-mer, par les préfets de zone. Aux Antilles, par exemple, le préfet de la Martinique assure, en tant que préfet de zone terrestre, la fonction de délégué de l'action de l'État en mer ; à La Réunion et à Mayotte, c'est le préfet de La Réunion, avec une délégation attribuée au préfet de Mayotte, car les deux territoires sont si éloignés qu'il ne peut gérer seul les sujets maritimes liés à cette île.

Pour les préfets maritimes (Prémar), c'est assez simple, car ils détiennent l'ensemble des manettes. À titre d'illustration, la région de compétence du Prémar Atlantique s'étend de la limite des Antilles jusqu'au golfe de Guinée et même en deçà. Dans ces vastes zones s'appliquent des règles fixées par un certain nombre de traités internationaux, qui nous permettent notamment de lutter contre le trafic de drogue.

Dans le cadre d'un centre opérationnel de la fonction garde-côtes, j'assure un suivi de toutes ces activités et réalise des synthèses pour la Première ministre. Ce centre opérationnel est situé à Balard auprès de l'état-major de la marine ; il est armé, outre la marine, par les douanes, la gendarmerie, ainsi que par la direction générale des affaires maritimes. Il s'agit d'un dispositif déconcentré ; je suis tenu au courant de l'ensemble des opérations, mais je ne dirige pas pour autant les saisies dans le golfe de Guinée ! Cela est géré, au niveau opérationnel, par les Prémar ou les délégués de l'action de l'État en mer.

Ma compétence dans la lutte contre la drogue s'arrête sur le rivage. Une exception à cela, due aux circonstances : la Première ministre m'a demandé de suivre et de mieux coordonner la lutte contre la drogue dans le domaine portuaire. Au sein de la Commission interministérielle de sûreté maritime et portuaire (Cismap), nous examinons un certain nombre de dispositifs afin d'améliorer notre efficacité en matière de lutte contre le trafic de drogues dans les ports.

Pourquoi les ports ? Comme vous le savez, une grande partie de la cocaïne arrive par les ports d'Europe du Nord, qui ont rehaussé leur dispositif de protection ; il était impératif que nous relevions le nôtre. Or le suivi étatique du système portuaire est assez compliqué dans notre pays : le préfet est chargé du suivi de la sûreté ; le ministère des transports, via la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), exerce son autorité de tutelle des différentes autorités portuaires dans les grands ports de l'État - les ports décentralisés ne sont pas concernés ; et enfin, d'autres acteurs, comme les douanes, interviennent sur le dispositif portuaire. La Cismap assure donc une nécessaire coordination interministérielle ; pour marquer son intérêt pour le sujet, la Première ministre a demandé à son directeur de cabinet de présider l'instance.

La première décision de la Cismap a été de confier le traitement de l'ensemble des criblages au Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas). Toute personne entrant dans un grand port maritime doit présenter une carte d'accès ; celle-ci est délivrée après un criblage sur différents fichiers, afin de juger de l'honorabilité de cette personne. En confiant le criblage au Sneas, organisme rattaché au ministère de l'intérieur, nous avons accès aux fichiers de souveraineté, ce qui est préférable lorsque l'on a affaire à des menaces de haute intensité.

Le dispositif, qui nécessite une modification des textes, se déploiera progressivement à partir du début de l'année 2024. Il est assez complexe, car il concerne à la fois les zones portuaires réservées et les installations portuaires. L'objectif est d'arriver à un criblage plus efficace sur les accès aux zones portuaires.

Par ailleurs, la douane va déployer, à partir du milieu de l'année 2024 - le marché est en cours de passation -, une série de scanners pour traiter les containers. Le nombre de ces containers étant important, seulement 2 % d'entre eux sont actuellement scannés à l'échelle mondiale. La mise en place de ce nouveau dispositif dans les grands ports maritimes courant 2024 nous permettra d'être plus efficaces.

D'autres mesures en faveur de la sécurité portuaire devraient également voir le jour. En dehors de ce travail de coordination, mon rôle s'arrête dès que l'on arrive sur terre ; les préfets terrestres prennent alors la main en matière de lutte contre la drogue comme dans les autres domaines.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, vous avez mentionné l'intervention de plusieurs services de l'État. Comment jugez-vous la coordination entre ces différents services ? Avez-vous diagnostiqué des points faibles ? Si tel est le cas, voyez-vous des pistes pour y remédier ?

Le domaine maritime que nous surveillons est très vaste. Pour cela, nous sommes amenés à communiquer avec d'autres pays côtiers. Existe-t-il, selon vous, des pays défaillants, faute de moyens ou d'une volonté politique, ou car ils ne s'inscrivent pas dans une coopération internationale ? Compte tenu de l'importance de ces trafics de drogues sur l'espace maritime, avez-vous identifié des points faibles ?

M. Didier Lallement. - Oui, de nombreux points faibles ont été identifiés. En matière maritime, des conventions internationales et des traités régissent le droit de la mer, mais il existe un certain nombre d'interstices dans lesquels se glissent les trafiquants ; le récent problème des pavillons en est un exemple.

Lorsque nous souhaitons arraisonner un bâtiment suspect au titre de l'action de l'État en mer, le droit de la mer prévoit que l'on saisisse l'État dont relève le pavillon d'une demande de visite à bord, afin de vérifier si le renseignement en notre possession est confirmé par la présence de drogue. Tous les États doivent donc disposer d'un centre d'appels permettant de donner une réponse rapide afin d'autoriser la visite ; en mer, il va de soi que l'on ne peut attendre une réponse quinze jours, celle-ci doit intervenir rapidement. Or nous avons remarqué que certains États autorisant des facilités fiscales pour l'immatriculation, et se retrouvant ainsi avec de nombreux pavillons, ne sont pas toujours en mesure de répondre dans les délais ; c'est ainsi le cas de nos amis polonais, qui immatriculent beaucoup de navires mais ne se sont pas dotés d'un dispositif pertinent et, dans bien des cas, ne répondent pas aux demandes de visite.

Nous avons à notre disposition des dispositifs juridiques parfois étonnants, le plus efficace pour nous étant celui de la dissociation, permis depuis 1994 par la loi française. En accord avec les parquets, lorsque nous sommes loin de nos bases, par exemple dans le golfe de Guinée, nous saisissons la cargaison sans forcément déférer devant les juges les personnes présentes sur le bateau ; nous détruisons la drogue et laissons le bateau continuer. Bien sûr, des renseignements sont pris sur le navire et l'équipage et le bateau sera signalé au pays de destination, mais le plus important est de détruire la drogue. Sans cette procédure, il faudrait attendre que le navire revienne en France, ce qui prendrait plusieurs jours et atténuerait les effets de notre action.

Les trafiquants de drogue sont très imaginatifs. Sans parler de défaillances, il existe forcément des manques dans notre dispositif collectif. On voit bien, par exemple, que les contrôles au départ d'un certain nombre de pays ne sont pas aussi approfondis que l'on pourrait le souhaiter.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de la coordination entre les différents services français ?

M. Didier Lallement. - Étant chargé de cette coordination, je ne peux que dire que celle-ci est excellente ! Cela étant dit, je le crois sincèrement, car les choses se passent bien. En mer, la fiabilité du renseignement est essentielle. Il n'aurait aucun sens, en effet, de contrôler tous les navires à l'aveugle comme on contrôlerait tous les camions en faisant un barrage. Ce qui compte, c'est la fiabilité et la coordination du renseignement entre les services français ; je pense notamment au travail effectué par les commandants de zone maritime (CZM) auprès des préfets maritimes et des délégués de l'action de l'État en mer. Il existe également des outils très efficaces, notamment au niveau européen, comme le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N).

Nous travaillons, en outre, sur certains procédés liés au trafic de drogues ; je pense notamment au clignotement de l'AIS (Automatic Identification System), la balise permettant de repérer les navires en mer, accessible en source ouverte. L'extinction de l'AIS est pour nous un signal. Ainsi, un navire dont l'AIS s'éteindrait au large de la Bretagne pour se rallumer en Manche-mer du Nord a pu être victime d'une panne, mais c'est peu probable. Il en va de même pour un navire décrivant des zigzags alors que les embarcations vont en général le plus droit possible afin d'économiser le carburant.

Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre question, le dispositif de coordination est, à mon sens, pertinent. Bien sûr, nous aimerions disposer de davantage de navires et de personnel, afin de réaliser plus de contrôles ; mais indépendamment de cela, notre dispositif est efficace.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez évoqué le fait que les ports du nord de l'Europe, très touchés par le trafic, ont consolidé leurs dispositifs de sécurité, nous incitant à renforcer les nôtres. Vous avez également évoqué le criblage préalable aux entrées dans les ports, le scanner plus systématique des containers ; je sais que d'autres mesures sont envisagées, concernant par exemple les douaniers, pour leur donner davantage de mobilité et de formation. Sur toutes ces mesures, pouvez-vous nous donner des éléments complémentaires ?

Vous avez beaucoup parlé des grands ports, mais les petits ports sont également touchés ; les trafiquants ont compris que la surveillance y était peut-être moindre. Ces petits ports relèvent-ils de votre compétence ?

Quelles relations entretenez-vous avec le secteur privé dans les ports ? Je pense notamment aux industriels, aux dockers, aux acconiers, aux personnes engagées dans la réparation navale ; un travail de coopération est sans doute envisageable.

Enfin, vous avez évoqué le déchargement au large, avec des bateaux qui, craignant d'être arraisonnés, préfèrent jeter la drogue à la mer. Avez-vous rencontré ce genre de situation dans vos fonctions ?

M. Didier Lallement. - Dans notre jargon, nous appelons cela le drop off, soit le fait de balancer des paquets de drogue étanches à la mer, éventuellement avec une balise, dans l'attente qu'un autre « navire fille » vienne les récupérer. C'est la raison pour laquelle, du fait des courants, on retrouve parfois des ballots non récupérés sur les plages de la Manche.

Dans les ports du Nord de l'Europe, la cocaïne a des effets catastrophiques. En prenant ces mesures, au-delà de la lutte contre le trafic de drogue, il nous importe d'éviter que la corruption entre dans le pays. On connaît l'alternative posée par les « narcos » en Europe du Nord ; c'est une balle dans la tête ou une enveloppe de billets. Notre pays, pour l'instant, est préservé, mais la corruption pourrait entrer par ce biais.

Les ports du Nord de l'Europe prennent des dispositions fortes, mais nous n'en sommes pas à leur niveau de difficulté : à Anvers, au mois d'octobre, 35 tonnes de cocaïne ont été saisies. Pour autant, nous devons rehausser notre dispositif afin, précisément, de ne pas devenir un maillon faible.

Je n'ai, en effet, pas évoqué les ports décentralisés ni les ports de plaisance ; il arrive que l'on trouve de la drogue dans les navires de plaisance. Certes, les tonnages sont moindres, de l'ordre de 500 ou 700 kilos, voire une tonne. Le tarif du kilogramme de cocaïne, à son arrivée en France, s'élève à plus de 30 000 euros, sachant qu'il sort des lieux de production à 1 000 dollars. Pour plusieurs centaines de kilos, on voit bien les sommes que cela représente.

Concernant les petits ports et la plaisance, il faudra donc renforcer le dispositif étatique. Le système de la navigation de plaisance est très ouvert. Aux Antilles, il existe un dispositif dit de clearance, dont j'aimerais m'inspirer, même si cela nécessite de modifier la loi : il oblige un bateau de plaisance à déclarer son lieu de destination ou de provenance. Ce n'est pas le cas pour les navires arrivant en Europe.

Nous devons changer la nature des contrôles pour l'ensemble du dispositif maritime. Avec les grands ports, nous n'en sommes qu'au début ; demain, il conviendra de s'intéresser à tout le reste. À titre de comparaison, il est beaucoup plus difficile d'entrer sur un aérodrome que dans un port. Dans le domaine aérien, on s'appuie notamment sur les données PNR (Passenger Name Record) ; un tel dispositif n'existe pas pour la circulation maritime.

Je coordonne l'effort de lutte contre la drogue dans les ports, mais la relation avec le secteur privé relève du ministère des transports. Pour l'installation des scanners de la douane, nous discutons avec les opérateurs portuaires ; il s'agit de trouver des terrains au plus près du lieu de déchargement des containers, car la rapidité du chargement et du déchargement est décisive pour l'efficacité portuaire ; nous ne devons pas être un obstacle à la compétitivité de nos ports.

Cette relation avec le secteur privé passe également par la demande adressée à tous les opérateurs portuaires de durcir leur dispositif informatique. Au-delà de l'aspect matériel et de l'isolement d'un certain nombre de containers, les dispositifs informatiques doivent également pouvoir résister aux pénétrations des trafiquants, qui leur permettent d'aller se servir directement dans le port.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des dispositifs informatiques portuaires ont-ils déjà été hackés par des réseaux ?

M. Didier Lallement. - Oui, il y a des exemples.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les auteurs ont-ils été identifiés et poursuivis ?

M. Didier Lallement. - Des enquêtes judiciaires sont en cours concernant des suspicions d'actions de cette nature. Tous les containers sont immatriculés, et l'autorisation est délivrée par voie informatique. Entrer dans le système pour savoir où se trouve son container est moins compliqué que d'aller le chercher sans autorisation dans le port. En effet, cette dernière option oblige à corrompre la chaîne humaine permettant l'accès au container, voire, comme on l'observe désormais, à laisser des gens dans le container qui, une fois arrivés dans le port, ouvrent celui-ci de l'intérieur et sortent ainsi la marchandise, toujours avec des complices ; et quand cela est trop compliqué à réaliser en zone portuaire, ils attendent que le container soit à l'extérieur de la zone pour sortir la marchandise.

Concernant les petits ports, nous n'en sommes qu'au début des efforts à fournir. Nous sommes confrontés à une variété spectaculaire dans l'organisation des trafics. Nous parlons de navires pilotés mais nous aurons très prochainement à lutter contre les passages transatlantiques par drone maritime.

Mme Catherine Conconne. - Vous avez vanté l'innovation du dispositif de clearance aux Antilles. Ce dispositif est très récent, il date d'à peine six mois. Sa mise en place, qui a pris beaucoup de temps, est réalisée par des entreprises privées. Le dispositif est drastique à Sainte-Lucie, alors qu'un important trafic provient de cette île, aussi bien en matière de drogues que d'armes. Après quelques mois, avez-vous connaissance de premiers bilans ? Les gens se soumettent-ils à ce dispositif, avec la contrainte des horaires d'ouverture des commerces qui le mettent en oeuvre ? Étant régulièrement invitée par des plaisanciers, j'ai pu observer qu'un certain nombre d'entre eux « zappent » cette formalité.

M. Didier Lallement. - C'est probable, mais l'essentiel était de mettre en place la clearance. Elle existait déjà en pratique, mais sans être systématisée, car nous avons éprouvé des difficultés à trouver le biais juridique qui permette au préfet de prendre l'arrêté établissant cette procédure. La douane élabore actuellement un fichier qui sera déclaré à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et permettra une traçabilité du dispositif que, pour le moment, nous n'avons pas. Le processus est long et lent, mais nous sommes un État de droit.

J'espère que, lorsque les fichiers seront consolidés, nous pourrons resserrer progressivement le dispositif. C'est à mes yeux exemple à suivre pour la métropole ; sans doute faudra-t-il, lorsque ce moment viendra, modifier la loi, car nous ne disposons pas des outils juridiques pour le mettre en place dans l'hexagone. Vous avez raison de souligner que, dans la zone antillaise, nous devons éviter le décrochage par rapport aux pratiques des autres pays, qui risque de nourrir un report. Par ailleurs, le trafic de drogues n'est pas le seul problème, car le trafic d'armes aussi est un sujet sensible dans cette zone. La clearance préfigure ce que nous devrons faire sur l'ensemble du territoire.

Le monde maritime était jusqu'à présent un espace de liberté, ouvert et peu réglementé, avec des usages réglés par les traités internationaux, comme aller secourir les personnes en cas de naufrage. Mais, en dehors de ces règles générales, notre droit est imprécis ; nous devons le construire en fonction de nouvelles menaces qui arrivent très vite et posent parfois des questions compliquées. Ainsi du cas où des bateaux d'ONG secourent en mer Méditerranée des migrants dont l'embarcation ne coule pas ; en matière de droit maritime, comment qualifier cette action ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - C'est un sauvetage !

M. Didier Lallement. - L'approche dépend de ce que l'on pense de la question ; mais je me limite au droit maritime.

Autre exemple : une des deux routes maritimes d'arrivée de la cocaïne - l'autre, dont nous avons parlé, étant celle des ports d'Europe du Nord - passe par le golfe de Guinée. Une fois la marchandise débarquée dans le golfe, il existe une route de cabotage maritime jusqu'au Maroc, et une route terrestre qui remonte vers l'Afrique du Nord et qui, pour ce qui nous concerne, arrivera soit à Marseille, soit à Sète. Où se positionne-t-on pour être le plus efficace ? La route terrestre n'est plus une possibilité, dans la mesure où nous avons quitté des zones comme le Sahel dans lesquelles notre action militaire servait également à lutter contre le trafic de drogue.

Le cabotage, lui, traverse les eaux intérieures d'un certain nombre de pays, ce qui implique d'avoir des accords avec eux. En matière d'action de l'État en mer, nous essayons d'établir une coopération avec tous ces pays riverains du golfe de Guinée. Il y a une dizaine de jours, la marine sénégalaise a saisi un important tonnage dans ses eaux grâce à notre travail conjoint.

M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué les navires qui éteignent leur AIS, on pourrait citer également les bateaux de pêche de certains pays qui ont l'habitude d'agir ainsi quand ils approchent de nos côtes.

Comme dans le domaine du cyber, les gens qui veulent nous attaquer profitent de nos points faibles. Les saisies importantes recensées à Anvers sont la conséquence du durcissement des contrôles dans le port de Rotterdam, avec un scanner systématique de tous les containers. Un certain nombre de ces containers se sont donc reportés sur le port d'Anvers. Comme vous l'avez signalé, il y a un lien entre la compétitivité, la vitesse et le contrôle ; depuis le Brexit, on met ainsi plus de temps à traverser la Manche.

Comment évaluez-vous la situation de nos ports en termes de protection et de contrôle par rapport aux autres ports européens ? Ne doit-on pas envisager une action au niveau européen ?

Vous avez évoqué le golfe de Guinée ; j'ai vu le nouveau port en eaux profondes, totalement digitalisé, de Kribi, au sud de Douala, où tous les containers seront scannés. Une interconnexion est-elle envisageable au niveau informatique, afin que nous puissions être avertis en amont de l'arrivée des containers ?

Certains ports ont un niveau de contrôle très faible des containers. J'ai récemment visité celui de Santos, au Brésil, qui souhaite augmenter ce niveau. Avez-vous un système de notes pour adapter le contrôle en fonction du port de provenance ? Cela permettrait de faire pression sur l'amont, à défaut de contrôler à 100 %.

M. Didier Lallement. - Cela existe déjà. On contrôle 2 % des containers au niveau mondial, mais 10 % de ceux qui proviennent d'Amérique du Sud. Tous les États sont conscients de la nécessité de mieux contrôler les containers provenant de cette zone. Pour cela, encore faut-il identifier qu'ils proviennent bien de cette zone, car une caractéristique des Antilles est de servir de zone de rebond ; les trafiquants savent très bien camoufler la provenance, notamment en changeant la marchandise de container.

En matière d'information et de contrôle, nous avons une coordination avec les pays d'Europe du Nord, sans que cela relève d'une décision européenne. Nous disposons de tous les outils juridiques nécessaires ; je crains qu'une initiative communautaire ne se traduise par des transpositions complexes.

L'enjeu est de mettre en place les dispositifs, en surmontant la contradiction que vous releviez, monsieur le sénateur, entre rapidité et contrôle. Dans le domaine portuaire, il est compliqué de faire admettre aux différents opérateurs, y compris aux dockers, un contrôle extérieur et un criblage préalable de personnes qui avaient l'habitude d'entrer librement dans certaines zones. Nous allons heurter des habitudes et des pratiques ; mais j'observe que, depuis les meurtres de dockers commis au Havre, ces derniers sont eux aussi demandeurs de sécurité. Les trafiquants de cocaïne sont d'une extrême violence, n'hésitant pas à menacer des familles et, éventuellement, à tuer.

Si vous me permettez cette mauvaise comparaison, ce sera toujours une course entre les gendarmes et les voleurs. Chaque fois que nous rehausserons nos dispositifs, les trafiquants trouveront d'autres moyens. J'évoquais tout à l'heure l'imagination sans limite des trafiquants, entre les personnes placées dans des containers et les caissons contenant la drogue soudés sous les caisses. La cocaïne a cette particularité d'être facilement camouflable dans des liquides ou des pâtes ; on en trouve parfois dans l'armature même des navires, ce qui oblige à les démonter pour la trouver. Si nous parvenons à rehausser le dispositif de contrôle dans les containers, où se trouvent les plus importants tonnages de drogue, nous serons ensuite confrontés à d'autres problèmes. On a déjà trouvé des semi-submersibles. Les trafiquants ont beaucoup d'argent et de moyens à leur disposition, et ils vont se servir des évolutions technologiques.

La coopération dans le golfe de Guinée est moins facile aujourd'hui. D'importants investissements sont réalisés dans des ports avec, semble-t-il, des capitaux étrangers ; cela change la physionomie de cette zone. Nous devons montrer notre efficacité aux personnes chargées de l'action de l'État en mer dans ces pays, en engageant une véritable coopération plutôt que le retour à des pratiques anciennes dont ils ne veulent plus.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La France s'est-elle dotée d'un dispositif de drones pour surveiller son espace maritime ?

M. Didier Lallement. - La marine nationale dispose de drones embarqués, mais je présume que votre question porte sur les drones partant de la terre en direction de la mer. Nous en utilisons quelques-uns, notamment aux Antilles, qui permettent de surveiller des zones plus vastes. Nous disposons également de radars ; aux Antilles encore, un projet de modernisation de nos systèmes est en cours. En métropole, se pose le problème du dispositif éolien en mer ; il faudra repousser les radars au-delà des éoliennes, afin de voir le plus loin possible.

Les drones de surveillance représentent l'avenir. Ils nous évitent d'immobiliser un moyen nautique et nous permettent de voir beaucoup plus loin. Pour donner un autre exemple, Mayotte est soumise à une forte pression migratoire venant des Comores, mais aussi de Madagascar, voire de l'Afrique des Grands Lacs ; il serait utile de surveiller l'espace international entre Madagascar et les côtes africaines, et nous ne pourrons y parvenir qu'en utilisant les drones.

Les douanes et la direction générale des affaires maritimes utilisent également des drones, pour cette dernière des appareils loués dans le cadre d'accords internationaux. Il est clair qu'il en faudra de plus en plus.

En métropole, nous disposons également du dispositif sémaphorique ; ainsi, dans le cadre de sa posture militaire de surveillance, la marine nationale contribue également à surveiller le trafic maritime, à la fois pour des raisons de police et de sécurité. Le rail Manche-mer du Nord est un endroit très sensible ; des moyens assez lourds sont pré-disposés pour éviter les catastrophes maritimes. Même avec un maillage au plus près des informations, nous ne sommes jamais à l'abri de surprises ; des navires ancrés par malchance à proximité de câbles les arrachent en dérivant, ce qui nous oblige à les aider...

M. Jérôme Durain, président. - Le sujet de la corruption a été évoqué dans nombre de nos auditions. Est-ce un risque émergent, prévalent, ponctuel ? Avez-vous développé des dispositifs au sein de vos services ?

M. Didier Lallement. - La corruption est davantage qu'un risque ; aux Pays-Bas et en Belgique, elle s'avère déjà un modus operandi très efficace. Les gens qui refusent de se faire corrompre sont menacés, ainsi que leur famille - tout cela est connu, et la presse s'en est fait l'écho. Nous souhaitons mettre nos agents à l'abri de ce genre de menaces. Pour cela, le dispositif doit être sous surveillance en permanence. Sous le regard d'une caméra, un agent ne pourrait être corrompu par un trafiquant, même s'il le voulait. Nous devons permettre à nos agents, qu'ils soient dockers, fonctionnaires ou militaires, de résister à la corruption, en maillant le dispositif et en assurant la traçabilité de la circulation dans les ports. Néanmoins, il y aura toujours des êtres faibles pour se laisser corrompre ; mais c'est une corruption qui finit assez mal.

L'hypothèse que les narcotrafiquants arrivent, par ce biais, à ébranler nos fondements républicains me paraît sérieuse. Je suis toujours navré par la consommation de drogue, en particulier de cocaïne ; les consommateurs y voient un acte individuel, alors qu'ils ébranlent les fondements de notre nation et nous plongent, collectivement, dans une situation difficile.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le secrétaire général, je vous remercie pour toutes ces informations très utiles.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

LUNDI 11 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous entendons à présent M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Je le laisse nous présenter les deux personnes qui l'accompagnent.

M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Sont à mes côtés M. Pascal Filippi, l'un de mes deux directeurs adjoints, qui se consacre à la branche « douanes et droits indirects » du service, ainsi que Mme Valérie Maniez qui est la cheffe du pôle « investigations judiciaires ».

M. Jérôme Durain, président. - Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Perruaux, M. Pascal Filippi et Mme Valérie Maniez prêtent serment.

M. Christophe Perruaux. - Je suis le directeur du SEJF, anciennement le service national de douane judiciaire (SNDJ), créé en 2002. Le SNDJ avait regroupé les officiers de douane judiciaire (ODJ), dont l'origine remonte à 1999 avec la demande des douaniers de disposer de moyens procéduraux supplémentaires pour aller plus loin dans leurs enquêtes, notamment en matière d'identification des trafics et des trafiquants.

Le SEJF présente la particularité d'être le seul service de police judiciaire à compétence nationale à être dirigé par un magistrat de l'ordre judiciaire. Le code de procédure pénale en dispose ainsi.

Antérieurement, j'ai été juge d'instruction, en me consacrant principalement à la lutte contre la criminalité organisée. J'ai notamment été responsable de l'instruction au sein de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille. Avant de rejoindre le SNDJ-SEJF, j'étais procureur de la République adjoint à Paris, chargé de la criminalité organisée. Avec François Molins et Rémy Heitz, j'ai alors participé à la création de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco).

M. Jérôme Durain, président. - Nous en avons entendu les représentants la semaine dernière.

M. Christophe Perruaux. - Le SEJF a succédé au SNDJ en 2019. Aux compétences particulières des ODJ, la nouvelle structure s'est vue ajouter une compétence fiscale. Celle-ci se traduit par la présence d'officiers fiscaux judiciaires (OFJ), qui traitent des présomptions de fraudes fiscales complexes.

La démarche qui a présidé à la création du SEJF, et qui le différencie des autres services de police judiciaire, consiste à recourir à ces agents issus d'administrations travaillant sur les flux financiers ou de marchandises ainsi que sur leurs irrégularités, et déjà compétents en matière de fraudes. Nous les formons ensuite à la procédure pénale et au droit pénal pendant six mois, au sein du service, afin qu'ils deviennent des enquêteurs judiciaires sous l'autorité exclusive des magistrats.

En effet, si je suis administrativement rattaché à la directrice générale des douanes et au directeur général des finances publiques, je n'interviens que pour les magistrats, procureurs ou juges d'instruction, qui me saisissent au titre d'une enquête de flagrance, d'une enquête préliminaire ou sur commission rogatoire. Je ne rends compte qu'auprès d'eux. Nos partenaires les plus habituels sont les juridictions spécialisées : Jirs, Junalco et parquet national financier (PNF).

À la différence de ceux des autres services d'enquête à compétence nationale que sont les divers offices, les agents de notre service, ODJ et OFJ, ne disposent que des compétences d'attribution que la loi leur confère. Ils n'interviennent donc pas sur n'importe quelle infraction ; on ne peut les saisir que sur les infractions limitativement énumérées aux articles 28-1 et 28-2 du code de procédure pénale : infractions douanières, escroqueries à la TVA, blanchiment des principales infractions pour les ODJ ; présomption de fraude fiscale complexe, blanchiment de ces présomptions, escroqueries à la TVA depuis la loi de finances pour 2023 pour les OFJ, et, avec la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, escroqueries aux finances publiques pour les ODJ comme pour les OFJ.

Dans le cadre du plan de lutte contre la fraude engagé par Gabriel Attal et poursuivi par son successeur chargé des comptes publics, le SEJF connaît une profonde mutation. Il est appelé à se transformer en office national antifraude aux finances publiques (Onaf). Nous exercerons un chef de filat, à l'instar de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) dans son domaine ou d'autres offices dans d'autres matières.

Le SEJF compte actuellement 321 agents, au sein de dix unités réparties sur le territoire national. Ces unités dépendent directement du siège du service. Les magistrats me saisissent en ma qualité de directeur et il me revient ensuite d'attribuer les enquêtes aux unités. Leur implantation géographique ne répond à aucune logique, sinon à celle que l'histoire des douanes nous a léguée. Elle ne correspond ni aux régions administratives, ni aux cours d'appel, ni aux Jirs. Nos unités se situent à Lille, Metz, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris et Fort-de-France. Pour l'heure, une seule unité fiscale est présente dans la capitale. Le développement du service doit par ailleurs nous conduire à constituer une unité fiscale à Marseille. Nous disposons enfin de trois petites antennes, situées à Perpignan, Nice et Dijon. Notre présence à Perpignan n'est pas anodine s'agissant de la lutte contre le trafic de stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans un entretien que vous avez accordé au journal Le Point, vous évoquiez le Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers. Au sujet des systèmes de blanchiment mis en place par ces grossistes, vous indiquiez qu'« ils fournissent des produits clés en main avec le paiement d'une commission assez raisonnable et blanchissent pour toutes les activités illégales : stupéfiants, contrefaçons, import-export, fraude à la TVA ». Pouvez-vous nous expliquer ces mécanismes, bien identifiés à Aubervilliers, et ce que vous avez entrepris pour lutter contre ?

M. Christophe Perruaux. - Lorsque j'étais en fonction au parquet de Paris, la criminalité qu'on appelle « chinoise » était un phénomène que tous les services d'enquête décrivaient chacun de leur côté comme étant à fort enjeu, sans toutefois que cela se traduise par une quelconque action coordonnée. L'information existait de part et d'autre, mais n'était pas partagée entre les services et aucune véritable stratégie commune n'était menée. Je ne suis pas certain que nous ayons beaucoup progressé sur ce sujet...

Le Cifa, c'est d'abord un problème de déclarations mensongères sur la valeur ou l'origine des produits importés, c'est-à-dire d'importations réalisées en fraude des droits de douane et à la TVA.

Il s'agit de la fraude au régime douanier 42 : des produits arrivent par exemple au port du Pirée en Grèce, on y déclare un container pour une valeur de 10 au lieu de 100 et le container ne fait l'objet d'aucun contrôle. Le principe veut que les droits de douane soient acquittés non dans le port d'entrée de l'Union européenne, mais dans le port du pays de destination. Or nombre de containers « se perdent » en chemin. Les sociétés prétendument à l'origine de leur importation sont totalement fictives ou disparaissent très vite aussitôt qu'on entreprend de les contrôler. Un grand nombre de ces marchandises se retrouvent ainsi au Cifa d'Aubervilliers, et dans d'autres places européennes équivalentes, notamment en Italie ou en Espagne, d'où leur redistribution alimente toute une économie parallèle, grise ou noire, fort destructrice pour l'économie régulière. Elles génèrent beaucoup de cash. La criminalité chinoise a dû apprendre à gérer et à employer ce cash pour régler les expéditeurs et les fournisseurs du pays d'origine, mais également pour l'investir et en profiter. C'est pourquoi elle a développé des circuits de blanchiment.

Comme j'en avais à connaître au parquet de Paris, le SEJF est saisi de manquements aux obligations déclaratives. Concrètement, des véhicules partent d'Aubervilliers vers le nord de la France chargés de cash - 200 000, 300 000, 500 000 euros, voire un million d'euros. Ils se dirigent ensuite plutôt vers des pays de l'Est de l'Europe, tels que la Hongrie ou la Pologne, où la bancarisation des fonds s'effectue dans des conditions moins exigeantes. Une fois bancarisé, le cash disparaît très vite vers des pays ou vers des territoires tels que Hong Kong, qui ne coopèrent pas avec nous.

Ce système existe partout en Europe, ce qui explique par exemple que les interventions pour manquement aux obligations déclaratives sont fréquentes entre l'Espagne et l'Italie. Les douaniers contrôlent de nombreux camions chargés de marchandises non déclarées à l'aller et d'argent au retour.

La communauté criminelle chinoise - mais elle n'est pas la seule - a acquis une véritable compétence en matière de blanchiment. Elle la met à disposition de ceux qui veulent en user, et ce dans bien d'autres domaines que le textile, son commerce d'origine : elle la propose ainsi aux acteurs de la fraude fiscale, du travail illégal et du trafic de stupéfiants, qui connaissent parfaitement la qualité de ses prestations. L'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) a d'ailleurs pu retrouver dans de mêmes dossiers des trafiquants de stupéfiants et des fraudeurs fiscaux, ce qui plaisait certainement moins aux seconds qu'aux premiers...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'article de presse que je mentionnais fait état de ces systèmes de blanchiment liés les uns aux autres alors qu'ils se rapportent à des activités distinctes. Les entreprises spécialisées dans le blanchiment peuvent-elles en définitive tout blanchir, quelle que soit l'origine des fonds ?

M. Christophe Perruaux. - C'est tout à fait cela. Il y a une vingtaine d'années, je travaillais davantage sur la criminalité classique et je m'intéressais moins au problème du blanchiment d'argent. Nous avons changé notre manière d'appréhender cette criminalité, en la considérant davantage sous l'aspect des produits des infractions, des circuits financiers et du blanchiment.

Auparavant, dans les milieux criminels, chacun tâchait de blanchir son activité de son côté. Désormais, nous constatons que les circuits de blanchiment regroupent l'argent en provenance d'infractions de diverses natures. L'argent n'a pas d'odeur : quel que soit le délit ou le crime initial, il est blanchi par des organisations qui montrent un authentique savoir-faire. Celles-ci recourent à des sociétés fictives, à des comptes bancaires volatils ou difficilement traçables. Elles disposent de numéros de téléphone et d'adresses électroniques pour ouvrir des comptes en banque.

Le blanchiment des revenus du trafic de stupéfiants n'y échappe donc pas, bien que ce système n'ait pas totalement remplacé les phénomènes de compensation que nous connaissions plus classiquement, comme la hawala.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans un autre article, publié dans le journal Le Monde, vous abordez la présomption de blanchiment. Vous posez la question de savoir jusqu'où vous pourrez aller dans l'utilisation de cet outil particulièrement efficace. Au terme de vos propos, vous semblez néanmoins tempérer l'affirmation de son efficacité en remarquant qu'« au regard de la criminalité organisée telle qu'on la connaît, on est encore très loin de pouvoir atteindre véritablement les chefs des réseaux ».

M. Christophe Perruaux. - C'est un outil très efficace.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Est-il typiquement français ?

M. Christophe Perruaux. - Je ne pourrais l'affirmer. En tout cas, quand nous en échangeons avec nos collègues étrangers, ils nous regardent avec envie et nous disent que nous disposons d'un outil juridique très efficace.

Son efficacité dépend pour beaucoup de la portée que la Cour de cassation et sa chambre criminelle lui donneront à l'avenir et qu'elles lui ont donnée jusqu'à présent, par une interprétation particulièrement large. Il permet un renversement de la charge de la preuve : un acte de dissimulation suffit, en l'absence de justification économique évidente, non à constituer la culpabilité, mais à obliger la personne qui s'est livrée à l'opération à démontrer l'absence de blanchiment.

La présomption de blanchiment a d'abord servi pour les véhicules remplis de cash qui sortaient du Cifa. Il est en effet assez peu naturel d'avoir caché dans les ailes ou sous les fauteuils de son véhicule 1 million d'euros en espèces...

Lors d'un franchissement de frontière, le transport d'espèces et l'acte de dissimulation constituent déjà un manquement à l'obligation déclarative auprès des douanes, dès que la somme atteint 10 000 euros. L'incapacité à en préciser l'origine ajoute à cette première infraction une présomption d'opération de blanchiment. Autrement dit, l'autorité qui poursuit n'a pas à démontrer l'infraction d'origine, c'est-à-dire que l'argent provient d'une activité illégale, criminelle ou délictueuse. Nous avons toutefois vu les limites de cette approche dans certains dossiers dont nous sommes saisis, qui mettent notamment en cause des oligarques d'un pays actuellement en guerre.

L'utilisation en empilement de sociétés situées à l'étranger et le choix de complexifier des schémas de financement répondent parfois non pas à une volonté de dissimuler l'origine frauduleuse des fonds, mais à une logique économique complexe, à une recherche d'optimisation fiscale, qui n'est pas une fraude fiscale, voire à la tentative de se mettre à l'abri de dirigeants d'un pays hostile. À partir de quand doit-on considérer que la dissimulation est en soi un élément de preuve suffisant pour nous permettre de basculer vers la présomption de blanchiment ?

Une autre thématique portée par le SEJF a trait au blanchiment via les cryptoactifs. Leur utilisation n'est pas illégale en soi et n'équivaut pas en tant que telle à une volonté de dissimulation. Cependant, il arrive qu'un service étranger nous informe qu'il a identifié sur une plateforme étrangère un portefeuille détenu par un résident français, dont les fonds sont au préalable passés par un « mixeur », une prestation destinée à anonymiser les cryptoactifs en les mélangeant à d'autres et à rompre ainsi la fameuse blockchain. Nous considérons ce type de procédé comme un acte de dissimulation laissant présumer une opération de blanchiment en ce qu'il ne revêt pas de logique économique intrinsèque et parce qu'il fait l'objet d'une facturation de l'ordre de 20 % à 30 % du capital.

Dans pareil cas de figure, la présomption de blanchiment nous est extrêmement pratique. Elle nous a permis de saisir plusieurs dizaines de millions de cryptoactifs sur des plateformes. Sans elle, nous aurions été démunis, ne pouvant démontrer l'origine frauduleuse des sommes présentes sur les portefeuilles.

M. Jérôme Durain, président. - La corruption a été fréquemment évoquée lors de nos précédentes auditions. À l'occasion des enquêtes du SEJF, avez-vous déjà constaté des faits de corruption, spécialement d'agents publics, qui auraient facilité la mise en place de circuits de blanchiment de flux financiers liés au narcotrafic ?

Vos diverses fonctions et responsabilités vous ont mis au contact de trafics de stupéfiants en divers lieux du territoire. Quelles dynamiques observez-vous dans ces trafics ?

M. Christophe Perruaux. - Sous réserve de ce qu'en diront mes collaborateurs, la corruption n'est pas un phénomène que nous détectons particulièrement dans les enquêtes que nous traitons. Nous ne l'en connaissons pas moins et nous ne le perdons pas de vue.

De fait, nos homologues néerlandais du service d'information et d'enquête fiscale (Fiod, Fiscale inlichtingen en opsporingsdienst), service équivalent du SEJF et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) français, que j'ai rencontrés, jugent la situation de la corruption aux Pays-Bas à ce point catastrophique qu'ils la considèrent comme quasiment perdue, ne sachant plus comment la traiter.

Je ne peux vous en dire utilement plus sur la corruption. Néanmoins, avec la création de l'Onaf, nous veillons à bien séparer nos compétences de celles de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), l'entité spécialement chargée des faits d'atteinte à la probité. Si, dans notre activité, nous décelons ou soupçonnons un phénomène de corruption, nous en rendons compte au magistrat mandant, en l'invitant à saisir l'OCLCIFF. Au sens légal du terme, le SEJF n'est pas compétent pour connaître de ces matières, sauf à les traiter en tant qu'infractions connexes, mais tel n'est pas le coeur de son sujet.

Quant à la dynamique qui anime le narcotrafic, je vous dirai que je suis heureux lorsque nous remportons des batailles ; depuis trente ans que je mène une guerre, je n'ai pas l'impression que nous la gagnons un peu plus chaque jour...

Sans doute la directrice de l'Ofast, Mme Stéphanie Cherbonnier, avec laquelle j'ai longtemps travaillé en partenariat - elle comme enquêtrice dans différents services, moi en tant que magistrat -, vous en a-t-elle parlé, ce sont les dossiers EncroChat et Sky ECC qui ont révolutionné notre approche du phénomène. Jusqu'alors, nous entretenions une vision des trafics de stupéfiants qui, peut-être, ne correspondait plus à une réalité pourtant déjà ancienne, celle d'un trafic à l'aspect international très marqué. Évidemment, tout le monde savait qu'on ne produisait pas la cocaïne en France, mais ces dossiers nous ont révélé un monde d'affaires mû, comme n'importe quel autre, par des considérations de rentabilité, de coût, de productivité, entre des vendeurs et des acheteurs.

Nous avons constaté la capacité d'un véritable commerce international à acheter et à vendre des produits, par exemple au travers de l'application de messagerie chiffrée Sky ECC. Dans ce commerce, le coût de fabrication ne représente pratiquement rien : c'est le transport des produits stupéfiants et leur livraison aux consommateurs qui, en revanche, s'avèrent onéreux. C'est là que réside tout l'enjeu. Ce commerce s'internationalise, les échanges qu'il produit se massifient.

Ne soyons cependant pas trop pessimistes. Je citerai les propos que m'a un jour tenus à Marseille un voyou que je mettais en examen avant de l'écrouer : « Monsieur le juge, ici on ne peut plus travailler ! ». La législation française reste très efficace sur le territoire national. Elle oblige les différents acteurs du secteur économique à des dénonciations et révélations de flux manifestement illégaux, que Tracfin traite ensuite, avec suivi. Nous travaillons d'ailleurs en partenariat étroit avec ce service.

De tels systèmes conduisent aujourd'hui les contrevenants à s'installer dans des places financières comme Dubaï. Ils sont en réalité très peu présents en France. Les effets de leur commerce se font sentir chez nous et les plus désastreux sont manifestes à Marseille, dans les cités, où de pauvres gosses se tirent dessus et meurent. Mais les commanditaires ne sont pas basés à Marseille ou à Paris, c'est ce que Sky ECC nous a révélé. Avant, notre vision du trafic se déployait à hauteur de « tonton » ou d'informateur, ce dernier connaissant son n + 1, voire son n + 2, mais rarement ceux qui sont au-dessus. Nous avons réalisé qu'il existait un échelon supérieur, plutôt basé à l'étranger.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Pour pratiquer le blanchiment, les narcotrafiquants ont-ils recours aux mêmes stratégies financières que les grandes entreprises multinationales ou mettent-ils en place des systèmes particuliers ? Certes, je fais la différence entre des activités criminelles et des activités légales, mais s'agit-il des mêmes circuits et réseaux ?

Votre service est rattaché aux douanes et deviendra bientôt l'Onaf. Vous occuperez-vous, ou vous occupez-vous déjà, du blanchiment qui s'opère sur notre territoire, notamment dans les golfes, les hôtels ou les magasins de luxe ? Ce domaine fait-il partie de vos compétences ? Si ce n'est pas le cas, de quel service relève-t-il ?

M. Christophe Perruaux. - Nous changeons de nom mais restons rattachés aux douanes et aux finances publiques. Nous traitons donc du blanchiment commis sur le territoire national, sous toutes ses formes. Ces dossiers représentent 40 % de ceux sur lesquels nous travaillons. Il s'agit d'un blanchiment qui n'est pas forcément douanier mais qui est commis sur le territoire national, et qui est plutôt lié à des affaires complexes, dites « du haut du spectre ». Nous traitons notamment de blanchiment commis par ou au sein des multinationales. Le secret de l'instruction m'interdit de vous répondre davantage sur ce sujet.

Nous n'intervenons que de manière marginale dans le domaine du blanchiment de trafic de stupéfiants. Même si les mécanismes utilisés se ressemblent, nous n'appréhendons pas de la même manière le blanchiment quand il est commis par une multinationale et quand il est le fait de narcotrafiquants. Il est intéressant de noter que les organisations criminelles ou les voyous à titre personnel ont pour objectif de légaliser leurs activités et de devenir des chefs d'entreprise. Lorsque leurs activités légales deviennent aussi, voire plus, importantes que leurs activités illégales, notre tâche devient très difficile, surtout s'ils sont basés à l'étranger. En effet, il est très compliqué de faire la différence entre ce qui est légal et ce qui ne l'est pas quand on se penche sur l'origine des fonds. Certains acteurs ont si bien réussi que leurs activités sont désormais essentiellement légales.

À la création du service, il y a vingt ans, le ministère de l'intérieur n'a pas souhaité que nous travaillions sur le blanchiment de trafic de stupéfiants ou sur les stupéfiants, malgré la volonté des douanes. Ainsi, le SEJF ne s'occupe de ce type d'affaires qu'en cosaisine avec un autre service. Nous avons recensé ces dossiers de blanchiment de trafic de stupéfiants depuis trois ans et nous en comptons 36, dont les intensités sont très variables. Je donnerai un exemple : un manquement aux obligations déclaratives est constaté, une somme de 100 000 euros est découverte lors d'un contrôle et le chien des douanes permet d'identifier la présence de stupéfiants. Le parquet nous cosaisit alors, avec un autre service de police ou de gendarmerie.

Par ailleurs, nous sommes cosaisis avec l'Ofast sur des dossiers très intéressants. Chaque service apporte ses compétences et son savoir : l'Office travaille sur les trafiquants et le produit, quand nous nous concentrons sur le blanchiment et notamment sur les cryptomonnaies. Depuis mon arrivée dans le service, j'ai fait en sorte que nous nous formions à cette dernière question, qui prend beaucoup d'importance puisque nous découvrons des cryptomonnaies lors de la quasi-totalité de nos perquisitions. Notre collaboration avec l'Ofast est très efficace et les ODJ comme les OFJ travaillent très bien avec les officiers de police judiciaire (OPJ).

S'agissant de la question des finances publiques et du narcotrafic, j'évoquerai un dossier intéressant, qui trouve son origine dans une escroquerie au chômage partiel, domaine sur lequel nous travaillons également. Une société fictive avait détourné de l'argent public et obtenu le paiement de 200 000 euros de salaires. L'affaire a été dénoncée par une direction départementale des finances publiques et le parquet nous a saisis, avec peu d'espoir car tout le monde avait compris que la société dépendait d'un gérant fictif. Mais, en travaillant sur cette entreprise, en croisant ses numéros de compte, ses numéros de téléphones et ses adresses mail, nous avons identifié toute une structure de sociétés fictives. Des dizaines de sociétés étaient gérées par un individu franco-marocain basé à Dubaï, qui les mettait à disposition de toutes les organisations criminelles qui le souhaitaient. Nous avons compris que ces sociétés avaient notamment servi à importer 600 kilos de cocaïne saisis au départ d'un aéroport en Amérique du Sud, 10 tonnes de tabac saisies à Anvers et deux fois 200 kilos de méthamphétamine saisis en Allemagne. Nous avons travaillé avec l'Ofast car nous avions repéré que 22 tonnes de sucre devaient arriver grâce à ces sociétés ; le container était contaminé à la cocaïne. Grâce à ce travail commun, des individus d'un cartel colombien venus à Barcelone avec leur chimiste ont été arrêtés, ainsi que les personnes formant la logistique française. De plus, nous avons fait arrêter le commanditaire à Dubaï par les autorités émiraties. L'affaire ne s'est pas arrêtée là puisque nos collègues du service étaient à Bogota il y a un mois. En collaboration avec la Drug Enforcement Administration (DEA), le reste du cartel a été interpellé par les Américains et est en voie d'extradition vers les États-Unis. Tout est parti d'une dénonciation pour escroquerie au chômage partiel par la direction départementale des finances publiques et de notre saisine.

M. Franck Menonville. - Des pays peuvent permettre de bancariser d'importantes sommes en liquide plus facilement que d'autres, grâce à leur système bancaire. Des améliorations et des partenariats sont-ils envisageables dans ce domaine, notamment au niveau européen ?

M. Christophe Perruaux. - Je ne peux que les appeler de mes voeux, même si la question échappe à mes compétences. Les obligations en matière de connaissance du client (Know Your Customer), qui s'appliquent sur le territoire national, devraient être les mêmes dans tous les pays de l'Union européenne pour éviter une bancarisation plus facile dans certains pays.

Ces manquements ne nous ont pas empêchés de poursuivre la Bank of China lorsque j'étais au parquet de Paris. Nous avions obtenu une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) car, après l'avoir identifiée dans une affaire de blanchiment, nous considérions que cette banque ne respectait pas ses obligations de vérification. Nous avions ouvert une information judiciaire et, après discussion, la Bank of China a accepté de payer une amende dans le cadre de la CJIP. Nous avons donc des moyens d'action judiciaire, mais il serait plus simple que les règles appliquées sur le territoire national s'étendent au sein de l'UE.

M. Olivier Cadic. - Je reviens du Panama, pays de transit des stupéfiants, où les autorités font de la lutte contre le crime organisé une priorité. Nous avons déjà évoqué la mise en place de dispositions législatives permettant de connaître les bénéficiaires finaux des entreprises. En effet, pour contourner les sanctions économiques, des États utilisent ces réseaux d'entreprises fictives. Où en est-on sur ces questions ? J'ai évoqué le Panama, sans l'accuser, et je pourrais aussi mentionner Dubaï, Singapour ou Hong Kong. Certains s'accommodent de l'existence de ces places financières. Dans le cadre de vos enquêtes, comment travaillez-vous avec les pays peu coopératifs ?

Je voudrais aussi évoquer le problème des narco-États, qui ont pignon sur rue, siègent à l'ONU et facilitent le trafic de drogue, y compris sa financiarisation. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ? Ces États peuvent faire du lobbying à l'ONU et tenter de bloquer des réglementations internationales qui ne conviendraient pas au crime organisé.

M. Christophe Perruaux. - Pour nous, cette problématique se traduit de façon concrète par une absence de réponse donnée par certains États aux questions que l'on pose, ce qui peut mettre fin à une enquête. Ainsi, quand nous adressons aujourd'hui une demande d'entraide ou une commission rogatoire internationale à Hong Kong, nous n'obtenons pas de réponse, alors que nous en recevions encore récemment.

Inversement, nous obtenons certains résultats, notamment grâce au rôle joué par le Groupe d'action financière (Gafi). À titre d'exemple, les Émirats arabes unis ont été soumis à un examen du Groupe et nous avons, de façon ponctuelle, obtenu d'eux davantage de réponses à des questions ou à des demandes d'entraide.

Ces questions nous dépassent, puisqu'elles relèvent des relations internationales. Nous faisons simplement le constat qu'effectivement, on nous répond ou on ne nous répond pas.

Quand nous perquisitionnons un important fraudeur fiscal et que nous découvrons, sur son ordinateur ou son téléphone, des échanges sur des transferts d'argent à destination d'un compte à Hong Kong, nous pouvons l'interroger. Nous retombons alors sur des éléments nous permettant de considérer que des sommes peuvent être dissimulées à l'étranger et de caractériser une présomption de blanchiment.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos services ont participé avec le commandement de la gendarmerie (ComCyberGend) à la fermeture d'un trafic de stupéfiants dans le cyberespace. Le trafiquant opérait sous le pseudonyme explicite de « DrugSource ». Comment avez-vous été saisis et par qui ? Quels moyens d'investigation avez-vous mis en place pour mettre un terme à ces activités ? Le sujet des cryptomonnaies est techniquement très compliqué ; de quels moyens disposez-vous pour traquer ces flux financiers occultes ?

M. Christophe Perruaux. - Je ne pourrai pas évoquer ce dossier qui n'a pas encore été jugé. L'affaire trouve son origine dans une dénonciation d'un service d'élite au sein de la douane appelé Cyberdouane. Les membres de ce service de grande qualité chassent les délinquants sur le darknet, notamment les trafiquants de stupéfiants, et certains sujets nous sont communs. Le darknet offre l'anonymat et permet de vendre aussi bien des stupéfiants que des armes ou des médicaments, mais donne aussi accès à des sites pédopornographiques. Tous les paiements s'y effectuent en cryptomonnaies. Cette problématique m'intéresse depuis l'exercice de mes anciennes fonctions, qui m'ont permis de comprendre que pour lutter efficacement contre la criminalité internationale, il nous fallait aller sur le darknet et récupérer de l'argent dans le cyberespace.

Nous avons des outils, mais ils coûtent cher. Il faut organiser des formations et sensibiliser l'ensemble des agents. Nous y parvenons, si bien que d'autres services de police judiciaire nous sollicitent ou demandent aux magistrats de nous cosaisir pour que nous puissions travailler spécifiquement sur la blockchain, les identifications des avoirs et leur saisie. Ces questions peuvent paraître très complexes mais, une fois qu'on y est formé, on comprend qu'il suffit d'identifier le propriétaire d'un wallet pour remonter à l'infini. Investir en la matière était donc important et nous l'avons fait avec succès, comme nous le disent les magistrats et l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Ainsi, le Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de la gendarmerie a demandé à être saisi avec nous, alors que leurs compétences techniques en matière de cyber sont grandes. Mais ils étaient intéressés par notre compétence particulière dans le domaine du blanchiment des cryptoactifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle part de votre activité occupent les dossiers ouverts grâce à des informateurs ?

M. Christophe Perruaux. - Cette part est nulle car nous ne pouvons pas nous autosaisir. Notre champ d'intervention a été limité sur les stupéfiants, puisque nous devons être cosaisis, et, de la même manière, nous ne pouvons pas nous saisir d'un dossier. Quand un informateur nous donne des éléments, nous le renvoyons vers le service pertinent.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre présence et des informations que vous avez partagées.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Guillaume Airagnes,
directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, et de Mme Ivana Obradovic, directrice adjointe.

LUNDI 11 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons, pour clore l'après-midi, à l'audition de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Je vous remercie de votre présence devant cette commission d'enquête et vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Airagnes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, et Mme Ivana Obradovic, directrice adjointe, prêtent serment.

M. Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT. - Je commencerai par une brève présentation de l'Observatoire et de son activité.

L'Observatoire s'appuie sur un conseil scientifique et une équipe pluridisciplinaire, qui comporte notamment une unité d'études quantitatives et une unité d'études qualitatives. Nous nous intéressons aux drogues licites comme illicites, mais aussi aux jeux de hasard et d'argent. Notre mission est l'information des décideurs publics, des professionnels et du grand public ; nous avons vocation à être un « point focal » national pour la France auprès de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT, en anglais EMCDDA), qui est une agence de l'Union européenne.

S'agissant des grandes tendances en population générale française, les enquêtes menées auprès des adolescents montrent, depuis les années 2010, une tendance à la baisse de l'ensemble des expérimentations et des usages, pour les substances licites comme illicites. À titre d'exemple, pour le cannabis et à 17 ans, l'usage au moins une fois par mois est passé de 22 % en 2011 à 14 % en 2022. Ces tendances à la baisse se retrouvent aussi à l'âge adulte, avec une exception qui est celle des stimulants comme la cocaïne, marquée par une augmentation de l'usage - soit un usage dans l'année en population générale adulte qui s'élevait à 0,9 % en 2010 et qui est passé à 1,6 % en 2017) ; les premiers résultats pour 2023 montrent un quasi-doublement de l'usage dans l'année de la cocaïne comparativement à 2017.

Pour continuer sur le sujet de la cocaïne, cette augmentation s'accompagne d'une perception de la dangerosité qui diminue : en 2008, 6 % de la population adulte considérait que la consommation était dangereuse seulement si elle était quotidienne, contre 14 % en 2022.

Autre facteur d'inquiétude : on constate une augmentation de la pureté des produits consommés, qu'il s'agisse de la résine de cannabis, d'herbe de cannabis, d'héroïne ou de cocaïne, alors même que les prix sont stables.

Plus largement, le marché des drogues illicites est globalement en augmentation à l'échelle de l'Union européenne dans son ensemble. Les infractions à la législation sur les stupéfiants en Europe sont majoritairement liées à l'usage illicite (il y a quatre fois plus de condamnations pour l'usage que pour le trafic), l'immense majorité étant liées au cannabis (quatre cinquièmes des condamnations pour usage). Pour la France, on observe une réponse pénale généralisée, plutôt sous la forme d'une amende pour l'usage, et de l'emprisonnement (avec sursis ou ferme) pour le trafic.

Pour en venir au cannabis, la France est le quatrième pays européen où la prévalence d'usage au cours du dernier mois est la plus élevée. En témoigne la demande de soins dans les structures spécialisées : 30 % des usagers rapportent un trouble de l'usage du cannabis comme source de la consultation. Cela va de pair avec une augmentation très marquée de la concentration en Delta 9 THC, la substance psychoactive du cannabis, avec pour la résine une concentration de 11 % dans années 2010 qui atteint 30 % en 2022. Cette évolution pose des problèmes en termes de santé publique, avec notamment l'apparition d'effets psychoactifs nouveaux.

S'agissant des modes d'approvisionnement, on constate une différence entre usagers irréguliers de cannabis (qui se fournissent généralement grâce à des connaissances) et usagers réguliers (qui font appel aux livraisons à domicile ou sur rendez-vous, ou qui fréquentent des points de deal). Le cannabis reste le plus grand marché illicite dans l'Union européenne et représenterait environ 11,4 milliards d'euros par an, un record de saisies ayant été atteint récemment, en 2021. La résine provient essentiellement du Maroc et entre en Europe via l'Espagne ; quant à l'herbe, elle est désormais produite en majeure partie produite au sein de l'UE, dont à 75 % environ en Espagne.

J'en reviens à la cocaïne : pour la France, le taux d'usage dans l'année dans la population adulte devrait atteindre 2.8 % en 2023, même si ce chiffre reste à consolider. Cela génère des dommages de santé publique assez majeurs, et notamment une augmentation très forte de la demande de soins pour intoxication aiguë ou troubles de la consommation. Sur l'approvisionnement, la cocaïne est l'une des substances pour lesquelles le recours à un point de deal est le mode le moins déclaré par les utilisateurs (moins d'un quart, soit taux le plus bas des substances illicites) ; ils recourent à internet, se font livrer à domicile, ou commandent sur les réseaux sociaux. La cocaïne provient, à parts quasiment égales, du Pérou et de la Colombie ; les saisies de produit faites en France concernent majoritairement (84 % en 2021) des régions portuaires : sur 15,8 tonnes saisies, 10,3 ont été faites sur le port du Havre.

L'usage des opioïdes est généralisé : 1,2 % de la population mondiale en a déjà consommé, avec une stabilité entre 2020 et 2021 qui succède à une légère augmentation entre 2017 et 2019. Ce sont les drogues les plus meurtrières, responsables de deux tiers des décès directs liés à l'usage de drogue. Deux épidémies sont en cours : celle du fentanyl en Amérique du Nord, et celle du tramadol en Afrique du Nord et de l'Ouest.

Pour l'héroïne, opioïde le plus classiquement utilisé par les personnes dépendantes, on constate une baisse sensible de l'usage par injection depuis 2014, au profit de la consommation sous forme inhalée et fumée. La demande de soins liée aux opioïdes reste stable, représentant environ 30 % des patients fréquentant les structures sociales spécialisées en addictologie.

Plus de 80 % de la production d'héroïne provient de la culture de l'opium en Afghanistan. En 2022, elle représentait 7 800 tonnes au niveau mondial, la route du trafic empruntant principalement les Balkans.

Deux points de vigilance sont à relever. D'abord, la récolte d'opium en 2023 en Afghanistan est compromise, ce qui pourrait faire émerger des marchés alternatifs. De fait, même s'il est trop tôt pour tirer des conclusions, les données de l'Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour 2023 montrent une forte augmentation des saisies d'opioïdes pharmaceutiques depuis 2021.

Ensuite, l'immense majorité des héroïnes disponibles sur le territoire national sont coupées avec des adultérants aux propriétés psychoactives - caféine et paracétamol surtout. Mais dans certaines régions comme l'Île-de-France et l'Alsace, notre dispositif de contribution à la veille sanitaire a mis en évidence de nouveaux produits de coupe, dont les cannabinoïdes de synthèse, qui n'ont pas les effets attendus par les consommateurs et peuvent causer des dommages médicaux sévères.

En 2022, l'ensemble des nouveaux opioïdes recensés par le système d'alerte sanitaire de l'Agence européenne des drogues appartiennent à la classe des nitazènes.

Parmi les nouveaux produits de synthèse de type amphétaminiques, l'amphétamine reste en France le stimulant synthétique le plus répandu, alors que dans beaucoup d'autres pays c'est la méthamphétamine qui domine. La production est principalement européenne et concentrée dans deux pays : la Belgique et les Pays-Bas. On utilise comme précurseur un produit industriel, le BMK, souvent acheté directement pour la fabrication de ces substances.

Dans les structures spécialisées, la demande de soins liée aux substances amphétaminiques a légèrement augmenté entre 2020 et 2021.

Concernant les autres produits de synthèse, les principaux signaux portent sur les psychédéliques comme la kétamine, les cannabinoïdes de synthèse aussi utilisés, on l'a vu, comme produits de coupe, et les cathinones. Ces substances sont responsables de la plus forte augmentation en demande de soins dans les structures médico-sociales spécialisées en addictologie. Dans la file active pour 2020 des usagers des centres de soin, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), 1,9 % déclaraient consommer des cathinones, contre 6,8 % en 2021. C'est également pour ce type de substances que l'approvisionnement à distance via les réseaux sociaux, internet et le darknet est le plus important.

En conclusion, nous constatons une abondance de l'offre, une tendance à la diversification des produits, une disponibilité en hausse, des modalités d'approvisionnement qui se diversifient, avec des points de vigilance sur l'expansion de l'usage de la cocaïne et des stimulants en population générale, ainsi que des nouveaux produits de synthèse.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment expliquez-vous la diminution de 23,9 % à 9,1 % de la part d'élèves de troisième ayant expérimenté le cannabis ? Pourquoi n'a-t-on pas constaté une tendance analogue pour la cocaïne ?

M. Guillaume Airagnes. - On observe chez les jeunes adolescents et pré-adolescents une baisse de l'expérimentation pour l'ensemble des substances ; elle est particulièrement visible pour le cannabis car les niveaux d'origine étaient plus élevés. La baisse de la diffusion dans les jeunes générations concerne les substances licites comme illicites. Pour le cannabis, la baisse très marquée peut aussi s'expliquer par la baisse de l'expérimentation du tabagisme, les deux consommations étant fortement corrélées.

D'après des études qualitatives, l'accessibilité perçue du cannabis par les jeunes diminue : ils ont le sentiment qu'il est plus difficile de s'en procurer.

Enfin, on constate aussi une transformation des modalités de sociabilisation des jeunes, qui reposent moins qu'auparavant sur l'usage de substances.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Est-ce le résultat des politiques de prévention, en particulier des campagnes menées dans les collèges ?

M. Guillaume Airagnes. - Certains dispositifs ont montré leur efficacité dans la prévention de l'entrée dans les usages - notamment les dispositifs interventionnels de développement des compétences psycho-sociales, qui ont entraîné un retardement de l'âge d'expérimentation. Mais les études ne permettent pas d'imputer directement une ou plusieurs causes à ces évolutions, qui sont probablement multifactorielles.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On constate une flambée de la consommation de cocaïne. Quelles campagnes pourrait-on imaginer pour sensibiliser aux dangers de cette drogue ?

M. Guillaume Airagnes. - Les stratégies les plus efficaces combinent action sur l'offre et action sur la demande. Du côté de la demande, la Mildeca finance des campagnes de prévention pour lutter contre l'érosion de la dangerosité perçue de la cocaïne, en rappelant que les usages, même ponctuels, peuvent avoir des conséquences graves, parfois létales.

Les campagnes de prévention doivent également être systématisées et ciblées sur les publics les plus vulnérables.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est votre collaboration avec les services de police et de justice ? Que leur apportez-vous ?

Mme Ivana Obradovic, directrice adjointe de l'OFDT. - Les ministères de l'intérieur et de la justice sont membres du groupement d'intérêt public (GIP) OFDT ; à ce titre, ils participent à notre assemblée générale et sont régulièrement informés de notre programme de travail. Ils peuvent aussi nous solliciter pour des études.

Nous travaillons avec les services du ministère de l'intérieur, notamment l'Ofast, à travers la transmission de données, ainsi qu'avec les cinq laboratoires de police scientifique rattachés au service national de police scientifique (SNPS) à Lille, Paris, Marseille, Rennes et Lyon. Nous sommes également en lien avec les services statistiques de l'Intérieur et de la Justice, ce qui nous permet de suivre l'évolution des interpellations et de la réponse pénale.

Dans le cadre de notre dispositif « Tendances récentes et nouvelles drogues » (TREND), nos neuf coordinations régionales enquêtent auprès des publics les plus consommateurs de produits - espaces urbains (squats, rue, centres d'accueil bas seuil), espaces festifs (raves, teknivals). Des observateurs physiquement présents nous font remonter des informations qualitatives sur le comportement des consommateurs, les types de produits qui circulent et les manières de consommer ; ils collectent également des produits que nous faisons analyser par les laboratoires de police scientifique que j'ai cités, et par le laboratoire du CHU de Lille.

Enfin, nous organisons, toujours dans le cadre de TREND, des focus groups avec l'ensemble des acteurs locaux de l'application de la loi, en vue d'échanger autour des dynamiques de circulations de produits et de porter un diagnostic territorial actualisé chaque année, ce qui permet des comparaisons.

M. Jérôme Durain, président. - Au sein du collège scientifique de l'OFDT, quels sont les sujets qui font débat et qui animent vos réflexions ? Vous avez évoqué des statistiques mais est-ce qu'il existe des sujets clivants, d'intérêt ou d'inquiétude que vous seriez amenés à approfondir dans vos travaux ?

M. Guillaume Airagnes. - Notre collège scientifique a effectivement pour objectif de nous aider à élaborer notre programme de travail. Ce dernier vise à donner des informations scientifiques, de nature statistique mais aussi de type ethnographique, sociologique ou encore médico-économique s'agissant, par exemple, de l'analyse du coût social. Ces analyses de type « veille sanitaire » peuvent nous orienter vers des problématiques sur lesquelles nous devons focaliser davantage notre attention. Par exemple, lorsqu'on observe en population générale une augmentation de l'usage des stimulants, nous avons envie de savoir quelles sont les personnes concernées et quels seront les sous-groupes les plus à risque. De la même manière, lorsqu'on observe l'émergence de substances nouvelles, à l'instar des cannabinoïdes de synthèse, ou bien des changements de teneur en produit, à l'instar du taux de THC (tétrahydrocannabinol) qui devient très élevé dans certains échantillons de cannabis, cela nous intéresse car cela aboutit à des nouvelles demandes de soins et des symptômes cliniques nouveaux.

Nous avons également des débats relatifs aux stratégies innovantes pour tenir compte de l'évolution du marché, des drogues et des usages. À cet égard, il existe deux nouveaux types d'usage. Il y a d'un côté, parmi les populations migrantes, les mésusages de la Prégabaline, pour lesquels il n'y a pas encore de protocole de prise en charge des patients car ce sont des problématiques récentes. Le second exemple est lié au « chemsex », c'est-à-dire l'usage de substances dans un contexte sexuel, qui implique d'autres problématiques très intriquées que sont les maladies sexuellement transmissibles. Nous essayons d'observer ces phénomènes le plus précisément possible, non pas pour dresser des recommandations de politiques publiques, mais pour essayer d'aider les décideurs publics en leur fournissant des informations scientifiques les plus éclairantes et précises possibles afin de leur permettre de formuler des recommandations.

M. Olivier Cadic. - La baisse de la consommation de cannabis constatée chez les jeunes français, dont vous nous avez fait part, s'observe-t-elle également dans d'autres pays européens ? Afin de contextualiser les statistiques nationales, pouvez-vous nous préciser les pays qui, actuellement, ont les meilleurs résultats en matière de baisse d'utilisation de drogues parmi cette population ?

Mme Ivana Obradovic. - Je vais parler essentiellement du cannabis puisque c'est le produit principalement consommé à l'adolescence. En effet, tous les autres produits sont très marginaux même s'il y a une dynamique autour des stimulants.

La tendance globale illustre une baisse de la consommation de cannabis chez les jeunes avec quelques exceptions et justement, la France, qui se classait il y a encore quelques années en tête des tableaux européens du point de vue de la consommation de cannabis chez les jeunes, est en train de perdre sa place de tête puisque la consommation augmente dans d'autres pays, par exemple en Espagne ou en République tchèque. La France, qui était à un niveau historiquement élevé de consommation, assiste à une tendance baissière qui la rapproche de la moyenne européenne.

Concernant la cocaïne, il y a une baisse caractérisée de consommation parmi les adolescents français de 17 ans d'après les dernières données de 2022, ce qui n'est pas le cas dans les autres pays européens : c'est une spécificité intéressante.

M. Michel Masset. - Parmi les jeunes, quels sont les publics et les classes sociales concernés ? Est-ce qu'il y a des évolutions particulières ?

Mme Ivana Obradovic. - Nous constatons que la baisse réelle de consommation de cannabis débute en 2014 : elle n'est pas uniquement liée à la crise sanitaire et à la réduction des sociabilités qui aurait empêché les jeunes d'entrer en consommation.

Il y a donc une baisse globale, mais avec un gradient social qui reste très important. Les jeunes de 17 ans qui sont déscolarisés, les apprentis ou les élèves des filières professionnelles ont beaucoup plus consommateurs que les élèves des filières générales. Cette dimension sociale est essentielle. Si on regarde le noyau des usagers de cannabis à 17 ans, on repère, par un certain nombre de critères, qu'il est socialement plus défavorisé que l'ensemble des usagers.

On le voit aussi à travers certaines études : la capacité à sortir de la consommation de cannabis à l'adolescence est favorisée par le milieu social. C'est-à-dire que, sans doute, on dispose de davantage de « filets sociaux » lorsqu'il y a une supervision parentale importante ou lorsqu'on est dans un établissement scolaire avec un encadrement plus fort. Il y a évidemment une perte de chances pour l'avenir du fait de la consommation importante de cannabis à l'adolescence, qui est majorée dans les milieux sociaux les plus défavorisés.

M. Jérôme Durain, président. - Nous avons évoqué lors d'autres auditions l'inefficacité de la légalisation du cannabis en termes d'impact sur les trafics dans la mesure où plus aucun trafiquant n'était « mono-produit ». L'OFDT estime-t-il que toutes les drogues doivent être soumises à la même approche, en termes de communication, en direction notamment des jeunes publics ?

Mme Ivana Obradovic. - Concernant la légalisation du cannabis, l'OFDT suit les évolutions internationales de très près. Aujourd'hui, en Europe, aucun pays n'a légalisé l'usage du cannabis, si ce n'est Malte par une loi de décembre 2021. Ce texte légalise, non pas en ouvrant un marché commercial, mais en autorisant la culture à domicile dans la limite de quelques plants et l'ouverture de cannabis social clubs, c'est-à-dire des coopératives de consommateurs. En revanche, il n'existe pas de boutiques vendant du cannabis comme dans les 23 États des États-Unis d'Amérique et dans l'ensemble du Canada. Nous avons un recul encore limité sur ces expériences qui ont moins de 10 ans d'ancienneté.

Les modèles libéraux, dits business friendly, qui se sont développés aux États-Unis sont allés de pair avec un développement économique très important et la santé publique n'a pas été au centre de ces dispositifs de régulation. Dans les argumentaires en faveur de la légalisation, le contrôle du produit et la protection des consommateurs étaient des sujets très présents ; pour autant, en pratique, les politiques de régulation ont perdu de vue ces objectifs. En outre, les autorités de régulation sont principalement des administrations fiscales ou des instances ad hoc où les représentants de la santé publique sont relativement absents.

En termes d'effets sur le marché noir, nous constatons que personne ne pensait que la légalisation du cannabis irait de pair avec un asséchement immédiat de ce marché illicite. Il y a forcément un recul progressif qui est attendu mais la question est de savoir selon quel rythme, étant précisé que ce recul est multifactoriel.

Cela dépend notamment du modèle de régulation. L'exemple du Canada doit être appréhendé avec précaution dans la mesure où le pays compte 13 provinces : les modèles mis en place sont différents selon la province considérée. Plus précisément, au Québec, il y a un monopole public sur la distribution et la vente de cannabis ; le modèle de l'Alberta est très libéral et ressemble davantage aux modèles développés aux États-Unis. Les effets ne sont évidemment pas les mêmes sur le marché noir.

Nous pouvons effectuer une comparaison avec un petit pays, l'Uruguay, premier pays au monde à avoir légalisé le cannabis. Cet État n'entendait pas du tout tirer profit de cette légalisation : la quantité de cannabis qui était produite légalement était plafonnée à 10 tonnes et le produit mis sur le marché était plafonné à 8 % en teneur de THC. Par rapport aux chiffres évoqués au début de cette audition, il s'agit d'un taux relativement bas par rapport à celui qu'on trouve sur le marché européen.

La conséquence directe de ce faible taux a été que le marché noir s'est montré particulièrement vigoureux après la légalisation en Uruguay puisque les usagers les plus réguliers ne trouvaient pas leur compte dans l'offre légale. La situation aux États-Unis est assez fragmentée : la moitié des États ont légalisé mais cela reste interdit au niveau fédéral. Au Canada, le marché noir a reculé de manière assez substantielle même s'il y a un nouveau type de marché noir alimenté par une offre légale qui repose sur une surproduction dans les provinces où le cannabis a été légalisé. Il y a une filière industrielle qui s'est développée très rapidement créant un boom économique. Le Canada, comme les États-Unis, a donc des quantités de cannabis produites légalement qui sont extrêmement importantes et qui dépassent la demande locale ; toutefois, il ne peut pas l'exporter puisque cela reste classé comme stupéfiant.

Finalement, l'offre légale alimente un marché illégal et c'est donc une nouvelle modalité de rebond des marchés illicites du cannabis.

M. Olivier Cadic. - Votre analyse relative au Canada et aux États-Unis s'applique-t-elle également à ce qu'on observe en Espagne ?

Mme Ivana Obradovic. - Effectivement, à la différence près qu'en Espagne, la production est illégale. Elle ne s'inscrit pas dans une filière industrielle et manufacturée - à l'inverse de l'Amérique du Nord où il s'agit d'entreprises professionnalisées disposant d'infrastructures de production, d'outils informatiques et technologiques très performants. En termes d'ampleur et d'échelle, nous ne sommes pas tout à fait sur les mêmes dimensions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, le marché de la drogue est-il piloté par l'offre ou par la demande ?

M. Guillaume Airagnes. - Je ne suis pas certain que la littérature scientifique nous permette de dire si c'est l'un ou l'autre. A priori, ce que l'on constate, comme souvent dans notre champ d'études, c'est qu'il s'agit d'une rencontre de l'offre et de la demande. C'est l'un et l'autre qui jouent indirectement.

Concernant la demande, il existe des facteurs de vulnérabilité menant à la consommation de substances. Certains facteurs sont exogènes, avec pour origine l'environnement social, socio-culturel, socio-anthropologique ; ils peuvent même jouer un rôle très important pour certains individus. Les événements de vie précoces (éventuellement marqués par l'existence de traumas) sont très vulnérabilisants et favorisent le risque, à terme, de développer des troubles mentaux et des usages de substances. Il existe aussi des facteurs de vulnérabilité endogènes, notamment d'ordre génétique. Nous ne sommes pas tous génétiquement égaux face au risque de développer des pathologies ou des conduites addictives.

Si vous agissez exclusivement sur les facteurs environnementaux, vous aurez des personnes qui vont davantage accrocher aux produits s'ils sont plus accessibles, car ils présentent des facteurs de vulnérabilité endogènes favorables. Agir sur les facteurs environnementaux et notamment la prévention, le repérage précoce, le traitement des comorbidités, permet aussi de réduire l'exposition des personnes qui pourraient être à risque de rentrer dans des usages de substances psychoactives.

Mme Ivana Obradovic. - L'évolution des niveaux de consommation dépend majoritairement de deux facteurs : l'accessibilité financière, d'une part, et l'accessibilité physique du produit, d'autre part, qui correspond à la représentation que les consommateurs se font de la facilité de s'approvisionner. De mémoire, d'après les enquêtes que nous menons, 40 % des jeunes savent comment se procurer du cannabis. J'ajouterai à ces deux premiers facteurs la représentation des risques liés à la consommation du produit, c'est-à-dire l'image sociale qui y est associée.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - J'imagine que les réseaux de trafiquants organisent cela dans un écosystème qui permet de capter les consommateurs comme en témoigne, par exemple, la présence de points de deal dans des lieux stratégiques, à proximité des collèges et des lycées. Je pense que l'offre est organisée par les réseaux pour accroître la consommation, notamment de cannabis dont la commercialisation s'opère avec une facilité déconcertante.

M. Guillaume Airagnes. - Cet écosystème a pour objectif de dégager une rentabilité économique. Les enquêtes qualitatives révèlent une généralisation des offres du type soldes, prix bradés, campagnes de publicité axées sur les jeunes consommateurs, etc. Les distributeurs ont recours aux stratégies habituellement observées dans les domaines du marketing et de la publicité.

M. Jérôme Durain, président. - Peut-on se fixer un objectif d'éradication de la consommation de la drogue ou existe-t-il un taux de consommation résiduel, comme le taux de chômage résiduel ?

M. Guillaume Airagnes. - C'est une question vraiment difficile. Il existe déjà, pour certaines substances comme l'alcool, des repères de consommation actualisés en 2017 par Santé Publique France. En deçà de ces repères, on considère que les risques individuels que vous prenez à consommer la substance sont acceptables au regard des autres risques. Il convient de manipuler cet outil avec précaution car le niveau de tolérance est dépendant des autres risques de la vie courante et de ce que la société est prête à accepter.

Mme Ivana Obradovic. - Historiquement, il n'y a pas eu de société sans drogue. Dans les États où l'interdit est absolu, les individus consomment toutes sortes de produits détournés de leur usage : solvants industriels, colles, médicaments, etc. Il convient par ailleurs de ne pas négliger la fonction sociale des drogues qui calment la douleur et sont utilisées pour régler des problématiques individuelles ou sociales.

L'objectif de 0 % de consommation de drogue n'a jamais été affiché en tant que tel dans les sociétés démocratiques. Pour le tabac, l'objectif est d'atteindre la première génération de « non-fumeurs » en 2032, lorsque les fumeurs ne représenteront que 5 % de la population générale en 2032. Viser l'éradication totale semble donc chimérique, même pour les pouvoirs publics.

M. Guillaume Airagnes. - Je me permets d'insister sur le poids des facteurs de vulnérabilité liés à la petite enfance. Il faut encourager toutes les mesures qui vont dans le sens de la protection de la jeunesse et de la prévention des traumas de l'enfance, dans le but de réduire au maximum les risques au niveau populationnel de développer des usages de substances et des conduites addictives à l'âge adulte. Ce point est particulièrement bien documenté dans la littérature scientifique.

L'autre axe majeur, c'est la question du traitement des comorbidités. Un individu atteint de pathologies mentales ou de douleurs chroniques est plus à risque de s'automédiquer en consommant des substances. La prise en charge précoce des troubles physiques et psychiques constitue donc un levier d'action important.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Peut-on dire que l'on consomme d'abord du cannabis avant de passer aux opiacés et à la cocaïne ? Ce phénomène a-t-il été mesuré scientifiquement ? Il est encourageant de constater qu'aujourd'hui, moins de jeunes consomment du cannabis.

M. Guillaume Airagnes. - La littérature soutient le fait que plus la consommation de substances psychoactives est régulière, plus le risque de développer d'autres addictions est élevé : c'est ce que l'on nomme la co-agrégation des phénomènes addictifs, qui augmente la vulnérabilité aux autres usages de substances. Les usages de substances, lorsqu'ils créent une dépendance, dérégulent le fonctionnement cérébral : ces dérégulations sont, en elles-mêmes, de facteurs de vulnérabilité qui accroissent le risque de développer d'autres conduites addictives.

J'ajouterai que la tendance à l'automédication par d'autres drogues est forte pour les personnes qui souffrent de symptômes de sevrage. Il existe donc des phénomènes d'imbrication entre les usages. Pour autant, il ne faut pas raisonner en termes de passage d'une drogue moins dure à une drogue plus dure. La dangerosité d'une substance n'est pas quantifiée par rapport aux autres substances car, quoi qu'il en soit, les conséquences individuelles de la consommation sont importantes même lorsqu'il s'agit de cannabis. Cela plaide pour un repérage le plus précoce possible des usages afin d'enrayer les phénomènes de poly-consommations qui rendent plus difficile la prise en charge des individus.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Yann Bisiou, juriste, docteur en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'université Paul-Valéry Montpellier 3, Mme Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers, M. Nacer Lalam, économiste, directeur de la recherche et de la prospective à l'Institut des hautes études du ministère de l'intérieur et M. David Weinberger, sociologue, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques et co-directeur de l'Observatoire des criminalités internationales, chargé de mission « recherche » à la Mildeca

MARDI 12 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons aujourd'hui à l'audition de M. Yann Bisiou, Mme Clotilde Champeyrache, M. Nacer Lalam et M. David Weinberger. Nous sommes très heureux de votre présence devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à y prendre pour y remédier, qui a commencé ses travaux il y a quelques semaines, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yann Bisiou, Mme Clotilde Champeyrache, M. Nacer Lalam et M. David Weinberger prêtent serment.

M. Yann Bisiou, juriste, docteur en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'université Paul-Valéry Montpellier 3. - Je commencerai par souligner un problème de définition de la notion de narcotrafic, soulevé par les questions que vous nous avez adressées et qui visent l'ensemble du trafic. Le narcotrafic, c'est en principe le trafic international, le crime organisé, les cartels et les mafias qui ne représentent aujourd'hui qu'une partie du trafic de stupéfiants et tendent à diminuer. Dans mon propos, j'adopte une approche plus large pour embrasser l'ensemble des trafics. Ainsi, l'aspect digital est relativement réduit pour le narcotrafic, mais très fort pour le trafic en général. Sur certains points, j'apporterai donc une précision sémantique.

J'ai été assez surpris par vos questions, lesquelles relèvent d'une interprétation qui ne dispose peut-être pas de tous les éléments historiques. Vous nous interrogez par exemple sur une éventuelle transformation du trafic en zone rurale. Si l'on fait une recherche historique, aussi bien les articles de presse que la jurisprudence le montrent : dès les années 1960, il existe un trafic en zone rurale. Qu'est-ce qui a changé ? À l'époque, la zone rurale est utilisée comme lieu de production : on y trouve des laboratoires clandestins et des cultures clandestines. Aujourd'hui, elle est devenue un marché. La distribution au détail s'est développée dans les campagnes, où l'on trouve 800 000 ou 900 000 consommateurs quotidiens de cannabis, un nombre suffisant pour intéresser les trafiquants. La question des drogues dans les villes moyennes et dans les campagnes a toujours existé - au moins, je le redis, depuis les années 1960. Néanmoins, la nature des pratiques de trafic est nouvelle sur ces territoires : c'est donc à cela qu'il faut s'intéresser.

Je fais la même observation sur d'autres aspects, par exemple sur le taux de tétrahydrocannabinol (THC) que vous n'évoquez pas - je vous transmettrai une note documentée que j'ai rédigée sur ce point -, ou sur le rajeunissement des délinquants participant au trafic. Ainsi, la gendarmerie de Lannion se plaignait, dès 2003, d'interpeller des gamins de 12-13 ans participant aux trafics. Puisque ce phénomène est signalé depuis vingt ans par les autorités, pourquoi n'arrive-t-on pas à l'endiguer ?

S'agissant des réponses à apporter, deux schémas existent actuellement.

Le premier passe par l'hyperrépression, comme en Chine ou aux Philippines. Aux Philippines, c'est un échec. La Chine, quant à elle, prétend avoir des résultats remarquables, annonçant 30 % de baisse des saisies et des interpellations l'année dernière. Mais cette situation était liée au confinement, et les Américains viennent de leur reprocher d'être la plaque tournante du fentanyl. Je ne suis pas sûr que le système chinois soit efficace.

Le second consiste en une légalisation, comme au Canada, en Uruguay et maintenant aux Pays-Bas.

Il faut s'interroger sur ces deux stratégies qui se développent dans le monde.

À votre question sur les failles et les réussites, j'ai d'abord pensé répondre qu'il n'y avait pas de réussite, puisque le trafic de drogue n'a pas été bloqué. Mais, en y réfléchissant, je dirais que la politique française s'est traduite par une réussite dans le contrôle des opiacés. Notre pays a connu une crise des opiacés dans les années 1970, qui a été résolue.

Nous n'avons pas eu non plus de crise des opioïdes pour l'instant. Les mesures prises en 2017 pour interdire la vente sans ordonnance des médicaments codéinés ont permis un contrôle efficace. Certaines interdictions sont donc des réussites. Environ 400 produits sont classés comme stupéfiants en France, parmi lesquels seulement dix posent problème. On dispose donc de critères permettant de distinguer ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas.

Mme Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers. - J'ai regroupé mes réponses à vos nombreuses questions en trois points.

Premier point, la menace croissante multiforme, un point été largement évoqué lors de vos précédentes auditions. Il faut toutefois faire attention aux chiffres, notamment ceux relatifs aux saisies. L'augmentation des saisies peut être causée par l'augmentation des produits en circulation ou par l'augmentation des contrôles effectués. Il ne faut donc pas tirer trop de conséquences de ces chiffres qui ne donnent qu'une image très partielle, comme toujours en matière criminelle.

De plus, les modes de consommation évoluent, notamment pour la cocaïne dont la consommation, à l'origine essentiellement récréative, sert maintenant à tenir le rythme dans certaines professions. Il faut prendre ce point en compte si l'on veut comprendre les pratiques des consommateurs et lutter contre la demande. En parallèle, on constate une banalisation du cannabis, alors que la teneur en THC flambe. Enfin, on observe l'émergence d'un risque avec les nouveaux produits de synthèse, qui posent un problème d'identification des circuits - car ils ne passent pas par les mêmes routes. Ils peuvent être fabriqués à proximité du consommateur, à la différence de la coca qui est produite en Amérique latine. La diversité de produits permet une diversité de gammes de prix, et donc de toucher les consommateurs de façon très large. Un même prestataire peut proposer plusieurs types de stupéfiants : l'offre est adaptable.

Il faut aussi évoquer un effet « covid » majeur, qui met en évidence la spécificité des stupéfiants : l'addiction. Contrairement à ce qui a été annoncé au début du confinement, le trafic de stupéfiants n'a pas été stoppé, loin de là ! Des produits de remplacement et de nouveaux modes d'acheminement sont apparus, ce qui montre l'extrême résilience criminelle. L'ubérisation, les livraisons à domicile, les colis postaux sont devenus tellement importants qu'on ne contrôle plus rien ; les réseaux sociaux permettent d'accéder à des sites ; des promotions sont offertes par SMS. Ces nouveaux aspects du trafic perdurent aujourd'hui.

Dans le même temps, la production de la cocaïne a augmenté : le covid a entraîné des déplacements de populations, permettant aux narcotrafiquants d'accéder à davantage de terrains agricoles. Ce mouvement a également favorisé une économie de subsistance pour des populations pauvres, qui ont estimé que travailler pour les narcotrafiquants générait un revenu comme un autre. Du côté de la demande, le covid a engendré un malaise social, psychologique, qui a conduit certaines personnes à basculer dans la consommation de drogues.

Deuxième point que je souhaite aborder : il faut sortir de l'illusion que nous connaissons et que nous comprenons les acteurs. Nous avons un biais cognitif dans la compréhension du crime organisé, que l'on voudrait conforme à l'image, notamment cinématographique, que l'on en a.

J'évoquerai trois éléments : la violence, le monopole, le blanchiment.

C'est la violence qui a attiré notre attention sur le narcotrafic ; il existe pourtant aussi du trafic sans violence. Cette dernière constitue un point de fragilité pour les organisations criminelles, notamment la Mocro Maffia, qui opérait jusque-là tranquillement : le déploiement de la violence a attiré l'attention des forces de l'ordre et de la justice aux Pays-Bas et en Belgique et suscité des réactions. Elle s'explique par la baisse du prix de la vie chez les criminels : comme il y a un intérêt économique objectif à embaucher un tueur à gages, le recours à la violence est favorisé. L'externalisation de certaines opérations crée ainsi une nébuleuse autour des organisations criminelles, comme les communications cryptées l'ont montré.

La place des jeunes dans les réseaux n'est pas nouvelle mais elle se renforce, à la fois parce que le risque pénal est moindre pour les mineurs et parce que les petits dealers, les choufs, ont une vision du crime très valorisée et valorisante. Ces enjeux culturels dans le crime sont souvent négligés au profit de la vision économique, alors qu'ils sont fondamentaux. De plus, les petites mains du crime ne sont pas affiliées aux organisations criminelles : quand on les arrête, ces jeunes ne savent pas forcément grand-chose des personnes pour lesquelles ils travaillent, ce qui signifie qu'ils sont assez inutiles en termes de collaboration avec la justice. Les organisations criminelles peuvent être de tailles très variées, faibles ou fortes. Nombre d'entre elles ont développé des activités multiples : si elles subissent des revers dans la drogue, elles continuent d'opérer dans d'autres domaines.

Les brokers ont un rôle méconnu : il s'agit des intermédiaires dans le trafic de gros de la drogue. Ils sont difficiles à interpeller. Je le répète, nous ne voyons qu'une partie du phénomène global : les saisies, les petits dealers, les points de deal, qui ne représentent que le bas du panier et qui n'atteignent pas le trafic en lui-même. Ces intermédiaires de gros sont peu nombreux et ils ne sont pas forcément violents - ce qui les soustrait au regard - car ils n'ont pas besoin de l'être : leur réputation criminelle suffit - songez par exemple aux mafieux calabrais dont on sous-estime largement la menace.

Les trafics s'appuient donc sur de nombreux acteurs, avec des hiérarchies criminelles, des coopérations, des externalisations et des effets d'émulation et d'apprentissage. C'est ainsi que la méthode mafieuse se diffuse, sans qu'on ait nécessairement des organisations mafieuses au sens réel du terme.

Ces marchés n'ont absolument pas de structure monopolistique, malgré la vulgate économique selon laquelle un marché illégal est forcément un marché en monopole. Il est problématique d'annoncer le démantèlement d'un maxi-cartel de la drogue à Dubaï, car les maxi-cartels n'existent pas : aucune rupture d'approvisionnement n'a eu lieu. Ces grands mots servent à mettre en valeur la coopération internationale, mais ils véhiculent des idées fausses sur le sujet.

Il est nécessaire d'être plus exact, d'autant plus qu'il existe des trafics joints : le trafic de drogue s'accompagne ainsi de trafic d'armes, de trafic d'êtres humains, d'une criminalité forcée avec des personnes contraintes d'opérer pour des acteurs illégaux. Pour financer leurs produits, certains consommateurs basculent dans la prostitution et peuvent ensuite tomber dans des réseaux. On constate également des diversifications criminelles avec des activités de corruption, ou avec le réinvestissement de sommes très importantes dans d'autres trafics.

Le blanchiment fait, lui aussi, l'objet d'idées reçues : il passerait toujours par des montages extrêmement complexes nécessitant des coopérations avec des professions spécialisées. Cela existe mais, dans nos économies, l'argent sale circule aussi sans être blanchi. Les statisticiens des comptes nationaux le savent : la somme des emplois n'est jamais égale à la somme des ressources, parce que les salaires de la main-d'oeuvre criminelle ou les pots-de-vin ne sont pas blanchis. Cet argent sale circule tout à fait librement.

L'espace européen ne restreint pas uniformément l'utilisation de cash. En Hollande, au Luxembourg, en Irlande, en Hongrie, en Allemagne, en Autriche, à Chypre, en Estonie, en Finlande, il n'y a pas de limite. Parfois, quelques justificatifs sont demandés, mais dans l'ensemble la liberté de circulation prévaut. Enfin, n'oublions pas les blanchiments de basse intensité, comme le petit restaurant ou le bar, qui fournissent de surcroît une façade légale et permettent au passage de s'enraciner territorialement, ce qui est très important pour les mafias.

Certaines professions, pourtant assujetties à des obligations de déclaration des opérations atypiques, sont complices de ces activités. Parmi de nombreuses autres affaires du même acabit, rappelez-vous de l'affaire FinCEN aux États-Unis en 2020, avec ces institutions financières qui ont déclaré des soupçons mais qui avaient auparavant validé l'opération financière douteuse, jouant un double jeu. Le marché de l'art, avec un taux de croissance exponentiel, n'est pas en reste. Il s'agit d'une anomalie économique. Des sociétés tout à fait légales peuvent aussi aider à la création de sociétés offshore. Il s'agit de prestataires de services aux sociétés et de fiducies. Il est très rapide et peu cher de créer une société-écran en toute légalité, en quelques clics sur internet. Enfin, le blanchiment s'appuie aussi sur des coopérations criminelles : les Chinois blanchissent de l'argent pour le compte d'autres organisations, sans recours à la violence.

Mon troisième point, sur les pistes possibles pour répondre à ces défis, peut être abordé au cours de la discussion.

M. Nacer Lalam, économiste, directeur de la recherche et de la prospective à l'Institut des hautes études du ministère de l'intérieur. - En économie néoclassique, travailler sur les drogues revient à travailler sur une matière occulte : il n'y a pas de données pour faire tourner des modèles, ou alors elles présentent de nombreuses faiblesses. Il nous faut donc faire de la pluridisciplinarité, de l'interdisciplinarité, en allant chercher du côté de la sociologie, de l'ethnologie, de l'histoire, et évidemment du droit. Par conséquent, j'aborderai ces questions d'un point de vue phénoménologique et évoquerai les réponses des pouvoirs publics de manière très schématique.

L'économie de la drogue n'est pas nouvelle. L'héroïne, la cocaïne ou les drogues de synthèse sont, pour beaucoup, issues de l'économie légale. L'héroïne était légale il y a quelques dizaines d'années, puisqu'elle dérivait de l'industrie pharmaceutique avant que des conventions internationales ne l'interdisent. Cette prohibition, motivée par des enjeux de santé publique notamment, a constitué une opportunité pour certains. Je pense à la French Connection : la morphine-base venait d'Asie du Sud-Est, arrivait en Turquie et était ensuite acheminée en grande partie dans le sud de la France, où des laboratoires la transformaient en héroïne. Elle était ensuite exportée en Amérique du Nord, contribuant à l'émergence d'un véritable problème de santé publique aux États-Unis, au Canada et dans une moindre mesure au Mexique. Richard Nixon a alors fait la guerre à la drogue, en pointant notamment la responsabilité de la France.

Pourquoi revenir sur cette dimension historique ? Parce que l'on retrouve des acteurs du grand banditisme un peu plus tard dans l'économie de la cocaïne ou du cannabis. La France avait de très bons chimistes qui sont allés en Colombie participer à la transformation de la coca en cocaïne.

Petit à petit, cette économie, compte tenu de la répression, a dû besoin de trouver des débouchés. En France, on a pu voir, dans les années 1980, l'émergence d'une véritable épidémie d'héroïne, avec son lot d'overdoses et de problèmes de santé publique. Les acteurs à l'époque étaient déjà ceux de la French Connection ; là encore, on voit des liens entre cette histoire et celle de l'économie du cannabis. Les acteurs du grand banditisme ont pu, de temps à autre, faire des braquages avant de passer au trafic de stupéfiants.

Dans les années 1990, avec David Weinberger, nous avons réalisé un travail fondateur sur l'économie souterraine de la drogue, sous l'égide du Conseil national des villes. On observe des éléments permanents, comme le rajeunissement des acteurs, la question du modèle du trafiquant - un modèle de « réussite » -, ou celle de l'argent facile. Patrick Devedjian était l'animateur de ce groupe de travail, et on parlait déjà des dérives mafieuses des quartiers.

Le terme « mafieux » est employé de manière abusive, comme le mentionnait Clotilde Champeyrache, mais cela témoigne d'une préoccupation liée à la violence, à l'impact sur la vie sociale locale, sur les jeunes qui s'engagent dans le trafic, sortent du système scolaire et constituent une armée de réserve pour les trafiquants. La conclusion de ce travail était que les quartiers en sortaient grands perdants - les seuls gagnants de ces trafics étant ailleurs.

Comment a évolué la réponse des pouvoirs publics ? La loi Perben II a représenté un grand tournant en donnant aux acteurs policiers des pouvoirs considérables d'enquête : infiltrations, écoutes et introduction de la notion de repenti, même si elle n'est pas complétement entrée en vigueur.

Progressivement, le parent pauvre de la réponse de l'État
- la coordination et la coopération internationale - s'est développé. Les drogues nous propulsent immédiatement dans la sphère internationale, et des organisations telles qu'Interpol, Europol, l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ont joué un rôle important dans la mise à jour de ces phénomènes et dans la réponse des pouvoirs publics.

À l'échelle locale, la réponse a été plus balbutiante. On constatait une antinomie entre les policiers, par exemple la police judiciaire départementale, qui s'intéressaient plutôt au milieu et au bas du spectre, et, à l'époque, l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), qui s'intéressait pour sa part au haut du spectre. D'un point de vue économique, on a constaté que le travail de la police départementale sur le bas du spectre conduisait à une sélection : les trafiquants les moins aguerris et les moins professionnels se faisaient interpeller, ce qui contribuait à une forme de monopolisation ou d'oligopolisation.

Inversement, lorsque l'OCRTIS s'attaquait aux têtes de réseau, cela conduisait à ce qu'on appelle en économie une « politique antitrust » : les petits trafiquants prennent la place de celui qui est interpellé.

M. David Weinberger, sociologue, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques et co-directeur de l'Observatoire des criminalités internationales, chargé de mission « recherche » à la Mildeca. - L'approche de marché permet de mieux comprendre le narcotrafic : l'offre, la demande et la régulation - ou la réponse publique -, qui est parfois oubliée. Ces trois familles d'acteurs interviennent dans la construction du phénomène.

Il est extrêmement difficile de répondre à votre question sur les routes de la drogue en raison de l'effet « ballon » - un concept relativement simple largement utilisé dans la géopolitique des drogues. Quand la pression répressive appuie sur un côté du ballon, l'air va de l'autre côté. Cette image renvoie à l'éternel jeu d'adaptation entre les narcotrafiquants et les forces de l'ordre.

Aujourd'hui, le marché est caractérisé par la globalisation des échanges : on le voit clairement avec la cocaïne qui se déploie dans une économie globalisée. L'écart du prix de vente de la cocaïne en gros entre l'Amérique latine et la France a diminué. Les prix sont quasiment similaires, ce qui montre que l'offre est prolifique : la cocaïne arrive de partout.

Nous sommes confrontés en France et en Europe à un déferlement de la cocaïne depuis quelques années, qui représente un vrai danger pour les États de droit. On considérait que ce qui était classique en Amérique latine n'arriverait jamais en Europe. Or, aujourd'hui, la question se pose, notamment lorsqu'on observe le phénomène aux Pays-Bas.

On constate également une professionnalisation des trafics. Aujourd'hui, les narcotrafiquants sont extrêmement performants, notamment grâce aux nouvelles technologies qui interviennent sur l'ensemble de la chaîne de valeur, de la production à la vente au détail. Si l'ensemble des activités humaines, ou presque, connaît un boom technologique, le trafic de stupéfiants n'est pas épargné. Cela a été bien démontré lors ses précédentes auditions que vous avez menées.

Pour ma part, en tant que chercheur de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), la cocaïne est devenue l'enjeu majeur, en termes tant de santé publique que de lutte contre les trafics. Au regard des chiffres que vous a présentés en primeur Guillaume Airagnes, le directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), on remarque que le marché de la cocaïne double tous les cinq à sept ans depuis quinze ans, avec des régions extrêmement exposées, comme la Guyane et les Antilles.

La situation en Guyane a énormément changé en quinze ans. La région vit en tension avec le trafic de cocaïne en raison de sa position géographique, située à 1 800 kilomètres des zones de production.

La lutte contre les narcotrafics est difficile partout : il n'y a pas de spécificité française dans ce domaine, même si notre police se situe plutôt dans le haut du panier. Les chiffres des saisies sont un indicateur phare. Je parle sous le contrôle de mes amis économistes, mais quand on soustrait de la marchandise au marché, même si les stocks sont importants, cela influe sur le prix de vente au détail. De ce point de vue, la démarche engagée en France depuis quelques années va dans donc le bon sens.

Enfin, des indicateurs robustes, accompagnés d'analyses plus poussées, sont nécessaires. Nous sommes peu d'experts en France et à l'étranger à travailler sur ce sujet. Les données sont fragiles, voire faibles, et la marge de progression est grande. Aussi, l'un de mes objectifs à la Mildeca serait de monter un programme de recherche appliquée à la lutte antidrogue afin de faire émerger des travaux de recherche de qualité qui soient utiles à l'action publique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous identifié et hiérarchisé les faiblesses du système français dans la lutte contre le narcotrafic ?

M. Yann Bisiou. - J'en cible deux : une au niveau de la loi, une au niveau de l'action policière.

Au niveau de la loi, je rappelle que vous avez voté cent lois sur les stupéfiants depuis le 31 décembre 1970, dont 22 lois depuis mai 2017, soit environ une loi tous les trois mois et demi. C'est considérable ! Beaucoup de travaux ont été réalisés, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, sur l'usage des stupéfiants ; en revanche, sur le fonctionnement du trafic de façon globale, votre commission d'enquête est, à ma connaissance, la première. On multiplie les textes, mais on ne s'interroge jamais sur leur efficacité.

Prenons l'exemple du GBL, un lubrifiant que l'on peut trouver en vente libre sur internet et qui, quand vous l'absorbez, se transforme dans votre estomac en GHB, autrement dit la drogue du viol. En 2011, la commercialisation du GBL a été interdite en France pour éviter ce type de détournement. Or l'évaluation du dispositif par les centres d'addictovigilance a révélé en 2015 que cela n'avait eu aucune incidence sur le nombre d'accidents et de saisines des centres antipoison. Il ne suffit donc pas de changer la réglementation, il faut réfléchir aux outils et aux moyens nécessaires.

Ce qui m'amène à ma deuxième critique : la question des méthodes policières. Je suis sévère, mais l'action policière donne l'impression d'être restée bloquée au XXe siècle, sur le modèle de la police américaine des années 1950, pour faire face au trafic du XXIe siècle. Nous devons viser les deux bouts du spectre. Avec l'Office antistupéfiants (Ofast), anciennement l'OCRTIS, on sait parfaitement viser le narcotrafic et les mafias. En revanche, du côté de l'usager, un trafic intermédiaire s'est développé ces dix dernières années. L'ensemble de la littérature scientifique évoque « des structures informelles d'opportunités » entre des personnes qui ne se connaissent pas, qui se réunissent pour « faire un coup » et disparaissent aussitôt. Dans ce cas, les méthodes proactives d'infiltration sont inefficaces faute de temps, ce qui rend le travail policier beaucoup plus compliqué. Cette dimension n'est pas du tout appréhendée.

Ensuite, le narcotrafic est touché par la digitalisation à la fois au niveau logistique et au niveau du blanchiment d'argent. La vente au détail se passe désormais sur Twitter, par le biais de comptes éphémères renvoyant vers des messageries Telegram. Cette nouvelle forme de trafic n'est plus basée sur l'appartenance géographique ou familiale - quasi tribale -, mais repose sur des alliances soudaines de compétences pour gagner de l'argent.

M. Nacer Lalam. - L'évaluation des politiques publiques est un enjeu important. On souffre, en France, de ce manque d'évaluation, que ce soit sur le plan de la consommation ou des aspects du trafic, en particulier l'impact de la répression sur l'évolution des marchés. Si l'on connaît la forte capacité d'adaptation des organisations, celle-ci n'est pas suffisamment prise en compte.

Des pistes sont ouvertes du côté de l'Ofast pour prendre en compte cette dimension du renseignement, que les Anglo-saxons appellent l'intelligence-led policing. Cela nous permet par exemple d'anticiper des phénomènes comme celui observé aujourd'hui en Europe sur la place du cannabis, à l'heure où le Maroc commence à s'intéresser au cannabis médical.

Ensuite, j'insisterai sur deux aspects. Le premier concerne les indicateurs, qui sont essentiellement pensés en termes quantitatifs - saisies, armes et numéraire. Il faut trouver des indicateurs de démantèlement de réseaux. Un travail important est fourni en amont par les services de police, mais il est très peu valorisé alors qu'il permet d'accumuler énormément de renseignements. Le deuxième point concerne la saisie-confiscation. Des progrès considérables ont été réalisés, mais il faut aller encore bien plus loin.

Je terminerai par la question du blanchiment. Le Groupe d'action financière (Gafi) travaille à l'échelle internationale sur des études de cas, mais les trafiquants font preuve d'une grande imagination. Je citerai l'exemple de la hawala, un système ancestral de compensation que les collecteurs utilisent et qui sert au blanchiment, puisqu'il n'est pas nécessaire que l'argent circule.

Mme Clotilde Champeyrache. - Quelques remarques sur les faiblesses de la France en général, notamment sur la compréhension du crime dans sa globalité, au-delà des fantasmes. J'entends dire que les organisations criminelles sont « des opérateurs d'ultrarationalité économique », que leur seule motivation est le profit, mais cela va bien plus loin. Elles n'ont pas toutes les mêmes structures et la même puissance, mais beaucoup visent le pouvoir plus que l'argent. Certaines se comportent même de manière irrationnelle économiquement.

C'est le cas de la mafia calabraise, du cartel d'El Chapo, ou encore de la mafia sicilienne - toujours vivante et puissante malgré ce qu'on en dit - qui ont opéré des distributions alimentaires pendant le covid. En aidant la population, ils créent un consensus social et diffusent la notion de culture criminelle.

Il faut comprendre ces différences entre les organisations et bien nommer les choses. Une mafia, au sens strict du terme, ne s'infiltre pas. Leurs modes de recrutement sont bien trop spécifiques. Ce sont des organisations criminelles totales, dont la Mocro Maffia ne fait pas partie, fort heureusement.

Si l'on adopte un système inspiré de l'article 416 bis du code pénal italien, ce qui serait un grand pas, le terme « mafia » ne remplacerait pas celui « d'association de malfaiteurs » et ne pourrait être utilisé de façon indiscriminée, bien au contraire.

M. Jérôme Durain, président. - Pouvez-vous définir ce point ?

Mme Clotilde Champeyrache. - L'Italie est le seul pays au monde à définir juridiquement les mafias, par l'article 416 bis du code pénal qui en dresse la liste des caractéristiques. Il peut s'agir de la force du lien associatif, qui produit de l'assujettissement ou de l'omerta en interne et au sein de la population - l'assujettissement est en cours de discussion en Italie, parce qu'il est de plus en plus considéré comme de la complicité active. Ces organisations commettent une grande variété de délits qui, dans le code pénal italien, ne sont pas systématiquement associés au trafic de stupéfiants.

Les mafias exploitent ponctuellement le trafic de stupéfiants, mais n'en vivent pas. Ce qui compte pour elles, c'est le rapport à la sphère légale. Une mafia a des activités économiques légales. Elle capte les marchés publics et conditionne la vie politique. Les Italiens appellent cela le vote d'échange.

Dans cette logique de pouvoir, les mafieux contrôlent un nombre incalculable de voix par leur contrôle des territoires. Ces voix sont proposées aux politiciens qui, une fois élus, rendent la faveur en leur attribuant des marchés publics, par exemple pour construire des centres commerciaux. Le nombre de centres commerciaux en Sicile dépasse la capacité de consommation de la population. La Corse est victime des mêmes dérives. L'obtention de places en crèche ou en maison de retraite favorise, là encore, le consensus social. Tout cela fausse les rapports à la démocratie et au pouvoir légal et légitime.

Pour bien comprendre le crime, il faudrait sortir de la logique, bien française, de fonctionnement en silo. L'Ofast a, certes, obtenu des résultats, mais se concentrer sur le marché des stupéfiants empêche de lutter contre le système dans sa globalité.

La cartographie des points de deal n'a plus vraiment de sens. Est-il pertinent de comptabiliser les points de deal quand on assiste à la montée en gamme de l'ubérisation et des colis postaux ? Un maire témoignait qu'une berline se rendait régulièrement dans le village pour approvisionner les clients.

Je regrette le manque de coopération entre les chercheurs et les services. Cela relève peut-être d'un manque de confiance, mais en tant que chercheuse je n'ai par exemple pas accès au rapport du Service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco). Je ne peux non plus pas apporter mes compétences au Sirasco sur la question des mafias italiennes. Il faudrait sans doute faciliter les passerelles. D'autres pays le font, comme l'Italie.

Il faudrait également développer la formation initiale et continue. Aujourd'hui, on peut suivre un cursus d'économie en France sans jamais parler d'économie criminelle ! Même chose pour la criminologie : il n'existe pas de section au Conseil national des universités, alors même que cette discipline ne relève pas de la théorie et qu'il existe une criminologie opérationnelle. Nous sommes en retard sur le sujet par rapport à l'étranger.

Nous n'avons pas tiré les leçons de l'Italie, en avance sur nous dans la lutte contre les mafias. Il ne s'agit pas seulement de l'article 416 bis, mais de tout ce qu'il y a autour, comme la saisie des avoirs criminels. Cet élément est fondamental car il permet de frapper beaucoup plus largement que le monitorage des flux financiers. L'argent sale non blanchi qui circule dans l'économie est capté grâce à ces saisies. Toutefois, cela nécessite un réseau d'agents de sécurité, des douanes et des acteurs judiciaires motivés et impliqués. Encore une fois, l'Italie a plus de facilités à déclencher des enquêtes patrimoniales, dès lors qu'il y a inculpation pour mafia, grâce à la notion de « dangerosité sociale », absente du droit français.

Je serai plus nuancée concernant les collaborateurs de justice. Il est excessivement rare qu'une telle personne ait beaucoup d'informations à fournir. Cela relève d'un lien interpersonnel, de l'ordre de l'extraordinaire, comme celui entre le juge Falcone et Tommaso Buscetta. Il faut un cadre, mais ne nous attendons pas à une potion magique qui ferait parler les criminels.

Enfin, le concours externe en association mafieuse, utilisé en Italie, est peu évoqué chez nous. Il s'agit de frapper plus durement un non-affilié qui apporte sciemment son concours à l'organisation criminelle. Cette zone grise est assez importante ; elle concerne la corruption et bien d'autres acteurs. Si on la casse, on détruit la capacité des mafias à s'étendre. L'illégal a des liens avec le légal. Il est primordial de casser ces liens si l'on veut affaiblir les organisations criminelles. Je prends l'exemple de la messagerie cryptée EncroChat, qui était au départ une société légale de télécommunication, mais proposait des services susceptibles de plaire aux criminels.

Que faire également concernant la législation maltaise sur l'industrie du jeu ? Le cadre juridique, en théorie, ne permet pas de parier du cash. Or, dans la réalité, le recours au cash est massif, ce qui favorise le blanchiment d'argent. L'autorité de régulation maltaise est inefficace, sans compter les conflits d'intérêts majeurs sous-jacents, mais rien n'est fait pour régler la situation.

Ce point rejoint la question des ports, où l'efficience économique
- 2 % seulement des marchandises sont contrôlées à l'entrée des ports européens - a été préférée à la sécurité. Nous risquons de le payer très cher à l'avenir.

M. David Weinberger. - Vous m'interrogez sur les faiblesses, mais je tiens à rappeler qu'il y a aussi des forces. Depuis une quinzaine d'années, un vrai changement a été opéré dans la manière de concevoir la lutte antidrogue. Cela a été évoqué lors de vos dernières auditions : les résultats sont plutôt satisfaisants, même s'il faut rester humble et continuer à améliorer les leviers d'action.

Parmi les principaux leviers, il faut améliorer la coordination entre les services, au niveau national mais également à l'international. Que ce soit aux États-Unis, dans les pays européens ou sud-américains, les polices antidrogue rencontrent les mêmes problématiques de coordination. Même si la mise en concurrence des services des forces de sécurité intérieure joue un rôle dans nos sociétés, il faut trouver le bon équilibre.

On observe une nette amélioration des moyens de la coopération internationale, avec des outils très puissants comme le mandat d'arrêt européen : il a permis de réaliser d'énormes affaires qui auraient été auparavant extrêmement difficiles à mettre en place. À ce sujet, la France a une force d'action à l'international grâce à son réseau d'attachés de sécurité intérieure, de policiers et de gendarmes dans les ambassades - le deuxième ou le troisième meilleur au monde après les États-Unis et peut-être les Britanniques.

Les magistrats, les attachés douaniers : toutes ces personnes permettent de lutter en amont de la filière. C'est ce qu'on appelle la théorie du bouclier, autrement dit lutter à proximité des zones de production et de transit. Je rappelle que, selon les chiffres de l'ONU, 70 % des saisies mondiales de cocaïne sont réalisées en Amérique du Sud. Cette stratégie est soutenue par le fonds de concours « drogues ». L'impulsion d'une entité interministérielle, qui permet de mieux coordonner ces actions, est un vrai plus, salué et recherché dans les pays qui ne bénéficient pas de ces outils.

Ensuite, il faut continuer à améliorer les connaissances scientifiques et technologiques, centraliser et partager davantage les données. Les actions de formation, évoquées par Clotilde Champeyrache, sont également très importantes. Il est indispensable de soutenir et d'améliorer sans cesse les outils d'enquête et le cadre du renseignement, ce qui nécessite un certain budget. Le budget de fonctionnement de l'Agence américaine antidrogue (Drug Enforcement Administration), poids lourd de la lutte antidrogue dans le monde, se situe autour de 3 milliards de dollars. Certes, les États-Unis sont un pays riche, mais ils se donnent les moyens ! Il serait peut-être intéressant pour nous d'en faire une priorité nationale, à l'instar de la lutte contre le terrorisme, afin de faciliter la coopération interministérielle.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je suis sénatrice de la Guyane et je compte sur vous en tant que chercheurs pour trouver des solutions. Malgré le dispositif « 100 % contrôle » à l'aéroport de Cayenne, le fléau des mules continue de s'amplifier. La coopération internationale n'empêche rien chez nous. Les parents, les élus et la police n'en peuvent plus.

Il s'agit d'enfants, et pas forcément issus de classes défavorisées, qui partent parfois en évacuation sanitaire. La situation est grave. Il faut trouver le moyen d'arrêter ce flux de déplacement et de transport de cocaïne.

M. Khalifé Khalifé. - Vous ne vous êtes pas prononcés sur le lien entre narcotrafic et terrorisme international. Ne constitue-t-il pas un problème ? S'agit-il au contraire d'une réalité dont on évite de parler ? Cette réalité est-elle appréhendable ?

Quelle est l'indépendance des structures qui luttent contre le narcotrafic ? Les personnes qui y concourent bénéficient-elles d'une protection spécifique ? Parviennent-elles à prendre leurs décisions sans être menacées ? À Metz, d'où il était originaire, nous restons traumatisés par l'assassinat du juge Pierre Michel, survenu à Marseille en 1981.

Mme Karine Daniel. - Nous ne pourrons qu'appuyer l'assertion selon laquelle les services de l'État doivent se nourrir des travaux de la recherche et je retiens que tout un pan intermédiaire du trafic reste peu analysé.

Il me semble qu'on ne met jamais l'accent sur la production, sa localisation, son contrôle, sa maîtrise et son éventuelle destruction, c'est-à-dire sur la partie qui se situe en amont du phénomène, pour intervenir toujours très en aval des filières.

M. Michel Bonnus. - Avez-vous travaillé sur le parcours des jeunes trafiquants ? Pouvons-nous apporter notre contribution sur les aspects de prévention ?

Pourquoi notre pays est-il l'un des plus gros consommateurs de cannabis, avec les conséquences que cela emporte ?

Dans les cas de descentes des forces de police dans un quartier, il apparaît clairement que l'économie illégale influe sur l'économie légale. Disposez-vous d'informations à ce sujet ? Un directeur de supermarché me disait que, depuis une importante intervention de la police dans un quartier de Toulon, il avait vu ses ventes diminuer de 30 %.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez utilisé l'expression de « criminalité forcée ». Depuis le début des auditions que nous menons, les termes de corruption, d'appât du gain et de menace reviennent. Y a-t-il ici un noeud à reconnaître dans le problème du narcotrafic ?

M. Yann Bisiou. - On demande toujours plus de moyens. J'ai suivi les auditions des différents acteurs de la sécurité. Madame Champeyrache, vous citez les dispositions du droit italien, qui se caractérisent par leur violence d'un point de vue juridique. Or la `Ndrangheta et la Camorra existent toujours. Tôt ou tard, il faudra se questionner sur l'efficacité des dispositifs répressifs.

Je connais un exemple de prohibition réussie. C'est celle, imposée par la France, de l'opium à Tahiti en 1916. Cette drogue avait disparu de l'île cinq ans plus tard, en 1921. Jamais le problème de l'opium n'y a reparu.

Un tel exemple montre que trois conditions sont nécessaires au succès d'une prohibition. Il faut d'abord une adhésion sociale : le collectif doit avoir envie que la drogue, son trafic et sa consommation disparaissent. Il s'agit ensuite d'être capable de faire respecter l'interdit. Cette seconde condition était d'une application facile à Tahiti quand seulement un bateau par mois y accostait. Enfin, il convient de disposer d'un produit de substitution. Nous le constatons avec ce qui s'est passé au moment de la décolonisation au Maroc et en Tunisie, quand le tabac a été mis en avant en remplacement du cannabis.

Les prohibitions demeurent infructueuses si ces trois conditions ne sont pas réunies. Au-delà, il est possible de réfléchir à d'autres solutions.

Je reste très optimiste sur le cannabis. Les statistiques européennes montrent que la France est certes le premier consommateur de cannabis, avec une consommation massive de ce produit, en raison d'une histoire commune avec la région africaine du Rif ; mais, et c'est sa chance, cette consommation s'avère monomaniaque et la France n'occupe nullement la place de tête pour d'autres produits tels que la MDMA, ou ecstasy, ou pour les nouvelles substances psychoactives. Notons que la production de cannabis, pour un marché qui est essentiellement celui de l'« herbe », n'est aujourd'hui plus située dans le Rif, mais en Europe.

Si, en France, nous parvenons à avancer sur la question de la consommation du cannabis, par exemple à l'aide de produits de substitution comme le cannabidiol (CBD) et en travaillant sur la prévention auprès des jeunes, il y a matière à optimisme. La consommation de cannabis est en baisse chez les jeunes - profitons-en. Certes, nous assistons aussi en France à l'essor de la consommation de cocaïne.

En comparaison, certains pays sont confrontés à d'autres substances psychotropes. La consommation de kétamine explose par exemple en Chine, en augmentation de 118 % en un an.

Je n'ai pas abordé le lien entre narcotrafic et terrorisme international, car je ne l'identifie pas en France. Le problème du captagon, notamment, ne touche pas le territoire français. On apprend aussi que la Birmanie est devenue le premier producteur mondial d'opium parce que les talibans ont arrêté la production d'opium en Afghanistan. Le lien entre production de drogue et terrorisme n'est donc pas évident.

Dans le parcours des jeunes trafiquants de drogue, le trafic a de longue date utilisé la ruralité. Dès les années 1970, des jeunes de milieux ruraux participaient au narcotrafic. Pourquoi ne sommes-nous pas parvenus à apporter une solution à ce problème majeur ? Qu'est-ce qui a échoué dans les politiques publiques françaises depuis quarante ou cinquante ans pour empêcher que des jeunes de 12 ou 13 ans participent à ce trafic ? Je ne connais pas la réponse.

Mme Clotilde Champeyrache. - Je relierai la question des jeunes trafiquants à la réflexion plus globale que j'ai ouverte précédemment en parlant d'un discours économique problématique. Il s'agit de théorie économique, mais elle n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés. Nous observons un mouvement de déconnexion entre l'économie et l'éthique.

L'économie s'autonomise. Certains chercheurs revendiquent une hégémonie économique, qui suppose de tout évaluer à l'aune d'instruments économiques. On parle d'efficience économique, de maximisation du profit, etc. Il en résulte un glissement dans la perception du rapport à la loi et à ce que l'on ne doit pas faire. L'intériorisation des normes tend à disparaître, non seulement auprès des jeunes générations, mais aussi chez les élites.

Dans le monde de la finance, un marché de la transgression s'est clairement mis en place. Des banques sont régulièrement condamnées. Dans le système de droit anglo-saxon, la négociation, qui aboutit à un accord financier, permet d'éviter la honte du procès ; on donne donc un prix à la transgression. La banque ING a ainsi réglé un total de 775 millions d'euros d'amendes en raison de failles dans son système antirecyclage. Les condamnations interviennent de manière répétée, sans aucune forme de dissuasion ou d'incitation pour l'auteur à redresser sa conduite. La fraude coûte en définitive moins qu'elle ne rapporte.

La banque HSBC, de son côté, a été condamnée à payer 1,9 milliard de dollars en 2012 pour « recyclage » pour le compte des narcotrafiquants mexicains et violation d'embargo. Autre exemple de ce marché de la transgression qui se met en place, la banque JPMorgan Chase avait en 2014 provisionné sa ligne comptable « Contentieux » à hauteur de 23 milliards de dollars... On provisionne en sachant que certaines actions illicites seront identifiées, quand d'autres ne le seront pas.

En 2016, le scandale des Panama Papers impliquait plus de 500 banques, et non des moindres - y compris d'importantes banques européennes -, qui utilisaient les services du cabinet Mossack Fonseca, dont on connaît l'absence de scrupules.

Des processus d'émulation entrent également en ligne de compte. Des économistes non orthodoxes comme Thorstein Veblen ont mis en avant un concept de consommation ostentatoire. Ils expliquent que l'attitude des élites et des classes supérieures donne le « la » à l'égard de la société tout entière. Le sociologue Edwin Sutherland a inventé le concept de criminalité en col blanc. Selon lui, cette criminalité est plus grave que les vols ou les braquages en ce qu'elle mine la confiance dans les institutions.

C'est cette logique pernicieuse que nous voyons à l'oeuvre. Les trafiquants de drogues distribuent d'une certaine façon la mort. Rétablissons simplement le lien entre cause et conséquences : commettre tel acte entraîne telle sanction pénale et telle réprobation sociale.

On relève également un décalage marqué entre le court et le long terme. L'immédiateté du profit prévaut ; les conséquences des actions sont amoindries, leur responsabilité rejetée sur d'autres. Au port du Havre, une secrétaire avait perçu 10 000 euros pour insérer une clé USB dans son ordinateur, ce qui avait conduit à pirater un système informatique et permis aux malfaiteurs de contrôler l'arrivée des containers. L'intéressée ne s'était pas posé la question des conséquences de son acte et n'avait considéré que le gain qu'elle y ferait.

On ne réfléchit plus aux conséquences de ses actes, et parfois non sans naïveté. Des dockers se sont ainsi laissé prendre en pensant qu'il ne s'agirait que d'un coup unique (one shot) et n'ont pu ensuite s'extraire des griffes d'organisations criminelles. Peut-être faut-il expliquer aux gens que mettre un pied dans ces opérations comporte un risque majeur d'y basculer pour longtemps.

Ces considérations rejoignent la question de la criminalité forcée. Des opérateurs ont peur, en effet. Les dockers du Havre, par exemple, naguère fiers de leurs fonctions, n'adoptent plus le comportement qui était le leur, préférant faire profil bas, se sachant ciblés, mais également davantage contrôlés.

En matière de corruption, c'était auparavant l'appât du gain qui provoquait le basculement d'un opérateur vers l'illégalité. Le regard sur la corruption a changé. En économie, on l'associait traditionnellement aux bas salaires. L'explication manquait cependant de pertinence à l'égard des dockers qui bénéficient de rémunérations plus attractives. La logique qui est à présent davantage mise en exergue est celle de la violence, avec des menaces sur la famille. Elle pèse aussi sur les douaniers.

À ce titre, je souligne la centralité du service des douanes. Il est fondamental car ses agents traitent de la matérialité des marchandises et travaillent sur la territorialité - reposons-nous d'ailleurs la question des frontières. Les douanes ont besoin de moyens humains et techniques, ainsi que de protection de leurs agents dans les opérations d'infiltration. Nombre des agents participant à ces opérations craignent que, au moment de la judiciarisation, des informations transparaissent à leur sujet et ne les exposent au danger.

Sur le plan du renseignement, beaucoup reste à faire. Follow the goods n'est pas moins important que Follow the money. Les marchandises parlent, plus que les collaborateurs de justice. Ne nous contentons donc pas de les saisir et étudions-les ! On constate notamment que les criminels aiment à les marquer d'un signe tel qu'un logotype.

La politique appartient sans conteste au temps court. Une annonce sur les points de deal revêt une dimension symbolique : on se réapproprie le territoire en cartographiant puis en luttant contre ces points de vente. Mais ce type de réaction n'a aucun poids sur la filière dans son ensemble.

À cet égard, la coopération internationale apparaît déterminante pour appréhender les criminels les plus influents. Nous devons reconnaître qu'elle a accompli des progrès énormes. Si le terme de mégacartel est inapproprié, le vaste démantèlement qu'Europol a réalisé fin 2022 représente une indéniable réussite.

La coopération internationale passe également par l'harmonisation des législations. Tous les pays n'ont pas par exemple une approche analogue en matière d'écoutes, ce qui peut susciter des difficultés dans l'administration de la preuve au moment d'un procès.

Enfin, dans le rapport entre économie, éthique et droit, je conçois mal que notre système criminalise le blanchiment de l'argent sale, tout en intégrant le trafic de stupéfiants dans le calcul du PIB et du taux de croissance de l'économie.

M. Jérôme Durain, président. - Merci d'avoir souligné ce paradoxe.

M. Nacer Lalam. - En partie sur les injonctions d'Eurostat, l'Insee intègre en effet l'économie de la drogue dans les comptes de la Nation.

Quant au parcours du jeune trafiquant, je dirai qu'on ne naît par définition pas trafiquant, mais qu'on le devient. Des phénomènes pull et push interviennent dans les conditions d'émergence des trafics.

Les gros trafiquants savent utiliser les plus jeunes dans leurs organisations en profitant de leur malléabilité, comme ils savent les sélectionner. Un article que j'ai rédigé il y a quelques années, intitulé « La cannette et le sandwich », s'intéressait à la manière dont on hameçonne les jeunes dans le narcotrafic. Un trafiquant tenant un point de vente et ne pouvant se déplacer demandera à un très jeune d'aller lui chercher une cannette ou un sandwich, service en contrepartie duquel il lui abandonnera sa monnaie. Par la même occasion, il sélectionnera ceux qui lui paraissent les plus fiables. C'est le phénomène pull.

Le phénomène push renvoie à l'attraction des plus jeunes pour les lumières du prétendu gain facile. Avec le mécanisme de la répression, il y a beaucoup de candidats, mais très peu d'élus. Les plus jeunes restent cependant soumis à une forme d'enfermement dans le narcotrafic.

On ne saurait faire l'économie de la question sociale. En intervenant dans les quartiers, j'ai assisté à la désertion d'un ensemble d'associations et de travailleurs sociaux. Ce phénomène a ouvert la porte aux trafiquants, qui ont trouvé une armée de réserve disponible dans ces quartiers en sachant pertinemment que les peines encourues par les mineurs sont plus faibles que pour les majeurs. Les pouvoirs publics doivent impérativement trouver une solution pour occuper le terrain.

En tant que citoyen plus que comme chercheur, je milite en faveur de la mise en place d'un plan Marshall du social dans les quartiers. Nous n'enrayerons pas totalement le narcotrafic ; il s'agit plutôt de ramener à la République ceux qui se trouvent sur une ligne de crête, hésitant à verser dans le narcotrafic.

En Guyane, où nous nous sommes rendus avec David Weinberger, il existe un tissu associatif très dynamique. Il permet de travailler auprès des populations des zones situées du côté de Saint-Laurent-du-Maroni, les Bushinengués et les Amérindiens. Cependant, bien qu'important, ce travail n'est peut-être pas à la hauteur de l'enjeu.

On a assisté à un report du trafic du Surinam à la Guyane à la suite de la mise en place, notamment à l'aéroport d'Amsterdam Schiphol, d'un nouveau dispositif très puissant de contrôle par scanner des passagers et des biens. Une réponse technologique existe peut-être, mais je ne suis pas certain qu'elle soit fiable à 100 %.

En ce qui concerne la production, sa localisation et sa destruction, les autorités locales effectuent déjà un important travail. Tout dépendra en fait des drogues concernées.

Les drogues de synthèse se caractérisent par leur déterritorialisation : on peut les produire un peu partout, si tant est qu'on possède les bons intrants et produits de coupage. Elles nous posent assurément une question épineuse.

Le cannabis pousse pour sa part un peu partout également. Il reste extrêmement difficile d'enrayer sa production. En Europe, la culture indoor, ou en intérieur, a engendré tout un marché.

Peut-être devrions-nous également nous pencher sur ce qui se passe aux États-Unis ainsi qu'au Canada en matière de légalisation : elle crée un appel d'air vers la production illégale.

La production d'opium demeure plus localisée et nous confronte à des problématiques générales de développement. Les tentatives de substitution des plantes à drogue n'ont pas donné les effets escomptés, car les gains associés à ces cultures restent en deçà de ceux de la culture de l'opium, comme ailleurs la culture de la feuille de coca.

M. David Weinberger. - J'ai vécu en Guyane et continue de travailler activement sur ce territoire, en soutenant aussi un jeune chercheur guyanais dans ses propres recherches sur les passeurs. Félicitons-nous que les Guyanais s'emparent de ce champ de la recherche.

La Guyane m'apparaît comme la tête de pont française devant le narcotrafic de la cocaïne. La problématique est régionale : Nacer Lalam vient d'évoquer le Surinam et nous pourrions également parler du Brésil, qui est la première porte de sortie de la cocaïne sur le continent sud-américain.

Une enquête journalistique à laquelle j'avais modestement contribué suivait le parcours d'un passeur vénézuélien. Depuis Caracas, où il avait été recruté par des groupes criminels, il avait été informé que des départs s'organisaient à Cayenne. Il était parti à Manaus au Brésil rejoindre de nombreux autres passeurs, ensuite disséminés vers les différents ports et aéroports.

On le voit, ces schémas régionaux sont extrêmement structurés. Ce sont des groupes criminels puissants qui les animent. Ils recrutent à foison auprès des jeunes en déshérence et qui ont peu d'argent.

L'ancienne dichotomie entre les pays producteurs et les pays consommateurs, entre les pays du Sud et ceux du Nord, n'existe plus pour une partie des drogues. Les rapports de l'ONUDC nous apprennent ainsi que 190 pays dans le monde produisent aujourd'hui du cannabis. Les drogues de synthèse sont également produites partout.

La dichotomie subsiste pour la cocaïne, que seuls trois pays produisent ; mais la situation est susceptible d'évoluer par l'emploi de nouvelles variétés. Elle existe encore, quoique dans une moindre mesure, pour l'héroïne, dont l'Afghanistan, la Birmanie et des États sud-américains, en particulier le Mexique et la Colombie, sont les principaux producteurs.

Je vous conseille les publications de David Mansfield sur le trafic de drogue en Afghanistan. Elles montrent les tensions qui y prévalent entre la production de méthamphétamines et celle de l'opium, tensions qui peuvent contribuer à expliquer certains mouvements de masse en matière de production.

Le lien entre terrorisme et narcotrafic était au coeur d'une étude qui nous a occupés, mais qui n'a jamais abouti. Nous avions identifié des points de jonction entre les deux phénomènes, avec ceux que Clotilde Champeyrache qualifie de « facilitateurs », au sens que Douglas Farah donne à ce terme. Il s'agit de structures et de personnes qui mettent en contact l'économie aussi bien illégale que légale avec des groupes terroristes. Je précise que le concept de terrorisme, en ce qu'il s'applique à des organisations qui poursuivent un objectif politique, reste un concept « mou » pour le chercheur. Tenons-nous-en ici à la classification internationale, européenne et française qui s'y attache.

Des liens existent. Ils passent par les dirty banks que Clotilde Champeyrache a évoquées, avec parfois des logiques un peu différentes : afin de financer des actions politiques terroristes, il arrive en effet que ces structures bancaires récupèrent des fonds qui ne sont pas forcément illégaux.

Ces liens se révèlent complexes, volatils et, en définitive, difficiles à établir selon des lignes directrices claires.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je suggère que, dans vos réponses écrites qui compléteront les nombreuses informations que vous nous avez d'ores et déjà communiquées et qui nous aideront à étayer nos travaux, vous insistiez sur deux points.

D'une part, quels liens et échanges se tissent entre vos laboratoires ou dispositifs de recherche et les entreprises privées qui travaillent sur les technologies et sciences nouvelles ? Il a été question de la Guyane et des scanners. Ceux-ci évoluent très rapidement. Ils permettent de contrôler non seulement les personnes, mais également les containers. Bien que ces derniers soient en métal, on parvient à connaître la masse, les couleurs et les formes de ce qu'ils contiennent, et, à l'aide de logiciels adaptés, à repérer les produits stupéfiants qui s'y trouveraient.

D'autre part, nous avons tous été frappés par le chiffre d'affaires que la drogue engendre en France. On le dit compris entre 4 et 6 milliards d'euros par an. Dans l'économie française, une telle somme doit se voir ! C'est d'autant plus vrai que nous parlons de flux monétaires en argent liquide, plus aisément décelables que les flux numériques. Les saisies, la surveillance, les contrôles des petits flux qui remontent ensuite vers les trafiquants plus importants nous paraissent mal connus. Nous disposons actuellement de trop peu de moyens pour contrôler cette économie souterraine du quotidien qui s'effectue en espèces. Ce que nous en savons n'est pas à la mesure de ce total de 4 à 6 milliards d'euros. Nous serions ici très intéressés par vos propositions de pistes de travail. Nous le savons : si nous parvenons à tarir ces petits réseaux, nous déstabiliserons l'ensemble de la filière.

M. Jérôme Durain, président. - J'aimerais pour ma part que vous vous prononciez les uns et les autres sur l'opportunité et les limites de la légalisation.

M. Yann Bisiou. - Je suis très intéressé par le modèle québécois relatif au cannabis. Le Québec s'était prononcé contre la légalisation de ce produit. Le Gouvernement fédéral la lui a imposée : il ne s'y est conformé qu'à regret et a enregistré un lourd échec pendant les deux premières années. Désormais, ses résultats sont impressionnants : en trois années seulement, la légalisation a provoqué une baisse de 40 % du volume financier du trafic illégal ; l'offre légale représente maintenant 60 % de l'activité. Ce choix a donc été des plus efficaces ; il n'a par ailleurs entraîné ni transfert d'activité ni augmentation des consommations. Seul s'accroît le nombre des expérimentateurs.

Le prochain bilan devrait paraître sous une semaine. Nous aurions tout intérêt à le regarder de près.

Mme Clotilde Champeyrache. - Je me prononce contre la légalisation.

Elle est évidemment plus ou moins envisageable selon les drogues. Nous nous accordons pour l'exclure tout à fait s'agissant de la cocaïne ou de l'héroïne.

M. Yann Bisiou. - Le choix de la Suisse, depuis les années 1990, d'encadrer plutôt que de prohiber la consommation d'héroïne s'avère tout à fait probant !

Mme Clotilde Champeyrache. - Même pour le cannabis, ce n'est pour moi pas une solution.

Légaliser n'équivaut pas à libéraliser. La légalisation consiste pour l'État à encadrer une activité ; et dès lors qu'un cadre existe, des acteurs chercheront à le contourner. On ne fait disparaître ni le trafic ni les organisations criminelles, et un marché illicite perdure. Peut-être jouera-t-il sur les différences de teneur en THC.

La consommation de stupéfiants emporte aussi des conséquences dans la population. Prendre par exemple le volant sous l'emprise de la drogue n'est pas anodin. D'autres alors que les consommateurs en payent les frais. Nous ne sommes malheureusement plus dans des sociétés où nous associons spontanément les conséquences à leurs causes.

Je le répète : ma logique est celle d'une reconnexion de l'économie au droit, non de la primauté absolue du marché. Ce n'est pas parce qu'il existe une offre et une demande qu'on doit créer et valider un marché. Des choix de nature politique s'imposent. Nous n'avons pas à subir les dictats économiques. C'est l'établissement de frontières et d'interdits qui fait société. Revenir sur un interdit au motif qu'il connaît un trop grand nombre d'infractions s'avérerait problématique du point de vue de la cohésion sociale.

M. Nacer Lalam. - Je serais plutôt partisan d'observer ce qui se passe dans tous les pays qui ont légalisé le cannabis et d'objectiver les constats, du point de vue sanitaire, de l'état de la criminalité, des effets sur les ressources publiques ou de la sécurité routière. Il nous faut documenter, par des études et recherches précises, toutes ces dimensions et en tirer les conclusions. Il reviendra ensuite aux politiques de s'en emparer.

La France peut s'appuyer sur les exemples de plusieurs pays. Peut-être demain l'Allemagne légalisera-t-elle le cannabis et nous entraînera-t-elle à sa suite.

M. David Weinberger. - L'Allemagne a annoncé la semaine dernière qu'elle revenait quelque peu sur ses intentions.

M. Yann Bisiou. - Un vote y interviendra au mois de mars prochain.

M. David Weinberger. - On ne peut que souscrire à l'invitation d'observer les pratiques existantes et d'en tirer les conclusions.

Je me suis rendu à l'édition de 2022 de la Conférence européenne sur les comportements addictifs et les dépendances, dite Lisbon Addictions, « grand-messe » de l'état de la recherche sur les drogues. Ses « papes », Beau Kilmer et Rosalie Pacula, y ont reconnu leur gêne devant un engouement que les résultats des expérimentations nord-américaines ne paraissent nullement justifier : sous l'angle sanitaire et de la consommation, les résultats qu'obtiennent les États-Unis et le Canada, hors Québec, ne sont pas positifs.

Une étude que nous avions réalisée il y a quelques années avec Nacer Lalam et l'OFDT sur les premières expérimentations ne concluait pas, non plus, à un quelconque cercle vertueux de la légalisation sur la criminalité, bien qu'une partie de l'économie soit alors réinjectée de manière assez mécanique dans le circuit légal. Je rejoins les propos de Clotilde Champeyrache : les groupes criminels s'adaptent et, comme toujours, ce sont les plus modestes qui en pâtissent.

Mme Clotilde Champeyrache. - La Mocro Maffia a commencé par approvisionner les coffee shops. Elle s'est ensuite orientée vers le trafic de cocaïne.

M. Yann Bisiou. - Les Pays-Bas n'ont précisément jamais légalisé le cannabis et c'est bien le problème. Ils ont simplement dépénalisé, ce qui est une erreur de taille, puisque cela revient à ouvrir un marché au narcotrafic. À partir du 15 décembre prochain, ils engagent une expérimentation de la légalisation. Nous verrons ce qu'elle donnera.

M. Jérôme Durain, président. - Le débat est vif et mérite d'être poursuivi.

Nous vous remercions très chaleureusement de votre présence et de votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin, président de l'Association des maires de Guadeloupe (en téléconférence), Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe) (en téléconférence), et Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique (en téléconférence)

LUNDI 18 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en entendant M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin et président de l'Association des maires de Guadeloupe ; M. Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau, en Guadeloupe également ; et M. Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique, qui sont tous trois en téléconférence.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jocelyn Sapotille, M. Jean-Philippe Courtois et M. Justin Pamphile prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Pamphile, je vous laisse la parole pour un propos liminaire.

M. Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique. - Je suis très embêté : je ne sais pas en réalité ce que j'ai à vous dire. Je ne connais absolument rien au narcotrafic, mais je suis évidemment prêt à répondre à vos questions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vais donc commencer en vous posant un certain nombre de questions.

En votre qualité de maire, vous faites directement face aux multiples conséquences du narcotrafic. C'est sur ces conséquences que nous voudrions vous entendre, qu'il s'agisse des familles, des jeunes, du fonctionnement de certains quartiers ou de la corruption d'un certain nombre de services par le produit du narcotrafic, phénomène que nous observons de plus en plus.

De manière générale, comment ressentez-vous ces conséquences pour votre commune ? Pourriez-vous les détailler ?

M. Justin Pamphile. - Je ne sais pas si mes propos seront en lien avec la réalité que l'on vit à la Martinique. Vous avez certainement parlé de ces questions avec la sénatrice Catherine Conconne. Je suppose également que vous possédez déjà les chiffres des saisies de drogue dans les outre-mer. Ils prouvent, à eux seuls, la catastrophe que représente le narcotrafic dans nos territoires. On ne parle pas en kilos, mais en tonnes.

Il y a environ deux semaines, dans ma ville, nous avons assisté au démantèlement d'un réseau ; il ne s'agissait pas d'un trafic de cocaïne, mais plutôt de marijuana ou de drogues un peu moins violentes.

À mon sens, en Martinique, il est urgent de mieux surveiller les entrées et les sorties aux frontières. Je sais que des mesures sont en préparation, notamment pour observer les allées et venues dans la mer des Caraïbes, car la Colombie et le Venezuela inondent le territoire martiniquais de produits destinés à l'Europe. Les moyens aujourd'hui déployés doivent être renforcés. La Martinique ne doit pas être une plaque tournante ou une plaque passante vers les pays où ces produits sont consommés à grande échelle.

Au narcotrafic vient s'ajouter le trafic des armes, qui, malheureusement, inonde lui aussi nos territoires. Comme à Marseille ou ailleurs, on assiste à des fusillades, à des exécutions, quasiment tous les week-ends. Il est urgent d'assurer des moyens supplémentaires pour mettre un terme à la traversée de produits vers les pays d'Europe, pour que la Martinique ne soit pas une passoire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes président de l'association des maires de la Martinique. Le constat que vous dressez fait-il consensus chez vos collègues ? Observez-vous des différences de degré entre les différentes communes ? Ou, désormais, les secteurs urbains ou moins urbanisés, touristiques ou moins touristiques sont-ils frappés de la même manière par le même phénomène ?

M. Justin Pamphile. - Vous savez, c'est toute l'île qui est touchée, du nord au sud. J'ai parlé du narcotrafic et du trafic d'armes. J'y ajoute l'immigration clandestine. Elle vient renforcer ce sentiment, qui est éprouvé par tous.

Les autorités peuvent se féliciter d'avoir saisi des volumes particulièrement importants. Mais, de là où nous sommes, nous, élus, sommes plutôt inquiets face aux volumes de drogue saisis, et je ne parle pas de ce que l'on ne sait pas ; je parle de ce qui fait l'actualité, de l'information que nous recevons de manière un peu brutale, comme tout le monde, à savoir la saisie de dix kilos, de trois kilos, etc.

Je ne vous parle pas non plus des armes. Aujourd'hui, on ne nous parle pas de saisie d'armes. En revanche, nous vivons l'utilisation de ces armes de manière extrêmement violente, entre Martiniquais. Des exécutions ont évidemment lieu sur le territoire. Tous les maires de Martinique vivent cette situation de manière stressante. La population nous demande d'ailleurs ce que nous faisons : quand cette question m'est posée, je n'ai pas de réponse. Comment un maire, aujourd'hui, peut-il intervenir dans ce champ et faire en sorte que le trafic de drogue ou le trafic d'armes cesse ? Ces trafics ne sont plus à l'échelle locale. Ils sont d'ampleur internationale. On dépasse le cadre dans lequel peut s'inscrire l'action d'un maire. Pour combattre ce grand banditisme, nous devons obtenir des moyens à la hauteur de la situation, aujourd'hui catastrophique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les maires n'ont effectivement pas à mener des poursuites ou à lancer des procédures. Ce n'est pas leur rôle. En revanche, ils sont en contact avec les différents services de l'État chargés de lutter contre ce fléau. Comment jugez-vous vos contacts avec ces différents services ? Sont-ils faciles ? Les estimez-vous suffisants ? Quand vous faites remonter des informations et, réciproquement, lorsque vous avez une sollicitation, obtenez-vous un retour ? Quand vous saisissez les services de l'État, ressentez-vous un résultat à la suite de leur intervention ?

M. Justin Pamphile. - Je vais vous répondre très directement.

Pour ce qui concerne le narcotrafic, nous avons zéro information. Je suis un citoyen lambda. Je découvre devant ma télévision les saisies ou les interpellations de trafiquants sur le territoire.

Pour ce qui concerne les petits trafics, les petits larcins, nous informons les autorités. Mais je ne sais qu'un réseau est démantelé que quand il l'est. J'apporte régulièrement des informations sur la base de ce que je vois ou de ce que j'apprends. J'indique les lieux où je pense qu'il y a matière à observation ou à interpellation. Mais je ne sais que les choses se font que quand elles sont faites.

Il n'y a pas de retour d'information régulier en lien avec des informations que j'ai données moi-même. Ce sont des discussions que nous avons régulièrement avec les services. Nous leur disons que nous sommes en capacité de leur donner des informations, et que, de leur côté, ils doivent nous prévenir. Ce qui m'intéresse, c'est que les réseaux soient démantelés.

Je suis en zone gendarmerie et je vous le dis très honnêtement, les relations avec la gendarmerie sont bonnes, même excellentes. Depuis quelque temps, dans le cadre des opérations programmées, j'ai constaté que la compagnie de gendarmerie me donnait parfois des informations un peu en amont. Mais, globalement, qu'il s'agisse des opérations relatives aux trafics, notamment au trafic d'armes, ou des interpellations de voyous dans la ville, je découvre cela le lendemain, une fois que c'est fait.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - De manière générale, comment jugez-vous la réponse pénale apportée par la justice ? Est-elle suffisamment efficace, suffisamment rapide, suffisamment forte pour lutter contre ce fléau ?

M. Justin Pamphile. - Non seulement elle n'est pas assez rapide, mais elle est trop douce.

Comme je vous le disais, il y a environ deux semaines, un réseau de trafiquants a été officiellement démantelé dans ma ville. On a fait tout un tapage médiatique. Mais, le lendemain, j'ai retrouvé dans la rue tous ceux qui étaient allés en garde à vue. Il y en a même un qui, quarante-huit heures après, est venu à la mairie me demander du travail... Je suppose que cela aurait pu réduire sa peine ou lui éviter d'aller en prison.

Les réponses sont parfois trop douces. Les procédures sont trop lentes. Certaines personnes sont à la limite de l'impunité : elles recommencent. Potentiellement, cela donne à la population l'impression que les faits commis par ces personnes ne sont pas graves.

Tôt ou tard, ces personnes seront envoyées en prison, mais cela prend trop de temps. Or les gens ont besoin que ces personnes soient écartées immédiatement de l'espace collectif, où elles représentent un risque pour tous. Elles se livrent à des trafics aux yeux de tous ; et qui dit trafics dit violences physiques pour ceux qui vivent dans leur environnement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On voit aujourd'hui se développer une corruption de très haute intensité au sein de plusieurs services - des affaires lourdes ont été dévoilées -, notamment sur le continent, à laquelle s'ajoute une corruption de basse intensité ; pour faciliter les trafics ou le deal, on se rapproche ici d'un service administratif, là d'une commune et de ses services. Avez-vous connaissance de phénomènes de cette nature en Martinique ? Vos collègues maires vous font-ils remonter des informations, au moins quant au risque qu'ils peuvent encourir au regard de cette corruption qui se développe ?

M. Justin Pamphile. - Je vais vous répondre directement : non, pas du tout. Pour ce qui me concerne, je n'ai jamais eu à connaître de ce genre de choses. Je n'en ai jamais entendu parler.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Enfin, pouvez-vous formuler quelques suggestions pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, qu'il s'agisse du deal, du trafic de base ou du trafic de plus grande ampleur, observé sur vos côtes, venant du Venezuela ou d'ailleurs ? Pourriez-vous nous donner quelques pistes ?

M. Justin Pamphile. - C'est un sujet qui revient souvent : nous avons avant tout besoin de moyens humains. Il faut faire en sorte qu'il y ait des forces présentes sur le terrain pour contrôler les frontières et s'assurer que nous ne soyons pas une île passoire.

Il y a quelque temps, nous avons obtenu environ quatre-vingts gendarmes supplémentaires. On a vu les résultats de leur présence sur le terrain. Les dealers, les voyous savent pertinemment quand les forces de l'ordre sont présentes. On observe un ralentissement. Ils agissent de manière plus feutrée, plus cachée. Parfois, des interventions musclées sont menées dans des lieux qui, a priori, sont devenus des points de non-droit.

On a des suspicions, parfois presque des preuves, en lien avec des informations apportées à la police. Ces personnes, parfois connues de la justice et des forces de l'ordre, doivent faire l'objet d'interpellations ou de contrôles. Il faut vérifier ce qu'elles font, d'où elles tirent leurs revenus. Elles vivent à grands frais, tout le monde le voit, mais personne ne s'interroge sur la provenance de ces fonds.

Je le dis et je le répète, il faut plus de moyens, plus de gendarmes, plus de policiers sur le terrain. Il faut de la surveillance, en lien avec des niveaux de vie que personne ne comprend et qui donnent l'impression que ces personnes vivent dans l'impunité.

M. Jérôme Durain, président. - Merci de cette intervention très utile pour le travail de notre commission d'enquête.

M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin, président de l'Association des maires de Guadeloupe. - Je ne reprendrai pas ce qu'a dit M. Pamphile. La Guadeloupe est également une île passoire, victime à la fois du narcotrafic, pour toutes sortes de drogues, du trafic d'armes, ainsi que de l'immigration clandestine et sexuelle.

Étant donné les réalités sociales de nos îles, qui résistent jusqu'à maintenant à un taux de chômage à deux chiffres, il y a toujours eu une économie parallèle. Mais, avant, cette économie parallèle, bien qu'illégale, restait dans des secteurs que l'on peut qualifier de légaux. Aujourd'hui, elle se développe dans le secteur criminel.

C'est une économie de la criminalité qui s'organise sur cette base. Le recrutement des jeunes y est devenu quasiment automatique, comme cela se fait à Marseille ou dans d'autres grandes villes de France où le crime est organisé. Nos jeunes sont recrutés, non plus à partir du lycée, mais dès le collège. Certains collégiens sont déjà des vendeurs d'armes et circulent armés.

Vous me parlez de mon expérience en tant que maire. Il y a seulement quinze jours, ma police municipale a arrêté des braqueurs armés âgés de 14 ou 15 ans. Quand je mène une petite enquête, ces jeunes me disent qu'ils peuvent avoir un fusil pour 300 euros, un revolver pour 50 euros. Cela veut dire qu'il y a quelque chose qui nous dépasse complétement.

Certaines zones sont particulièrement concernées par le trafic sexuel, comme Le Gosier ou Pointe-à-Pitre ; dans certains endroits, il se passe de telles choses que l'on n'oserait même pas s'aventurer le soir...

Il y a deux ans, lors du congrès des maires, j'ai fait une intervention pour dire que nous, maires, n'étions pas suffisamment impliqués dans la lutte contre ces trois types de trafics : trafics de drogue, trafics d'armes et entrée dans nos territoires de personnes de manière illégale, surtout pour l'économie du sexe.

Nous travaillons de concert avec la police comme avec la gendarmerie. En revanche, nous n'avons aucun contact avec les douaniers. Ils l'ont très mal pris quand je l'ai dit, mais c'est une réalité.

En zone de police comme en zone de gendarmerie, les relations sont fréquentes avec policiers et gendarmes. Il y a des remontées d'informations. Il y a des échanges. Il y a même un travail qui est fait en commun. Dernièrement, ma police municipale s'est unie à la gendarmerie pour arrêter des braqueurs ou autres ; ce n'était pas la première fois. Mais, je le répète, nous n'avons aucun contact, aucune relation avec la douane. Pourtant, à l'exception de Saint-Claude, toutes les communes de Guadeloupe ont des côtes maritimes.

J'ai découvert dernièrement que, dans ma commune, il y avait de la navigation à l'intérieur de la mangrove. Je ne le savais pas ; et je suis sûr que ce n'est pas une navigation saine.

Il faut lutter contre cette économie parallèle, qui est une économie du crime. Le problème est d'autant plus sérieux que notre jeunesse, aujourd'hui, est en grave danger. Non seulement elle deale, mais elle consomme, et elle est armée.

Les règlements de comptes ont essentiellement lieu entre petits revendeurs. M. Pamphile l'a dit, c'est toutes les semaines que nous avons des règlements de comptes, avec des jeunes qui s'entretuent. C'est catastrophique. Ces armes sont aussi utilisées pour braquer des personnes qui, elles, ne sont pas dans les trafics. Ce sont des victimes innocentes. Ce fut le cas chez moi il y a trois semaines, de la part de jeunes de 14 ou 15 ans. Ils étaient armés et ils ont cassé trois maisons. La chance que nous avons eue, c'est que les propriétaires n'étaient pas là ce jour-là, mais les conséquences auraient pu être dramatiques : ces jeunes de 14 ou 15 ans, armés, ne peuvent certainement pas se maîtriser face à un danger ; ils peuvent facilement tirer, donc blesser et tuer des personnes innocentes.

La situation est extrêmement grave et la géographie de la Guadeloupe est, en soi, source de difficulté, car nous sommes un archipel : vous avez non seulement l'île principale, mais aussi La Désirade, Marie-Galante, qui, d'après ce que l'on entend, est l'une des îles les plus utilisées par les trafiquants, et les deux îles des Saintes, Terre-de-Haut et Terre-de-Bas.

Nos territoires sont totalement ouverts à ce genre de trafics, mais ils ont quand même la chance d'être assez petits.

M. Pamphile l'a dit avec raison, la première chose qu'il nous faut, ce sont des moyens humains. Mais nous avons aussi besoin de moyens technologiques. Avec les moyens technologiques qui existent aujourd'hui, on pourrait mieux contrôler et mieux surveiller nos territoires ; mais il faut se donner la volonté politique de le faire et s'en donner les moyens. Ces moyens nous permettraient de détecter les bateaux, les canots d'une certaine taille, et d'intervenir très rapidement aux alentours de nos îles.

Enfin, je vous soumets une proposition un peu osée. Je vais peut-être un peu loin, mais, à mon sens, elle est nécessaire face à cette situation de crise. À mon avis, il faudrait placer sous une même autorité les services douaniers, les services de la gendarmerie et ceux de la police nationale pour lutter contre le narcotrafic, contre l'entrée des armes et contre l'immigration clandestine. Cette organisation serait adaptée à nos territoires. Elle irait dans le sens de la simplification des règles et des procédures.

Cette autorité unique serait gage d'une action cohérente et concordante entre la Guadeloupe et la Martinique. Elle pourrait être beaucoup plus efficace que ce qui se fait actuellement. Super-préfet ou délégué ministériel, cette autorité commune serait chargée de la surveillance de nos côtes et de la lutte contre tous ces trafics.

Cette proposition sort peut-être des clous, mais il faut savoir innover pour trouver des solutions adaptées à nos territoires.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous constaté, en tant que président de l'Association des maires de Guadeloupe, la mise en place de conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) ? Ils ont pour objet d'associer la justice, la police, la gendarmerie, les douanes, les services fiscaux et les élus.

Avez-vous des difficultés à faire remonter des informations aux services de l'État ?

M. Jocelyn Sapotille. - Des contrats locaux de sécurité ont été signés dans plusieurs communes de Guadeloupe. Les services de la douane ne sont pas présents dans les CLSPD.

Je puis vous assurer que ces comités fonctionnent très bien pour assurer des patrouilles de police dans certaines zones, pour réaliser des interventions conjointes, pour permettre aux communes de faire remonter des informations aux services de police et de gendarmerie. Bien sûr, aujourd'hui, nos gendarmes et policiers ont des résultats, nous faisons remonter les informations sur les zones où circule la drogue dans nos communes. Mais c'est comme si l'on versait de l'eau dans un tonneau percé : les CLSPD traitent le problème en aval, alors qu'il faut le traiter en amont, pour empêcher l'entrée illégale d'armes, de drogues et de clandestins dans le territoire. Le même constat vaut pour le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), qui intervient souvent à ma demande.

Renforçons donc les moyens en amont ! Peut-être cela coûtera-t-il plus cher aujourd'hui, mais cela fera économiser beaucoup à l'État demain. Cela nous permettra de gagner en efficacité et de nous concentrer sur d'autres questions : la tranquillité publique, la lutte contre l'incivisme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En résumé, vous souhaitez que les services des douanes aient plus de moyens pour éviter, en amont, l'entrée des produits stupéfiants, des armes et des clandestins sur votre territoire.

M. Jocelyn Sapotille. - Exactement ! M. Pamphile et moi-même tenons le même discours, car nous affrontons les mêmes réalités.

M. Jérôme Durain, président. - Quelles évolutions, en volume et en valeur, observez-vous ? Selon vous, les différentes organisations criminelles se répartissent-elles les trafics de stupéfiants, d'armes, et de clandestins ?

M. Jocelyn Sapotille. - Nous n'avons aucune information sur l'organisation de ces criminalités. En revanche, je constate leurs conséquences et leur très forte augmentation, non pas tant dans ma commune - elle est un peu préservée - que dans les communes limitrophes, Sainte-Rose, Petit-Bourg, Baie-Mahault. Certaines familles appellent le maire au secours, quand elles apprennent, désemparées, que leur fils de 14 ans est armé ! La situation est grave, comme les remontées du terrain permettent aux maires de le constater.

M. Justin Pamphile. - Nous observons un phénomène véritablement nouveau : certaines personnes semblent totalement décomplexées à l'égard d'une forme de criminalité qui nous était jusqu'alors inconnue. En Martinique et en Guadeloupe, nous n'avions jamais été confrontés à des exécutions entre jeunes ou entre bandes rivales, lesquelles semblent parfois organisées : une main-d'oeuvre, qui ne semble pas être locale, est recrutée pour exécuter cette tâche et s'en va. Cela illustre notre sentiment de vulnérabilité.

Sur le principe, la coopération ne pose pas de problème. Les responsables politiques plaident unanimement en faveur d'une coopération économique dans le bassin de vie caribéen.

En revanche, le grand banditisme s'engage également dans une coopération criminelle : des individus, originaires des îles anglaises voisines, Sainte-Lucie ou la Dominique par exemple, pénètrent le territoire français et adoptent une posture extrêmement violente envers les Martiniquais ou les Guadeloupéens, démontrant une audace que nous n'avions pas observée auparavant.

Comme l'a souligné Jocelyn Sapotille, le recrutement de jeunes en quête d'argent facile n'est pas une nouveauté, mais cette tendance semble croître. Ce qui est nouveau, c'est que les criminels agissent de façon décomplexée.

Selon moi, les CLSPD ne sont pas adaptés à la lutte contre le narcotrafic à grande échelle. Mis en place dans de nombreuses communes, ils rassemblent les élus, les services de gendarmerie et de police nationales ainsi que les bailleurs sociaux pour apaiser, pour améliorer la vie quotidienne des habitants.

Les moyens technologiques, tels que les radars, sont cruciaux pour détecter les activités illicites en mer et surveiller les côtes.

Les services douaniers ou policiers communiquent sur la saisie de drogue ou l'arrestation de mules. De telles opérations doivent contribuer à sensibiliser la population, notamment les personnes précaires qui acceptent de faire la mule pour sortir de la pauvreté et s'exposent aux risques sanitaires, aux dangers d'être impliqué dans le trafic de drogue. Tous les moyens doivent être déployés pour éviter la déliquescence de la société, car la pauvreté pousse les gens vers ces formes extrêmes de criminalité.

M. Jérôme Durain, président. - Selon vous, les jeunes s'impliquent-ils dans ces trafics pour l'argent facile ou y sont-ils contraints ?

M. Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau. - Toutes les conditions sont réunies pour que nos territoires soient en difficulté. Au reste, existe-t-il une réelle volonté pour nous sortir de ce mal ?

Récemment encore, deux jeunes ont été tués sur une plage pour avoir fait une mauvaise rencontre avec une personne sous l'emprise de stupéfiants... Désormais, en Guadeloupe, on réfléchit à deux fois avant de sortir de chez soi !

En tant que maire, des familles m'interpellent au sujet de situations qui se dégradent dans certains quartiers résidentiels ; dans certains, jusqu'ici connus pour être calmes, retentissent des coups de feu, à cause du trafic de drogues ou d'armes.

Ces trafics ont également un impact sur les finances locales. Nous devons mobiliser davantage notre centre communal d'action sociale (CCAS) pour accompagner les familles, souvent monoparentales, qui rencontrent des difficultés sociales, d'éducation et d'encadrement. Aussi, nous nous mobilisons financièrement pour éloigner les jeunes de la rue, en créant les conditions pour qu'ils suivent les meilleures études possible, en multipliant les chantiers d'insertion, alors même que cela ne relève pas de nos compétences.

D'autres charges financières liées aux trafics viennent de la vidéoprotection - qui représente un certain coût, car il faut l'installer, la gérer et former du personnel - et de la police municipale, longtemps perçue comme une police de proximité mais que nous devons désormais armer afin de protéger nos policiers et de dissuader les criminels.

Cela a été dit, la Guadeloupe est une passoire en matière de trafics et ma commune, Capesterre-Belle-Eau, en est, en raison de son positionnement, la porte d'entrée.

De mon domicile, j'ai une vue parfaite sur la zone entre Marie-Galante et l'île de la Dominique, identifiée comme le point de passage central du trafic de stupéfiants. Or une seule frégate couvre réellement la zone maritime de la Martinique et la Guadeloupe. Dès qu'elle pointe sa proue entre les deux îles, tout trafic est arrêté ! Ce système dissuade les différents trafics quelques heures seulement, lesquels reprennent dès qu'elle a quitté les eaux.

Nous sommes livrés à nous-mêmes alors que d'énormes quantités de drogue déferlent sur nos côtes. Notre jeunesse est perdue et des adultes ont également sombré dans la drogue ; c'est d'ailleurs un aspect souvent sous-estimé. Comment peuvent-ils éduquer leurs enfants ? Quelles valeurs peuvent-ils transmettre ?

De plus, ces bateaux transportent quantité d'armes. Peut-on se contenter du dispositif « Déposons les armes » ? Actuellement, seuls les chasseurs déposent des armes qu'ils n'utilisent plus. Les armes arrivées par bateau ne sont pas retrouvées, ou seulement après que les méfaits ont été commis !

Nous faisons également face au problème de l'immigration clandestine, accompagné de son lot de violences. Parfois, les personnes sont recherchées dans leur pays d'origine. D'autres fois, elles cherchent à amasser rapidement des fonds via les trafics parallèles. D'autres fois encore, l'esclavage sexuel est imposé à certaines femmes.

En bout de chaîne, les réseaux sont bien organisés, les gangs sont établis dans certaines zones du territoire ; et ils ne se cachent même plus des autorités.

Depuis que des actions fortes ont été engagées en Guyane, la pression sur notre territoire s'est accrue, comme en témoignent les saisies récentes de drogue en Martinique et en Guadeloupe ou l'augmentation du nombre de personnes tuées par arme à feu en un an, soit près de cinquante en Guadeloupe.

Il est important que l'État assume ses responsabilités, car la sécurité est une compétence régalienne ! On ne peut imaginer que la sécurité des administrés soit assurée par le seul dispositif « Déposons les armes » ou les CLSPD, qui visent à retrouver du lien dans les quartiers ! L'autorité des forces de l'ordre doit être réaffirmée ; or elles sont insuffisamment dotées dans nos territoires.

Pour régler les problèmes de drogue, il faut, dès le départ, empêcher les approvisionnements, ce qui rend nécessaire de sécuriser les côtes de la Martinique et de la Guadeloupe et de donner aux forces de police les moyens humains et matériels d'intervenir.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelles sont vos préconisations pour mieux contrôler le trafic de drogue au quotidien et les flux financiers qui en résultent ?

M. Jean-Philippe Courtois. - La première, c'est d'augmenter les moyens humains de la police et de la gendarmerie. Il est très compliqué d'assurer la sécurité des concitoyens d'une commune dont le commissariat n'a pas assez de moyens humains. Parfois, faute d'effectifs, la police n'a guère pu patrouiller la nuit ou les jours fériés, ce qui a engendré des difficultés évidentes : le soir est le moment où les méfaits sont les plus fréquents ; de même, les jours fériés favorisent certaines dérives criminelles.

La deuxième préconisation, c'est d'améliorer la coordination entre les services dans nos territoires. Les lieux de débarquements criminels sont tellement connus que, dans 90 % des cas, ce sont les voisins qui alertent les forces de l'ordre de l'arrivée de clandestins ou de valisettes.

Il faut mener une opération « coup de poing » pour sécuriser nos côtes et pour que la peur change de camp. On ne peut pas tolérer que, dans certaines zones comme le port de pêche de Bananier, les citoyens soient contraints de fermer leurs portes et leurs fenêtres après une certaine heure par crainte d'être témoins ou cibles. Ce sont les trafiquants qui devraient craindre de se montrer au grand jour près d'une route nationale fréquentée.

Ce n'est pas un problème d'échange d'informations entre les autorités. J'ai de très bonnes relations avec la gendarmerie et la police. Il leur faut les moyens nécessaires pour empêcher ces actions.

Nous faisons partie des communes les plus représentées dans le milieu carcéral. Nous ne pourrons pas tisser de nouveau du lien seulement à l'aide de la politique de la ville, de la mise en place de centres sociaux ou d'autres actions municipales. Des opérations « coup de poing » sont également nécessaires pour s'attaquer aux zones de trafic et à la petite délinquance, afin de rappeler l'autorité de l'État. Malheureusement, jusqu'à présent, cela n'a pas été suffisamment fait : il y a des contrôles autoroutiers, mais il n'y a pas d'opérations ciblant les lieux de trafics de drogue et d'armes ou ciblant la petite délinquance.

Il faut revoir la stratégie en améliorant la gouvernance. Peut-être faudrait-il nommer un préfet chargé spécifiquement de ces sujets, qui serait accompagné d'un sous-préfet pour traiter ces questions actuellement prises en charge par le secrétaire général de la préfecture. Ses objectifs devraient être clairement définis en lien les municipalités, en fonction des problèmes spécifiques de chaque territoire, afin de déstabiliser les différents réseaux.

M. Jérôme Durain, président. - Je remercie chacun d'entre vous de son intervention, qui nous a éclairés sur nombre de points. Nous sommes très heureux que vous ayez répondu à nos questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane (en téléconférence), de M. Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Office antistupéfiants Caraïbes (en téléconférence), de Mme Camille Blanc-Tichy, commissaire de police, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe (en téléconférence) et de M. le général de brigade William Vaquette, commandant de la gendarmerie de Martinique (en téléconférence)

LUNDI 18 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de participer, en téléconférence, à cette table ronde dans le cadre de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.

Je commencerai par des formalités qui tiennent à la nature de cette commission d'enquête, puisque je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Camille Blanc-Tichy, M. Hugues-Lionel Galy, M. Alexandre Huguet et M. le général de brigade William Vaquette prêtent serment.

M. Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Office antistupéfiants Caraïbes. - Je commencerai par un état global de la menace dans la zone des Caraïbes, avant d'évoquer plus spécifiquement le territoire de la Guadeloupe. Je précise que l'antenne de l'Office antistupéfiants (Ofast) Caraïbes est basée en Martinique.

Certaines des auditions qui ont déjà été menées dans le cadre de cette commission d'enquête ont déjà pu vous donner une vision claire et lucide du narcotrafic, de ses défis et de certaines perspectives.

La zone antillaise est marquée par le trafic maritime. En 2022, 75 % des saisies de cocaïne, soit plus de 27 tonnes, l'ont été sur des vecteurs maritimes et 55 % des saisies de cocaïne proviennent des Antilles et de la Guyane.

Sans faire une mauvaise paraphrase d'Élisée Reclus, la géographie précède l'histoire. Les îles françaises aux Antilles sont, avec la Guyane, les territoires les plus proches des zones de production de cocaïne. Nulle surprise alors à ce que des liens anciens aient pu se développer et à ce que la Martinique et la Guadeloupe constituent depuis longtemps des zones de rebond et de transit. Nulle surprise non plus dès lors que l'office central chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants ait, depuis le début des années 2000, installé une antenne en Martinique, dispositif ultérieurement complété avec les détachements Ofast de Guadeloupe et de Saint-Martin.

Je commencerai par dresser un état de la menace sur la zone avant d'évoquer le dispositif en place et de brosser quelques pistes et perspectives.

Je parlerai principalement de la cocaïne, même si je serai ponctuellement amené à évoquer d'autres produits. Pour rappel, la production de cocaïne a été évaluée en 2021 à 2 300 tonnes, concentrée en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Elle s'étend de plus au Honduras et au Guatemala. Son prix oscille alors entre 1 000 et 1 500 dollars le kilogramme, et le produit va prendre plusieurs routes : aériennes ou fluviales vers l'est, vers les Guyanes ou le Brésil, mais aussi vers le nord jusqu'aux côtes caribéennes de la Colombie et du Venezuela.

Cette cocaïne est ensuite chargée, transbordée, parfois à plusieurs reprises, pour trouver sa place sur divers vecteurs maritimes, par exemple des pirogues de pêche à moteur ou des « tapouilles », des bateaux de pêche à forte capacité d'emport. Ces bateaux ont plusieurs destinations potentielles. La route centrale à travers la Caraïbe peut les mener vers la République dominicaine ou vers Porto Rico, voire les îles Vierges, avec comme destination le marché américain ; il existe également une route plus orientale vers les îles des Petites Antilles ou une autre qui longe les côtes vénézuéliennes, puis celles de Trinidad et Tobago avant de remonter l'arc antillais - c'est cette route qui aura un impact direct sur les Antilles françaises.

Ces bateaux, que l'on appelle bateaux-mères, se mettent au contact de bateaux-filles - yoles de pêche, caboteurs, voiliers... - qui récupèrent le produit stupéfiant, dont le transbordement sera régulièrement assuré par une sorte de garde du corps, souvent armé, qui peut être chargé de surveiller son bon acheminement à toutes les étapes. Ces vecteurs transportent la cocaïne jusqu'aux rivages et plages des îles françaises, soit directement soit avec un premier stop dans les îles voisines, la Dominique ou Sainte-Lucie. Dans ce dernier cas, on est déjà en présence d'un premier rebond qui expliquera l'intensité du trafic interne qui se déroule dans les divers canaux.

Une fois parvenue en Guadeloupe ou en Martinique, la cocaïne, dont le prix est alors de 5 500 à 6 000 euros le kilogramme, sera stockée avant d'être ventilée. Cette ventilation peut se faire de diverses manières. Elle peut l'être dans des quantités plus limitées pour alimenter le marché local. Soit la cocaïne reste en l'état, soit elle est transformée en crack, notamment dans certains secteurs concentrés sur Fort-de-France ou Le Lamentin. On trouve également sur le marché local de l'herbe de cannabis, puisque celle-ci est aussi produite régionalement ; elle sera transportée par les mêmes vecteurs maritimes, parfois également avec des armes et des migrants. Il y a donc bien un marché local à la fois d'herbe de cannabis et de cocaïne.

La plus grande partie de la cocaïne sera néanmoins réexpédiée, après reconditionnement, vers l'Europe, plus spécifiquement vers la France hexagonale, selon diverses modalités que vous connaissez.

La première modalité est celle du container. Il s'agit de profiter des rotations maritimes régulières qui relient le port de Jarry en Guadeloupe et celui de Fort-de-France aux ports du Nord de l'Europe. C'est cette modalité qui permet d'acheminer les quantités les plus importantes, comme en témoignent régulièrement les saisies opérées à la fois au Havre, à Dunkerque, mais également dans d'autres ports comme ceux de Montoir-de-Bretagne ou de Rouen. Ces saisies font suite à un travail des douaniers et des policiers accompli en métropole, mais elles peuvent également être le fruit du travail de renseignement réalisé aux Antilles.

On peut évoquer diverses méthodes. La plus utilisée est la dissimulation de la cocaïne dans des cargaisons de divers produits, notamment de déchets métalliques, puisque c'est un type de cargaisons qui part fréquemment dans des quantités importantes des Antilles jusqu'à la métropole pour le retraitement. Existent aussi la méthode des « faux déménagements », ou encore celle de la création de sociétés légales dont les expéditions serviront de couverture aux cargaisons de cocaïne.

Une fois parvenue dans l'Hexagone, la cocaïne se négocie autour de 30 000 euros le kilogramme.

Les « mules » aéroportuaires constituent une autre modalité de réexpédition de la cocaïne. Certes, ce ne sont pas les mêmes flux qu'en Guyane, mais la Guadeloupe comme la Martinique ne manquent malheureusement pas de candidats au voyage, dont les vulnérabilités sont exploitées par différents réseaux pour inciter, voire forcer, au transport de cocaïne. Celle-ci est scotchée à même le corps, transportée dans des valises, voire ingérée.

À cet égard, je formulerai deux remarques.

La première remarque tient au lien à la Guyane, puisque l'on constate que les territoires de la Guadeloupe et de la Martinique ont servi et servent encore régulièrement de passages de transit pour certains réseaux qui souhaitent contourner le contrôle à 100 % et le ciblage des vols directs entre Cayenne et les aéroports parisiens. Ainsi, les réseaux nigérians envoient de plus en plus directement des ressortissants nigérians en possession de passeports espagnols, italiens ou allemands de Paris vers la Guadeloupe ou la Martinique.

La seconde remarque concerne les produits transportés, puisque les « mules » transportent aussi de la résine de cannabis. Celle-ci, qui n'est pas produite régionalement, est apportée de la métropole jusqu'aux Antilles pour être vendue selon différentes modalités dans les points de deal (PDD), aux côtés de l'herbe de cannabis et de la cocaïne. La résine peut également être acheminée aux Antilles selon d'autres modalités - containers, expéditions de véhicules... - à des équipes qui feront à leur tour parvenir à leurs partenaires hexagonaux de la cocaïne.

Les navires de plaisance et les voiliers sont une autre modalité utilisée pour faire parvenir la cocaïne jusqu'aux côtes européennes. Il s'agit là de réseaux régulièrement animés par des criminels étrangers, originaires d'Europe du Nord ou d'Europe de l'Est. Ces réseaux vont recourir à des équipages pour des convoyages ; ils s'appuient sur des bases logistiques et des skippers, souvent en lien avec l'Espagne, pour transporter des quantités assez importantes. Les voiliers sont chargés dans la zone caraïbe ou au large du plateau des Guyanes avant soit d'entamer une route transatlantique directe, soit de remonter l'arc antillais vers le nord. Cela dépendra des conditions climatiques, mais aussi de la présence connue ou supposée de moyens d'intervention en mer.

Je précise que, comme en métropole, les trafics de stupéfiants vont de pair avec l'exercice de violences. On dénombre cette année 25 homicides volontaires en Martinique ; ces homicides ou tentatives d'homicides volontaires peuvent être motivés par des rivalités ou des différends sur fond de trafic de stupéfiants.

On a en revanche également régulièrement l'écho de l'existence de hitmen, de tueurs notamment d'origine saint-lucienne qui peuvent être recrutés afin d'exécuter des contrats, parfois jusque sur le sol de la Martinique. Les violences peuvent être facilitées par l'importante circulation des armes à feu : ces dernières peuvent être destinées à protéger le trafic de stupéfiants ou constituer en elles-mêmes une cargaison à part entière qui sera acheminée en Guadeloupe ou en Martinique, notamment à partir de Sainte-Lucie, qui les reçoit principalement des États-Unis.

Cette tendance, qui a été évoquée par le directeur général de la police nationale (DGPN), est au moins aussi importante qu'en métropole. Le risque de finir sa vie de manière prématurée lors d'un épisode de confrontation violente lié aux trafics de toute nature est totalement intégré par les trafiquants de la zone.

Face à cet état de la menace, je dresserai un rapide état du dispositif.

L'Ofast Caraïbes dispose de trois entités basées en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Martin, qui font partie des 24 antennes de l'Ofast, afin, comme d'autres administrations partenaires, de mailler le mieux possible l'arc antillais.

À l'échelon régional, l'Ofast Caraïbes, composé de personnels de différentes administrations, y compris avec une dimension internationale puisqu'un officier de liaison espagnol y est présent, assure les mêmes missions que l'Ofast à l'échelon central et s'inscrit dans le Plan national de lutte contre les stupéfiants. Ses missions sont au nombre de trois.

Le volet stratégique se traduit par l'établissement d'un état de la menace régionale, l'analyse des flux et phénomènes constatés sur le bassin antillais, l'étude des prix des stupéfiants, mais également la définition et l'actualisation, de façon concertée avec nos partenaires, des sites d'intérêt prioritaire à l'échelle caribéenne.

Le volet « renseignement » passe par les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) des trois territoires, pour le recueil, l'analyse, l'enrichissement, le partage du renseignement, la supervision des « cargos fast » et des points de deal (PDD), depuis les segments gérés au niveau de ces PDD jusqu'aux trafics internationaux en lien avec la métropole.

Je mentionnerai un dispositif particulier, celui de l'unité permanente de renseignement Caraïbe, qui permet la projection régulière à Sainte-Lucie d'enquêteurs français spécifiquement en matière de renseignement dans le domaine des stupéfiants. Des jalons ont récemment été posés en ce sens également avec l'île de la Dominique.

Sur le volet opérationnel, il existe plusieurs groupes spécialisés chargés des enquêtes judiciaires en Martinique, en Guadeloupe ou à Saint-Martin. En effet, l'une des plus-values de l'Ofast, au-delà des saisies opérées, que celles-ci soient à son initiative ou qu'elles le soient après des interceptions maritimes réalisées par la marine nationale, la douane ou la gendarmerie avec leurs moyens en mer, c'est de parvenir au démantèlement complet du réseau et à l'identification des commanditaires et complices, afin de priver le réseau de ses moyens, ressources et profits.

Je précise que ces missions sont très régulièrement assurées en cosaisine avec d'autres entités, le groupe interministériel de recherche (GIR), des sections de recherche ou le service d'enquête judiciaire des finances. Elles se font également en lien avec les agences partenaires qui sont présentes dans la zone, mais également avec nos correspondants des îles-États voisins et avec les attachés de sécurité intérieure ou officiers de liaison dans la zone, notamment en Colombie et au Venezuela.

J'en viens à quelques points d'attention et aux perspectives.

Mentionnons l'importance du développement de la surveillance périmétrique de l'île en complément des moyens existants : des projets relatifs à l'usage de drones ou au développement de radars maritimes sont en cours de développement. Il faut également citer des avancées pour développer la sécurisation des installations portuaires et le contrôle des containers.

Nous suivons d'un oeil attentif les travaux destinés à renforcer tout ce qui a trait aux autorisations d'accès permanentes aux installations portuaires des personnels, dockers et autres.

J'insiste également sur la corruption, qui est une thématique forte sur la zone et qu'il faut prendre en compte y compris même dans le développement de nos partenariats.

Nous devons améliorer notre agilité pour nous mettre au niveau de celle des trafiquants, alors que l'on constate que certains phénomènes se développent et sont peut-être amenés à s'intensifier, par exemple celui du drop off, mais également le transport de la cocaïne sous une forme non aboutie, qui nécessitera une transformation avec des laboratoires installés à distance.

Le renforcement de la coopération internationale est aussi un point important.

Les défis sont également technologiques. Il faut une veille liée au développement technologique, en plus de la formation associée pour tout ce qui relève des applications de communications cryptées, qui sont là aussi largement partagées et utilisées, mais également sur les possibilités de blanchiment via des cryptoactifs.

Nous avons également une marge de progression en matière de saisie des avoirs. On pourrait trouver des pistes de simplification ou d'accélération de certains processus.

Pour les Antilles de manière plus spécifique, la liste des marchandises soumises à l'octroi de mer pourrait être revue afin d'essayer d'en exonérer plus largement certains équipements destinés aux forces de sécurité intérieure.

Mme Camille Blanc-Tichy, commissaire de police, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe. - Parmi les entités qui luttent contre le narcotrafic en Guadeloupe, on trouve une unité de lutte contre les trafics de stupéfiants et l'économie souterraine, qui est composée de six effectifs et qui travaille à l'échelle locale, notamment sur les démantèlements de points de deal. On trouve également deux détachements Ofast : le premier, composé de 19 effectifs, est basé en Guadeloupe ; le second, composé de huit effectifs, est à Saint-Martin. Ils travaillent à la lutte contre les trafics internationaux de stupéfiants à l'échelle internationale, mais également à l'échelle régionale.

Voici quelques données concernant notre activité en 2022.

Nous avons participé à la saisie de 2,2 tonnes de cocaïne, principalement dans des dossiers dans lesquels des containers étaient utilisés, en lien avec les douanes métropolitaines, et à celle de 638 kilogrammes de cannabis. Nous avons placé en garde à vue 164 individus pour des dossiers de trafic de stupéfiants ; 100 d'entre eux ont été écroués, c'est-à-dire placés en détention.

La saisie des avoirs criminels constitue un point très important. Sur chaque dossier d'envergure de narcotrafic, on associe le GIR - le GIR de Guadeloupe se déplace à Saint-Martin. L'année dernière, on a pu saisir 1,2 million d'euros dans des dossiers de narcotrafic, notamment 800 000 euros en liquide dans un seul dossier chez un narcotrafiquant, ainsi que 4 bateaux et 15 véhicules.

Nous saisissons régulièrement des armes dans les dossiers de narcotrafic : vingt-trois armes en 2022. Il s'agit principalement d'armes de poing des marques Taurus, Glock ou Smith & Wesson. En 2023, nous en sommes déjà à 40 saisies d'armes sur les dossiers de narcotrafic. Cette très forte augmentation n'est pas uniquement limitée au narcotrafic. En effet, à la Guadeloupe et aux Antilles de manière générale, on constate une très forte circulation des armes à feu. Le taux d'homicide y est sept fois supérieur à la moyenne nationale.

Pour l'année 2023, on décompte 16 homicides en zone police nationale, contre 17 l'année dernière. Nous sommes très vigilants sur ce point pour la sécurité de nos policiers lors des interpellations, dans les dossiers de narcotrafic, mais aussi dans les autres : vols à main armée, homicides, tentatives d'homicide.

J'en viens aux problématiques que rencontre le service territorial de la police judiciaire en Guadeloupe. J'en citerai deux principales.

La première, qui a déjà été évoquée, concerne les « mules ». En 2022, 35 procédures mettant en cause des « mules » ont été traitées. À 95 %, ces personnes avaient des sachets de cocaïne dans les valises ou scotchés sur le corps. En 2023, on est déjà à 48 procédures : en très grande majorité, ce sont des « mules » in corpore, c'est-à-dire qui ont ingéré des boulettes de cocaïne. Cette forte augmentation correspond, en termes de dates, à peu près au début des contrôles systématiques en sur les vols directs entre la Guyane et l'hexagone.

Ces « mules » arrivent de Guyane, transitent par les Antilles et partent vers la métropole, mais on s'est aperçu qu'il y avait également des filières d'approvisionnement locales des « mules ». C'est chronophage pour nous, parce que ce sont des procédures en flagrant délit, mais aussi parce qu'il nous faut travailler de manière parallèle sur ces filières d'acheminement. C'est également chronophage pour les services de la voie publique de la police nationale. En effet, il faut garder ces mules, qui doivent garder les personnes concernées à l'hôpital parfois six à dix jours en attendant l'expulsion des boulettes de cocaïne, limitant la présence de la police sur la voie publique Cela a un impact sur la présence sur la voie publique, puisque les effectifs sont à l'hôpital pour assurer la garde des mules. Deux overdoses de mules sont survenues cette année en Guadeloupe ; il n'y en avait pas eu en 2022.

Cette situation oblige les services publics à se réunir autour de cette problématique, non seulement avec le tribunal judiciaire et les douanes, mais également avec l'hôpital, pour qui il s'agit d'une problématique nouvelle à gérer.

La situation géographique de la Guadeloupe dans les Caraïbes, qui est une plaque tournante du trafic de cocaïne, constitue un autre défi. On a eu dernièrement des dossiers d'ampleur en termes de trafic de cocaïne où des Colombiens et des Vénézuéliens qui faisaient transiter la cocaïne par la Guadeloupe ont été mis en cause.

On peut parler aussi de la première mission de l'unité permanente de renseignement de l'Ofast, qui s'est déplacée à la Dominique la semaine dernière et qui nous permet d'avancer considérablement sur ce sujet en termes de coopération. Pour la Guadeloupe, la dernière île rebond pour l'arrivée des armes, des stupéfiants et des étrangers en situation irrégulière sur le territoire, c'est la Dominique. Les armes proviennent des États-Unis, font des rebonds sur les différentes îles de la Caraïbe jusqu'à la Dominique avant d'arriver en Guadeloupe via Marie-Galante ou Les Saintes, ou tout simplement par le littoral guadeloupéen.

Nous travaillons à quelques pistes d'amélioration.

Nous devons renforcer nos moyens humains et matériels. Le traitement des « mules » étant très chronophage, il faut pouvoir garder une capacité opérationnelle de traitement judiciaire des filières.

Nous poursuivons notre travail de partenariat avec les services de douane, et avec la justice. On a récemment mis en place une Cross permanente en Guadeloupe et une Cross non permanente à Saint-Martin, ce qui permet de mieux collecter et d'enrichir les informations sur les narcotrafics pour les douanes, la gendarmerie nationale et la police nationale.

En matière de lutte contre le narcotrafic, la réalisation d'un pilotage intégré, notamment grâce à la création des directions territoriales de la police nationale - la DTPN existe depuis presque deux ans en Guadeloupe -, constitue là aussi une plus-value. Chaque semestre, nous organisons des réunions avec tous les acteurs de la police nationale, la police aux frontières, le renseignement territorial, l'état-major, la formation, à l'occasion desquelles nous nous coordonnons pour être plus efficaces. Si, par exemple, dans l'un des dossiers de l'Ofast, un aérodrome est souvent mentionné, même si nous ne disposons pas vraiment d'éléments précis en termes d'enquête, nous pouvons demander à la police aux frontières d'accentuer les contrôles afin de déterminer ce qui se passe réellement dans cet aérodrome. C'est donc une véritable plus-value de pouvoir échanger tous ensemble sur la question du narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Parmi les suggestions d'amélioration que vous avez évoquées, avez-vous envisagé des mesures législatives ?

Le traitement des « mules » à l'hôpital semble être une opération chronophage pour vos services. Quelles mesures de simplification pourraient être mises en oeuvre pour augmenter le taux de contrôle des mules ?

Mme Camille Blanc-Tichy. - Le phénomène des « mules » commence à affecter la Guadeloupe, et nous pouvons déjà en mesurer l'ampleur. Nous travaillons sur les moyens à engager pour lutter contre ce fléau. Ainsi, la direction territoriale de la police nationale développe une convention avec l'hôpital afin de limiter le temps d'attente des effectifs qui montent la garde devant la chambre de la mule. Nous organisons également des réunions avec la procureure et les représentants des douanes pour améliorer la prise en charge des « mules », notamment dans le cadre du passage à l'étape judiciaire.

L'objectif est de développer des protocoles qui permettront de limiter le temps de traitement de l'enquête et le temps d'attente à l'hôpital.

Général de brigade William Vaquette, commandant de la gendarmerie de Martinique. - En matière d'évolution juridique, il faudrait surtout faciliter le contrôle du terrain, notamment les entrées et les sorties du territoire. Dans l'espace caribéen, tout autour de notre département français, on procède par déclaration préalable à l'entrée d'un territoire. Il s'agit non pas d'un visa, mais d'un protocole qui permet de renforcer le contrôle en identifiant ceux qui se rendent dans un territoire ou le quittent et en leur demandant où ils logeront.

Je ne sais pas si cela relève du législatif ou du réglementaire, mais il me semble que, dans le cadre du dispositif de l'Union européenne dit Etias (European Travel Information and Authorisation System), nous devrions renforcer le contrôle des flux d'entrée et de sortie de nos territoires, en nous dotant du même système que nos voisins. C'est une piste de réflexion.

M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des Douanes Antilles-Guyane - La clearance est un autre sujet en voie d'être réglé, pour ce qui concerne les voiliers qui circulent entre les différentes îles de l'espace caribéen. En effet, le préfet de Martinique, en tant que délégué à l'action de l'État en mer, a pris un arrêté au mois de juillet 2023 qui rend obligatoire dans nos territoires le système de clearance qui existe dans les autres îles. Dès le début de l'année 2024, la douane (qui a été leader dans ce dossier) mettra en service un système informatique de clearance pour moderniser le dispositif.

Pour ce qui est des dispositifs européens comme EES (Entry/Exit System) ou Etias, dans la mesure où nos territoires ne sont pas dans l'espace Schengen, ils ne bénéficient pas d'une déclinaison immédiate ou parallèle de ces systèmes.

Enfin, pour le transfert des marchandises, il faut aussi tenir compte de l'utilisation relativement importante du fret postal et du fret express. En effet, nous recensons jusqu'à 800 dossiers concernant ce type d'échanges qui interviennent de manière quasi-quotidienne.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Monsieur Galy, depuis près d'un an, on constate un déport des « mules » vers les Antilles. Compte tenu de la mise en place des contrôles à 100 % à l'aéroport Félix-Éboué en Guyane, il y a fort à parier que les trafiquants sont à la recherche de nouvelles routes. Existe-t-il une collaboration entre les services des Antilles et de Guyane ? Les douaniers guyanais pourraient, par exemple, indiquer à leurs collègues des Antilles les « mules » potentielles.

Monsieur Huguet, la multiplication des saisies de stupéfiants et des démantèlements de réseaux, tant en Guadeloupe qu'en Martinique, montre que ces territoires, comme le mien d'ailleurs, se trouvent au milieu d'un trafic international.

Or, dans un rapport d'information publié au début du mois de juillet dernier, mes collègues déploraient la faiblesse des moyens nautiques et aériens alloués à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les représentants des forces de l'ordre que nous avons entendus en audition nous ont expliqué qu'ils ne disposaient pas des moyens nécessaires pour assurer la pleine et totale surveillance périmétrique de l'île. En outre, aucun radar n'a été installé dans le port maritime de Fort-de-France pour contrôler les cargaisons. La situation a-t-elle évolué favorablement depuis la publication de ce rapport ?

Enfin, j'ai été maire de Cayenne pendant dix ans. Que pensez-vous de la création d'une commission ad hoc composée de représentants de la police nationale, de la police municipale, de l'État et des douanes, ainsi que des maires, qui se sentent souvent exclus du dispositif, alors qu'ils sont des acteurs importants de la lutte contre les dealers et les traficquants, dans les communes ? N'est-il pas opportun que tout le monde se retrouve autour de la table pour éradiquer ce trafic qui est un fléau dans nos villes ?

M. Jérôme Durain, président. - Mme Conconne n'a pas pu être présente, mais suit notre réunion à distance. Elle souhaite vous interroger sur les moyens dont dispose la douane pour agir en mer. Sont-ils suffisants ?

M. Olivier Cadic. - On nous a dit, lors d'une audition précédente, qu'il n'y avait qu'une seule frégate et que lorsqu'elle était en vue entre la Guadeloupe et la Dominique, le trafic s'interrompait, mais redémarrait dès qu'elle partait. Les moyens que vous envisagez visent-ils une surveillance permanente de ce couloir qui est apparemment le plus utilisé ?

Vous avez établi qu'il y avait sept fois plus d'homicides dans les territoires dont nous parlons que dans l'hexagone. Qu'en est-il de ce taux par rapport aux îles environnantes ?

Enfin, un maire nous disait que, sous l'effet de la peur, les gens préféraient fermer leurs fenêtres pour ne pas être témoins d'un trafic potentiel. Face au développement de la violence, il envisageait d'armer la police locale. Qu'en pensez-vous ? N'y a-t-il pas là un risque d'escalade ?

Général William Vaquette. - La co-production de sécurité est au coeur du projet de contrat territorial de sécurité et de prévention auquel la collectivité territoriale de Martinique, Mme la sénatrice Conconne et tous les maires sont très attachés. Au début de l'année 2023, le préfet honoraire Lalanne a mené une mission de trois mois, à l'issue de laquelle nous avons corédigé avec les élus, la police, la douane et la gendarmerie un projet de contrat. L'idée initiale était de couper la route de la drogue en développant l'investigation, mais le préfet a ensuite bien identifié la nécessité de renforcer le contrôle et le partenariat avec les forces du territoire, c'est-à-dire avec les élus.

L'un des axes prioritaires de ce contrat est de renforcer la sécurité périmétrique de la Martinique. Pour cela, il est prévu d'installer un scanner sur le port ainsi que des radars qui seront pilotés par les armées. Nous moderniserons également des moyens vieillissants.

Quand vous mentionnez la frégate, il me semble que vous faites une confusion avec le patrouilleur de la gendarmerie maritime qui est stationné en Guadeloupe. Nous n'avons pas de patrouilleur de la gendarmerie maritime en Martinique. Celui de Guadeloupe vient épisodiquement et, comme il est très vieillissant, il est souvent en réparation.

Une visite du ministre de l'Intérieur et des Outre-mer est prévue au début de l'année 2024 pour la signature du contrat territorial ; il est envisagé de créer une brigade de surveillance du littoral au sein de la gendarmerie maritime. Pour l'instant, nous disposons, d'une part, de la frégate hauturière de la marine nationale qui peut faire de grosses interceptions au large, dans les eaux internationales et, d'autre part, d'une brigade nautique qui intervient sur les côtes grâce à un petit bateau semi-rigide, assez peu performant en matière de vitesse. Par conséquent, soit c'est trop, soit ce n'est pas assez.

L'enjeu est de nous doter de radars qui renforceront notre capacité de renseignement, et qui devront impérativement être complétés par des outils de levée de doute et d'interception.

C'est la raison pour laquelle le contrat territorial de sécurité et de prévention prévoit de remplacer les bateaux vieillissants, de créer des unités et surtout d'avoir recours à la surveillance technologique et à la vidéoprotection sur les points d'embarquement et de débarquement. En effet, la marchandise ne fait pas qu'arriver chez nous, mais elle en repart aussi - et il existe des stratégies de contournement avec un flux qui descend de la Dominique vers la Martinique.

À cet égard, la situation d'Haïti est particulièrement inquiétante puisque plus de 600 000 armes y circulent. Les étrangers en situation irrégulière en provenance d'Haïti sont nombreux à arriver en Martinique, en passant par la Dominique. De plus, en Haïti, les réseaux de convoyage sont multicartes et opèrent dans le trafic de drogue, la traite humaine ou le cambriolage. On ne peut pas exclure que si l'on donne un coup de pied dans la fourmilière, certains membres des gangs se glissent dans ces réseaux.

Pour l'instant, il n'y a pas de gangs identifiés en Martinique. En revanche, des tueurs à gages, issus des gangs de Sainte-Lucie, agissent sur notre territoire.

Pour conclure, le contrat territorial de sécurité et de prévention prévoit la création d'un bureau de commandement de l'action de l'État en mer, placé sous l'autorité du préfet maritime - en l'occurrence le préfet Bouvier -, et comprenant en permanence un policier, un gendarme et un douanier. C'est un point fort du contrat.

M. Alexandre Huguet. - Les moyens maritimes et aéro-maritimes qui existent sont coordonnés par le commandement de l'action de l'État en mer, afin d'en tirer le meilleur emploi possible et le plus efficace en fonction des navires, qu'ils dépendent directement de la marine nationale ou de la direction de la mer. Ce dispositif a vocation à être renforcé puisque la police aux frontières (PAF) devrait être dotée d'un bateau. De plus, il sera complété par des radars maritimes dont l'implantation est prévue en 2025 pour une meilleure surveillance des canaux tant au nord qu'au sud de la Martinique.

Général William Vaquette. - Les moyens aériens constituent un point faible, car ils sont vieillissants. Il est donc nécessaire de les renforcer.

Quant aux drones, ils ne sont pas adaptés à la surveillance maritime thermique, car ils sont trop sensibles aux embruns et aux vents. Le contrat territorial prévoit d'investir dans le renforcement des moyens aériens de contrôle.

Mme Camille Blanc-Tichy. - La dynamique est la même en Guadeloupe. Un projet d'unité nautique est en cours d'élaboration au sein de la direction territoriale de la police nationale, qui devrait bientôt aboutir.

Quant au taux d'homicides, il est inférieur en Martinique et en Guadeloupe à celui des îles voisines, que ce soit Sainte-Lucie, la Dominique ou Haïti.

M. Alexandre Huguet. - À Sainte-Lucie, on est à 75 homicides pour une population qui est deux fois moindre que celle de la Martinique. En Haïti, on en est à 3 200 homicides.

M. Hugues-Lionel Galy. - Pour ce qui est des moyens aériens, la douane vient de recevoir un hélicoptère H160. Il sera bientôt mis en service, ce qui contribuera à améliorer la couverture et l'état de surface.

Compte tenu de la topologie des lieux et des distances très courtes entre nos territoires et les îles voisines, l'efficacité de la protection viendra moins de l'empilement des moyens que d'un état de surface permanent. Les radars joueront un grand rôle pour renforcer la surveillance périmétrique de la Martinique. Dans le cadre de l'action de l'État en mer, les militaires travaillent sur l'utilisation de drones plus puissants, qui pourront rester en l'air et assurer une surveillance continue.

Il est très important pour les services exerçant la répression comme pour ceux qui font de l'investigation de pouvoir avoir une vision permanente de ce qui arrive par la mer en matière de stupéfiants. C'est un élément indispensable, en plus des nouveaux moyens dont nous bénéficierons, pour que nos interventions gagnent en efficacité.

L'arrivée de scanners mobiles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, au premier trimestre de 2025, permettra de contrôler les containers sur une plus grande échelle, ce qui compliquera le travail des trafiquants de stupéfiants.

Des cellules de ciblage existent dans les brigades d'aéroport des directions des douanes. Elles sont en relation entre elles, en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe, mais aussi avec nos collègues qui opèrent à l'arrivée des aéroports de Roissy ou d'Orly. En effet, au-delà du renseignement opérationnel, l'enjeu est aussi celui du renseignement tactique. Ces cellules, composées de 6 à 8 agents, restent à dimension humaine. Elles peuvent tirer parti du temps de transport sur les vols transatlantiques ou même sur les vols entre la Guyane et la Martinique pour intervenir de manière mieux ciblée à l'arrivée.

Dans la même logique, l'arrivée des scanners pour la surveillance des containers permettra de développer la collaboration entre les cellules de Guadeloupe, de Martinique ou de Guyane, et les services du Havre, de Marseille ou de Dunkerque.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Compte tenu des masses financières qui circulent, avez-vous constaté des dérapages ou des dérives relevant de la corruption au sein de vos services ou, de manière plus générale, dans les administrations des collectivités territoriales ? Considérez-vous qu'il y ait là un risque ? Avez-vous mis en place des dispositifs de prévention ? Si c'est le cas, de quels moyens disposez-vous pour lutter contre cette corruption ?

M. Hugues-Lionel Galy. - Il est bien évident que, pour mettre en oeuvre les techniques dont nous avons parlé - notamment quand il s'agit de charger à la dernière minute dans un container de la cocaïne pour l'Europe ou du cannabis pour la zone de la Caraïbe - les trafiquants ont besoin de complicités locales. Compte tenu de l'importance des sommes qu'ils proposent à ceux qui sont susceptibles de faciliter le passage des marchandises, le risque de corruption est réel.

Dans le cadre du contrat de sécurité, il est prévu que les autorités portuaires en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane rehaussent le niveau de contrôle pour garantir une meilleure sécurisation périmétrique et un contrôle des badges plus efficace. Des efforts sont faits pour limiter ce type de risque.

La douane a identifié les métiers à risque et nous veillons à ne pas laisser très longtemps les mêmes agents dans des fonctions qui sont potentiellement exposées. Nous vérifions également qu'aucun agent ne travaille tout seul. Nous cherchons à limiter, grâce à notre charte déontologique et à des contrôles internes, le risque de prévarication.

Général William Vaquette. - Lors de la dernière réunion de haut niveau organisée entre le gouvernement de Sainte-Lucie et les autorités françaises, représentées par Jean-Christophe Bouvier, préfet, et Francis Étienne, ambassadeur de France à Castries, le Premier ministre de Sainte-Lucie a demandé à la France son appui pour lutter contre la corruption dans l'île. Il a notamment demandé de l'aide pour mettre en place un dispositif sur la saisie des avoirs criminels, inspiré de celui qui existe en France.

En outre, depuis un an, des patrouilles mixtes internationales interviennent à Sainte-Lucie. J'envoie des gendarmes sur les côtes de Sainte-Lucie ou bien à bord des bateaux des garde-côtes de l'île et, en parallèle, j'accueille dans mes unités des policiers de Sainte-Lucie qui patrouillent avec ma brigade nautique. Le dispositif fonctionne bien.

En effet, nos partenaires ont peu de moyens. Or, s'ils ont des problèmes, nous risquons aussi d'en avoir, car nous sommes voisins. Par conséquent, ce matin encore, j'ai envoyé un chien-armes pour deux jours à la Dominique afin d'aider aux perquisitions en cours pour retrouver les armes qui ont été dérobées lors d'un vol commis au commissariat de police de Roseau. Au mois de mars, j'avais envoyé pendant une semaine un chien-stups pour aider aux perquisitions dans les gangs.

La demande est forte pour bénéficier de l'appui technique de la France. Un projet est en cours, en lien avec la direction de la coopération de sécurité et de défense, qui relève du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour aider la Dominique et Sainte-Lucie à acquérir des chiens-stups et des armes. En effet, la Dominique n'a quasiment rien ; quant à Sainte-Lucie, elle est un peu mieux dotée, mais doit faire face à de nombreux trafics.

M. Alexandre Huguet. - La formation que nous assurons auprès de nos partenaires nous permet de développer des relations de confiance et de nous assurer de leur fiabilité.

L'Ofast a mis au jour des phénomènes de corruption à des niveaux qui se rapprochent des situations évoquées par M. Galy. Les faits impliquaient des intervenants portuaires directement à quai ou bien sollicités pour leur capacité à donner les lieux d'importation des conteneurs ou à les faire changer.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mmes Dominique Vinsonneau, première vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Fort-de-France (en téléconférence), Maewenn Henaff, juge d'instruction au tribunal judiciaire de Pointe à-Pitre (en téléconférence), Caroline Calbo, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre (en téléconférence) et Clarisse Taron, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France (en téléconférence)

LUNDI 18 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Je vous informe que Mmes Caroline Calbo et Maewenn Henaff vont nous rejoindre.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clarisse Taron et Mme Dominique Vinsonneau prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Pourriez-vous commencer par vous présenter rapidement ?

Mme Clarisse Taron, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France. - Je suis procureure de la République à Fort-de-France, siège de la seule juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) outre-mer. J'occupe ces fonctions depuis le mois de septembre 2021.

Mme Dominique Vinsonneau, première vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Fort-de-France. - J'ai été affectée le 1er septembre dernier au sein du tribunal judiciaire de Fort-de-France. La compétence de la Jirs s'étend à la Guyane, à la Guadeloupe, ainsi qu'aux eaux et mers qui nous séparent.

M. Étienne Blanc, rapporteur. -Nous sommes régulièrement informés de saisies massives et de problèmes majeurs touchant ces territoires français d'outre-mer ; pourriez-vous décrire l'état de la menace et son évolution ? Quels moyens matériels, mais aussi juridiques, qu'ils soient législatifs ou réglementaires, permettraient d'améliorer le système de lutte contre le narcotrafic ?

Mme Clarisse Taron. - Depuis mon affectation, le trafic a un peu évolué, même s'il existait depuis des années. La crise du covid avait mis un coup d'arrêt aux pratiques des trafiquants en limitant tous les échanges, y compris ceux qui concernaient la cocaïne.

La cocaïne constitue le produit phare du trafic. Elle est produite en Amérique du Sud, transite par le Venezuela ou la Guyane, selon les voies et les vecteurs employés. Elle poursuit son chemin pour arriver dans les Caraïbes où la Martinique, comme d'autres îles, est contaminée par des débarquements difficiles à contrer. En effet, l'île est cernée de plages, sur lesquelles il est possible de débarquer à toute heure du jour et de la nuit, alors qu'il est en revanche impossible pour les services d'enquête d'être présents en continu sur toutes les plages.

Ensuite, la cocaïne est probablement stockée dans des lieux divers, avant de repartir de manière massive par les ports de Fort-de-France à la Martinique et de Jarry à la Guadeloupe, ou par d'autres vecteurs, notamment celui des mules. À cet égard, les mesures mises en place en Guyane ont entraîné un déport du phénomène vers les Antilles françaises. Les colis constituent un autre vecteur, sur lequel les forces de sécurité ont du mal à travailler, car elles sont confrontées à de petites prises, difficiles à remonter.

La présence en Martinique de gangs de plus en plus organisés représente un autre aspect de l'évolution de la menace. Nous savions qu'ils existaient en Guadeloupe, mais considérions que la Martinique était épargnée, ce qui n'est plus le cas. Des dossiers nous sont parvenus récemment, dans lesquels nous sommes confrontés à de possibles têtes de pont de gangs saint-luciens installés en Martinique, qui commettent des actions très violentes, notamment pour voler des moyens de transport.

La circulation des armes inquiète de plus en plus. Aux Antilles, il y a encore dix ans, les violences étaient commises à coups de coutelas, puis au moyen d'armes traînant dans les familles. Depuis deux ou trois ans, nous observons la présence grandissante d'armes de poing de type Glock ou Taurus, qui viennent du Brésil ou des États-Unis. Enfin, plus récemment, nous constatons une utilisation croissante d'armes de guerre et d'armes qui acquièrent ce statut, parce qu'elles sont munies de chargeurs longs leur permettant de procéder à des tirs multiples.

S'agissant de la criminalité connexe, environ un tiers des meurtres commis en Martinique sont liés à des règlements de compte. Un autre tiers relèverait de motifs plus crapuleux, mais pourrait aussi être relié à des trafiquants. Enfin, nous déplorons plusieurs dommages collatéraux, des personnes ayant été atteintes par des coups de feu qui ne les visaient pas. Le tableau est donc assez noir.

J'en viens à nos besoins. Depuis un moment déjà, nous demandons que les services d'enquête travaillent également sur le cannabis, qui constitue un produit d'échange de la cocaïne. En effet, les prix de la cocaïne et du cannabis sont équivalents en Martinique, puisque l'un de ces produits n'a pas encore traversé l'Atlantique mais que l'autre oui. À plusieurs reprises, nous avons demandé à nos homologues de l'Hexagone de nous aviser de livraisons de cannabis en Martinique, parce qu'elles correspondent en général à des livraisons de cocaïne qui empruntent le chemin inverse. Or il reste difficile d'obtenir ces informations, même si les choses évoluent un peu et que nos homologues, comme les services d'enquête, semblent avoir compris l'importance de nous signaler ces départs de cannabis, depuis Le Havre par exemple.

Nous avons besoin de moyens supplémentaires. La charge des cabinets d'instruction de Fort-de-France est énorme et, sur les trois juges d'instruction affectés à la Jirs, l'un s'occupe aussi des affaires économiques et financières. Par ailleurs, même si nous venons d'être renforcés par un parquetier dédié aux relations avec la Guyane, nos ressources restent insuffisantes. Le parquet doit compter quatre magistrats pour la Jirs, mais l'un est mon adjoint pour toutes les matières et un autre est chargé du domaine économique et financier, ainsi que du tribunal mixte de commerce de Fort-de-France. Le parquet de la Jirs compte donc plutôt l'équivalent de deux magistrats et demi, ce qui est notoirement insuffisant.

Nous partageons deux assistants spécialisés avec nos collègues du siège. De plus, un poste de juriste assistant est resté vacant depuis plus d'un an. Le recrutement devrait bientôt commencer.

Enfin, je déplore depuis longtemps l'absence de poste de greffier Jirs au parquet. La situation des greffes reste très compliquée à Fort-de-France. Il nous appartiendrait, à la présidente et à moi-même, d'affecter quelqu'un, mais, compte tenu de la situation catastrophique de l'exécution des peines, du greffe correctionnel, du bureau d'ordre, ainsi que de certains cabinets d'instruction et d'application des peines, nous n'avons pas réussi à obtenir un poste de greffier, ni pour la permanence générale ni pour la Jirs.

Il faut aussi noter qu'en raison de la situation géographique des Antilles, la Jirs de Fort-de-France souffre de l'éloignement de nos collègues des autres juridictions de la Jirs, à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre et Cayenne. Dans les Jirs de métropole, il est facile de rejoindre ses collègues pour échanger sur un dossier, mais, ici, il nous faut deux jours pour nous rendre en Guyane, compte tenu de la fréquence des vols et de la durée du trajet. J'ai évoqué ce sujet avec la Chancellerie, lorsque nous avons été interrogés sur la charge de travail spécifique à la Jirs d'outre-mer. J'ai alors évalué à 20 % les difficultés et les tracasseries résultant de la situation géographique de l'île, d'autant que de nombreuses liaisons inter-îles ont été supprimées avec la liquidation d'Air Antilles. De plus, nous devons composer avec le décalage horaire pour échanger avec la métropole.

J'en viens à ce qui pourrait améliorer notre action. D'abord, il faudrait développer la coopération internationale, qui reste très difficile à mettre en oeuvre. Sainte-Lucie aura mis en oeuvre pour la première fois la convention d'extradition nous liant depuis plusieurs années et peine à exécuter les demandes d'entraide. Du côté de la Dominique, la situation est pire encore. Par ailleurs, il reste très compliqué d'obtenir de l'aide et des contributions aux enquêtes de la part des autres États des Caraïbes.

Un poste de magistrat dédié à cette coopération, que nous réclamons depuis des années, a enfin été créé. Nous aurions aimé qu'il soit basé au parquet général de Fort-de-France, ce qui lui aurait permis d'avoir accès aux cabinets d'instruction, mais ce magistrat de liaison s'installera à Sainte-Lucie. Son recrutement est en cours. Notons qu'il couvrira plusieurs États et qu'il rencontrera donc les mêmes difficultés que nous pour circuler entre les différents territoires.

La coopération avec les États d'Amérique du Sud n'est pas simple et elle ne l'est pas davantage avec les pays du nord des Caraïbes. En revanche, elle s'avère plus intéressante avec les États-Unis, au niveau policier plus que judiciaire.

En matière d'évolution législative, nous pourrions nous rapprocher de ce qui se pratique en Italie, notamment en ce qui concerne l'association de malfaiteurs de type mafieux, ainsi que la possibilité de réprimer la corruption dès lors qu'elle permet de s'assurer du soutien d'une personne sans nécessairement lui demander d'acte précis. Une telle disposition permettrait de lutter plus facilement contre la compromission qui affecte le port, mais pas seulement, nos suspicions portant également sur certains fonctionnaires d'État, ce qui est très inquiétant.

Par ailleurs, nous avons sollicité un recours accru à la visioconférence. Une disposition généralisant le recours à la visioconférence n'a pas passé la censure du Conseil constitutionnel. Il s'agit d'un sujet sensible, mais cette évolution représenterait une bonne chose pour notre Jirs d'outre-mer.

De manière plus pratique, les moyens aériens doivent être renforcés. L'avion Beechcraft des douanes vole autant quand qu'il peut, mais il ne suffit pas et l'avenir réside peut-être dans des drones de nouvelle génération. Nous attendons également des radars sur les canaux de Sainte-Lucie et de la Dominique, dont l'installation est annoncée depuis longtemps. Nous ignorons comment ils seront équipés et comment nous pourrons empêcher les trafiquants de modifier leurs routes pour arriver ailleurs sur l'île.

Enfin, la sûreté du port de Fort-de-France reste catastrophique, même si des efforts sont fournis. Nous sommes censés constituer un bouclier pour l'Hexagone et l'Europe, mais nous sommes une passoire. Le projet d'extension du port, qui deviendrait un hub pour toute l'Amérique du Sud, ne peut qu'inquiéter dans la mesure où les porte-containers pourront transporter 7 000 containers au lieu de 2 500, alors que ces containers constituent aujourd'hui un vecteur privilégié de l'arrivée de la cocaïne en Europe.

Mme Dominique Vinsonneau. - En ce qui concerne l'état de la menace, je partage les propos de Madame la Procureure ; la situation est devenue plus difficile et, après le covid, le trafic est reparti de plus belle.

Cependant, cette menace n'est pas nouvelle, et je regrette que ce phénomène soit si peu mis en lumière pour le ressort des Antilles, quand ce qui se passe en Seine-Saint-Denis ou à Marseille fait l'actualité au quotidien. Pourtant, les importations et les exportations de produits stupéfiants sont phénoménales dans l'arc antillais en termes de quantité et elles entraînent de très importants contentieux secondaires, en matière de trafic d'armes et de règlements de compte.

En ce qui concerne les armes, nous observons qu'elles sont très nombreuses sans encore bien comprendre par quel biais elles entrent sur le sol martiniquais. Parmi tous les dossiers des trois cabinets d'instruction de la Jirs, aucun ne s'attache à essayer de remonter une filière d'approvisionnement. Les armes de guerre sont fréquemment utilisées. Cette prolifération entraîne d'importants règlements de compte et, au prorata de la population, la Martinique compte plus d'homicides que Marseille, même s'ils sont moins médiatisés qu'en métropole.

La menace ne fait donc que croître alors que, par ailleurs, les quantités saisies sont hallucinantes. Au quotidien, nos dossiers d'instruction reposent sur des saisies dépassant une tonne de cocaïne. En 2023, les services de l'action de l'État en mer ont procédé à la saisie de plus de cinq tonnes de cocaïne et ce chiffre n'inclut pas les saisies opérées par les services de police et de gendarmerie. Des dizaines de tonnes de cocaïne transitent tous les ans par Fort-de-France et par les ressorts de la Jirs, les saisies restant résiduelles par rapport à la masse de ces produits en transit.

La cocaïne provient essentiellement du Venezuela, pays producteur, et de l'archipel de petites îles qui nous entourent. Sainte-Lucie représente une problématique importante, l'île se trouvant à une demi-heure de bateau de Fort-de-France. Dans environ deux dossiers d'instruction sur trois, des fournisseurs, des complices ou des co-auteurs sont saint-luciens. Les produits entrent par le biais de transbordements ou de débarquements. Le littoral de Martinique offre des zones de végétation non éclairées, dans lesquelles des pontons, habituellement utilisés par les pêcheurs, permettent des arrivées de nuit très discrètes.

De plus, des ressortissants saint-luciens sont liés de façon très étroite avec certains cartels d'Amérique du Sud. Ils s'échangent des points GPS, se retrouvent en mer et transvasent les chargements vénézuéliens sur des bateaux saint-luciens. Ils naviguent un peu à Sainte-Lucie, avant de procéder à un deuxième transbordement dans les eaux proches de la Martinique ou de débarquer sur nos plages ou sur nos pontons le moment venu.

Le développement de la coopération internationale est impératif, au premier chef avec Sainte-Lucie. À cet égard, nous nous réjouissons de l'arrivée prochaine du magistrat de liaison qui pourra faciliter les échanges d'informations et le dialogue. Aujourd'hui, Sainte-Lucie refuse de remettre ses ressortissants...

M. Jérôme Durain, président. - La liaison a été coupée. En attendant de régler ce problème technique, nous allons écouter Mmes Calbo et Henaff, qui nous ont rejoints. D'abord, mesdames, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Caroline Calbo et Mme Maewenn Henaff prêtent serment.

Mme Caroline Calbo, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre. - Je suis procureure à Pointe-à-Pitre depuis quatre mois et Maewenn Henaff est juge d'instruction ici depuis un an et trois mois. Nous avons donc peu de recul sur l'évolution du narcotrafic.

Néanmoins, pour ce qui concerne le trafic de cocaïne, qui nous pose le plus de difficultés, nous observons, depuis novembre 2022 et la mise en place du « 100 % contrôle » en Guyane, une augmentation du nombre de mules in corpore arrêtées par les douanes de Guadeloupe. Avant, nous arrêtions des mules qui portaient les produits sur elles et non pas à l'intérieur de leur corps. De plus en plus de Nigérians sont également interpellés. Des enquêtes sont en cours au niveau de la Jirs, car le trafic s'opère entre l'Europe, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, avec les chemins qui ont changé avec depuis la mise en place du 100 % contrôle de la Guyane vers la métropole. Les mules passent par la Martinique ou par la Guadeloupe pour rejoindre la métropole et se chargent parfois en Guadeloupe.

Ce phénomène a des incidences puisque les mules in corpore sont plus compliquées à gérer lors de leur garde à vue, pendant laquelle elles ne parviennent pas toujours à expulser tous les ovules de cocaïne. Les processus sont plus longs et le phénomène complexifie les enquêtes pénales.

Par ailleurs, si nous comptons de nombreux homicides par armes à feu, ils sont rarement liés au trafic de stupéfiants et nous assistons peu à des règlements de compte. Ces violences relèvent davantage d'affaires de vols ou de motifs futiles.

Mme Maewenn Henaff, juge d'instruction au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre. - En ce qui concerne l'information judiciaire, nous observons une imbrication de plusieurs trafics. Si le trafic de stupéfiants était plutôt considéré en tant que tel par les organisations criminelles, il semble être aussi devenu un moyen d'obtenir un fonds de roulement pour financer d'autres infractions criminelles, notamment le trafic d'armes ou les braquages, qui peuvent être moins régulières et moins lucratives. Le trafic de stupéfiants permet ainsi de réinjecter de l'argent ailleurs sans avoir besoin de passer par le blanchiment.

Nous sommes aussi impactés affectés par l'augmentation du nombre de mules, qui nécessitent une coordination entre des territoires éloignés : le lieu de prise en charge, le lieu de transit, le lieu d'interpellation et le lieu d'arrivée, où se trouve le commanditaire. Cette réalité entraîne une difficulté à interpeller tous les acteurs du trafic, à tous les niveaux.

S'agissant de l'impact de la criminalité connexe, nous comptons quelques règlements de compte, plutôt liés à des questions de répartition de territoires entre gangs, mais peu d'homicides y sont liés. L'immense majorité de ces derniers ont plutôt des motifs assez futiles, qui relèvent du vol à main armée, et sont liés à la prolifération des armes, utilisées majoritairement par de jeunes hommes, qui prétendent s'en servir pour leur protection personnelle et finissent par les utiliser dans d'autres cadres.

Mme Caroline Calbo. - Deux points m'apparaissent fondamentaux et je commencerai par évoquer la nécessaire coordination judiciaire en matière de lutte contre le narcotrafic.

Il y a quelques semaines, nous nous sommes rencontrés en Martinique pour renforcer la coordination au sein de la Jirs. Il faut prévenir la juridiction le plus tôt possible, pour qu'elle puisse se saisir des dossiers juste après la commission des infractions, dans le cadre des trafics inter-régionaux.

Au-delà de cette coordination à renforcer, nous manquons de moyens, surtout en matière d'enquêteurs. En travaillant avec l'Office antistupéfiants (Ofast), nous nous attendions à un certain niveau et à une bonne coordination entre ses antennes de Guyane, de Martinique, de Guadeloupe et de Paris, mais il semble qu'il y ait eu quelques loupés dans ce domaine. Ainsi, nous rencontrons des problèmes de coordination entre les services d'enquête, avec l'Ofast, ainsi qu'entre les antennes de l'Ofast, mais aussi avec les douanes, qui manquent de culture judiciaire en Guadeloupe et ne tentent pas forcément de démanteler les trafics, mais plutôt d'opérer des saisies. Nous essayons de renforcer ces liens entre l'Ofast et les douanes.

Comme la procureure de Fort-de-France, je m'inquiète de la question des ports et des hubs qui doivent se développer, alors que la cocaïne qui rentre par les ports est un vrai sujet de préoccupation. Les douanes ont récemment demandé des scanners, mais nous avons besoin d'encore plus de moyens. Des douanes judiciaires pourraient également jouer un rôle essentiel afin de favoriser la coordination à l'échelle locale.

Mme Maewenn Henaff. - Au niveau de l'instruction et en ce qui concerne les trafics imbriqués, nous rencontrons des difficultés à faire coopérer même des services de police et d'enquête, tels que l'Ofast ou le groupe de répression du banditisme. Au sein même de l'Office, alors que nous nous attendions à ce qu'il joue ce rôle de coordination à l'échelle du territoire national dans son entier, nous sommes constamment obligés de jouer un rôle de coordination, aussi bien au niveau des opérations qu'en matière de partage et de recoupement des informations. Nous devons être en permanence en lien avec les enquêteurs pour que les dossiers fonctionnent, sachant que nous devons aussi gérer la cette communication en tenant compte de nos emplois du temps, des leurs, du décalage horaire, l'éloignement géographique et des pratiques sur le terrain. Il s'agit d'un facteur majeur de complexité, qui semble regrettable pour un office national.

En ce qui concerne nos moyens juridiques et l'utilisation du renseignement pénal, nous n'avons pas recours aux infiltrés et aux repentis. Nous avons récemment été sensibilisés à cette question, qui se pose peut-être davantage pour la Jirs. Cependant, les infiltrations sur les réseaux sociaux pourraient constituer un mode d'action intéressant. En effet, nous observons une explosion de leur utilisation par les trafiquants, pour les armes comme pour les stupéfiants. Ils ont notamment recours à WhatsApp et des enquêteurs infiltrés permettraient de comprendre qui sont les revendeurs et de remonter les filières.

Mme Caroline Calbo. - En matière de renseignements administratifs, l'information circule, notamment au travers de la cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Néanmoins, cette circulation n'est pas très bonne en ce qui concerne la judiciarisation. Nous tentons de mieux coordonner les services afin de mieux exploiter les renseignements pour les enquêtes judiciaires, mais le processus reste laborieux.

Par ailleurs, les élus locaux ne me semblent pas forcément très intéressés par les questions de sécurité et encore moins par celle des stupéfiants. Les rendez-vous que je prévois avec eux sont déplacés et il m'est difficile de les rencontrer. Il faudrait qu'ils arrivent à monter des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). J'aimerais discuter avec eux de la politique pénale en matière de stupéfiants, mais il faudrait que j'arrive à les voir.

Quant à la coopération judiciaire avec les pays voisins, elle reste délicate et nous attendons beaucoup du nouveau magistrat de liaison. Les liens semblent plus nombreux entre les forces de sécurité qu'en matière judiciaire, et des informations ont récemment été fournies par les douanes dominiquaises. Cependant, le sujet demeure compliqué.

Mme Maewenn Henaff. - En matière de commissions rogatoires internationales, les liens sont très difficiles avec la Dominique, qui ne s'engage dans aucune procédure d'extradition ou de coopération vraiment intéressante. Parfois, des renseignements sont communiqués entre forces de l'ordre. Le magistrat de liaison devrait permettre à la discussion de s'établir sur la durée et nous espérons qu'une personne aguerrie aux problématiques locales sera choisie.

Mme Caroline Calbo. - Le président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) m'a dit être prêt à fournir des efforts en termes de moyens, notamment matériels, mais il aimerait qu'on lui propose un projet intégré, qui regroupe plusieurs administrations. J'ai essayé d'organiser une réunion afin de présenter un projet inter-administrations, mais les choses restent compliquées entre police, gendarmerie et douanes. Il faut renforcer les moyens humains, avec des personnes qui viennent de la métropole. En effet, nous rencontrons un problème de porosité des échanges d'informations en matière de stupéfiants : quand les gens sont très insérés localement, cela permet d'obtenir des informations, mais cela en fait aussi sortir.

Mme Maewenn Henaff. - Une législation en droit positif permet d'affecter des biens saisis dans le cadre d'une enquête à des services de police ou de gendarmerie, pour le temps de cette enquête. Or, dans le cadre spécifique du trafic de stupéfiants, après la décision du tribunal correctionnel, ces biens reviennent à la Mildeca. Dans ces affaires, il s'agit de lunettes infra-rouges, de drones ou de balises, autant de moyens adaptés aux besoins de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il me semble incontournable de laisser ces biens à la disposition des enquêteurs au-delà du temps de l'enquête : les enquêteurs doivent posséder des moyens adaptés, face à des trafiquants bien dotés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez pointé des dysfonctionnements en matière de coordination ; pourriez-vous en donner des exemples concrets ?

Mme Caroline Calbo. - Dans les dossiers qui nous concernent, si on veut que la coordination fonctionne, les antennes de l'Ofast doivent travailler ensemble. Aujourd'hui, si des mules venues de Guyane font un trajet vers Fort-de-France puis vers Pointe-à-Pitre, l'antenne de l'Ofast concernée ne procède pas à des recherches sur ce trafic en lien avec les autres antennes de l'Office dans la zone Guyane-Antilles.

Mme Maewenn Henaff. - Je donnerai un autre exemple. Une mule arrive en Guadeloupe avec de la résine - c'est assez rare -, pour procéder à un échange et récupérer de la cocaïne. Les commanditaires, qui se trouvent dans l'Hexagone, sont plus ou moins identifiés. Cependant, l'absence de communication des services de l'Ofast en Guadeloupe avec ceux situés en métropole ne permet pas d'aller chercher ces commanditaires quand leurs noms sont cités. Il faut alors saisir les commissariats locaux, tout reprendre depuis le début et fixer une date d'opération lointaine par rapport à la date d'interpellation, alors que le temps représente est un facteur majeur de déperdition des preuves.

Mme Caroline Calbo. - Dans un cas récent, j'ai organisé une réunion avec les douanes et l'Ofast pour savoir comment envisager une enquête préliminaire sur les différents réseaux de mules. Or, c'est grâce à cet échange que le « cibleur » des douanes a rencontré l'enquêteur de l'Ofast, qui n'avait pas pris contact avec lui avant. Ils ont alors pu coordonner les choses et l'enquêteur a pu dire ce qu'il avait besoin de récupérer lors de futures interpellations, pour alimenter son dossier judiciaire.

Mme Maewenn Henaff. - Je donnerai encore un exemple. Un service d'enquête fait de la surveillance d'arrivages de stupéfiants et d'armes depuis la Dominique. Il avertit les douanes de son opération de surveillance, afin d'éviter des contrôles trop stricts sur un bateau particulier. Mais un autre service des douanes arrête tout le monde et procède à une saisie. Ces difficultés de communication entre les services mettent en péril l'enquête judiciaire en cours.

Mme Clarisse Taron. - Nous avons déjà signalé le manque de compétences et de réactivité de l'Ofast de Guadeloupe. C'est un peu mieux pour l'antenne de Martinique, où dont le responsable devait tenter d'obtenir davantage de coopération et d'engagement de la part de ses collègues de Guadeloupe. Cette tentative n'a pas été tout à fait réussie.

Des concurrences entre services demeureront toujours. La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui travaille plutôt bien avec nous en Martinique et qui est assez transparente, reste un service qui a une culture du renseignement et qui manque de culture judiciaire, ce qui entraîne d'importantes erreurs sur le plan judiciaire. À Fort-de-France, nous avons obtenu du responsable local de la DNRED qu'il nous saisisse en cas de difficulté. Cependant, encore récemment, j'ai dû arbitrer et décider qui, de l'Ofast ou de la DNRED, devait prendre une affaire, sachant qu'ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord et qu'ils ne s'étaient pas tout dit.

L'action de l'État en mer fonctionne mieux et la marine, très investie, travaille bien. Cependant, le coût des opérations représente une limite. De plus, leur manière de faire reste différente de la nôtre et ils n'ont pas toujours envie de travailler avec nous. Comme les douanes, ce service préfère opérer des saisies sans interpeller, ce qui fait perdre tout son intérêt à l'existence de la juridiction ultramarine des Caraïbes. Nous avons des intérêts différents : nous cherchons à démanteler des réseaux et à remonter des filières quand les douanes, la marine et l'Ofast, dans une certaine mesure, cherchent à saisir et à augmenter les saisies chaque année.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Quelle est l'emprise des trafiquants sur l'économie locale, notamment au travers du blanchiment ? Par ailleurs, connaissez-vous le niveau de corruption auquel vous êtes confrontées ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je voudrais revenir sur le 100 % contrôle mis en place en Guyane. L'expérimentation, prévue pour trois mois, a été prolongée à la demande du garde des sceaux. Il s'agit de diminuer la charge pénale et de mieux cibler les têtes de réseau. Qu'en pensez-vous ? Je n'ai pas l'impression que le 100 % contrôle réduise vraiment le nombre de mules, mais plutôt qu'il modifie les routes utilisées, avec un passage par les Antilles. Je m'adresse aux procureures : avez-vous des idées de dispositifs à mettre en place pour lutter contre ce trafic, un fléau en Guyane ?

M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué la difficulté d'établir des connexions avec les élus locaux sur les questions de sécurité. Lors de leur audition, certains d'entre eux ont évoqué cette problématique et l'insécurité montante, ainsi que leur volonté d'armer la police locale pour faire face au développement de la violence. Une telle mesure ne créerait-elle pas plutôt une escalade ?

M. Jérôme Durain, président. - Je vous laisse répondre, mesdames, et nous laisserons le dernier mot à Mme Vinsonneau, qui n'a pas pu terminer son propos liminaire.

Mme Clarisse Taron. - En ce qui concerne l'emprise sur l'économie locale, elle est réelle, mais difficile à déterminer. Nous demandons aux services d'enquête de travailler sur les flux financiers, car ce trafic génère des sommes considérables, qui ont des retombées locales. Cependant, ces services manquent d'enquêteurs spécialisés en matière économique et financière. Je déplore que nous ne puissions pas travailler davantage sur ce sujet.

S'agissant de la corruption, il y en a sûrement beaucoup. Les dockers, les employés du port, ceux de la CMA CGM et les vigiles sont touchés, mais nous sommes aussi confrontés à la corruption de douaniers, voire à celle de fonctionnaires de police. Fort-de-France compte une antenne de l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui travaille très bien et dont la compétence s'étend sur tout le ressort des Antilles. Nous leur avons confié ces enquêtes, mais ces affaires ne sont pas simples. Tous les ports européens sont touchés.

J'en viens au 100 % contrôle. Je partage l'avis de Mme Phinera-Horth : je ne suis pas certaine que le dispositif soit très utile puisque, lorsqu'on annonce des contrôles sur les vols, certaines mules prennent quand même l'avion. Le dispositif limite le trafic, mais reste insuffisant. De plus, le trafic se détourne.

Enfin, j'ai le sentiment que la sécurité pose un problème quotidien aux élus locaux et qu'ils ne s'en désintéressent pas. Ils s'inquiètent des armes et des meurtres, ainsi que du trafic de cocaïne, de façon un peu plus lointaine. Je ne suis pas du tout favorable à un armement des policiers municipaux, compte tenu de leur mode de recrutement et de leur niveau.

Mme Caroline Calbo. - J'aurais un avis un peu différent sur le 100 % contrôle, qui a permis de mettre a mis en lumière l'ampleur du trafic de stupéfiants ayant lieu entre la Guyane et la métropole. Par ailleurs, le dispositif a permis de freiner et de ralentir le phénomène des mules, même s'il en a en partie détourné la trajectoire. Nous avions évoqué l'idée de mettre en place le même système en Guadeloupe, mais nous n'avons pas les moyens de faire du 100 % contrôle sur tous les départs vers la métropole. Il faudrait surtout pouvoir travailler en amont sur les trafics. Les mules sont aussi des personnes très vulnérables, qu'il s'agisse de Guyanais ou de Nigérians, et certains font beaucoup de voyages, au risque de leur vie. Nous aimerions pouvoir remonter les trafics pour les démanteler et savoir qui en profite.

Par ailleurs, si nous avons renforcé les contrôles aériens, il faudrait aussi accentuer les contrôles de containers dans le domaine maritime, mais nous ne sommes pas assez outillés en la matière.

S'agissant des élus locaux, je n'ai pas encore de recul suffisant. Cependant, j'aimerais enfin pouvoir les rencontrer et voir des CLSPD se tenir pour aborder ces problématiques. Je suis d'accord pour m'appuyer sur eux, afin de pouvoir démanteler les trafics et identifier les points de deal. En revanche, je ne suis pas favorable non plus à l'armement des policiers municipaux, qui ne sont pas suffisamment formés en matière de déontologie et de port d'armes. Il faudrait déjà qu'ils montent en compétence, dans le cadre d'équipes communes formées avec la gendarmerie et la police. Dans les Caraïbes, de très nombreuses personnes possèdent des armes, ce qui produit une escalade mortelle de la violence.

Mme Maewenn Henaff. - Nous avons des dizaines de dossiers qui ont été ouverts après la découverte de mules prenant l'avion. Cependant, nous ne comptons pas un seul dossier provenant de la découverte de cocaïne sur un navire. J'ignore si les brigades maritimes fonctionnent mieux en Martinique, mais, en Guadeloupe, nous n'avons pas d'enquêteurs présents sur la mer, alors que l'insularité constitue une particularité à prendre en compte, que ce soit pour les débarquements sur les plages ou pour les transbordements en mer. À ce jour, il nous faut remonter d'abord par la terre pour identifier les chemins maritimes utilisés.

Mme Caroline Calbo. - Le blanchiment existe et il a une influence sur l'économie locale. Cependant, la cocaïne transite plus par la Guadeloupe qu'elle n'y reste. L'île représente un point d'appui pour la métropole, où le marché est plus intéressant en matière de tarifs. Une mule chargée peut avoir entre 80 000 et 100 000 euros de marchandise en elle.

Mme Maewenn Henaff. - Nous observons la même redirection s'agissant des transbordements en mer. Soit les marchandises sont rapatriées en Guadeloupe avant de transiter directement vers l'Europe, soit elles passent par les îles situées à proximité comme Antigua, pour être ensuite envoyées vers le Royaume-Uni ou l'Europe, où le prix de la cocaïne au gramme est bien plus intéressant qu'ici.

Mme Dominique Vinsonneau. - Je m'associe à ce qui a été dit. J'insisterai sur la nécessité de développer des actions auprès de l'aéroport et du port de Fort-de-France. La porte d'entrée pour les stupéfiants qui arrivent en Europe se trouve chez nous et il faut mettre l'accent sur les moyens martiniquais. Le port est équipé de 230 caméras, qui permettent d'enregistrer les intrusions. Cependant, ces images sont écrasées après une semaine, alors que les services d'enquête en ont souvent besoin plus tard. À l'aéroport, nous nous heurtons aussi à des difficultés liées à la corruption d'agents de douane. Quand les enquêteurs veulent connaître le planning des agents en poste au moment où des faits ont été commis, il leur est impossible d'y avoir accès. Il faut développer la sécurité du port et de l'aéroport, mais aussi la transmission de ces informations.

Nous rencontrons une autre difficulté, car les trafiquants de Martinique se trouvent souvent en position hégémonique et deviennent des figures emblématiques. Leur interpellation ne met pas nécessairement à mal le trafic et beaucoup poursuivent leurs activités depuis leur cellule de prison, tant leurs connexions sont importantes.

Je ne reviendrai pas sur le sujet de la coopération, qui a été développé.

En ce qui concerne le corpus juridique, compte tenu de l'insularité et de l'éloignement, un travail législatif reste à fournir pour développer les possibilités d'actes par visioconférence, pour l'instruction, mais aussi peut-être pour le parquet. Aujourd'hui, on ne peut pas mettre en examen une personne se trouvant sur un autre ressort, sauf si elle est détenue pour une autre cause. Il s'agit d'un véritable problème juridique. La chambre criminelle de la Cour de cassation a récemment prohibé le recours à la visioconférence pour des expertises médico-légales et psychiatriques ou psychologiques, ce qui pose un véritable problème pour la Martinique, qui compte trop peu d'experts.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mesdames, pour cette audition très intéressante. Nous vous souhaitons bon courage pour vos missions respectives.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. William Molinié, journaliste spécialiste sécurité intérieure, défense et renseignement à Europe 1, Bertrand Monnet, professeur à l'École des hautes études commerciales Business School, Frédéric Ploquin, grand reporter indépendant, auteur et documentariste (en téléconférence), et Philippe Pujol, journaliste et écrivain (en téléconférence)

LUNDI 18 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux de la présence de M. William Molinié et M. Bertrand Monnet devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc, et accueillons M. Frédéric Ploquin et M. Philippe Pujol en téléconférence.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. William Molinié, M. Bertrand Monnet, M. Frédéric Ploquin et M. Philippe Pujol prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous laissons ouvrir nos échanges par un propos liminaire.

M. Philippe Pujol, journaliste et écrivain. - Je suis écrivain, réalisateur de documentaires et journaliste, non par mon statut, mais grâce au prix Albert-Londres qui m'a été décerné en 2014 pour mon travail sur les trafics de drogue, intitulé Quartiers shit. Cette série de reportages faisait suite à un autre travail sur Marseille en 2012, French Deconnection. Le titre est important, il désigne un renversement à l'opposé de la French Connection, une période pendant laquelle on fabriquait de la drogue à Marseille pour l'exporter aux États-Unis et la consommer dans les rues de New York, dans les années 1960-1970. Aujourd'hui, ce sont les rues de Marseille et Paris, les banlieues de Strasbourg ou Toulouse qui sont concernées par des drogues venues du Maroc pour le cannabis, du Mexique et de Colombie pour la cocaïne, ce qu'ont favorisé les accords de Schengen.

Cette évolution était logique. Marseille, parce que c'est un port, un lieu d'échanges depuis plusieurs milliers d'années, est devenue la porte d'entrée de ces nouveaux trafics. En effet, la ville de Marseille présente toutes les conditions pour l'installation des trafics de drogue : c'est une ville très urbaine en son centre, mais très rurale aux alentours, avec des banlieues présentes dans la ville, constituées par un amoncellement de villages, et une paupérisation importante qui s'accélère.

On répète aujourd'hui à l'envi que les règlements de comptes sont le fait de personnes de plus en plus jeunes, avec des victimes également elles aussi de plus en plus jeunes. Mais par rapport à quand ? Depuis 2010. Jusqu'aux années 2008-2010, le banditisme dit traditionnel ou le grand banditisme - expressions que je n'aime pas beaucoup - faisait des victimes âgées de 35 ans, 40 ans, 50 ans. Roland Gaben avait près de 50 ans, Saïd Tir près de 60 ans. Les choses ont progressivement changé, d'abord avec la mort d'un caïd assez important, Farid Berrahma, en 2006. Celui-ci faisait le lien avec le banditisme de la French Connection. Formé par Tony Cossu, dit l'Anguille, un homme de Francis le Belge, il était lié aux affaires Topaze et Océan. Il incarnait un banditisme « à l'ancienne », pour parler comme les gens, mais il a fait également le lien avec le banditisme actuel en mettant en place une sorte d'hégémonie sur plusieurs cités. Seul un règlement de comptes a eu lieu sur les années 2000-2001.

Les règlements de compte ne reflètent qu'une seule chose : l'état de la concurrence. Ils ne renseignent pas sur un éventuel niveau de banditisme, quel que soit le nombre de morts. Lorsque Farid Berrahma est tué par les Corses pour une affaire de machines à sous, ses dix ou douze lieutenants s'entretuent jusqu'en 2010. Ils réalisent alors qu'il est très compliqué de tenir une cité, c'est-à-dire d'en assurer une gestion pyramidale, du chef jusqu'aux guetteurs, aux petites mains.

Ils se rendent aussi comptent qu'il faut agir différemment et développent alors le modèle qu'on que nous voyons voit aujourd'hui dans l'économie légale : l'ubérisation du trafic de stupéfiants, qui débute en 2010, s'installe progressivement en 2016 et connaît une accélération au moment du confinement en 2020. Le fonctionnement est très simple : des grossistes, héritiers de la French Connection ou d'acteurs du grand banditisme international, importent d'immenses quantités de drogue en France ou en Europe par containers principalement, via Marseille, mais pas uniquement. La méthode du go fast dont on parle beaucoup, car elle est spectaculaire, est peu utilisée, les quantités transitant ainsi restent infimes.

Un exemple : à Port-Saint-Louis-du-Rhône arrivent chaque jour 350 containers de charbon de bois depuis l'Afrique de l'Ouest. En Afrique de l'Ouest, la mafia corse est puissante, bien implantée et s'occupe également de trafics de drogue. Elle importe notamment de la cocaïne depuis le Gabon
- d'autres mafias choisissent l'Angola - jusqu'à Marseille ou la plupart des ports situés en Europe. Cette drogue est ensuite vendue à des semi-grossistes qu'on appelle souvent des chefs de réseaux, ce qu'ils ne sont pas. Ils ont quelques hommes seulement avec eux pour récupérer une tonne par exemple, qu'ils distribuent ensuite dans des cités autour de Marseille comme Rognac, Gignac, Vitrolles, les zones de gendarmerie. Ils utilisent toutes les failles possibles, y compris celles qui peuvent encore exister dans la coopération entre police et gendarmerie. La drogue est ensuite distribuée dans les grosses cités. À Marseille, les plus connues sont La Castellane, la Busserine, Campagne-Lévêque, La Paternelle. Ces cités font ensuite de la vente au détail et de semi-gros. Mais il n'y a pas de hiérarchie, elles opèrent en toute indépendance. Ce choix s'explique par le fait que la gestion du terrain est une affaire compliquée, chère et les trahisons sont nombreuses.

On entend souvent dire que les jeunes seraient bien payés, or c'est totalement farfelu. En effet, si on les paye bien, ils deviennent immédiatement des concurrents, donc c'est un souci. En réalité, et c'est un message que je souhaite souligner, ce qui tient un réseau de stupéfiants aujourd'hui, c'est la dette. Ils font tout, au contraire, pour garder ces petites mains endettées, par diverses méthodes : inventer un trou dans la caisse ; prendre comme prétexte la visite d'une patrouille de police dans la cité pour désigner des coupables, qu'il y ait une saisie, des interpellations, voire rien, les trafiquants s'appuient sur ce remue-ménage pour refuser de payer ces jeunes en représailles et créer des dettes. Au point que depuis deux ou trois ans, ils rencontrent des difficultés pour recruter. Les jeunes ont en effet compris qu'il était très difficile de faire carrière dans ces réseaux.

Face à ces difficultés, les trafiquants recrutent parmi les « vulnérables », c'est-à-dire des jeunes des cités vivant avec une mère seule, issus d'une grande fratrie, ou des jeunes avec des problèmes de santé mentale, des problèmes cognitifs, de handicap. Ils sont soustraits à leurs proches pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois pour faire du deal, puis ils sont libérés, et de nouveau repris, dans une forme d'esclavage.

Une autre portion importante de dealers à Marseille, de petites mains - je les appelle les « mains noires » -, est constituée des jeunes de quartiers populaires qui se sont échappés de foyers à travers la France et qui voient Marseille comme un eldorado. Si l'on n'y prend pas garde, on véhicule à la télévision, dans nos articles, un fantasme, une image d'argent facile à Marseille. Or c'est tout sauf réaliste, sauf à être un très gros bandit. Ces jeunes ont envie de venir à Marseille pour réussir. Ils sont totalement exploités parce qu'ils n'ont pas d'éducateurs, de parents, de soutiens, pour les aider. Ils ne connaissent pas non plus de policiers pour les aider à s'en sortir. Ils sont totalement séquestrés. J'écris un livre sur ce sujet en ce moment.

Enfin, une petite portion de ces petites mains est composée de migrants. Ces jeunes se rendent à la Plateforme du Bâtiment chaque matin pour trouver un chantier et à leur tour, ils se font recruter et exploiter. De nombreux règlements de comptes cette année concernaient de jeunes Africains qui s'étaient servis dans la caisse en pensant que ce serait facile.

L'endettement participe ainsi à l'étalement des réseaux. Pour se débarrasser de leurs dettes, les jeunes peuvent tuer celui à qui ils doivent de l'argent ; c'est compliqué, mais cela arrive parfois. Autre solution, s'endetter encore davantage en achetant avec leurs bénéfices un ou deux kilos de shit ou de cocaïne pour les revendre et se refaire. Mais pour cela, il faut trouver un endroit pour vendre, et ils ne sont pas si nombreux, et souvent déjà pris. D'où des conflits de territoire, c'est l'option la plus fréquente. De ce fait, ils s'endettent plus et il est de plus en plus difficile de trouver un lieu inoccupé pour vendre leur marchandise. Les règlements de comptes naissent dans ces conflits de territoire, parce que les jeunes sont poussés à se mettre au deal pour régler leurs dettes.

Pour résumer, ces « vulnérables » en bout de chaîne sont de la chair à canon. Ils sont très peu payés, voire pas du tout ; ils sont exploités, parfois torturés, pris dans des affaires sordides.

La lutte contre les trafics devrait passer par un soutien apporté à ces jeunes très vulnérables, car les jeunes des cités veulent de moins en moins travailler dans les réseaux. La crise du recrutement est réelle pour les trafiquants : on les voit embaucher sur Snapchat en demandant aux gars de faire venir des gens dans une cité donnée, et faire semblant d'augmenter les tarifs. C'est donc une piste de travail que je vous soumets. Il faudrait travailler là-dessus.

S'agissant de la légalisation, je ne suis pas pour une légalisation immédiate et totale, on peut agir de manière plus subtile. En revanche, des actions auprès des consommateurs pourraient être développées. Ce sont des toxicomanes, des gens qui relèvent de l'addictologie. On peut les condamner tant qu'on veut, mais il faut aborder les choses sous l'angle de la santé publique.

On trouve deux types de consommation en France. Il y a d'abord une consommation  pour la performance, au travail ou dans les études, avec la cocaïne. Par exemple, la cité Bassens, une zone industrielle de Marseille en centre-ville, est qualifiée de drive car on y vient en voiture. Elle ouvre à 6 heures du matin pour les ouvriers du BTP qui traditionnellement prenaient un petit verre de vin pour tenir et qui, de nos jours, prennent plutôt un rail de cocaïne, les prix étant devenus accessibles. Cette consommation de performance concerne les étudiants, les personnes travaillant dans la restauration, le bâtiment, l'immobilier. Le second type de consommation, c'est de prendre des stupéfiants comme antidépresseurs. Dans ce domaine, les principaux consommateurs sont les habitants des quartiers nord de façon flagrante.

Décriminaliser à la façon portugaise et rendre la consommation légale offrirait un cadre pour développer un traitement de santé publique à destination de ces populations et des prises en charge thérapeutiques. Au Portugal, la consommation a diminué de façon spectaculaire et, sans être un spécialiste de ce sujet, il me semble que c'est une voie à explorer.

M. Frédéric Ploquin, grand reporter indépendant, auteur et documentariste. - Je suis journaliste et documentariste et depuis quarante ans je travaille sur le sujet de la drogue. Dans mon dernier livre intitulé Les Narcos français brisent l'omerta, je donne la parole aussi bien aux douaniers, aux policiers qu'aux trafiquants de stupéfiants eux-mêmes, qui font une sorte d'état des lieux. Mon collègue a déjà bien décrit la situation à Marseille : cette ville est la matrice, le chaudron, le laboratoire du grand banditisme français et du trafic de stupéfiants depuis la French Connection. La mondialisation du trafic de stupéfiants a probablement été inventée par des Corso-Marseillais à partir de cette ville, avec les dockers du port, il y a bien longtemps.

Ce qui me semble le plus intéressant aujourd'hui, c'est le déplacement du marché des stupéfiants vers les petites villes et les zones rurales dont j'ai parlé dans le documentaire que j'ai réalisé pour France Télévisions, intitulé La Drogue est dans le pré. Dans les cités, en région parisienne, le trafic est enkysté. Cela fait quatre ou cinq générations que les trafiquants se succèdent et se remplacent et ils sont de plus en plus durs parce qu'il faut toujours en faire plus que la génération précédente.

J'ai commencé par rencontrer des gens, notamment en Seine-Saint-Denis, un territoire qualifié par certains policiers de « narco-département » parce que les liquidités qui y circulent sont probablement beaucoup plus importantes qu'ailleurs en France, et cette économie parallèle a débordé l'économie réelle et l'a probablement supplantée. Je ne suis pas sûr que les jeux Olympiques inversent la tendance. Les jeunes que j'ai rencontrés m'ont dit qu'ils commencent à être un peu à l'étroit, que l'espace commence à être saturé et qu'ils s'entre-tuent. Il faut rappeler d'ailleurs qu'on ne s'entre-tue pas qu'à Marseille, mais les médias n'en parlent jamais.

Ces jeunes ont donc commencé à prospecter dans des villes secondaires, en s'éloignant de la région parisienne. C'est le grand phénomène de ces dix dernières années : la pénétration de la drogue dans les territoires, d'abord dans les villes moyennes secondaires et ensuite dans les territoires ruraux. La drogue n'est plus l'apanage de consommateurs ultra-urbains à Marseille, à Lyon, à Paris, dans la région lilloise, comme dans les années 1980-1990.

Pour mon enquête, j'ai suivi un de ces jeunes vers qui voulait s'installer dans la zone d'Alençon-Le Mans. Le trafic de stupéfiants mobilise une énergie formidable : il y a beaucoup d'argent à la clé, il faut se réinventer en permanence, renouveler ses méthodes. Les trafiquants sont partis à la conquête de territoires vierges - on ne trouvait pas facilement de la drogue à Alençon il y a vingt ans - et ils ont étendu leur marché à ces villes, a priori rurales, qui étaient jusqu'à présent relativement paisibles.

Aujourd'hui, on commence à y voir des règlements de compte. À Marseille, c'est une chose connue, mais dans ces petites villes, comme Châteauroux, Blois, Cavaillon, c'est le marqueur d'une véritable implantation. Au départ, il n'y a pas de règlements de compte et c'est la raison pour laquelle ils y viennent ; il n'y a pas de concurrence, il suffit d'aller chercher des clients. Les clients de nos jours sont partout. Les campagnes françaises ne sont plus telles que nous les avons rêvées, elles sont souvent habitées par des anciens urbains.

Les règlements de compte qui s'y déroulent attirent notre attention, mais c'est déjà trop tard. Ils signifient que quelque chose a changé sans qu'on s'en rende compte, la police ne l'a pas vu non plus. Quand une ville connaît des règlements de compte, c'est qu'il y a une volonté de s'implanter pour vendre le produit et qu'il n'y a pas qu'un seul dealer, mais plusieurs, qui ne sont pas d'accord et qui s'entre-tuent. Ils ont tout compris, ils sont allés vers des villes où la police judiciaire était très peu présente, où la police urbaine avait d'autres préoccupations. Les gendarmes ont fait un effort colossal depuis quelques années pour s'ajuster à cette nouvelle réalité, mais ils ont mis du temps.

Du jour au lendemain, on s'aperçoit que, lors des contrôles routiers, ce n'est plus du calvados qu'on trouve dans le sang des conducteurs français, mais de la cocaïne, des amphétamines, des produits stupéfiants de tous genres, cannabis, marijuana. Les drogues dépassent même l'alcool dans ces contrôles, ce qui démontre qu'elles sont largement présentes. La question « comment agir ? » ne s'adresse plus seulement à la préfecture de police de Paris ou à celle de Marseille, mais se pose désormais dans tous les recoins du territoire. Je me félicite de la création de cette commission d'enquête, mais il est probablement déjà un peu tard.

Voyez la situation au Havre par exemple. C'est un maillon faible et les organisations criminelles mondiales, qui ont des moyens colossaux, l'ont compris depuis au moins une dizaine d'années. Le Havre n'a pas de police judiciaire dimensionnée pour l'activité portuaire qui a doublé de volume. Sur le plan économique, cet essor est formidable, mais il aurait fallu l'accompagner en multipliant également le nombre de policiers et de douaniers. Bien entendu, il n'est jamais trop tard, mais la digue a sauté et il faut la reconstruire.

Pour terminer, je souhaiterais évoquer un article qui date du 5 mai 1983, c'est-à-dire il y a quarante ans. C'est une interview du patron de la Brigade des stupéfiants de Paris que j'ai faite dans un quotidien qui n'existe plus, Le Matin de Paris, intitulée : « Je n'ai pas les moyens ». À l'époque, le président François Mitterrand fait une conférence de presse sur la drogue et annonce qu'on va se fâcher contre le trafic de stupéfiants. Je rencontre le patron de la Brigade des stupéfiants, Marcel Morin, un grand flic, mort récemment, qui a notamment cassé la French Connection à Marseille à une époque. En poste à Paris, il me dit : « Je veux bien, mais il faudrait peut-être multiplier par dix le nombre de policiers de la Brigade des stups si vous voulez que j'y arrive ! ». On pourrait republier aujourd'hui cette interview de Marcel Morin, tant la situation est similaire. En effet, la drogue demeure la grande gagnante de la criminalité organisée et il est assez compliqué de se fâcher, comme disait François Mitterrand.

M. William Molinié, journaliste spécialiste sécurité intérieure, défense et renseignement à Europe 1. - Je suis journaliste à Europe 1 et je m'occupe des sujets de sécurité intérieure, de défense et de renseignement. Je ne suis pas allé enquêter du côté des trafiquants, ma connaissance concerne plutôt le point de vue policier. Je vous parlerai dans ce propos liminaire de la façon dont la presse quotidienne nationale, c'est-à-dire celle dans laquelle j'exerce depuis dix ans, traite de la lutte contre les stupéfiants.

Cela a été dit lors des précédentes auditions, les stupéfiants sont la première matière criminelle au monde. En France, cela représente trois milliards d'euros de chiffre d'affaires, 230 000 personnes vivant directement ou indirectement de ce trafic, des délits connexes dans les quartiers, même si effectivement plus aucun territoire aujourd'hui n'est épargné. Comment les médias rendent-ils compte de cette réalité ?

Nous faisons remonter le sujet des stupéfiants ou des règlements de compte liés aux stupéfiants dans deux cas de figure : d'une part, quand il existe une victime collatérale innocente ; d'autre part, quand des mineurs sont impliqués eux-mêmes et s'entre-tuent. La caisse de résonance médiatique est nationale dans ces deux situations, toutes les chaînes d'information et tous les titres de presse en parlent. En revanche, on traite assez peu des règlements de comptes entre trafiquants, ou pas régulièrement, alors que les chiffres sont alarmants : environ 400 morts violentes sont liées au trafic de stupéfiants, en sept ans, soit beaucoup plus que le terrorisme, qui a causé 270 morts depuis 2012, dont 80 % concentrés sur deux attentats, celui du 13-Novembre et celui de Nice.

Ces données témoignent d'une faible médiatisation de la question du trafic de stupéfiants ; d'ailleurs aujourd'hui la saisie d'une tonne de cocaïne ne donne lieu qu'à un entrefilet ou un bref article quand cela faisait l'ouverture des journaux il y a vingt ans. Pourquoi ?

D'abord, cela tient évidemment aux ressources internes de la presse quotidienne nationale. Ces sujets sont très complexes. Envoyer des journalistes sur les lieux d'une fusillade dans un quartier chaud, surtout s'il s'agit d'une équipe de télévision, peut être dangereux, tout simplement parce que, comme les policiers, les journalistes n'y sont pas les bienvenus. S'implanter dans le quartier exige du temps, de l'investissement, un travail de fond important, des moyens. Ce sont les mêmes difficultés que rencontrent les enquêteurs.

Ensuite, la question des trafics est, à mon sens, sous-traitée parce qu'elle fait partie du quotidien des Français, au point qu'on ne la voit plus. Le point de deal, la cage d'escalier squattée sont devenus des lieux communs de certains espaces publics. On ne relate pas non plus le blanchiment quotidien opéré par le bureau de tabac, le fast food ou l'entreprise de BTP.

À l'inverse, nous traitons les nuisances connexes aux trafics dès lors qu'elles deviennent insupportables ou inacceptables pour les riverains : les squats, les vols, les violences. Et de la même manière, pour le blanchiment, on s'intéresse aux montages ultra-complexes qui demandent une ingénierie particulière. Mais les médias nationaux dans leur ensemble s'intéressent peu à la criminalité du quotidien.

Une transaction de stupéfiants dans la rue est un événement normalisé, qui ne sera pas dénoncé s'il ne cause pas de nuisances. Cette léthargie de l'opinion publique est inquiétante. L'omerta se prolonge ainsi dans une sorte d'indifférence médiatique. Par exemple, aujourd'hui, si un riverain appelle au standard d'une radio ou envoie une lettre à une rédaction pour signaler un trafic de stupéfiants en bas de chez lui, il sera presque impossible d'envoyer d'une équipe de journalistes sur place, et donc il sera difficile de médiatiser cette affaire parce que c'est malheureusement devenu une banalité.

Dans la mesure où le trafic de stupéfiants est un phénomène omniprésent dans la vie des Français, il n'a plus rien d'exceptionnel. Les politiques publiques tendent de proposer des mesures exceptionnelles alors qu'il faudrait plutôt apporter des réponses directes au trafic de stupéfiants, c'est-à-dire recentrer l'action sur le trafic à proprement parler, mais nous pourrons y revenir ultérieurement.

M. Bertrand Monnet, professeur à l'École des hautes études commerciales Business School. - Je suis professeur à l'Edhec, où je suis titulaire de la chaire Management des risques criminels, et je publie, dans le cadre de mes recherches, des reportages en partenariat avec le journal Le Monde. J'ai fait une série de reportages il y a trois ans, un documentaire télévisé et une série récente de reportages et de documentaires spécifiquement axés sur une grande organisation criminelle mexicaine, le cartel de Sinaloa.

Je travaille par ailleurs sur une organisation colombienne dans la région de Cali qui est l'un des gros producteurs de cocaïne, notamment de la cocaïne qui arrive en France. Enfin, je filme également au Brésil des membres de deux organisations, dans la région de São Paulo, dont le Primeiro Comando da Capital (PCC), qui est l'une des principales mafias brésiliennes. Elle est centrale dans la discussion qui nous intéresse, car c'est elle qui tient le port de Santos, l'un des grands ports desquels proviennent les tonnes de cocaïne qui arrivent en Europe. J'ai d'ailleurs été enlevé d'ailleurs par le PCC, le 28 octobre 2016. Je travaille aujourd'hui sur le Comando Vermelho, une autre mafia brésilienne, elle aussi très active en Europe notamment via le Portugal.

Je ne connais pas aussi bien le cas français que les autres journalistes présents aujourd'hui, mais je peux vous décrire rapidement à qui nous avons affaire pour la cocaïne. Je ne connais pas le cas du cannabis. Je peux vous donner des informations sur la façon dont ces organisations distribuent de nouveaux produits, comment elles utilisent les outils numériques, notamment les cryptomonnaies, un sujet très important pour ces trafiquants et comment fonctionne le blanchiment. En matière d'action publique, il y a énormément à faire sur le sujet.

En tant que professeur dans une école de management, j'ai un oeil assez micro-économique sur le sujet, et la comparaison avec une multinationale légale est malheureusement très juste. Ces organisations sont agiles. Apple aujourd'hui n'est pas l'Apple d'il y a dix ans et, malheureusement, les individus qui produisent les drogues ont exactement la même agilité.

Les organisations sur lesquelles je travaille sont de deux types. Les organisations mafieuses brésiliennes sont extrêmement structurées, c'est la raison pour laquelle je n'ai pas été exécuté par le Primeiro Comando da Capital : j'ai été enlevé par un groupe qui voulait m'exécuter, mais ils ne pouvaient pas le faire de leur propre chef, il fallait que je sois jugé par l'état-major du PCC qui est en prison. L'organisation est extrêmement pyramidale.

L'autre modèle, qu'on retrouve pour les cartels mexicains, notamment celui de Sinaloa, est structuré en fédérations, qui sont en fait des coopératives, pour reprendre des modèles que nous connaissons. Elles sont les plus dangereuses parce qu'elles sont capables de s'adapter de façon extrêmement rapide au marché qu'elles souhaitent pénétrer. Je ne sais pas si les cartels mexicains sont les principaux exportateurs de la cocaïne consommée en France, mais ils sont des exportateurs majeurs.

Le cartel de Sinaloa est composé d'un état-major, comprenant un nombre très restreint de membres, dirigé par El Mayo, le chef qui a succédé à El Chapo, et d'une centaine de clans autonomes. Ce cartel regroupe 19 000 membres. On peut les comparer à des multinationales qui font des dizaines de milliards de dollars de chiffre d'affaires. Chacun de ces clans
- on peut parler de business units - est structuré de façon très autonome. Il peut faire ce qu'il veut.

Je lisais récemment dans le Wall Street Journal que le trafic de fentanyl, qui est le blockbuster du cartel aujourd'hui, était arrêté par le cartel de Sinaloa. En réalité, c'est impossible à dire, parce que si certains clans ont décidé d'arrêter, d'autres continuent à produire. Chaque clan a une autonomie totale et une innovation réelle entre ses mains pour produire un produit qui tue. Cette structuration s'explique par la stratégie économique d'agilité, de création de valeur qui prévaut dans l'organisation. Ces gens sont des extrémistes économiques.

Au sein de chaque clan, il y a les sicarios, il y a ceux qui s'occupent de la supply chain, de la logistique. Ils ont des connexions dans le monde entier. J'ai des heures de témoignages filmés de personnes qui m'expliquent combien coûte l'exportation d'un kilo de cocaïne, non pas depuis la Colombie, mais depuis Culiacán, leur territoire, jusqu'ici. Le principal coût n'est pas le coût de transport, mais le coût de la corruption. Ils m'ont décrit, poste par poste, toutes les personnes qu'ils corrompent, les transitaires, les dockers, les douaniers, les policiers, pas seulement au Mexique, à Rotterdam, ou à Anvers. Le prix de vente d'un kilo de cocaïne pure à 100 % s'élève environ à 60 000 ou 63 000 euros ici, sachant qu'ils l'achètent
1 000 dollars en Colombie, donc la marge est importante.
Sur ces 63 000 euros, le principal coût est représenté par les 18 000 dollars, ou 15 000 euros, pour la corruption. Ils savent donc parfaitement bien, et depuis des temps anciens, comment pénétrer les ports.

Ces multinationales vendent des produits extrêmement rentables. Il y a quelques semaines, lors du dernier entretien que j'ai eu avec ces gens du cartel de Sinaloa, j'ai été terrifié par leurs propos sur la légalisation. Interrogés sur leur business historique, la marijuana, en déclin parce qu'aux États-Unis elle est de plus en plus légalisée, ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas inquiets parce qu'on est comme des coiffeurs, on aura toujours du business. Nous vendons la satisfaction de certains vices et on trouvera toujours des gens qui ont des vices à satisfaire. Donc la légalisation n'est pas un problème, on vendra du cannabis encore plus fort en THC. »

Ces produits sont vendus avec une marge telle que leur capacité de pénétration est difficile à stopper. Selon le type de cocaïne dont on parle, selon les organisations et le nombre d'intermédiaires - un aspect central dans la structure du prix -, la rentabilité du trafic de coke varie entre 4 000 et 6 000 %. Il n'y a pas de produit légal qui soit aussi rentable. Le trafic de fentanyl, une drogue qui tue, principale responsable des 130 000 morts par overdose d'opioïdes aux États-Unis, offre une rentabilité de 2 400 %. On n'est pas trop concerné aujourd'hui, mais cela risque de venir, car le fentanyl est beaucoup plus simple à produire, avec une chaîne logistique extrêmement réduite.

Au sujet de la façon dont ces organisations arrivent à pénétrer ces marchés, j'ai pu observer un échec il y a trois ans, avec un produit qui ne s'est pas répandu ici, le Crystal. Il s'agit d'une méthamphétamine qui marche très bien aux États-Unis, en Amérique du Sud, mais pas du tout ici. J'ai pu entendre des captations de son sur WhatsApp entre les narcos du cartel de Sinaloa et leurs principaux clients, les grossistes, qui achètent ici. Les gens du cartel disaient : « On va te mettre un peu de Swarovski gratuit, comme ça tu pourras tester le marché ». Swarovski, pour eux, c'est le surnom du Crystal, en référence à la marque de bijoux. Et les clients répondaient : « Oui, vas-y, on verra. »

Force est de constater que ce produit n'a pas pris en France. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas, mais c'est très réduit. Aujourd'hui, ils testent la possibilité de vendre du fentanyl, cet opioïde extrêmement puissant, trente à quarante fois plus fort que l'héroïne, sur les marchés européens. J'étais à Londres la semaine dernière, le fentanyl s'y développe, vous avez sans doute vu les reportages sur ce sujet : c'est terrifiant.

Pour l'instant, nous sommes épargnés parce qu'aux États-Unis, il y avait un marché préexistant avec la consommation de médicaments, les opioïdes, de façon totalement abusive - ils étaient consommés comme des drogues. Ce marché s'étant tari sous l'impulsion des autorités sanitaires américaines, beaucoup de personnes qui étaient dépendantes de ces médicaments se sont tournées vers l'héroïne. Mais cette drogue n'étant pas assez forte, ces personnes ont essayé un produit encore plus fort, le fentanyl produit par les Mexicains.

En Europe, on n'a pas ce problème, le contexte est différent. Mais pour autant, ils peuvent tout à fait essayer de créer des conditions de marché et ils le font en proposant du fentanyl à leurs partenaires commerciaux. Ces dernières personnes n'appartiennent pas à des organisations : ce sont des freelance qui importent des tonnes de drogues pour les revendre ensuite. Ce sont des intermédiaires entre les Mexicains, la Mocro Maffia, la Camorra, d'autres organisations d'Europe de l'Est et ils achètent par centaines de millions.

J'en viens à l'aspect financier. Comment se règlent les transactions ? Est-ce qu'on paye avant, est-ce qu'on paye après ? C'est toujours un problème : comme ils sont obligés de gagner de nouveaux marchés, ils prennent parfois des risques financiers très grands. Ils peuvent décider d'être payés avant d'avoir livré la marchandise, mais cela ne fonctionne pas toujours ; ou alors ils font confiance et ils prennent le risque de ne pas être payés, sachant qu'ils sont à des milliers de kilomètres. C'était toujours compliqué.

Aujourd'hui, ils ont une solution magique qui s'appelle le bitcoin : de nombreux clans du cartel se font payer en cryptomonnaie non pas par leurs clients américains, mais par leurs clients européens, c'est-à-dire ceux sur lesquels ils ont une emprise assez faible en cas d'impayé. Je ne dis pas que le bitcoin est un outil inventé pour le blanchiment d'argent, mais la blockchain qui garantit l'anonymat d'un détenteur de portefeuille de bitcoin, c'est évidemment extrêmement attractif.

La question du blanchiment n'est cependant pas tout à fait résolue par le bitcoin : une fois payé, si l'on veut utiliser son argent, il va bien falloir le convertir, et c'est là que l'on risque d'attirer l'attention du banquier. Effectivement les narcotrafiquants, en tout cas ceux que je vois, y compris les Brésiliens, utilisent massivement les cryptomonnaies.

Les techniques de blanchiment sont connues : de façon classique par injection du cash dans la trésorerie de commerces avec lesquels ils ont un partenariat, ou qu'ils possèdent, et en utilisation. C'est un vrai problème. Parmi les professions assujetties, j'ai entendu de vives critiques contre les banques, sans doute à raison. Parfois, c'est peut-être excessif. Les banques, dans certains pays, font face à un tsunami d'argent sale. Elles font ce qu'elles peuvent, mais elles se mettent en conformité avec les lois et les directives.

En revanche, les bureaux de change sont un acteur méconnu et central. Ils sont très utilisés par les narcotrafiquants pour le transfert de cash vers des comptes en banque. Ils sont assujettis aux mêmes lois que les banques. Je doute de la vélocité de ces entreprises à mettre en place ce que les banques ont fait. De plus, les grandes organisations criminelles doivent blanchir des dizaines de milliards de dollars, et pour ce faire, il faut utiliser les paradis bancaires. Il s'agit d'États censés réagir, mais qui ne réagissent quasiment pas, lorsqu'une demande de coopération judiciaire leur est adressée, et qui ne transmettent aucune information sur les données bancaires de criminels recherchés par des États tiers.

Le cas de Dubaï est exemplaire : j'ai assisté à un entretien entre un narcotrafiquant du cartel de Sinaloa et les cadres d'une société fiduciaire qui lui expliquaient comment blanchir légalement son argent via l'immobilier. Ce qu'ils disent est parfaitement légal, ils ne commettent aucune infraction. Cet entretien figure dans l'un de mes documentaires sur le site du Monde.

Pour conclure, l'action publique doit certes avoir un volet judiciaire, mais aussi diplomatique, le plus dynamique possible. Il n'y aura pas de ralentissement des business illégaux qui ont des marges atteignant 2 400 % ou 6 000 % tant qu'on ne ciblera pas les mécanismes permettant à ces gens de blanchir leur argent. Ils vendent de la drogue, non par plaisir, mais par appât du gain. S'il devient difficile pour eux de blanchir, c'est-à-dire d'utiliser leur argent, ils seront moins tentés de le faire. Et l'outil qui leur permet de blanchir, ce sont les paradis bancaires, au premier rang desquels Dubaï, en raison de l'importance de l'immobilier.

L'action publique doit aussi faire pression sur ces trous noirs de la finance mondiale. Les États européens, le Royaume-Uni comme les États-Unis ont été capables d'appliquer en un temps record des sanctions contre un État autrement plus puissant que les paradis bancaires, la Russie. Pourquoi ne le fait-on pas sur pour ces paradis bancaires ? Ce serait réduire à la source les problèmes auxquels la France fait face aujourd'hui en matière de narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Pujol, la violence, vous l'expliquez par le fait que le trafic crée de la dette. La drogue arrive dans un port français, ensuite elle est répartie vers des intermédiaires, puis elle est diffusée vers des dealers et les consommateurs aux plus petits échelons. À votre connaissance, y a-t-il des paiements en cash ? On nous a dit tout à l'heure qu'il était peut-être possible avec le système des bitcoins de livrer après avoir été payé. Ce système d'endettement est-il vraiment à l'origine de la violence, notamment des règlements de compte et des assassinats que l'on connaît, pour défaut de paiement ou alors, comme vous l'avez dit, pour se refaire une trésorerie et reconstituer un réseau local ? Quelle est, selon vous, la part du paiement en cash et celle du paiement en différé ?

M. Philippe Pujol. - Il ne s'agit pas des mêmes personnes, car tout est segmenté. Dans les cités, il n'y a plus de pyramide, de chef. Pour la cocaïne, il y a les cartels mexicains qui font beaucoup d'argent, les fameux 4 000 %. Mais je parle des gamins qui ne gagnent presque rien. Ils sont dans les embrouilles et les règlements de compte. Pour ces jeunes, qui sont des milliers, ceux qu'on appelle dealers quand on les interpelle, mais qui ne sont pas dealers, la violence, c'est la seule compétence qu'ils possèdent et qui soit tout de suite exploitable : faire peur à l'autre, le tuer, le torturer, parce qu'ils n'ont pas les contacts ; ils n'ont pas les réseaux, ils n'ont pas de marchandise à distribuer. Ces jeunes, qui vont acheter dix kilos par-ci, un kilo par-là, 20 kilos, ils n'ont que de l'argent liquide. Ensuite, entre le semi-grossiste, celui de La Castellane qui fait ses 500 kilos par semaine et celui qui va acheter au très gros qui a apporté la drogue par container, c'est principalement de l'argent liquide. Ils ont également mis en place des systèmes de micro-paiement, par téléphone, pour envoyer de l'argent au bled par exemple. Mais ce type de paiements reste peu utilisé.

Chez les petits, ceux qui s'entre-tuent et qui attirent l'attention, dans les réseaux marseillais, le paiement se fait principalement en argent liquide. En revanche, quand les grossistes achètent aux cartels ou au Maroc, c'est en effet de l'argent qu'il faudra blanchir. Donc ils recourent à des systèmes de cryptage.

Quant à la violence, elle est proportionnelle au niveau de faiblesse : on utilise des gros calibres, la Kalachnikov, quand on est un petit calibre. Dans les gros réseaux de stupéfiants, il y a rarement des règlements de compte, et quand il y en a, ils utilisent le 9 mm, le Glock, une arme plus petite, efficace, plus adaptée au meurtre.

Il faut segmenter ces marchés quand on veut les combattre. Les cités sont très différentes des cartels. En conséquence, les actions qu'on peut mener sont variées et se situent à des niveaux différents : effectivement la diplomatie est une piste, mais il y a aussi un travail à faire auprès des personnes vulnérables, un travail de police qui est en partie effectué, mais qui a atteint ses limites et qui mériterait plus de moyens. Bien entendu, il y a aussi le travail de la police judiciaire, qui lui aussi est plutôt bien mené : 50 % des règlements de compte sont résolus à Marseille contre 30 % à l'échelle nationale.

Toutefois, malgré ces efforts, le problème n'est pas réglé, d'autres voies doivent donc être explorées. Il faut développer l'action sociale en faveur des jeunes et mettre en place des sanctions financières pour les réseaux et les paradis fiscaux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous tous, aujourd'hui, qu'est-ce qui fait défaut à la France pour lutter efficacement contre ce narcotrafic ? Un manque de moyens, des déficiences juridiques, réglementaires, une absence de volonté, de priorités ?

M. Philippe Pujol. - Pour moi, il n'y a pas de manque juridique important, sauf si l'on parle de la pénalisation. Je suis favorable à une approche progressive. Même si je suis persuadé que cela ne réglera pas tout, la décriminalisation et une certaine dépénalisation vont avoir des conséquences sur les consommateurs - et c'est là le nerf de la guerre. S'il y a moins de demandes, l'offre devrait diminuer. Je ne crois pas que toute une population puisse basculer sur une autre drogue. Les drogues ont une fonction et le fentanyl en France, pour le moment, n'intéresse pas, de même que le crack à Marseille, qui ne prend pas du tout, parce que ce n'est pas la drogue dont les Marseillais ont besoin - 40 personnes prennent du crack. Ce sera peut-être différent dans dix ou vingt ans, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas. Par conséquent, il faut centrer l'action sur le volet social et sur les populations vulnérables en premier.

Des progrès considérables ont été réalisés au niveau policier depuis 2012, notamment grâce à Jean-Marc Ayrault, le Premier ministre de l'époque. Évidemment il manque toujours des moyens, mais ce n'est pas le principal problème. À grande échelle, il faut axer les efforts sur la diplomatie et à une échelle plus petite, sur l'action sociale. Faisons moins de rénovations urbaines, et attachons-nous aux personnes.

M. Frédéric Ploquin. - Je voudrais évoquer rapidement l'exemple du trafic de cocaïne entre la Guyane française et le territoire hexagonal.

Longtemps, la cocaïne a été acheminée vers l'aéroport d'Amsterdam depuis le Surinam. Ce narco-État dispose d'une frontière avec la France: outre le fait que les Antilles françaises sont à portée des côtes vénézuéliennes ou colombiennes en bateau à moteur, on a donc quasiment un bout de Colombie touchant la France.

Pourquoi, subitement, ce basculement vers l'aéroport de Cayenne ? Les Hollandais ont fait savoir aux trafiquants qu'ils installaient à l'aéroport de Schiphol des scanners très puissants, capables de détecter toute personne transportant de la cocaïne in corpore, et ils ont effectivement équipé l'aéroport de scanners, toujours inexistants du côté français. Cela a eu pour effet de dévier le trafic. Les trafiquants se sont alors rendu compte qu'il était très simple de passer la drogue en France. Il n'y a qu'un fleuve à traverser, le Maroni, entre la Guyane et le Surinam. Je me suis rendu sur place pour mon dernier documentaire. Une vedette de police patrouille sur le fleuve ; dès qu'elle sort, des sonnettes s'activent et plus personne ne bouge. On mesure l'immensité du problème, avec des centaines de pirogues qui empruntent le fleuve et un bateau pour le surveiller ; il semble qu'il y en aura bientôt un deuxième : le trafic se remet en place dès que la navette de police française qui y patrouille se retire.

Il a fallu quatre à cinq ans à l'État français pour réagir. Même sans scanner, un filet de sécurité très serré a été mis en place au départ de Cayenne. Je suis néanmoins prêt à parier que les trafiquants trouveront rapidement le moyen de contourner cette barrière, en particulier par la corruption de quelques policiers, douaniers, personnels navigants ou dockers.

La communication vis-à-vis des trafiquants est donc très importante, ainsi que les investissements et les moyens techniques.

M. Bertrand Monnet. - Les trafiquants ne trafiquent que pour l'argent ! La seule manière de mener une lutte efficace, c'est de réduire leur motivation et, donc, de rendre le gain d'argent plus complexe. L'exemple italien est effectivement remarquable en matière de saisie des avoirs, mais l'on peut aussi, assez simplement, combler un certain nombre de « trous » dans les dispositifs anti-blanchiment.

Les cryptomonnaies, par exemple, s'achètent sur des plateformes en ligne, mais aussi en cash. Or aucune loi ne limite le montant possible de ces achats en espèces de cryptomonnaies. À cela, s'ajoutent des outils parfaitement légaux, comme les cartes prépayées que l'on peut acheter en cash dans les bureaux de tabac - on ne vous demandera rien, sinon une pièce d'identité dont le buraliste vendeur n'est pas fondé à vérifier l'authenticité - et qui peuvent ensuite être utilisées pour acheter des cryptomonnaies. En multipliant de telles pratiques, rien de plus simple que de transformer le chiffre d'affaires de la vente de cocaïne en cartes prépayées, puis en cryptomonnaies. On pourrait contingenter les possibilités d'achat de ces cartes et faire en sorte qu'elles ne soient disponibles que dans les bureaux de poste, par exemple.

Il s'agit là de moyens très simples, qui peuvent permettre de faire comprendre aux trafiquants que tout n'est plus aussi facile qu'avant. Si le blanchiment d'argent devient plus complexe, certaines vocations vont forcément disparaître.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Pour connaître tous les quartiers de Marseille qu'il évoque, je suis très sensible aux propos de Philippe Pujol. Ils dissipent en moi une sorte de fantasme... Je pensais effectivement que les minots qui revendent dans les quartiers - ceux qui ont été appelés les « vulnérables » - gagnaient au moins un peu d'argent. Or vous expliquez, monsieur Pujol, comment ils sont surendettés et pris au piège dans un système. Vous estimez qu'il faut aller plus loin que la suppression des points de deal, qu'il faut aussi s'occuper des questions sociales et prendre des mesures d'accompagnement de ces « vulnérables ». Comment, justement, peut-on davantage les accompagner, au-delà d'avoir des écoles, des hôpitaux et des services publics qui fonctionnent ?

Par ailleurs, monsieur Monnet, comment le système pyramidal que vous avez évoqué se plaque-t-il en France ? L'exemple de la Corse ne montre pas de dispositif très semblable. Comment les choses se structurent-elles dans notre pays ?

M. Jérôme Durain, président. - Quand nous avons entamé les travaux de cette commission d'enquête, j'avais dans l'idée que l'appât du gain jouait un rôle fondamental. Or nous découvrons une criminalité forcée à tous les étages, parfois dans le but de se protéger et protéger sa famille. Quelques éclairages peuvent-ils être apportés sur ce point ?

M. Olivier Cadic. - Pour rebondir sur l'expérience du blanchiment d'argent à Dubaï, il me semble que la problématique en cette matière, c'est que l'on se retrouve au carrefour de tous les trafics. Il y a, bien sûr, la question du financement du terrorisme. Par ailleurs, un pays comme la Russie utilise les mêmes réseaux pour contourner les sanctions économiques qui lui sont imposées. Le cas du Venezuela, véritable autoroute entre la Colombie et les Antilles, n'a pas été évoqué, mais ce pays contribue beaucoup au blanchiment d'argent pour financer un État également sous sanctions internationales. On nous a indiqué, en audition, que des enquêtes étaient bloquées en raison d'une absence totale de réponses de la part de Hong Kong. Nous nous rendons donc compte que, dans ce domaine, certaines nations ont un intérêt convergent avec l'industrie de la drogue.

M. Bertrand Monnet. - Je vous prie de m'excuser, je ne peux rien dire quant à l'existence de structures pyramidales en France, car je ne travaille pas sur le sol national. Sans doute M. Philippe Pujol est-il plus autorisé que moi à répondre à cette question...

S'agissant de l'implication forcée, certaines des autorités corrompues n'ont effectivement pas le choix, victimes de la bonne vieille règle : « plata o plomo » (l'argent ou le plomb). À Culiacán, capitale du cartel de Sinaloa, dans certains quartiers de São Paulo ou à Manaus, épicentre du trafic au coeur de l'Amazonie, les policiers font la circulation pour laisser passer les narcotrafiquants. Mais peut-on les incriminer ? Soit ils le font, et gagnent un peu d'argent, soit ils prennent une balle dans la tête !

Je rejoins le sénateur Olivier Cadic sur la question du blanchiment. Les flux d'argent placés dans les paradis bancaires ont été très bien évalués par des chercheurs de l'université Columbia : ils représentent 5 % à 7 % du PIB mondial, ce qui est très au-dessus du chiffre d'affaires criminel. Cela signifie que, dans ces paradis bancaires, on trouve à l'évidence des organisations criminelles, mais aussi des entités qui n'en sont pas. Cela va du fraudeur fiscal jusqu'aux entreprises procédant à des opérations d'optimisation fiscale - je vous renvoie, à ce titre, à la lecture d'un livre magistral fondé sur l'expérience extensive du juge Renaud van Ruymbeke.

Tous les États, notamment de l'OCDE, savent que les paradis bancaires hébergent des organisations criminelles contre lesquelles ils luttent. Mais ils sont aussi absolument nécessaires, surtout en temps de crise, aux entreprises de ces États, droguées à une forme d'évasion fiscale tolérée que l'on appelle « optimisation fiscale ». Il y a donc, à mon sens, une forme d'hypocrisie fondamentale, à telle enseigne qu'il existe même un paradis bancaire sur le territoire américain : l'État du Delaware. On pourrait également évoquer un certain nombre d'États, y compris européens, particulièrement peu coopératifs. C'est un problème fondamental à résoudre.

S'agissant de Hong Kong, au cours de l'entretien auquel j'ai assisté, les ingénieurs en blanchiment d'argent qui conseillaient le narcotrafiquant ont immédiatement mentionné un passage par ce territoire. Depuis que l'État chinois y est très présent, Hong Kong ne coopère absolument plus.

Un autre pays est en passe de devenir un paradis bancaire, bien connu de nombreux narcotrafiquants pour la permissivité de son système bancaire : il s'agit du Monténégro.

Ce mur d'opacité qui se dresse ne pourra tomber que par la pression. Si chaque État européen suivait l'exemple de la France, dont le ministre de l'intérieur s'est rendu voilà quelques semaines à Dubaï pour porter la voix des autorités judiciaires françaises, on arriverait peut-être à convaincre. Mais il faut aussi prendre en considération le rôle géopolitique que jouent certains paradis bancaires : contraindre Dubaï aujourd'hui, c'est se priver potentiellement d'une voie diplomatique utile par ailleurs... Il s'agit là de pragmatisme, non d'aveuglement !

M. William Molinié. - On peut s'interroger sur les solutions à mettre en oeuvre pour lutter contre les trafics de stupéfiants, mais on peut aussi se poser la question sous l'angle des « buts de guerre ». Chaque mois, 60 tonnes de cannabis entrent sur le territoire français ; dans les meilleurs mois, les saisies atteignent 10 tonnes. La proportion est donc faible et, surtout, il n'y a pas de rupture dans la chaîne d'approvisionnement. Quel est donc le « but de guerre » ? J'aimerais le comprendre... Cherche-t-on à contenir l'évolution du trafic de stupéfiants, l'accompagner ou la réfréner ? À mon sens, tous les moyens mis en place doivent être choisis à la lumière de la réponse à cette question.

M. Philippe Pujol. - Sur l'approche sociale, commençons par un zoom arrière, et par le consommateur - pour une consommation qui, en règle générale, n'est pas festive. Il y a un travail à faire dans ce domaine, et il ne peut se faire que dans un cadre légal, comme le suggèrent certains addictologues. Ainsi, une personne interrogée par un médecin du travail déclarera plus facilement une consommation un peu abusive, s'il est question d'alcool plutôt que de cocaïne. Or ce n'est qu'à partir de là que l'on peut entrer dans un processus de soins.

J'en viens aux vulnérables.

À Marseille, et probablement ailleurs, la population des mineurs non accompagnés n'est pas la plus aidée. Or c'est une population vulnérable, qui donne aux petits dealers une main d'oeuvre idéale.

Par ailleurs, dans le secteur de l'action éducative en milieu ouvert, les foyers sont saturés. On y a effectivement placé un certain nombre de jeunes qui se faisaient frapper chez eux pendant le confinement. Mais, loin d'être protégés, ceux-ci peuvent au contraire y tomber dans des problèmes de drogue et être recrutés.

S'agissant des jeunes vulnérables des cités, il faut cibler les mères seules et les grandes fratries. Un enfant qui, n'ayant pas sa clé pour rentrer chez lui après le collège, va attendre en bas en jouant dans la cour est fichu. Il faudrait des lieux où ces jeunes puissent attendre ; c'est le rôle des centres sociaux, mais il y en a moins et, pour différentes raisons, ils sont moins attractifs.

Si l'on remonte encore le système, il y a aujourd'hui cinq douaniers à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Certes, on peut installer des scanners, mais ils ne serviront à rien pour un conteneur de charbon de bois, dont la densité est exactement la même que celle du shit ou de la cocaïne. Il faut donc des moyens humains, notamment pour la douane judiciaire.

Enfin, quel est le modèle français ? En France, il n'y a pas vraiment une mafia, c'est-à-dire de banditisme qui corrompt et tient d'une main ferme des politiques ou des magistrats ; il repose plutôt sur le clientélisme. C'est plus subtil. Les trafiquants ont des associations, des entreprises, différentes structures qui vont travailler indirectement pour l'élu, notamment sous l'angle électoral. Cela peut paraître dérisoire et amusant, cela relève de la galéjade, mais la permanence de ce système le rend en réalité très puissant. Il y a donc très peu de corruption, mais beaucoup de clientélisme, et cela se combat par l'action de services d'inspection administrative. Cette action n'est pas des plus médiatiques ; elle est pourtant essentielle. Or ces structures ont été affaiblies depuis plusieurs années.

La problématique est donc multisectorielle et il y a de très nombreuses orientations à suivre.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, président de l'Association des maires de Guyane (en téléconférence), et de M. Jean-Claude Labrador, maire de Roura (Guyane) (en téléconférence)

MERCREDI 20 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons cet après-midi à l'audition de MM. Michel-Ange Jérémie et Jean-Claude Labrador, maires de communes guyanaises, qui sont avec nous en téléconférence.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, messieurs, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel-Ange Jérémie et M. Jean-Claude Labrador prêtent serment.

M. Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, président de l'Association des maires de Guyane. - Le narcotrafic est pour la Guyane un sujet prégnant et préoccupant. En Guyane, 53 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le taux de chômage est très fort et les narcotrafiquants, hélas ! ont « toute leur place ». Je serais ravi de collaborer avec vous dans le cadre de l'élaboration de ce rapport, en espérant, précisément, qu'il s'agira non pas d'un énième rapport, mais d'un document riche de solutions pérennes de prévention et de réinsertion, car nombre de personnes liées au narcotrafic veulent s'en sortir.

M. Jean-Claude Labrador, maire de Roura. - J'ai été fonctionnaire de police pendant trente ans : j'ai donc participé de près à la lutte contre ce phénomène. En tant qu'ancien président de la ligue de football de la Guyane, j'ai également eu à connaître du cas de joueurs sanctionnés pour usage de stupéfiants.

J'espère moi aussi que le travail que vous avez engagé portera ses fruits ; les entretiens que j'ai avec des jeunes qui sont passés par là montrent bien toute l'ampleur du problème : il y a de leur point de vue une certaine logique à consommer de la drogue pour mieux supporter leurs conditions de vie.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes élus locaux et vous avez une certaine ancienneté dans les fonctions que vous exercez : comment jugez-vous l'évolution du narcotrafic en Guyane du point de vue de la population locale ? Quels constats avez-vous pu faire quant à l'évolution des conséquences négatives de ce trafic depuis que vous avez commencé à exercer vos mandats ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je n'ai toujours pas compris ni ce qui motive précisément l'évolution du narcotrafic en Guyane ni quelle est exactement l'efficacité des mesures de répression. Depuis que le Surinam a mis en place un dispositif de détection, nous avons hérité de tous les trafiquants : ils viennent en Guyane pour rejoindre la métropole, et notamment par exemple des villes comme Le Mans, où un certain nombre de jeunes Guyanais se sont installés dans le trafic. Il faudrait commencer par instaurer un système de détection comme celui qui existe au Surinam.

J'estime par ailleurs que la procédure pénale est trop longue. J'ai moi-même, dans mes fonctions antérieures, assuré la garde de mules : je peux vous dire qu'entre l'extraction, la surveillance à l'hôpital et la procédure pénale, il y a du « pain sur la planche » ; et ceux de mes anciens collègues qui exercent encore me disent que les procédures n'ont pas été allégées. Les trafiquants profitent de la lenteur et de la complexité des procédures, sachant que, de toute façon, certaines mules arriveront à passer : il y a un taux de perte prévu dans leurs calculs dès le lancement d'une opération. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles nous n'arrivons pas à réduire le trafic, qui a même plutôt tendance à s'intensifier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous dites que le Surinam est plus performant que nous, ce qui engendre un report sur la Guyane. Vous dites aussi que, une fois les trafiquants identifiés et appréhendés, nos procédures sont trop longues et trop complexes, d'où une perte d'efficacité de nos services.

M. Jean-Claude Labrador. - Comment expliquer autrement que des trafiquants viennent de métropole, s'alimentent au Surinam et reviennent en Guyane d'où ils tentent de repartir avec le produit, alors qu'ils pourraient par le Surinam rejoindre Amsterdam et, de là, la France ? Les trafiquants ont pris en compte, dans leurs calculs de risques, le taux de perte de produits.

J'ai en tête l'exemple d'un trafiquant qui n'a été pris qu'à son cinquième voyage ; à sa sortie de prison, une voiture neuve l'attendait. Les trafiquants les appâtent de cette façon, et cela veut bien dire que les protagonistes de ce trafic ne sont pas malheureux... Quand la police aux frontières arrête un trafiquant de drogue, la procédure a à peine commencé que déjà un avocat, et non des moindres, apparaît pour assurer sa défense. Autrement dit, nous faisons face à un système qui est très bien organisé.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel jugement portez-vous sur la coopération entre police, gendarmerie et douanes ?

M. Jean-Claude Labrador. - Elle est très bonne. C'est notre système global de lutte contre le narcotrafic qui devrait être amélioré pour rendre plus performante la coopération entre ces différents services.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il des moyens techniques qui sont mis à la disposition de nos services - je pense notamment aux scanners ?

M. Jean-Claude Labrador. - Si l'on mettait en place en Guyane le système de détection du mis en place au Surinam, je pense que l'on freinerait le trafic ; on le rendrait en tout cas beaucoup plus difficile. Hélas ! La totalité du trafic, dans cette région, est reportée sur la Guyane.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez cité l'exemple d'une personne qui a été appréhendée, a purgé sa peine et, à l'issue de sa détention, a pu faire l'acquisition d'une voiture neuve et vivre au-dessus de ses moyens affichés apparents. Selon vous, y a-t-il là un véritable sujet ?

Il semble que l'on puisse vivre du trafic et même avoir, grâce au trafic, un train de vie qui est sans commune mesure avec les rémunérations « officiellement » perçues. Est-ce un enjeu ? Le cas échéant, comment y remédier ? Faut-il renforcer le contrôle sur le patrimoine, sur les comptes bancaires, sur le train de vie ? Pourriez-vous nous suggérer des moyens de lutter contre ces trafics financiers ?

M. Jean-Claude Labrador. - Il est devenu de plus en plus difficile de contrôler ce qui se passe en ces domaines : les « y a qu'à, faut qu'on » n'y feront rien. Je sais, par exemple, que des habitants de ma commune s'adonnent à des trafics : les gendarmes passent, procèdent à des contrôles inopinés ; malheureusement, le produit est caché et le business continue.

Faut-il mettre ces défaillances sur le compte des moyens qui sont mis à la disposition des forces de l'ordre ? Je ne sais pas. En tout état de cause, la situation devient très inquiétante.

La clé, c'est ce que j'appellerai la « rédemption ». Il faut sans doute faire davantage de prévention à la base, c'est-à-dire à l'école. J'ai vu récemment un reportage diffusé sur TF1 à propos d'un centre aéré qu'a ouvert la police nationale au sud de Toulouse, au Mirail, pour y faire de la prévention auprès de la jeunesse. Voilà une piste intéressante ! La formation et la sensibilisation à ces questions doivent se faire dès l'école, où la leçon de morale a malheureusement disparu...

L'enfant doit être sensibilisé, c'est-à-dire confronté, d'une manière ou d'une autre, à la réalité : il faut lui montrer des images de ceux qui ont consommé, y compris en les floutant. Je suis depuis longtemps chargé de mission à la sécurité routière : je sais combien les images frappent l'imagination et je sais quelles précautions il faut prendre en les diffusant. La présence d'un psychologue apparaît en particulier nécessaire à la réussite de tels programmes de prévention. Il me semble en tout cas indispensable d'intensifier la sensibilisation à l'école, sans falsifier la réalité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Guyane est-elle frappée, à votre connaissance, par des phénomènes de corruption - dans les services administratifs des collectivités territoriales ou dans les services de l'État - liés aux masses financières qui y circulent ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je dirais que non. Quand j'ai connaissance de telles situations, c'est que la presse en a parlé et que les affaires sont sur la place publique. Pendant ma carrière dans la police, j'étais motard et j'ai longtemps travaillé avec les collègues de la police judiciaire ; or, de mémoire, les affaires de corruption étaient peu fréquentes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Celles dont vous avez eu connaissance concernaient-elles des services de l'État ou des collectivités territoriales ?

M. Jean-Claude Labrador. - Il s'agissait d'affaires privées.

Mme Valérie Boyer. - Vous avez dit tout l'intérêt de montrer des images aux enfants à l'école, et avez immédiatement ajouté que, le cas échéant, la présence d'un psychologue était indispensable. De telles images ne doivent-elles pas être montrées en présence d'un médecin scolaire ? Par là, j'entends bien sûr la médecine scolaire telle qu'elle devrait être...

Par ailleurs, quel doit être à votre avis le rôle des parents ? Comment apprendre aux parents à détecter les signes qui peuvent permettre de reconnaître que leur enfant consomme ou « deale », donc a des liens, d'une façon ou d'une autre, avec le narcotrafic ? N'y aurait-il pas des actions de ce genre à mener en Guyane ?

M. Khalifé Khalifé. - Je vous remercie, monsieur le maire, de votre témoignage.

On sait que la Guyane, pour le narcotrafic, est avant tout une plateforme. Quelle est l'importance de la consommation locale ? Disposez-vous en la matière de moyens de lutte et de prévention ? Quelles sont les répercussions d'une telle consommation sur les hospitalisations ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je n'ai pas de chiffres, mais j'en parle avec des collègues sur le terrain. Nous sommes dans une situation très grave : la drogue est devenue banale. C'est pourquoi la sensibilisation doit se faire très tôt, au niveau scolaire. Nous vivons dans une société fragile. Nous préparons les élèves, mais certaines images peuvent être choquantes, malgré la présence de psychologues. Quoi qu'il en soit, c'est une expérience qu'il convient de mener. Dernièrement, au Mans, une mère de famille a impliqué ses enfants dans le trafic de drogue. Elle a été condamnée à neuf ans de prison, mais c'est la preuve que cela arrive. J'ai voyagé une fois avec un jeune. La méthode utilisée pour le détecter est banale : il ne savait même pas qu'il allait en France ni ce qu'il allait y faire. La police en a interpellé trois ou quatre de cette façon. Ces jeunes sont donc facilement repérables du fait de leur naïveté ou de l'appât du gain.

Il faut peut-être impliquer la médecine dans cette sensibilisation, mais je maintiens qu'il serait intéressant aussi d'agir en prenant pour modèle la mobilisation pour la sécurité routière. La situation est grave, il faut tenter quelque chose. Le principe du 100 % contrôle en Guyane est contesté par certains. Il serait intéressant de démontrer qu'il a peut-être ses failles, mais qu'il a aussi permis d'interpeller des personnes et de les sanctionner pour trafic de drogues. Même s'il ne s'agit que de trois personnes, c'est déjà ça ! Dans ma commune, j'ai l'oeil, mais je ne peux rien faire de particulier, même en étant officier de police judiciaire, compte tenu du danger. Mieux vaut réunir les jeunes dans des structures pour les sensibiliser.

M. Michel-Ange Jérémie. - Le 100 % contrôle a considérablement modifié la donne, y compris dans nos communes. Auparavant, la drogue pouvait circuler aisément par la Guyane : il y avait une vingtaine de mules par vol. Ce trafic, qui touche davantage l'Ouest guyanais et Saint-Laurent-du-Maroni, permettait au départ à des familles de vivre. Mais il se généralise de plus en plus : même des enfants de cadres et de médecins s'adonnent maintenant à ce business. Le 100 % contrôle a mis un frein à ce phénomène ; des jeunes de ma commune me l'ont dit très clairement. Dans un contexte de déscolarisation, la vie était facile, il suffisait de faire un voyage en France pour gagner 5 000 ou 10 000 euros. Depuis le 100 % contrôle, c'est beaucoup plus compliqué pour eux : le refoulement se fait au niveau de l'aéroport. Il y a une nouvelle donne. Les jeunes sont plus frileux à l'idée de partir, mais il faut qu'on pense à leur réinsertion. Les jeunes qui sont harcelés par leur tête de réseau pour continuer de faire la mule savent qu'ils ont très peu de chances de passer : un jeune de ma commune s'est fait tabasser parce qu'il n'a pas pu ou voulu partir.

On mesure à présent l'inquiétude des jeunes. Les maires deviennent un maillon important. Certains vous nous disent carrément : « pouvez-vous m'aider ? » Pour la Guyane, le 100 % contrôle a marqué un coup d'arrêt et a fait naître une autre approche. Les trafiquants sont bien sûr toujours là, ils rôdent un peu partout. Nous sommes à présent confrontés à une violence intradépartementale : le jeune qui n'a pas pu partir se retrouve harcelé, certaines familles sont même menacées. Le dispositif peut donc être très pertinent, mais il contraint les mules à rester en Guyane, ce qui, à terme, pourrait mener à une explosion de la violence, en lien avec ce trafic de drogue.

Le poste de contrôle routier (PCR) d'Iracoubo a été déplacé au carrefour Margot à Saint-Laurent-du-Maroni. Cela a aussi beaucoup modifié l'approche. C'est un dispositif très opérationnel en termes de résultat par rapport à l'emplacement initial. Cela a aussi eu pour effet de concentrer beaucoup le trafic dans le Sud guyanais, et nous devons nous en inquiéter.

Je partage ce qui a été dit sur le rôle de l'école en matière de prévention. On a parlé des psychologues, mais, je le dis franchement, je n'ai pas de recette type à proposer. En discutant avec les jeunes, qui regardent beaucoup la télévision, on s'aperçoit que, pour eux, c'est de l'argent facile. Ils vous disent : « si je travaille, je ne gagnerai pas autant d'argent qu'en faisant la mule ou en devenant trafiquant. » Il faut donc faire de la prévention dès le plus jeune âge, pourquoi pas dès d'école l'école maternelle.

En effet, si, au départ, ces jeunes ont commencé à trafiquer pour aider leurs parents, la pratique s'est maintenant vraiment vulgarisée. Comment résister quand on est issu d'une famille indigente et que l'on voit son grand frère arriver avec une voiture neuve ou des chemises Lacoste de luxe ? Vu le niveau de pauvreté en Guyane - 53 % - et le taux de chômage, qui s'élève à 14 %, la solution la plus simple, pour eux, est souvent de faire la mule.

On doit surtout mettre l'accent sur la réinsertion et sur la protection des personnes refoulées à l'aéroport grâce au 100 % contrôle. Beaucoup d'entre elles ont ingéré de la drogue. Que doivent-elles dire à leurs commanditaires ? Comment éviter qu'elles se fassent passer à tabac ? Le dispositif fonctionne, mais que fait-on des jeunes qui n'ont pas pu passer et qui ont toujours le produit avec eux ?

M. Olivier Cadic. - Dans le développement du trafic, on nous a signalé la présence de factions brésiliennes en prison à Cayenne. Cela ne pourrait-il pas expliquer le fait que des jeunes ressortent de prison comme s'ils avaient été recrutés ? C'est ce qui s'observe en matière de terrorisme. À la différence des Antilles, vous avez une frontière terrestre difficile à contrôler. Lors d'une audition précédente, on a parlé de Manaus comme d'une plaque tournante de la drogue en provenance de Colombie et du Pérou. La porosité de la frontière avec le Brésil ne facilite-t-elle pas le trafic ? Quelles sont vos observations et vos préconisations ?

Lorsque vous parlez du Surinam, faites-vous bien référence aux systèmes par rayons X, qui permettent de détecter la drogue dans les aéroports en scannant tous les passagers ? Nous pourrions envisager une évolution législative pour imposer un procédé identique.

M. Jean-Claude Labrador. - Nous sommes voisins avec le Surinam et le Brésil. Les appareils de détection mis en place au Surinam ont beaucoup contribué à la diminution du trafic. Comme on dit au football, c'est pour nous une passe en retrait. Reproduire ce système, ce serait selon moi la façon la plus efficace de réduire, voire d'annihiler, le trafic de drogue en Guyane. Le 100 % contrôle est une très bonne chose, même s'il y a des ratés.

Je ne sais pas trop ce qui se fait au Brésil. Une voie aérienne est désormais ouverte entre nos territoires. Le trafic doit aussi s'opérer par bateau, ce n'est pas une nouveauté. Il faudrait peut-être mettre en place le 100 % contrôle pour le Brésil comme pour la métropole. Il serait en effet important, selon moi, de contrôler tous les vols et pas seulement ceux à destination de l'Hexagone.

M. Michel-Ange Jérémie. - Il doit certainement y avoir des recrutements en prison. Le Surinam est également un pourvoyeur. L'ancien président surinamais Desi Bouterse, aujourd'hui condamné à vingt ans de prison, était un trafiquant de drogue. Le Brésil a aussi toujours été une plaque tournante. Nos frontières sont poreuses et elles le resteront, mais il faut se mettre au même niveau que les pays voisins où les contrôles dans les aéroports, notamment au Surinam, ont mis un sérieux coup d'arrêt aux trafics.

Certes, en Guyane, les contrôles sont très rigoureux. Ils ne respectent peut-être pas forcément les normes de la législation française ou européenne, mais nous sommes dans un territoire sud-amazonien :, nous devons apporter des réponses sud-amazoniennes. Il importe également de mettre en place une coopération renforcée avec nos voisins. Cette démarche reste peut-être compliquée pour la France, mais ces pays-là vivent de ces trafics.

Vous nous avez interrogés sur la masse des flux financiers. Il faut bien comprendre que la Guyane est une zone de transit vers l'Europe. Le trafic profite davantage aux pays qui envoient la drogue, c'est-à-dire le Brésil et le Surinam. En Guyane, hormis quelques « gros coups », ils ne recrutent que des mules. Il n'y a donc pas de gros flux financiers. Nous sommes un territoire de transit. Les autres pays ont compris le système : nous avons beaucoup de jeunes, une forte démographie, 50 % de la population a moins de 25 ans, c'est peut être un marché pour eux. Pour mettre un coup d'arrêt à ce trafic, la réponse doit être, je le répète, sud-amazonienne.

M. Jean-Claude Labrador. - Je confirme les propos de mon collègue Michel-Ange Jérémie. Le transfert de fonds se fait ailleurs. Ici, quand quelqu'un est dans le trafic, on le repère facilement parce que son train de vie change. C'est donc vite vu ! Les trafiquants s'en sont peut-être rendu compte et procèdent donc différemment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions très chaleureusement de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane (en téléconférence), M. Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane (en téléconférence), M. Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane (en téléconférence), M. Philippe Mouradian, major, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane (en téléconférence), et M. Jean-Christophe Sintine, général de brigade, commandant de la gendarmerie de Guyane (en téléconférence)

MERCREDI 20 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Nous auditionnons maintenant M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane ; M. Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane ; M. Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane ; M. le major Philippe Mouradian, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane ; et M. le général de brigade Jean-Christophe Sintine, commandant de la gendarmerie de Guyane, tous en téléconférence.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Messieurs, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Hugues-Lionel Galy, M. Richard Marie, M. Philippe Jos, M. Philippe Mouradian et M. Jean-Christophe Sintine prêtent serment.

M. Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane. - La problématique du trafic de stupéfiants est très prégnante en Guyane, notamment parce que nous sommes une zone de passage qui exporte massivement vers les territoires métropolitains. Ce constat, tout le monde le connaît.

Au cours de la période récente - sur l'année écoulée -, nous n'avons pas constaté d'évolution notable dans la teneur de ce trafic : celui-ci reste centré autour de la cocaïne et ne se développe pas vers d'autres produits. Le trafic de cannabis, d'herbe ou de résine demeure marginal, en tout cas à notre connaissance.

Ce trafic a évidemment un impact sur la criminalité connexe, mais cet impact est bien moindre que ce que l'on peut constater dans certains territoires métropolitains, comme à Marseille, où de véritables guerres de gangs existent autour du trafic ou du contrôle des points de deal les plus rentables. Pour l'heure, nous ne connaissons pas de situation similaire.

Les moyens mis à la disposition des services de sécurité par l'État pour lutter contre ce phénomène sont importants, du moins pour ce qui concerne la police. Je pense à l'Office antistupéfiants (Ofast), qui est en quelque sorte le bras armé en la matière sur l'ensemble du territoire, que ce soit en zone police ou en zone gendarmerie, avec évidemment une focale sur tout ce qui a trait à l'aéroport.

La coordination se passe très bien entre les différents services de l'État - gendarmerie, douanes et police -, et ne soulève pas de difficulté.

À mon sens, l'Ofast fonctionne aujourd'hui de manière très intéressante, en tout cas bien mieux que par le passé, avec une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) dont l'activité se développe également. Les analyses qu'elle produit sont diffusées auprès de l'ensemble des partenaires.

Je veux rappeler quelques-uns des résultats obtenus, plus spécifiquement s'agissant du trafic aérien. Alors que, en 2022, 311 personnes avaient été interpellées et que 526 kilogrammes avaient été saisis sur les aéroports parisiens d'Orly et de Roissy, ces chiffres ont notablement diminué depuis le début de l'année 2023, passant respectivement à 138 personnes et 221 kilogrammes. Autrement dit, les interpellations menées par nos collègues d'Orly et de Roissy ont diminué de 79 %.

Concomitamment, nous n'avons jamais interpellé autant de mules sur la plaque de l'aéroport de Cayenne, puisque les interpellations ont connu une hausse de 26 %. Grâce à la préfecture, nous avons pu mettre en place le fameux dispositif « 100 % contrôle », auquel participent directement la gendarmerie et les douanes. Je rappelle que celui-ci vise à travailler sur les flux au départ de Cayenne pour éviter les arrivées massives de « mules » sur le territoire national.

Enfin, sur la saturation des services, nous avons réussi à absorber l'augmentation de l'activité judiciaire et la mise en place d'une activité administrative soutenue grâce à ce travail de coordination, avec la gendarmerie sur l'aéroport, mais aussi avec les douanes, qui ont développé leurs propres process, et grâce à un important travail de réorganisation au niveau de la police nationale, avec une répartition plus efficiente entre nos différentes branches et nos différents services, entre l'Ofast, le service territorial de police judiciaire (STPJ), mais aussi la police aux frontières (PAF), de sorte que chacun puisse contribuer à cet afflux de travail.

La coopération avec les États voisins est très limitée.

Le travail du renseignement est en train de se développer, mais les premiers retours sont d'ores et déjà intéressants. De fait, le renseignement territorial participe lui aussi à la Cross et produit de la documentation opérationnelle.

Nos relations avec les élus locaux sont à peu près inexistantes, mais ce n'est pas forcément choquant en soi.

S'agissant de la Joint InterAgency Task Force ou de la problématique des garde-côtes, nous ne sommes pas directement concernés, contrairement à ce qui peut se passer en Martinique, par exemple.

Général de brigade Jean-Christophe Sintine, commandant de la gendarmerie de Guyane. - Je commande la gendarmerie de Guyane depuis un an et demi.

Je souligne le travail réalisé conjointement avec la police et les douanes. Tous les jours, nous travaillons main dans la main sur la plupart des dispositifs, notamment à l'aéroport.

Ainsi, la gendarmerie complète le dispositif phare qu'est le « 100 % contrôle » par la sécurisation des contrôles, avec des gendarmes mobiles qui viennent notamment appuyer la police aux frontières dans le contrôle des individus potentiellement porteurs de cocaïne.

En outre, au-delà des points de contrôle au niveau de l'aéroport, où chacun sait qu'il sera contrôlé, du fait du 100 %, la gendarmerie a mis en place un point de contrôle routier à Margot, une crique à la sortie de la commune de Saint-Laurent-du-Maroni. Ce point de contrôle routier contrôle, de façon aléatoire, mais 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, les véhicules qui quittent Saint-Laurent-du-Maroni et se dirigent vers Cayenne. Étant réalisés dans la zone des 20 kilomètres et sur réquisition régulière du procureur de la République, ces contrôles d'identité et des coffres des véhicules ne posent pas de difficulté particulière.

Il y a une coordination avec la Cross, puisque toutes les personnes criblées par celle-ci sont transmises au point de contrôle routier de Margot, ce qui permet d'exercer une vigilance particulière sur les véhicules qu'elles utilisent, dans l'objectif de trouver de la cocaïne dans leurs véhicules ou leurs bagages.

Il y a donc un vrai travail en amont, qui est complété par des contrôles aléatoires un peu partout sur le territoire.

En 2023, grâce à l'ensemble de ces dispositifs, la gendarmerie a saisi moins de cocaïne sur le territoire : 55 kilogrammes, contre 75 en 2022 et 78 en 2021. Nous avons interpellé moins de mules lors des contrôles aléatoires, ce qui donne l'impression que le nombre de mules circulant en Guyane a diminué.

J'en viens à la criminalité connexe - pour ma part, je parlerais plutôt de criminalité « alternative » compte tenu de ce qui se passe actuellement à Saint-Laurent-du-Maroni. En effet, on observe, dans cette commune, une montée en puissance de la délinquance acquisitive, avec des vols à main armée de téléphones portables, d'argent liquide, de bijoux, réalisés au moyen d'armes de poing et de chasse. Cette délinquance est assez violente.

Nous analysons cette augmentation assez importante des vols à Saint-Laurent-du-Maroni comme une conséquence potentielle des contrôles mis en place sur le territoire et à l'aéroport et du fait qu'il y aurait donc moins d'argent issu du trafic de stupéfiants. Le constat est assez sévère : sur les onze premiers mois de l'année, on enregistre une augmentation de 70 % des vols à main armée, et une augmentation de manière plus générale de la délinquance sur voie publique et de la délinquance alternative.

Parallèlement, on observe un phénomène nouveau : en un mois, nous avons saisi, au point de contrôle de Margot, 50 kilogrammes de cannabis en provenance du Guyana ou du Surinam, à des fins de consommation locale, ce qui est rarement le cas de la cocaïne. Nous constatons, depuis à peine deux mois, l'émergence d'un trafic local de cannabis pour la consommation des Guyanais. Nous n'avons pas encore pu analyser ce phénomène très finement, mais il convient de se demander si ce trafic nouveau ne serait pas lui aussi un moyen de récupérer le manque à gagner lié à la baisse du trafic de cocaïne. C'est une possibilité qu'il faut envisager.

Pour ce qui concerne la coopération policière avec le Brésil et le Surinam, je rappelle l'existence en Guyane d'un centre de coopération policière à Saint-Georges-de-l'Oyapock, avec un policier de la PAF, trois gendarmes et deux agents brésiliens. La coopération policière avec le Brésil est donc organisée, ce qui est moins le cas avec le Surinam, même si nous avons des échanges réguliers avec la police et la justice de ce pays, notamment sur les trafics de cocaïne, qui viennent essentiellement du Surinam. Cependant, la coopération avec ce pays est tout de même moins développée sur le plan opérationnel.

M. Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane. - J'exerce les fonctions de directeur régional des douanes de Guyane depuis près de deux ans.

Avec la mise en place du « 100 % contrôle » à partir du 31 octobre 2022, les forces de sécurité intérieure et la douane, qui n'y appartient pas en tant que telle, ont vécu une révolution copernicienne.

Auparavant, chacun faisait des saisies et, tous les jours, les services étaient saturés, notamment les services d'enquête, dont l'Ofast, qui, à mon sens, a vocation non pas à s'occuper des mules, mais à démanteler les filières - encore faut-il en avoir le temps...

Notre réflexion collective est partie de la mise en place d'une politique d'entrave et de refoulement reposant sur les arrêtés anti-mules. Nous ignorions combien il pouvait y avoir de mules par avion, mais leur nombre était manifestement très sous-estimé. En effet, lorsque nous avons lancé les premiers tests, nous avons sollicité les compagnies aériennes pour qu'elles envoient à l'ensemble des passagers un SMS leur demandant de se présenter quatre heures avant l'embarquement en raison d'un contrôle 100 %, réalisé par la police et les douanes. Compte tenu du nombre de « no show » qui se sont alors produits - entre 30 et 50, alors qu'il y en a entre 5 et 10 sur un vol commercial classique -, nous en avons déduit qu'il pouvait y avoir entre 30 et 50 mules par vol. D'où la mise en place de la stratégie « 100 % contrôle », qui a représenté une révolution copernicienne, notamment pour la douane. Il s'agit en effet de réduire la quantité, de traiter moins d'affaires, mais des affaires de plus belle qualité, afin de démanteler, par un travail d'enquête réalisé par des policiers spécialisés issus de l'Ofast de Guyane, des filières en amont et en aval.

Rapidement, nous avons vu les profils des passeurs changer radicalement. La douane a été repositionnée sur le coeur de son métier, c'est-à-dire le contrôle des marchandises et des valises à l'aéroport. C'est basique, mais cela marche bien : nous avons réduit le nombre d'affaires traitées, mais nous découvrons des quantités intéressantes de produits illicites, par exemple dans des valises à double fond, et nous arrivons à démanteler et à mettre en évidence des réseaux criminels qui peuvent même être internes au circuit aéroportuaire.

Je précise également que les brigades de Saint-Laurent-du-Maroni constatent que la cocaïne provient bien davantage du Surinam que du Brésil. Elles sont concernées par ce dispositif « 100 % contrôle », puisque ces unités servent également de vigie et d'alerte pour des contrôles réalisés dans l'aéroport.

La douane entretient des relations particulières avec les élus, car elle est rattachée au ministère des comptes publics. Nous avons donc des relations privilégiées avec des élus, notamment parce que nous collectons l'octroi de mer.

Major Philippe Mouradian, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane. - L'Ofast, dont je suis chef par intérim, est un service interministériel. (La communication est intermittente et la bande audio est partiellement exploitable.) [...]

La direction territoriale a augmenté nos effectifs et nous a confié deux missions principales : le traitement des [...] personnes interpellées et le démantèlement des réseaux. Cette mission a été en grande partie remplie cette année. En fin d'année [...], notre service a été réorganisé avec la création de [...] réseaux. Je rejoins le chef des douanes lorsqu'il précise que le démantèlement de réseaux est essentiel, notamment en Guyane.

Le taux de pureté de la cocaïne saisie en Guyane est de plus en plus élevé, de 85 % à 90 %. La cocaïne est de meilleure qualité.

Lors des opérations « 100 % contrôle » réalisées dans les aéroports [...], les trafiquants essaient toujours, par des moyens détournés et notamment par la compromission, de faire passer la drogue vers la métropole. [...] Nous souhaitons développer un partenariat [...] en espérant que la coopération policière soit la meilleure possible dans les prochains mois et les prochaines années.

M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane. - Je suis présent à cette table ronde afin d'évoquer les détournements de trafics vers la zone des Caraïbes, comme nous l'avons fait lors de l'audition des forces de sécurité de Guadeloupe et de Martinique. Ces trafics se sont mis en place au début de l'année 2023, à la suite de la mise en place du dispositif « 100 % contrôle » en Guyane, même s'ils sont restés, dans les constatations que nous avons pu faire, relativement mesurés.

En revanche, il est évident, comme les intervenants précédents l'ont indiqué, que le territoire de la Guyane, qui comporte de longues frontières fluviales, est relativement difficile à maîtriser pour toutes les forces de sécurités réunies. Les contrôles en deuxième rideau instaurés au départ de Cayenne représentent véritablement une avancée extrêmement efficace dans la lutte contre les produits stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez été plusieurs à aborder, directement ou indirectement, le sujet du contrôle des mules, notamment à l'aéroport, ainsi que la gestion de ces contrôles et des procédures coûteuses permettant de traduire ces mules devant les juridictions et de les sanctionner. Auriez-vous des suggestions afin d'identifier les points de complexité de ces contrôles et de ces procédures ? Je ne dis pas que ces contrôles et ces procédures sont inutiles, mais ils pourraient être simplifiés dans leur pratique. Quelles suggestions pouvez-vous nous faire dans ce domaine ?

M. Philippe Jos. - Selon le constat dressé par nos prédécesseurs et par nos services, la seule judiciarisation de la lutte contre le trafic était inopérante. Il a été décidé de mettre en place un dispositif fondé sur le recours à des actes administratifs, et sur des arrêtés de refus d'embarquement. Cela a permis d'avoir un impact massif [...]. Auparavant, après deux ou trois interpellations, nous saturions toutes nos capacités de traitement judiciaire et de gestion médicale de ces personnes [...]. Ensuite, il faut apporter une réponse pénale dans des délais de moins de deux ans. Actuellement, les délais de traitement des convocations par des officiers de police judiciaire s'étirent jusqu'en mai 2025. Autant dire que cela prête à sourire...

Notre réussite collective, celle de l'État, c'est d'avoir réussi à mettre en place et à conserver depuis plus d'un an un dispositif qui nous permet d'empêcher la grande majorité des personnes voulant passer des produits stupéfiants en métropole d'arriver à leurs fins.

La spécificité de la Guyane, c'est le mode de transport privilégié pour la cocaïne, à savoir l'ingestion. C'est ce qui fausse tout. On trouve encore, comme dans la majorité des autres contrées, des personnes faisant passer la drogue dans des valises, des chaussures, des perruques ou des sous-vêtements, mais elles sont une minorité. [...] Quand vous faites [un contrôle de personnes transportant] de la cocaïne avec eux [...] vous vérifiez leur état [...] même si la digestion dure 96 heures. [...] Nous sommes obligés de prendre en compte la dimension médicale de la question.

Or le nombre de places médicalisées est limité : il n'y a que neuf places à l'hôpital de Cayenne. [...] Cela nous oblige à démultiplier les effectifs dans des chambres non sécurisées, afin d'empêcher ces personnes de s'échapper. [...] Nous une pérennisation de ce dispositif « 100 % contrôle » pour avoir un impact sur le trafic de stupéfiants.

M. Jérôme Durain, président. - Je ne vous cache pas que nous avons des problèmes de connexion et que nous vous entendons assez mal. Pourrez-vous nous envoyer une réponse écrite à ce point précis soulevé par le rapporteur ?

M. Laurent Burgoa. - Je souhaite poser deux questions rapides. Y a-t-il un groupe interministériel de recherche (GIR) en Guyane ? Sinon, serait-il opportun d'en créer un ?

Ma deuxième question est liée à la corruption, qui n'est jamais loin lorsqu'il y a des narcotrafiquants. Avez-vous constaté des cas de corruption en Guyane ?

Général de brigade Jean-Christophe Sintine. - Je laisserai le directeur territorial de la police nationale de Guyane vous répondre au sujet de la corruption : il pourra vous éclairer sur une situation qui a pleinement été prise en compte.

Concernant votre première question, oui, il existe un GIR en Guyane, qui est commandé par un officier de gendarmerie et implanté à Cayenne. Il travaille sur toute l'économie souterraine, qui dépasse d'ailleurs largement les trafics de stupéfiants. Je ne dispose pas des chiffres exacts, mais l'officier en question m'a récemment indiqué que nous en sommes à plus de trois millions d'euros d'avoirs criminels saisis, ces résultats étant en forte hausse.

M. Philippe Jos. - Au sujet de la corruption, une affaire récente nous a beaucoup touchés : [...] L'interpellation de plusieurs de nos policiers adjoints affectés à l'aéroport de Cayenne dans le cadre d'un dossier de trafic de stupéfiants. L'Ofast a identifié [...] une dizaine de garçons et de filles [...] de région parisienne [...] je ne rentrerai pas dans le détail du dispositif [...] depuis la livraison [...].

M. Jérôme Durain, président. - Nous rencontrons des problèmes de communication. Pourrez-vous nous transmettre une réponse écrite à cette question ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. -Lors de mon déplacement en Guyane avec le sénateur Olivier Cigolotti, ancien président de la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, nous avions constaté que certains passagers contrôlés à leur retour de Paris avaient en leur possession de l'argent liquide, certainement issu du trafic de stupéfiants. Pouvez-vous nous faire un point sur ces contrôles ?

Par ailleurs, il semblerait que les boutiques de luxe des aéroports parisiens soient des passages obligés pour les mules qui rentrent en Guyane. Existe-t-il des moyens de contrôler les sommes dépensées, souvent en liquide, dans ces boutiques ?

Enfin, Gabriel Attal, alors ministre délégué chargé des comptes publics, avait annoncé il y a un an une augmentation des effectifs douaniers, notamment à l'aéroport Félix-Éboué de Cayenne. Pouvez-vous faire le point sur vos effectifs ? Vous manque-t-il encore des agents pour mener à bien vos missions ?

(La communication ne fonctionne pas.)

M. Jérôme Durain, président. - Nous ne parvenons plus du tout à vous entendre. Nous attendons là encore une réponse écrite sur ces questions.

Vous non plus, monsieur Galy, nous n'arrivons plus à vous entendre. Malheureusement, ces problèmes techniques empêchent nos échanges.

Nous allons donc poser une nouvelle question et attendre des réponses écrites de votre part.

M. Khalifé Khalifé. - Vous avez parlé des contrôles à l'aéroport de Guyane pour des destinations autres que l'Europe, vers les Antilles, l'Amérique du Nord, la Martinique ou la Guadeloupe. Pourriez-vous détailler ces contrôles ?

Ma deuxième question est liée à votre sécurité, vous, agents de l'État. Même si vous rencontrez peut-être moins souvent des gros bonnets que des petites mains, des passeurs et des mules, votre sécurité est-elle menacée dans vos fonctions ?

Y a-t-il des coopérations avec les pays voisins, ou est-ce le principe du chacun pour soi qui prévaut ?

(La communication ne fonctionne pas.)

M. Jérôme Durain, président. Messieurs, nous ne vous entendons pas suffisamment bien pour que cela rende justice à la qualité de vos arguments.

Nous déplorons ne pas avoir pu tirer davantage d'informations de cette table ronde. Nous vous remercions, et nous attendons vos contributions écrites afin de compléter les informations que nous avons reçues.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence), Mme Hélène Sigala, première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence), MM. Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence) et Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne (en téléconférence)

MERCREDI 20 DÉCEMBRE 2023

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de participer à cette audition en téléconférence. Nous allons commencer par une prestation de serment formelle, qui est requise par notre commission d'enquête, en vous rappelant qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible, des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc chacune et chacun d'entre vous à prêter serment successivement, de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Mahrez Abassi, Yves Le Clair, Mme Hélène Sigala et M. Alexandre Rousselet-Magri prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir satisfait à cette obligation. Je vous propose de présenter un propos liminaire qui sera suivi de questions.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne. - Le procureur de la République, M. Yves Le Clair et moi-même, avons échangé avec nos collègues. Ce seront des réponses à deux voix, celle du parquet et celle du siège de Cayenne. M. le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne, qui sera accompagné de M Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne, prendra la parole en premier pour vous apporter des éléments. En ce qui concerne le siège, Mme Hélène Sigala, première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire de Cayenne, et moi-même, compléterons les propos de nos collègues du parquet qui sont en première ligne, car notre travail est complémentaire.

M. Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne. - Au titre de mon propos liminaire, je souhaiterais formuler trois observations avant de répondre aux questions que vous m'avez transmises.

La première est d'ordre géographique. La Guyane est tout simplement une porte ouverte vers l'Amérique du Sud, sur ses maux, ses nombreux maux. Outre le narcotrafic qui nous intéresse aujourd'hui, la Guyane connaît un niveau de criminalité, de violence et d'usage des armes, qui est totalement inconnu en Europe. C'est dans cet environnement que s'inscrit le trafic de stupéfiants parmi toutes ces problématiques auxquelles nous sommes confrontés au quotidien.

Ma deuxième observation porte sur l'action qui est conduite. Cette dernière ne sort pas d'une invention hors sol. Elle s'inscrit et elle est l'application de la circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane. Nous sommes une des seules juridictions en France à avoir une circulaire de politique pénale territoriale dans laquelle s'inscrit, bien entendu, la lutte contre les stupéfiants.

Troisième observation, cette lutte est articulée autour d'une politique d'optimisation transverse de tous les outils juridiques dont dispose l'ensemble des partenaires pour essayer de porter atteinte à ce qui a le plus de valeur, au-delà du produit, à savoir l'acte logistique de projection des stupéfiants depuis l'Amérique du Sud vers l'Europe, où le produit va acquérir sa véritable valeur ajoutée. Les deux points de d'exportation sont essentiellement l'aéroport et le port. C'est donc sur cette dimension logistique que se concentrent tous nos efforts.

Ces éléments de contexte sont nécessaires pour vous donner un ordre d'idées en termes de violence. Plus d'un tiers de l'ensemble des vols à main armée constatés par la gendarmerie nationale ont lieu en Guyane. Cela vous donne une idée du niveau d'intensité auquel nous sommes confrontés avec la présence d'organisations criminelles sud-américaines, appelées les « factions brésiliennes » qui constituent une vraie problématique et une véritable menace non seulement pour la sécurité de la Guyane mais aussi pour celle de la métropole. En effet, ces factions ont des velléités d'exporter leurs mécanismes mafieux en France.

Enfin, on appelle « mules » des individus qui sont porteurs in corpore d'ovules de cocaïne pour des quantités qui varient autour d'un kilogramme à 1,5 kilogramme. Après ces éléments liminaires que je voulais vous livrer avant d'évoquer les réponses aux questions que vous avez eu la courtoisie de nous transmettre, je laisse la parole au M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne, aux fins de compléter ces quelques éléments introductifs.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Ce qu'il est très important de souligner, c'est qu'indépendamment des éléments qui vous seront apportés par les magistrats du parquet ou du siège avec Mme Hélène Sigala, qui en tant que première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire, traite des difficultés au quotidien, dans le cadre des audiences, il existe une problématique beaucoup plus structurelle, beaucoup plus globale, qui n'apparaît pas dans vos questions ou y figure peut-être en filigrane : il s'agit des moyens que l'on veut bien se donner pour mener une lutte efficace contre ce narcotrafic. Il me semble donc important d'ajouter qu'au-delà des dispositions législatives, décrétales, des politiques pénales, que M. le procureur et M. le substitut, développeront bien mieux que nous, au-delà de tout cela, il y a aussi des moyens humains. Pour lutter contre la logistique du narcotrafic, il faut que nous ayons une logistique judiciaire efficace. Un certain nombre d'avancées importantes ont eu lieu par le biais et grâce au ministère de la justice, avec la création notamment de brigades d'Outre-mer, composées de magistrats et de fonctionnaires qui viennent nous aider. Toutefois, nous avons encore besoin d'un renforcement notable des moyens humains, que ce soit au sein du tribunal ou que ce soit par l'entremise des forces de sécurité intérieure ou de services d'enquête. Il est, en effet, important de souligner la dimension humaine qui est la seule dimension qui vaille, lorsque vous avez tous les outils qui sont réunis.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vous remercie de ces interventions liminaires. Vous avez rappelé qu'un tiers des vols à main armée, ont lieu en Guyane. Quel est le lien entre ces vols à main armée et le trafic de stupéfiants ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Je vais être extrêmement modeste et humble sur la réponse à votre question, en rappelant qu'il y a trois points qui sont objectivés. Le premier porte sur le constat d'une augmentation de l'appropriation violente de la voie publique avec usage d'armes à feu. C'est une évidence sur l'ensemble de la Guyane, avec une concentration sur la région de Saint-Laurent-du-Maroni. Mon deuxième point est que l'économie de ruissellement a été mécaniquement perturbée par la politique qui a été mise en oeuvre en matière de lutte contre les stupéfiants. C'est très clair en ce qui concerne les mules. Quant à mon troisième point, on observe que les mules résidant en Guyane, qui sont condamnées majoritairement selon la procédure du plaider coupable ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), n'ont pas du tout le profil d'auteurs de vols à main armée.

Je suis donc incapable aujourd'hui, d'établir un lien entre la politique conduite en matière de lutte contre les stupéfiants et l'augmentation des vols à main armée. Le trafiquant de stupéfiants et le voleur à main armée n'ont pas du tout les mêmes profils et n'utilisent pas les mêmes modes opératoires. Établir un lien entre les deux relèverait de la spéculation dans laquelle je ne veux pas me lancer. Le constat d'augmentation des vols à main armée et l'emploi des armes, est partagé régionalement puisque mes collègues de Macapá ont attiré mon attention sur ce phénomène au Brésil, lors d'une rencontre qui s'est tenue il y a un mois et demi. J'aurais donc tendance à penser que c'est un comportement régional plus qu'un comportement directement lié à la perturbation qu'on a provoquée sur le flux logistique. La mule de Saint-Laurent-du-Maroni ne correspond pas du tout au profil des personnes que nous interpellons lors des vols à main armée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans plusieurs notes ou rapports qui nous ont été remis, il est pointé à la fois la complexité et la lourdeur des procédures consécutives à l'arrestation et à l'identification des mules. Plusieurs services nous déclarent : « C'est compliqué, c'est chronophage ». Des mesures de simplification pourraient être adoptées. Auriez-vous des suggestions à nous faire, sur ce sujet ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - La complexité provient de l'application du code de procédure pénale. À partir du moment où votre adversaire - on va le qualifier d'adversaire - est dans une politique et dans une logique de saturation de notre système, il est très clair que nous n'avons pas la capacité de placer 70 ou 80 « mules » en garde à vue dans une journée, d'autant que nous sommes limités par les capacités médicales de l'hôpital qui ne dispose que de cinq chambres carcérales. Je vous rappelle que nous avons un très grand établissement comptant ce matin 1 032 détenus, potentiellement utilisateurs de ces chambres carcérales.

La procédure pénale est certes complexe mais elle vise à garantir également le droit des intéressés. Son application dans sa totalité est donc importante. Des procédures simplifiées existent et sont utilisées, notamment quand les faits sont reconnus. Toutefois, comme la politique mise en oeuvre vise, en matière de placement en garde à vue et de poursuite, à cibler des personnes multirécidivistes, ou dotées de profils intéressants pour les enquêtes d'investigation, ou très impliquées dans le trafic, cela induit naturellement un travail crucial lié à l'application du code de procédure pénale.

S'agissant de propositions de modification concrètes, ce qui aujourd'hui nous pénalise, un peu moins ces derniers temps parce que cela fait quelques semaines que nous n'avons plus le cas, ce sont les personnes retenues à l'hôpital, qui au-delà de 96 heures de garde à vue, n'ont pas fini d'expulser les boulettes de drogue. Nous devons alors procéder à un défèrement à l'hôpital, avec une procédure de comparution à délai différé, d'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) à l'hôpital et d'engagement des poursuites qui est relativement lourde. Une « hyperprolongation médicale » au-delà de la durée de 96 heures prévues par la loi, pour ces personnes qui n'ont pas fini d'expulser la drogue, nous simplifierait la tâche. Pour l'action publique, le parquet et la juridiction, c'est certainement l'élément qui est aujourd'hui le plus pénalisant et qui pourrait utilement évoluer.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - En ce qui concerne le siège, c'est à dire les juges, je souhaite vous alerter sur le fait de ne pas créer des zones dérogatoires de droit, parce que ce serait la Guyane. C'est vraiment important. Nous sommes dans une politique régionale entourée de pays qui ont fait le choix de procédures extrêmement rapides pour ne pas dire « expéditives ». Du côté du tribunal correctionnel, nous entendons aussi faire en sorte que les droits soient respectés. L'allégement ou la simplification de la procédure ne doivent pas avoir pour corollaire une obération des droits de tous, à pouvoir être entendus, examinés, à voir tous ses droits notifiés dans les délais prescrits.

L'action publique, très bien décrite par M. le procureur de la République, doit donner lieu un passage devant le tribunal. Mme Hélène Sigala qui juge régulièrement ces personnes, et les juges d'instruction qui sont également à la manoeuvre, savent à quel point il est important de pouvoir répondre aux critiques des avocats qui pourraient faire annuler les procédures. Je mentionnerai aussi les standards européens qui ne nous permettent pas non plus d'appliquer un régime dérogatoire, parce que c'est la Guyane. C'est important de le souligner. Madame Hélène Sigala souhaite-t-elle ajouter quelque chose ?

Mme Hélène Sigala, première vice-présidente. -Je suis tout à fait d'accord. Effectivement, ce n'est pas la procédure pénale qui nous pose problème. En outre, il me semble que les mules sont identifiables, puisqu'il s'agit souvent de jeunes Guyanais qui sont dans des situations très précaires. Les personnes qui sont déférées devant moi, lorsque je suis de permanence le week-end ou que je juge ensuite au tribunal, sont identifiables, en Guyane. On nous a même parlé d'une liste d'attente à la sortie du collège de Saint-Laurent-du-Maroni pour faire la mule. Ce sont donc des Guyanais qui sont identifiables.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je ne faisais pas référence dans ma question à une procédure spécifique et spéciale pour la Guyane. C'est évident. Je m'interrogeais sur le fait que la lutte contre les mules entraîne un certain nombre de contraintes extrêmement lourdes. Vous en avez cité une, le délai pendant lequel la personne est placée à l'hôpital pour s'assurer qu'à sa sortie, elle ne transporte plus les stupéfiants qui avaient été ingérés. C'est bien ce à quoi je pensais et c'est aussi tout le dispositif de surveillance de ces personnes lorsqu'elles sont placées à l'hôpital. On vous a bien entendu sur le délai qui pourrait passer de trois à cinq jours. Je pense que ce serait raisonnable. En dehors de cette suggestion, de cette proposition d'amélioration, y aurait-il d'autres pistes, notamment en ce qui concerne les moyens matériels et humains, qui sont mis en oeuvre dans le cadre de cette rétention à l'hôpital ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Aujourd'hui, ce qui est dimensionnant effectivement, c'est la capacité de l'hôpital à accueillir les mules, le temps de l'expulsion du produit. Nous nous étions déplacés, il y a un an, à l'aéroport de Schiphol, aux Pays Bas. On y a découvert un établissement pénitentiaire avec trois étages de cellules et tous les moyens dont on peut rêver, au sein même du site de l'aéroport. Nous ne disposons pas de ces moyens à Cayenne. La question des moyens est donc totalement dimensionnante et s'apprécie toujours en miroir avec la stratégie de nos adversaires visant à nous saturer. Par exemple, les jours de pics importants, 80 mules tentent d'embarquer sur le vol d'Air Caraïbes, le dimanche après-midi.

Outre les capacités médicales d'accueil des personnes placées en garde à vue, un deuxième élément, la durée du contrôle, est également dimensionnant. Au départ, on peut difficilement exiger d'un passager qu'il se présente cinq ou six heures avant son embarquement, pour qu'on procède à des contrôles approfondis. Les voyageurs l'accepteraient pour une menace terroriste mais pas pour un contrôle de stupéfiants. Cette contrainte est inhérente au fait que nous sommes un lieu de départ et non pas un lieu d'arrivée. Il serait peut-être plus facile de mettre en oeuvre de tels contrôles sur le lieu d'arrivée que sur le lieu de départ.

M. Jérôme Durain, président. - Pour information, combien de temps prend un contrôle individuel ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Dans le processus actuel, un tel contrôle ne doit pas durer plus de 15 ou 20 minutes, s'agissant de personnes qui sont ciblées et rapidement disculpées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour être clair, si l'on veut raccourcir ces délais et augmenter le nombre de personnes contrôlées, cela passe par plus matériels et plus de points de contrôle.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Tout à fait. Il faudrait des moyens humains qui permettent de mettre en garde à vue, quotidiennement, entre 50 et 100 personnes. Cela nécessite des moyens considérables. Quand bien même nous aurions ces moyens ou que nous pourrions rêver avoir ces moyens, de toute façon, notre adversaire est dans une politique de saturation. Si j'affecte 50 policiers de plus à l'aéroport, ils vont mettre 50 mules de plus pour nous saturer. Leur stratégie est celle de la saturation. Ils vont attendre sur le parking la dernière minute pour essayer d'embarquer, de saturer les personnels qui sont à l'accueil et dans l'aéroport. C'est une surenchère, par définition, que nous perdrons puisqu'ils ont des moyens financiers et humains illimités par rapport aux nôtres. C'est pourquoi nous avons envisagé notre approche différemment car nous étions perdants par définition, dans cette surenchère.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce trafic génère des flux financiers qui peuvent prendre plusieurs formes. Quels sont les dispositifs aujourd'hui que vous mettez en place pour contrôler la situation matérielle et financière d'un certain nombre de familles ? Je fais référence aux mules, mais aussi à leurs proches, leurs contacts et leurs relations. Comment vous attaquez-vous à ces réseaux?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Un premier travail est déjà réalisé à l'aéroport sur le retour puisque le service des douanes a investi ce champ. Ainsi, sur les onze derniers mois, de novembre 2022 à septembre 2023, nous avons saisi sur le retour 450 000 euros, ce qui n'est pas une somme négligeable et qui correspond donc au salaire des mules qui reviennent en Guyane. En 2022, un montant total de 627 000 euros avait été saisi. Cette sanction financière constitue la première étape.

Ensuite, avec le renforcement de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) et de la police aux frontières (PAF) à Saint-Laurent-du-Maroni, lieu d'où sont principalement originaires les mules, nous avons la capacité, d'une part, d'aller procéder tout de suite à une perquisition et, d'autre part, d'effectuer un travail d'investigation sur les revenus de la personne. Ceci étant dit, il est très clair qu'aujourd'hui je ne dispose pas des moyens d'investigation pour enquêter sur la situation financière de la totalité des mules qui sont poursuivies et condamnées. Pour vous donner un ordre d'idée, le nombre de mule placées en garde à vue et poursuivies est passé de 161 en 2021 à 486 mules sur les onze derniers mois. Nous ne possédons pas les moyens d'investigation pour monter un dossier financier sur chacune de ces personnes. En revanche, nous avons les moyens de réaliser un travail d'identification des réseaux guyanais qui sont en fin de compte des microréseaux. Ce sont des structures communautaires qui ne sont pas si étendues et sur lesquelles on peut enquêter. De mémoire, l'Ofast enregistrait, début novembre, une petite cinquantaine d'enquêtes en cours dans ce domaine.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je voudrais m'adresser à M. le procureur Yves Le Clair, afin de faire comprendre à la commission ce qui a déjà été réalisé pour pouvoir enrichir notre rapport. De juillet à septembre 2022, vous avez tenté une expérience de classement sans suite des saisies de moins de 1,5 kilogramme afin de diminuer la charge pénale. Pouvez-vous dresser un rapide bilan de cette action ?

Pouvez-vous également nous dire si les « contrôles 100 % » et les arrêtés préfectoraux « anti-mules » sont parvenus à perturber le trafic de stupéfiants ? Pensez-vous qu'un scanner qui permette de relever les objets ingérés, à l'instar du dispositif de l'aéroport de Schiphol, permettrait de porter un coup dur au trafic ?

Je souhaiterais aussi poser une question à M. le président du tribunal judiciaire, Mahrez Abassi. En septembre, le garde des sceaux, M. Eric Dupond-Moretti, avait annoncé l'envoi en Guyane de brigades de renforts afin de pallier le manque d'effectifs au tribunal. Ces renforts vous ont-ils permis d'améliorer le traitement judiciaire ? Faut-il les pérenniser ? Il y a deux ans, j'avais interpellé le ministre de la justice lors des questions d'actualité au Gouvernement sur le fait que la Guyane mérite de disposer d'une juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) qui lui soit propre afin de mieux lutter contre le trafic de stupéfiants. Je ne sais pas si je vous oblige à sortir de votre réserve mais j'aimerais bien connaître votre avis.

M. Olivier Cadic. - Ma question va compléter ce que vient de dire ma collègue, parce qu'on ne peut imaginer que si 50 terroristes munis d'explosifs voulaient embarquer dans un avion, on en arrête quelques-uns et que les autres soient libres parce qu'on est « débordé ». Cela mettrait en jeu la sécurité de l'avion. Il est vrai que ce système fondé sur un nombre de mules qui déborde nos services, pour en faire passer un maximum, est déroutant. Il faut effectivement mettre plus de moyens. On a porté à notre connaissance les systèmes qui permettraient de détecter automatiquement si de la drogue a été ingérée. Il nous a été rappelé hier que le phénomène se développe de plus en plus aux Antilles. Or, cela requiert beaucoup de temps de traitement dès qu'on arrête quelqu'un qui a ingéré de la drogue ainsi que des moyens médicaux d'accompagnement. Nous avons bien compris cela.

Aussi ne pensez-vous pas, justement, que la solution serait de disposer d'un système qui permette de contrôler tout le monde avant d'embarquer dans l'avion pour identifier toute personne qui aurait ingéré de la drogue, afin de la stopper immédiatement ? En effet, il est difficilement audible, dans l'Hexagone, d'entendre qu'un certain nombre de personnes transportant de la drogue embarque dans chaque avion parce que nous ne sommes pas capables d'arrêter tous les trafiquants. C'est une question de méthode qu'il faut mettre en place pour arrêter ce flux.

M. Jérôme Durain, président. -Lors des tables rondes de magistrats pour la zone Guadeloupe et Martinique, qui se sont tenues lundi, des propos assez durs ont été exprimés sur la qualité de la coopération entre les services de l'Ofast et des douanes, parfois, même entre les services de l'Ofast. Qu'en est-il, selon vous ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - En réponse à la question sur la fameuse histoire du 1,5 kilogramme qui avait été instrumentalisée par certains médias, pas forcément très bienveillants, c'était effectivement une phase exploratoire. Le poids de 1,5 kilogramme correspond à la quantité trouvée de façon traditionnelle in corpore. Il avait donc été décidé, avec le préfet de l'époque, d'évaluer la potentialité de recourir de façon beaucoup plus importante aux arrêtés administratifs plutôt qu'à exercer des poursuites. Voilà donc l'histoire de ce 1,5 kilogramme. Il n'a jamais été question de déjudiciariser quoi que ce soit, en matière de stupéfiants. Preuve en est que sur une année, on a augmenté de 230 % le nombre de gardes à vue.

S'agissant du 100 % contrôle, cet outil administratif vise à empêcher une personne de se mettre en danger puisqu'on lui interdit d'embarquer dans un aéronef avec le risque que l'une de ces boulettes n'éclate, entraînant sa mort instantanément. Effectivement c'est notre bouclier, qui permet d'être à la hauteur de la stratégie de saturation de nos adversaires, par un moyen qui est souple et qui a permis de bloquer un certain nombre de personnes. Les forces de l'ordre ont dû vous donner le chiffre. C'est assez impressionnant.

Nous observons également aujourd'hui, une évolution qui est, à ce stade favorable, et qui va mériter d'être affinée dans les semaines et dans les mois à venir. Depuis début novembre, le nombre de mules s'effondre. Il n'y a pas de mules qui se dirigent vers Roissy. Nous essayons actuellement d'en comprendre les raisons. Nous constatons également une baisse très sensible des mules avec la disparition de filières. Nous avions initialement des filières baltes, qui ont complètement disparu assez rapidement. Ces personnes ont dû se réorienter sur d'autres itinéraires. Plus récemment, à la suite d'un bras de fer pendant des mois avec la filière nigériane qui tentait d'embarquer 100 personnes par dimanche, depuis quelques semaines, subitement, les seuls nigérians qui restent sont ceux qui sont bloqués ici et que nous sommes en train d'évacuer au compte-gouttes pour les faire reconduire. Le dispositif en fin de compte fonctionne et mérite d'être affiné. Nous avons effectivement provoqué quelque chose.

Vous m'avez interrogé sur le scanner. Honnêtement, nous avons écarté cette solution, en raison premièrement, de la durée qui nous est accordée pour contrôler les personnes. Un scanner est un acte médical, ce qui requiert une structure médicale et beaucoup de temps. Nous ne pouvons pas passer au scanner dans la durée qui nous est impartie, 500 ou 600 personnes même si les deux vols sont étalés sur quatre heures. Deuxièmement, de façon plus stratégique, la pertinence d'utilisation du scanner ne se pose pas au départ mais à l'arrivée. C'est par ailleurs, ce qui a été mis en place par les Néerlandais. Le scanner ne se situe pas à Paramaribo mais aux Pays-Bas. En effet, ils ont le temps, à l'arrivée, de localiser les individus, de les placer en garde à vue, puis de procéder à l'examen médical.

Utiliser un scanner à Cayenne n'est, selon moi, pas pertinent. Nous avons testé deux modèles de IONSCAN qui sont des appareils qui visent à détecter des molécules de cocaïne sur les mains. Ces appareils sont aussi utilisés en matière de lutte contre le terrorisme. Ils n'ont pas fonctionné. Est-ce en raison du trop important niveau d'humidité ? Les fabricants nous avaient affirmé qu'ils fonctionnaient en Europe. Notre test a été un échec, c'est pourquoi nous avons écarté cette solution. En outre, le scanner, selon moi, devrait être utilisé dans les aéroports parisiens, d'autant que, comme nos collègues de Fort-de-France ont pu vous le dire, le mécanisme de contournement est à l'oeuvre. Nous avons effectué deux essais de contrôle 100 % sur deux vols vers Fort-de-France. Sur 150 passagers, nous avons identifié 10 mules, à chaque fois. Il existe donc bien des filières qui essaient de procéder à un contournement, qui deviendra plus complexe pour ces organisations. Ces dernières ont forcément besoin d'une base logistique de rebond pour que soient ingérés de nouveau les ovules aux Antilles, ce qui nécessite que ces personnes aient des complicités, trouvent des hôtels, etc.

En réponse à la question sur la JIRS, dans le cadre de la circulaire de politique pénale, que j'ai évoquée, le Garde des sceaux a décidé de la création, non pas d'une JIRS qui aurait conduit à une modification du code de l'organisation judiciaire et du code de procédure pénale, mais de façon très pragmatique, de celle d'une division « délinquance organisée », ce qui est le cas au sein de mon parquet. M. Alexandre Rousselet-Magri est un des trois magistrats de cette division. Nous avons, depuis le mois de septembre, créé cette division qui a globalement une activité identique à celle d'une JIRS, en tout cas au niveau du parquet.

Mon dernier point porte sur la coopération entre les services de police. Elle est ce qu'elle est. À l'aéroport, elle fonctionne très bien parce qu'en définitive chacun a trouvé sa place. La PAF est attentive aux individus tandis que la douane est attentive aux valises et au fret. Nous avons essayé de renvoyer nager chacun dans sa ligne d'eau et faire ce qui sait faire le mieux. L'Ofast récupère les individus interpellés et réalise les enquêtes, sachant que la stratégie « 100 % mules », sans rentrer dans les détails - vous comprendrez pourquoi - nous a permis d'effectuer un travail de fond extrêmement intéressant sur les compromissions aéroportuaires. C'est très clair. Certains dossiers ont déjà été jugés tandis que d'autres sont en cours d'instruction à Cayenne et en métropole. Quand vous mettez un système sous tension, des compromissions apparaissent forcément chez des prestataires de services aéroportuaires, ce qui est particulièrement intéressant puisqu'on revient à mon propos liminaire qui est de porter des coups aux logisticiens de l'exportation du produit.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Je vais répondre à la sénatrice mais auparavant, puisque nous avons la chance d'avoir aussi des collègues qui sont encore plus que nous sur le terrain, M. Alexandre Rousselet-Magri veut-il ajouter quelque chose ?

M. Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne. - J'ajouterai peu de choses à ce qu'ont dit M. le procureur de la République et M. le président du tribunal judiciaire. Je comprends l'interrogation de M. le sénateur sur la comparaison avec les 50 terroristes qu'on ne laisserait pas embarquer dans un aéronef. En réalité, la difficulté réside dans le fait que nous menons une guerre de logisticiens à des logisticiens. C'est la stratégie qui a été mise en place par M. le procureur de la République. Le produit n'acquiert sa véritable valeur qu'une fois l'atlantique traversé et utilisé sur le territoire européen, et en France.

D'après mes observations, dans le cadre de la permanence générale du parquet de Cayenne, ou lors de l'examen de dossiers de criminalité organisée, il faut bien prendre conscience qu'il existe un vivier, je ne vais pas dire illimité, mais un vivier comprenant de très nombreux individus qui sont prêts à risquer, d'une part, leur vie et, d'autre part, une lourde sanction pénale avec potentiellement de la détention, pour quelques milliers d'euros qui leur sont promis par les trafiquants de stupéfiants. Comme l'a rappelé Mme la première vice-présidente en charge du pôle pénal, ce sont des personnes qui vivent généralement des minima sociaux et qui peuvent donc être facilement séduites par les promesses d'argent facile.

Pour compléter les propos de M. le procureur de la République et pour répondre à la question sur les circuits financiers, il existe des dossiers de trafic de stupéfiants que nous traitons en blanchiment, via l'infraction spécifique qui est prévue par le code pénal. Ils concernent par exemple des transporteuses et transporteurs de cocaïne qui reviennent en Guyane et qui, souvent, achètent des biens de consommation, que ce soit des véhicules haut de gamme, des vêtements de luxe et des téléphones portables assez chers. Les services de police et de gendarmerie interviennent à tous les niveaux. À titre d'exemple, j'ai déjà pu travailler sur des dossiers de blanchiment de trafic de stupéfiants, avec des brigades motorisées de gendarmerie, intervenant lors des contrôles routiers. La recherche de blanchiment peut aussi impliquer des services beaucoup plus spécialisés, du type police judiciaire, Ofast et sections de recherche.

La difficulté, et je rejoins sur ce point le président, c'est qu'au-delà de la capacité d'enquête avec des moyens limités, il existe aussi la nécessité de devoir juger ces personnes. Or, le créneau d'audience, si vous me permettez l'expression, au tribunal judiciaire de Cayenne est extrêmement cher. Lorsque nous avons des dossiers qui sont menés, que ce soit par les services de police ou par les services de gendarmerie, et que nous parvenons à démanteler des réseaux de 10, 15 voire 20 prévenus, peu importe le choix de poursuite qui est fait par le ministère public, que ce soit la voie de l'ouverture de l'information judiciaire ou la voie de comparution à délai différé ou immédiate devant un tribunal correctionnel, c'est une logistique extrêmement compliquée à mettre en oeuvre car nous passons d'une saturation des services d'enquête à une saturation des services judiciaires, dans leur capacité à traiter ce type d'affaires, dans des délais qui soient raisonnables et qui respectent les exigences en matière de présomption d'innocence et de détention provisoire.

Mme Hélène Sigala, première vice-présidente. - Je souhaiterais compléter les propos de mes collègues sur le manque de moyens. Pour juger un dossier de narcotrafiquants, encore faut-il que le dossier soit préparé. Un juge d'instruction est normalement nommé pour les dossiers importants. Je rappellerai qu'à Cayenne, nous avons actuellement quatre cabinets d'instruction. La moyenne est de 142 dossiers par cabinet. Or l'association française des magistrats instructeurs a fixé le chiffre moyen permettant d'instruire correctement dans de bons délais à 70 dossiers par juge d'instruction. C'est pourquoi nous demandons depuis très longtemps la création d'un cinquième cabinet de juge d'instruction, que nous n'avons toujours pas obtenu. Nous avons bénéficié effectivement de renforts avec les brigades, composées de magistrats qui viennent pour six mois et un jour. Comme ils prennent des congés ou sont en stage, ils ne sont disponibles réellement que cinq mois sur place. Sur la première brigade, nous avons eu quatre magistrats en renfort, tandis que sur la deuxième, nous en avons trois, ce qui n'est pas suffisant puisque Cayenne compte le nombre de vacances de postes le plus important de France.

Quand on parle de manque de moyens, il faut que vous ayez les véritables chiffres pour comprendre dans quel désarroi nous sommes pour pouvoir assumer effectivement et complètement notre office. Ainsi, Cayenne n'a pas de chambre spéciale pénale dédiée car il n'y a pas assez de magistrats dédiés au pôle pénal pour pouvoir juger toutes ces affaires. Nous sommes obligés d'employer les magistrats civilistes. Tous les magistrats spécialisés font du pénal. S'agissant de dossiers importants, de temps en temps, nous nous donnons les moyens, en créant une audience par exemple de deux ou trois jours, quand sont concernés par exemple dix délinquants. Nous ne pouvons pas juger une telle affaire en un après-midi. Ces audiences dédiées sont appelées « audiences spéciales ». Toutefois, nous ne disposons pas de moyens pour y recourir de manière régulière car au manque de magistrats du siège, s'ajoute également le manque chronique de greffiers. Ces derniers ne peuvent pas assumer, de toute façon, toutes leurs tâches, que ce soit la tenue des audiences, la rédaction du jugement et l'exécution des peines.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Pour terminer, en réponse à la question de Mme la sénatrice, M. le garde des Sceaux avait promis la création de brigades. Ces dernières ont bien été créées. Elles nous ont bien été affectées selon les modalités précisées par Mme Hélène Sigala. Mais il faut savoir qu'on aura toujours un temps de retard, on sera toujours en décalage par rapport à un accroissement de la délinquance. La seule possibilité, véritablement, d'aboutir à un résultat qui soit adéquat, c'est à dire d'être en osmose avec ceux que M. le procureur de la République a appelés nos adversaires, alors que pour nous, ce sont des justiciables, est de provoquer une véritable prise de conscience et une sorte de plan Marshall des ressources humaines à Cayenne. Cette prise de conscience par la chancellerie existe, puisque nous avons au sein du ministère de la justice un véritable écho. Nous savons que le ministère souhaite vraiment nous apporter une aide.

Je terminerai mon propos en évoquant l'attractivité. On peut créer 5, 10, 15 ou 20 postes, si nous ne prenons pas des mesures d'attractivité fortes pour recruter des magistrats, des fonctionnaires et des contractuels et les faire venir, les magistrats du siège pourraient ne pas postuler. Un effort est fait, mais nous avons aussi besoin d'être plus attractifs. C'est toute une problématique qui ne concerne pas seulement l'institution judiciaire, mais toutes les institutions administratives de Guyane.

M. Jérôme Durain, président. - Pouvez-vous décliner cet argument de l'attractivité qui paraît extrêmement important ainsi que les mesures auxquelles vous pensez ?

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Il faut que vous ayez conscience qu'aujourd'hui, quand un magistrat vient en Guyane, il est dans l'une des trois situations suivantes. Premièrement, il sort de l'école nationale de la magistrature. On propose donc à des jeunes magistrats sans aucune expérience de nous rejoindre. Nous avons la chance d'avoir de plus en plus de jeunes magistrats de qualité qui acceptent de venir mais vous pouvez imaginer à quel point cela peut être dur pour eux. C'est le cas de M. Alexandre Rousselet-Magri, qui est sorti de l'école et qui a très vite appris les rouages guyanais qui ne sont pas simples. Ces auditeurs de justice représentent une partie non négligeable des magistrats en Guyane. Il convient de mettre en place des mesures d'attractivité pour que ce ne soient pas les derniers de la promotion de l'école, qui nous rejoignent. Je rassure M. Alexandre Rousselet-Magri qui est loin d'être le dernier de sa promotion, bien au contraire ! Pour ce faire, la chancellerie a créé un contrat de mobilité, très intéressant qui permet, notamment pour un diplômé de l'école affecté en Guyane, de choisir cinq fonctions pour lui permettre de revenir dans de bonnes conditions lorsqu'il quittera la Guyane.

La deuxième situation est celle du magistrat d'expérience. Nous ne sommes pas suffisamment attractifs pour ces profils. Mise à part la disposition des 40 % d'augmentation, sur la base d'un calcul savant que la direction générale des finances publiques (DGFIP) est seule en mesure de comprendre, les mesures attractives d'allégement fiscal et autres ne suffisent plus du tout. Par ailleurs, un très bon rapport de la Cour des comptes de septembre 2023 souligne également que les mesures actuelles d'attractivité ne sont pas suffisantes. Cette option des magistrats d'expérience ne fonctionne pas. Nous avons en Guyane très peu de magistrats qui ont 10 ou 15 ans d'expérience.

Enfin, la troisième option, qui est peut-être la plus importante, est d'attirer des collègues avec des postes intéressants en encadrement intermédiaire. La mesure d'attractivité est très simple. Le haut du pavé de la magistrature française est occupé par des postes dits « hors hiérarchie ». Il pourrait être intéressant de développer de tels postes. Actuellement, nous n'avons que deux postes au tribunal judiciaire de Cayenne, occupés par le procureur de la République et moi-même. Si on ouvrait un peu plus de postes hors hiérarchie, vous auriez des candidats beaucoup plus nombreux pour venir apporter leur expérience, en soutien des plus jeunes magistrats. Voilà quelques mesures d'attractivité qui peuvent être intéressantes.

Enfin, je terminerai par des problématiques plus globales, d'immobilier d'accompagnement des familles, notamment en termes de sécurité, qui manquent cruellement. Travailler aujourd'hui pour une société privée en Guyane est beaucoup plus réconfortant et rassurant que de travailler pour une institution publique. En arrivant en Guyane, même s'il y a eu des améliorations, nous devons chercher nous-mêmes notre logement. Nous ne disposons pas, contrairement à d'autres institutions, de logements de fonction.

En matière d'attractivité, des actions peuvent être menées. Le ministère de la justice, nous le savons, travaille d'arrache-pied pour cela. Toutefois, nous avons également besoin des parlementaires. Votre rôle est très important parce que nous sommes confrontés à des blocages qui sont de nature légale ou réglementaire, qui mériteraient d'être levés pour que nous soyons encore plus attractifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment jugez-vous la coopération internationale ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - La coopération est très bonne avec les Brésiliens puisque nous avons un centre de coopération policier, uniquement policier, à Saint-Georges-de-l'Oyapock, composé d'une part, de policiers et gendarmes français et d'autre part de la police fédérale, militaire et routière brésilienne. Les échanges sont extrêmement fructueux. Grâce à la police fédérale, nous avons énormément progressé en matière d'identification des factionnés brésiliens. Pour vous donner un ordre d'idée de la bienveillance de nos collègues, même si c'est dans un autre domaine, un officier de la police militaire brésilienne est venu de Macapá, soit un trajet aller-retour de 20 heures en voiture, pour attirer mon attention sur le fait qu'il avait détecté une faction extrêmement inquiétante, le PCC (Commando de la capitale). Celle-ci est très active dans la région de Camopi et est en train d'installer notamment une logistique et un transit de stupéfiants. Nos amis brésiliens sont donc extrêmement bienveillants.

Nous disposons d'outils de coopération policière et judiciaire. Actuellement, nous travaillons ensemble afin de faire purger au Brésil les peines de factionnés brésiliens détenus à Cayenne. Il ne faut surtout pas, c'est un enjeu majeur, les renvoyer en France pour qu'ils purgent de longues peines. En effet, les premiers factionnés brésiliens arrivés en métropole ne sont pas repartis au Brésil mais ont poursuivi des activités criminelles extrêmement inquiétantes au sein de la prison ou à leur sortie. Ils font donc l'objet d'une très grande vigilance car nous avons l'exemple du Portugal où les factions brésiliennes ont pris le contrôle des trafics de stupéfiants extrêmement rapidement. C'est une véritable menace.

En ce qui concerne la coopération avec le Surinam, nous sommes en attente de ratification des accords de coopération judiciaire. Pour être politiquement correct, je dirais que notre niveau de collaboration s'arrête au niveau de compromission auquel on peut se heurter dans certains services de police ou en tout cas de suspicion de compromission auquel on peut se heurter. Le Surinam reste quand même un pays dans lequel, malheureusement, le trafic de cocaïne est très fortement implanté. Nous essayons de collaborer avec eux. La semaine dernière, une mission s'est déplacée dans ce pays. Les Surinamiens ont attiré notre attention sur le fait qu'ils détectaient massivement des personnes originaires de Saint-Laurent-du-Maroni qui tentaient de prendre l'avion à Paramaribo. Nous avons bien compris que notre politique fonctionnait. Toutefois, c'est plus complexe. Nous progressons petit à petit. Par exemple, des patrouilles communes sur le Maroni entre la police aux frontières (PAF) et la police militaire surinamienne, existent. Cependant, les activités de coopération ne sont pas au même niveau qu'avec le Brésil qui est extrêmement bienveillant avec nous.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Sur la coopération internationale, je serais un peu moins positif que M. le procureur de la République. S'agissant des commissions rogatoires des juges d'instruction, en matière de stupéfiants, elles ont parfois beaucoup de mal à être exécutées au Brésil. Certaines n'ont malheureusement pas pu revenir de façon positive et fructueuse. La coopération judiciaire à ce niveau-là n'est pas toujours à la hauteur de ce que l'on peut attendre.

Nous appelons régulièrement de nos voeux un renforcement des liens entre l'ambassade, le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et les magistrats de liaison. Je dirais donc que la coopération est excellente dès qu'elle part du terrain. Les relations sont fructueuses entre le parquet ou les parquetiers brésiliens ou avec la police, quelle qu'elle soit. Elles deviennent plus complexes quand elles s'institutionnalisent au niveau des ambassades ou du ministère où nous rentrons dans quelque chose de beaucoup plus nébuleux, long et fastidieux, si bien que certains juges d'instruction disent préférer ne pas attendre le retour de commission rogatoire de peur que le dossier ne se perde dans les limbes.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - J'ajouterai juste une petite précision géographique. Si vous regardez une carte, vous verrez que l'État d'Amapá avec sa capitale Macapá n'est pas relié au reste du Brésil par la route. La seule route de cet État est une route en liaison avec la Guyane. Le trajet de Macapá, jusqu'à Cayenne est de 10 à 12 heures de piste. Vous imaginez donc les contraintes que cela génère. Les équipes qui sont à Macapá sont tournées vers nous avec bienveillance mais ne peuvent même pas rejoindre par la route le reste du Brésil. Il est plus rapide d'aller à Dakar d'ici que dans la province de Fortaleza, ville plus au sud du Brésil.

M. Jérôme Durain, président. - Il nous reste à vous remercier très chaleureusement pour la qualité de cette audition et des informations que vous nous avez transmises.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Nous vous remercions également. Si les sénatrices et sénateurs souhaitent se déplacer pour évaluer sur place notre situation, ils seront les bienvenus. Ils pourront prendre toute la mesure des conséquences d'être en Amérique du Sud, avec les problématiques sud-américaines, ce qui peut être surprenant. Notre sénatrice connaît bien la Guyane puisqu'elle y est à domicile.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre invitation. Je ne suis pas certain que nous puissions l'honorer en raison de la charge de travail. Mais notre collègue, Marie-Laure Phinera-Horth, nous communiquera les informations nécessaires sur la réalité guyanaise.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de parquets situés en zone rurale

LUNDI 15 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Mesdames, monsieur, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Bourrier, Mme Caroline Parizel, Mme Karine Malara et Mme Sylvie Perticaro prêtent serment.

Mme Karine Malara, procureure de la République de Bourg-en-Bresse. - Je suis en poste dans l'Ain depuis le 23 juin 2023. Le ressort comprend 680 000 habitants pour 7 562 kilomètres carrés ; 4 compagnies de gendarmerie travaillent dans des zones comprenant chacune des particularités : Bourg-en-Bresse, Trévoux, proche de la région lyonnaise et de ses trafics, via l'autoroute, Belley, zone plus rurale et plus montagnarde, limitrophe de la Haute-Savoie et de l'Isère, et, enfin, le pays de Gex, à quelques encablures de Genève.

Le secteur « police » comprend deux commissariats : l'un à Bourg-en-Bresse et l'autre à Oyonnax. Seul Bourg-en-Bresse compte 4 officiers de police judiciaire (OPJ) spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants.

Nous avons reçu 47 000 affaires pénales pour 4 000 affaires poursuivables. Nous constatons une baisse significative de l'usage des stupéfiants depuis deux ans, en lien avec l'amende forfaitaire délictuelle et l'instauration de politiques différentes sur le terrain : ainsi, nous sommes passés de 800 affaires de stupéfiants soumises au parquet chaque année
- elles touchaient une forte proportion de mineurs - à environ 250 dossiers aujourd'hui. J'évoque là les cas relevant des usagers, et donc des addictions. Nous déplorons l'absence de médecins-relais, d'où une prise en charge difficile sur le plan sanitaire. La part des mineurs concernés tend elle aussi à diminuer, en raison du développement de l'audition libre et de la réforme de la justice pénale des mineurs. Cela emporte des conséquences pratiques. Les avocats tiennent des permanences sectorisées et se déplacent assez peu : les auditions de mineurs sont regroupées dans chaque brigade de gendarmerie une fois par mois, mais cela présente des difficultés, compte tenu des disponibilités des uns et des autres. Ainsi, des stocks se créent dans les services compétents des forces de l'ordre.

À mon arrivée, je me suis étonnée de la chute drastique du nombre de mineurs liés aux affaires de stupéfiants ; ceux-ci étaient souvent pris en charge sur le plan sanitaire, mais cela n'existe quasiment plus. Nous dénombrons un stock de 400 procédures non traitées touchant les mineurs.

J'en viens à la réponse pénale. Notre ressort est un axe de transit pour les produits stupéfiants, via l'important réseau autoroutier du département. Les affaires de convoyage de stupéfiants sont généralement traitées en comparution immédiate, car il est difficile de remonter les réseaux. C'est un one shot, si j'ose dire : seul le transporteur est inquiété lors de la saisie du produit.

A contrario, les affaires partant à l'instruction sont celles pour lesquelles nous remontons les filières, souvent en lien avec la région lyonnaise. Je constate avec étonnement que nous n'avons pas de filière identifiée avec l'axe genevois, alors que les trafics existent.

Nous avons 12 commissions rogatoires en stock, pour une moyenne d'âge de dix-huit mois à trois ans. Nous recensons cinq affaires d'instruction chaque année : c'est assez faible, même si cela représente l'essentiel des 39 mises en examen en matière de stupéfiants ; actuellement, quinze personnes sont en détention dans un tel cadre. Toutefois, le haut du panier de ces criminels se situe en région lyonnaise ; ils sont impliqués dans des dossiers que nous traitons avec la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lyon : les filières s'approvisionnent en Espagne et une affaire a récemment éclaté à Bourg-en-Bresse, l'une des bases arrière de ces trafics.

En matière pénale, peu d'affaires aboutissent donc à l'instruction. La comparution immédiate s'applique au tout-venant. Les points de deal locaux font l'objet de réponses diversifiées, allant de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ) aux alternatives aux poursuites. Les services de police en ont identifié dix-neuf ; il en existe bien plus, mais les effectifs des forces de l'ordre sont trop faibles pour aller plus loin.

À Trévoux, nous envisageons de créer un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) à la demande de la gendarmerie nationale, qui a identifié des zones très touchées par le trafic de stupéfiants, en vue d'améliorer et de territorialiser l'action publique.

La question des ressources humaines est primordiale. Nous disposons de quatre compagnies de gendarmerie, de quatre brigades de recherche spécialisées dans le domaine judiciaire, avec 30 OPJ sur 400 au total, mais aucune n'est spécialisée dans la lutte contre le trafic des stupéfiants. C'est l'inverse pour la section de recherche de Valserhône, dans le pays de Gex : créée l'année dernière, elle est une antenne de la section de recherche de Lyon et comprend sept fonctionnaires. Celle-ci présente un intérêt en matière d'entraide internationale, puisqu'elle est située en zone frontalière ; elle dispose d'une compétence économique et financière, sa vocation étant de lutter contre le blanchiment et le trafic de stupéfiants. Elle complète l'action de la brigade de recherches (BR) du pays de Gex, dont les effectifs sont insuffisants.

Comme je l'ai déjà indiqué, le commissariat de Bourg-en-Bresse comprend une équipe de quatre OPJ spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants - c'est très peu, au vu de la surface du territoire ; en revanche, il n'en existe aucun à Oyonnax. Certaines affaires sont traitées par l'antenne lyonnaise de l'Office antistupéfiants (Ofast). Nous ne menons pas assez d'initiatives sur le terrain en raison d'un nombre insuffisant d'agents spécialisés.

Nous avons plusieurs axes de travail. Nous souhaitons notamment travailler davantage avec le groupe interministériel de recherche (GIR), qui a récemment proposé de mobiliser des agents en appui aux unités locales de police et de gendarmerie sur les questions patrimoniales, économiques et financières, ainsi que lors des enquêtes et des interpellations.

L'Ain ne dispose pas d'antenne de la police judiciaire. La coordination de l'Ofast consiste en une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), située dans le Rhône : celle-ci ne s'est pas réunie dans l'Ain depuis plusieurs années ; il faut la remobiliser au profit de mon ressort, notamment en matière de partage d'informations et de formation des OPJ.

Notre proportion d'affaires est assez réduite, même si certaines sont significatives. Pas moins de 90 % d'entre elles concernent le cannabis sous toutes ses formes ; nous dénombrons peu d'affaires liées à l'héroïne, à la cocaïne - sauf dans les zones urbaines, comme à Bourg-en-Bresse - ou aux drogues de synthèse.

Le ressort comprend un centre pénitentiaire important de 700 détenus : chaque année, nous y saisissons 12 kilos en moyenne. Malgré nos efforts et la multiplication des contrôles, ce quantum ne baisse pas alors même que - et c'est là un point essentiel de notre politique pénale -, nous apportons systématiquement des réponses pénales à de telles affaires, notamment des comparutions immédiates.

M. Jérôme Bourrier, procureur de la République de Bayonne. - J'interviendrai en complément de ma collègue : certaines thématiques sont communes à l'ensemble du territoire national.

Le tribunal judiciaire de Bayonne recouvre le Pays basque. Les singularités de son ressort tiennent beaucoup à sa situation frontalière : le territoire est, avec les Pyrénées-Orientales, l'un des axes principaux de pénétration du cannabis en France. Chaque année, nous saisissons en moyenne 10 tonnes de cannabis ; le péage de Biriatou concentre 95 % des vecteurs routiers sur 5 % du territoire frontalier. Y sont présents de nombreux services de police, mais aussi l'administration des douanes, la police aux frontières (PAF), la gendarmerie, et, côté espagnol, la Guardia Civil et la police basque, dont les pouvoirs sont très importants.

Cette présence renforcée des services de l'État conduit les équipes présentes à se spécialiser dans la lutte contre le franchissement des frontières, que ce soit à Biriatou ou dans les cols de montagne. Ces équipes ont de grosses capacités opérationnelles : par exemple, en 2023, elles ont permis l'interpellation d'un trafiquant de cannabis de grande ampleur qui dépensait chaque mois un million d'euros pour récupérer du cannabis dans le sud de l'Espagne et pour organiser les convois, afin de le revendre à hauteur de 2,3 millions d'euros en région parisienne. Cela donne une idée de l'ampleur du trafic et des marges réalisées par les trafiquants.

Les spécificités du ressort sont donc la part très importante du transit de cannabis dans le sens sud-nord, et, dans une moindre mesure, du transit de la cocaïne dans le sens nord-sud. Nous constatons également l'existence d'une délinquance organisée associée à ces malversations : c'est soit une délinquance de transit, pour laquelle nous avons recours aux comparutions immédiates et aux dénonciations officielles aux autorités espagnoles, soit des trafics locaux, plus ruraux, qui ne s'appuient pas sur les grandes agglomérations pour s'approvisionner : les personnes concernées se rendent directement en Espagne pour acheter des quantités réduites, d'où la difficulté à caractériser l'ampleur du phénomène.

Nous avons la chance de bénéficier de services de police spécialisés en nombre important. L'administration des douanes est, en outre, à l'origine d'une très grande partie des saisies effectuées : l'enjeu pour les services d'enquête est de valoriser cette mise à disposition « brute » de produits. La présence d'un service interdépartemental de police judiciaire et d'une antenne de l'Ofast à Bayonne est très utile : les moyens pour lutter contre la délinquance organisée sont importants. En revanche, les services sont clairement sous-dimensionnés pour la lutte contre les trafics locaux. Nous comptons trois commissariats dans notre ressort : Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Depuis l'entrée en vigueur de la réforme de la police judiciaire (PJ), le groupe en charge de la lutte contre le trafic de stupéfiants est rattaché organiquement et fonctionnellement au service interdépartemental de la police judiciaire (SIPJ) et constitue une division de la criminalité territoriale. Mais le terme de division est un grand mot, car le service ne compte actuellement que six enquêteurs.

En zone gendarmerie, la BR et la section de recherches (SR) travaillent sur les réseaux de trafics de stupéfiants avec des effectifs très limités. En 2023, seules douze affaires ont été démantelées en zone rurale : c'est peu. Certes, l'Ofast est chef de file pour les dossiers les plus importants, mais nous pourrions facilement doubler, tripler, voire quadrupler le nombre d'affaires traitées ; il s'agit bien d'une question de moyens.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous constaté une délocalisation des réseaux des zones urbaines vers les zones rurales ? Nous apprenons régulièrement que des saisies sont opérées dans des territoires qui ne faisaient jadis l'objet d'aucune suspicion. Aujourd'hui, l'ensemble du territoire est concerné.

M. Jérôme Bourrier. - Ce constat est en effet largement partagé.

La consommation de stupéfiants n'est pas réservée aux agglomérations : les trafics de cannabis et de cocaïne concernent nombre de nos concitoyens. Certaines professions, très touchées, contribuent à l'entrée des stupéfiants dans le pays. La consommation de drogues est démocratiquement répartie sur l'ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales.

La dimension frontalière du Pays basque favorise l'auto-alimentation des trafics locaux, sans que les consommateurs doivent passer par des fournisseurs présents dans les grandes villes.

De plus, nous constatons un phénomène de capillarité : la lutte contre les stupéfiants devrait être la priorité des priorités pour combattre la délinquance organisée. La pratique des règlements de compte ou des « narchomicides » était autrefois l'apanage des grandes agglomérations ; cette contre-culture s'est peu à peu diffusée dans des agglomérations de moindre importance, par le biais des enlèvements, des violences, voire des homicides. Tout cela a essaimé : en zone rurale, on recense désormais des tirs d'arme à feu ou des intimidations.

En outre, l'avantage des zones rurales, c'est qu'on y est tranquille. Certes, le maillage de la gendarmerie nationale est intéressant et représente une source de renseignements, mais une brigade territoriale n'est pas en mesure de démanteler un réseau important de stupéfiants. Ce sont donc des zones de repli intéressantes pour les trafiquants.

Mme Karine Malara. - Je souscris aux propos de mon collègue : nous aboutissons aux mêmes constats.

Les axes de circulation sont des vecteurs de rapprochement, mais aussi de porosité : nos sociétés se caractérisent par des mouvements de circulation importants et par des pôles d'attraction qui rayonnent bien au-delà de leur implantation. Ainsi Lyon et Genève sont-ils des pôles d'attraction majeurs pour le département de l'Ain. Les axes de circulation tels que les autoroutes facilitent l'installation des trafics dans les zones limitrophes de ces pôles ; les délinquants le savent bien.

La frontière est une autre problématique : elle démultiplie les difficultés en matière d'enquêtes et de répression. J'ai travaillé en Alsace : les réseaux albanais se jouaient de la frontière, qui constituait pour eux un abri, à Bâle, notamment. C'est la même chose pour les zones rurales : les délinquants nous avouent parfois qu'ils se sont mis au vert dans un village, où ils bénéficient d'un relatif anonymat et où ils courent moins le risque d'être identifiés par les forces de l'ordre que dans les villes. Les zones rurales sont aussi les bases arrière des trafics, notamment en matière de stockage. Il en va ainsi de Bourg-en-Bresse pour les trafiquants lyonnais, qui s'y comportent en distributeurs, en développant des stratégies géographiques afin de se rapprocher de la clientèle, présente partout. Comme le soulignait mon collègue, nous assistons à une banalisation de la consommation des produits stupéfiants. Cela dit, les métropoles représentent toujours des lieux où les trafics sont très structurés.

Mme Caroline Parizel, vice-procureure de la République de Bayonne, chargée de la délinquance au tribunal judiciaire. - L'usage des stupéfiants se banalise également via les réseaux cryptés comme Telegram ou Snapchat, grâce auxquels les consommateurs peuvent facilement commander de la cocaïne, une drogue très répandue au Pays basque, compte tenu des moyens financiers importants des habitants : vous commandez depuis votre téléphone et on vient vous livrer chez vous. Ces personnes ont le sentiment d'être en dehors de la loi et de ne courir aucun risque. Que les délinquants restent impunis est un problème réel. Même s'ils accèdent au fil de discussion, les enquêteurs ne sont pas en capacité d'infiltrer ces réseaux cryptés et ne peuvent remonter au numéro de téléphone. Ainsi, de véritables start-ups se développent, avec des cartes de fidélité et des promotions... Les techniques traditionnelles d'enquête telles que la géolocalisation, les écoutes téléphoniques ou la surveillance physique ne permettent pas d'agir efficacement - ou alors cela suppose beaucoup de temps pour démanteler des réseaux souterrains et invisibles.

J'ai interrogé des services de police et de gendarmerie pour savoir si le recours à l'article 706-32 du code de procédure pénale, qui porte sur ce qu'on appelle les « coups d'achat » de stupéfiants, était pertinent : les agents peuvent se faire passer pour des acheteurs et ainsi infiltrer les réseaux. Concrètement, les services d'enquête font face à de grandes difficultés : en particulier, les agents doivent avoir suivi une formation spécialisée
- ce n'est pas le cas des enquêteurs à Bayonne - et disposer d'un matériel de haute technicité pour infiltrer. En l'état, aucun service n'est en mesure d'enquêter sur cette nouvelle voie de communication qui me semble pourtant essentielle. Les trafiquants ressentent un sentiment d'impunité et développent leur entreprise comme bon leur semble - à tous les niveaux de la société.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous indiquez qu'il y a un problème relatif au cryptage des communications : si l'on pénétrait mieux ces communications et si l'on infiltrait mieux ces réseaux, il y aurait des améliorations. Quelles suggestions pouvez-vous faire pour améliorer le système d'infiltration ? Quels points faibles avez-vous repérés ?

Mme Caroline Parizel. - La question est très technique. Les affaires comme Sky ECC ou EncroChat montrent que des services de police judiciaire peuvent parvenir à pénétrer des réseaux ou des serveurs et à démanteler des réseaux criminels incroyables.

L'infiltration des réseaux me semble techniquement possible, mais au niveau local les services d'enquête ne sont même pas dotés de téléphones spécifiques. Chaque enquêteur devrait disposer d'un téléphone de travail, permettant de créer un faux compte ; or aujourd'hui, aucun d'entre eux ne dispose des habilitations techniques requises.

Par ailleurs, il faut protéger les enquêteurs, qui craignent de commettre une provocation à l'infraction. Techniquement, ainsi qu'en matière de formation, tant les policiers que les gendarmes n'ont pas les moyens d'infiltrer ces réseaux.

M. Jérôme Bourrier. - Cette question est notamment soulevée par le chef de l'antenne Ofast de mon ressort, avec lequel j'ai évoqué le sujet. Notre capacité à démanteler les points de deal numériques repose sur nos capacités d'infiltration.

Je pense que cela implique un certain nombre de modifications législatives, pour rendre plus faciles ces infiltrations comme pour sécuriser les « coups d'achat » - point complexe, car si l'achat est autorisé dans certaines conditions, il ne faut pas aller jusqu'à la provocation à l'infraction. Il est extrêmement important de permettre aux enquêteurs d'accéder aux adresses IP et d'intercepter véritablement les communications réalisées au moyen d'applications de messagerie cryptée. Si l'on rate ce virage, nous ne pourrons pas régler le problème. Les interceptions de communications téléphoniques et de SMS appartiennent au passé, très clairement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans ces trafics, les flux financiers sont particuliers : il s'agit souvent d'espèces, de petites coupures. Régulièrement, on voit dans les médias des images de liasses de billets saisies. Les sommes totales concernées par le trafic de stupéfiants en France sont estimées entre 4 et 6 milliards d'euros ; la quantité associée d'argent liquide est donc très importante. Comment expliquez-vous que l'on n'arrive pas mieux à suivre ces petites coupures ? Surveille-t-on mal le train de vie d'un certain nombre de délinquants ? Surveille-t-on mal celles et ceux qui les reçoivent - des commerçants, par exemple ? Le système bancaire permet-il suffisamment de surveiller ces flux financiers ?

M. Jérôme Bourrier. - Tout d'abord, nous saisissons évidemment beaucoup d'argent issu du blanchiment, en transit, en direction tant du Nord que du Sud. Dans de tels cas, nous engageons des poursuites à l'aide de la qualification de blanchiment et ouvrons des enquêtes conjointes entre un service de police judiciaire et le service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF).

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cet argent traverse la frontière pour financer des achats en Espagne ou en Afrique du Nord ?

M. Jérôme Bourrier. - Soit cet argent est destiné à acheter des stupéfiants, soit il est en cours de blanchiment et destiné à des investissements réalisés à l'étranger. Par exemple, même si le Pays basque est un secteur extrêmement attractif sur le plan de l'immobilier, nous ne découvrons quasiment jamais d'affaires de blanchiment direct. En revanche, nous saisissons beaucoup de sommes en transit, dont nous nous dessaisissons parfois au profit de la Jirs, car ces sommes peuvent parfois atteindre 200 000 ou 400 000 euros. Ceux que nous touchons sont les collecteurs, c'est-à-dire ceux qui sont chargés d'évacuer et de blanchir l'argent. Nous savons notamment que les réseaux chinois sont très performants et très organisés sur ce plan.

Vous posez une question importante : faut-il tracer les produits stupéfiants ou les flux financiers ? C'est une vraie interrogation. En France, nous ne traçons que très peu les produits financiers. En revanche, les Américains le font : la Drug Enforcement Administration (DEA), très organisée au niveau du suivi des flux financiers, laisse ces derniers transiter, ce qui lui permet de démanteler des filières en suivant l'argent. Cela, en France, nous ne le faisons pas, ou très peu. Nous essayons de saisir de l'argent pour le confisquer, mais le démantèlement d'un réseau à partir non des produits interdits, mais des flux financiers est peu développé.

Pourquoi est-ce le cas ? Je pense que ces suivis sont très lourds à assurer, très techniques et complexes. Ils n'appartiennent pas à la culture professionnelle des groupes spécialisés des affaires de stupéfiants. Je parle en toute franchise : dans les services spécialisés de lutte anti-stupéfiants, comme l'Ofast, il y a une notion de plaisir dans le travail : le policier enquêteur qui « fait des stups » aime trouver des produits, faire de grosses saisies, interpeller des équipes ou des convois armés, etc. Si on lui demandait de passer son temps à tenter de tracer des flux financiers, je pense qu'il y aurait beaucoup moins de vocations... Non seulement nous n'avons pas cette culture-là, mais de plus nous n'avons pas réussi à adjoindre des enquêteurs spécialisés travaillant exclusivement sur les aspects financiers dans des groupes communs avec les enquêteurs anti-stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Excusez-moi, mais c'est ce qui se passe dans les Jirs aux frontières, si j'ai bien compris. À la gendarmerie de Valserhône, des gendarmes sont ainsi spécialisés dans le suivi de ces flux financiers. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur leur travail ?

Mme Karine Malara. - Pas encore, parce que leur implantation, toute récente, n'a malheureusement pas encore porté ses fruits. L'optique du travail de ces gendarmes, partagé avec la cellule de lutte contre le travail illégal et les fraudes (Celtif) du groupement, est de travailler à la fois sur les flux financiers, les patrimoines, les individus et les objectifs, en partant de la notion assez classique de train de vie, afin de dresser le constat que ce train de vie ne correspond pas à des revenus réguliers. La logique de travail est ainsi inversée : au lieu de partir uniquement de la saisie des produits, il s'agit de mener une étude patrimoniale et financière sur certains individus. Cette logique présidait d'ailleurs à la création et à la dimension interministérielle des Jirs, où sont mis en commun les moyens d'investigation de l'administration fiscale, souvent très efficaces, et les manières de travailler des douanes, de la police et de la gendarmerie.

Je souhaite repartir des enquêtes de terrain, avec l'appui de la Jirs, pour inverser la manière de traiter les affaires. Partant du constat qu'il y a assez peu d'initiatives locales du fait de l'absence de services spécialisés, les services de terrain devant se consacrer aux trafics de stupéfiants pour faire émerger l'information et remonter des objectifs, nous pourrions, dans une autre optique, partir du criblage de certains individus suspects, notamment eu égard à leur train de vie ou aux masses financières échangées sur des comptes bancaires, pour ensuite éventuellement mettre au jour des activités illicites, en particulier dans le cadre des stupéfiants - nous ne disposons pas initialement de l'information. Le GIR peut nous y aider, car c'est sa vocation première, ainsi que les sections de recherche, à condition de mener ce travail financier en amont.

Nous réalisons assez régulièrement des saisies financières de petites coupures, mais nous n'avons ni leur point de départ ni leur point d'arrivée. En dehors de légers décalages au niveau du train de vie, nous ne disposons de rien de très significatif à apporter au tribunal sur ce plan. Il faut inverser l'optique et la stratégie de l'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous citer un exemple, dans vos départements, d'une affaire qui aurait commencé par des saisies d'espèces ?

M. Jérôme Bourrier. - Non. Je suis un peu sceptique au sujet de cette démarche, qui avait justifié la création des GIR. Au départ, l'idée était même plus précise : il fallait travailler sur ces individus qui circulent dans de grosses voitures pour démanteler des réseaux. Mais combien de réseaux ont été ainsi démantelés ? Zéro. Je ne pense pas que cette stratégie fonctionne, parce que les trafiquants sont malins : les voitures ne sont pas à leur nom, ils n'en sont pas propriétaires, etc.

Les plus grosses saisies de patrimoine que l'on fait sont rarement réalisées dans le cadre de dossiers de stupéfiants. Les investissements des gros trafiquants de cannabis français ne sont pas faits en France : ils investissent dans le sud de l'Espagne ou au Maroc. La démarche, séduisante intellectuellement, est compliquée en matière d'efficacité et de résultats - je ne dis pas non plus qu'il ne faut pas tenter de la suivre...

Mme Sylvie Perticaro, vice-procureure de la République du parquet de Bourg-en-Bresse, magistrate référente en matière de stupéfiants. - Nous souhaitions vous présenter un dossier de trafic de stupéfiants qui ne part pas des flux financiers, mais de l'étude du train de vie. Les investigations menées sur le « gérant » principal identifié dans le cadre de cette procédure mettent en évidence que cette personne dépensait mensuellement environ 8 000 euros pour ses loisirs et 2 000 euros pour sa vie courante. Malgré ce budget important, cette personne ne disposait d'aucune source de revenus, d'aucun salaire, d'aucune prestation sociale, et d'aucun compte bancaire. Cet élément n'était pas présent au départ des investigations, mais il est devenu très intéressant dans le cadre de l'enquête de trafic de stupéfiants et a pu être exploité par la suite.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concrètement, comment vous êtes-vous aperçus de ces dépenses de loisirs et de vie courante ? Qui vous a informé, comment vous y êtes-vous pris pour rassembler ces éléments de preuve ?

Mme Sylvie Perticaro. - L'enquête a duré environ une année. Les surveillances ont été importantes, des vérifications ont pu être réalisées à l'occasion de plusieurs voyages à l'étranger. Nous avons également réalisé de nombreuses interceptions téléphoniques, indiquant des sorties au restaurant ou des achats de produits de luxe, ce qui a permis aux enquêteurs de faire une estimation intéressante du train de vie de cette personne. Ces éléments ont été confirmés à l'occasion de perquisitions qui ont permis de retrouver plusieurs objets identifiés tout au long de l'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'achat de fonds de commerce est un moyen de blanchiment : un chiffre d'affaires fictif est indiqué pendant quelques mois, puis le commerce dépose le bilan et le fonds de commerce est revendu. Avez-vous connaissance de dossiers de cette nature ?

M. Jérôme Bourrier. - Là encore, nous identifions le problème : certains commerces, comme les teintureries, les barbiers, les commerces de téléphonie ou de restauration rapide, sont notamment concernés. Pour autant, je n'ai pas d'exemple objectivé et démontré en tête dans mon ressort.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Faut-il un suivi plus fin des tribunaux de commerce ? Portez-vous une attention particulière à la représentation des parquets lors d'affaires de procédures collectives ?

Mme Karine Malara. - Les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) permettent également, en matière de lutte contre la fraude, de faire émerger des objectifs. Je ne veux stigmatiser personne, mais à la liste de commerces qui vient d'être dressée, il me semble que s'ajoutent les kebabs qui permettent parfois une injection et une création rapide d'argent. En raison de leur traçabilité parfois peu évidente, ces commerces méritent d'être vérifiés - nous en avons contrôlé trois récemment, sous l'aspect des fraudes, à l'aide d'un Codaf. L'idée serait d'embrayer ensuite sur une enquête financière qui, si elle révèle quelque chose, permettra peut-être d'aller à la source des infractions d'où ces revenus sont tirés. Nous prenons le problème autrement, par une autre source d'information comme le commerce.

M. Jérôme Bourrier. - Oui, nous obtenons des résultats concernant certains commerces, en raison notamment de la présence systématique des parquets au tribunal de commerce ou des Codaf. Toutefois, il est parfois plus simple de travailler sur des qualifications de droit commun, comme le blanchiment simple ou le travail dissimulé. Peut-être s'agit-il de blanchiment de stupéfiants, mais si cette qualification n'est pas démontrée, le cas peut être attaqué de manière efficace sous d'autres qualifications juridiques.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La question de la corruption des services de l'État, dans les administrations, nous intéresse également. Madame la procureure de la République, avez-vous été confrontés à des situations de cette nature, notamment dans votre importante maison d'arrêt, qui compte 700 détenus ? Comment suivez-vous ces questions ?

Mme Karine Malara. - Une affaire en cours concerne des surveillants de la maison d'arrêt. C'est l'ensemble du centre pénitentiaire, et non seulement la maison d'arrêt, qui compte 700 détenus. Je ne dispose pas des chiffres exacts, mais en tout état de cause il y a des pénétrations importantes et régulières de stupéfiants. On compte de nombreuses projections par drones, mais également de nombreuses entrées au niveau des parloirs : c'est là que se pose la question d'éventuelles complicités. Un dossier concerne la mise en cause de quatre surveillants pour corruption et complicité, notamment pour avoir fait entrer des produits stupéfiants. Les enquêtes, évidemment menées dans le cadre de commissions rogatoires, sont en cours d'instruction.

Nous apprécions la bonne coopération de la direction du centre pénitentiaire, puisqu'un vrai échange a lieu au sujet des politiques pénales : comparution immédiate systématique, mesures disciplinaires en appui, échange régulier d'informations. Des brouilleurs de drones sont également mis en place par le centre pénitentiaire. De notre côté, notre politique pénale est très présente, puisque nous disposons d'un service d'exécution des peines dédié au traitement des infractions commises en centre pénitentiaire. Une seule affaire a été instruite ces dernières années, même si le recul dont je dispose est très récent. Cette affaire était assez significative, puisqu'elle a facilité l'entrée de produits.

Nous avons également beaucoup de cas de parachutage aux abords des centres pénitentiaires : il y a une vraie problématique de sécurisation des lieux de détention. La possibilité d'approcher d'assez près les lieux de détention pose question sur les dispositifs de sécurité aux abords des maisons d'arrêt. Des mineurs tournent en scooter autour du centre et arrivent à projeter des paquets au-dessus des murs d'enceinte. Cela nous interpelle, en raison de la fréquence de l'implication de mineurs qui encourent des peines souvent assez faibles et ne débouchant pas sur de la détention. Ces mineurs sont souvent utilisés pour effectuer ces livraisons.

Ces dernières années, le drone est devenu l'outil à la mode, permettant le parachutage de produits stupéfiants dans le centre pénitentiaire. Cela constitue un vrai point d'attention : les quantités saisies sont significatives, et celles en circulation sont par définition bien plus importantes.

M. Jérôme Bourrier. - La corruption me semble une thématique centrale. C'est une arlésienne : tout le monde en parle, mais il y a peu de dossiers aboutissant à une condamnation. Cela tient à la difficulté de cette qualification, qui demande de démontrer un pacte de corruption, ce qui est complexe. La corruption en lien avec le trafic de stupéfiants est pourtant un point de vigilance majeur.

Plusieurs de nos enquêtes n'ont pas abouti : une visait un douanier, une autre un agent pénitentiaire, et une autre visait une fonctionnaire de police de la Cross des Pyrénées-Atlantiques. Ces enquêtes n'ont pas abouti par des poursuites ou des condamnations, mais elles constituent des indices.

Aujourd'hui, nous ciblons certains milieux : l'administration pénitentiaire et les forces de sûreté intérieure (FSI), tout d'abord. Dans mon ancien ressort, à Vienne, nous avons poursuivi et lourdement condamné une gendarme prise en flagrant délit, qui rentrait trente téléphones par mois. Nous ne négligeons pas non plus les élus locaux, qui disposent d'informations dans le cadre de nos dispositifs partenariaux : dans mon ancien ressort, nous avons mis en examen un élu qui, dans le cadre d'un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD), avait eu vent d'une opération de police prévue dans une cité et qui avait divulgué cette information parce qu'elle visait une personnalité qui comptait dans le quartier - et peut-être aussi au plan électoral. Nous sommes également vigilants au sujet des agents des ports. Le ministère de la justice a lancé un travail sur l'arc atlantique et sur l'arc méditerranéen pour se repérer dans le maquis des différences juridiques de statut dans les ports et savoir à qui revient telle ou telle compétence. Les ports sont des points importants de potentielle corruption ; les aéroports, y compris secondaires, le sont également.

Enfin, j'indique en toute honnêteté un autre point d'attention : le ministère de la justice. Nous recrutons beaucoup d'agents contractuels, qui travaillent dans nos bureaux d'ordre pénaux, enregistrent les procédures, etc. Nous n'avons pourtant que peu de contrôles et d'enquêtes de moralité lors du recrutement de ces agents contractuels.

Il faut objectiver tous ces points. Un vrai travail reste à faire au sujet de la corruption : le nombre annuel de condamnations pour corruption en lien avec le trafic de stupéfiants en France n'est pas, à mon avis, très élevé...

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez dit qu'il est difficile de démontrer le pacte de corruption. Est-ce un sujet d'évolution législative, selon vous ?

M. Jérôme Bourrier. - Je ne sais pas, car intrinsèquement je ne vois pas bien comment la loi pourrait être modifiée. C'est simplement une infraction compliquée à caractériser, car elle est très opaque.

Mme Karine Malara. - Je pense à des dossiers plus basiques, mais la complicité par aide ou instigation peut parfois être plus facilement démontrée que la corruption. Parfois, il faut être pragmatique et trouver le qualificatif juridique qui permette l'inculpation. C'est le choix procédural que nous avons fait.

M. Jérôme Bourrier. - Absolument.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Il y a quelques années, j'avais suivi l'affaire d'un jeune militaire guyanais qui recevait à Bayonne des colis de cocaïne envoyés depuis la Guyane. Vous savez que, malgré le 100 % contrôle, le phénomène des « mules » reste important. Mais pour arriver à Bayonne, le colis a certainement dû transiter par voie postale. Avez-vous eu connaissance d'autres cas similaires ?

M. Jérôme Bourrier. - Un de mes magistrats honoraires, anciennement procureur en Guyane, disait que le nombre de « mules » par avion était effarant. Il faut aussi tenir compte des colis par voie postale. L'administration des douanes essaie de les tracer. Peut-être ma collègue pourra-t-elle vous donner davantage d'éléments.

Mme Caroline Parizel. - Les douanes nous informent qu'un colis contenant des produits stupéfiants est en cours de livraison, mais ces livraisons ont lieu en point relais, sous de fausses identités, et nous n'arrivons pas à remonter vers les commanditaires.

Mme Catherine Conconne. - La Martinique est l'un des territoires les plus affectés par les affaires de stupéfiants. Nous sommes moins de 400 000 habitants, et pourtant les affaires de drogue sont extrêmement répandues.

Avec regret, vous avez indiqué que les enquêteurs ne disposaient pas de moyens suffisants, notamment de téléphones leur permettant de tracer les communications cryptées. Cela m'a pourtant l'air simple à mettre en place, a priori. Pourquoi cette mesure n'est-elle pas mise en place ? Est-ce dû à un manque de volonté, un manque de moyens ?

M. Jérôme Bourrier. - C'est simple, mais ce n'est pas simple. Nous en revenons au cadre juridique des techniques spéciales d'enquête (TSE) régies par le code de procédure pénale, et qui mériterait peut-être d'évoluer. Mais l'équilibre est délicat : il y a, d'un côté, la défense de l'État de droit, ainsi que ce que nous impose la jurisprudence européenne, dont on peut penser ce qu'on veut, en bien ou en mal, mais qui existe et constitue une pression forte, et de l'autre, les moyens dont disposeraient les enquêteurs.

Les services de police envisagent certaines solutions. Le chef de l'Ofast dans mon ressort propose de créer un « pack TSE », comprenant balise, écoute, vidéo, sonorisation, qui serait autorisé par le juge des libertés et de la détention (JLD), mais dont le détail de la mise en place ne serait pas communiqué, notamment aux avocats. Ce dispositif est prévu en Belgique, par exemple.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il s'agirait d'un dossier-coffre dans lequel on placerait toutes les procédures dérogatoires.

M. Jérôme Bourrier. - Exactement. Il ne m'appartient pas de me positionner sur ce point, et je m'en garde bien, mais tout est une question d'équilibre entre l'État de droit et l'efficacité. Il ne faut pas être naïf : il faut avoir conscience que, face à toutes ces techniques modernes, nous sommes de moins en moins efficaces.

Mme Caroline Parizel. - Sur le terrain, les enquêteurs sont de moins en moins motivés pour faire du judiciaire. Les règles sont de plus en plus complexes, et ils craignent les recours en nullité. Les enquêtes préliminaires en matière de stupéfiants sont lourdes à gérer : si une demande de géolocalisation du téléphone est ab initio délivrée par le parquet, il faut au bout de quinze jours aller voir le JLD, qui autorise une première prolongation, puis tous les mois il faut retourner lui demander un renouvellement de cette autorisation ; la même procédure s'applique aux écoutes téléphoniques, par ailleurs soumises à un délai maximum de deux mois. C'est très lourd, à la fois pour les enquêteurs et le parquet. Si je n'avais pas de juristes assistants pour m'aider, je ne pourrais pas gérer toutes les requêtes et les transmettre aux enquêteurs. Lorsque l'on compare cela à ce que le juge d'instruction peut faire, il n'y a pas de parallèle pour le parquet...

Ce que l'on constate, c'est qu'en matière de stupéfiants nous sommes efficaces pour lutter contre les réseaux locaux à partir du moment où nous sommes réactifs et lorsque nous parvenons à démanteler rapidement le trafic avant qu'il ne s'installe de manière plus durable dans les territoires ruraux. Là encore, nous avons une possibilité de réactivité par rapport aux dénonciations des voisins. Notre force est d'intervenir rapidement, de démanteler rapidement et de juger rapidement. Si l'on doit passer par une instruction judiciaire, inévitablement nous devrons conduire une enquête pendant un an et demi avant le jugement, durant laquelle les suspects seront libérés. Leur peine sera ensuite proportionnée, certes, mais il n'y aura pas la réactivité attendue par la population, qui est extrêmement importante pour arracher rapidement les racines du trafic dans les petits réseaux locaux. C'est la rapidité qui compte, mais elle est difficile à mettre en oeuvre avec les moyens législatifs aujourd'hui ouverts aux parquets dans le cadre de l'enquête préliminaire.

Mme Catherine Conconne. - Vous en appelez donc au législateur.

Mme Caroline Parizel. - Oui, pour avoir des délais de renouvellement des autorisations plus longs et un assouplissement des règles, dans le respect des libertés individuelles. J'en parlais avec le juge des libertés et de la détention, qui est très réactif, car ces questions lui demandent également beaucoup de travail. Il se demandait par exemple pourquoi ne pas imaginer une autorisation de géolocalisation par personne et non par objet (téléphone pour l'écoute ou pour la géolocalisation, voiture) ? Cela produit des demandes à rallonge, avec des dossiers énormes uniquement consacrés à des demandes d'autorisation, alors que le JLD sait très bien de quoi il s'agit et peut autoriser tous les moyens de surveillance possibles pour une personne impliquée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous demandez donc une autorisation par personne, et des délais de reconduction plus longs.

M. Jérôme Bourrier. - Dans le respect de l'État de droit, monsieur le sénateur.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et de la séparation des pouvoirs, nous l'avons bien compris... (Sourires.)

Mme Karine Malara. - Je souscris à ce qui vient d'être indiqué. Si vous me le permettez, j'ajoute que nous souhaitons que la formation et la spécialisation des officiers de police judiciaire soient uniformisées sur tout le territoire. Même si nous attendons de voir comment elle sera portée, nous sommes tous, en tant que procureurs, un peu inquiets de la réforme de la police judiciaire, qui tend à une nouvelle centralisation des moyens et à une administration unique, en fonction sûrement d'une vocation de rationalisation.

Toutefois, en étudiant avec soin la carte disponible à la direction zonale de police judiciaire (DZPJ) de Lyon, on s'aperçoit qu'aucune antenne de police judiciaire n'est dédiée au territoire de l'Ain, qui compte pourtant 680 000 personnes. Avec le nouveau directeur départemental de la police nationale, nous avons constaté que la police judiciaire de Bourg-en-Bresse, chargée d'un territoire vaste, ne compte que quatre OPJ. Le maillage territorial issu de la réforme de la PJ ne change strictement rien : nous sommes en zone grise. La carte que l'on m'a présentée était très significative : il y avait des zones couvertes par la PJ, qui avaient des directions zonales de police judiciaire formées, spécialisées, disposant des techniques d'enquêtes et de l'information, avec des antennes Ofast, des agents spécialisés dans le trafic de stupéfiants, et à côté de cela des territoires laissés pour compte, une zone grise couverte non par la police judiciaire ou par l'Ofast, mais seulement par la gendarmerie. En matière de maillage territorial, des zones n'ont en réalité pas de police judiciaire.

J'attends de voir les effets de la réforme. Je vais être optimiste : peut-être conduira-t-elle à une centralisation de la formation et de la spécialisation, mais en l'état, nous constatons que, sur des territoires extrêmement vastes, nous ne disposons d'aucun officier de police judiciaire. Autant vous le dire très clairement, nous ne disposons pas de la technicité requise.

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Le renseignement territorial joue-t-il un rôle suffisant pour vous aider en amont de votre travail, ou là encore la situation est-elle indigente ?

En vous écoutant, j'ai le sentiment que nous sommes face à un problème systémique, que nous irons toujours moins vite que les malfrats, et que nous serons toujours limités par nos fonctionnements en silo. Monsieur le rapporteur, vous parliez de petites coupures, mais il me semble que la question de la traçabilité va bientôt concerner les cryptomonnaies, d'autant que plus de la moitié de la criminalité et du narcotrafic passe par le numérique. Si l'on ne change pas d'approche, nous serons toujours en retard sur l'histoire morbide en train de se faire. Il faut peut-être changer de conception et donner des moyens plus adaptés.

M. Jérôme Bourrier. - C'est le propre de la police et de la justice que d'être à la traîne du délinquant. Évidemment, quand les choses s'accélèrent, il faut courir encore plus vite. La cryptomonnaie est évidemment un enjeu majeur, mais elle est traçable, et pour cette raison je ne pense pas qu'elle supprimera le cash. Cela sera un vecteur de plus en plus important pour les réseaux criminels, c'est certain, mais le numéraire restera important.

S'agissant de nos rapports avec le renseignement, il s'agit un peu d'une question piège. La police judiciaire développe évidemment ses propres capacités de renseignement. Sur le renseignement territorial, comme sur la sécurité intérieure, il n'y a pas de relation institutionnelle formalisée entre les procureurs de la République et les services de renseignement. Nous avons souvent achoppé sur la classification du renseignement : les procureurs de la République, lorsqu'ils le souhaitent, peuvent être habilités
- c'est mon cas. Mais ces habilitations ont été faites dans le cadre de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, au sein des groupes d'évaluation départementaux (GED), où nous avons noué avec les services de renseignement territoriaux des liens qui n'existaient pas auparavant. Les renseignements territoriaux ne nous alimentent tout de même pas spontanément en renseignements sur ce type d'affaires. Ils alimentent les services de police ou de gendarmerie, ou en tout cas sont censés le faire, mais la vision que les parquets ont de ces informations est très parcellaire. Il m'est difficile de savoir ce que le renseignement territorial fait remonter aux services de police ou de gendarmerie concernant le trafic de drogue : je n'en ai pas une vision précise.

Mme Karine Malara. - Je ferai plus court : je n'en ai aucune idée. Nous n'avons pas de contact direct et de retour sur la source, ni sur la manière dont l'information est remontée à l'intérieur des services de police. Les procureurs n'en sont pas destinataires, il n'y a pas de lien institutionnalisé avec les services de renseignement, et nous n'avons aucune visibilité.

Certes, la culture a changé dans le cadre de la lutte contre la radicalisation. Dans le cadre des GED, en périmètre restreint, je perçois une nette amélioration dans la circulation des informations concernant la problématique de la radicalisation, mais qui souvent recouvre d'autres réalités. La question des stupéfiants émerge parfois dans ces instances : les individus étudiés pour leur radicalisation sont étudiés sur l'ensemble du spectre, comprenant leur train de vie, la manière dont ils se comportent, leurs activités. L'échange d'informations a beaucoup progressé ces dernières années : nous sommes parfois destinataires d'informations en amont des GED, pendant lesquels nous avons parfois accès aux notes blanches et à une information détaillée. Des barrières se sont rompues à l'occasion de la lutte contre la radicalisation. Nous échangeons des informations dans le cadre de ces instances, mais elle n'est pas destinée à la lutte contre les stupéfiants, au sujet de laquelle les renseignements territoriaux n'ont pas de contacts directs avec les parquets.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'un comme l'autre, vous nous avez parlé de la problématique spécifique des espaces frontaliers. Très brièvement, quels sont vos rapports avec vos voisins espagnols et suisses au sujet de la lutte contre les stupéfiants ?

M. Jérôme Bourrier. - En octobre dernier, nous avons organisé un colloque financé par la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) sur la lutte contre le narcotrafic franco-espagnol. Il était assez riche d'enseignements. Pour être très synthétique, la coopération avec l'Espagne est évidemment forte, mais des pierres d'achoppement existent toujours. Nos cadres juridiques restent distincts, et en conséquence les voies de communication sont parfois mal utilisées. En Espagne, par exemple, le procureur de la République doit passer par un juge pour presque toutes ses demandes, ce qui rallonge beaucoup les délais et rajoute de nombreux aléas - je plaide pro domo en faveur du parquet à la française. En Espagne, lorsqu'il y a une perquisition dans un lieu qui n'est pas le domicile du mis en cause, jamais le procureur n'a gain de cause, contrairement à ce qui peut se passer en France.

Il y a donc une différence importante de régime juridique. Il y a également une part d'intuitu personae. Il y a ensuite une part de réciprocité, propre aux relations internationales : il faut parfois s'intéresser aux thématiques sur lesquelles l'autre État se focalise. Nous l'avons observé : l'Espagne a davantage coopéré dans la lutte contre les stupéfiants lorsque nous nous sommes intéressés à la question de l'ETA.

Mme Karine Malara. - Côté Suisse, j'en suis encore au stade de l'étonnement, car cela ne fait pas encore six mois que je suis entrée en fonction : j'ai découvert que nous n'avions émis aucune demande d'entraide en matière de stupéfiants ou de délinquance organisée ces trois dernières années. En revanche, nous sommes destinataires de multiples demandes d'entraide des autorités suisses, très proactives, qui concernent des champs très variés - principalement des infractions de droit commun, des infractions routières, mais également des vols et des atteintes aux personnes. Nous exécutons très facilement ces demandes d'entraide.

Je me suis récemment rapprochée de mon homologue auprès du procureur général de Genève, pour déterminer avec elle les champs dans lesquels on pourrait favoriser une entraide directe. Je pense que l'entraide judiciaire est effectivement une relation de proximité. Nous devons identifier des objectifs communs et aller de notre côté vers davantage de proactivité. Encore faut-il, là encore, que dans le pays de Gex émergent les affaires qui le permettent...

Une difficulté des services d'enquête nous est remontée à l'occasion de ma visite du centre de coopération policière et douanière (CCPD) de Genève : la poursuite transfrontalière avec les autorités suisses ne se passe pas toujours dans les meilleures conditions. Les freins de la part des Suisses sont assez importants. Il faut une atteinte grave aux personnes ou une menace avérée dans le cadre des accords de Paris, et leur vision est très restrictive. Par exemple, une infraction de droit commun donnant lieu à une poursuite expose les enquêteurs, en cas de difficulté ou d'usage des armes, à des poursuites. Les Suisses sont extrêmement craintifs au sujet des poursuites transfrontalières, appelant de leurs voeux une évolution des accords de Paris, tandis qu'ils franchissent la frontière assez facilement, avec une interprétation parfois compliquée.

Il y a donc un risque lors du franchissement de la frontière qui m'est retranscrit par les enquêteurs. L'entraide directe doit effectivement être nourrie.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de vos contributions.

M. Jérôme Bourrier. - Je souhaiterais faire une précision très courte sur les outils juridiques. J'insiste sur un point, qui relèvera peut-être plus des Jirs : je ne comprends pas pourquoi l'importation de stupéfiants en bande organisée relève de la cour d'assises spéciale, et non le meurtre en bande organisée. Dans le cadre de l'explosion du nombre des règlements de compte, il me semble qu'il s'agit d'un vrai sujet. De plus, il me semble que nous devons assumer un discours plus répressif sur l'usage de stupéfiants : les politiques de santé publique et de prévention ne sont pas toujours très pertinentes. À cet égard, je pense aussi à la possibilité de saisir, notamment pour le jeune public : la saisie systématique du téléphone portable serait une mesure plus utile que l'amende. Ce n'est là qu'une suggestion.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de compagnies de gendarmerie

LUNDI 15 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde consacrée aux compagnies de gendarmerie, avec MM. Ismaël Baa, chef d'escadron, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale d'Alençon-Argentan (Orne), Matthieu Vernette, adjudant-chef à la brigade de gendarmerie motorisée d'Argentan, détaché au groupe local de contrôle des flux, ainsi que Frédéric Sanchez, chef d'escadron et commandant de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin (Aisne), et Antoine Schietequatte, major, commandant de la brigade de recherches de la compagnie.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Ismaël Baa, Matthieu Vernette, Frédéric Sanchez et Antoine Schietequatte prêtent serment.

Chef d'escadron Ismaël Baa, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale d'Alençon-Argentan. - Je commencerai par présenter en quelques mots la compagnie dont j'ai pris le commandement il y a six mois, ainsi que son contexte. La compagnie départementale d'Alençon-Argentan est composée de 9 brigades, d'un peloton de surveillance et d'intervention et d'une brigade de recherche ; elle est située dans l'Orne, dont elle couvre 97 % du territoire et les trois quarts des habitants, principalement en zone rurale - le reste relevant de la police nationale. J'ai découvert ce territoire en prenant mes fonctions, et, comme responsable de la sécurité publique, je suis saisi de tous les contentieux, bien au-delà des stupéfiants. Deux priorités m'ont été fixées en arrivant : la lutte contre les violences intrafamiliales et les stupéfiants - c'est ce que m'ont dit aussi bien les procureurs d'Argenton et d'Alençon que l'autorité administrative. Ayant servi dans l'Est de la France, en zone urbaine à Lille et en Ile-de-France, je me serais attendu à ce qu'un département rural comme l'Orne soit épargné par les stupéfiants ; on m'a dit d'emblée que ce n'était pas le cas, que le comité interministériel de lutte contre les stupéfiants s'était tenu à Alençon et que notre chef-lieu disposait même, depuis janvier 2023, d'un plan de lutte contre le crack, impliquant tous les acteurs locaux.

Si le trafic se situe principalement dans l'agglomération d'Alençon, qui relève de la police nationale, les consommateurs se trouvent dans tout le département de l'Orne. Cette « irrigation » rend stratégique le contrôle des flux : c'est pourquoi nous avons mis en place, en janvier 2022, un groupe local de contrôle des flux, chargé de traquer les approvisionnements en stupéfiants - c'est un groupe de 4 militaires, placés sous la responsabilité de l'adjudant-chef Matthieu Vernette, ici présent. Nous avons constitué ce groupe sous plafond d'objectifs, et nous espérons le faire passer à 6 effectifs dans le cadre de la création annoncée de plus de 200 brigades, ceci de manière pérenne.

Tous types de drogues se trouvent dans notre circonscription : du cannabis, de l'héroïne, de la cocaïne, de la méthamphétamine, parmi d'autres produits. Nous avons peu de saisies de crack importantes ou alarmantes, ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas présent, nous y sommes attentifs et le « plan crack » vise en particulier à ce que la consommation de cette drogue ne s'étende pas. La cocaïne, elle, s'est « démocratisée » : malheureusement, son prix a diminué et elle a perdu l'image négative qu'elle a eue par le passé, liée à la prise par intraveineuse.

La délocalisation du trafic en zone rurale tient à plusieurs facteurs, d'abord au fait que les fournisseurs cherchent la discrétion et qu'ils connaissent leur clientèle, plus restreinte qu'en agglomération. Il y a aussi le développement de la cannabiculture, avec du matériel qui se trouve facilement sur internet - je n'ai pas eu de grosses saisies en six mois, mais nous trouvons des pieds de cannabis que nous saisissons. Il y a, également, le fait que les produits illicites se trouvent en deux clics sur internet, aussi des individus s'improvisent-ils dealer en s'approvisionnant en ligne et en revendant autour d'eux.

Nous constatons par ailleurs des changements du côté de la livraison, avec ce qu'on peut appeler des « Uber shit », si vous me permettez l'expression : des fournisseurs venus des villes font de véritables tournées, en informant le matin leurs correspondants sur les produits disponibles et en prenant les commandes pour le jour même, et la livraison se fait en voiture avec un chauffeur et un vendeur, qui restent en mouvement constant. On est loin du point de deal fixe, même si le phénomène peut exister temporairement dans des pavillons ou en logement collectif.

Le narcotrafic entraine des infractions connexes qui sont difficiles à quantifier : des vols, des cambriolages, des règlements de compte. Il y a quelques mois, par exemple, deux individus venus réclamer une dette auprès d'un consommateur ont pénétré chez lui, l'ont aspergé de liquide inflammable et l'ont menacé de le brûler ; alertés, nous avons mobilisé notre peloton d'intervention, nous avons interpellé les deux individus et les choses se sont finalement bien terminées, mais c'est un exemple de la violence du narcotrafic que l'on retrouve en zone rurale. Si la ruralité n'est pas épargnée par ce type de faits, ils restent bien moins nombreux qu'en ville : dans ma circonscription, un seul événement de ce registre s'est produit dans les six derniers mois, ce n'est pas mon quotidien.

Sur les moyens à mobiliser, ensuite, je dirais, en me servant aussi de mon expérience passée, que l'action doit être globale - aussi bien préventive que répressive. À l'école, il y a de la prévention auprès des jeunes sur la cyber-menace, sur le harcèlement, mais aussi sur les stupéfiants, avec l'intervention de formateurs relais anti-drogues. L'an passé, 4 200 personnes ont été sensibilisées dans ma circonscription, essentiellement des scolaires, aussi bien les élèves que l'ensemble de la communauté éducative. Nous travaillons aussi avec la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), avec les services de santé, les bailleurs sociaux. Je crois également beaucoup à l'utilité de notre présence sur la voie publique. C'est difficilement quantifiable, mais cette présence rassure, les gens sont contents de nous voir et cela nous permet, à nous, de recueillir du renseignement et de détecter des trafics : c'est pour cela que nous multiplions les patrouilles - et nous pouvons aussi mobiliser un maître-chien et obtenir du procureur l'autorisation d'ouverture du coffres des véhicules.

Cette présence sur la voie publique ne suffit cependant pas, bien entendu, et nous menons aussi des enquêtes judiciaires plus ou moins longues en fonction de l'importance et de la complexité du trafic. Nous élaborons des stratégies sous la direction des deux parquets compétents pour la circonscription et notre plus grande force, c'est de pouvoir agréger des moyens locaux à des moyens nationaux, que ce soit au moment des investigations ou de la phase opérationnelle avec les unités d'interpellation et d'intervention. Cette subsidiarité est visible pour les élus en particulier : nous sommes capables de monter en puissance lorsque c'est nécessaire - en cas de disparition inquiétante, par exemple, on peut passer rapidement de 2 à 10 voire à 50 agents pour intervenir. En matière de stupéfiants, nous avons eu un renseignement sur des livraisons par voie de drones ; l'enquête a nécessité la mobilisation d'un aéroscope dont nous ne disposons pas localement, pour tracer les mouvements des drones : il a établi 51 livraisons pour plus de 20 kilos de produits stupéfiants livrés au centre pénitentiaire d'Argentan - le dealer étant, en l'espèce, un chômeur titulaire d'un bac+2 dont la motivation première était l'argent.

Du côté des difficultés, je veux souligner que les délinquants connaissent bien nos techniques d'investigation. Ils n'utilisent plus guère le téléphone, ou bien pour en changer si fréquemment que l'écoute est infructueuse ; ils recourent bien davantage à la messagerie cryptée éphémère, inutilisable dans nos enquêtes, de même qu'ils déjouent la sonorisation grâce à des contre-mesures qui sont en accès libre sur internet, et que la confiscation de leur patrimoine est rendue plus difficile du fait qu'ils utilisent de nouveaux circuits pour transférer leurs fonds.

Parmi les propositions, nous pensons que la confiscation des biens devrait être plus systématique, pour faire appliquer le principe selon lequel le crime ne paie pas. La peine complémentaire d'éloignement du territoire est utile, parce qu'il est difficile à un dealer de continuer son activité là où il ne connait personne. Nous rêvons bien entendu de pouvoir accéder aux messageries cryptées, ou encore de voir la procédure pénale s'alléger, parce que les délinquants sont agiles et utilisent très bien nos difficultés procédurales : la procédure est nécessaire, mais il faut de la souplesse, ou bien nous serons toujours en retard sur le crime. L'extension de l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) aux mineurs nous paraîtrait une bonne idée, même si nous n'ignorons pas que cette piste se heurte à des difficultés constitutionnelles.

Enfin, le développement de la vidéo-protection nous paraît à encourager. Nous savons les réticences de certains de nos concitoyens à l'idée d'être surveillés, mais cette vidéo-surveillance est là pour les protéger et sert aux investigations, ce qui suppose bien entendu de développer les moyens d'analyse des données vidéos.

Le département de l'Orne, pourtant rural et éloigné des grandes villes, n'est donc pas exempt du trafic de stupéfiants. L'an passé, nous avons saisi 4 kg d'héroïne et 20 kg de cannabis, le double de l'année précédente. Nous sommes mobilisés avec l'ensemble des partenaires et nous avons une stratégie globale, qui comprend un volet préventif, avec une action auprès des jeunes en particulier, et un volet répressif, qui passe par une présence affirmée sur la voie publique, par des contrôles, la délivrance d'AFD, et aussi par le recours à des enquêtes judiciaires.

Chef d'escadron Frédéric Sanchez, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin. - La compagnie départementale de Saint-Quentin se trouve dans le quart nord-ouest du département de l'Aisne, limitrophe des départements du Nord et de la Somme. Nous sommes en charge de la sécurité de 85 000 habitants répartis sur 155 communes, un territoire de 2 400 km² avec en son centre l'agglomération de Saint-Quentin, qui compte 70 000 habitants et relève de la police nationale - et ma compagnie compte 111 militaires pour assurer la sécurité publique de l'ensemble de cette circonscription. Nous sommes confrontés au trafic et à la consommation de stupéfiants : il y a eu à ce titre 65 procédures l'an passé, avec 95 mis en cause, des chiffres très voisins à ceux de 2022. Ces statistiques, cependant, sont loin de représenter l'intégralité des faits puisque, contrairement à ce qui se passe pour l'atteinte aux biens ou aux personnes que les victimes viennent nous signaler, c'est nous qui allons « chercher » les faits en matière de stupéfiants, puisque, par définition, les consommateurs et les dealers ne viennent pas se signaler à nous... En 2022, notre compagnie a saisi 26 000 euros en avoirs criminels, et 56 000 euros l'an passé, c'est bien le signe de notre activité d'investigation.

La cocaïne occupe la première place du narcotrafic dans l'Aisne, c'est le produit phare auquel nous sommes confrontés, que nous saisissons le plus, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y pas d'autres produits, en particulier du cannabis et de l'héroïne. Cela peut s'expliquer certes par sa « démocratisation » liée à des prix en baisse, mais aussi à ce que le consommateur peut désormais l'acheter à très petite doses, de 0,1 gramme - des « parachutes » dans le vocabulaire des consommateurs -, là où il y a encore quelques années on ne pouvait guère acheter moins d'1 gramme de cocaïne.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce que la cocaïne est le premier produit consommé, ou celui qui vous occupe le plus ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - Les deux, y compris dans la ruralité. On trouve certes du cannabis, mais nos enquêtes et nos contrôles sur la voie publique montrent que la cocaïne prend le pas sur les autres produits. Ensuite, il y a aussi de la cannabiculture : on en trouve assez régulièrement, surtout par des gens qui cultivent pour leur propre consommation et qui ne s'interdisent pas une forme de distribution dans leur entourage, mais nous avons eu des cas de cannabiculture à échelle industrielle : il y a un an, nous avons découvert, en périphérie de Saint-Quentin, un site avec quelque deux mille pieds de cannabis - je n'en dirai pas plus car l'enquête est en cours.

Nous constatons, de manière assez classique, l'existence de deux types de trafiquants : il y a l'usager revendeur, qui commence donc par revendre pour consommer moins cher, et qui peut même gagner de l'argent et se professionnaliser ; et il y a l'intervention de réseaux très structurés de trafiquants, venus des grandes agglomérations des Hauts-de-France et d'Ile-de-France, qui se projettent sur notre territoire. Ce second phénomène prend une ampleur inquiétante ; ces réseaux envoient de très jeunes vendeurs, souvent des mineurs - pour jouer de la procédure - directement chez un consommateur habitant en campagne et le vendeur y fait un point de deal temporaire contre rémunération, souvent sous forme de drogue ; ce point de vente dure le temps que dure l'entente ou que nous intervenions, puis les réseaux changent de lieu, y compris chez des gens qui sont menacés de représailles par les réseaux s'ils ne cèdent pas l'usage de leur habitation.

Nous constatons donc peu de « guerres de territoires » entre réseaux, même si nous enregistrons des violences sur fond de trafic. Dans les statistiques, les faits constatés ne correspondent effectivement qu'à une partie de ceux qui se produisent, et il faut noter aussi les difficultés de la coopération avec la population : il nous arrive qu'une victime d'agression nous appelle mais qu'elle ne coopère pas une fois l'agresseur parti à l'annonce de notre arrivée. Parmi les conséquences du narcotrafic, il y a également de la délinquance d'appropriation, par exemple quand des voleurs de monnayeurs de stations de lavage, une fois interpellés, nous disent que leur motivation est l'achat de cocaïne. Cependant, il est difficile de quantifier le rôle et le poids de la consommation dans cette délinquance. Il y a aussi ce que nous appelons les atteintes à la tranquillité publique, les tapages ou les rixes sur fond de prise de stupéfiants.

La première réponse que nous apportons est locale. Elle passe par l'action de voie publique, par la surveillance et la connaissance de la population ; il s'agit de savoir qui consomme habituellement et qui est susceptible de revendre, qui est inhabituel dans le paysage, qui consomme et où cela se passe. Nous conduisons également des investigations plus au fond, pour tenter de démanteler les réseaux, à notre niveau. Or, j'ai constaté qu'entre ces deux types d'action, il y avait un « trou dans la raquette » entre le contrôle de voie publique et les investigations, qui peuvent être longues ; c'est pourquoi nous avons créé, en octobre dernier, un groupe de lutte contre les stupéfiants qui est chargé de faire le lien entre les deux types d'action et, sur la base des informations produites par les contrôles de voie publique, de conduire des investigations rapides, en vue de comparutions immédiates. Ce groupe, qui comprend 5 militaires, fonctionne bien et nous permet des résultats immédiats mais aussi une meilleure connaissance des consommateurs et des usagers revendeurs. C'est un très bon dispositif, mais comme il se fait sous plafond de ressources, ses moyens sont mécaniquement pris sur d'autres priorités.

L'échange d'informations fonctionne bien avec nos collègues gendarmes des circonscriptions voisines, ainsi qu'avec les policiers du commissariat de Saint-Quentin : il y a une très bonne collaboration et pas de concurrence.

Pour les propositions, ensuite, il me semble que le premier levier d'action est du côté des consommateurs - tout simplement parce que les trafiquants viennent là où ils savent qu'ils vont trouver des consommateurs, des prospects. Je suis favorable, à ce titre, à une extension de l'AFD aux mineurs, mais aussi à son augmentation : l'amende est aujourd'hui de 200 euros, elle ne peut pas être adressée à un mineur et elle ne peut pas être relevée en cas de récidive, ce n'est guère dissuasif pour le consommateur régulier. Je crois très important, ensuite, de saisir davantage aux délinquants, leur véhicule, leur téléphone, leur numéraire, leurs accessoires comme les montres de luxe - c'est important parce qu'ils y sont sensibles, parfois davantage qu'au risque de la prison ferme. Nous avons un effort de formation à faire dans ce sens pour avoir les bons réflexes, et une difficulté reste aussi que les saisies ne se traduisent pas toujours en confiscation : c'est regrettable.

Les peines complémentaires d'éloignement sont également intéressantes, en pratique parce que le délinquant ne pourra pas poursuivre son activité illégale sur le territoire qu'il connait, mais aussi parce que s'il y revient alors qu'on le lui a interdit, ce sera un motif supplémentaire pour l'arrêter, donc un antécédent supplémentaire dans son dossier, utile à le faire tomber.

Enfin, tout ce qui peut alléger la procédure serait positif pour nos enquêtes et la surveillance, de même que le renforcement de nos moyens d'observation et de surveillance. Pour recueillir des éléments de preuve, il faut des moyens de surveillance sur le terrain, des véhicules, des outils, du personnel. Les unités spécialisées ne peuvent pas répondre à toutes les sollicitations : nous ne disposons que de 7 agents spécialisés, pour tous les sujets - les stupéfiants, mais aussi les atteintes aux personnes et aux biens, en passant par la délinquance économique et financière... Nous avons aussi des difficultés de détection en raison de la nature de certains produits illicites : pour un gendarme au bord de la route, selon l'image d'Épinal, il est difficile de faire la différence entre le liquide d'une cigarette électronique tout à fait légal et un produit illégal comme le « pète ton crâne » (PTC) ou du « Buddha blue », des produits de synthèse qui se vapotent également.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous parlez de réseaux organisés extérieurs, qui pénètrent vos circonscriptions de gendarmerie : les connaissez-vous plus précisément, en particulier leurs effectifs ? De quels moyens disposez-vous pour les « remonter » ?

Major Antoine Schietequatte, commandant de la brigade de recherches de la compagnie départementale de gendarmerie de Saint-Quentin. - Les enquêtes sur les réseaux nécessitent de l'observation ; nous disposons d'outils comme des appareils photo, mais nous manquons de voitures banalisées par exemple. Les réseaux dont nous parlons viennent de loin, nous parvenons à les remonter un peu, mais avec une équipe de 7 militaires, c'est difficile d'aller bien loin.

M. Étienne Blanc, rapporteur. -Vous parlez d'une organisation avec une tête qui approvisionne. Comment lancez-vous des investigations sur l'argent, les appartements, la mobilité - la notion de réseau est importante, comment voyez-vous son fonctionnement ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - Ce que nous constatons à notre niveau, c'est qu'une « tête » d'un réseau implanté dans une agglomération extérieure à notre circonscription va confier à un lieutenant la livraison de stupéfiants à un vendeur sur notre territoire, et que le réseau va aussi disposer d'un intermédiaire qui s'assure de la bonne livraison, mais aussi de ce que le vendeur ne se serve pas dans la marchandise et que le numéraire « remonte ». Nous constatons aussi que les trafiquants s'adaptent vite et que les livraisons portent sur de petites quantités, car ils savent que s'ils sont interpelés, ils vont perdre le produit : ils préfèrent donc réapprovisionner souvent les points de vente avec de petites quantités, plutôt que de manière moins espacée avec des quantités plus importantes.

Sur l'identification des avoirs criminels, nous demandons à nos enquêteurs de s'intéresser systématiquement au patrimoine des personnes, à leur environnement, à leur comportement, à leurs comptes bancaires, aux véhicules qu'elles utilisent pour se déplacer. Il y a bien longtemps que les trafiquants n'achètent plus de véhicules à leur nom, le véhicule est mis à un autre nom et nous avons à requalifier la propriété en démontrant l'usage, les dépenses de carburant, ceci en recueillant des preuves hebdomadaires voire quotidiennes ; cela demande beaucoup de travail sans assurance que le magistrat acceptera de requalifier la propriété, donc de prononcer la saisie. Nous travaillons pour ce faire avec les cellules régionales « avoirs criminels » : leur aide est inestimable.

Chef d'escadron Ismaël Baa. - Il est intéressant d'arriver à comprendre la motivation des gens, que ce soit l'argent ou la consommation. Les trafiquants s'adaptent en permanence, on l'a vu en particulier lorsque la lutte antiterroriste nous a autorisés à perquisitionner en pleine nuit, alors qu'en règle générale, cela nous est interdit entre 21 heures et 6 heures du matin : nous avons fait de grosses saisies de drogues, tout simplement parce que les trafiquants ne s'attendaient pas à ce qu'on vienne chez eux en pleine nuit, ce qui montre bien qu'ils s'organisent pour qu'à partir de 6 heures du matin, il n'y ait plus rien chez eux...

Pour établir le patrimoine, nous prenons le train de vie en considération, par exemple le fait de changer de véhicule toutes les semaines, de vivre quasiment à l'hôtel, de manger au restaurant - tout cela matérialise le trafic comme source de revenus, nous recueillons ces éléments dans un travail global. Nous n'identifions certes pas les messageries cryptées, mais nous avons des moyens d'établir les revenus, de tracer les dépenses, tout ceci pour des jeunes qui ne travaillent pas et dont le train de vie atteste qu'ils trafiquent.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous nous dites que les relations sont très bonnes avec les services de police judiciaire. Y a-t-il cependant des failles que les trafiquants pourraient utiliser - et quelles sont les choses à améliorer, à votre avis ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - En l'occurrence, nous travaillons au quotidien avec le commissariat de Saint-Quentin, plutôt qu'avec les services de la police judiciaire. Y a-t-il des failles ? L'absence d'échange de renseignement pourrait en faire partie, je sais que nos collègues de la police nationale ont des difficultés comparables aux nôtres pour faire correspondre les moyens au volume de travail. En tout cas, ce dont je peux témoigner, c'est que quand nous avons besoin d'échanger avec nos camarades policiers, les choses se passent très bien et qu'il n'y a pas de concurrence ; en réalité, on peut compter les uns sur les autres.

Chef d'escadron Ismaël Baa. - Comme chef de service, j'ai des relations quotidiennes avec les services de police et nos enquêteurs vont régulièrement au contact de ceux de la police nationale. Nous échangeons aussi sur les stratégies d'enquête dans les réunions organisées par la procureure de la République et nous avons des réunions communes avec les sous-préfectures d'arrondissement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec l'Office anti-stupéfiants (Ofast) ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - À l'échelle de notre compagnie, nous n'avons pas de relation directe avec l'Ofast.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Sauf sur des dossiers particuliers ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - Oui, rien ne l'interdit, mais cela ne s'est pas produit depuis que j'ai pris mes fonctions.

Chef d'escadron Ismaël Baa. - L'Office ne se situe pas au même niveau administratif que nous, nous n'avons que des contacts indirects avec lui.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans l'ensemble, avez-vous le sentiment de constituer une digue contre le déferlement des drogues sur notre territoire national, ou bien de devoir vider un océan avec un dé à coudre ? Pensez-vous que votre action soit efficace ? Quel est votre ressenti face à ce fléau qui représenterait un chiffre d'affaires de 4 à 6 milliards d'euros par an ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - Un commandant de compagnie de gendarmerie est mal placé pour répondre à l'échelle nationale. Cependant, je répondrai à vos questions : nous vidons la mer avec une petite cuiller, mais nous faisons un travail indispensable qui porte ses fruits. On pourrait probablement être encore plus efficaces et nous nous y efforçons. Nous savons que la lutte contre les narcotrafics est l'une de nos priorités parmi d'autres qui, elles aussi, ont toute leur importance, par exemple la surveillance du territoire ou la lutte contre les violences.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle mesure vous semblerait propice à vous faire faire un pas décisif ?

Chef d'escadron Frédéric Sanchez. - Je dirais qu'il faut renforcer la lutte contre la consommation, par des actions sur le consommateur, même si les techniques spéciales d'enquête et l'amélioration des procédures sont déterminantes pour notre réussite.

Chef d'escadron Ismaël Baa. - J'aurais aussi du mal à vous répondre par une seule mesure, car notre action porte sur tout le spectre. C'est ce qui se passe en particulier dans le contrôle des flux, où nous intervenons auprès de tout un chacun, loin de l'image qu'on se fait du narco-trafiquant : je laisserai mon collègue en dire deux mots.

Adjudant-chef Matthieu Vernette, brigade de gendarmerie motorisée d'Argentan, détaché au groupe local de contrôle des flux. - Effectivement, le groupe local de contrôle des flux harcèle en quelque sorte le consommateur de stupéfiants, nous délivrons en moyenne une AFD tous les deux jours et l'on trouve aussi bien des jeunes que des personnes âgées - nous avons ainsi verbalisé une octogénaire qui avait son petit morceau de résine de cannabis. Nous visons les micro-trafics, d'échelle locale, et nous confisquons ce que nous trouvons.

Chef d'escadron Ismaël Baa. - Les profils et les motivations sont si divers que la réponse doit être globale et qu'une mesure seule ne ferait pas beaucoup de différence : il faut agir contre les trafiquants, contre les consommateurs, sur les flux partout où l'on peut, le tout en même temps.

Major Antoine Schietequatte. - La messagerie cryptée reste cependant un vrai problème.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour toutes ces réponses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de parquets situés en zone urbaine

MERCREDI 17 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de notre commission d'enquête sur le narcotrafic et les moyens d'y remédier. Je vais procéder à l'obligation de prestation de serment qui prévaut devant une commission d'enquête parlementaire. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vais inviter chacune d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, avec la main droite levée, en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Charlotte Huet, Cécile Gensac et Estelle Meyer, prêtent serment.

Nous vous proposons d'ouvrir nos échanges en entendant vos exposés liminaires avant de passer la parole à notre rapporteur Étienne Blanc ainsi qu'aux autres membres de notre commission d'enquête.

Mme Cécile Gensac, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Nîmes. - Je vous apporterai tout d'abord quelques éléments sur le territoire gardois qui a beaucoup fait parler de lui ces derniers temps. Je précise que je ne suis pas le seul procureur sur ce territoire puisqu'un deuxième tribunal judiciaire est implanté à Alès. Cependant, il est acquis - et j'en ai fait l'expérience - que la problématique des stupéfiants à Alès renvoie plutôt vers les Cévennes et n'a finalement pas de lien direct avec le ressort du tribunal judiciaire de Nîmes. Le territoire gardois a la particularité de se situer à la croisée de grands axes routiers qui arrivent, d'un côté, de l'Italie et surtout, de l'autre côté, d'Espagne, balayant l'arc méditerranéen, pour remonter via la vallée du Rhône vers le centre puis le nord de la France. En conséquence, ce lieu de passage est à l'origine de procédures visant à interpeller des personnes qui ne résident pas dans le Gard et sont des convoyeurs, circulant parfois d'un pays à l'autre. C'est également un point de passage important où s'arrêtent des livraisons de stupéfiants qui vont être réacheminées pour partie ailleurs et aussi alimenter localement le trafic. C'est donc une situation géographique assez spécifique et qui, de par ce point d'entrée-sortie, génère un certain nombre de difficultés sur l'identification des réseaux, compte tenu de la grande variété de délinquances et de criminalités en cause.

J'ajoute que Nîmes est un tribunal judiciaire situé à peu près à équidistance de deux pôles. À gauche, se trouve le pôle de Montpellier dont la délinquance est différente mais qui attire un certain nombre d'effectifs, à commencer par l'implantation de ce qui était notre antenne de police judiciaire ; de l'autre côté, le pôle marseillais avec sa délinquance particulière et sa juridiction interrégionale spécialisée (Jirs). Les particularités sont si complexes que nous devons faire le grand écart entre, d'une part, des unités de police qui peuvent relever de l'Hérault et, de l'autre, des unités qui vont venir opérer sur de petits territoires - constituant, en réalité, presque des enclaves - et nous inviter à essayer de travailler avec les sûretés départementales et la police judiciaire des Bouches-du-Rhône, ce qui suscite bien entendu plus de difficultés. Il en va de même dans le département du Vaucluse, avec en particulier Villeneuve-lès-Avignon qui n'est pas sans incidence : c'est une toute petite ville mais elle se situe sur un bassin de délinquance en matière de stupéfiants. Tout cela conduit à devoir jongler avec un certain nombre d'acteurs en les amenant à se rencontrer ; j'y reviendrai dans un deuxième temps consacré aux solutions mises en oeuvre pour lutter contre ces trafics. Là aussi, je diviserai le département en deux en soulignant qu'il est finalement préférable de parler non pas de territoire judiciaire mais de bassin de criminalité - et tout l'enjeu est de transcender ces frontières. Au Sud, se trouve le bassin qui couvre Nîmes ainsi que le Sud du ressort et qui s'étend vers Marseille en passant par le territoire d'Arles. Je fais observer, en retraçant l'évolution en sens inverse, que la délinquance marseillaise qui arrive aujourd'hui sur Nîmes a commencé à s'emparer d'Arles. Plus au nord, le ressort de Bagnols-sur-Cèze renvoie à un réseau ancré avec les villes de l'autre côté du Rhône, ce qui nous amène à travailler avec les unités et les parquets de Carpentras et d'Avignon. Telles sont donc les deux zones principales où s'exerce le narcotrafic, avec toutes les incidences qui peuvent en résulter.

Ce ressort est très paupérisé, avec le quatrième département le plus pauvre de l'Hexagone, une population dite « des quartiers » en nombre très important et des concentrations urbaines qui favorisent ces trafics. Vous avez sans doute en mémoire l'image du quartier de Pissevin à Nîmes : il s'apparente à une ville en soi, sur laquelle nous travaillons énormément. Il y a là une particularité géographique notable des quartiers excentrés du centre-ville : cette spécificité n'est pas nouvelle mais elle mérite d'être prise en considération quand on s'interroge sur des solutions relevant de la politique de la ville et visant à sortir ces quartiers d'un certain isolement et d'un mode de fonctionnement en économie circulaire. Ces quartiers, ainsi que le ressort du Gard, sont également des points de vigilance s'agissant de la lutte et de la prévention de la radicalisation violente. On sait d'ailleurs très bien que le « terreau du terro(risme) » - si je puis dire - est sous-tendu par des nécessités financières et les fonds proviennent nécessairement de quelque part... Fondamentalement, les aspects financiers sont le nerf de la guerre.

Ce territoire a été marqué tout récemment par les évolutions en matière de criminalité : la mort du petit Fayed (un enfant de 10 ans victime d'une fusillade à Nîmes dans le quartier de Pissevin) a bien entendu secoué et bouleversé tous les acteurs, au premier chef locaux, et a peut-être aussi permis de revoir une certaine façon de travailler. Je propose à présent de passer la parole à Mme Meyer, substitut, pour une définition un peu plus précise de ce narcotrafic.

Mme Estelle Meyer, substitut du procureur de la République, chargée du cabinet « criminalité organisée » près le tribunal judiciaire de Nîmes. - Au préalable, je précise que nous ne travaillons pas uniquement sur Nîmes : d'autres pôles nous occupent beaucoup et, en particulier, celui de Bagnols-sur-Cèze. À Nîmes, quatre quartiers principaux retiennent notre attention : le quartier prioritaire de la politique de la ville rassemble d'abord la ZUP Sud de Pissevin et la ZUP Nord Valdegour qui hébergent 14 400 personnes ; selon les données policières, on y estime à 30 000 euros le chiffre d'affaires quotidien de la vente de stupéfiants. S'y ajoutent le quartier du Mas de Mingue - 3 000 habitants et 15 000 euros par jour de vente de stupéfiants - et enfin le Chemin Bas d'Avignon - 7 100 habitants et 10 000 euros de chiffre d'affaires du narcotrafic par jour. Les sommes brassées par ces activités illicites sont donc extrêmement importantes. Dans ces quartiers, on observe, s'agissant de la délinquance qui fait l'objet des travaux de votre commission d'enquête, que le narcobanditisme concerne principalement le cannabis ou la cocaïne et assez peu l'héroïne dans notre ressort - sachant que cette dernière substance est présente en France dans d'autres zones un peu plus pauvres. Nous traitons également les infractions connexes qui gravitent autour de la vente de stupéfiants : il s'agit principalement des meurtres, tentatives de meurtre, assassinats et des meurtres en bande organisée. Pendant l'année 2023, 6 morts ont été recensés directement en lien avec le trafic de stupéfiants, auxquels s'ajoutent des tentatives de meurtre sérieuses puisque nous parlons de 14 personnes qui ont été, en 2023, grièvement blessées par balles et dont le pronostic vital a parfois été engagé.

La délinquance et la criminalité connaissent ces derniers temps une tendance globale à l'accélération, à travers des vagues successives de regain et d'accalmie : l'été 2023 illustre ces phases d'accélération, avec quatre épisodes importants de tentatives d'assassinats et d'assassinats en moins de cinq jours. Le premier épisode s'est traduit, dans le quartier Valdegour, par des tirs d'intimidation avec usage d'armes de guerre : personne n'a fort heureusement été blessé et il y a eu deux interpellations. Le lendemain, dans le même quartier, un des deux mineurs de nationalité espagnole qui se trouvaient sur le même point de deal a été gravement blessé, à tel point que son pronostic vital a été engagé pendant plusieurs jours. Cela ne s'arrête pas là : le jour suivant, cette fois-ci dans la ZUP sud - et donc le quartier rival ou opposé -, le jeune Fayed a été assassiné. Puis, le surlendemain - et à ce stade, on se demande quand cela va s'arrêter -, un jeune en provenance de Béziers va également être assassiné sur le même point de deal. Tels sont les quatre épisodes avec des blessés graves et avec mort d'hommes ou d'enfants sur une période très rapprochée.

On constate aussi un déplacement dans des zones plus rurales de cette criminalité. Un exemple révélateur est fourni par un dossier qui date de quelques mois. Des personnes connues comme étant membres du quartier Pissevin se sont mises « au vert », à l'écart de la ville de Nîmes, et ont trouvé un petit terrain, en zone de gendarmerie, avec un abri de fortune à 30 minutes de Nîmes : ils ont été attaqués par une bande adverse avec des dizaines de tirs en rafales avec des kalachnikov, au moins quatre. On relève également une évolution en ce qui concerne le profil des personnes impliquées dans le trafic de stupéfiants, ainsi que dans ses infractions connexes ou les règlements de compte avec usage d'armes : les personnes sont de plus en plus jeunes, parfois même mineures, peu expérimentées et donc peu formées. Elles manient les armes comme on a pu leur apprendre dans les jours qui précèdent et on constate des risques accrus d'erreurs sur la cible ou de victimes collatérales. Ces personnes ont peu voire pas d'antécédents judiciaires importants, de telle sorte qu'elles sont plus difficilement repérables, peu identifiables, et on se demande comment elles ont pu se retrouver directement impliquées dans des faits aussi graves. En revanche, les services de police connaissent ceux qui sont ancrés dans la délinquance ; dire qu'on les surveille serait un bien grand mot mais ils sont, en tous cas, dans le « collimateur ». On constate aussi que de plus en plus d'individus viennent de l'extérieur : traditionnellement, le trafiquant du quartier est une personne qui a grandi dans les mêmes lieux, les connait et va défendre son quartier. Tel n'est pas le cas que j'ai évoqué du jeune homme assassiné qui venait de Béziers, non plus que des deux jeunes Espagnols attaqués sur un point de deal à Nîmes. De plus en plus d'individus arrivent des Bouches-du-Rhône et plus particulièrement de Marseille avec, à la fois pour le trafic de stupéfiants mais également pour les opérations armées, la constitution de binômes entre une personne locale qui connaît son quartier et s'associe à une personne extérieure. Ceux qui arrivent d'un autre territoire sont souvent recrutés sur les réseaux sociaux : on le sait notamment grâce à des dossiers dans lesquels des individus venus s'en prendre à Nîmes ont clamé : « ici, c'est Marseille ». Enfin, des alliances se forment entre certains quartiers qui s'associent pour combattre le même ennemi ; on observe également des alliances inattendues qui divergent ou évoluent par rapport aux associations déjà connues entre tel et tel quartier. Il y a donc des phénomènes que l'on essaye de comprendre et qui ne sont pas toujours aussi clairs qu'on pourrait le penser.

Mme Cécile Gensac. - J'en viens aux impacts du narcobanditisme qui font beaucoup parler d'eux. Ils se traduisent d'abord par un sentiment d'insécurité très important avec des gens qui ne sont plus en sécurité, même chez eux, car des balles peuvent traverser les murs et tuer un habitant. Vient ensuite un risque de repli des institutions et des services publics
- comme la fermeture d'une médiathèque à Nîmes, suivie rapidement du retrait des transports publics. C'est également la sécurisation d'écoles qui insécurisent ceux qui les fréquentent. Tout le monde connaît ces phénomènes contre lesquels il convient évidemment de lutter en urgence. J'ajoute que le narcotrafic crée des économies locales circulaires avec des quartiers qui vivent en autonomie et dans lesquels il faut arriver à intervenir en distinguant ce qui fonctionne normalement - je pense notamment aux activités médicales ou commerciales - ou non, pour redonner une vie sociale normale aux habitants. Les conséquences du retrait d'un transport public sont dévastatrices, surtout pour des quartiers bien souvent à l'écart du centre-ville. Tous ces éléments s'articulent pour conduire à un repli de ces quartiers en donnant encore plus de puissance à ceux qui tentent de prendre la main sur ces territoires. On pourrait évoquer les problématiques d'urbanisation qui ont des incidences très importantes car on constate qu'à certains endroits, l'utilisation des nouvelles technologies ou des techniques spéciales d'enquête sont quasiment impossibles parce que la configuration et la réalité du terrain contrecarrent leur efficacité.

Le narcobanditisme a également un impact judiciaire directement lié à nos fonctions : le déploiement de violence entraîne par réaction un déploiement des forces de l'ordre avec, par exemple, des arrivées massives de forces de sécurité intérieures dont on ne peut pas nier l'impact positif pour apaiser la situation et rassurer les habitants. Cependant, cela accroit l'activité judiciaire « du quotidien » à laquelle il faut répondre avec fermeté. Cela renvoie bien entendu à la problématique de la suffisance en nombre et en compétences des moyens des services d'enquête qui ont vocation à lancer des investigations sur les faits sanctionnables ; encore faut-il décider quel service doit être saisi ou non, et surtout coordonner les actions. Sur les cinq affaires dont nous venons de vous rappeler qu'elles se sont enchaînées d'un jour sur l'autre, deux sont attribuées à des Jirs et les trois autres vont rester au parquet de Nîmes : cette architecture impose à un moment donné de repenser nos méthodes de travail. Nous avons donc proposé à nos collègues de la Jirs de Marseille de mutualiser les réunions de travail opérationnelles - et assimilables à un travail de quasi enquêteur - que nous avons commencé à mettre en place à Nîmes. Le procureur de la République dirige l'action publique mais il est conduit à se transformer en super enquêteur en essayant de recouper des informations dont on s'aperçoit parfois que les services de gendarmerie ou de police ne les ont pas identifiés comme étant d'intérêt commun. C'est là que notre travail de collaboration prend tout son sens : il est très intéressant mais aussi très chronophage et je remercie nos collègues de la Jirs de Marseille - qui se sont spécialisés territorialement au niveau marseillais et ont également des référents nîmois ayant déjà travaillé sur Nîmes - d'avoir joué le jeu en s'associant aux travaux de nos comités opérationnels de lutte contre la criminalité organisée. Je remercie également nos collègues juges d'instruction qui acceptent de rentrer dans ces instances où l'on échange des informations qui leur permettent parfois de découvrir des éléments très utiles à leurs investigations.

Notre travail colossal de recoupement d'informations rencontre cependant des limites de deux ordres. Elles sont d'abord matérielles et pratiques. Le nombre d'enquêteurs en matière de police judiciaire est une constante, à ceci près que le ministère de l'Intérieur nous accorde temporairement un renfort de 10 officiers de police judiciaire (OPJ) pour travailler rapidement sur deux dossiers qui ont été attribués à la Jirs. Nous avons également la chance de bénéficier de la mise en place du GIR (groupe interministériel de recherche) départemental du Gard : il est en train de s'installer et va monter en puissance ; il rassemblera jusqu'à 10 agents en avril prochain. Toutefois, en pratique, quand chacun est mobilisé sur deux affaires à 100 %, il nous est très difficile de prendre en charge immédiatement trois dossiers supplémentaires. Telles sont les réalités très pratiques et matérielles qui obligent à prioriser constamment nos tâches. L'inconvénient est que dès qu'on déstabilise un peu un réseau, on n'a pas le temps d'être proactif qu'un autre s'installe : il faudrait donc qu'une autre équipe soit disponible pour s'attaquer à ce deuxième réseau.

D'autres limites sont de nature juridique : jusqu'où peut-on procéder à des échanges d'informations ? Où et dans quelle mesure pouvons-nous créer les instances qui nous permettraient d'échanger du renseignement « de territoire », comme cela est par exemple autorisé en matière de radicalisation violente ? Comment va-t-on pouvoir croiser des fichiers ? Alors que de nombreuses professions parajudiciaires travaillent aujourd'hui avec l'intelligence artificielle pour croiser des données et chercher des motifs de nullité dans les procédures sans même avoir à les lire, nous nous demandons comment les enquêteurs et les représentants de justice que nous sommes vont pouvoir utiliser cette intelligence artificielle pour analyser non seulement un dossier particulier mais aussi pour relier les dossiers des uns et des autres, ce qui nous amènerait à travailler ensemble sur des informations « moulinées » par l'intelligence artificielle : celle-ci pourrait déclencher des alertes, faciliter les recoupements ainsi que fournir des preuves objectives et juridiquement recevables à l'égard des cibles que nous cherchons à incriminer. Nous devons nous engager pleinement dans la course actuelle non pas à l'information mais au traitement de l'information. En arrière-plan - et, en fait, au frontispice de toutes nos actions - j'introduis toutes les réunions en rappelant : « cherchez l'argent et vous trouverez les stupéfiants ». Il s'agit de changer de paradigme en recherchant les avoirs générés par le trafic de stupéfiants pour atteindre le haut de la pyramide.

Mme Charlotte Huet, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Dunkerque. - Je vais, pour ma part, procéder à une description du ressort judiciaire de Dunkerque qui fera apparaitre des différences avec celui de Nîmes : la taille de tribunal et les problématiques sont distinctes mais je pense que cette table ronde permet précisément de confronter des situations variées.

M. Jérôme Durain, président. - Ce qui nous intéresse c'est de pouvoir identifier des mécanismes qui se répliquent à travers les différenciations territoriales.

Mme Charlotte Huet. - J'ai pris mes fonctions le 1er septembre 2023 et c'est donc encore un ressort que je découvre. Avant tout, je précise que nous sommes sept personnes - moi y compris - au sein du parquet de Dunkerque, et l'une d'entre elles s'occupe des trafics de stupéfiants, même si ce n'est pas sa seule mission. Pour que votre travail soit utile, il faut que les « capteurs » de terrain que nous sommes soient les plus authentiques possible : à cet égard, il faut souligner que les enquêtes du parquet de Dunkerque sur les trafics de stupéfiants sont principalement diligentées au stade local, c'est-à-dire par les commissariats, et donc en prenant appui sur la sûreté urbaine qui comporte un groupe spécialisé pour les stupéfiants. Il est intéressant de le signaler, car nous partageons avec le parquet de Lille le même département et certains services départementaux sont plutôt mobilisés sur la métropole lilloise. L'état des forces est assez modeste mais je vais vous détailler les initiatives qui sont lancées.

Au préalable, pour faire apparaitre géographiquement les enjeux de notre ressort, je précise qu'à l'est se trouve la frontière belge, au nord la façade maritime avec le port et, au sud, une grande autoroute qui traverse de part en part notre ressort et amène beaucoup de flux entre la Belgique et la France. S'y ajoute une autre autoroute qui relie Dunkerque à Lille et qui est également un trajet pour le trafic de stupéfiants. De plus, une des particularités enracinées dans le territoire et importante en termes de flux est la gratuité des autobus dans l'agglomération de Dunkerque, ce qui facilite les trajets des clients pour se rendre plus aisément sur les points de deal. L'enjeu international ne se limite pas à la proximité de la Belgique mais concerne également Amsterdam, toute proche, et Anvers que l'on peut rejoindre en moins de deux heures en voiture. La table ronde se concentrant sur la zone urbaine, je vais donc donner plus de relief à mon propos concernant les villes de Dunkerque et de Grande-Synthe situées sur la façade maritime qui jouxte l'autoroute.

Du point de vue de l'activité juridictionnelle, les infractions en matière de stupéfiants gérées par le parquet de Dunkerque portent en grande majorité sur des faits d'usage. Nous mettons bien entendu en oeuvre d'autres procédures pour démanteler les trafics : ce sont celles qui demandent le plus de temps, mais leur nombre est beaucoup moins élevé. Nous envoyons certains dossiers de trafic de stupéfiants qu'il nous semble intéressant d'approfondir à l'information judiciaire ; cependant, la majorité des procédures font l'objet d'une saisine du tribunal correctionnel afin d'obtenir des réponses pénales rapides.

S'agissant de la description du narcotrafic dans notre ressort, la tendance globale est évidemment à la hausse, comme c'est sans doute le cas ailleurs. Le cannabis reste la matière stupéfiante la plus consommée avec une stabilisation des prix. On constate une recrudescence de l'héroïne avec des baisses de prix significatives. La cocaïne est présente dans notre ressort mais reste minoritaire car les prix restent trop élevés par rapport au pouvoir d'achat des usagers locaux ; la cocaïne est principalement consommée dans des cercles restreints et fermés. En préparant cette audition avec mes collègues, nous avons souhaité porter à votre connaissance un phénomène d'ampleur encore limitée mais qui monte en puissance : on recense de plus en plus de dossiers portant sur de la cocaïne qui est coupée pour fabriquer du « crack ». L'autre phénomène, qui n'a pas pris une ampleur statistique très importante mais qui mérite d'être signalé, est celui des dossiers concernant des drogues de synthèse de type « speed », avec des substances si puissantes que nous avons dû parfois procéder à des interpellations plus précoces que prévu compte tenu de l'enjeu d'ordre public quasiment sanitaire.

Les profils des trafiquants correspondent sans doute aux architectures classiques qui vous ont été fréquemment décrites. Dans notre ressort on peut signaler, s'agissant du stockage des produits par les « nourrices », le nombre croissant de résidents de logements sociaux, sans aucun casier judiciaire et bénéficiant d'une réputation intacte, qui sont appelés à intervenir pour mettre à l'abri des stupéfiants au plus près des points de deal. Par ailleurs, de plus en plus de mineurs sont utilisés comme vendeurs, d'abord parce que leur responsabilité pénale est limitée et ensuite parce que les mineurs sont plus disponibles en termes d'amplitude horaire ainsi que plus corvéables à merci : c'est une évolution symptomatique.

S'agissant des pratiques des trafiquants, contrairement à ce que l'on pourrait penser compte tenu de la proximité du port de Dunkerque, l'essentiel de l'approvisionnement ne se fait pas directement via les conteneurs. Au quotidien, les trafiquants de notre ressort vont plutôt s'approvisionner directement à Lille - c'est pourquoi j'ai souligné l'importance de l'autoroute - ou vont chercher dans des quantités importantes les stupéfiants aux Pays-Bas ou en Belgique. La topographie des trafics fait ressortir un nombre limité de points de vente - moins d'une dizaine - qui sont assez bien identifiés. On estime que le bénéfice tiré des ventes avoisine 3 000 à 4 000 euros par jour et par vendeur, ce qui donne une idée de l'importance globale des sommes en jeu, sachant que certains points de deal réunissent une dizaine de vendeurs. Je constate aussi que les pratiques commerciales des trafiquants s'inspirent - comme sur d'autres territoires - de celles du commerce licite, fondées sur la notion de service, avec des ventes au plus proche de la clientèle et des livraisons à domicile : nos enquêteurs utilisent même la notion « d'ubérisation ». Des pratiques tarifaires attractives sont mises en oeuvre avec des promotions et quasiment des cartes de fidélité puisque les clients réguliers ou ceux qui font du parrainage bénéficient de remises. Les vendeurs de stupéfiants entretiennent le contact, pratiquent des relances à la consommation ainsi que le démarchage agressif, le tout adossé à l'utilisation des réseaux sociaux - principalement Snapchat.

J'ai écouté avec intérêt ce qui a été décrit pour Nîmes en matière d'infractions connexes et je vous indique d'emblée que les faits de violence sont d'une ampleur bien moindre dans notre ressort. Nous sommes pour l'instant assez peu confrontés à des conflits entre les familles ou entre les réseaux de trafiquants. Les violences sont davantage commises au sein d'une même filière en cas de perte ou de vol de produits. Quelques règlements de compte sont évidemment recensés mais, à de rares exceptions près, d'un niveau de gravité moindre que ce qui a été mentionné pour Nîmes. Nous essayons d'assurer une présence maximale avec les enquêteurs - qui parlent d'opérations de « harcèlement de points de deal » - et nous savons que les lieux de vente sont en pratique tenus par des familles assez bien identifiées.

Enfin, concernant nos liens avec les autres acteurs, notre principal correspondant judiciaire sur ce sujet est la Jirs de Lille. Cette relation est nouvelle pour moi mais elle est déjà très étroite et le contact est très fluide. Tout récemment, au mois de janvier 2024, une de nos procédures de saisie de stupéfiants a d'ailleurs été reprise par la Jirs. Notre complémentarité est indispensable et les Jirs ont des capacités d'action dont nous ne disposons pas ; j'estime qu'il m'appartient d'être la meilleure vigie possible en leur transmettant les informations utiles dès que possible. Nous avons, avec la Jirs, des projets en commun, en particulier ciblés sur le port. Par ailleurs, les établissements pénitentiaires constituent un point de vigilance. La particularité de la maison d'arrêt de Dunkerque est d'avoir encore des cellules collectives, ce qui - vous le devinez - prépare un terreau assez favorable au trafic de stupéfiants depuis le lieu de détention. Nous associons également les élus à nos travaux conformément à des schémas adaptés : je peux citer l'exemple d'une récente réunion organisée avec la sous-préfecture, le maire de Grande-Synthe et les bailleurs sociaux pour parler concrètement de tel immeuble, de telle personne qui habite à tel étage et de ce qui a pu être dit ou répété : nous nous tenons ainsi au plus proche du terrain. Enfin, la coopération transfrontalière est globalement satisfaisante : nous activons tous les leviers possibles, et en particulier celui de la décision d'enquête européenne qui fonctionne très bien avec la Belgique et les Pays-Bas.

S'agissant enfin des perspectives, nous allons intensifier nos liens avec le port pour monter des enquêtes de grande envergure afin de remonter les filières, au-delà du traitement des infractions en flagrance. Dunkerque est aussi un foyer de réindustrialisation colossal : plusieurs milliers d'emplois industriels ont été annoncés d'ici 2030, ce qui va amener beaucoup de nouveaux habitants et de travailleurs. Cette évolution génèrera certainement un accroissement de la consommation et des ventes de stupéfiants.

Concernant les moyens dont nous disposons, nous essayons d'abord de faire tout ce que nous pouvons en matière de saisie des stupéfiants. Dans le prolongement de mes observations sur les réseaux sociaux, nous attendons avec impatience la déclinaison au niveau local de la directive et du règlement européens sur l'accès à la preuve électronique dans les enquêtes pénales : nous en aurons très largement besoin même si la question du chiffrement des données restera importante à résoudre. À la faveur de la réforme de la police, il serait également utile que l'on puisse utiliser davantage des outils d'enquête - géolocalisation et sonorisation, notamment - qui, pour l'instant, ne peuvent être employés qu'au niveau départemental, ce qui nous impose à chaque fois de requérir des services qui se trouvent à Lille : nous espérons donc une mutualisation de ces moyens qui renforceront notre efficacité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Carole Etienne et Virginie Girard prêtent serment.

Mme Carole Etienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille. - Le tribunal de Lille est l'un des six tribunaux judiciaires du département du Nord. Lille y est largement prédominante : avec près de 1,3 million d'habitants, l'agglomération lilloise couvre la moitié de la population du département et représente plus de 65 % de la délinquance départementale. Notre ressort comprend 126 communes, dont 85 pour la seule agglomération lilloise et quatre communes très importantes : Lille, Roubaix, Tourcoing et Villeneuve-d'Ascq ; le tribunal judiciaire de Lille concentre l'essentiel de l'activité policière du département. La population est jeune : 30 % de celle-ci a moins de 20 ans, et la densité de population est particulièrement forte, ce qui n'est pas sans incidence. Dans notre ressort, subsistent des contrastes très importants entre des villes très aisées et des villes très pauvres : 45 % de la population de Roubaix vit sous le seuil de pauvreté. Coexistent également certaines grandes réussites industrielles et un taux de chômage qui reste supérieur à la moyenne nationale. Ce ressort se caractérise par la présence de nombreux trafics de stupéfiants et nous manquons à cet égard d'infographies, de cartographies et d'informations. Le ministère de l'intérieur y a estimé à 251 le nombre de points de deal en 2020, sur les 3 952 du territoire national ; en 2022, 170 points de vente ont été recensés dans le Nord, dont une grande partie dans la métropole lilloise.

Comme pour Dunkerque, la situation géographique de la métropole lilloise, frontalière de la Belgique, proche des Pays-Bas ainsi que des grands ports internationaux et traversée par de nombreux axes autoroutiers, en fait un espace de transit, une zone de stockage et de redistribution. Bien que très présent à Lille, et particulièrement au niveau des portes de la ville, le trafic de stupéfiants ne concerne pas la seule ville-centre mais impacte aussi de nombreuses communes périphériques. Différents types de drogues sont vendues et consommées : le cannabis, bien sûr - essentiellement résine et herbe -, l'héroïne, la cocaïne, ainsi que le crack, un peu plus disparate ou diffus et moins répandu qu'à Paris mais qui arrive dans notre ressort. Les réseaux de vente de stupéfiants sont extrêmement organisés, hiérarchisés et évoluent au fil des contraintes ou des tendances, à l'instar du commerce classique et comme en témoignent l'usage de plus en plus fréquent des réseaux sociaux comme outil publicitaire et le développement de la livraison à domicile. Le délinquant se fait entrepreneur et même entrepreneur international : il est très important pour lui permettre de blanchir ses fonds. Cette criminalité est structurée en équipes et se donne les moyens de parvenir à ses fins, qui sont doubles : la première est une finalité lucrative dans des délais très rapides et sans état d'âme ; la seconde est la jouissance de cet enrichissement criminel en empêchant les actions répressives et judiciaires. Assurément nous constatons une appropriation de l'espace public où s'affirment les codes créés par les dealers, avec un affichage des prix ou des tarifs et des appropriations de halls d'immeubles qui entraînent une cohabitation de plus en plus banalisée avec les habitants. Ces derniers s'expriment peu et pourtant, même s'ils détiennent des informations partielles, celles-ci sont essentielles. Leur silence s'explique la plupart du temps par la peur des représailles, la méconnaissance des acteurs vers lesquels ils peuvent se tourner et par une certaine lassitude d'une partie de la population qui ne croit plus en l'action des pouvoirs publics. S'agissant également du « bas du spectre », c'est-à-dire de la partie visible des trafics sur notre territoire urbain, les trafics sont de plus en plus apparents dans l'espace public ; ils sont implantés dans des espaces résidentiels denses, choisis pour leur morphologie qui facilite la surveillance par les guetteurs et la dispersion à l'arrivée des forces de l'ordre.

Pour les habitants, la coexistence quotidienne avec les dealers génère des connaissances parfois très fines sur les modalités de l'organisation du trafic ainsi que sur le déroulé de la vente de drogue. À titre d'exemple, la ville de Loos accueille plus de 22 000 habitants dans un territoire bénéficiant d'une très bonne accessibilité, notamment grâce au périphérique, et comporte deux secteurs touchés par le narcotrafic : l'un est composé principalement de logements sociaux et sujet à un trafic de cannabis ; l'autre se situe au sein d'une tour d'habitat social bien connue, qu'on appelle la « tour de la mort », à proximité de trois autres tours elles-mêmes voisines de Lille. De même, Villeneuve-d'Ascq, qui est la quatrième ville la plus peuplée de la métropole lilloise, accueille un nombre important de logements et de nombreuses activités génératrices de flux, avec deux grands campus de l'Université de Lille, un grand centre commercial, le grand stade et des parcs d'activité. Villeneuve-d'Ascq est traversée par deux lignes de métro et les trafics de stupéfiants présents sur la commune sont tournés principalement vers la vente de cannabis : le quartier le plus impacté est à proximité du campus universitaire, même si la problématique est également présente de manière plus éparse dans divers secteurs de la ville.

Ces trafics impliquent des « jeunes de plus en plus jeunes », de 13 à 16 ans. L'étude des dossiers et les informations échangées lors de nos réunions de travail ont permis de constater des différences dans le fonctionnement des trafics en fonction de leur localisation. Le trafic peut rester animé à tous les niveaux par des habitants du quartier : ce sont des locaux avec des « nourrices ». Les trafiquants se posent souvent en alternatives économiques avantageuses pour les habitants - qui constituent une population assez vulnérable - mais aussi pour les mineurs, les jeunes majeurs et les toxicomanes que les trafiquants recrutent comme nourrice, guetteur, portier, distributeur de repas ou comme organisateur de file d'attente. Ailleurs, dans une proportion croissante des lieux de trafic, les trafiquants ont recours à des mineurs ou des majeurs d'autres quartiers, d'autres villes ou même d'autres départements qui sont recrutés via les réseaux sociaux à la journée, à la semaine, voire au mois.

L'état de la menace se mesure aussi au regard du haut niveau d'activité de la Jirs. L'activité de la Jirs de Lille la situe d'ailleurs en troisième position parmi les huit Jirs de France. Elle a développé une intense activité de coopération pénale internationale car elle dispose de frontières terrestres ou maritimes communes avec la Belgique, le Luxembourg, le Royaume-Uni. La Jirs consacre depuis 2016 - j'ai pris mon poste de procureur en 2020 - une part de plus en plus importante de son activité au trafic de stupéfiants. Cette évolution haussière concerne principalement les ports du Havre et de Dunkerque pour l'importation de cocaïne : nous observons une tendance à la hausse du poids des cargaisons de cocaïne en provenance notamment d'Amérique du Sud. Historiquement, la Jirs de Lille a pu se saisir d'affaires d'importation de stupéfiants par voie routière, d'une part, depuis les Pays-Bas et la Belgique pour la cocaïne, l'héroïne ou la pâte d'amphétamine et d'autre part, en provenance d'Espagne pour l'herbe et la résine de cannabis à destination du territoire français voire du Royaume-Uni. Elle a également développé une expertise en matière d'importation de cocaïne par voie maritime, en fret conteneurisé en provenance d'Amérique du Sud, le port du Havre restant la principale porte d'entrée de la cocaïne sur le sol français. Les saisies y sont régulières et portent sur des cargaisons importantes, même si - ne nous leurrons pas - celles-ci ne représentent qu'une infime partie de la réalité. Parallèlement, l'émergence du port de Dunkerque comme point d'entrée secondaire constitue désormais une préoccupation majeure. Nous sommes confrontés à des procédés de dissimulation et à des modes opératoires très variés.

Il est ici important d'évoquer le dossier « EncroChat » : il s'agit d'une enquête lilloise qui a permis d'identifier l'existence d'une solution de communication numérique chiffrée utilisée par des organisations criminelles de très haut niveau national et international. Les téléphones chiffrés concernés étaient présentés dans un circuit de distribution d'une grande opacité et distinct des circuits commerciaux classiques. Le système garantissait aux utilisateurs un parfait anonymat et une parfaite confidentialité ; le téléphone n'était ni traçable ni détectable. Les investigations techniques ont permis de constater que cette communication chiffrée, par ailleurs non déclarée en France, était mise en oeuvre depuis des serveurs installés à Roubaix, au profit d'une clientèle mondiale. L'exploitation des données saisies, c'est-à-dire plus de 115 millions de messages, a confirmé l'utilisation de cette messagerie en particulier dans des affaires d'associations malfaiteurs de grande envergure, d'importation et de trafics de quantités considérables de stupéfiants mais aussi de trafic d'armes lourdes ou de blanchiment. Ce dossier continue de susciter une intense activité de coopération avec près d'une quarantaine de pays, ainsi que des échanges constants avec Eurojust et Europol. Il a également permis d'externaliser près d'une centaine de procédures incidentes sur le territoire national, parmi lesquelles neuf sont restées à la Jirs de Lille. Nous avons actualisé en juin dernier le bilan de ce dossier : de très nombreuses interpellations sont intervenues dans les pays partenaires et des résultats significatifs ont été obtenus avec des saisies très importantes de stupéfiants, de centaines de milliers d'euros et d'armes lourdes.

Certains pourraient se demander si nous n'avons pas tendance à traiter séparément la partie visible du trafic et sa dimension de criminalité organisée. Cependant, dans le cadre d'une des procédures incidentes, des échanges particulièrement évocateurs d'un trafic de produits stupéfiants de grande ampleur ont été détectés comme émanant d'utilisateurs
- apparaissant sous des pseudonymes - qui étaient localisés dans une tour de Lille sud, plus connue sous l'appellation « Tour de la Beuh », et qui étaient manifestement en charge de la logistique et de l'approvisionnement du trafic de stupéfiants. Cette tour est notoirement un gros point de deal de la métropole lilloise ; le trafic semble s'y calmer mais il nous occupe depuis assez longtemps, et le dossier EncroChat nous a permis de comprendre comment fonctionnait ce point de vente dont le chiffre d'affaires a été estimé à 40 000 euros par jour et qui a donné lieu à plusieurs interpellations. La dernière a eu lieu en janvier 2023 : 138 000 euros d'avoirs criminels ont été saisis sous forme de comptes bancaires, de numéraire, de maroquinerie de luxe et de crypto-monnaies, sans compter les véhicules, les montres de luxe, à quoi s'ajoute la saisie d'un bien immobilier acquis à Dubaï qu'il nous appartient à présent de faire exécuter. Ces dossiers sont d'une complexité croissante en termes de technicité et de volume ; ils sont particulièrement chronophages.

Cette criminalité génère bien entendu des violences, des homicides et une multiplication dans le port du Havre des faits d'enlèvement, de menaces ou d'intimidation, de violences graves visant les dockers ou leurs familles, avec une montée en gravité. Très localement, nous constatons - même si elles sont peu médiatisées - des guerres de territoire avec des règlements de compte prenant la forme de ce qu'on a appelé la « jambisation », qui consiste à faire usage d'une arme en tirant dans les jambes des concurrents ; on dénombre également de plus en plus d'homicides et de tentatives d'homicides, en particulier à Lille et à Roubaix. Plus largement, dans la plupart de ces affaires de trafic de stupéfiants, des armes sont utilisées et découvertes à l'occasion des enquêtes.

L'action répressive a eu pour effet de multiplier les identifications et interpellations d'agents portuaires corrompus, permettant ainsi de neutraliser plusieurs organisations en charge de la sortie des cargaisons de cocaïne. La question des compromissions portuaires demeure prégnante, avec des rémunérations qui vont de 20 000 à 100 000 euros par opération. Il convient également de s'interroger sur la sécurisation des greffes pénitentiaires et en particulier sur les actions corruptives susceptibles de permettre des remises en liberté frauduleuses, voire, le cas échéant, des évasions grâce à ces compromissions. Enfin, la sécurité intrinsèque des lieux de détention mériterait d'être garantie par le brouillage systématique des établissements pénitentiaires afin d'empêcher les trafiquants de poursuivre leurs activités criminelles en détention ; en effet, ces derniers disposent de moyens de téléphonie qui leur permettent, depuis leur cellule, de délivrer des directives à des affidés totalement dévoués et qui sont d'efficaces relais opérationnels sur le terrain. Notre ressort dispose notamment de deux centres pénitentiaires importants - Annoeullin et Sequedin - qui sont surpeuplés et représentent à eux deux un peu plus de 1 600 détenus.

Nous menons des actions avec l'administration pénitentiaire, les services de police et de gendarmerie pour lutter contre les entrées irrégulières de produits stupéfiants en détention. C'est une priorité de politique pénale : je ne parle pas seulement des contrôles au niveau des parloirs mais aussi des stratégies d'enquête que nous devons mettre en oeuvre pour lutter contre les projections à l'intérieur des établissements. Étant donné que la délinquance ne cesse de progresser techniquement, nous devons désormais contrecarrer les livraisons par drone au niveau des cellules. Les stratégies et techniques spéciales d'enquête qui sont utilisées se révèlent parfois inadaptées aux pratiques de plus en plus pointues des trafiquants, surtout en matière de cybercriminalité.

J'en viens à nos méthodes de travail, au traitement du renseignement humain et en particulier à la gestion des sources d'information humaines qui demeurent parfois sujettes à interrogation de la part des magistrats. On peut, en effet, continuer à déplorer parfois certains manques dans l'information des parquets Jirs sur les sources humaines, ainsi que le fait que ces informations nous sont délivrées souvent à contretemps. Nous avons, d'une part, besoin d'informations remontant depuis les quartiers : j'ai, à cet égard, créé une adresse mail à destination des habitants qu'ils peuvent utiliser et utilisent parfois, même si l'omerta règne. D'autre part, nous avons besoin d'un outil partagé et actualisé de cartographie des lieux de trafic ainsi que d'un suivi de la localisation des faits se rattachant aux dossiers en cours d'enquête : il s'agit d'améliorer notre visibilité à la fois sur l'origine des dossiers, les produits concernés, les services saisis et sur l'implantation géographique du trafic. L'objectif est de pouvoir apprécier la mobilité de ces trafics ou au contraire leur enracinement - et il est intéressant de constater que le trafic perdure à certains endroits depuis quelques années. Alors que les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) constituent des lieux d'échange d'informations privilégiées sur le narco-banditisme, les magistrats du parquet regrettent souvent de ne pas y être associés ; pourtant, les renseignements qui y sont diffusés ont vocation à être judiciarisés le plus intelligemment possible. La lutte contre les trafics de stupéfiants passe aussi par la capacité à produire de l'analyse criminelle, à opérer des rapprochements et à partager l'information : c'est déjà le cas grâce à nos relations régulières, transparentes, et opérationnelles avec la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), les parquets hors Jirs et les autres Jirs. De même, le bureau de liaison portuaire contribue à une vraie circulation de l'information entre les parquets. Cette circulation est nécessaire et elle est même engagée avec les maires, la préfecture, les bailleurs sociaux et, à un niveau bien moindre mais important, les groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) qui sont des groupes territorialisés et thématiques ayant le mérite de se réunir régulièrement, de faire le point et de contribuer ainsi à une action judiciaire affinée et précise. Ces groupes renseignent aussi les élus locaux en leur permettant de disposer d'informations et d'en aviser la population.

Notre coopération judiciaire est, pour sa part, très satisfaisante au plan européen, en particulier avec les magistrats belges ou néerlandais, et nous apprécions bien entendu l'appui d'Eurojust qui joue un rôle essentiel dans nos procédures. En dehors du cadre européen, la qualité de la coopération est plus variable et ma collègue pourra évoquer les difficultés que nous pouvons rencontrer avec certains pays du Maghreb ou les Émirats arabes unis dans lesquels, d'ailleurs, les trafiquants de très haut niveau se réfugient pour pouvoir se mettre à l'abri des mandats d'arrêt internationaux et investir les produits de leur activité criminelle : cela contrarie encore d'avantage notre politique de plus en plus ferme et assidue de saisie et de confiscation des avoirs criminels. Là encore, notre action nécessite des capacités d'enquête approfondies afin de détecter et de localiser les avoirs criminels en France comme à l'étranger.

Mme Virginie Girard, procureure de la République adjointe, chargée de la division financière et de la criminalité organisée près le tribunal judiciaire de Lille. - Mon intervention comportera deux axes avec, tout d'abord, les appréciations que je peux formuler au plan local sur le narcotrafic dans le ressort de Lille et, ensuite, la situation que l'on peut appréhender au niveau de l'interrégion.

Le contentieux du trafic de stupéfiants dans le ressort lillois met au jour des organisations criminelles polyvalentes en produits ainsi qu'en compétences logistiques, mais pas au sens où elles génèreraient des champs criminels diversifiés. Notre regard sur la criminalité du « haut du spectre » nous conduit plutôt à constater une imbrication d'activités délinquantes distinctes entre elles mais qui coopèrent par opportunisme.

À titre d'exemple, on peut citer les garages clandestins ou « garages fantômes » - ce phénomène est extrêmement important à Roubaix - ainsi que les trafiquants de véhicules, qui offrent des supports logistiques précieux par le truchement d'immatriculations au SIV (système d'immatriculation des véhicules). On sait que le SIV constitue une faille majeure, introduite à la faveur de la dématérialisation des immatriculations de véhicules. Des sociétés ad hoc ont été créées pour permettre d'immatriculer frauduleusement des flottes de véhicules, utilisées ensuite pour commettre moult infractions, et, en particulier, pour faciliter le trafic de stupéfiants. Je mentionne aussi la constitution de sociétés de location de véhicules de complaisance, également utilisés par des réseaux de trafic de stupéfiants parfois eux-mêmes implantés très loin du territoire lillois, ce qui témoigne d'ailleurs de l'attrait des trafiquants pour ce dernier.

S'agissant tout d'abord des secteurs lillois et roubaisien, plusieurs procédures ont attesté du développement de longue date de réseaux criminels spécialisés dans le transport international de produits stupéfiants, obtenus de façon très classique aux Pays-Bas, en Belgique ou en Espagne, et à destination non seulement du marché de l'interrégion, mais aussi de l'ensemble du territoire national. Cela témoigne de l'importance des capacités de redistribution de ces réseaux et, de fait, du niveau élevé de proximité, de disponibilité et de qualité des produits ; l'attractivité des tarifs qu'ils proposent positionne certains réseaux lillois comme de vrais opérateurs internationaux du haut du spectre. Des capacités logistiques particulièrement développées ont été observées, avec une disponibilité sans limites en véhicules, chauffeurs et produits, à quoi s'ajoutent le recours à des villas-relais en Espagne, à des laboratoires de fabrication ou de transformation au Pays-Bas et à des logements ou à des lieux de stockage en Belgique : les réseaux se sont joués des frontières pour diversifier leurs implantations.

En ce qui concerne plus particulièrement Roubaix, on relève la présence de clans et de familles entièrement spécialisés dans le trafic : ils exercent une autorité sans faille sur leurs affidés, disposent de capacités de recrutement d'une main-d'oeuvre quasiment inépuisable et recourent à la violence dans les règlements de compte avec leurs concurrents. Certains des trafiquants lillois entretiennent des contacts directs avec les narcotrafiquants inscrits dans le « top » national mais aussi avec des fournisseurs étrangers, ce qui les positionne clairement dans le « haut du spectre ».

Ces structures criminelles sont capables d'organiser à l'avance leur impunité : on note, par exemple, que les chefs de réseau procèdent parfois à la désignation des avocats de leurs subordonnés, ce qui induit un verrouillage de la parole, et se font, le cas échéant, adresser des comptes rendus de procédures judiciaires en temps réel. Vous pouvez ainsi mesurer la puissance de ces organisations, qui se manifeste aussi par leurs capacités corruptives majeures.

Le quartier du Pont-de-Bois à Villeneuve-d'Ascq est, pour sa part, d'une typicité un peu différente puisque le profil des narcotrafiquants y est celui d'individus très jeunes, désinsérés, qui véhiculent plus ou moins les codes classiques du rap, le culte de la personnalité, l'exhibition des armes, de l'argent et des voitures de luxe, le tout dans des clips vidéo comportant un mélange inquiétant entre le propos artistique et le véhicule publicitaire à des fins de commercialisation. Ces groupes se caractérisent par une très forte immaturité, qui a pour corollaire l'extrême violence dont ils font preuve : leurs agissements ont provoqué des morts et s'accompagnent de risques de victimes collatérales.

J'en viens aux trafics portuaires car, comme cela a été indiqué, le port du Havre est la porte d'entrée principale des produits stupéfiants en France et cela concerne notre ressort au plus haut point. 60 % du contentieux de la Jirs est alimenté par les dossiers de trafic de stupéfiants et, parmi ces dossiers, environ 80 % émanent du port ainsi que du parquet du Havre. Le principal phénomène qui affecte l'interrégion lilloise est celui des importations de cocaïne qui sévissent sur la zone portuaire havraise, avec désormais un second point de préoccupation qui est le port de Dunkerque. La place occupée par le port du Havre s'explique par sa localisation privilégiée. Il faut ici rappeler le parcours contre-intuitif des navires qui, venant d'Amérique du Sud, font d'abord escale à Hambourg, Rotterdam et Anvers avant de rallier les ports français. De fait, les trafiquants peuvent utiliser le port du Havre de façon alternative aux grands ports qui viennent d'être mentionnés, dans lesquels la pression des services de sécurité et des autres organisations criminelles concurrentes ou parasites - qui s'approprient parfois des cargaisons - peut conjoncturellement s'avérer dissuasive. Pour les narcotrafiquants, le port du Havre présente ainsi un double intérêt : il permet de s'émanciper de la présence d'autres organisations et de maximiser les rémunérations en faisant moins jouer la concurrence.

Les éléments recueillis en exploitant les données issues de la procédure EncroChat - initiée et suivie par la Jirs de Lille depuis 2020 - confirment la très grande maîtrise par les organisations criminelles des routes logistiques maritimes, leur capacité à se réorganiser dans des temps records quand les débouchés portuaires ne sont pas assurés et leur grande faculté à corrompre les agents pouvant offrir des sorties portuaires sans contrôle. Ces informations mettent également en lumière leur opportunisme, qui les amène à adapter systématiquement leur coopération avec d'autres organisations ainsi que leurs modes opératoires ; leur agilité les rend difficiles à attaquer. Les procédures qui découlent du dossier EncroChat - et je pourrais extrapoler à partir du dossier concernant la messagerie chiffrée Sky ECC qui avait aussi pour origine la juridiction lilloise, celle-ci ayant été dessaisie de ce dossier désormais traité par la Junalco - ont du reste démontré que les organisations criminelles cherchent volontairement à saturer les services portuaires. Pour faire diversion, elles ne craignent absolument pas de sacrifier d'importantes quantités de produits stupéfiants, dont elles savent qu'elles seront saisies, afin de permettre dans le même temps à des quantités encore plus importantes d'échapper aux douanes, justement occupées à effectuer des saisies.

Les conversations interceptées démontrent le mépris et le détachement absolu avec lesquels les organisations criminelles notent ou constatent les saisies douanières ou policières, ce qui démontre là encore leur force de frappe, leur puissance financière et leur capacité à inonder le marché européen. Je parlerai un peu plus tard la recrudescence notable des enlèvements et des séquestrations, notamment en lien avec la problématique portuaire havraise. En réalité, cette évolution est, inscrite d'assez longue date dans notre paysage territorial, au-delà même de la scène maritime, mais elle semble s'étendre et, en tout cas, on note une montée en gravité des dossiers
- j'évoquerai à ce titre le dossier jugé en septembre dernier de l'enlèvement et du meurtre d'Allan Affagard, docker au port du Havre. On note également - sur la base de certains dossiers établis par les services enquêteurs - une montée en gamme des profils ciblés ainsi qu'un renchérissement du montant des rançons qui sont en capacité d'être mobilisées et payées, notamment en ayant recours à des paiements depuis l'étranger ou à des modes de compensation qui font penser au mécanisme de la hawala. Les finalités de ces enlèvements sont multiples : il peut s'agir de rechercher des renseignements ou une coopération pour faciliter une future sortie portuaire, de voler des liquidités, de régler des litiges commerciaux entre trafiquants ou de procéder à des représailles.

Le port de Dunkerque constitue, aux yeux de la Jirs de Lille, un angle mort et un sujet de préoccupation absolument majeur. Nous avons procédé à des saisies mais l'actuelle faiblesse des constatations sur le site de Dunkerque est à nos yeux révélatrice de l'insuffisance des moyens de ciblage et de détection des flux de cocaïne, alors même que de nouvelles lignes maritimes sont régulièrement ouvertes et que des risques de pollution existent dans les ports « rebond » en mer du Nord. Cette insuffisance des saisies conduit également à s'interroger sur l'existence de compromissions de haut niveau; c'est une interrogation, voire une conviction, cependant non encore étayée. Je rappelle que Dunkerque constitue le premier port français d'importation de fruits exotiques depuis 2019 ; or ce fret légal est régulièrement utilisé pour les importations de cocaïne et en constitue un vecteur assez naturel.

Les organisations criminelles opèrent depuis l'étranger et recrutent en région parisienne ou dans les Hauts-de-France des équipes de récupérateurs parfois peu chevronnées mais qui n'hésitent pas à employer la violence. Ainsi, on a vu des dépotages pratiqués en pleine voie de circulation au Havre ainsi que des arrachages de stupéfiants d'un conteneur dans la cour d'enceinte d'une société, les récupérateurs n'hésitant pas à foncer sur un employé avec leur véhicule : ces méthodes extrêmement violentes montrent la détermination de ces acteurs.

J'en viens à la criminalité induite par le narcotrafic - il s'agit principalement des règlements de compte et du blanchiment - avant d'aborder la criminalité connexe. S'agissant des règlements de compte au sens large, la Jirs a eu à connaître d'atteintes aux personnes extrêmement graves et qui vont crescendo. Il y a quelques années, on évoquait le phénomène de « jambisation », c'est-à-dire des avertissements délivrés sous forme non-létale. Désormais, ce sont des assassinats auxquels nous assistons avec, par exemple en 2021, à dans une rue située à moins de 200 mètres du tribunal judiciaire de Lille, l'exécution d'un jeune homme mineur qui était mis en examen dans une affaire de stupéfiants et dont l'environnement faisait l'objet de tensions très fortes sur fond de trafic. Un autre exemple est celui de l'assassinat à Roubaix en 2021 d'un homme déjà lourdement condamné, atteint de balles dans le dos et à la tête.

On peut également citer diverses méthodes utilisées par les trafiquants à l'encontre de leurs concurrents ou de ceux qu'ils considèrent comme des traîtres. Par exemple, une tentative de meurtre a ciblé un individu qui sortait de la maison d'arrêt de Lille-Sequedin avec des tirs à l'arme lourde en pleine journée, sur le parking de cette maison d'arrêt, alors que des familles attendaient aux parloirs. La date de libération de la cible était connue du clan ennemi, sur fond de différents liés au trafic de stupéfiants. Un autre meurtre en bande organisé a été commis par une organisation originaire de Roubaix : il s'agissait de représailles conduites par un important trafiquant du nord de la France envers l'un de ses subordonnés qui lui avait dérobé de l'argent lors d'un transport en voiture de sommes considérables. Ce cas s'est singularisé par le recours à la méthode du « barbecue » (un corps incendié dans une voiture pour effacer les traces d'identification), très peu usitée dans le nord de la France à la différence du sud et de Marseille, et qui témoigne d'une volonté d'asseoir une autorité et de dissuader toute velléité de trahison ou d'autonomisation des membres de l'organisation au dépend des têtes de réseau.

Citons également des enlèvements et séquestrations, notamment à Roubaix, sur instruction d'un trafiquant de stupéfiants originaire de la ville et, en particulier, l'enlèvement par quatre individus et en plein centre-ville d'un individu soupçonné d'avoir détourné 160 000 euros dans le cadre d'un trafic de stupéfiants : il a été mis dans un coffre, déshabillé, menacé d'une arme sur la tempe et finalement relâché après confiscation de ses papiers d'identité par l'un des participants car il était sous contrôle judiciaire et tout à fait désireux de se dissimuler des autorités. L'enquête a révélé l'utilisation régulière de cette méthode dans la gestion des conflits. Je mentionne aussi l'enlèvement d'un mineur sur la commune de Saint-Quentin dans l'Aisne, alors qu'il se rendait au collège, et sa séquestration pendant 48 heures sur fond de différend commercial entre narcotrafiquants. L'inflation des règlements de compte se manifeste aussi très nettement à Amiens : en avril 2023, une équipe de trois individus a pénétré au domicile de deux personnes, a tiré sur deux frères, tué l'un d'eux et blessé sérieusement le second.

De la même manière, dans les procédures havraises, on note le recours à des enlèvements, des séquestrations, des violences et des sévices graves à l'encontre de dockers ou de leurs proches qui, le cas échéant, ont pu conduire à la mort. C'est le cas du dossier Affagard, qui a défrayé la chronique. Il s'agit de l'enlèvement d'un docker précédemment mis en examen dans le cadre d'un dossier d'importation de cocaïne par voie portuaire, dossier traité par la Jirs de Lille. La victime a été retrouvée sans vie après avoir subi des violences graves entrainant son décès. On a récemment jugé cette affaire dans le cadre de poursuites du chef d'association de malfaiteurs. D'autres dossiers havrais concernent des enlèvements suivis de violences graves, des menaces, des extorsions, mais aussi des braquages, parfois en plein centre-ville, avec des véhicules qui sortent du port chargés de pains de cocaïne.

Au total, le phénomène des séquestrations est révélateur de l'ultra-violence à laquelle recourent les réseaux. L'omerta règne dans le monde des dockers et entrave considérablement l'action policière. Les séquestrations sont souvent dissimulées : les familles ne signalent les disparitions qu'en dernière extrémité, au moment des demandes de rançons qu'ils ont parfois des difficultés à régler. Les victimes conservent le silence par peur des représailles, par volonté - le cas échéant - de se faire justice elles-mêmes, et aussi parce qu'elles ne souhaitent pas éveiller les soupçons des enquêteurs sur leur éventuelle implication dans la facilitation de sorties portuaires ou sur leurs liens avec des tiers ayant participé à ce type d'opération. Je signale enfin l'enlèvement et la séquestration accompagnée d'actes de torture d'un docker dunkerquois à l'été 2023, qui illustre aussi l'expansion de ce phénomène.

Le second type de criminalité induite par le narcotrafic est le blanchiment. C'est un point fondamental, or il faut bien constater la faiblesse structurelle de nos moyens d'enquête pour détecter, identifier, saisir et confisquer les fonds blanchis à la faveur du trafic de stupéfiants. Plusieurs raisons expliquent cette difficulté, à commencer par la plasticité des modèles de blanchiment, leur caractère mondialisé et aussi la relative faiblesse de nos services d'enquête. Il y a une intrication des organisations criminelles, qui permet à des réseaux de trafiquants de s'associer avec des organisations spécialisées dans les blanchiments de toute nature et de toute origine : on observe ainsi des collusions entre différentes organisations. La détection des modes de blanchiment traditionnels que sont la hawala et le recours aux « sarrafs » (changeurs d'argent), avec des systèmes de compensation dans lesquels l'argent n'effectue aucun déplacement physique, implique des méthodes d'enquête très particulières et des connaissances dont ne disposent pas nécessairement les enquêteurs dédiés à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les compétences sont plutôt développées par l'OCRGDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière) dans certains dossiers qui datent de plusieurs années. Le recours aux cryptoactifs est également un écueil puisque leur appréhension nécessite une formation assez poussée des services enquêteurs. Enfin, le recours à d'autres méthodes de blanchiment à travers des « sociétés taxis » ou des lessiveuses implique là encore que les services enquêteurs spécialisés en matière financière s'y attellent.

À mon sens, ces services n'apparaissent pas suffisamment armés pour travailler de manière parallèle ou concomitante au démantèlement des filières de trafics de stupéfiants d'une part, et à l'appréhension des modes de blanchiment utilisés par ces filières d'autre part. Il y a à la fois une faiblesse des effectifs, une structuration dépassée des services enquêteurs avec une division traditionnelle et à mon avis archaïque des missions qui leur sont dévolues. Une solution évoquée devant vous par nos collègues parisiens - et que nous allons dupliquer - consiste à recourir à la notion de présomption de blanchiment, prévue à l'article 324-1-1 du code pénal. Il s'agit de se fonder sur des conditions matérielles, financières ou juridiques permettant de considérer qu'une opération ne peut avoir d'autres justifications que la dissimulation de l'origine des fonds ou du bénéficiaire effectif de l'opération, c'est un levier extrêmement utile.

En conclusion sur ce point, certes, l'ensemble de nos procédures d'information du chef de trafic de stupéfiants visent également le blanchiment, c'est-à-dire que les magistrats des parquets saisissent systématiquement, dans de tels dossiers de, les juges d'instruction pour instruire le volet blanchiment. On déplore toutefois sur ce sujet une absence de co-saisine avec les services financiers, ce qui se traduit par des investigations principalement axées sur une photographie des patrimoines et un dévoilement des seuls mécanismes de blanchiment les plus simples et, souvent, de manière un peu partielle. Il faut aussi souligner, à la décharge des services enquêteurs, que la typicité de nos dossiers d'importation de stupéfiants, dans lesquels les donneurs d'ordre sont établis à l'étranger, ne leur facilite pas la tâche.

En ce qui concerne la corruption, vous avez pu mesurer que la puissance des organisations criminelles leur permet dorénavant de bénéficier de complicités d'agents privés et publics. Pour mémoire, on peut évoquer les phénomènes de compromission dans le milieu professionnel des agents portuaires, avec des rémunérations particulièrement élevées pour la commission d'acte illicite : 20 000 euros pour un chauffeur, 50 000 euros pour un opérateur de cavalier qui va déplacer un conteneur pour faciliter une sortie, jusqu'à 100 000 euros dans certains dossiers. Des agents privés comme des dirigeants d'entreprises de transport peuvent également être approchés pour faciliter la récupération des stupéfiants loin des zones portuaires.

S'agissant des agents publics, nos éléments de conviction se forgent sur la lecture des dossiers et on peut considérer comme exposées les catégories de personnes suivantes : à l'évidence les agents pénitentiaires
- surveillants ou greffiers pénitentiaires -, à la fois pour remettre des moyens de communication à des détenus, mais aussi pour commettre volontairement des erreurs de procédure, peuvent ainsi être sollicités pour mal orienter ou pour ne pas transmettre dans les délais requis des demandes de mise en liberté ou des actes d'appel, voire, le cas échéant, fabriquer des faux pour favoriser des remises en liberté frauduleuses. Le cas échéant, on peut également imaginer la réalisation d'évasions grâce à la compromission de ce milieu pénitentiaire. Certains de nos trafiquants sont particulièrement rompus à la procédure pénale, davantage même parfois que les juristes qui les accompagnent, et ne se privent pas de donner des conseils à des tiers, affidés ou amis, pour trouver des moyens de pousser à la faute les agents pénitentiaires.

Sont également exposés à la corruption les fonctionnaires de police ou de gendarmerie pour consulter les fichiers permettant de détecter des enquêtes en cours et d'entraver les investigations. Je mentionne ici le fichier SIV, le FOVeS (fichier des objets et des véhicules volés) ou la consultation du statut des mises en cause. Par exemple, dans l'un de nos dossiers, une personne qui n'appartenait pas à un service d'investigation a été approchée par des narcotrafiquants pour consulter le FPR (fichier des personnes recherchées) pour le compte de commanditaires désireux de savoir combien de mandats sont décernés contre eux, là aussi pour ensuite jouer des facilités procédurales.

J'ajoute à cette liste les douaniers qui peuvent être approchés pour ne pas entraver le passage et la sortie portuaire des marchandises, ainsi que les agents de préfecture pour la facilitation des immatriculations de véhicules, l'obtention de permis de conduire et la délivrance de papiers d'identité ou autres. Il faut aussi évoquer le rôle qui serait susceptible d'être joué par les avocats dans la corruption, et en particulier dans celle des agents pénitentiaires : j'ai cité tout à l'heure le faux acte d'appel créé de toutes pièces et rémunéré plusieurs dizaines de milliers d'euros ayant abouti à la libération d'un prévenu. Il faut peut-être s'interroger sur les pratiques de certains avocats lorsque celles-ci sont à la limite de la bonne foi dans l'exercice des voies procédurales.

Les relations que nous entretenons avec la Junalco sont très régulières : elles se signalent par leur fluidité, la réactivité et la qualité des échanges opérationnels quasiment quotidiens, à la fois de manière informelle, par mail, téléphone ou visioconférence, et de manière plus institutionnalisée à la faveur des réunions annuelles présidées par la Junalco au titre de son rôle de coordination. En matière de trafic de stupéfiants, il est habituel pour les magistrats qui se connaissent et forment un réseau bien identifié, d'échanger sur leurs objectifs prioritaires - pouvant être partagés par les Jirs et la Junalco -, sur les logiques de dessaisissement d'une juridiction à une autre et de procéder à des retours d'expérience. Nous avons parfois rencontré diverses déconvenues en matière de livraisons surveillées douanières ou internationales et notre réseau est un lieu d'échange sur la sécurité juridique des procédures. Nous réfléchissons à élaborer une doctrine commune aux Jirs et à la Junalco en matière de gestion des sources humaines, en prenant en compte les nouvelles doctrines d'emploi de la DOD (direction des opérations douanières) et de la DNRED (direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières). Enfin, la très bonne communication entre les Jirs permet, le cas échéant, de faire échec à de possibles défauts d'information des services enquêteurs et de confronter nos points de vue de magistrats quant au montage des dossiers ou à la gestion des sources et de décloisonner le traitement du renseignement.

Un mot sur le bureau de liaison portuaire qui offre une vraie circulation de l'information entre les parquets et facilite la détermination de la Jirs la mieux placée, par exemple pour des saisies de stupéfiants « sèches » qui sont réalisées au Havre qui intéressent au plus haut point les dossiers de la Jirs de Fort-de-France. Le bureau de liaison permet aussi de se garantir contre d'éventuels défauts de transmission spontanée d'informations. Le dialogue entre les Jirs et la Junalco a, par ailleurs, été nourri et renforcé dans le cadre de nos échanges relatifs aux procédures liées à EncroChat et Sky ECC.

S'agissant de l'action de la gendarmerie et celle de la police nationale, je rappelle d'abord que le parquet joue un rôle essentiel puisqu'il détermine le cadre des saisines judiciaires et l'articulation entre les services, en particulier s'agissant des co-saisines. Si la pratique des co-saisines entre l'antenne Ofast du Havre et la section de recherches de Rouen ne soulève aucune difficulté, la co-saisine de l'antenne Ofast Lille et de la section de recherches de Lille demeure extrêmement délicate. Il faudra voir si ces difficultés persistent en dépit de la réforme territoriale de la police nationale. En tout état de cause, les antennes Ofast du Havre et de Lille constituent nos interlocuteurs naturels. L'Ofast a développé une parfaite expertise de la pratique des livraisons surveillées internationales avec substitution et fait montre d'une très haute technicité et de capacités opérationnelles rapidement mobilisables.

Je formulerai cependant, et de façon générale, deux bémols : d'une part, les services enquêteurs n'ont pas tous encore acquis le réflexe de solliciter l'appui d'Europol et peut-être faut-il faire le constat global d'un manque de culture internationale ; d'autre part, le recours de la part des services, office centraux compris, à l'infiltration, à la captation et dans une moindre mesure à la sonorisation semble insuffisant
- à cet égard, peut-être faudrait-il envisager une dotation spécifique au niveau zonal ou central pour développer le recours à ces techniques spéciales d'enquête. De plus, il nous paraîtrait opportun d'envisager une autre coordination du système de notation des officiers de police judiciaire (OPJ) au sein des offices centraux en sollicitant par exemple les magistrats des Jirs qui ont à connaître de leur activité.

Je vais me limiter à quelques mots sur la coopération européenne qui fonctionne de façon extrêmement satisfaisante. La Jirs a développé une longue tradition, et une véritable expertise de coopération avec les parquets belges et néerlandais, notamment dans le cadre des décisions d'enquête européenne qui sollicitent la mise en oeuvre de livraisons surveillées avec substitution avec Anvers ou Rotterdam. Les magistrats de liaison en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas constituent des relais précieux. L'appui d'Eurojust est pour nous fondamental, en particulier dans les procédures suivies par la Jirs qui impliquent la coordination entre plus de deux États ; c'est pour nous une instance de dialogue, de partage d'informations et un soutien extrêmement riche. Ailleurs dans le monde, la coopération internationale appelle plusieurs observations : avec l'Amérique du Sud, l'entraide pénale internationale est variable selon les pays. Si on arrive sans difficulté à effectuer des livraisons surveillées internationales avec le Brésil et la Colombie, l'exécution des demandes d'entraide pénale internationale demeure plus variable. Je rappelle à nouveau les difficultés de coopération du parquet de la Jirs avec certains états du Maghreb et les Émirats arabes unis : il faut donc poursuivre les efforts de renforcement de la coopération qui sont engagés.

J'en viens aux objectifs et aux voies de progression que nous avons recensés. Au plan législatif, les techniques spéciales d'enquête traditionnelles - c'est-à-dire les interceptions téléphoniques - sont totalement obsolètes et inefficaces : elles ne sont plus du tout adaptées aux pratiques des trafiquants qui échangent via la data. Il serait souhaitable de rendre possible l'infection numérique à distance et de permettre l'envoi de chevaux de Troie dans les téléphones des suspects pour permettre la captation de data et pour faire face à l'utilisation par les narcotrafiquants de WhatsApp, Signal, Viber, Telegram ou Snapchat. Il convient également de perfectionner les possibilités de déchiffrement : de manière générale, les services d'enquête ainsi que l'autorité judiciaire ont toujours un temps de retard sur les modes opératoires déployés par les organisations criminelles.

Au plan européen, il serait souhaitable d'envisager la création d'un cadre procédural unique de type retenue, qui permettrait à une autorité étrangère de faire échec à une tentative de fuite d'individus placés en France sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire national français, mais qui disposent de faux documents ; il s'agirait également de faciliter la transmission en temps réel des informations avec l'État demandeur et de créer un cadre harmonisé de privation de liberté provisoire permettant ainsi de solliciter la remise de l'intéressé et de garantir sa représentation en justice.

Je mentionne aussi la nécessité de réécrire certaines dispositions ou de légiférer sur certains points avec, par exemple, une remise à plat des textes en matière d'enlèvement et de séquestration, par exemple en envisageant l'abandon de la notion de libération après plus ou moins de sept jours ; un toilettage des lois pourrait également conduire à la criminalisation de l'ensemble des faits d'enlèvement et de séquestration dès lors qu'ils sont commis en bande organisée afin d'éviter l'inutile complexité des qualifications pénales dans ce domaine. Nous attendons également une clarification des textes relatifs, d'une part, à la facturation téléphonique détaillée - la Junalco vous en a parlé - et, d'autre part, au régime relatif à la captation d'images dans les lieux publics : dans le droit en vigueur, ce sont les parquets qui les autorisent conformément aux dispositions du code de procédure pénale. Je milite, par ailleurs, pour la création d'un juge d'application des peines dédié et spécialisé dans les Jirs et une « filiarisation » de la juridiction de l'application des peines pour connaître de certains profils extrêmement particuliers. En effet, de tels juges spécialisés seraient davantage en capacité de prendre acte des éléments cruciaux que sont les interpellations sur mandat d'arrêt, les conditions d'une cavale, les concertations frauduleuses ainsi que les incidents intervenus pendant la détention provisoire, étant précisé que l'ensemble des trafiquants suivis par la Jirs ont, en apparence, des parcours extrêmement lisses et exemplaires en détention qui leur permettent de bénéficier aisément d'aménagements de peine.

S'agissant des moyens dédiés aux services d'enquête, nous nous interrogeons sur la mise en oeuvre de la réforme territoriale de la police ainsi que sur la détection des avoirs criminels qui nécessite le renforcement des capacités opérationnelles de traitement des dossiers sous l'angle du blanchiment. J'estime indispensable que l'ensemble des services enquêteurs, et en particulier l'Ofast, soient dotés de renforts en enquêteurs financiers. Il m'apparaît également nécessaire de faire des groupes interministériels de recherche (GIR) de véritables services dédiés aux enquêtes patrimoniales : j'ai le sentiment qu'ils ont été un peu dévoyés et constituent un outil presque exclusivement dévolu aux saisies alors que nous disposons déjà de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et de la plate-forme d'identification des avoirs criminels ; de plus, les magistrats des Jirs sont déjà rompus à la pratique des saisies pénales et ils ont surtout besoin de combler le manque de services dédiés à la réalisation de véritables enquêtes patrimoniales.

Enfin, s'agissant des moyens dédiés à l'autorité judiciaire, nous suggérons un renforcement des équipes autour des magistrats : il ne s'agit pas seulement de demander davantage d'assistants spécialisés dans les domaines « cyber », douanier, fiscal ou comptable, mais aussi de souligner que ces assistants, par leur expertise, sont en capacité - parallèlement aux services enquêteurs - de diligenter des investigations de manière autonome sur certains aspects des dossiers, et donc de soulager les services enquêteurs. Pour ce faire, il faut évidemment pérenniser le statut de ces assistants spécialisés, leur offrir une formation qui ne se limite pas à une formation artisanale en juridiction sous l'égide des magistrats ; leurs compétences doivent être reconnues par l'École nationale de la magistrature et celle-ci doit leur permettre d'être rapidement opérationnels. J'en termine en souhaitant qu'au-delà des moyens humains, on puisse rendre effectif au sein des Jirs le recours à des solutions web et d'intelligence artificielle en open source qui sont actuellement déployées par des sociétés privées, ce qui soulève des enjeux de souveraineté nationale : nous souhaitons également que des solutions soient développées par les services de l'État. Nous suggérons aussi de doter les magistrats instructeurs de logiciels d'investigation numérique, comme l'outil « Cellebrite Pathfinder », et d'étoffer le réseau des magistrats de liaison français à l'étranger, notamment en Amérique du Sud. Tels sont les voeux qui peuvent être formulés pour renforcer notre efficacité dans la lutte contre le narcotrafic.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour vos exposés liminaires très complets qui auront constitué, en raison de nos contraintes horaires, l'essentiel de cette audition.

M. Franck Dhersin. - En tant que Dunkerquois, sénateur du Nord, président du port de Calais-Boulogne et membre du conseil d'administration du port de Dunkerque, je retrouve, à travers vos exposés, ce que je ressens aujourd'hui dans le milieu portuaire qui s'inquiète des fortes pressions exercées sur les personnels, y compris sur les personnes les plus intègres et leurs familles.

Les policiers de Lille et de Dunkerque témoignent, comme vous, d'un véritable problème de moyens en matière d'investigations financières. Il n'y a pas assez d'effectifs et on en a même retiré, si bien qu'ils ne peuvent pas suffisamment enquêter.

Je souhaite vous demander si, en particulier à Roubaix, les trafics de drogue peuvent alimenter le terrorisme car ce point suscite des inquiétudes. Par ailleurs, j'ai été extrêmement choqué en lisant un article de la presse locale sur la situation de prison de Lille-Annoeullin : le personnel pénitentiaire se plaint depuis plusieurs semaines qu'un détenu communique à loisir sur TikTok et le directeur de la prison refuserait de faire procéder à des fouilles. On sait d'ailleurs qu'en prison certains continuent leurs trafics de drogue.

Mme Carole Etienne. - Je peux vous assurer que nous nous en occupons.

M. Franck Dhersin. - Je vous en remercie.

M. Laurent Burgoa. - Je souhaite revenir sur le cas de Nîmes car je suis sénateur du Gard. On critique souvent les magistrats mais je relève la modestie de la procureure de Nîmes qui ne vous a pas précisé que dans l'affaire de Pissevin, 22 personnes ont été appréhendées à l'issue d'un travail d'enquête conduit sous votre autorité, avec une ligne très ferme, en particulier à l'égard de certaines personnes qui étaient sous contrôle judiciaire ; vous avez mené les procédures jusqu'au bout et la cour d'appel vous a donné raison, ce qui a permis d'augmenter les détentions. Je souligne également le réel travail de partenariat conduit avec le préfet du Gard, qui est un ancien directeur national de la police judiciaire et s'intéresse particulièrement à ces affaires. Nous avons donc un parquet remarquablement actif et ma question porte sur le GIR du Gard dont vous avez rappelé qu'il s'est installé depuis le 1er janvier dernier à l'initiative du ministre de l'Intérieur. Comment envisagez-vous à court terme les liens entre le parquet et le GIR ?

Mme Cécile Gensac. - Nous allons bien entendu en discuter, y compris avec le procureur général qui est l'interlocuteur direct des GIR car ceux-ci sont régionaux. L'idée est d'en faire une instance non pas de saisie mais de détection des avoirs criminels. Je vous livre ici en primeur la stratégie que je soumettrai à la discussion : à chaque enquête qui nous ramènera sur les stupéfiants, il faudra que soit systématiquement adjointe l'action du GIR pour faire une analyse de l'environnement patrimonial. Je relie également à cette démarche le Codaf (comité opérationnel de lutte contre les fraudes) qui nous permet via, par exemple, un simple signalement de la caisse primaire d'assurance-maladie, d'interroger le mode d'organisation et de financement d'une famille. C'est aussi un outil qui peut être mobilisé dans le cas de personnes ayant organisé leur détention : il faut s'intéresser à la façon dont elles sont financées pour continuer leurs activités en prison, d'où partent tous les réseaux qui se maintiennent. Le GIR a ainsi vocation à travailler sur toutes les situations susceptibles de mener à l'identification de patrimoines frauduleux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci pour ces éléments. Nous sommes parfaitement désolés d'être pris par le temps car nous avions sans doute tous de nombreuses questions à vous poser. Je voudrais vous remercier pour la densité de vos interventions.

Mme Cécile Gensac. - Nous avons synthétisé nos propos pour laisser du temps aux échanges : nous restons à votre disposition.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup Mesdames et nous sommes désolés d'avoir été contraints d'abréger cet entretien passionnant.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de services de police

MERCREDI 17 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde consacrée aux services de police, avec MM. Marc Perrot, commissaire divisionnaire, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes (Loire-Atlantique), Christophe Nicot, commandant de police, chef de la division de la criminalité organisée et spécialisée de la direction interdépartementale, ainsi que Jean-Marc Luca, contrôleur général, directeur interdépartemental de la police de l'Essonne, et Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Perrot, Christophe Nicot, Jean-Marc Luca et Christophe Desfourneaux prêtent serment.

M. Marc Perrot, commissaire divisionnaire, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes. - La criminalité organisée à Nantes se caractérise par une très forte emprise territoriale de clans de narcotrafiquants au sein des quartiers sensibles de l'agglomération, ce qui génère des guerres de territoires violentes. Les principaux points de vente sont pour la plupart partagés par des familles issues des quartiers, dont une partie des membres s'est installée à l'étranger, essentiellement en Espagne et au Maroc.

Ces trafics de stupéfiants ont généré des règlements de comptes, qui, depuis le premier en 2013, se sont amplifiés avec le temps. 2019 a constitué une année de référence pour la criminalité nantaise, avec 64 faits de fusillades et de violence armée. Si, depuis lors, ces phénomènes ont très légèrement diminué, on reste sur des tendances lourdes puisque 41 fusillades ont été recensées dans l'agglomération nantaise en 2023. Les trafics de stupéfiants n'ont pas faibli : 845 kilos de résine de cannabis, 436 kilos de cocaïne et une dizaine de kilos d'héroïne ont été saisis en 2023.

Concernant l'activité judiciaire, sur ces quatre dernières années, il y a eu 413 mises en cause en matière de stupéfiants et près de 200 personnes écrouées, avec une connexité évidente entre le trafic de stupéfiants et les règlements de comptes. On constate néanmoins une évolution du trafic sur la plaque nantaise. 53 points de deal ont été référencés sur la Loire-Atlantique et une trentaine l'ont été depuis deux ou trois mois et la mise en oeuvre de l'application « Cartofast », qui permet de référencer ces points de deal. Même si le cannabis occupe toujours une place prégnante, on observe par ailleurs une généralisation de la cocaïne, désormais disponible sur l'ensemble des points de deal, avec une démocratisation très large de ce produit. Phénomène également notable, la main d'oeuvre des points de deal est marquée par une évolution très nette : après les charbonneurs et les choufs locaux, on est d'abord passé à une main d'oeuvre intérimaire, recrutée un peu partout en France via des messageries cryptées ; désormais, ces points de deal sont de plus en plus tenus par des étrangers en situation irrégulière. C'est un phénomène qui se généralise sur la zone nantaise - et on observe que, parmi les auteurs et les victimes des règlements de comptes, on a de plus en plus de personnes en provenance du Maghreb.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce une stratégie voulue ou un choix contraint ?

M. Marc Perrot. - C'est un peu des deux, avec un intérêt commun bien compris des deux parties. Pour les étrangers en situation irrégulière, c'est un travail. Étant donné que la plupart d'entre eux ont vécu des choses compliquées avant d'arriver en France et qu'ils sont souvent déjà ancrés dans la criminalité locale, ils arrivent à Nantes et trouvent dans le narcotrafic un moyen de subsistance. L'intérêt des trafiquants est encore plus important puisqu'il y a une méconnaissance totale de l'organisation de la part de cette main d'oeuvre. Ils ne connaissent pas les visages, le quartier, les gens connus ou pas connus. En plus, de façon très cynique, lorsqu'ils sont victimes de règlements de comptes, cela n'émeut pas grand monde. Il y a donc un intérêt réciproque. On constate que d'ailleurs que certaines personnes, considérées comme de la main d'oeuvre pas chère, décident d'elles-mêmes de conquérir des territoires et de monter dans la hiérarchie du trafic.

L'autre évolution constatée depuis un peu moins de dix ans, c'est l'apparition puis le développement du rôle du port de Montoir-de-Bretagne dans le trafic de stupéfiants, qu'il ne faut absolument pas négliger. Depuis 2019 environ, bien que dans une moindre mesure que celles constatées au Havre ou à Dunkerque, les importations par le port sont importantes, notamment par la technique du rip-off qui implique du personnel portuaire. Depuis 2018, 16 dockers ont été mis cause dans des dossiers de trafics de stupéfiants, avec des importations massives qui se comptaient en dizaines voire en centaines de kilos.

On constate aussi une modification dans les modes d'importation. Si la route demeure un vecteur important de la plaque nantaise, on voit de moins en moins de convois de type go fast, au profit de convois plus discrets, avec une fragmentation de la marchandise. On observe donc moins ce phénomène de grosses berlines qui remontent l'autoroute en provenance d'Espagne, mais on a une plus grande segmentation du trafic, avec un cloisonnement et des équipes dédiées pour chaque étape : convoyage, stockage de la marchandise à la frontière en attente d'équipes, d'ailleurs souvent originaires de plusieurs régions. On constate aussi que les véhicules sont de mieux en mieux aménagés, avec des caches, à la fois pour transporter de l'argent et pour faire remonter la marchandise.

Une autre évolution consiste en l'augmentation de la vente de stupéfiants par les messageries cryptées, qui sont devenues de véritables vitrines numériques du trafic de stupéfiants. Au même titre que sur les points de deal, les vendeurs ont recours à des méthodes marketing traditionnelles pour doper les ventes : publicité, remise, promotion. Enfin, on constate une utilisation de plus en plus fréquente des colis postaux, avec des commandes via le darknet. Cela concerne toutefois davantage les drogues de synthèse, un phénomène sur lequel on est moins positionné.

L'impact de ce trafic de stupéfiants sur la criminalité connexe est visible. Depuis une dizaine d'années, Nantes a été marquée par des homicides et des tentatives d'homicides par armes à feu. On constate une augmentation des règlements de comptes, ce qui s'explique en partie par une désinhibition de l'usage des armes. Des délinquants, qui ne sont pas pour autant ancrés dans de la délinquance lourde, n'hésitent pas à recourir aux armes à feu, voire aux armes de guerre, pour régler leurs conflits, défendre, conquérir ou reprendre un point de deal. En parallèle de ce phénomène, on a également des opérations de rétention violente contre les petites mains du trafic, dès lors qu'il y a des soupçons - avérés ou non - de détournement de produits. Cela prend la forme d'enlèvements-séquestrations ou de l'usage de la torture. En 2023, des trafiquants de stupéfiants ont investi un appartement, séquestré les locataires, violé deux d'entre elles et torturé les autres pour récupérer une dette de 8 000 euros. On a passé un cap dans les mesures de rétorsion et l'utilisation d'une violence débridée.

On pourrait ajouter sur la criminalité connexe le blanchiment, et notamment le blanchiment de proximité, relativement important, avec par exemple, au-delà de biens immobiliers - que les trafiquants savent susceptibles d'être saisis - l'utilisation de prête-noms et l'acquisition de commerces de proximité (kebab, bar à chicha) qui servent également de blanchisseuses.

Quant au déport éventuel de ces trafics vers les zones rurales, c'est un phénomène que nous avons effectivement constaté, pour diverses raisons. Il y a d'abord une logique de marché : les trafiquants sont de véritables chefs d'entreprise et agissent avec la volonté de s'ouvrir des débouchés sur de nouveaux territoires. Un tel déport présente par ailleurs des avantages : les trafiquants sont moins exposés à des règlements de comptes qu'en milieu urbain et ils peuvent générer une offre qui n'était pas présente jusqu'ici, avec une nouvelle clientèle. La contrepartie, c'est que c'est moins discret qu'en zone urbaine, il est plus difficile d'ouvrir un point de deal. Il y a donc des avantages et des inconvénients pour les trafiquants, les zones rurales leur servant parfois de zones de repli, puisqu'ils y sont peu connus. Nous avons eu des affaires dans lesquelles des réseaux s'étaient déportés en Vendée depuis la plaque nantaise, à la fois pour « se mettre au vert » et pour entretenir un trafic de stupéfiants de proximité.

Notre ressort est particulièrement attractif pour les trafiquants : l'agglomération nantaise compte 650 000 habitants, la plus grande de tout le quart nord-ouest de la France, le territoire connaît une forte croissance économique et la dynamique démographique y est favorable, avec en plus la présence de pôles universitaires et de grands ensembles urbains. La situation géographique est également attractive : la desserte autoroutière vers la Bretagne et vers le centre-ouest est importante tandis que le port de Montoir-de-Bretagne est tout proche et à côté de Saint-Nazaire, lui-même relié aux grands ports français comme Dunkerque et disposant de liaisons hebdomadaires avec les Caraïbes, une zone dont on sait qu'elle constitue une porte d'entrée importante de la cocaïne vers le territoire métropolitain.

La police judiciaire de Nantes dispose d'un détachement de l'Office antistupéfiants (Ofast) de 16 policiers ainsi que d'une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Elle dispose de trois fonctionnaires dont un gendarme. La Cross permet d'entretenir des liens très approfondis avec les autres services chargés de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Elle a également permis de cartographier les points de deal et d'avoir une vision un peu plus globale de la situation. Au travers de réunions quasi mensuelles, elle permet d'échanger avec tous les partenaires à la fois sur les phénomènes nouveaux relevés sur les ressorts des uns des autres ainsi que sur les affaires en cours, pour éviter les doublons. Surtout, la Cross permet de créer du lien entre nous et de découvrir les acteurs du trafic de stupéfiants. Cette communication est source d'une plus grande efficacité et d'une meilleure articulation entre la police, la gendarmerie et la douane. La Cross, installée depuis trois ans pour la zone Loire-Atlantique, a récemment étendu sa compétence à la Vendée.

Nous avons également des échanges très fructueux avec les services de renseignement, là encore en grande partie via la Cross, ainsi qu'avec le renseignement pénitentiaire. Ce dernier constitue une source très importante de renseignements, puisqu'on sait qu'incarcérées ou non, les têtes de réseaux continuent à alimenter leur trafic et que les équipes dissoutes à l'extérieur se reconstituent au sein des prisons. Ce phénomène perdure et cette réalité doit être prise en compte. L'administration pénitentiaire en a pour sa part bien pris conscience, comme le démontre la mise en place de ce service de renseignements, avec lequel nous avons des échanges qui nous permettent notamment d'anticiper les sorties des trafiquants. On s'appuie aussi sur les notes de renseignement du renseignement territorial qui, dans le cadre de sa mission sur les dérives urbaines et les quartiers, disposent parfois d'informations opérationnelles à nous transmettre : les échanges avec ce service sont très fluides.

Concernant les moyens, outils et pratiques dont nous pourrions avoir besoin pour accroître l'efficacité de la lutte contre le trafic de stupéfiants, nous avons identifié plusieurs pistes. Il s'agit par exemple du développement des enquêtes sous pseudonyme sur internet - un outil dont nous devons encore davantage nous saisir : nous avons des personnels formés pour ce faire mais la charge est lourde. Autre sujet que nous avons identifié : la grande porosité des prisons, que ce soit par exemple la disponibilité des téléphones portables, l'utilisation des drones pour approvisionner les personnes incarcérées ou encore les projections, qui ont toujours existé. Nous pouvons sans doute encore travailler pour rendre les prisons et l'incarcération des trafiquants un peu plus étanches, notamment lorsqu'on sait que ces trafiquants ont encore une influence très forte sur les trafics mais aussi sur les règlements de comptes. Des ordres ont pu être donnés depuis la prison pour continuer à « mettre la pression » : la mise hors d'état de nuire « sociale » ne se traduit pas encore par une mise hors d'état de nuire du trafiquant en lui-même.

M. Jean-Marc Luca, contrôleur général, directeur interdépartemental de la police de l'Essonne. - La particularité de l'Essonne est d'être un département de grande couronne, ce qui entraîne un certain nombre de spécificités. Notamment, le département n'est pas homogène : tout le Nord, proche de la petite couronne, est très urbanisé, avec une succession de cités accolées les unes aux autres, tandis que le Sud du département est bien plus rural et relève essentiellement d'une zone gendarmerie.

La proximité de la plaque parisienne a des conséquences sur le trafic en Essonne. Si on prend les saisies de stupéfiants opérées sur la voie publique, l'année 2023 s'est traduite par la saisie de 330 kilos de cannabis et de 10 kilos de cocaïne, par la conduite de 1 000 opérations de démantèlement sur les 90 points de deal référencés dans le département et par l'infliction de 3 000 amendes forfaitaires délictuelles (AFD).

Une particularité m'a frappé en arrivant en poste depuis Marseille, où les règlements de comptes sont prégnants : alors que le trafic de stupéfiants est soutenu, il n'y a quasiment pas de règlements de comptes en Île-de-France, et en particulier pas dans l'Essonne. Il y a de temps à autre des enlèvements-séquestrations, essentiellement pour régler des dettes, mais pas de règlements de comptes comme on peut en observer à Marseille ou à Nantes.

Les structures de trafic sont en revanche comparables avec celles que l'on connaît ailleurs, avec des guetteurs, des personnes chargées de l'approvisionnement et des têtes de réseaux. On observe aussi la permanence d'un phénomène connu depuis assez longtemps, celui de pratiques commerciales sur les points de deal. Les trafiquants se livrent une concurrence commerciale et rivalisent en utilisant les moyens à leur disposition - réseaux sociaux, forums, affichage publicitaire - pour vendre leurs produits.

La Cross fonctionne très bien, et notamment sur l'ensemble de la grande couronne - c'est essentiel au regard de la continuité criminelle autour de Paris. Au sein de l'Essonne, on avait déjà une collaboration extrêmement forte puisqu'on savait qu'il y avait une vraie continuité à avoir, depuis la lutte contre le trafic dans la cage d'immeuble jusqu'à la tête de réseau qui approvisionne le département. La mise en place de la réforme de la police nationale ne fait que renforcer cette synergie. Elle permet par exemple à mon collègue Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale et spécialiste en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, d'avoir une vue exhaustive de ce qui peut se faire dans le département.

S'agissant d'un éventuel transfert du trafic vers la zone rurale, la distinction qui existe dans le département de l'Essonne entre la zone urbanisée proche de Paris et la zone rurale fait qu'on ne peut pas dire que l'on constate un tel déport : ce ne sont pas les mêmes populations. Cela ne signifie pas, pour autant, que la zone rurale est épargnée par la consommation et par le trafic de stupéfiants, mais on n'observe pas de transferts massifs, si ce n'est que, de temps à autre, les trafiquants cachent des produits dans des endroits plus isolés. Au mois de décembre dernier, les gendarmes ont saisi 400 kilos de résine de cannabis dans un hangar. La police a également saisi 60 kilos de résine et d'herbe de cannabis dans le sud du département - mais cette marchandise avait simplement vocation à servir d'échange et à approvisionner le nord du département.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Que représentent les stupéfiants dans vos activités sur la criminalité organisée ?

M. Christophe Nicot. - La Division de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS) de Nantes a un détachement Ofast. Nous traitons quelques affaires de moyenne importance, mais nous essayons surtout de constituer des dossiers de fond sur les équipes les plus « calibrées » de notre ressort. Nous suivons en particulier l'activité sur le port de Montoir-de-Bretagne, dans le cadre de la problématique nationale qu'est l'arrivée de la cocaïne dans les ports de commerce. Cela prend beaucoup de temps. Nous traitons aussi, occasionnellement, des affaires de moyenne intensité.

Comme l'expliquait notre directeur départemental, nous sommes confrontés à des trafiquants qui utilisent des messageries cryptées, qui mettent à leur profit toutes les avancées technologiques. En Loire-Atlantique, la sécurité publique s'occupe du pilonnage et du démantèlement des points de deal ; nous sommes en contact avec celle-ci afin d'obtenir des éléments dans nos enquêtes ou, à l'inverse, de la soutenir lorsque des phénomènes nouveaux apparaissent, dans l'agglomération nantaise ou à Saint-Nazaire. Dans cette dernière agglomération, treize points de deal sont recensés.

Comme à Nantes, cette situation pèse sur la délinquance : la brigade criminelle, cette année, a travaillé sur trois homicides et 18 tentatives d'homicide par arme à feu directement liés au trafic de stupéfiants. Cela nous incite à remonter, dans le cadre des enquêtes criminelles, aux équipes souvent impliquées dans des guerres de territoires, avec des donneurs d'ordre qu'il faut retrouver. Le service interdépartemental de police judiciaire de Loire-Atlantique passe donc beaucoup de temps sur le moyen spectre et le haut du spectre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En faisant référence aux « armes de guerre », qu'avez-vous en tête ?

M. Marc Perrot. - Classiquement, des kalachnikovs et des fusils d'assaut. Les trafiquants utilisent également des armes de poing comme les 9 mm.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels liens entretenez-vous avec les élus du département et des communes de vos zones d'action, et comment qualifiez-vous ces liens ?

M. Marc Perrot. - Par définition, la police judiciaire en a très peu avec les élus, nos dossiers étant couverts par le secret de l'instruction. De manière plus traditionnelle, nous avons des échanges avec la police municipale et avec les bailleurs sociaux, souvent grâce à la Cross du département, dite « Cross 44 ». Les histoires de voisinage, les expulsions difficiles incitent les habitants à parler aux bailleurs ; cela permet parfois d'identifier des appartements « nourrices » ou de détecter des phénomènes très intégrés dans le paysage urbain. Normalement, les appartements « nourrices » sont gérés avec discrétion, et la menace induit une acceptation par les habitants. Mais on peut parfois obtenir des informations par cet intermédiaire. Il est important de travailler sur ce tissu relationnel, qui a été développé par les policiers de la Cross 44.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Votre collègue évoque l'utilisation d'outils numériques en matière de réseaux sociaux et de communications cryptées. Est-ce essentiel pour vous ?

M. Marc Perrot. - C'est en effet essentiel. Dans les enquêtes de criminalité organisée, nous utilisons beaucoup les techniques spéciales d'enquête. Le téléphone classique reste une ligne de vie qui peut nous permettre de localiser les trafiquants ; un téléphone devenu soudainement inactif, ou au contraire toujours actif, est une indication, comme un téléphone qui se déplace tout le temps ou au contraire ne se déplace plus. C'est pourquoi nous ne renonçons pas à « brancher » les téléphones, même si le contenu des communications nous apporte peu.

Mais les techniques spéciales d'enquête nous permettent d'aller au-delà, et parfois de pénétrer la messagerie cryptée, où la garde est baissée : la certitude de ne pas être entendus incite les voyous à se livrer davantage. EncroChat et Sky ECC ont ainsi dévoilé tout un pan de la criminalité organisée en Europe que nous ne soupçonnions pas. Retranchés derrière des messageries qu'ils pensent inviolables, les criminels parlent comme ils le faisaient il y a encore dix ou quinze ans au téléphone. 

On peut cependant regretter que les techniques spéciales soient trop facilement dévoilées au cours de nos enquêtes. Le coup d'avance donné par une évolution technologique majeure ne dure pas, en raison des débriefings entre équipes de voyous. En prison, ils ont tout le loisir d'éplucher les procédures... Grâce à ces retours d'expérience ou « retex », puisqu'il faut les appeler ainsi, ils ne font pas deux fois la même erreur. Cela nous oblige à une adaptabilité permanente.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La protection qu'offrirait un « dossier coffre » dans une procédure permettrait-elle d'éviter que les délinquants ne courent plus vite que vous ?

M. Marc Perrot. - C'est essentiel.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous citer des cas où la création d'un « dossier coffre » vous aurait mieux protégés dans vos enquêtes ?

M. Marc Perrot. - Vous répondre m'obligerait à évoquer les techniques spéciales d'enquête... Dès lors que nous sollicitons, comme le veut la loi - et il n'est pas question de faire autrement -, des autorisations pour l'installation d'une technique d'enquête, nous indiquons au voyou, au moment où il a connaissance de la procédure, où nous avons pu accéder à la faille. Cela revient à nous dévoiler, sur la technique elle-même ou sur la manière dont nous l'avons installée. Nous donnons des billes à l'adversaire.

M. Jean-Marc Luca. - Nous avons connu la même chose avec l'apparition de la téléphonie mobile. Dans un premier temps, il n'était possible de faire des interceptions de données qu'avec certains opérateurs. Avec le numérique, c'est une course permanente à l'innovation, à la protection. Cela ne changera pas. En revanche, il faut mettre les moyens et les effectifs dans la recherche et l'innovation pour la lutte contre l'utilisation malveillante des moyens numériques.

Concernant le « dossier coffre », moins nous en disons, mieux c'est ; mais en démocratie, on ne peut pas masquer la manière dont on a enquêté. Un avocat en aura toujours connaissance, les voyous aussi. Pour autant, il faut rester pointus et pertinents sur la recherche du moyen, pour garder un coup d'avance dans l'utilisation d'une technologie. Cette course ne s'arrêtera pas : il y a trente ans c'était l'apparition de la téléphonie mobile, aujourd'hui ce sont les réseaux sociaux, hébergés partout dans le monde, avec des failles de sécurité numérique découvertes par ceux qui en sont chargés, comblées par d'autres ingénieurs, etc. C'est une lutte pied à pied, qu'il ne faut jamais abandonner. Il faut engager les moyens humains et financiers pour conserver ce coup d'avance.

Cacher la manière dont une preuve a été obtenue n'est pas permis par notre système juridique, ce qui est normal. L'enjeu du numérique et de son utilisation est majeur, et il continuera à l'être.

M. Jérôme Durain, président. - Les opérations « place nette » annoncées hier par le Président de la République vous semblent-elles de nature à freiner le trafic ? Les conduisez-vous déjà ?

M. Jean-Marc Luca. - Elles sont mises en oeuvre dans l'Essonne depuis novembre dernier. Elles procèdent d'une approche globale associant l'investigation et l'occupation de terrain. Occuper le terrain a beaucoup de vertus, d'abord pour la population qui subit le trafic ; cela permet de récolter l'information, d'interpeller les trafiquants de premier niveau.

Notre relation avec les élus locaux est intense. À mon niveau et à celui des chefs d'agglomération, nous veillons à ce que la DCOS soit destinataire des renseignements qui transitent par les élus locaux, premiers acteurs de la vie de la cité. Ces derniers ont des informations parfois très intéressantes. Les opérations « place nette » permettent des saisies de stupéfiants importantes sur le terrain, d'être là où les trafics se font, de rassurer une population qui en a bien besoin. Les résidents sont menacés par les trafiquants s'ils veulent collaborer avec la police. Les opérations « place nette » sont de notre initiative, donnent de la visibilité et donnent lieu à des interpellations immédiates. L'investigation, à ses trois niveaux, et l'occupation de la voie publique marchent ensemble.

M. Marc Perrot. - Les opérations « place nette » sont adossées à des opérations judiciaires d'envergure, ce qui nous permet de bénéficier d'un appui au moment des interpellations. Elles ont souvent lieu dans des quartiers où il est délicat de travailler pour des unités plus réduites et nous donnent une visibilité importante vis-à-vis de la population, qui se sent parfois seule, même si le terrain est fortement occupé par nos collègues en uniforme. Mon collègue Christophe Nicot parlait de « pilonnage » des points de deal. C'est en effet du harcèlement : l'objectif est de ne pas les lâcher. L'aboutissement de cette démarche, ce sont les opérations « place nette ».

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En France, le produit annuel du trafic est compris entre 4 et 6 milliards d'euros, voire davantage. Il est alimenté par la consommation quotidienne, qui génère de petites coupures collectées, stockées puis blanchies. On est frappé du manque de moyens consacrés, dans les procédures d'investigation, à l'aspect patrimonial du trafic et à ce blanchiment. Si, dans une enquête, vous mettez au jour une certaine quantité de stupéfiants, avez-vous des moyens suffisants pour rechercher le chiffre d'affaires estimé, matérialisé dans de petites coupures, et avez-vous des suggestions pour améliorer cette recherche ?

M. Marc Perrot. - En police judiciaire, nos dossiers de stupéfiants sont systématiquement adossés à une recherche des avoirs criminels. Nous avons, au sein de la police judiciaire de Nantes, un agent des impôts pour conduire les recherches de patrimoine. Cela inclut l'argent saisi sur place, mais aussi la maroquinerie, les bijoux, les voitures, les biens mobiliers et immobiliers. Mais, de même qu'avec les nouvelles technologies, les trafiquants ne nous ont pas attendus pour s'adapter : la plupart d'entre eux n'ont plus de véhicules à leur nom, ils recourent au leasing, à la sous-location de véhicules immatriculés en Pologne ou en Allemagne. Nous avons aussi constaté la présence dans plusieurs dossiers de sarrafs, avec le déplacement régulier d'importantes sommes vers ces intermédiaires qui les réinjectent dans l'économie légale ou les envoient dans les pays d'origine. L'investissement sur le territoire national est très limité.

Nous avons un groupe interministériel de recherche (GIR) de la gendarmerie en Loire-Atlantique, avec lequel nous travaillons en étroite collaboration et qui développe très fréquemment des enquêtes à l'international aboutissant à d'importantes saisies immobilières en Espagne ou au Maroc. Nous n'avons jamais quitté ce terrain : la police judiciaire et la police nationale sont les plus importants pourvoyeurs de saisies d'avoirs criminels en France. Nous avons un collaborateur qui monte les dossiers à destination de la justice pour préparer les saisies mais aussi les confiscations. Nous sommes parfois les bénéficiaires des véhicules confisqués : c'est un cercle vertueux.

Tout cela est l'aboutissement d'un long chemin. La route est droite, mais la pente est raide... Nous devons faire preuve d'ingéniosité et d'inventivité pour développer encore davantage la coopération internationale, et nos collègues de la division des relations internationales travaillent beaucoup sur cet axe. Il est très difficile d'obtenir des résultats auprès de certains pays, et nos voyous ne s'y trompent pas. Ils savent où nous aurons plus de difficultés à récupérer le fruit de leurs activités criminelles. C'est un pan de notre activité que nous n'avons jamais négligé, et nous y sommes particulièrement attentifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans le secteur de Nantes, y a-t-il une augmentation des saisies qui serait elle-même corrélée à une augmentation du trafic ?

M. Marc Perrot. - Le chiffre est à peu près constant. Les saisies numéraires sont comprises entre 600 000 et 650 000 euros par an, ce qui n'est pas considérable sachant que dans un seul dossier traité en 2023, nous avons constaté qu'en six à huit mois, plusieurs millions d'euros avaient été envoyés aux sarrafs.

Nous ne nous satisfaisons pas de ces chiffres, d'autant que certains trafiquants sont déjà passés à la cryptomonnaie, qui est de la monnaie invisible. Sans le wallet et le code, nous ne pouvons rien en faire. Les acteurs de stupéfiants qui ont atteint une certaine envergure ne laissent passer aucune opportunité. Pour eux, les cryptomonnaies représentent une source d'évasion facile et évidente. Elles ne prennent pas de place et se dissimulent dans n'importe quel support. Nous avons sensibilisé nos enquêteurs à la recherche, dans le cadre des perquisitions, de tous les supports qui pourraient héberger de la cryptomonnaie tels que les clefs USB. Les wallets constituent un moyen très ingénieux d'échapper à nos saisies.

M. Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale de la police de l'Essonne. - Dans l'Essonne, un service financier travaille systématiquement avec nous afin d'établir le patrimoine des mis en cause dans chacun de nos dossiers. Nous avons également constaté que la plupart des délinquants ne mettaient plus à leur nom ni véhicule, ni logement : certains sont désormais spécialisés dans le fait de prendre à leur propre nom des logements qu'ils revendent aux narcotrafiquants. Ni les abonnements téléphoniques, ni les contrats d'électricité ne sont au nom du gérant du trafic.

En ce qui concerne les avoirs à l'étranger, nous traitons de nombreux dossiers dans lesquels apparaissent des investissements à Dubaï, au Maroc ou au Sénégal. Il s'agit, pour la plupart, d'achats de villas, d'immeubles ou de véhicules. Dans ce cas, seule la coopération internationale permet de saisir les avoirs. Or, certains pays sont moins coopératifs que d'autres...

L'argent liquide, enfin, continue de représenter une part importante de la richesse des narcotrafiquants, mais il est encore plus difficile à localiser que les produits stupéfiants. Nous avons tout de même réalisé de belles saisies ces dernières années. À titre d'exemple, nous avons saisi 650 000 euros dans un dossier récent. Cet argent a été intercepté avant de partir en Belgique. 120 000 euros ont également été saisis dans le cadre du démantèlement d'un trafic de drogue à la cité des Tarterêts.

M. Christophe Nicot. - Les équipes de trafiquants cherchent à générer des économies et travaillent, pour cela, en flux tendu. Le haschisch est ainsi distribué aux clients en moins de vingt-quatre heures depuis son expédition du Maroc. Dans le dossier qui vient d'être évoqué par M. Desfourneaux, nous avons observé que, chaque semaine, les trafiquants se débarrassaient de leurs liquidités en les transmettant immédiatement aux réseaux de blanchiment en région parisienne ou en les expédiant, de façon artisanale, en Espagne ou au Maroc. Stocker de l'argent les rend vulnérables vis-à-vis des services de police et des concurrents susceptibles de voler leur butin. Ce travail en flux tendu complexifie considérablement notre travail de saisie des avoirs numéraires.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous observé ce phénomène de carrousel qui consiste à faire l'acquisition de fonds de commerce qui présentent un chiffre d'affaires fictif, à déposer le bilan et à revendre ? Il s'agit bien souvent d'ongleries, de magasins de téléphonie mobile et d'établissements de restauration rapide. Parvenez-vous à identifier les commerces qui servent à blanchir l'argent de la drogue ?

M. Marc Perrot. - Il ne s'agit pas nécessairement d'ongleries mais de bars à chicha, de restaurants de kebab, etc. qui sont des lessiveuses.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Faut-il que les greffes des tribunaux de commerce travaillent plus étroitement avec Tracfin pour identifier ce phénomène ? C'est toujours la même séquence qui se répète : un délinquant achète un fonds de commerce, présente un chiffre d'affaires fictif, dépose le bilan et rachète le commerce pour recommencer son opération.

M. Marc Perrot. - Je ne suis pas un spécialiste de ce sujet mais il me semble que, dans le cadre de leurs investigations, les GIR travaillent déjà en relation avec eux et ont détecté cette vulnérabilité dans les montages.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Certes, mais le niveau de l'activité illicite demeure très important. Qu'en est-il en Essonne ?

M. Christophe Desfourneaux. - Ce phénomène est effectivement identifié et répertorié par les GIR qui travaillent sur ce type de sociétés, en collaboration avec les équipes mobilisées sur le trafic de stupéfiants afin de pouvoir coordonner les investigations.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Philippe Lecouffe, général de corps d'armée (2S), directeur exécutif adjoint Opérations de l'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol)

LUNDI 22 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Mon général, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Lecouffe prête serment.

Général Jean-Philippe Lecouffe, général de corps d'armée (2S), directeur exécutif adjoint Opérations de l'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol). - L'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol) est l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs. Europol n'a pas de pouvoir exécutif. Europol n'évalue ni ne contrôle les unités de police nationale. Europol apporte son soutien aux enquêtes des forces de police, de gendarmerie et de douane des États membres à partir du moment où elles sont transfrontalières, c'est-à-dire où au moins deux États membres sont concernés, à l'exception, évidemment, de la matière terroriste où Europol peut soutenir une investigation, y compris quand un seul État membre est concerné.

Nous fournissons principalement - c'est sur ce quoi l'agence a été construite - une aide à l'analyse des données depuis le siège de l'Agence à La Haye, au Pays-Bas, et sur place, en déplaçant des enquêteurs. La lutte contre le trafic de drogue constitue le début de l'histoire d'Europol puisque l'unité « Drogues » Europol (UDE) a été créée en prélude à l'Agence. Notre quartier général situé à La Haye sert aussi de centre de coordination pour les opérations de grande envergure.

Nous apportons également aux États membres et aux forces de l'ordre un soutien financier pour développer leurs investigations, que ce soit dans le cadre de leurs enquêtes ou dans le cadre de la plateforme pluridisciplinaire européenne contre les menaces criminelles (Empact ; European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats). L'Agence dispose d'environ 250 officiers de liaison issus des 52 pays avec lesquels Europol a des accords pour des échanges de données stratégiques ou opérationnelles. Cela va des 27 États membres jusqu'aux États-Unis et à la Colombie, etc. avec lesquels nous pouvons travailler directement. Europol ne communique pas de statistiques par entités policières et par pays : l'agence donne une vision globale au niveau européen.

Pour en venir plus précisément au sujet qui vous occupe aujourd'hui, force est de reconnaître que l'Union européenne est un continent où l'on produit de la drogue et par lequel la drogue transite. Je le précise, car on a souvent la vision d'un continent qui ne fait qu'importer de la drogue. En fait, on en produit et parfois on en exporte.

Les modalités de ces trafics de drogue sont en constante évolution, mais ce qui ne change pas c'est leur rentabilité : cela reste l'un des marchés criminels les plus lucratifs au niveau mondial.

Les principaux constats de ces dernières années sont basés sur les observations issues des grandes enquêtes concernant l'interception de messageries cryptées de communication - EncroChat ou Sky ECC -, qui ont permis d'en apprendre beaucoup sur la façon dont les criminels travaillaient dans le domaine du trafic.

La direction des opérations d'Europol compte quatre centres d'expertise thématique : un centre sur la criminalité organisée, un centre sur la cybercriminalité, un centre sur la lutte contre le terrorisme et un centre sur la criminalité économique et financière. Au sein du centre sur la criminalité organisée, l'unité Drogues a soutenu 335 opérations en 2022, soit 335 grandes enquêtes internationales liées au trafic de drogue. Ces chiffres seront certainement supérieurs en 2023. Nous avons conduit quarante journées d'action, soit quasiment une par semaine, sur le sujet des drogues au cours de l'année 2022.

J'évoquerai rapidement les évolutions des routes et des pays producteurs par type de drogue.

Le premier type de drogue est le cannabis, qui reste la drogue la plus consommée dans l'Union européenne. Ces dix dernières années, la puissance du marché a augmenté. On constate une grande diversification des produits, avec l'arrivée de cannabinoïdes synthétiques ou semi-synthétiques. On enregistre, par ailleurs, une augmentation de plus en plus importante de la culture du cannabis sur le territoire de l'Union européenne, que ce soit outdoor ou indoor, principalement pour une consommation du produit non raffiné.

Le deuxième type de drogue est la cocaïne. Le trafic vers l'Union européenne a connu une hausse significative au cours des dernières années. L'Europe est devenue le principal marché de la cocaïne, les drogues synthétiques ayant envahi le marché américain en raison de leur faible coût. Les trafiquants ont donc cherché des débouchés en Europe. La pureté du produit est plus élevée que jamais. La cocaïne est acheminée dans l'Union européenne principalement par conteneurs maritimes en provenance d'Amérique du Sud, avec des rebonds dans certains pays africains. Les points de départ ont varié : ils se situent aujourd'hui au Brésil ou en Équateur plutôt qu'en Colombie. Les ports d'arrivée sont, eux, principalement situés en Europe du Nord - Anvers, Rotterdam et Hambourg. Mais tous les ports européens peuvent être concernés. Une initiative européenne sera lancée dans ce domaine dans le cadre de la présidence belge de l'Union européenne.

Le troisième type de drogue est l'héroïne, qui reste l'un des problèmes majeurs en raison de la nocivité du produit et du nombre de décès que sa consommation entraîne. Le marché est stable ces cinq dernières années. Dans certains États membres, on a vu apparaître des opioïdes synthétiques comme le fentanyl que l'on surveille de très près, mais qui n'a pas réellement fait de percée. La drogue arrive principalement d'Asie, majoritairement d'Afghanistan. C'est la raison pour laquelle nous surveillons l'attitude du régime à Kaboul. Les autres routes sont soit la route balkanique, soit une route située plus au Nord. Il peut également y avoir des arrivées par voie maritime à partir de ports d'Iran.

Enfin, quatrième type de drogue : les drogues synthétiques. La production de drogues de synthèse a généralement lieu à l'intérieur de l'Union européenne. Les produits sont ensuite distribués non seulement sur les marchés européens, mais aussi parfois au niveau mondial. Les sites de production sont principalement situés en Europe de l'Est - en Pologne -, aux Pays-Bas ou en Belgique. La production est considérable et se développe. Pour la méthamphétamine ou l'amphétamine, les produits sont exportés à partir d'Europe vers des marchés demandeurs, par exemple l'Australie ou la Nouvelle-Zélande.

Europol agit plutôt sur le haut de la chaîne, c'est-à-dire pas tellement sur la distribution, mais plutôt la production et le transport, à savoir sur le « trafic de gros ». L'usage des plateformes en ligne est décisif pour la distribution, mais l'est moins au niveau global. En revanche, les messageries cryptées sont cruciales pour la communication de criminels ayant désormais une empreinte mondiale, et qui gèrent leur trafic depuis des zones géographiques dans lesquelles ils se sentent plus ou moins protégés, voire à l'abri de la justice des pays qui les pourchassent.

À l'heure actuelle, au moins un tiers des groupes criminels signalés en Europe est impliqué dans le trafic de drogue. La production est importante. Deux marqueurs véritablement fondamentaux sont apparus et sont désormais visibles dans un certain nombre d'États.

Le premier élément clé est une augmentation de l'usage de la violence par les groupes criminels, non seulement pour régler les problèmes commerciaux entre eux, mais également pour s'installer dans certaines zones, dans des hubs logistiques, afin de sortir la marchandise des ports, de certains aéroports ou via différentes voies de communication. Cette violence se développe en Belgique, aux Pays-Bas ou en Suède, mais aussi en France, dans des zones comme Marseille.

Le deuxième élément clé est l'usage de la corruption. Les criminels trafiquants de drogue ont des moyens quasi illimités ; ils cherchent toujours à acheter des informations et des accès à certaines zones pour rentrer ou sortir des produits stupéfiants. Ils font donc un usage assez massif de la corruption, parfois d'ailleurs combiné à un usage de la violence.

Ces organisations criminelles, qui s'apparentent plutôt à des « réseaux » criminels en raison de leur forme horizontale, collaborent beaucoup entre elles afin de pouvoir se reconstituer rapidement et de mieux résister à l'action des forces de l'ordre. Nous sommes en quelque sorte face à une hydre dont les têtes renaissent dès que l'on en coupe une. Ces organisations sont très horizontales, avec des chefs et des têtes de réseau situés en dehors de l'Union européenne, dans des pays où l'action policière et judiciaire apparaît compliquée à mener à partir de chez nous pour des questions de coopération avec les forces locales ou de cadres juridiques qui ne sont pas équivalents.

Dernier aspect important, ces organisations criminelles utilisent les services d'autres organisations criminelles. C'est ce que l'on appelle le Crime as a service ; c'est une sorte de service criminel qui est proposé à ces organisations, avec une forme de division du travail. Certaines organisations criminelles maîtrisent les flux logistiques, d'autres les points d'entrée ou de sortie, d'autres la production, d'autres la distribution et d'autres le blanchiment et les flux financiers.

Je terminerai cette brève introduction en évoquant les flux financiers, le blanchiment, la saisie, la confiscation des avoirs, qui restent des domaines trop peu travaillés, avec peu d'unités spécialisées face à des criminels qui, eux, se sont puissamment organisés pour conserver au maximum l'argent qu'ils ont gagné. Ce blanchiment d'argent à grande échelle a évolué vers des schémas complexes proposés par des groupes criminels spécialisés sur ces questions et capables de bouger des sommes considérables d'un point à l'autre du globe, en quelques secondes, par des systèmes de compensations occultes, par l'utilisation des cryptomonnaies, mais aussi grâce à tout un système bancaire opaque basé sur la confiance, sur les relations personnelles, et qui permet de déplacer des millions d'euros, de les réinvestir, de les blanchir en les sortant du système bancaire traditionnel pour les y réinjecter uniquement quand c'est nécessaire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de ces informations. Nous avons constaté depuis le début de nos travaux l'importance que peuvent avoir les politiques de lutte contre le blanchiment et de saisie des avoirs illégalement constitués. Quelles suggestions pouvez-vous faire pour améliorer en France le système de confiscation et de lutte contre le blanchiment ? Vous l'avez rappelé, l'Europe est démunie dans ce domaine. La France est-elle moins bien ou mieux placée que d'autres pays européens ?

En ce qui concerne les cryptomonnaies, un certain nombre de services se sont lancés dans des investigations assez lourdes. On découvre l'ampleur du phénomène : les cryptomonnaies permettent aujourd'hui de régulariser et de blanchir toute une série de produits très divers issus d'activités criminelles. Quelles sont les actions qu'Europol a pu encourager et accompagner pour lutter contre ces pratiques ? Quels sont les éléments qui font défaut aujourd'hui dans la réglementation et la législation européenne pour lutter efficacement contre l'usage illicite de ces cryptomonnaies ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Le blanchiment reste un sujet très compliqué à traiter, en particulier pour relier l'infraction de trafic de drogue avec l'argent qui est blanchi. Cela requiert souvent des investigations longues et difficiles. La France n'est pas moins bien placée que les autres pays : tous ont des difficultés dans ce domaine, car nous sommes face à des spécialistes et à des systèmes très évolués de blanchiment, à travers des sociétés-écrans, etc. Il existe aussi tout un système bancaire occulte, qui n'est pas facile à surveiller. Nous encourageons le contrôle des achats en liquide ainsi que le contrôle de l'argent liquide qui franchit les frontières et se balade d'un endroit à l'autre. Nous préconisons les obligations de déclarations et surtout la mise en relation des éléments liés. Quand on détecte, par exemple, une personne qui transporte 1 million d'euros entre la France et l'Espagne, il faut pouvoir démarrer immédiatement les investigations et échanger les informations au niveau international de façon à pouvoir reconstituer les parcours. De manière générale, le partage de l'information utile, en particulier en temps réel, est absolument crucial. Nous le constatons tous les jours à Europol : il nous manque l'information qui nous servirait à faire le lien avec un individu pourtant déjà pris trois fois dans trois États européens différents. Simplement, il n'y a pas eu de mise en rapport des informations recueillies dans ces trois pays...

Les cryptomonnaies sont un domaine dans lequel Europol a investi depuis un moment, avec des capacités d'enquête et des spécialistes. Il existe quelques outils indispensables, parfois un peu chers à l'achat ou à la location. Pour autant, l'essentiel du succès repose sur la matière grise et sur la formation d'enquêteurs spécialisés pour remonter dans la blockchain les lignes de cryptomonnaies. Dans la blockchain, tout est en effet traçable. C'est un secteur que les criminels ont investi très rapidement, car il est encore aujourd'hui sous-réglementé. Il est notamment toujours difficile de savoir qui se trouve derrière les différents wallets ou portefeuilles numériques. C'est un domaine en cours de régulation. Europol participe d'ailleurs à des travaux dans ce domaine. Nous conseillons également l'Union européenne sur les mesures prises dans le cadre du Anti-Money Laundering Package qui est en train d'être mis en place. L'autorité anti-blanchiment au niveau européen sera moins dans l'investigation que dans l'organisation du secteur et l'échange d'informations via un registre européen des comptes bancaires, etc. L'une des clés est de réglementer les cryptomonnaies de façon pertinente et globale, à l'échelon mondial. Nos investigations seront alors plus faciles à mettre en oeuvre. Cela étant, il est important que les services d'enquête se forment sur ces questions, car les cryptomonnaies continueront d'être utilisées par les criminels et les trafiquants de drogue, notamment pour bouger en quelques secondes des sommes considérables d'un point à un autre du globe. En revanche, les trafiquants ne laissent pas très longtemps leur argent en cryptomonnaies, car ils craignent les pertes liées aux fluctuations des cours. Ils le ressortent donc rapidement pour le réinvestir dans des activités qui paraissent légales.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La France dispose d'un outil reconnu par toutes les personnes que nous avons interrogées sur la question du blanchiment, à savoir la présomption de blanchiment : c'est aux trafiquants de justifier que leur patrimoine a été constitué légalement. Tous les pays européens disposent-ils de cette législation particulière ? Cela faciliterait-il les travaux d'Europol si tous les pays harmonisaient leur législation en se dotant d'un tel outil ? En ce qui concerne la circulation des espèces, la France a mis en place une réglementation : au-delà de 1 000 euros, on ne peut pas payer en espèces, excepté pour les acquisitions de véhicule. Existe-t-il, selon vous, des dispositifs d'amélioration pour la France ? Faut-il harmoniser la réglementation européenne et se monter plus stricts au sujet des montants de versement en espèces sur les comptes ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Je n'ai pas réalisé d'étude exhaustive, mais le cadre juridique qui existe en France n'est pas celui qui prévaut dans les autres États européens. Europol plaide toujours en faveur d'une harmonisation. Si l'on pouvait disposer d'un cadre unique pour généraliser au niveau européen l'inversion de la charge de la preuve en matière de patrimoine suspect, cela ne pourrait qu'être positif. Encore faut-il que la mesure soit appliquée : des progrès sont à faire dans l'application effective de cette mesure à tous les trafiquants de drogue, sachant qu'un certain nombre d'entre eux réalisent leurs investissements hors d'Europe. On pourrait donc également envisager des actions plus internationales.

En ce qui concerne le mouvement des espèces, du point de vue des enquêteurs, il est clair que tous les transferts d'argent liquide importants déclarés doivent être tracés. Dans ce domaine-là aussi une forme d'harmonisation européenne serait la bienvenue. Il existe dans certains pays des réticences importantes. Il en va de même des dépôts bancaires : dans certains pays d'Europe de l'Est, des sommes considérables ont été déposées en banque après le début de la guerre en Ukraine sans information sur leur origine. L'Union européenne va avoir du travail avec le dispositif anti-blanchiment qu'elle est en train de mettre en place ...

J'avoue que beaucoup de trafiquants passent complètement sous les radars. Ils transfèrent parfois l'argent dans le coffre d'une voiture ou par sac dans un bus, en Europe ou en dehors de l'Europe. C'est un trafic de « mules » extrêmement difficile à détecter. Il existe aussi tout un système de compensation, avec des personnes auprès desquelles on dépose 200 000 euros et immédiatement, dans l'heure qui suit, une autre personne dans tel ou tel pays du Golfe reçoit 200 000 euros après l'envoi d'un SMS. C'est un système souterrain difficile à combattre. C'est un système « à l'ancienne », qui repose sur la confiance mutuelle. On le voit au Moyen-Orient, mais aussi plus à l'est de l'Asie où les réseaux chinois blanchissent des sommes considérables de cette façon.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez commencé votre propos en disant que vous n'étiez pas une instance d'évaluation des politiques publiques. Votre regard comparatif sur ce qui peut être fait ici et là est toutefois intéressant. Sans interférer dans un débat de politique nationale, avez-vous des suggestions à faire sur quelques points clés ? Je pense, par exemple, à la question des repentis, des infiltrations ? Pouvez-vous nous donner un panorama de ce qui fonctionne ? Les messageries cryptées sont effectivement une vraie difficulté. Existe-t-il quelques pistes pour « craquer » ces messageries ou s'affranchir de leur rôle majeur dans le trafic ? S'agissant des chambres de compensation financière, y a-t-il déjà eu des expériences concluantes pour en diminuer l'efficacité ou est-ce malheureusement une tradition qui échappe aux autorités publiques ?

Mme Valérie Boyer. - Existe-t-il un endroit où les solutions que vous préconisez sont appliquées et fonctionnent ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Il n'y a pas de recette miracle. Certains pays ont plus de potentialités sur le plan juridique. Ils ont aussi plus de « soldats » pour lutter contre un phénomène ou un autre. L'un des points clés, à nos yeux, est l'échange d'informations : contre les grands groupes criminels, le travail au niveau national produit des résultats plus faibles que l'échange d'informations. Europol fait tous les jours de la coopération internationale et de l'échange d'informations. C'est d'ailleurs souvent plus compliqué pour les enquêteurs en raison de la différence de langue, de cadre juridique ou de système judiciaire : nous avons donc des difficultés à monter les dossiers et à les coordonner.

Pour autant, nos plus grands succès sont issus de cette coopération internationale. Je déplore parfois, au niveau aussi bien des enquêteurs que des autorités judiciaires, une certaine forme de réticence : les criminels utilisent à fond cet avantage. Pour eux, il n'y a pas de frontières et il n'y a pas de loi : ils font leur loi où ils veulent et comme ils veulent. C'est dans ce domaine, à mon avis, qu'il y a le plus à faire.

Une information anodine pour la France peut se révéler cruciale pour la Belgique ou l'Espagne. Notre rôle aujourd'hui est de convaincre les différents pays de partager davantage leurs informations avec nous. Nous devons travailler au niveau international. Aucun pays ne se distingue plus qu'un autre. Nos collègues américains ont des méthodes d'investigation très offensives, qui fonctionnent parfois, mais qui sont porteuses de risques. Ils investissent de l'argent pour acheter de la drogue. Parfois, ils sont au-delà de la limite, mais leur cadre juridique le leur permet.

Par exemple, vous parliez des chambres de compensation ; ils sont capables d'envoyer des agents infiltrés, de déposer de l'argent, et même parfois de perdre des sommes importantes pour identifier un réseau.

En Europe, nous ne sommes pas prêts à le faire car nous considérons que cela participerait à la commission d'une infraction et que cela relèverait de la provocation. Ce sont des méthodes d'enquête agressives. Ce n'est pas à moi de soulever le débat, mais de telles méthodes existent dans certains pays. Où se situe le point d'équilibre entre le respect des libertés et la lutte contre ces trafics, entre la provocation et le « coup d'achat » ? Ce n'est pas toujours évident, mais ce sont des méthodes qui peuvent s'avérer efficaces et que certains utilisent. En Europe, globalement, nous avons à peu près tous la même ligne directrice, qui est de ne pas s'engager dans cette voie.

En ce qui concerne les messageries cryptées, je crois que nous avons prouvé, en France en premier lieu, qu'il était possible de les intercepter. La France dispose d'un cadre juridique qui permet d'entreprendre des investigations efficaces lorsque l'on a connaissance d'une messagerie cryptée qui n'est pas déclarée à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et qui aurait pu être mise en place par n'importe qui. Je pense que ce dispositif a été regardé avec beaucoup d'intérêt par d'autres pays européens avec les affaires EncroChat et Sky ECC.

Casser le chiffrement sur des messageries cryptées est extrêmement compliqué ; il faut savoir où se trouvent les serveurs. Cela nécessite un travail approfondi, qu'on appelle forensic numeric, du renseignement et de l'information. Nous avons traité jusqu'à présent quatre dossiers plus ou moins importants dans ce domaine à Europol, et nous n'abandonnons pas l'idée d'en traiter d'autres. Cela nous semble être un moyen efficace de détecter les criminels. Cependant, en plus des très grandes messageries telles qu'Encrochat ou Sky ECC, les criminels travaillent également avec des messageries où moins de personnes sont connectées : les trafiquants préfèrent parfois travailler avec deux ou trois petites messageries plutôt qu'avec une grande dans laquelle il y a trop de monde. Cependant, je crois que nous avons les moyens de le faire. Il faut un cadre juridique pertinent, tout comme pour les échanges d'informations.

Nous sommes en quête d'un équilibre dans un monde de plus en plus digital. Nous cherchons un équilibre pour tout ce qui concerne les données, la data, à l'instar de celui qui a été trouvé dans le monde réel entre sécurité et liberté. C'est l'objet du débat, par exemple, autour des durées de rétention, de l'accès aux données personnelles, du chiffrement et du déchiffrement. Dans un monde de plus en plus numérique, la donnée occupe une place centrale dans les investigations modernes, mais elle est aussi au coeur de la protection de nos concitoyens. Nous devons trouver le juste équilibre, et c'est ce que nous recherchons.

Du côté des forces de l'ordre, ce que nous souhaitons, c'est agir sous supervision, par exemple de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en France ou du Contrôleur européen de la protection des données personnelles, qui supervise le travail d'Europol. Il faut que des magistrats donnent les autorisations adéquates pour que nous puissions, lorsque c'est nécessaire, accéder à certaines données digitales cryptées, et si possible, chaque fois que possible, en clair. C'est un vrai sujet, un vrai débat, qui ne concerne pas uniquement le trafic de stupéfiants, mais toutes les organisations criminelles, qui parfois abusent des systèmes de chiffrement.

M. Olivier Cadic. - Ma première question portera sur la mutualisation des forces de police. Nous connaissons tous la Drug Enforcement Administration (DEA) aux États-Unis et son impact, tant pour l'enquête que pour la réaction. Au niveau d'Europol, quelle est votre vision sur l'organisation ? Europol est-elle directement implantée en Amérique latine ? Lors de nos premières auditions, nous avons observé différents modes de fonctionnement au sein de l'Union européenne. À Amsterdam, par exemple, des structures étaient présentes à l'aéroport afin d'incarcérer des individus et d'effectuer des contrôles en amont pour déterminer si une personne avait ingéré de la drogue, ce que nous n'avons pas la possibilité de faire à grande échelle. Y a-t-il une forme d'organisation ou de réflexion organisée au niveau européen dans ce domaine ?

Ensuite, en ce qui concerne le blanchiment, un sujet revient souvent dans mes discussions avec les forces de police : les casinos. Vous n'avez pas mentionné ce sujet. Certaines organisations utilisent largement les casinos, justement situés dans les ports, les hubs de transport. Est-ce un sujet que vous suivez ?

Ma troisième question concerne une partie du monde que vous n'avez pas évoquée, à savoir l'Asie, et plus précisément ce que certains appellent le Triangle d'or constitué par le Laos, la Thaïlande et la Birmanie. À Singapour, personne n'a su me dire quelles sommes arrivent de Birmanie. Le Myanmar fait-il l'objet d'un suivi par Europol ?

Enfin, se pose la question des fonds et des investissements qui proviennent de Chine, de Hong Kong. Mes interlocuteurs qui travaillent dans la finance me disent tous que ce qui vient de Hong Kong, de Chine, est devenu quelque peu opaque d'un point de vue financier. Une action est-elle envisagée de la part de l'Europe pour obtenir des informations sur les fonds provenant de Chine ?

Enfin, puisque vous avez très bien décrit un certain nombre de problématiques liées à la compensation, nous observons en Afrique le développement de l'approvisionnement en équipements informatiques et télécoms achetés avec de la monnaie locale et expédiés directement dans des conteneurs qui passent sans déclaration : c'est une façon de procéder à la compensation. Ce n'est pas seulement de l'argent d'un côté et de l'argent de l'autre ; parfois, ce sont aussi des produits, ce qui rend les choses très complexes, comme vous l'avez dit, mais c'est également un sujet, à mon avis, de triangulation pour le blanchiment.

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Dans l'Union européenne, chaque État s'organise comme il le souhaite ; Europol se contente de créer du lien et de coordonner les structures nationales entre elles, telles qu'elles existent. Nous ne nous prononçons pas sur les organisations internes des États membres, mais nous collaborons avec celles qui sont validées par un État membre comme interlocuteurs d'Europol.

À l'égard de l'extérieur, notamment en Amérique du Sud, Europol est un point d'entrée reconnu. Nous avons développé des investigations avec plusieurs pays de la zone. En particulier, nous avons une très bonne coopération avec le Brésil, ainsi, depuis longtemps, qu'avec la Colombie. L'Équateur, la Bolivie et le Pérou souhaitent davantage coopérer avec nous : ils voient Europol comme un point d'entrée. En Colombie, il y a des équipes d'enquêteurs françaises, espagnoles, néerlandaises, et des équipes nationales, qui travaillent ensemble. Europol apparaît à ces pays comme une manière de rejoindre le niveau européen pour une aide en termes de renseignements, d'analyse criminelle, mais aussi en termes de financement de certaines réunions, etc.

Le rôle d'Europol est donc de mieux en mieux reconnu, au fur et à mesure des investigations que nous soutenons. Il est reconnu non seulement par nos États membres, mais aussi par les États tiers avec lesquels nous travaillons. Europol a une vraie plus-value à apporter, dans les limites des ressources qui lui sont attribuées, évidemment. Elle est considérée comme un interlocuteur valable par la DEA : je me suis rendu aux États-Unis rencontrer ses dirigeants, et l'administratrice de la DEA est venue nous voir. Nous sommes donc reconnus, y compris par le partenaire américain, comme une organisation et un point d'entrée solide en Europe, où nous faisons le relais avec nos États membres, sans jamais nous mettre en concurrence avec eux. Europol a pour vocation d'ajouter de la valeur à ce que font les États membres, de leur être complémentaire.

Vous m'interrogez sur les casinos : nous ne nous concentrons pas spécifiquement sur ce domaine. Nous sommes davantage préoccupés par ce que nous appelons les juridictions non coopératives. Nous savons que de l'argent se dirige vers des endroits où il peut être blanchi et réinvesti facilement, sans nécessairement passer par un casino, sous forme d'immobilier, de services divers, voire de dépenses sur place. C'est cela qui retient notre attention. Le contrôle des casinos, bien que le blanchiment que vous mentionnez existe, relève davantage de la responsabilité des États membres que de la nôtre. Nous n'avons pas une vision approfondie de cette question.

Concernant votre question sur l'Asie, notamment la Birmanie, nos relations dans ce domaine sont jusqu'à présent limitées. La ligne directrice de l'action d'Europol consiste à soutenir les enquêtes de nos États membres. Pour que nous nous investissions en Asie, par exemple en Birmanie, il faudrait que nos États membres mènent des enquêtes sur le blanchiment d'argent provenant de cette zone. Notre approche est axée sur les dossiers, avec une focale opérationnelle. Et nous n'avons malheureusement pas les ressources nécessaires pour couvrir l'ensemble du globe.

En ce qui concerne la Chine et Hong Kong, des actions sont entreprises au niveau européen. Je pense notamment à l'initiative sur le blanchiment d'argent et à la création imminente de l'autorité anti-blanchiment, dont notre pays est candidat à accueillir le siège. C'est à travers de telles autorités et par la collaboration entre les secteurs que la surveillance de ces pays doit s'organiser. Pour ce qui est des réseaux de blanchiment chinois, nous sommes conscients de leur existence et nous essayons de collaborer avec d'autres pays sur ces questions. Cependant, nous n'avons pas d'informations particulières sur les flux financiers en provenance de Chine et de Hong Kong, sauf enquête spécifique.

Enfin, votre dernière question portait sur les compensations. Vous avez tout à fait raison, celles-ci ne se limitent pas à l'argent. Nous avons constaté des échanges de produits, tels que de la cocaïne contre du cannabis, de la cocaïne contre des drogues synthétiques, de la cocaïne contre des armes, ou des armes contre de la cocaïne. Nous surveillons tout cela de près, surtout lorsque ces échanges impliquent des armes, ce qui est crucial dans certaines régions, mais aussi quand il s'agit d'autres produits. La compensation peut aussi prendre la forme de services ou de la fourniture d'autres produits pouvant être trafiqués.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons parlé tout à l'heure des coopérations européennes. Plus nous avançons dans nos investigations, plus nous constatons que tous les pays d'Europe semblent actuellement dépassés par le narcotrafic. Le terme de narco-État est peut-être excessif, mais il est utilisé pour décrire la situation en Belgique, aux Pays-Bas, et on peut être inquiet lorsque l'on examine ce qui se déroule dans nos ports ainsi que l'ampleur de la corruption, touchant non seulement les acteurs privés mais également les services de l'État. La presse s'en fait régulièrement l'écho. Sur le plan européen, du moins en ce qui concerne la France, l'impression est que le trafic de drogue progresse plus rapidement que les politiques publiques, et que les moyens déployés peinent à endiguer ce phénomène croissant.

La réponse, comme vous l'avez souligné précédemment, réside en grande partie au niveau européen, avec un accent sur la coopération, en particulier pour améliorer la surveillance des flux, des ports et du blanchiment. Pourriez-vous nous indiquer sur quelles thématiques spécifiques Europol est actuellement associée quant à l'évolution potentielle des réglementations européennes dans ce domaine ? Nous avons abordé de manière superficielle la question du blanchiment et celle de l'échange d'informations. Pourriez-vous préciser si Europol a été sollicitée sur des réformes particulières et si elle a des suggestions à formuler ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Un des rôles d'Europol, pour lequel elle est régulièrement consultée, et qui fait que ses rapports -dont la plupart sont, au moins en partie, publics - sont consultés, tient aussi au fait qu'elle nourrit la réflexion des décideurs politiques.

Prenons pour exemple l'initiative que j'ai mentionnée brièvement et à laquelle notre ministre de l'intérieur participera mercredi, sous présidence belge : le lancement d'une alliance des ports européens visant à renforcer leurs mesures de sécurité. Cette initiative découle directement du rapport que j'ai ici entre les mains, intitulé Criminal Networks in EU Ports, Risks and Challenges for Law Enforcement. Europol l'a publié en mars 2023. Ce rapport, élaboré en collaboration avec les ports d'Anvers, de Rotterdam et d'Hambourg, décrit divers moyens d'acheminer la drogue hors des ports, des conteneurs, etc. C'est clairement lui qui a inspiré l'initiative de renforcement de la sécurité portuaire prise par la présidence belge au niveau européen, axée sur le trafic de stupéfiants. Ainsi, nous avons non seulement été associés, mais nous avons même été à l'origine de cette initiative.

Récemment, j'ai eu une réunion avec le World Shipping Council, l'organisation regroupant les grands transporteurs maritimes mondiaux tels que CMA CGM pour la France, MSC et d'autres - y compris des transporteurs chinois. J'ai tenu une téléconférence avec eux pour les sensibiliser et explorer des moyens de collaboration. Nous avons été associés à l'élaboration de la réglementation européenne contre le blanchiment d'argent, que j'ai déjà évoquée : Notre centre de lutte contre la criminalité économique et financière a été auditionné à plusieurs reprises au Parlement européen, au Conseil et a pu échanger avec la Commission pour suggérer des mesures pertinentes.

Il y a dix-huit mois, nous avons apporté des modifications au règlement d'Europol pour résoudre les problèmes liés à ce que l'on appelle le Big Data Challenge, c'est-à-dire la gestion de vastes ensembles de données que nous recevons. Un nouveau cadre juridique nous permet, depuis juin 2022, d'effectuer davantage de tâches dans ce domaine. Cette évolution a été motivée par la réflexion de la Commission, les décisions du Contrôleur européen de la protection des données et par une action proactive de notre part, soulignant la nécessité d'un cadre juridique rénové pour travailler sur les données.

À titre d'exemple supplémentaire, on peut mentionner une initiative appelée Going Dark de la présidence suédoise, axée sur la possibilité pour les forces de l'ordre d'accéder à des informations chiffrées. Europol fait partie du groupe de haut niveau réuni sous l'autorité du Conseil européen dans ce domaine et soutient l'initiative. Nous sommes impliqués et, aussi souvent que possible, proactifs pour soulever de telles questions.

Parfois, nous sommes confrontés à des lobbies puissants, notamment lorsqu'il est question des ports. J'ai examiné les chiffres des principaux ports européens. Par exemple, le port du Havre traite environ 4 millions de conteneurs par an, tandis que Rotterdam en traite 14 millions. Les possibilités de contrôle varient considérablement. J'ai visité le port de Rotterdam, où 2 000 conteneurs arrivent chaque heure. Le contrôle à la frontière des conteneurs n'est pas facile... L'échange d'informations est donc essentiel, de même que les techniques de ciblage mises en oeuvre par nos collègues douaniers.

Un autre aspect à souligner est l'utilisation de l'intelligence artificielle qui, bien qu'elle pose des difficultés en termes de protection des données personnelles et de biais des algorithmes, constitue une aide considérable pour le traitement de vastes quantités d'informations. Ces informations sont essentielles pour notre travail d'analyse criminelle, et nous permettent de cibler nos actions de manière plus précise.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour la qualité de ces échanges, la franchise de votre propos et votre grande clarté. Nous allons continuer nos travaux en espérant trouver des solutions pour améliorer le travail commun.

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Nous y travaillons tous les jours, monsieur le président !

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mon général.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Baudoin Thouvenot,
inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l'European Union Agency for Criminal Justice Cooperation (Eurojust)

LUNDI 22 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Baudoin Thouvenot, inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l''European Union Agency for Criminal Justice Cooperation (Eurojust).

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Monsieur Thouvenot, je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Baudoin Thouvenot prête serment.

M. Baudoin Thouvenot, inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l'European Union Agency for Criminal Justice Cooperation' (Eurojust). - Depuis le 12 décembre 2019, l'Unité européenne de coopération judiciaire est devenue l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale. Nous sommes devenus, à l'instar d'Europol, une véritable agence, avec une particularité : je reste un magistrat français, et ne suis donc pas fonctionnaire européen.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il s'agit d'une mise à disposition par la France.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait. Je reste soumis à l'article 30 du code de procédure pénale. J'ai le statut d'un procureur général, soumis éventuellement à des instructions générales du ministre.

Le travail d'Eurojust est de faciliter la coopération pénale entre tous les États membres de l'Union européenne (UE). Nous avons aussi un accord avec le Danemark - ce pays s'est retiré par référendum de toutes les instances judiciaires et policières de l'Union - et avec douze autres pays tiers - dont les États-Unis, la Suisse, la Norvège, des États balkaniques -, soit 39 pays. Nous sommes une forme de petit conseil européen judiciaire - le Conseil de l'Europe comprend, lui, 46 membres, ainsi que des observateurs. Le périmètre d'Eurojust dépasse donc celui de l'Union européenne.

L'agence a été créée en 2002, un peu sur le modèle d'Europol, avec des bureaux nationaux et une équipe européenne. Par rapport à Europol, la dimension nationale garde cependant une part très importante, car le travail opérationnel de coopération est effectué par les membres des bureaux nationaux. Le bureau français compte cinq membres théoriques et quatre membres réels. Nous serons bientôt cinq effectifs réels.

La majorité des magistrats vient du parquet. En ce qui me concerne, je n'ai été que juge d'instruction, pendant vingt-huit ans, avant de devenir le membre national d'Eurojust. J'ai notamment été juge d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Paris de 2004 à 2017.

Pour ouvrir un dossier, Eurojust agit à la demande des autorités nationales. Nous ne dépossédons pas nos collègues magistrats nationaux. Il faut être une autorité judiciaire pour saisir Eurojust. Notre rôle est de faciliter la coopération, notamment en contactant les pays membres et les pays tiers et en coordonnant l'entraide. Je reste magistrat, mais ne suis plus l'autorité judiciaire, et ne décide pas. Je n'interviens plus dans les dossiers, mais en support des collègues nationaux. Nous faisons transiter les demandes d'entraide et les mandats d'arrêt européens, pour anticiper les difficultés et les différences de procédure et de droit entre pays européens, différences que nous connaissons bien.

Je précise qu'à mon sens, le droit pénal français est celui qui offre le plus de possibilités aux enquêteurs. Au niveau international, l'existence du juge d'instruction est un plus. Le juge d'instruction est l'autorité judiciaire qui peut décider comme un magistrat du siège. Nous sommes le seul pays à encore avoir un juge d'instruction, avec la Belgique et l'Espagne. Quand une enquête est sous la direction d'un magistrat du siège, il a tous les pouvoirs entre les mains pour mener les enquêtes en temps réel, alors qu'un procureur doit par exemple demander l'autorisation de mener une perquisition à un autre juge.

Eurojust, installée à La Haye, est un peu la perle de l'Europe, pour reprendre l'image du tableau de Vermeer. Eurojust est un des outils les plus pragmatiques de l'Union européenne, il mêle à la fois l'analyse et l'opérationnel. Les membres des bureaux nationaux sont de vrais magistrats de terrain, expérimentés et légitimes pour soutenir l'ensemble de leurs collègues européens. Nous avons une vision très pratique des dossiers, nous aidons efficacement nos collègues magistrats français. En effet, il n'existe pas de dossier narcotrafic sans coopération européenne et internationale. Il nous faut être à l'écoute des collègues, pour les soutenir : voilà le but d'Eurojust.

Quand vous mettez ensemble des enquêteurs de toutes nationalités qui ont un objectif commun - lutter contre la criminalité organisée -, ils parviennent toujours à se comprendre. Where there is a will, there is a way, comme aurait dit Churchill : tel est notre maître mot.

Nous sommes aussi des passeurs d'outils de coopération auprès de nos collègues, par exemple en matière de certificat de gel ou de décision d'enquête européenne. Cette faculté est fabuleuse. Je ne gère plus les dossiers, mais j'aide les autres à mieux les gérer. Ainsi, nous oeuvrons pour une plus grande sécurité européenne. Les voyous ne connaissent pas de frontières, il ne faut pas que les magistrats en connaissent non plus. D'ailleurs, une délégation sénatoriale serait la bienvenue à Eurojust. C'est le meilleur moyen de voir combien notre action est opérationnelle.

Sur les principales tendances du narcotrafic à l'échelle de l'Europe, M. Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations d'Europol, a dû vous faire une présentation détaillée. Europol dispose de plus d'informations statistiques, plus larges, car Eurojust ne traite que de dossiers de très grande importance.

Je commence par le trafic maritime, qui transite principalement par les ports de Hambourg, de Rotterdam et d'Anvers. Le container est le symbole vivant, ou du moins métallique, de la mondialisation. À Rotterdam ou à Anvers, le contrôle complet est impossible. Les saisies sont très importantes : en 2022, 110 tonnes de cocaïne ont été saisies à Anvers ; 52,5 tonnes à Rotterdam.

Cela entraîne des risques importants pour ces pays, car il n'existe pas de criminalité de haut niveau sans corruption, de basse à très haute intensité. Les Pays-Bas n'ont pas nié le problème, mais ne l'ont pas vraiment regardé en face - il a fallu des catastrophes, telles que des menaces d'enlèvement d'une princesse et du Premier ministre ou le meurtre d'un journaliste et d'un avocat pour que le pays prenne conscience non pas réellement d'un basculement vers un narco-État, mais des dangers du narcotrafic et de la Mocro Maffia. Les Pays-Bas sont en train de modifier non pas leur politique de dépénalisation de la consommation, mais leur vision de la criminalité organisée et leurs moyens d'action. Il en va de même en Belgique, où les autorités ont nettoyé le port. Le narcotrafic ne peut fonctionner sans corruption, corollaire indispensable à ce trafic.

Pour agir de la manière la plus efficace dans les ports, notamment aux Pays-Bas et en Belgique, il faut réduire le facteur humain, en limitant le plus possible la manutention des containers. Cependant, si ces ports deviennent de plus en plus sécurisés, il y aura un glissement et un report du trafic ; or Le Havre et Dunkerque ne sont pas loin. Les ports français en sont conscients, les autorités judiciaires et policières le savent. Toute la façade atlantique pourrait aussi se transformer en point d'arrivée, via les petits ports de plaisance, potentiels nouveaux réceptacles du narcotrafic.

Certaines initiatives françaises sont intéressantes au niveau judiciaire, à l'instar de la task force en Méditerranée, de Barcelone à Gênes. Pour la façade atlantique, le procureur général de Bordeaux a aussi proposé une task force des cours d'appel allant jusqu'à Rennes, avec une déclinaison au niveau policier. Ces groupes de travail sont très opérationnels, ils permettent d'échanger sur les difficultés rencontrées dans les dossiers et de croiser davantage d'informations.

Le transport se fait aussi par voie aérienne, notamment en provenance de Guyane pour la cocaïne. Contrôler tous les avions serait compliqué... jusqu'à la moitié des passagers pourrait être concernée. Ce phénomène se nourrit de la misère, notamment chez des personnes venant du Surinam ou résidant à Saint-Laurent-du-Maroni. À Créteil, comme juge d'instruction, j'ai reçu un jour une jeune femme de nationalité française, tout juste majeure, qui ne parlait pas français : j'ai dû prendre un interprète, j'avais presque honte. Elle avait bien des papiers français, mais n'était jamais allée à l'école. Ces sujets peuvent sembler loin de l'objet de cette audition, mais c'est une réalité.

M. Jérôme Durain, président. - C'est le substrat.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait, c'est la misère qui recrute. En Guyane, les trafiquants n'ont aucune difficulté à trouver une personne qui acceptera le risque de prendre l'avion. Étant donné la « bascule », c'est-à-dire les prix de revente de la cocaïne, si seules deux personnes sont prises sur vingt qui transportent de la drogue, cela reste rentable. La marchandise est certes illégale, mais le raisonnement commercial est le même que pour toute substance légale.

Concernant les routes terrestres, la résine de cannabis vient du Maroc, via l'Espagne, par go fast ou par camion. Les Espagnols sont noyés sous le trafic de stupéfiants. L'héroïne, elle, vient des Balkans. La drogue de synthèse est fabriquée aux Pays-Bas et en Belgique ; à ce titre, la France est plutôt un pays de transit. Concernant les cigarettes, qui suivent les mêmes routes, j'appelle votre attention sur les Géorgiens, qui s'installent de plus en plus en France.

Notre droit reste très puissant, notre procédure pénale est efficace : nous arrivons à juguler un certain nombre de choses. La France n'est pas un pays sûr pour les malfaisants et les narcotrafiquants du haut du spectre. Il faut préserver cet acquis.

J'espère que la réforme de la police judiciaire ne va pas atténuer cet état de fait. Cette réforme risque de faire porter les efforts sur les procédures de proximité, mais il ne faut pas perdre de vue qu'en matière de crime organisé, si nous relâchons nos efforts, nous ne pourrons plus récupérer du terrain ensuite.

La lutte contre la criminalité organisée doit rester une priorité, même si ce n'est pas la forme de criminalité qui touche le plus les gens ; ils ne la vivent pas au jour le jour, sauf, peut-être, à Marseille. La criminalité organisée est assez transparente pour nos concitoyens, elle ne menace pas directement et au jour le jour l'ordre public.

Concernant la criminalité connexe, blanchiment et narcotrafic vont de pair. Les cryptomonnaies sont un enjeu de taille. Les narcotrafiquants savent avoir recours à des ingénieurs financiers pour utiliser des montages plus complexes.

Le blanchiment constitue l'un des domaines d'investigation les plus importants à Eurojust. Des dossiers pour stupéfiants sont rarement ouverts sans que l'on s'intéresse au blanchiment : il y a toujours du blanchiment derrière un dossier de stupéfiant important. Les difficultés se font jour lorsque l'argent quitte l'Europe ; en effet, celle-ci sert parfois de zone de rebond, puis, lorsque les fonds s'envolent vers Dubaï, ou vers la Chine, il devient très compliqué d'agir.

C'est surtout le sud de la France qui est concerné par les règlements de compte, notamment la zone marseillaise.

Rencontrons-nous des difficultés dans la coopération entre les États membres dans le cadre des missions d'Eurojust ? Non.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Existe-t-il des pays non membres de l'Union européenne accueillis comme observateurs ?

M. Baudoin Thouvenot. - Les pays non membres de l'Union européenne accueillis au sein d'Eurojust sont ceux avec lesquels nous avons noué des accords de coopération. Jusqu'au règlement du 14 novembre 2018, Eurojust avait la capacité de négocier directement avec les États concernés ; c'est ainsi que nous avons signé des accords avec la Serbie ou avec la Géorgie. Depuis le règlement de 2018, nous proposons tous les quatre ans à la Commission européenne une liste de pays avec lesquels nous souhaitons établir de tels accords. La Commission a validé de cette manière une liste de dix pays, incluant la Colombie, le Maroc, la Tunisie, l'Algérie et le Liban ; les discussions sont, en outre, en très bonne voie avec l'Arménie. Ces États seront liés par un accord de coopération avec nous.

Cela nous renvoie directement à la question de la protection des données : nous sommes soumis au règlement général sur la protection des données (RGPD), les accords de travail que nous établissons visent donc aussi à permettre des échanges de données personnelles avec ces pays tiers. Nous hésitons, à défaut, à partager de telles données avec certains États, compte tenu des incertitudes quant à l'utilisation qui en serait faite. Les accords de coopération signifient, à l'inverse, que nous pouvons collaborer avec ces pays presque comme s'ils faisaient partie de l'UE, et donc échanger sans difficulté des données. Les pays signataires peuvent en outre, s'ils le souhaitent, envoyer à Eurojust un ou plusieurs procureurs de liaison. Nous accueillons ainsi actuellement deux Norvégiens, deux Suisses, deux Américains, un Serbe, un Ukrainien - l'Ukraine a signé un accord de coopération. Récemment, un Moldave nous a rejoints. Cela fait d'Eurojust, une agence all over the world !

Cela dit, nous avons également la possibilité de coopérer avec des pays complètement tiers et de les inviter à des réunions. Dans ce cas, la différence concerne surtout l'échange de données.

Pour ce qu'il en est d'éventuelles difficultés avec les États membres, il n'y en a pas. La coopération repose sur des textes et sur des outils que des hommes et des femmes mettent en oeuvre. Les problèmes qui se présentent parfois ne sont pas nécessairement imputables aux États eux-mêmes. Par exemple, il est courant de dire dans les enceintes de coopération internationale que celle-ci est compliquée à mettre en oeuvre avec le Royaume-Uni. Cela ne tient pas à ce pays lui-même ni aux Britanniques, mais plutôt aux différences de culture juridique. Le Brexit n'a rien changé à cet égard, puisque le droit britannique n'a pas été modifié ; en revanche, l'accord a permis d'établir de nouveaux outils de coopération entre nous. La coopération avec l'Irlande, bien que celle-ci soit membre de l'UE, n'est pas plus aisée, toujours en raison de différences de système et d'histoire juridiques.

Nous ne rencontrons pas de difficultés particulières avec d'autres pays de l'UE, mais nous éprouvons la confrontation de nos différences, qui font notre richesse. Ainsi, ce qui est juridiquement possible en France ne l'est pas forcément ailleurs. Prenons l'exemple des écoutes téléphoniques : largement admises en France, elles ne le sont pas systématiquement en Allemagne. Il est parfois difficile d'obtenir l'adhésion de nos collègues européens, même si cela est nécessaire, ce qui requiert de notre part une certaine humilité : ce n'est pas parce que la demande émane de magistrats français que nous devons faire comme en France ; nous devons prendre conscience que nos méthodes ne sont pas universelles et ne sont pas toujours compatibles avec les systèmes juridiques d'autres pays.

M. Jérôme Durain, président. - Venons-en aux évolutions normatives européennes, importantes pour nous.

M. Baudoin Thouvenot. - Je suis favorable à l'envoi de magistrats de liaison européens ; l'Europe judiciaire doit communiquer avec certains pays ou certaines régions, notamment dans la péninsule arabique. Les diplomates jouent certes un rôle, mais il est essentiel que des gens de terrain nouent des contacts directs dans certains pays. La Finlande, par exemple, a demandé l'intervention pour son compte du magistrat de liaison français compétent au Maroc. Il existe donc un besoin manifeste de coopération judiciaire. Il ne s'agit pas seulement d'extraditions, pour reprendre l'exemple de Dubaï ; il y en aura, certes, mais beaucoup de pays ne peuvent pas envoyer de magistrat. L'Europe doit donc mutualiser ses ressources pour répondre à ces besoins - notez toutefois que ce point de vue est très personnel.

Grâce au travail d'Eurojust, je n'ai pas observé d'instructions échouer en raison des différences de procédure pénale entre les États membres : c'est précisément notre mission. Ces divergences ne mènent pas à des nullités, car, si nous ne pouvons travailler comme nous le ferions en France, la coopération judiciaire s'exerce dans le respect des règles nationales du pays qui réalise l'acte. Le risque de nullité s'efface donc dès lors que nous parvenons à nous cordonner.

Le réseau européen de lutte contre la cybercriminalité est un lieu d'échange très important entre spécialistes des différents pays. En France, cela pourrait concerner, par exemple, des membres de la section « Cybercriminalité » du parquet de Paris ou du ministère de la justice. Ces acteurs se rencontrent une à deux fois dans l'année pour échanger. Eurojust prévoit de créer un secrétariat permanent pour ce réseau, permettant ainsi une augmentation considérable des actions de formation ainsi que l'édition de documents de travail collaboratifs. Les échanges entre magistrats qui traitent la même matière donnent toujours lieu à des apports intéressants, qui permettent d'identifier et d'aplanir les difficultés. Nous prévoyons d'ailleurs la constitution au sein d'Eurojust d'un réseau de procureurs et de juges pour lutter contre la criminalité organisée. Ces cénacles agissent souvent comme l'antichambre de l'ouverture de dossiers européens, car ils permettent de reconnaître des problématiques communes et de coordonner des actions. Ainsi, le Genocide Network a été un préalable très efficace à l'ouverture de dossiers européens en matière de crimes contre l'humanité ; il en va de même en matière de cybercriminalité et, bientôt, de lutte contre le crime organisé.

Le rôle d'Eurojust contre le blanchiment d'argent est le même que pour toutes les autres infractions. Le blanchiment est, la plupart du temps, adossé à la criminalité organisée ; nous facilitons donc la coordination et la mise en commun des ressources entre pays concernés lors de journées d'action. Nos centres de coordination servent de cellules de crise pour gérer la coopération judiciaire lors de grandes interpellations internationales coordonnées. Nous fournissons également une analyse des dossiers judiciaires, complémentaire au travail d'Europol, sans conflit d'intérêts, dans le respect des rôles de chacun : les budgets européens doivent être engagés dans l'intérêt des deux agences et pour la sécurité européenne.

Concernant le paiement en liquide ou le dépôt d'argent sur des comptes bancaires, si ces transactions sont pratiques pour nous pour identifier certains flux, elles sont de moins en moins courantes. Il existe des réseaux secrets auxquels nous n'accédons pas et les méthodes de blanchiment évoluent vers les monnaies dématérialisées. Les dépôts bancaires laissent des traces, donc les trafiquants les évitent de plus en plus.

Je me permets d'aborder la question de l'unification de la définition de la criminalité organisée au niveau européen. La criminalité organisée, notion essentiellement criminologique, a des implications juridiques significatives. En France, nous disposons de critères criminologiques pour la définir ; toutefois, la pertinence de parvenir à une définition commune au niveau européen suscite un débat. On peut se demander, par exemple, s'il convient d'harmoniser la notion d'association de malfaiteurs ou le concept plus large de criminalité organisée, dont les conventions internationales offrent déjà une certaine définition. Personnellement, je ne suis pas persuadé de la nécessité d'une définition au niveau européen. Pour ce qui est de l'association de malfaiteurs, la définition pourrait être davantage alignée sur le modèle italien, au terme duquel l'appartenance à la mafia est un élément central et constitue une infraction en soi. Cette approche diffère toutefois substantiellement de celle de certains pays, comme l'Allemagne ou la Suisse, dans lesquels la conception de l'association de malfaiteurs est beaucoup plus stricte que la nôtre. Il me semble donc complexe d'adopter une définition unique, et, à mon sens, il est préférable de maintenir nos cultures propres en la matière. L'intérêt de la coopération européenne est de créer une cohérence plutôt qu'une uniformité.

Le rapport d'Eurojust sur le trafic de drogue de 2021 souligne les résultats prometteurs obtenus par les centres de coordination. Il s'agit de cellules de crise dans lesquelles chaque participant représente un pays. La mise en oeuvre d'actions conjointes, telles que des arrestations ou des perquisitions simultanées dans tous les pays concernés, requiert une coordination minutieuse, en raison des différentes législations nationales relatives, par exemple, aux heures légales de perquisition. Cette coordination est au coeur de la négociation européenne. Le jour dit, le centre de coordination joue son rôle : par exemple, lors d'une action concertée, si j'interpelle un individu, un collègue allemand peut m'informer que trois suspects ont été arrêtés en Allemagne et que les perquisitions ont donné certains résultats, mais qu'une nouvelle localisation requiert une perquisition non prévue initialement ; les autorités allemandes peuvent alors demander une nouvelle décision d'enquête européenne pour y procéder. L'intérêt est de communiquer ces informations immédiatement, de les répercuter aux collègues, voire - j'ai eu l'occasion de le faire une fois en tant que membre national - d'agir de façon autonome en situation d'urgence. Il en va de même concernant les certificats de gel. Nous faisons un point toutes les heures avec les collègues sur tout ce qui se passe au niveau européen et nous transmettons ces informations au collègue français par exemple, qui est, lui, accaparé par de multiples gardes à vue. Des réunions en visioconférence sont organisées en direct pour affronter les problématiques qui émergent. Nous nous positionnons donc en tant que facilitateurs et intermédiaires dans la recherche de solutions européennes en matière de coopération.

Les centres de coordination jouent un rôle essentiel dans ce dispositif et leur promotion est indispensable, mais ils doivent être réservés aux dossiers les plus importants. Leur mise en place est systématiquement proposée par notre bureau lors de l'organisation de journées d'opérations communes, car, rappelons-le, c'est le bureau français qui en a été l'initiateur. En dépit des réticences initiales à leur égard, leur utilité est aujourd'hui reconnue, après plus de 150 actions coordonnées. Les nouveaux locaux d'Eurojust incluent même une salle qui leur est dédiée.

Des textes européens visant à faciliter le gel des avoirs criminels sont en effet en cours de discussion. Deux propositions de la Commission européenne sont actuellement à l'étude. En 2021, quatre mesures législatives ont été proposées ; à ce jour, deux d'entre elles ont été discutées. Le 12 décembre 2023, un accord politique a été trouvé entre le Conseil et le Parlement européen sur une directive concernant la confiscation et le recouvrement des avoirs. Ce texte établira des normes minimales pour le traçage, l'identification, le gel, la confiscation et la gestion des avoirs criminels, ce qui renforcera les capacités des États membres contre le crime organisé et le terrorisme. Il va en outre créer des obligations pour les États membres : plusieurs d'entre eux ne disposent en effet pas d'agences spécialisées dans la récupération et la gestion des avoirs criminels, comme la formidable Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) en France. La directive en projet obligera tous les pays à se doter des structures nécessaires à la mise en place et au maintien de telles agences, lesquelles se verront accorder plus de pouvoir en matière de recouvrement ; elle permettra également une meilleure coopération entre ces entités.

L'objectif est bien de favoriser le gel et la confiscation. S'agissant de la saisie en valeur, elle est déjà possible dans le cadre juridique français, mais ce n'est pas le cas partout en Europe. Cela consiste à saisir des biens d'un montant équivalent au produit du trafic en cause, même si ceux-ci n'ont pas été acquis avec les fruits dudit trafic. La saisie générale du patrimoine, comme peine complémentaire pour des infractions liées à la drogue punies d'une peine de dix ans minimum, est possible en France, mais ne l'est pas partout en Europe - ici, bien entendu, le principe de proportionnalité établi par la Cour de cassation reste de mise.

Ces directives devraient donc étendre les capacités de confiscation et de saisie à l'échelle européenne, en permettant de conserver les biens, même si l'enquête pénale n'arrivait pas à son terme - par exemple en raison du décès du mis en cause. De même, elles devraient permettre la confiscation des enrichissements inexpliqués. En France, nous disposons de la non-justification de ressources ; un outil analogue devrait être généralisé. De même, la vente avant jugement des biens saisis devrait être étendue à toute l'Europe, une pratique déjà possible en France. Une voiture de luxe ou un voilier saisis peuvent être vendus avant jugement ; ce n'est pas encore le cas dans beaucoup de pays européens, dans lesquels nous devons actuellement trouver des expédients.

Ces directives devraient donc rapprocher les différents systèmes juridiques des États membres en matière de confiscation et de saisie des avoirs criminels. Nous ne parviendrons jamais - est-ce vraiment un objectif ? - à unifier complètement le droit en Europe, mais il est essentiel de parvenir à une cohérence entre les règles établies par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), celles de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et les instruments européens en vigueur. Cette harmonisation est cruciale pour garantir une action efficace, ainsi qu'une compréhension mutuelle au sein de nos systèmes juridiques.

Une autorité européenne anti-blanchiment sera également mise en place, dont la mission sera de coordonner l'action des unités d'intelligence financière de chaque État - en France, Tracfin - pour peu que ces unités l'acceptent, car elles relèvent souvent du renseignement. Concernant la lutte contre le blanchiment d'argent, Tracfin et ses homologues européennes ont prouvé leur efficacité, notamment par leur capacité à bloquer de manière administrative des comptes suspects en attendant des mesures judiciaires. Ce mécanisme reflète l'équilibre nécessaire entre la préservation des droits fondamentaux et les impératifs de la lutte contre la criminalité organisée, une question particulièrement sensible en ce qui concerne le cryptage, par exemple.

Les enquêteurs français se sont émus de la jurisprudence de la CJUE qui limite l'accès aux données de connexion. Sa jurisprudence prévoit qu'un procureur français, n'étant pas un juge indépendant de l'enquête, ne peut requérir auprès d'un autre État des données de géolocalisation dans le cadre d'une décision d'enquête européenne. Pour autant, dans une enquête pénale conduite en France, le procureur peut autoriser, sous conditions, l'accès aux données de localisation. Je peux comprendre l'émoi des policiers, mais les enquêteurs français qui viennent à Eurojust constatent l'état du droit dans d'autres pays et beaucoup d'entre eux se reconnaissent alors dans le vieil adage : quand je me regarde, je m'inquiète ; quand je me compare, je me rassure ! Nous disposons encore de moyens d'action en la matière et notre procédure judiciaire est souvent enviée par d'autres pays. Prenons l'exemple des anciens pays du bloc soviétique : en Lettonie, la surveillance physique requiert une autorisation judiciaire mensuelle, une procédure étrangère à nos pratiques, aux termes desquelles les forces de l'ordre peuvent initier une filature sous simple contrôle judiciaire. De même, en Allemagne, la législation rend les écoutes téléphoniques bien plus complexes à mettre en oeuvre qu'en France.

En matière de lutte contre la criminalité organisée, la clé actuellement est souvent la téléphonie cryptée, notamment via des applications telles qu'EncroChat et Sky ECC. Notre position à ce sujet est claire : nous avons été au coeur de la coopération internationale sur ces deux dossiers, répondant à des milliers de demandes d'autres pays pour partager les données interceptées par la France sur le réseau Sky ECC. Nous disposons d'un système juridique efficace pour cela, la difficulté est la problématique technique du décryptage, qui exige des capacités cyber avancées. C'est pourquoi nous avons fait appel à d'autres pays. La cybercriminalité représente un défi considérable, car au-delà du phénomène des ransomwares, elle concerne de très près le narcotrafic. Les gros trafiquants utilisent tous des solutions cryptées qui limitent l'utilité des procédures d'écoutes traditionnelles et nous obligent à adapter nos méthodes d'enquête, en passant, par exemple, à la sonorisation de lieux privés. Avec plus de trois décennies d'expérience en tant que magistrat, je constate que nous devons souvent rattraper notre retard technologique. Ce fut le cas avec EncroChat et Sky ECC.

M. Lecouffe a dû vous l'indiquer, les affaires EncroChat et Sky ECC ont permis d'établir une cartographie de la criminalité européenne que l'on n'imaginait pas, en fournissant un accès en direct aux communications entre criminels, car ces derniers, persuadés d'avoir des échanges cryptés, s'envoyaient des photos ou expliquaient leurs plans. Heureusement, les voyous sont parfois un peu orgueilleux et prétentieux : quand ils se sentent tranquilles, ils se lâchent...

Nous avons ainsi pu cartographier leurs moyens et évaluer leur dangerosité. Le point de vue des Néerlandais sur la prévalence du narcotrafic a aussi évolué lorsqu'ils ont découvert des salles de torture dans des containers à Rotterdam, destinés aux enlèvements et aux séquestrations entre bandes rivales, au sujet desquels évidemment personne ne porte plainte. C'est ce que nous ne percevons pas des règlements de compte : lorsqu'il n'y a pas de mort abandonné sur place, nous n'avons que très peu accès à de nombreux faits de violence ou de pression, car il reste tout de même très rare qu'un voyou, même victime, porte plainte.

Tous ces dossiers nous ont donné une vision assez complète de la criminalité européenne.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concernant les procédures d'infiltration et le recours aux repentis, une harmonisation est-elle prévue au niveau européen ?

M. Baudoin Thouvenot. - Non, il n'y a pas d'harmonisation au sens strict qui est prévue.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourtant, on observe aujourd'hui des différences très substantielles, notamment entre le droit italien, inspiré par la lutte antimafia, et le droit des autres États membres.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait, et ces différences tiennent aussi à une bien plus grande expérience du côté de l'Italie, avec une vraie culture de l'infiltration. J'ai participé aux premières infiltrations légales en France en 2004. Il me semble que l'on n'a pas assez recours à cette pratique parce qu'elle coûte très cher et demande de véritables moyens, tout comme le système des repentis d'ailleurs.

La lutte contre la criminalité organisée en Italie met l'accent à la fois sur l'infiltration et les repentis. Vous pouvez interroger Marc Sommerer, président de la commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR), dite « commission des repentis », à ce sujet. J'en ai peu vu durant ma carrière. Le système existe, et il doit sûrement être encore amélioré. Il me semble que nous avons surtout besoin d'un changement de paradigme sur cette question, tout comme au sujet de l'infiltration.

On ne peut pas aborder la question des infiltrations et des repentis sans parler des indicateurs. Seulement, dans les deux premiers cas, cela rentre dans le cadre du contrôle de l'autorité judiciaire. J'ai instruit des dossiers complexes avec l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis), avant d'être nommé à Eurojust. Même si, me semble-t-il, mes propositions n'avaient pas été soutenues par la police, j'avais défendu l'idée qu'il fallait créer pour les indicateurs un statut de collaborateur occasionnel, à l'image de ce qui existe aux États-Unis. On reste parfois sur l'idée que la Drug Enforcement Administration (DEA) travaille comme dans Serpico avec des infiltrés qui font n'importe quoi, mais en réalité tout y est sous contrôle, avec une jurisprudence, des règlements, presque un contrat de travail avec les indicateurs, qui ont des objectifs précis, et qui tombent s'ils en dévient.

J'avais espéré que les difficultés traversées entre 2015 et 2017 auraient permis ce genre de changement, en nous faisant basculer vers un système plus clair et plus transparent, tant pour la personne qui coopère que pour le policier qui lui donne des instructions. L'infiltration présente l'avantage de légitimer le travail du policier infiltré qui commet des infractions. Le travail avec l'indicateur est plus trouble, car rien n'est autorisé judiciairement.

La seule difficulté que j'identifie pour l'infiltration est de taille. Autant pour la procédure des témoignages sous X, un dossier secret est gardé séparé - on sait qu'il y a un témoin sous X, mais on ne dispose pas de toute la procédure -, autant la loi de 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben, a raté le coche en soumettant l'infiltration à une totale transparence : dans la procédure, on ne connaît pas l'identité de l'infiltré, mais on sait qu'il y a eu une infiltration. Cela me semble dommage.

Il est compliqué de revenir là-dessus, mais il faudrait avoir pour l'infiltration la même procédure que pour le témoignage sous X, c'est-à-dire conserver dans un coffre-fort la décision du juge des libertés et de la détention (JLD), et ne pas inscrire dans le dossier d'éléments permettant de remonter à l'identité du témoin sous X ou de la personne infiltrée, la procédure étant secrète et séparée. Les choses sont simples, en réalité : lors des infiltrations, en lisant les procès-verbaux faits par l'agent traitant, on se doute très vite de l'identité du policier infiltré, en contact avec les trafiquants, ainsi que de la manière dont l'infiltration a été réalisée. Une infiltration ne se fait pas en rencontrant deux personnes dans un bar le soir à Pigalle : il faut au départ des personnes proches des trafiquants.

Les repentis représentent un vrai enjeu, mais cela suppose aussi, pour être très clair, que l'on veuille y consacrer des moyens : recréer une vie pour quelqu'un et sa famille, cela coûte cher. Il faut avoir également la culture qui permet cela, comme les Italiens.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Depuis quelque temps, les criminels italiens embauchent des migrants ayant traversé la Méditerranée, notamment en provenance du Nigéria : en échange d'un voyage en Guyane réalisé afin de transporter de la drogue, ils leur promettent des papiers. Que peut faire Eurojust pour enrayer ce trafic de drogue et d'êtres humains ?

Mme Valérie Boyer. - Marseille défraie la chronique pour les affaires de drogue, qui concernent, hélas !, toute la France. Il y a des trafics de « mineurs non accompagnés », qui ne sont en général pas mineurs, mais sont toujours accompagnés parce qu'on ne vient pas de si loin sans être accompagné par des trafiquants d'êtres humains. Ces trafiquants utilisent ces jeunes en les déplaçant en France pour leur faire occuper différents postes dans le narcotrafic. Ma question concerne non la Guyane, mais la métropole : des étrangers, souvent entrés de manière illégale en France, sont en proie à ces trafiquants. Que peut faire Eurojust ?

M. Olivier Cadic. - Les Brésiliens entrant en Guyane n'ont pas besoin de visa pour passer quelques jours de vacances en France. Il y a dix jours, une Brésilienne a été assassinée et deux autres ont été arrêtées alors qu'elles allaient reprendre l'avion pour le Brésil. Elles ont témoigné : une femme de 27 ans dit avoir trois enfants, une mère malade d'un cancer, des dettes, sa maison détruite par les pluies. L'autre disait avoir une dette envers une personne qui l'avait menacée... Ce sont les petites mains du crime, envoyées vers la France et instrumentalisées. Lors d'une visite au Brésil, nos collègues brésiliens nous ont indiqué qu'il fallait travailler main dans la main avec eux sur ces questions. Comment Eurojust envisage-t-elle de travailler avec le Brésil concernant ces petites mains du trafic ?

Par ailleurs, lors d'une précédente audition, il nous a été dit que toutes les demandes au sujet d'affaires de blanchiment émises par nos parquets pour Hong Kong nous revenaient sans réponse. En est-il de même pour nos voisins européens ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Comme les questions de mes collègues en témoignent, c'est la criminalité au quotidien qui dérange les gens, mais c'est bien le haut du spectre qui reste le principal responsable. Pourrait-on progresser en matière de coopération, notamment en matière d'échange de données, au sein de l'Europe ? Des efforts restent-ils à faire dans ce domaine ?

M. Baudoin Thouvenot. - Au niveau européen, l'échange de données ne présente pas de difficulté. Eurojust a supporté la création d'un registre judiciaire antiterroriste européen, qui permet des échanges de données entre les pays. Il n'est pas dit qu'un tel fichier ne pourrait pas un jour exister pour la criminalité organisée. Je ne vous l'apprends pas, créer de tels fichiers au niveau tant national qu'européen demande du temps. L'échange d'informations fonctionne dans tous les réseaux professionnels. Dans ces matières, les personnes en fonction restent souvent les mêmes : on les connaît, et les échanges sur les dossiers sont très opérationnels.

Je vous ai indiqué qu'on allait sans doute créer au niveau européen un réseau réunissant tous les procureurs spécialisés en matière de criminalité organisée, comme cela existe pour les procureurs spécialisés en matière de cybercriminalité. Ces forums permettent un travail à la fois théorique, stratégique et opérationnel. Tout cela doit être fait sur le terrain et ne pas rester théorique. Juridiquement parlant, l'échange de données ne présente pas de difficulté, lorsqu'il y a une volonté.

Concernant la coopération avec Hong Kong, nous ne sommes pas les seuls à ne pas recevoir de réponse. Je pourrais également vous parler de la partie nord de Chypre : les Turcs répondent qu'ils ne sont pas chez eux et ne peuvent rien transmettre, tandis que les Chypriotes du Nord indiquent qu'ils ne sont pas compétents.

Dans la région du Brésil et de la Guyane, il est également difficile de coopérer avec le Surinam, dont sont originaires au moins autant de trafiquants que ceux qui viennent du Brésil. Un déplacement d'Eurojust a eu lieu l'année dernière pour tenter d'améliorer la coopération avec le Surinam. Au Brésil, nous avons un magistrat de liaison qui travaille dans la région frontalière de la Guyane. La coopération est complexe : le territoire du pays est très vaste, et l'organisation de l'État fédéral est complexe. J'espère que les Brésiliens partagent notre volonté de coopération.

Mesdames Boyer et Phinera-Horth, pour qu'Eurojust agisse, il faut qu'un procureur prenne la main sur un dossier, avec la volonté d'en faire un dossier européen et de demander des coopérations. Nous avons une initiative propre : je pourrais éventuellement décider d'ouvrir un dossier sur ces questions, mais ce sont les autorités nationales qui enquêtent, selon les procédures de la police ou de la gendarmerie.

Ces dossiers, qui combinent autant le narcotrafic que l'aide au séjour irrégulier et l'immigration clandestine, font également partie des gros dossiers européens que nous traitons. Ce sont toujours les mêmes pays qui sont concernés par les small boats traversant la Manche : l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la France et l'Angleterre. Nous avons des sous-groupes de travail, qui traitent des problèmes juridiques qui se posent. En Allemagne, la qualification de l'association de malfaiteurs est complexe, posséder un bateau pneumatique ne constitue pas une infraction et l'aide au séjour irrégulier n'est caractérisée que lorsqu'un départ a lieu vers un pays de l'Union européenne. Le Brexit a eu pour conséquence que, pour les Allemands, l'infraction n'existe plus si les migrants vont en Angleterre. Il y a des réformes, et les choses évoluent au jour le jour : nous connaissons les manques, mais il n'est pas toujours simple d'y apporter une réponse législative.

Nous essayons de trouver des solutions. Dans les affaires de stupéfiants, les intérêts sont communs. En revanche, les dossiers d'immigration clandestine dépendent des sensibilités particulières des États : trouver les arrangements pour que tout fonctionne dans le même sens n'est pas toujours simple. Nous sommes là pour mettre de l'huile dans les rouages.

M. Jérôme Durain, président. -Nous vous remercions de votre disponibilité et de la qualité de nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Politique étrangère de la France en matière de lutte contre le narcotrafic - Audition de représentants du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

LUNDI 22 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos travaux en recevant des représentants du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour faire le point sur la politique étrangère de la France en matière de lutte contre le narcotrafic. Nous auditionnons ainsi M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur, délégué à la coopération régionale de l'océan Indien, ancien représentant spécial chargé de la lutte contre les menaces criminelles transnationales et contre les trafics illicites d'armes légères et de petits calibres au ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) ; M. Jean-Christophe Tallard-Fleury, sous-directeur d'Amérique du sud au MEAE ; M. Jean-Noël Bonnieu, sous-directeur du Moyen-Orient au MEAE ; Mme Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée au MEAE ; M. Frédéric de Touchet, chef de mission du Mexique, d'Amérique centrale et des Caraïbes au MEAE.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie Delaroche et MM. Jean-Claude Brunet, Jean-Christophe Tallard-Fleury, Jean-Noël Bonnieu et Frédéric de Touchet prêtent serment.

Mme Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée au ministère de l'Europe et des affaires étrangères - Au nom du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, merci pour votre invitation. Le ministère inscrit son action dans le cadre de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et nos orientations sont reprises dans le plan national de lutte contre les stupéfiants piloté par l'Office anti-stupéfiants (Ofast). Dans ce cadre, la mission nous est confiée de développer la coopération internationale contre les stupéfiants, c'est-à-dire de renforcer la place de la lutte contre les stupéfiants dans le dialogue politique avec les zones identifiées comme prioritaires - Amérique latine, Balkans, Afrique de l'ouest, Proche et Moyen-Orient - et d'y renforcer les coopérations institutionnelles, techniques et opérationnelles.

Dans le cadre de notre action multilatérale, nous prenons part aux travaux du Conseil de l'Union européenne, dont le Groupe horizontal « Drogues » se réunit sur une base mensuelle et où la Mildeca siège pour la France ; nous accompagnons les travaux sur la réduction de l'offre et de la demande des drogues dans le cadre de la stratégie européenne antidrogues et nous veillons au suivi des discussions lancées sous présidence française du Conseil de l'Union européenne il y a deux ans, notamment sur la transformation de l'Observatoire européen des drogues et toxicomanie en une véritable agence européenne, ou encore sur les drogues à l'ère du numérique, l'impact environnemental des drogues ou les défis posés par la cocaïne. L'impact que la guerre en Ukraine a sur les trafics est une préoccupation constante au niveau européen : le conflit semble avoir déplacé certains itinéraires de trafic d'héroïne et de cocaïne et pourrait encourager une production locale de drogues de synthèse. Nous participons au dialogue entre l'Union européenne et des États tiers - par exemple le Brésil, la Colombie, les États d'Amérique latine et des Caraïbes, des États d'Asie centrale et les États-Unis.

Au niveau international, la France suit les travaux menés dans le cadre des instances onusiennes, au premier chef l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONU-DC), basé à Vienne, et nous suivons les travaux de la Commission des stupéfiants. La France s'efforce dans ces enceintes de maintenir une position d'équilibre, pour des efforts de prévention des usages et de soins aux dépendances dans le strict respect des droits de l'homme et des conventions internationales de contrôle des drogues. Nous constatons une polarisation croissante dans toutes les enceintes, y compris européennes, entre les pays dont l'approche est presque exclusivement répressive et ceux qui prônent une légalisation de la consommation des drogues - d'abord le cannabis -, au nom du respect des libertés individuelles. Nous veillons à préserver le cadre juridique international actuel et les droits de l'homme que certains pays cherchent à relativiser, par exemple la Russie, l'Iran, et la Chine. La prochaine session de la Commission des stupéfiants, en mars prochain, sera une échéance importante : elle comprendra un segment de haut niveau pour lequel nous chercherons à obtenir une participation de bon niveau également avec une révision à mi-parcours d'engagements pris dans le cadre d'une déclaration ministérielle sur les drogues de 2019.

Un autre volet de notre travail vise le maintien de l'influence française dans toutes ces enceintes internationales. Il y a des élections prochainement pour renouveler le siège de la France au sein de la commission des stupéfiants, et nous allons également renouveler la nomination de l'expert français au sein de l'organe international de contrôle des stupéfiants, qui fait un peu figure de gardien des traités.

Parmi les initiatives internationales que nous soutenons au ministère, je citerai la coalition mondiale contre les drogues de synthèse que les États-Unis ont lancée à l'été dernier pour répondre à la crise du fentanyl, qui cause plus de 100 000 décès par an outre-Atlantique. Le ministère a joué un rôle pour que la France rejoigne pleinement cette nouvelle coalition, parce que même si la menace n'est pas aussi forte qu'aux États-Unis, elle existe sur le territoire national ; nous faisons désormais partie des 109 membres de la coalition et nous prenons une part active dans chacun des groupes de travail, en interministériel.

S'agissant de la coopération que nous avons avec les pays d'Amérique latine et des Caraïbes, nous finançons en Bolivie, et désormais en Colombie, des projets de développement alternatif en lien avec des acteurs privés pour remplacer les cultures de coca par des cultures de café.

Le narcotrafic en provenance de l'Afghanistan se maintient à des niveaux très élevés. L'opium provient à 80 % de ce pays et continue d'arriver en France comme en Europe, car si les décrets d'interdiction pris par le régime taleb ont fait chuter la production et conduit à des destructions de stocks massives, les flux et les saisies en provenance d'Afghanistan demeurent très importants ; nous ne devons pas négliger le fait que le pays dispose de stocks et que pour le régime taleb, les stupéfiants demeurent une manne financière. Nous constatons aussi une augmentation de la production de méthamphétamines dans le pays. Face aux méthamphétamines, nous constatons que certains des outils dont dispose la communauté internationale sont désormais inopérants pour diverses raisons et nous menons une réflexion en lien avec nos partenaires, notamment du G7 et avec l'ONU-DC, pour voir comment nous pouvons lutter efficacement contre la menace en provenance d'Afghanistan.

Un mot sur le trafic de captagon, une drogue principalement produite en Syrie qui connait une croissance exponentielle à destination des pays du Golfe, au point de représenter une menace à la stabilité de la région - et potentiellement au-delà, car l'Europe est une zone de rebond et il y a déjà eu des laboratoires démantelés chez certains de nos voisins, notamment aux Pays-Bas. Sur ce sujet, le ministère mène des actions bilatérales de renforcement des capacités avec des pays partenaires de la zone, et des actions multilatérales en lien avec l'ONU-DC. Nous avons également contribué à l'adoption de sanctions européennes contre des individus et entités liés au trafic de captagon il y a un an et nous comptons bien utiliser à nouveau ce levier prochainement.

M. Jean-Noël Bonnieu, sous-directeur du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Ma zone géographique de compétences couvre l'Iran, l'Irak et la péninsule arabique. Je commencerai par distinguer trois types de pays au regard du narcotrafic. Il y a d'abord des pays producteurs, avec l'Afghanistan, avec la Syrie, premier producteur mondial de captagon, le Liban et l'Iran, lequel est un producteur très significatif de drogues de synthèse - mais de ces quatre pays, seul l'Iran est dans ma zone de compétence. Ensuite il y a des pays qui étaient traditionnellement de transit mais qui deviennent des pays de consommation, c'est un élément nouveau : la consommation domestique locale se développe en Irak, au Kuwait, à Oman et au Yémen. Enfin, il y a les pays de destination classiques qui sont l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Les types de consommation divergent en fonction des pays : au Sultanat d'Oman et au Yémen, par exemple, la consommation locale était seulement une consommation de kat, alors qu'en Arabie Saoudite et aux Émirats, c'est plutôt de la consommation de captagon et de drogues de synthèse ; en Irak la consommation de captagon se développe, en provenance de Syrie.

Ces pays prennent conscience du problème que constitue la drogue sur le plan de la sécurité, de la santé publique, et de la réputation. En Iran, la consommation de drogue est très importante avec 3 % de la population, soit environ 2 millions de personnes ; le régime répond de manière extrêmement répressive avec des moyens que nous réprouvons, au premier chef la peine de mort : sur les 750 exécutions effectuées en Iran l'an passé, 440 l'ont été dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants. Dans le même temps, l'Iran participe à la production de drogues de synthèse aux fins d'exportation, avec des réseaux et groupes que ce pays soutient dans la région. En Irak également, la consommation de drogue est sévèrement punie et la répression s'est renforcée ; depuis 2017, les autorités irakiennes considèrent la lutte contre la criminalité organisée et plus particulièrement la lutte contre les trafics de stupéfiants comme la menace numéro un pour la sécurité nationale, devant le terrorisme - ce pays est sorti de la « période Daesh » où le terrorisme venait en premier, et nous coopérons en conséquence davantage dans la lutte contre les narcotrafics.

M. Jean-Christophe Tallard-Fleury, sous-directeur d'Amérique du sud au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Ma zone géographique démarre en Colombie et se termine en Terre de Feu, sauf le Surinam et le Guyana qui sont rattachés à la zone Caraïbes. Dans cette zone, à part le Venezuela, nous avons affaire à des pays affinitaires avec lesquels notre coopération est excellente dans beaucoup de domaines, y compris dans la lutte contre narcotrafics, grâce notamment à notre réseau d'attachés de sécurité intérieure et de magistrats de liaison. Nous avons également des soutiens comme, au Pérou, un expert technique international à la Commission nationale pour le développement et une vie sans drogue (Devida).

Je ferai un point d'actualité sur trois pays, pour rester dans un délai raisonnable.

La Colombie, d'abord, a connu des évolutions politiques très importantes : Gustavo Petro, le nouveau chef d'État, prenant acte et critiquant l'échec de la guerre contre la drogue menée avec l'aide des États-Unis et qui était centrée sur l'éradication forcée de la coca, a décidé un changement d'approche consistant à s'attaquer désormais aux flux financiers des trafiquants, tout en incitant les propriétaires et les paysans à se reconvertir de la coca, au café en particulier. Cette lutte contre la drogue est partie intégrante de l'accord de paix de 2016, mais elle est rendue très compliquée parce qu'il y a des groupes politiques qui se sont transformés en groupes criminels et dont la source de revenus principale est le narcotrafic.

L'Équateur, ensuite, vient de connaître, le 9 janvier, une prise d'otages spectaculaire en direct à la télévision, laquelle a révélé une situation qui s'est dégradée depuis plusieurs années - ce qui est pour partie une conséquence d'une amélioration en Colombie. La Colombie est la première productrice mondiale de cocaïne, mais 70 % de la cocaïne qui arrive en Europe provient de l'Équateur : ce pays est donc un producteur mais surtout un pays de transit de la cocaïne. Le gouvernement du président nouvellement élu, Daniel Noboa, essaie de prendre la mesure de la tâche. C'est extrêmement compliqué, l'assassinat du procureur qui menait l'enquête ces derniers jours a prouvé qu'en réalité, l'ensemble du système est gangréné par les trafiquants de drogue. Comme au Venezuela, les prisons sont aux mains des narcotrafiquants ; ce sont des zones de non-droit où des révoltes se sont soldées par des centaines de morts. La tâche est immense pour ce jeune gouvernement qui va devoir repasser par les urnes dans un an et demi, parce que Daniel Noboa a été élu suite à la destitution et la dissolution de l'Assemblée nationale équatorienne - c'est le système qu'on appelle de « mort croisée », où le nouveau président élu termine le mandat de son prédécesseur, en l'occurrence Guillermo Lasso. Nous sommes très attentifs à l'évolution de l'Équateur : nous nous coordonnons avec les directions compétentes, donc la direction de la coopération, de la sécurité et de la de défense au MEAE, avec le ministère de l'Intérieur et des Outre-mer et avec le ministère des Armées pour voir quel est le meilleur soutien que nous pouvons apporter, en coordination avec les autres États, en particulier le Chili et les États-Unis.

Le Venezuela, enfin, est un cas particulier dans la région. Comme vous le savez, nous n'avons pas reconnu les élections présidentielle et législatives qui y ont lieu, mais compte tenu de l'évolution plutôt positive de la situation politique, notamment avec l'accord de la Barbade signé le 17 octobre dernier entre le régime et l'opposition, nous avons décidé de nommer un ambassadeur - et un nouvel ambassadeur du Venezuela est arrivé à Paris. Nous essayons donc de renouer des relations politiques avec ce pays : le résultat dépendra de la situation des droits de l'homme et de la tenue de l'élection présidentielle cette année, que nous souhaitons libre et transparente. Mais la coopération que nous avons avec le Venezuela contre le narcotrafic s'est avérée efficace. En particulier, nous avons beaucoup de sollicitations pour des demandes d'arraisonnement en vertu de l'article 17 de la Convention de Vienne sur le trafic illicite de stupéfiants. Sur 29 sollicitations faites par l'ensemble du ministère des Affaires étrangères, 5 l'ont été pour le Venezuela et 4 pour le Brésil ; nous avons saisi 320 kg de cannabis et plus de 5,35 tonnes de cocaïne, sur un total de 7,83 tonnes pour l'Amérique du Sud. Au début, nous avions quelques craintes parce que le Venezuela demande à retrouver la propriété de cette cocaïne dès lors que les navires battent pavillon vénézuélien, et que nous avons de bonnes raisons de penser qu'à l'intérieur du gouvernement, il y a beaucoup de corruption - mais finalement les choses se passent plutôt bien : nous remettons les saisies au Venezuela et elles sont détruites en présence de notre attaché de sécurité intérieure, ce qui nous donne donc la garantie que cette drogue n'est pas détournée.

M. Frédéric de Touchet, chef de mission du Mexique, d'Amérique centrale et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - La zone que ma mission recouvre est hétérogène : elle compte quelque 225 millions d'habitants dont près de la moitié de Mexicains, les sept pays d'Amérique centrale représentent 54 millions de personnes, les Caraïbes 40 millions, et ma mission est également compétente pour le Surinam et le Guyana, 1,5 million d'habitants à eux deux. Nous sommes en relation avec les organisations sous-régionales, au premier chef la Communauté caribéenne (Caricom), l'Association des États de la Caraïbe (AEC) et l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO). La mission d'Amérique centrale et des Caraïbes est donc l'interlocutrice naturelle du ministère de l'Intérieur et des Outre-mer, en ce qui concerne les collectivités françaises des Antilles et de la Guyane.

Les pays d'Amérique centrale du « triangle nord », le Nicaragua, le Salvador et le Honduras, ont connu des guerres civiles longues, jusque dans les années 1990, qui sont à la source de trafics considérables ; ils connaissent aujourd'hui des flux de migration importants vers les États-Unis - le nombre de migrants franchissant la frontière entre la Colombie et le Panama a doublé en 2022, pour s'établir autour de 250 000, et aurait encore doublé l'année dernière, ce qui constitue défi considérable pour le Panama qui compte 5 millions d'habitants. Ces flux s'accompagnent de trafics d'êtres humains, d'armes et de stupéfiants. On estime généralement que l'Amérique centrale et les Caraïbes sont des zones de transit ou de rebond, mais la situation change et il semble qu'il y ait des plantations de coca au Honduras et au Guatemala - c'est à vérifier. Ces producteurs s'arrangent de la diversification massive des sources de réexportation, en particulier vers l'Europe à travers les Caraïbes : cela concerne directement la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane.

Les États de la région font face à des groupes criminels organisés, structurés, extrêmement puissants et qui sont assez résilients. La guerre contre les gangs au Mexique, qui a duré de 2006 à 2012, a fait 50 000 morts, mais les cartels sont encore là et restent sinon le deuxième producteur mondial d'héroïne, du moins le deuxième exportateur. Plusieurs pays ont la tentation de l'état d'urgence et de la réponse musclée. C'est le cas du Salvador, avec un président très populaire qui devrait être réélu le 4 février prochain ; il y a eu quelque 70 000 arrestations pour une population de 5 millions d'habitants, les bandes organisées sont supposées être incarcérées, la sécurité paraît rétablie et la criminalité a baissé. Le Honduras a suivi cet exemple, avec l'instauration de l'état d'urgence, ainsi que d'autres pays comme la Jamaïque. Des pays jusqu'ici préservés, comme le Panama et le Costa Rica, sont de plus en plus touchés, au point que lorsqu'il est venu en France au mois de mars dernier, le président du Costa Rica Rodrigo Chaves Robles a indiqué vouloir contrôler l'ensemble des ports et des aéroports susceptibles de transporter de la drogue en installant des portails capables de visualiser si de la drogue se trouve dans les conteneurs, lesquels représentent apparemment la principale voie d'acheminement de la cocaïne vers l'Europe.

Quel est l'enjeu pour la France ? D'abord, on assiste à une très forte augmentation des prises en mer par la Marine nationale basée aux Antilles : le mois dernier, 3,5 tonnes de cocaïne ont été saisies en une seule opération sur un bateau battant pavillon vénézuélien - c'est un record - sur le total de 11 tonnes de cocaïne saisies dans l'année. Quelle est notre réponse ? Sur le plan diplomatique, nous avons des accords de coopération contre le narcotrafic avec le Mexique, en vigueur depuis 2008, et nous négocions des accords de coopération judiciaire et pénale avec d'autres pays de la région ; nous y travaillons beaucoup. Sur le plan opérationnel, ensuite, le dispositif repose essentiellement sur le réseau des attachés de sécurité intérieure (ASI), mais beaucoup aussi sur le bureau de l'Ofast, en particulier en Martinique. L'Ofast a une antenne à Sainte-Lucie, dans la capitale Castries, où notre dispositif monte en puissance - nous y aurons bientôt une magistrate de liaison avec une compétence élargie au-delà de la Caraïbe, cela vient tout juste d'être annoncé. Depuis 8 ans, nous avons également un dispositif d'appui à la lutte contre le crime organisé en région caraïbe (Alcorca), logé au sein de l'Académie nationale de contrôle des drogues à Saint-Domingue et géré par un fonds dédié, de l'ordre de 180 000 euros annuels. En huit ans, l'Alorca a formé 1 258 stagiaires et son champ d'action va être élargi au Panama et au Costa Rica à la demande de ces deux États, ce qui posera probablement un problème de dimensionnement, mais ce dispositif a été clairement posé comme une priorité par la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère des Affaires étrangères. Autre outil indispensable, le Centre interministériel de formation anti-drogues (Cifad) installé à Fort-de-France, en Martinique. Autres éléments importants - je ne reviens pas sur les outils européens, vous avez entendu des spécialistes sur le sujet - : la Caricom a mis sur pied une agence intitulée Implementation Agency for Crime and Security, qui a été créée en 2006, et le Centre caribéen pour la lutte et la prévention en matière de drogue (Cicad) fait aussi partie du maillage.

L'État met les moyens pour faire face à la menace - pour mémoire, il y a eu 116 tonnes de cocaïne saisies l'an passé dans le monde. Notre pays est directement concerné, des drogues sont acheminées en Europe via nos ports maritimes et aéroports, via nos routes : cela pose un problème de réseau, d'efficacité, de coopération opérationnelle. C'est aussi un sujet très important pour nos collectivités d'Amérique. En avril dernier, le président de la collectivité territoriale de Martinique a participé à un séminaire dédié à la lutte contre le trafic de drogue à Port d'Espagne en Trinité et Tobago. La Martinique, comme les autres collectivités d'Amérique, ambitionne d'adhérer comme membre non associé à la Caricom.

Le narcotrafic est un sujet pour tous nos postes ; c'est un défi d'avoir les capacités de suivre et de relayer des demandes, notamment en ce qui concerne le rôle des forces armées des Antilles et de la Marine nationale - d'autant que, pour intercepter des bateaux rapides, il faut des accords avec les pays limitrophes.

M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur, délégué à la coopération régionale de l'océan Indien. - J'interviendrai à double titre, puisque je suis actuellement ambassadeur en charge de la coopération régionale dans l'océan Indien, et que j'étais précédemment ambassadeur en charge de la lutte contre la criminalité organisée. Le plan national de lutte contre les stupéfiants, présenté le 17 septembre 2019 à Marseille, a stimulé un travail en coordination entre tous les ministères et les agences concernées, en appui à l'Ofast, et en liaison avec nos ambassades région par région.

Nous travaillons sur deux priorités. D'abord, nous mobilisons nos ambassades et notre action diplomatique sur le plan opérationnel, pour obtenir le cadre juridique nécessaire à l'action de l'Ofast - jusqu'à la constitution d'équipes conjointes d'enquête, comme on le fait avec l'Espagne ou la Colombie. Nous avons toute une palette d'actions, définie par l'Ofast ; nous en avons informé les ambassades et nous mobilisons les ressources selon les besoins particuliers de l'Ofast en recherchant la meilleure efficacité opérationnelle - et pour cela, les acteurs du renseignement et de la répression doivent améliorer leur coopération. Ensuite, en plus des pays de première priorité, déjà bien identifiés par l'Ofast, nous avons ciblé des pays de seconde priorité, c'est-à-dire ceux qui pourraient devenir un point d'inquiétude plus important à l'avenir, et pour lesquels il faut mieux se coordonner dans les programmes de renforcement de capacité.

Quand l'action est structurée comme cela se passe avec le Programme régional de coopération pour renforcer la lutte contre le crime organisé - ou « El PAcCTO » qui, financé par l'UE, couvre 18 pays d'Amérique latine -, nous gagnons en suivi interministériel de nos programmes, donc en évaluation et en coordination, en particulier au sein de l'Europe. Le plan français de 2019 s'inscrit dans une mobilisation européenne plus large : l'action est désormais mieux coordonnée. Il est important aussi de mettre l'accent sur des approches régionales, en particulier avec des pays qu'on aide à renforcer leurs capacités mais qui ont du mal à prioriser ces sujets en interne, et qui peuvent aussi être fragiles - des décisions politiques peuvent être très difficiles à prendre quand les narcotrafiquants sont très forts. Les processus régionaux conduisent à une certaine émulation entre les pays, sachant que par exemple si l'Union Européenne apporte de l'aide financière à un groupe de pays, il y a un dialogue, un réseautage, les professionnels de la répression et des enquêtes se rencontrent, et aucun pays ne veut apparaître comme le plus rétif à des actions. Les conférences des Nations unies recommandent du reste d'agir à l'échelle régionale - et les pays voisins ont objectivement intérêt à travailler ensemble.

L'océan Indien, ensuite, n'apparaît pas dans les premières priorités de l'Ofast, mais nous nous accordons désormais sur la nécessité d'y conduire une action préventive. Les saisies sont de plus en plus importantes : les Seychelles, Maurice et Madagascar sont très fortement touchés par les trafics de drogue en provenance d'Asie centrale et d'Afghanistan, essentiellement de l'héroïne mais aussi des drogues de synthèse. Nous sommes directement concernés avec La Réunion et Mayotte, qui sont davantage touchées par la cocaïne et le cannabis. Une équipe de l'Ofast est à La Réunion, elle couvre également Mayotte. Les trafics, excepté la cocaïne vers La Réunion, empruntent surtout la voie maritime, où d'autres questions se posent - je pense en particulier à la lutte contre la piraterie maritime. Nous pouvons conjuguer les actions nationales et européennes, et les équipes de l'UE, sur ces sujets, aiment prendre appui sur les organisations régionales. Nous sommes membres de la Commission de l'océan Indien, avec un programme de sécurité maritime qui couvre La Réunion et Mayotte et qui est financé par l'UE - avec deux composantes pour renforcer l'architecture régionale de sécurité maritime : un centre de fusion d'information maritime, à Madagascar, un autre de coordination opérationnelle, aux Seychelles. Nous avons des officiers de liaison dans ces deux centres, mais également au centre situé à Delhi. Nous allons renforcer notre appui à la gouvernance de ces centres prochainement pour faciliter leur utilisation opérationnelle dans la lutte contre les trafics de drogue, notamment. L'Union Européenne va ajouter 15 millions d'euros aux 25 millions d'euros qu'elle a déjà accordés à ce programme de sécurité maritime régionale pour les cinq prochaines années, en particulier pour augmenter les financements aux actions de renforcement de capacité menées par l'ONU-DC. Ces moyens supplémentaires vont nous aider à améliorer les relations bilatérales et faciliter les contacts entre les services opérationnels.

Nous coopérons bien avec les pays de la région, en particulier avec Maurice. Une convention de coopération judiciaire entre la France et Maurice a été signée en 2022, le projet de loi en autorisant l'approbation est devant votre commission des affaires étrangères. Maurice est l'île la plus proche de La Réunion : elles ont développé des liens étroits de coopération dans tous les domaines de sécurité, y compris la gestion des migrations irrégulières. La lutte contre les trafics de drogue a été érigée en priorité régionale par le gouvernement de Maurice, qui a organisé une première une conférence régionale l'an passé et a adopté une déclaration sur ce sujet ; une autre conférence régionale devrait se tenir cette année. Des dispositifs devraient y gagner en opérationnalité. L'idée a été évoquée aussi avec l'Union africaine d'un forum des fonctions de garde-côte, pour discuter des façons dont on peut améliorer notre efficacité.

En avril prochain, à Mayotte, une conférence de coopération régionale avec les collectivités d'outre-mer doit également se tenir avec le ministère chargé de l'outre-mer, le quai d'Orsay, les administrations centrales, les préfets et les ambassadeurs ; nous associerons les procureurs avec la police et la gendarmerie pour faire un point de la situation. Les distances maritimes étant bien plus grandes dans l'océan Indien que dans les Antilles, la question se pose de la judiciarisation : quand la Marine nationale saisit des cargaisons et des trafiquants, elle n'est pas en mesure de débarquer ces trafiquants dans des pays et des îles de la région avec la garantie qu'il y aura des poursuites judiciaires. Les Seychelles ont accepté de signer un accord de coopération judiciaire à cette fin avec l'UE, c'est pour le moment le seul pays à l'avoir fait et nous allons voir ce qu'il en est des autres.

Dernier point : La Réunion va être en mesure de développer ses capacités d'accueil, de séminaires, de rencontres professionnelles. Nous y travaillons au développement d'écoles ou de centres de formation à vocation régionale, sur le modèle de l'Académie de sécurité qui se développe dans le Pacifique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les actions contre les narcotrafiquants sont initiées par de l'échange d'informations. Que pensez-vous de la façon dont l'information circule entre les différents cercles - ambassadeurs, magistrats de liaison -, entre pays européens, au sein des organisations internationales ? Comment est traitée la question de la confidentialité ?

Mme Amélie Delaroche - L'accès à l'information est décisif. Nous disposons d'informations via nos services de renseignement - nous sommes en dialogue étroit avec eux. Nous avons accès aux informations dispensées par les enceintes européennes et internationales - en particulier par le biais de l'Observatoire européen, appelé à devenir prochainement une véritable agence européenne, et de l'ONU-DC, dont les rapports annuels donnent des informations sur l'état des drogues dans le monde. Les informations sur le narcotrafic étant cependant très sensibles, elles sont d'un accès qui dépend bien entendu des relations bilatérales que nous entretenons avec les pays concernés.

M. Jean-Claude Brunet - J'ai accès aux renseignements de la DGSE et à ceux de l'équipe de l'Ofast installée à La Réunion - l'information est effectivement l'enjeu majeur pour rendre pleinement opérationnelle l'architecture de sécurité maritime que nous mettons en place. J'ai omis de mentionner le programme sur la sécurité portuaire, géré par la Commission de l'océan Indien, sur des financements européens. Je mentionnerai également le programme européen Crimario - pour Critical Maritime Routes in the Indian Ocean -, qui finance des actions de l'ONU-DC dans la région. Je pense aussi à la plateforme d'échange d'information Ioris - pour Indian Ocean Regional Information Sharing -, que nous promouvons dans le cadre de la stratégie indopacifique et qui aide à la sécurité maritime au sens de l'aide aux navires en difficulté, mais aussi à la sécurité portuaire et à la lutte contre les trafics. L'Europe propose une plateforme très flexible, où les pays décident de partager l'information qu'ils souhaitent partager, avec qui ils le souhaitent, avec des protections.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des pays nous sont hostiles, comme l'Iran, ou encore l'Irak - et quand par exemple l'Iran exporte de la drogue. est-ce que, selon vous, cela répond à une stratégie de déstabilisation de l'Occident ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Oui, je crois que l'Iran déploie une stratégie assumée ; des méthamphétamines sont produites pour l'exportation, les drogues sont un outil parmi d'autres de déstabilisation. La situation est différente avec l'Irak : c'est un pays avec lequel nous parvenons à coopérer depuis 2018, de façon très utile puisque ce pays occupe une position charnière au Moyen-Orient, partageant de très longues frontières avec la Syrie, l'Iran, l'Arabie Saoudite, une frontière avec la Turquie et un accès aux eaux du Golfe persique. En revanche, toute coopération est impossible avec l'Iran sur le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et avec la Syrie ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - La Syrie ne relève pas de ma zone, mais je peux vous donner quelques informations. Nous n'avons plus de représentant dans ce pays depuis plus de dix ans. Cependant, dans le cadre de la normalisation de la Syrie dans son environnement et de sa réintégration dans la Ligue arabe, nous avions encouragé nos partenaires de la Ligue, en particulier les pays du Golfe, à faire de la lutte contre les narcotrafiquants l'une des conditions de cette réintégration - nos partenaires y sont sensibles puisqu'ils subissent le trafic et la consommation de captagon venu de Syrie, mais ils n'ont pas posé cette condition préalable, espérant plutôt que la réintégration ferait changer les responsables syriens.

Mme Amélie Delaroche - La Syrie est un narco-État, nous encourageons nos partenaires de la région à évoquer ce sujet dans le cadre de leur dialogue de normalisation. Il y a beaucoup de laisser-faire avec l'Iran, qui agit aussi au travers des groupes qu'il soutient, comme le Hezbollah - et nous savons que ce groupe est impliqué dans le trafic de captagon.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - La diplomatie française se mobilise, démontrant que la France a la volonté politique de lutter contre le narcotrafic, même s'il faudrait se montrer plus déterminés encore.

Vous évoquez peu le trafic d'héroïne, vous parlez d'une production au Mexique, est-ce à dire que cette production se déplace ? Est-ce qu'il y a un lien avec les laboratoires qui seraient sur notre territoire ? Ensuite, aucun d'entre vous n'a la responsabilité du Maghreb, alors qu'on sait bien que, de longue date, le Maroc est un grand producteur de cannabis - et il semble qu'il soit désormais un pays de transit d'autres drogues, mais aussi d'accueil de narcotrafiquants. Sachant les difficultés qui sont apparues dans nos relations avec le Maroc, quelles coopérations avons-nous avec lui contre le narcotrafic ?

M. Olivier Cadic. - Le narcotrafic se fait en dollar, mais pour le blanchiment, les trafiquants utilisent de l'or, et l'on sait que les mines illégales d'or et de diamants pullulent au Venezuela : comment les choses se passent-elles de ce côté, la France lutte-t-elle contre ce trafic d'or ?

Vous parlez peu, ensuite, du Pérou, alors que c'est le deuxième producteur mondial de cocaïne. Par ailleurs, 70 % des précurseurs chimiques qui servent à la fabrication de la cocaïne proviennent de Chine ; ils sont livrés par conteneurs - en octobre dernier, 37 tonnes de précurseurs chimiques ont été saisies en provenance de ce pays. Des casinos apparaissent partout au Pérou, la plupart tenus par des Chinois qui blanchissent l'argent. L'an prochain, un terminal au nord de Lima, chinois, va ouvrir ses portes, et l'on craint que les marchandises entrent et sortent sans contrôle. Comment les organisations internationales s'emparent-elles du contrôle des précurseurs chimiques venus de Chine ? Quelle pression exerçons-nous sur la Chine à ce propos ?

Que pensez-vous, enfin, de l'évolution du nombre d'assassinats en Amérique centrale ? Quels sont les chiffres et comment se comparent-ils avec ceux que nous déplorons sur notre territoire ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Le rapport du Sénat sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, en 2020, préconisait un renforcement de la coopération internationale avec le Surinam, qui est l'étape de transit en amont de la Guyane pour la cocaïne en route vers l'Europe : où en est cette coopération ?

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce que l'option politique retenue par les pays concernés, entre la répression et la légalisation, change quelque chose à la qualité de la coopération que nous avons avec eux, dans les résultats, et même dans la sincérité des relations que nous entretenons avec eux ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Les opiacés en Moyen-Orient sont toujours un sujet, mais les talibans sont parvenus, avec leur décret édicté au printemps 2022, à éradiquer la production d'opium en Afghanistan - elle aurait chuté de 95 % par rapport à 2017, alors que le pays était de loin le premier producteur mondial d'opium. La source principale est donc tarie, mais la question n'est pas évacuée pour autant, en particulier parce que l'Afghanistan a des stocks importants qui continuent de sortir. La consommation d'opiacés est donc d'actualité au Moyen-Orient, d'autant que, si les stocks diminuent, la consommation augmente dans des pays qui étaient seulement de transit, comme la Jordanie ou l'Irak.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Y a-t-il d'autres pays producteurs autour de l'Afghanistan ?

Mme Amélie Delaroche - Ce pays reste préoccupant sur les opiacés et produit des méthamphétamines, avec l'apparition de laboratoires ; on attend de voir comment les mesures prises par le régime taleb sont répercutées sur les trafics. L'héroïne continue d'affluer par la route des Balkans et par la route dite « du sud ».

Le Maroc reste le principal pays d'origine pour la résine de cannabis, et à ce titre la coopération avec ce pays reste prioritaire ; dans un contexte où les relations sont compliquées par bien d'autres facteurs, nous avons comme ambition de poursuivre le dialogue.

Les drogues de synthèse et les précurseurs chimiques produits en Chine sont un sujet prioritaire, qui a compté dans le lancement par les États-Unis de la coalition internationale sur les drogues de synthèse. Le but est d'exercer une pression sur la Chine, mais les résultats à ce jour sont très en-deçà de ceux qu'espéraient les États-Unis et la Chine ne participe pas à cette coalition.

Du côté des organisations internationales, la Commission des stupéfiants joue un rôle en matière de contrôle applicable aux drogues : elle actualise les listes de nouvelles substances qui tombent sous le régime de contrôle institué par les trois conventions de 1961, 1971 et 1988.

M. Frédéric de Touchet. - Le Mexique est le troisième producteur mondial d'héroïne et le deuxième producteur mondial de cannabis, c'est aussi la principale voie d'entrée de drogue aux États-Unis - pour environ 90 %, c'est donc une priorité dans les relations bilatérales entre les deux pays.

Dans les pays de la zone Amérique centrale, Caraïbes et Mexique, le sentiment se développe que l'approche du « tout répressif » ne fonctionne pas, et l'accent est mis sur la prévention, ce qui implique davantage de coopération internationale, y compris avec l'UE et la France. Au Mexique, un problème récurrent tient au très faible taux d'élucidation des crimes ; il est en dessous de 10 %, alors que les cartels sont très puissants et que des crimes atroces font partie du quotidien. Ensuite, la police est faible, au point que le président actuel, Andres Manuel Lopez Obrador, qui finit son mandat le 2 juin prochain, a confié la gestion des ports à l'armée plutôt qu'aux douanes, un choix qui a été critiqué et dont nous ne connaissons pas bien le résultat.

Le taux d'homicides au Mexique est d'environ 27 pour 100 000 habitants, le record va au Honduras, avec 40 pour 100 000 - cela tient aussi à la guerre civile qui a eu lieu dans ce pays et aux massacres de populations indigènes, puisque ces dernières représentent la moitié de la population et ont subi une situation de génocide, laquelle n'a jamais été élucidée et n'a donné lieu à aucune condamnation. À cette aune, le Salvador fait figure de contre-exemple : le président Nayib Bukele a instauré l'état d'urgence et fait procéder à des arrestations massives, le taux d'homicides a chuté de moitié, en dessous de 20 pour 100 000 habitants, ce qui est bien en dessous de ses deux voisins du « triangle nord », le Honduras et le Guatemala. C'est ce qui explique la popularité du président salvadorien, qui se représente cette année et qui est crédité de 80 % d'opinions favorables - il a aussi une majorité des deux-tiers au Parlement et il peut conduire la politique qu'il souhaite et qui répond au voeu des Salvadoriens.

La coopération avec le Surinam bute sur le problème de l'orpaillage illégal. La Première ministre l'a constaté lors de son déplacement en Guyane en janvier dernier : il manque une volonté politique, au Surinam, de faire cesser cet orpaillage qui fait un usage du mercure dangereux pour l'environnement et les populations. Nous avons accord de coopération policière depuis 2017, mais son application achoppe sur le fait que l'accord sur la frontière n'est pas ratifié, malgré les assurances du président Santokhi, y compris au Président de la République - le fleuve Maroni représente les deux-tiers de la frontière avec la Guyane. Ce n'est donc pas satisfaisant, nous avons besoin de volonté politique du côté du Surinam. Ce pays de 700 000 habitants connait une situation complexe, sa majorité politique est fragile et menacée d'explosion, ce qui peut expliquer que le Parlement ne ratifie pas les accords de frontières. Nous avons aussi un problème concernant les migrants illégaux venus en particulier d'Haïti, qui transitent par le Surinam au prétexte de regroupement familial : les demandes d'asile ont triplé en Guyane, c'est devenu un véritable problème face auquel le manque de coopération avec les autorités du Surinam entretient une frustration permanente. Un problème analogue s'est posé au Nicaragua, et les États-Unis y ont mis bon ordre en intimant aux compagnies aériennes de cesser ces pratiques qui alimentent l'immigration clandestine. Nous avons, en Guyane, une longue frontière perméable, nous avons besoin d'une meilleure coopération avec notre voisin surinamais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On a beaucoup parlé de contrôle des flux de stupéfiants et moins des flux financiers, qui représenteraient chaque année 400 milliards de dollars, dont 6 milliards en France. Des pays nous refusent des extraditions, ou bien se montrent peu regardants sur l'acquisition d'actifs notamment immobiliers avec de l'argent du trafic. Que fait la diplomatie française pour lutter contre ces phénomènes ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Je répondrai, car je vois une allusion aux Émirats Arabes Unis...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Effectivement, le cas de Dubaï a défrayé la chronique.

M. Jean-Noël Bonnieu. - Il faut effectivement aborder la question de la coopération policière et judiciaire, insatisfaisante avec les Émirats et en particulier avec Dubaï. Nous avons identifié une trentaine de cibles prioritaires, des trafiquants français dont nous savons qu'ils sont installés à Dubaï et dont nous demandons l'extradition - ou à tout le moins l'arrestation. Aucun de ces trafiquants n'a été extradé, quand bien même certains ont été arrêtés. Cette situation n'est pas satisfaisante, nous le disons aux autorités émiraties, au plus haut niveau ; cette question est systématiquement mise à l'agenda dans des termes très directs et très francs.

On lit parfois que les difficultés à obtenir les extraditions seraient liées au fait que nous ne serions pas suffisamment diligents dans la mise en oeuvre des procédures aux fins d'extradition. Or, nous faisons, nous, administration française, preuve de la plus extrême diligence dans l'exécution des commissions rogatoires internationales. Une convention bilatérale a été établie avec les Émirats Arabes Unis ; elle fixe des délais assez contraints pour obtenir ces extraditions - tous les documents doivent être parvenus dans un délai de 40 jours à compter de la date d'arrestation et nous faisons tout notre possible pour le respecter, mais on se heurte à un certain nombre de difficultés. Nous travaillons à les surmonter. En mars 2022, nous avons déployé aux Émirats un officier de liaison, spécifiquement placé à l'ambassade de France à Abu Dhabi pour améliorer la coopération policière avec les autorités de police émiraties, ce qui a eu un effet en particulier dans la coopération des Émirats avec l'Ofast. Il y a eu alors des arrestations. Mais nous nous heurtons désormais un obstacle judiciaire, sur l'extradition elle-même : c'est pourquoi nous allons déployer un magistrat de liaison afin d'améliorer la coopération judiciaire et l'exécution de ces demandes d'extradition. Nous avons demandé le poste, le ministère de la Justice l'a accordé, le processus de recrutement est achevé, le magistrat sera déployé dans un délai de 6 à 8 semaines, nous espérons qu'il sera en fonctions d'ici mars. Ce magistrat devrait améliorer la discussion avec les autorités judiciaires émiraties. Les difficultés ne viennent donc pas de l'administration française, nous transmettons toutes les pièces, mais nous butons sur un rigorisme extrême de la partie émirienne dans l'interprétation des pièces à transmettre et des délais, sans que nous sachions véritablement interpréter ces difficultés. Nous disons aux autorités émiraties qu'elles-mêmes n'ont pas intérêt à garder ces criminels sur leur territoire et à leur offrir une sorte d'impunité de fait, nous leur disons que cela ne contribue pas à la réputation des Émirats, et nous espérons que le travail du magistrat de liaison permettra d'obtenir de meilleurs résultats.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment les choses se passent-elles concrètement - et qui, dans l'administration française, peut nous informer très précisément sur la façon dont les choses se passent, sur les motifs du refus d'extrader ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Les commissions rogatoires internationales et les mandats d'arrêt transitent par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, mais l'instruction et l'interface relèvent du ministère de la Justice. À ma connaissance, les décisions de refus d'extrader ne sont pas motivées, on nous informe simplement que les documents n'ont pas été reçus dans les délais, et que l'individu a été relâché. Cependant, les autorités confisquent leur passeport, ce qui signifie que ces individus ne peuvent pas quitter les Émirats.

M. Jean-Christophe Tallard-Fleury. - Avec le Venezuela, notre coopération est des plus limitées, ce qui rend illusoire l'idée qu'on puisse démanteler des filières d'orpaillage et de blanchiment - d'autant qu'il y a des factions armées dans l'affaire, donc même les Vénézuéliens honnêtes, et il y en a, auraient les plus grandes difficultés à démanteler les réseaux au Venezuela.

Au Pérou, nous avons placé un expert technique à la Devida pour améliorer notre coopération opérationnelle. Il est vrai cependant que, dans les faits, la lutte contre le narcotrafic demande beaucoup de ressources opérationnelles, comme le fait la DEA américaine, c'est une autre échelle.

En Uruguay, il est vrai que plus de dix ans après la loi de 2013, la légalisation du cannabis récréatif ne fait plus débat, sans pour autant avoir permis d'atteindre les objectifs sanitaires et sécuritaires fixés par les pouvoirs publics. En réalité, environ un tiers des consommateurs s'approvisionnent sur le marché légal, la majorité continue d'entretenir le marché illégal et l'État uruguayen ne contrôle guère la consommation, ni les trafics. La légalisation est pourtant présentée par ses promoteurs comme la seule voie possible et les parlementaires uruguayens réfléchissent même à autoriser le tourisme cannabique. Cependant, le débat sur le cannabis est passé au second plan depuis plusieurs années en Uruguay face au développement du transit de cocaïne, et il semble assez difficile de tirer des conclusions sur les interactions entre les deux phénomènes.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour toutes ces informations.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, responsable scientifique du Pôle « sécurité, défense, renseignement, criminologie, cybermenaces, crises » (PSDR3C)

LUNDI 29 JANVIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous accueillons M. Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers et responsable scientifique du pôle « sécurité, défense, renseignement, criminologie, cybermenaces et crises » (PSDR3C).

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Bauer prête serment.

M. Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, responsable scientifique du Pôle « sécurité, défense, renseignement, criminologie, cybermenaces, crises ». - Il est toujours intéressant de venir au Sénat pour évoquer le trafic de stupéfiants. En effet, alors que l'État était le principal dealer public en France au travers de la Régie générale de l'opium - une version de la Société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes (Seita) pour les stupéfiants -, et que le chemin de fer de l'Indochine allait de champ de pavot en champ de pavot, c'est dans cette institution, au nom des enjeux de santé publique et de médecine, que les parlementaires radicaux et médecins, de toutes origines et de toutes obédiences, ont remis en cause la pratique qui visait à faire de l'argent sur le trafic des stupéfiants. Je vous renvoie à l'ouvrage de feu mon collègue Christian Bachmann, Le dragon domestique, qui retrace de la manière la plus aboutie l'histoire des stupéfiants et comment ils ont d'abord été considérés comme un outil naturel de développement du commerce.

Pour ceux qui ont vu le film Les 55 jours de Pékin, je rappelle qu'il s'agit d'une oeuvre de pure fiction. La première coalition internationale de l'histoire du monde, organisée entre des pays qui ne s'étaient jamais fait que la guerre, avait pour objectif d'imposer la fin de la prohibition du trafic et de la consommation des stupéfiants à l'Empire du Milieu, au bénéfice de l'ensemble des puissances coalisées : États-Unis, Japon, France, Grande-Bretagne et Allemagne, entre autres.

Aujourd'hui, nous avons une vision pénale du problème des stupéfiants, alors que voilà un peu plus de cent ans, nous en avions, fort heureusement, une vision médicale qui tendait à répondre à plusieurs problématiques.

En premier lieu, il s'agissait de répondre à l'addiction massive de populations nombreuses, dont une très grande partie avait été gazée dans les tranchées en 1914-1918. Selon le préfet de police, on comptait, à Paris, en 1920, 100 000 personnes dites « addictées » ; c'était un problème majeur qui devait être traité une bonne fois pour toutes. À l'époque, les stupéfiants étaient utilisés comme un médicament.

Ainsi, la boisson Coca-Cola comporte le mot Coca dans son nom, parce que, à l'origine, il s'agissait d'un produit stupéfiant contenant de la cocaïne, comme le vin Mariani qui fut son ancêtre et dont le brevet a été volé aux Français par les Américains. Certes, la cocaïne n'était pas traitée comme celle qui est vendue actuellement, mais elle avait des effets dits « bénéfiques » pour plusieurs activités, notamment de haute intensité ou d'altitude.

La relation aux stupéfiants que nous avions alors était bien plus complexe, difficile à traiter et plus incompréhensible que celle que nous connaissons depuis l'entrée en vigueur de loi de 1970. Cette loi a modifié l'approche de la question des stupéfiants en France pour des raisons pénales, alors que la question médicale avait été considérée, jusque-là, comme essentielle.

Les différentes phases de traitement de la gestion des stupéfiants
- jeparle ici de la consommation -, accessoirement de leur production et de leur exportation, puis de leur trafic, ont conduit à des modifications majeures d'approches et, par conséquent, de culture - on est passé d'une culture médicale à une culture pénale - pour répondre à l'ultimatum du président américain Nixon. Il s'agissait d'arrêter de submerger les États-Unis avec une production de très bonne qualité qui posait d'importants problèmes. C'est ce qui explique l'apparition du Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs (BNDD), ancêtre de la Drug Enforcement Administration (DEA), à Marseille.

Pour avoir une idée des évolutions du phénomène dans le temps, il suffit de visionner Borsalino & Co., pour comprendre ce qu'ont été Carbone et Spirito, qui se sont imposés et qui ont créé le premier kyste criminel français à Marseille, et French Connection, qui dépeint l'industrialisation du trafic et l'effet imprévu, secondaire et pervers de la loi de 1970.

Cette loi, en ne faisant pas le tri entre consommateurs, consommateurs-dealers et gros trafiquants, a instauré l'idée que tout devait être réprimé de la même manière - un peu comme notre code pénal d'ailleurs. Or la prison pour tout et pour tous, cela ne marche pas.

Nous sommes dans un processus dépourvu de sens et de cohérence, qui traite, en permanence, des conséquences liées à des injonctions contradictoires, qui n'ont jamais fait l'objet d'une mise à plat par le Gouvernement, alors que - je tiens à le souligner - l'Assemblée nationale a récemment réussi, à avoir un dialogue construit, intelligible, cohérent, sur la question des stupéfiants. Être d'accord ou pas avec les conclusions est un autre sujet, mais le débat a eu lieu. Il a abouti à une forme de mise en cohérence de la façon d'aborder le sujet et des outils pour le traiter.

Je le précise, étant contre toutes les addictions, je suis plutôt perçu comme un répressif. Néanmoins, lorsqu'une politique de prohibition produit des résultats aussi inverses à ceux qu'ont connus toutes les politiques de prohibition menées au cours de l'histoire, contre l'alcool ou d'autres substances, la cohérence de cette politique soulève des interrogations.

En effet, une politique de prohibition se traduit par une raréfaction du produit, une baisse de sa qualité et une augmentation de son prix. En France, nous avons exactement l'inverse : une augmentation de la qualité, une augmentation de la quantité et une baisse des prix des produits. Lorsqu'une politique de prohibition aboutit à l'effet économique exactement inverse à celui qui est recherché, cela signifie que la politique est mauvaise ou qu'elle est mal appliquée. Or, en France, c'est les deux : la politique est mauvaise parce qu'elle est incohérente, et elle est mal appliquée.

Cela a trait au nombre de consommateurs, de consommateurs réguliers et de jeunes consommateurs, au changement de la nature des produits - augmentation massive du taux de tétrahydrocannabinol (THC) dans les produits de type cannabinoïdes, arrivée de produits de synthèse, dont certains sont extraordinairement dangereux, comme le nitazène et la kétamine, fabriqués dans l'arrière-cuisine ou dans son laboratoire - à la possibilité d'avoir des relations directes du producteur au consommateur en raison de la surmultiplication des champs de production ou des petits laboratoires chimiques à petites zones de chalandise, au développement massif de la consommation dans des zones passées de la banlieue à l'agglomération, puis de l'agglomération à la petite ou à la moyenne ville.

L'ensemble de ces éléments montre que la politique de lutte contre les stupéfiants, s'il y en avait une, est un échec conceptuel, structurel et opérationnel. Le problème doit être repris depuis le début : qui consomme ? Pourquoi ? Comment ? Que consomme-t-on ? Comment faire pour reprendre cette question, en commençant par le volet médical, paradoxalement le plus simple, au travers de la « désaddiction », y compris en passant par des mesures fermes en la matière, en allant jusqu'à la politique de lutte contre les grands trafiquants, notamment menée dans des espaces géographiques proches, qui sont des paradis fiscaux ou des « blanchisseuses » bien connues de produits stupéfiants, et où nombre d'influenceurs ont basé leur arrière-cour ?

Le reste est bien connu. En effet, l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) comme l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) font très bien leur travail. Ainsi en est-il de la connaissance des substances, de leur évolution et de leurs zones de développement, mais aussi du nombre de personnes incriminées, de l'augmentation relativement forte des overdoses, ou encore de l'arrivée rapide et attendue du Captagon et du Fentanyl - nous serons alors exposés à des problématiques médicamenteuses encore plus ardues que celles que nous avons connues récemment en matière de détournement de médicament, comme le Médiator, épiphénomène au regard de ce qui nous attend.

Désormais, nous sommes entourés par deux, voire trois narco-États, la Belgique, et les Pays-Bas ; ces États détestent cette dénomination, mais c'est le point de vue des policiers et les magistrats n'hésitent plus à dire les choses. La situation de notre frontière avec l'Espagne est extrêmement préoccupante. Le sujet en Guyane atteint des degrés absolument invraisemblables en termes d'acceptation de l'ampleur du trafic - une circulaire pénale établissait l'absence de poursuites en dessous d'un kilo, ce qui est inattendu ; je savais que cela existait pour des prises allant jusqu'à 100 grammes. Très honnêtement, la définition d'un niveau de grammage au-delà duquel il est possible de déclencher des poursuites est une nouveauté à mes yeux. Je n'avais pas compris que les parlementaires avaient été aussi précis. Il me semblait qu'il existait une sorte d'interdit absolu, mais on s'adapte comme on peut...

Pour ce qui concerne le département de la Guyane, nous sommes confrontés à une problématique particulière extrêmement inquiétante. S'agissant du crack, les départements d'outre-mer sont confrontés à un développement assez important, ce qui est inquiétant, tandis qu'il ne concerne que des espaces plutôt limités sur le territoire métropolitain, par exemple à Stalingrad à Paris.

Nous sommes donc face à une situation générale de dégradation, à une augmentation de la consommation, de l'intensité des produits consommés et du contournement. Or, face à cela, nous avons des postures, des mouvements, des tours de bras, des déclarations, des sommations, assez peu de réflexions et de contenus, et une incohérence absolue entre la proclamation, l'action et l'accompagnement. Il en résulte un saupoudrage généralisé qui conduit mécaniquement, à force de vouloir tout faire sans rien vraiment faire, à ne pas savoir exactement ce qu'on fait et donc à ne répondre ni à l'expansion du trafic, ni à son intensification, ni à l'augmentation des règlements de compte, particulièrement développés à Marseille - mais c'est une tradition. En la matière, on oublie de parler de ce qui se déroule autour de Montpellier, de Grenoble, un peu autour de Toulouse, évidemment à Sevran et dans la banlieue parisienne, mais aussi à Valence, où j'ai découvert que cette ville avait basculé - il y existe des listes de gens à éliminer.

Des manières inédites de s'exprimer apparaissent également, puisque les trafiquants ont pris l'habitude de raconter sur YouTube ou TikTok ce qu'ils veulent faire, font ou devraient faire. Or, au-delà du matamorisme ambiant, il ne faut pas sous-estimer la dégradation forte de la situation - je dirais même de désagrégation -, liée aux stupéfiants et à leurs effets en termes de violence, de mortalité, d'enlèvement, de torture, de barbaries diverses qui conduisent à l'apparition d'un État parallèle qui est un État-narco, même si la France n'est pas encore un narco-État : il suffit de se rendre dans les tribunaux, pas seulement ceux de Bobigny, pour s'en rendre compte.

Si vous souhaitiez une option optimiste, il ne fallait pas m'inviter en ce début d'année.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous préciser quelles ont été les conditions d'adoption de la loi de 1970 ? Quelles sont les raisons qui ont conduit à son adoption et quelle a été l'influence des États-Unis en la matière ?

M. Alain Bauer. - Lors d'un coup de téléphone, le président Nixon a déclaré au Président de la République qu'il fallait prendre des mesures pour démanteler les laboratoires, les réseaux et la distribution. Une affaire majeure venait d'avoir lieu, celle du présentateur de télévision, Jacques Angelvin, qui a inspiré le film Le Corniaud.

Les Américains font la guerre à peu près à tout, et plus ou moins bien. Ils avaient décidé de faire la guerre à la drogue, car le marché américain était submergé par les produits stupéfiants de très haute qualité issus des laboratoires corso-marseillais français. Il s'agissait de lutter contre le trafic et ses effets, notamment les overdoses.

En France, une approche médicale a d'abord conduit à développer une politique visant à lutter contre les addictions et non pas contre le trafic. Cela avait donné de meilleurs résultats et prenait en compte la question du gaz dans les tranchées qu'il fallait traiter. En effet, les stupéfiants
- le cannabis ou autres - ont des effets médicaux qu'il ne faut pas sous-estimer. Or le problème réside dans le trop. La France aime les extrêmes : c'est tout ou rien. Par conséquent, la dimension médicale, utile, de médicaments dont certains étaient liés à des produits stupéfiants
- les opiacés sont des produits médicaux comme d'autres - n'a alors pas été considérée, et le coup de téléphone du président Nixon a provoqué un bouleversement de la politique française en la matière.

La loi de 1970 a été adoptée sous l'effet d'une injonction américaine motivée par des raisons de politique intérieure et par une absence totale d'action de la France, qui considérait que ce n'était pas très grave si ces produits étaient exportés. En cela, c'est un peu comme les Anglais avec le « Londonistan » : on ne s'occupait pas des terroristes djihadistes présents à Londres tant qu'ils commettaient des attentats en dehors de l'Angleterre ; c'était une sorte de deal, de non-dit. Ainsi, le refus d'extrader l'un des principaux financiers du terrorisme international, maintenu pendant des années, n'a été levé qu'après des attentats survenus à Londres. Les Anglais ont alors considéré qu'une coopération internationale était possible. Ce sont des sujets récurrents : cela a été le cas, à propos de l'ETA, entre les Espagnols et l'arrière-pays basque français.

L'injonction formulée par le président Nixon est connue et a été détaillée dans un certain nombre d'ouvrages portant sur les relations franco-américaines. Par conséquent, nous avons produit une loi, écrite « avec les pieds » - en urgence et n'importe comment.

Malheureusement, la loi de 1970 ne traite pas de manière différenciée des situations différentes : l'addiction, qui est un problème médical et qui doit être traitée médicalement ; le cas du dealer-consommateur de petite envergure, qui doit être traité, si je puis dire, selon des dispositions en quelque sorte aménagées, puisqu'il ne s'agit pas de Pablo Escobar ; et enfin, Pablo Escobar qu'il faut traiter comme tel. Or cette loi traite tout le monde de la même manière dans son intention. Toutefois, il est impossible de renvoyer devant des juridictions les 100 000 consommateurs arrêtés « pour faire du chiffre » : par conséquent, on pratique l'injonction thérapeutique ou la saisie de substances, avec destruction des produits par l'usage de la chasse d'eau, voire réutilisation pour les indicateurs divers et multiples, pour compenser leur activité réalisée au bénéfice de la société.

Toute une série de petits aménagements légitimes a été inventée, parce que la réalité est ainsi. Cependant, nous n'avons pas tranché sur plusieurs sujets comme la décriminalisation, la dépénalisation, les contraventionnalisations, la libéralisation, ou encore la nature du cannabidiol (CBD). Les décisions du Conseil d'État ou de la Cour de cassation reflètent ainsi une sorte de grande incertitude générale au sujet de ce qui peut être médicalement accepté et de ce qui doit être pénalement réprimé.

Ne sachant pas réaliser du sur-mesure, nous avons fait du prêt-à-porter : c'est donc trop grand ou trop petit, mais cela n'est jamais taillé juste.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez évoqué la « désaddiction ». Comment envisagez-vous cette nouvelle politique ?

M. Alain Bauer. - Tout d'abord, l'injonction thérapeutique pourrait être une réelle injonction, à savoir une obligation de soins ; le code de la santé publique le mentionne d'ailleurs pour plusieurs cas.

À l'évidence, la personne qui décide la désaddiction doit faire partie du programme. À l'hôpital Marmottan, il existait des programmes extrêmement innovants développés par le docteur Olievenstein - qui sont restés uniquement des programmes innovants. C'était une sorte d'excuse : on a un dispositif, mais qui ne peut pas traiter l'ensemble des quelque 4 millions de personnes qui ont, un jour ou l'autre, consommé, ni les 1,5 million d'individus qui consomment plus ou moins régulièrement. Or on ne sait plus traiter la différence entre du THC à 1,5 ou 2 ng/mL et du THC à 15 : voilà quelque temps, lors de mon audition au Parlement belge, où un débat sur les drogues « dures » et les drogues « douces » a eu lieu, j'ai indiqué que ce concept avait disparu. En outre, le vocable « drogues douces » - il désignait des substances consommées par de nombreux parents dans les années 1970 - ne s'applique plus au même produit. L'intensité de la substance désignée par le mot « cannabis » n'est plus la même, et il en va de même pour les effets secondaires.

Pour ma part, je suis convaincu qu'une véritable injonction thérapeutique peut constituer le premier élément d'une politique de santé publique touchant l'essentiel des personnes directement victimes, parce que ce sont des malades. À mon sens, nous devons réintégrer cette dimension.

Ensuite, une petite partie de cette population est constituée de consommateurs-dealers, qui produisent pour eux, consomment, mais revendent. Dans ce cas, une forme d'adaptation doit être pensée avec les services de police et de santé publique pour proposer une réponse mixte, tenant compte de la réitération ou de la récidive, comme c'est le cas dans tout processus normal de pénalité. Enfin, il existe un problème de trafiquants majeurs.

Au lieu de continuer à essayer de vider la mer avec une petite cuillère trouée et d'occuper les forces de police à des missions qui ne servent à rien, dont ils savent qu'elles ne servent à rien, et qui ne produisent rien, il serait préférable de concentrer ces forces.

Nous rencontrons le même problème dans le domaine de la criminalité ordinaire. Les criminologues, dont je fais partie, s'occupent essentiellement de savoir qui fait quoi. Ainsi, on sait que 70 % des primoauteurs ne recommenceront jamais - mais on ne le sait évidemment pas la première fois - et que 30 % recommenceront au moins une fois. Aussi ces derniers doivent-ils être traités différemment des premiers. Néanmoins, dès les premiers actes commis, il est nécessaire d'exprimer rapidement l'interdit. Contrairement à une idée largement répandue, les courtes peines ou les mesures éducatives immédiates et rapides, notamment pour les mineurs, sont extrêmement positives : elles donnent d'extraordinaires effets dans les pays anglo-saxons, protestants ou du Nord car en intervenant vite, on casse rapidement le dispositif.

Ensuite, les 30 % qui recommenceront doivent être traités au travers de mesures renforcées. Enfin, environ 5 % de ces individus produisent 50 % de l'activité criminelle. Ils ne peuvent pas être traités comme les autres 70 %, ni même comme les autres 95 %. Chacun doit être traité en fonction du niveau de glissement vieillesse-technicité dans l'activité criminelle. Il faut s'adapter au mode opératoire.

Le mode opératoire, c'est le besoin, l'envie, le plaisir. Le besoin se résume en : « je n'ai rien et je veux quelque chose. » C'est un besoin en général utile, car il nous a permis de passer du statut de sujet à celui de citoyen. C'est la révolte sociale, la révolution, l'expression d'une violence contre une violence plus grande encore. Cette violence n'est pas du tout condamnable, puisqu'elle nous a permis d'avoir un Parlement et une représentation démocratique des citoyens. Cela peut parfois être extrêmement excessif, mais l'histoire a plutôt montré la légitimité de la révolte et du droit à la résistance à l'oppression, qui figure d'ailleurs dans notre Constitution.

Le deuxième élément du mode opératoire, c'est l'envie : « j'ai envie d'avoir ce que quelqu'un a et que je n'ai pas ». Il s'agit en général d'un effet publicitaire : c'est l'effet de la marque, l'effet des influenceurs, l'effet de l'inutile et du présent. Mais, de façon générale, dans ce cas, il n'y a pas mort d'homme.

Enfin, le troisième élément du mode opératoire, c'est le plaisir, le plaisir de l'agression, de la possession, de la violence sexuelle ou physique, avec cette augmentation massive de l'homicide et des « homicidités », dont je traite dans mon dernier ouvrage. Il est impressionnant de constater combien la tendance à la réduction de la violence ultime - indicateur le plus stable dans une société, à savoir l'homicide, le meurtre ou l'assassinat - s'est inversée. En cinq cents ans, nous sommes passés de 150 homicides à moins de deux, ce qui est un gigantesque succès. Or, en vingt ans, le processus s'est inversé. C'est un sujet que nous allons devoir traiter.

Une partie de cette inversion de la tendance est liée aux règlements de compte qui ont lieu dans le cadre du trafic de stupéfiants et à l'augmentation de la violence physique, comme élément de régulation de la vie. En effet, on ne fait plus confiance à l'État pour être un régulateur, un intermédiateur ou un objet répressif, car on ignore ce qu'il fait et que lui-même ne connaît que des injonctions contradictoires. Tout le monde s'engouffre dans les brèches laissées par l'État en France, pays où l'État a créé la Nation. Dans les autres pays occidentaux, la Nation a créé l'État : on a plutôt des États fédéraux, où le territoire fait la loi.

En France, l'État est censé tout faire, à la place de tout le monde et mieux que les autres. C'était vrai jusque dans les années 1970-1975. À ce moment, l'État est mué en État libéral, au sens américain, anglo-saxon ou protestant, du terme. Or ce changement de culture a conduit à un dépérissement de l'État, y compris dans les domaines fondamentaux, comme l'État social, l'État médical comme le Covid l'a montré, ou encore l'État militaire. En la matière, j'ai l'impression que nous n'avons plus vraiment d'armée ; nous disposons d'une armée échantillonnaire et


expéditionnaire, mais qui n'est pas prête à la défense opérationnelle du territoire. L'État sécuritaire a une grande difficulté à gérer le problème des violences, notamment les violences physiques qui se produisent un peu partout.

La nature ayant horreur du vide, la violence s'engouffre dans les vides laissés par le dépérissement de l'État, notamment la violence criminelle liée aux stupéfiants. Celle-ci a une particularité en France : l'absence de crime organisé centralisé. Depuis Farid Berrahma, le Spartacus des cités, et la mort de Jean-Jérôme Colonna, le dernier parrain du crime organisé français, une décentralisation des frictions et des problématiques extrêmement difficiles ayant trait aux zones de chalandise a lieu au travers du caïdat localo-régional - Marseille en est l'expression la plus emblématique, mais on peut en parler aussi à Lyon et dans la banlieue lyonnaise - et même leur expansion assez forte au sein de territoires régionaux auxquels on n'aurait pas pensé, comme Valence que j'évoquais. D'ailleurs, la carte des émeutes ressemble assez fortement à celle des 4 000 points de deal, elle-même intéressante car parfois extrêmement surprenante.

Pour répondre à votre question, à mon sens, une politique cohérente commence par une politique d'injonction médicale forte, puissante et accompagnée, qui suppose de réinvestir la question médicale. Ensuite, elle se poursuit par une adaptation aux politiques territoriales de lutte contre les trafics en intégrant l'existence du caïdat à la place du crime organisé, même à Marseille. Enfin, une politique cohérente appelle un réinvestissement des moyens contre le trafiquant majeur, surtout contre le blanchisseur. C'est en tapant au portefeuille qu'on obtient les meilleurs résultats.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Voulez-vous dire que l'amende forfaitaire délictuelle relève d'une vision répressive et qu'elle n'aura aucun effet sur les consommateurs ?

M. Alain Bauer. - Sur l'utilisation de cette amende, je lis des rapports extrêmement contradictoires. Cette création douanière a été adaptée d'une manière plus ou moins compliquée. Toutefois, elle constitue une réponse immédiate dès lors qu'elle est payée, ce qui n'est pas garanti. Or, que se passe-t-il si ce n'est pas le cas ? Rien. En effet, cela fonctionne pour ceux qui veulent bien payer. Dans le cas contraire, on revient au système ordinaire, qui ne sait pas gérer les quelque 100 000 personnes interpellées pour consommation.

En réalité, la consommation n'est pas un sujet pénal. Le deal est un sujet pénal. C'est pourquoi il faut gérer différemment les consommateurs et se demander comment les aider. En général, il s'agit d'ailleurs de poly-consommations, un peu plus compliquées avec l'alcool et d'autres types de produits addictifs. L'OFDT avait été créé pour cela : traiter des toxicomanies et non pas de la toxicomanie. À l'époque, un débat extrêmement violent avait eu lieu pour savoir s'il était possible de traiter la drogue comme le tabac et l'alcool ; mécaniquement, oui. Mais la question, c'est de traiter le malade. Peu importe ce qui le rend malade, s'il s'agit d'une addiction, cela doit être traité comme tel. Il ne faut pas seulement en parler ni simplement le constater.

Nous travaillons beaucoup avec Michel Gandilhon, qui est un très bon observateur des problématiques de stupéfiants en France et à l'étranger, au Conservatoire des Arts et Métiers. Nous nous sommes rapidement rendu compte que le territoire, le développement et les problématiques du deal avaient trait non pas à des problèmes de consommateurs, mais à des réseaux de distribution. C'est donc sur le réseau de distribution qu'il faut taper. Or le réseau de distribution importe de moins en moins et autoproduit de plus en plus. À un moment, la France deviendra exportatrice. Les conditions de production d'une partie des produits « naturels » et, de plus en plus, chimiques nous ramènent à l'avant-1970.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Une des difficultés est liée à la capacité des réseaux, français et internationaux, à comprendre, notamment grâce à l'intelligence artificielle, comment les services de police ont réussi à obtenir des informations qui les ont mis en difficulté et qui conduisent à leur jugement. Or ces éléments figurent souvent dans le dossier procédural. Une des réponses à ce problème pourrait être le dossier coffre : l'autorité poursuivante n'indiquerait pas dans le dossier pénal les conditions dans lesquelles les informations ont été recueillies. Vous êtes très attaché à la protection des libertés individuelles, qu'en pensez-vous ?

M. Alain Bauer. - Je suis très attaché au fait que la défense existe. En raison du très faible nombre d'instructions et du trop grand nombre d'enquêtes préliminaires, qui n'offrent aucune garantie sur à peu près rien, la France qui se proclame défenseuse des libertés a beaucoup de retard. Elle n'a même pas réussi à afficher l'Habeas Corpus.

Non, je ne crois pas que ce soit le problème. Tout d'abord, l'intelligence artificielle accélère simplement des processus qui passent, pour l'instant, essentiellement par des informateurs et des indicateurs plus ou moins payés, plus ou moins manipulés et plus ou moins manipulateurs. On le constate à chaque fois qu'un policier, un douanier ou un gendarme est mis en cause pour des livraisons surveillées, qui ont lieu dans des conditions qui ne satisfont pas toujours - à juste titre - les magistrats.

Par conséquent, à mon sens, le secret de l'instruction, lorsque celle-ci arrive à l'étape du jugement, ne doit pas empêcher la défense d'accéder au dossier de l'accusation. Dans certains cas, la loi prévoit l'anonymat d'un certain nombre d'informateurs, mais pas de ne pas connaître les informations. L'usage d'outils, si je puis dire, ayant davantage trait au



monde du renseignement, dans le cadre de procédures judiciaires, avec le pseudo-informateur X27, relève déjà largement de ce cas. Or cela ne donne pas beaucoup d'informations à la défense sur la manière dont elle peut gérer ce type d'affaires.

Enfin, le nombre d'erreurs procédurales qui conduisent à la libération de trafiquants ou de criminels - et qui sont liées à l'encombrement massif de nos juridictions, aux faibles moyens notamment des greffes ou au grand nombre de dossiers que les magistrats ont à traiter - est un problème bien plus important que celui de cacher des éléments à la défense. La défense est largement pourvue en fautes de procédures, sans qu'il soit nécessaire de lui cacher le contenu des dossiers.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Finalement, vos propos ne sont pas démoralisants. En 1970, un coup de téléphone du président Nixon a mis fin aux dégâts de la French Connection, commis grâce à ces laboratoires de qualité situés à Marseille. Une loi, certes imparfaite, est donc le fruit d'une volonté politique. Or, au travers de cette commission d'enquête, nous voulons porter une volonté politique pour s'attaquer à ce sujet.

Sur la question du traitement médical et des addictions, vous n'êtes certes pas médecin, mais vous avez fait référence à une de mes lectures de jeunesse, le livre d'Olievenstein, Il n'y a pas de drogués heureux. Des expériences étaient en cours, notamment à Marseille avec le docteur Prat. Pensez-vous qu'il soit possible de s'inspirer de ces expériences assez libertaires, puisqu'on disait qu'il n'existait pas de personnes « accros » à la cocaïne, alors que la drogue n'était pas la même à l'époque, et qui n'ont jamais été vraiment soutenues ?

Sur les petits dealers de quartier, pourriez-vous préciser en quoi les courtes peines sont efficaces pour les mineurs ?

M. Alain Bauer. - Une courte peine très rapide.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par là ?

M. Alain Bauer. - Pour répondre à votre première question, de nombreuses expériences ont eu lieu, mais aucun bilan n'en a été dressé. Juste avant 1981, le rapport Peyrefitte avait dressé, en vingt volumes, le plus beau et le plus impressionnant bilan de l'état de la criminalité, de la délinquance et des problèmes urbains ; un diagnostic absolument remarquable qui n'a provoqué ni pronostic ni thérapeutique. Après 1981, un certain nombre de propositions ont été avancées dans un nombre important de secteurs, mais il s'agissait de ne pas se montrer trop complaisant, en raison d'un procès en incompétence et en philobanditisme qui s'est arrêté après l'affaire Action directe ; les attentats ont alors créé les conditions d'un retour à l'ordre.

On est donc revenu à un projet à peu près intelligent - celui de citoyens libres dans des villes sûres -, défini lors du colloque dit de Villepinte, issu anciennement du rapport Bonnemaison. La gauche a alors eu une épiphanie : parce qu'elle était aux affaires de la plupart des collectivités territoriales, elle a découvert que cette question devait être traitée. C'était d'ailleurs une gauche « Janus » - je peux le dire facilement, car j'ai connu beaucoup de ses membres, puisque j'ai été le collaborateur de Michel Rocard pendant très longtemps. Ses membres étaient extrêmement rationnels et prenaient en compte le problème au niveau local, mais une fois arrivés à Paris, ils se transformaient en négationnistes culturels, pour lesquels le problème n'existait pas et était une invention de la droite.

Cela pose un problème. La France est le pays de la négation, de la minoration et de l'éjection, à savoir « ce n'est pas vrai », « ce n'est grave », « ce n'est pas de ma faute ». En conséquence, le citoyen lambda, pour lequel c'est vrai et c'est grave, a décidé de s'adresser aux extrêmes parce qu'ils lui fournissaient une réponse. Certes, la réponse n'est pas bonne, mais il y en a une ! Surtout cette réponse ne commence pas par réfuter la réalité du problème qu'ils subissent tous les jours. C'est un peu comme les gens qui n'aiment pas l'obscurité : vous avez le droit de vous moquer d'eux, mais vous ne pouvez pas penser que cela n'existe pas. La reconnaissance du réel est un élément majeur.

Dans mon métier, qui est une science clinique, on réalise un diagnostic qui doit être partagé. Or on le fait assez peu. Ensuite, on établit un pronostic qui doit être discuté, ce qui est évidemment complexe sans disposer de diagnostic au préalable. Un débat thérapeutique, qui peut être extrêmement disputé, peut alors avoir lieu. La France est le pays où se trouvent les meilleurs thérapeutes du monde sans disposer de diagnostic : ça ne marche pas terriblement bien - et ce constat n'est pas uniquement valable pour les questions criminelles ou le trafic de stupéfiants...

La véritable question est la suivante : quel bilan a-t-on des expériences menées à Marmottan ou ailleurs ? Ces expériences sont anciennes, certaines survivent ici et là, mais aucun bilan n'existe ni de propositions. Le seul travail de fond qui a été tenté est celui, que j'ai déjà évoqué, de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur la question de la dépénalisation, pour le dire de manière radicale. Au sein de notre centre de recherche au Conservatoire national des Arts et Métiers, nous éditons la revue Politiques des drogues, où cohabitent tous les points de vue, y compris les répressifs comme moi. Le problème est non pas la libéralisation, mais la « désaddiction », qui est une mesure pour permettre de s'en sortir et qui pose qu'il s'agit d'un sujet non pas pénal, mais médical. L'injonction thérapeutique fait partie des moyens médicaux disponibles. Les injonctions peuvent s'appliquer à de nombreux domaines, comme la vaccination pour


prendre un exemple récent. L'injonction est un élément structurant d'une politique de réponse au fléau de la consommation ainsi que, par ailleurs, aux réseaux et au trafic de stupéfiants ; dans cet ordre, et non pas l'inverse.

Nous pourrions ensuite dresser un bilan - le Sénat dispose d'ailleurs des moyens pour le réaliser - des expériences menées en matière de désaddiction, utiles ou totalement farfelues. Un bilan permet de faire le tri entre ce qui était utile, ce qui aurait pu fonctionner, être généralisé, modulé, et ce qui n'avait aucun sens. Il en va de même s'agissant des politiques de santé publique en matière de psychiatrie. La fermeture des centres fermés au bénéfice des traitements en milieu ouvert a conduit au désastre de la psychiatrie nationale. Les psychiatres ont eux-mêmes participé à leur propre auto-extinction, mais ils sont revenus sur cette solution. Il est ainsi possible d'avancer en dressant un bilan, neutre, des expériences passées.

Ensuite, des propositions et des dispositifs peuvent parfaitement fonctionner en se fondant sur ce qui avait donné des résultats à Marmottan et ailleurs. Des bilans régionaux, locaux ou sur des subventions publiques ont été réalisés. Ainsi, voilà quelques années, une mutuelle a donné des financements à mon collègue Sebastian Roché pour mener des enquêtes d'auto-incrimination : les auteurs d'actes de délinquance expliquaient pourquoi ils le faisaient. Il n'est pas inintéressant de demander à des individus pourquoi ils décident de devenir des délinquants ou des criminels, notamment ceux qui participaient au trafic de stupéfiants.

Enfin, pour ce qui est de la réponse pénale, avec le dispositif que je vous ai présenté - 70 % de primoauteurs, 30 % de personnes qui recommencent, et parmi eux 5 % d'hyperproductifs -, il est nécessaire de casser le plus rapidement possible le rythme de la carrière criminelle. Ce n'est pas grâce à un bracelet électronique ou à l'isolement que cela s'arrêtera, mais c'est l'accompagnement qui marquera la nécessité de s'arrêter immédiatement. Cela ne fonctionnera que dans 70 % des cas ; puis, plus ou moins rapidement dans 30 % des cas. Au final, c'est sur les 5 % d'hyperproductifs que pourront être massivement mobilisées les forces de répression pénales pour isoler 50 % de l'activité criminelle. Il s'agit d'une représentation : il ne s'agit pas des mêmes 5 % dans tous les types d'activité criminelle.

La reconcentration des moyens sur le noyau dur de l'activité criminelle ou stupéfiante a des effets. Toutefois, il ne s'agit pas de laisser faire les deux dealers qui sont quotidiennement en bas de chez vous, pendant que la filière est en train d'être remontée. On s'en occupera également, mais d'une manière plus intelligente. On sature le terrain, ce qui est important, et on revient à une police de présence, de visibilité et de proximité, qu'on a oubliée. Je le précise, ce n'est pas la police de proximité,



qui fonctionne dans les États fédéraux où le maire est le patron de sa police et décide de ce qu'il fait là où il a envie de le faire : il s'agit d'avoir une police qui sature le terrain et non pas une police d'intervention qui vient de temps en temps.

Il est possible de trouver des moyens et de les adapter, y compris en matière de répression et de sanctions rapides, efficaces, limitées dans le temps. Il s'agit de ne pas faire durer 117 interpellations, de présenter 90 personnes au juge puis, au dernier moment, sans que nul ne sache pourquoi, de prononcer une peine de trois ans ferme. C'est incompréhensible pour tout le monde, et cela révèle l'existence d'un problème dans l'application du dispositif.

Vouloir systématiquement trouver des solutions de substitution à tout ne règle rien, lorsque ces solutions sont dépourvues de contenu. Or, aujourd'hui, les alternatives sont des classements sans suite, des injonctions à ne pas réitérer de tels actes, des solutions qui n'ont pas d'effet en réalité, en tout cas, pour une part importante des acteurs les plus perturbateurs, qui se tiennent le plus en dehors du système pénal et du respect des règles de vie ensemble.

Mme Catherine Conconne. - La prise en charge différente de ces personnes passe par la création de nouveaux métiers et de nouvelles filières de formation. Quels sont ces nouveaux métiers ? Un policier ou un juge ne pourront être chargés de cette mission. De qui s'agit-il ? Et comment cela se fera-t-il ?

M. Alain Bauer. - Lorsque je viens au Parlement, je me demande toujours si je suis le représentant d'une espèce en voie d'apparition ou de disparition. En effet, en France, sur l'ensemble du territoire national, outre-mer compris, il n'existe qu'un professeur de criminologie, car la criminologie est considérée comme une « patate chaude ».

Les « sociolâtres » - je ne parle pas des sociologues, pour qui j'ai le plus grand respect - considèrent que le mal n'existe pas, que la société est mauvaise et que les individus sont bons, dans une sorte de rousseauisme étrange. De leur côté, les pénalistes pensent que seul le droit va apporter une réponse à cette question. De fait, chacun fonctionne en silo sans jamais se parler, ni se rencontrer, ni se concerter, au nom de la sacro-sainte indépendance médicale, pénale ou judiciaire.

Sur le terrain, en revanche, on s'aperçoit que de nombreuses personnes s'occupent du sujet, qu'il s'agisse des associations, des gardiens de prison, des magistrats, des avocats ou encore des défenseurs des droits, mais ils le font de manière isolée. J'ai 330 étudiants cette année, bien loin d'un doctorat résiduel pour répressifs extrémistes. Pourquoi ? Il existe une très forte demande de leur part, car ils ont besoin d'apprendre, de partager et de comprendre.

Les espaces existent donc, ainsi que les populations concernées, avec un besoin davantage lié à la formation permanente et à l'accompagnement qu'à la formation initiale. Cependant, le jour où on créera de la formation initiale, des centaines de candidats se présenteront, et il faudra accompagner ce mouvement par la création de supports d'emploi. S'ensuivra un débat budgétaire autour des moyens à consacrer et des limites du « quoi qu'il en coûte », une problématique qui vous est familière.

En réalité, les moyens existent, mais ils ne sont ni visibles, ni coordonnés, ni concertés, ni reconnus, ni respectés. Ainsi, la France ne dispose pas d'une conférence nationale de criminologie qui permettrait aux différents acteurs d'échanger autour des affaires criminelles. Il m'arrive d'aller faire cours au quai aux Fleurs, un endroit formidable qui accueille une rencontre où policiers, gendarmes et magistrats se parlent de politique pénale. Dans la mesure où aucun journaliste n'est présent, personne ne se dispute : les policiers ne sont pas fascistes, les magistrats ne sont pas laxistes et les discussions ont lieu.

Certains de mes collègues y sont invités à venir tenir des conférences qui permettent le débat sur les conditions dans lesquelles s'applique ou non la politique pénale, en toute liberté. Ce format remarquable est accueilli dans une annexe de l'École nationale de la magistrature (ENM) - dont je ne dis pas toujours du bien -, mais je souligne que ces endroits existent, l'École nationale supérieure de la police (ENSP) organisant d'ailleurs des rencontres similaires.

Des activités de même nature se tiennent assez régulièrement en matière de formation des analystes du renseignement, domaine qui ne se limite pas à l'espionnage international et qui englobe le renseignement criminel. De fait, il existe d'extraordinaires compétences de terrain, disséminées partout. Je me suis rendu récemment à une conférence des personnels d'assistance psychologique des départements, endeuillés par l'assassinat de l'un d'entre eux par un déséquilibré. Plusieurs dizaines de participants étaient présents, et nous avons eu un débat riche, nourri par la diversité des expériences. Ces dernières, cependant, ne sont reconnues par personne, ou uniquement dans le circuit professionnel concerné. La ressource existe, elle ne demande qu'à émerger.

Au lendemain de ma nomination comme professeur de criminologie, j'ai découvert l'existence de 40 collègues « clandestins » - des sans-papiers de la criminologie en quelque sorte - qui exercent sous des titres divers dans une série d'universités. Dès lors qu'ils ont pu s'appuyer sur un point de référence, ils ont manifesté la volonté d'aider au développement du Conservatoire. Il existe désormais un institut de criminologie à Lille qui assume totalement sa vision, ainsi qu'une formation en victimologie à Pau, sans oublier une médecine légale de très bonne qualité à Nantes, Rennes et


Poitiers. Des pôles émergent ainsi, mais de manière décentralisée et sans reconnaissance des carrières - ce qui pose problème à mes collègues, qui font de la criminologie sans le dire de crainte que cela nuise à leur carrière.

Il suffirait donc d'organiser une conférence nationale ouverte, sans l'élément perturbateur des médias - ceux-ci peuvent être présents après, mais pas pendant - afin que les acteurs échangent autour des sujets que j'ai évoqués. Vous verrez alors à quel point la compétence du terrain est exceptionnellement développée en France et à quel point la structure centralisée, parisienne et bureaucratique de l'État est totalement sourde, aveugle et muette.

M. Jérôme Durain, président. - Vous décrivez un paysage dans lequel une répression tous azimuts a été privilégiée de manière maladroite et désordonnée, au détriment du soin. Dans la réalité de la consommation des stupéfiants, existe-t-il un aspect qui échapperait au soin et qui serait de l'ordre du récréatif ?

Par ailleurs, vous avez dit que l'approche répressive actuelle revient à frapper indistinctement le consommateur, le consommateur-dealer et le trafiquant : une modification de l'échelle des peines pourrait-elle être une voie à emprunter ?

M. Alain Bauer. - Le récréatif peut être addictif et m'indiffère : c'est l'addiction qui me pose problème. S'il est question d'un médicament qui permet de soulager la douleur, son caractère extrêmement addictif ne me dérange pas, car il est traité d'une manière médicale, sous contrôle médical et pour traiter un problème de santé. C'est d'ailleurs ce qui explique les référendums tenus aux États-Unis en faveur de la libéralisation, de la dépénalisation ou la décriminalisation de processus médicamenteux, notamment liés au cancer et à des maladies extrêmement douloureuses et considérés comme des médicaments à l'instar d'une série d'opiacés qui sont devenus des médicaments, ou de médicaments détournés de leur usage, qui deviennent, via des mélanges, des produits dangereux et addictifs.

Selon moi, l'aspect récréatif n'est pas le véritable sujet, mais bien davantage l'addiction, qui doit être traitée d'un point de vue médical même si elle peut avoir l'air récréative de prime abord. Je pense à ceux qui disent : « je ne suis pas alcoolique, mais j'en suis à mon quatrième apéritif » : je n'ai rien contre l'apéritif, mais il s'agit alors bien d'une addiction et d'un niveau d'alcoolisation dont il faut tenir compte. Dans le Colorado, territoire américain que je connais bien, un référendum populaire a décidé d'aller dans la voie de la libéralisation : une augmentation massive du nombre d'accidents de voiture impliquant des personnes sous l'influence du cannabis ou de champignons hallucinogènes en a résulté, d'autant plus que la plupart des conducteurs concernés sont également alcoolisés.

Il s'agit donc d'un problème d'addiction plutôt que d'un enjeu de pénalisation, même s'il faut bien sûr punir ces personnes lorsqu'elles blessent ou tuent quelqu'un d'autre. Je ne prends donc pas en considération cet aspect récréatif, même si j'entends bien la différence que vous établissez.

Concernant une éventuelle modification de l'échelle des peines, la loi de 1970 est inapplicable : il faudrait en effet commencer par modifier le texte afin de refléter la réalité d'un processus qui doit commencer par le médical et non pas par le pénal. L'échelle des peines n'est pas l'élément majeur, quand bien même je ne m'opposerais pas à ce qu'un trafiquant responsable de plusieurs centaines de morts pour avoir surdosé un produit écope de 30 ans d'emprisonnement sans autorisation de sortie. Je précise que je suis abolitionniste et que la peine de mort ne fait pas partie de mes options.

Je n'ai aucun problème avec la répression massive des trafiquants et de tous ceux qui, sachant ce qu'ils vendent, prennent la responsabilité de la mortalité de ceux qui consomment. L'échelle des peines est une question secondaire, ou, plus précisément, n'est pas la question initiale, qui est celle de l'ordre de priorité : il faut d'abord s'occuper des malades ; ensuite, dans l'entre-deux, des consommateurs-dealers ; enfin, réprimer sauvagement
- avec la plus grande force de la loi, comme disent les Américains - les trafiquants.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je voudrais justement évoquer les gros trafiquants et le « haut du spectre » des réseaux criminels, qui font feu de tout bois pour gagner de l'argent. Quels sont, d'après vous, les liens entre les trafics de drogue et les autres formes de trafic ? Existe-t-il une porosité avec le trafic d'armes ou d'êtres humains, par exemple ?

Par ailleurs, un traitement spécifique est-il mis en oeuvre pour suivre les réseaux des trafics de drogue par rapport aux autres formes de trafic ? Un travail important est mené sur la question du terrorisme, beaucoup moins sur les trafics de stupéfiants.

M. Alain Bauer. - Dans les années 1960 et 1970, le système criminel était très sectorisé et chacun y avait sa petite spécialité. Après l'apparition de la Ndrangheta et de la Camorra, tout a changé et la modernisation a conduit à la fin de la spécialisation. Par exemple, les centres de prostitution installés le long de la frontière espagnole servent également à distribuer des stupéfiants, dans une optique « multi-services ».

Les réseaux de blanchiment d'argent, à 90 %, servent à la fraude fiscale. Dès lors qu'une structure offshore existe, elle est illégale, dangereuse et devrait être interdite, car elle ne sert qu'à la fraude. Sur ces tuyaux se branchent de nombreuses activités, dont des rétrocommissions, l'argent du terrorisme - dans une proportion très limitée - et évidemment l'argent issu


des stupéfiants. Au total, le trafic de stupéfiants représente environ 5 % du PIB mondial et de 20 % à 25 % des dépôts. La lutte anti-blanchiment fonctionne plus ou moins bien dans la mesure où les cryptomonnaies ont créé un nouvel espace de liberté pour le blanchiment.

Désormais, les acteurs se diversifient pour les raisons que vous avez indiquées, à savoir la recherche du gain, d'où une intégration d'autres activités. De fait, le crime organisé, notamment le trafic de stupéfiants, constitue le modèle le plus abouti de l'économie de marché : intégration verticale et horizontale, investissement dans la recherche et développement, développement des zones de chalandise, incitations financières pour le petit personnel. Seule la gestion de la concurrence est plus « définitive » que dans le commerce traditionnel.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On peut également évoquer l'ubérisation du trafic : pourriez-vous détailler vos propositions en matière d'identité numérique ?

M. Alain Bauer. - Nous disposons d'un état civil depuis 1539, grâce à François Ier. Votre numéro national d'identité permet de savoir où vous êtes né, à quelle date, puis toute une série d'éléments de votre vie sociale, ainsi que votre date de disparition et les conditions dans lesquelles vous avez disparu. Ces données permettent de nourrir une analyse démographique, de déterminer un âge moyen et les fluctuations de la natalité, etc.

Lorsque l'espace numérique a été ouvert, on a décidé, pour d'étranges raisons, de ne pas créer une identité numérique, car il s'agissait d'une atteinte à nos libertés : on a créé un Far West sans shérif car le seul moyen de disposer d'une garantie de compréhension de l'ensemble de l'activité numérique, notamment illégale, mais aussi des trolls et des agresseurs qui s'expriment sur internet en toute liberté, comme s'il n'y avait aucun risque, n'est pas de les priver de la possibilité d'avoir un pseudonyme, mais de s'appuyer sur une identité numérique basée sur une adresse électronique dont tout découle, quels que soient les pseudonymes que vous déciderez d'utiliser.

Cela permettra de résoudre une partie importante de l'excès de violence et de « trollisation » dans un espace que nous n'avons pas voulu encadrer et que nous ne savons pas toujours réguler. La méthode est également valable pour les services offerts sur internet dans le cadre de l'ubérisation : commander sa pizza ou sa dose se fait via des réseaux, qui, contrairement à une idée très répandue, sont beaucoup moins sécurisés que ce qu'on imagine. Dès lors que les services de police et de gendarmerie décident d'y mettre les moyens, les dispositifs peuvent en effet être



contournés ou cassés, fort heureusement d'ailleurs. Avec le passage au quantique, il est à peu près certain qu'aucun système de cryptographie ne pourra résister, ce qui est à la fois une interrogation, une inquiétude et une satisfaction selon le point de vue adopté.

En contrepartie, il est difficile d'identifier les auteurs. Le fait d'avoir une identité numérique, sans pouvoir tout empêcher, réduira massivement l'ampleur du développement des réseaux de contournement et de distribution, qui s'ajoutent aux points de deal. La nuisance du livreur à domicile s'additionne ainsi à la nuisance de proximité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez rappelé que c'est en tapant au portefeuille que l'on est efficace. Quels défauts identifiez-vous aujourd'hui dans le code de procédure pénale en matière de lutte contre le blanchiment, ainsi que dans l'organisation de nos services douaniers, judiciaires et fiscaux ?

M. Alain Bauer. - Il a fallu attendre les attentats de 2015 et de 2016 pour avoir enfin une coopération antiterroriste efficace entre des services qui n'échangeaient guère, pour des raisons à la fois légitimes liées à la protection des sources et pour d'autres, moins légitimes, de défense de leur pré carré. Les enjeux de coopération dans le domaine des stupéfiants sont similaires à ceux de la lutte antiterroriste, mais à la condition de s'occuper des choses essentielles et de ne pas noyer l'activité antistupéfiants dans la surveillance du consommateur du coin : il faut donc réorienter l'organisation, en lui donnant plus de moyens.

L'Office antistupéfiants (Ofast) est ainsi une bonne idée, même s'il ne correspond qu'à un réemballage d'une idée précédente, qui était elle-même une reprise des groupes d'intervention régionaux. Si les idées n'ont pas fait défaut, c'est la mise en application qui pèche : c'est le drame du pays et le constat est valable pour la plupart des services publics.

En tout état de cause, les moyens existent et permettent, s'ils sont suffisamment puissants, d'obtenir des résultats, y compris sur les cryptomonnaies. Les nouveaux outils de suivi de ces dernières sont d'ailleurs extrêmement efficaces et démontrent qu'il est possible de suivre les flux d'argent, quitte même à les faire disparaître de temps en temps, au grand dam des opérateurs criminels.

M. Jérôme Durain, président. - Au fil de nos auditions, les techniques les plus récentes ont été évoquées, mais également des techniques bien plus anciennes et rudimentaires telles que l'hawala. Existe-t-il des façons de s'en prémunir ?

M. Alain Bauer. - Il nous faut d'abord gérer des problèmes que nous avons nous-mêmes créés avec des centres de transfert d'argent non contrôlés, dont La Poste était elle-même un opérateur bienveillant fut un temps. Il ne faut pas sous-estimer la dimension sociale du trafic, qui permet de payer le permis de conduire ou le loyer ; une série d'opérateurs considéraient qu'il ne fallait pas regarder d'où provenait l'argent. Dans le secteur des HLM par exemple, les trois éléments indicateurs d'une crise avaient trait à la rotation, à la vacance et au niveau d'impayés et de paiements en liquide. Lorsque le taux de rotation s'accélérait, que le taux de vacance grandissait et que le taux d'impayés croissait, une crise apparaissait. Par ailleurs, lorsque le pourcentage de paiements en liquide ou par mandat devenait trop important, cela signifiait qu'un changement de nature des règlements était à l'oeuvre.

Il s'agit d'indicateurs fiables et stables, qui doivent venir compléter des indicateurs tels que le nombre de coups et de blessures volontaires enregistrés par les services de police ou de gendarmerie. Il faut se doter d'outils variés, dont certains ne sont pas purement sécuritaires, afin de disposer d'une vision plus précise de la réalité. De la même manière, nous avons mené des enquêtes de victimation pour affiner notre vision de la réalité, car les plaintes et les mains courantes déposées ne suffisaient pas pour établir un état des lieux de ce que les gens subissaient. Nous sommes ainsi mieux informés au sujet des bris de véhicules qu'en matière de violences intrafamiliales, les premiers étant déclarés à hauteur de 67 %, contre 9 % pour les secondes, alors que ces deux violences n'ont évidemment pas la même gravité. Il s'agit d'un processus lent, qui s'est développé sur d'autres problématiques avec le mouvement #MeToo et la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Nous nous rendons compte, hélas, du retard pris.

Tous les procédés en question sont connus : nous les avons aidés et facilités pour des raisons de business, mais nous pouvons parfaitement y remédier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez évoqué les divergences européennes. Qu'entendiez-vous par là ?

M. Alain Bauer. - Il existe une divergence entre la Belgique et les Pays-Bas d'une part et les autres États membres de l'Union d'autre part, à la fois sur la libéralisation de la consommation et sur les poursuites. Aux Pays-Bas, la mafia prend le contrôle des coffee shops, l'enjeu n'étant plus la prohibition, mais celui du contrôle du réseau de distribution. Les organisations criminelles savent toujours où trouver l'argent : en Californie, les « pharmacies du cannabis » sont aujourd'hui contrôlées par les criminels, qui ont éjecté tous les petits gérants.

Au-delà des Pays-Bas, nos amis belges sont également en grande difficulté, tout comme nos amis espagnols, tandis que les Portugais ne savent plus à quel saint se vouer par rapport à leur politique de décriminalisation, dont ils perçoivent les difficultés et les excès. Tout le monde se rend bien compte des problèmes liés à l'absence d'anticipation des problématiques et au manque de cohérence des choix. L'un des États américains a mis en oeuvre une décriminalisation totale en matière de stupéfiants et vit aujourd'hui une crise médicale et sanitaire majeure puisque tous les excès y sont autorisés. Dans la mesure où les frontières entre États ne sont pas fermées, le problème se pose du surcoût lié à la gestion des overdoses et de la criminalité dues à l'arrivée de consommateurs de produits qui ne sont pas autorisés dans les 37 autres États qui ont décriminalisé, dépénalisé, contraventionnalisé ou libéralisé la production de divers types de stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je voulais également évoquer les poursuites engagées contre les réseaux chez nos voisins.

M. Alain Bauer. - La Belgique en engage, mais les Pays-Bas quasiment plus.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il existe bien des saisies et des poursuites lorsque la drogue arrive dans les ports.

M. Alain Bauer. - Uniquement dans ce cas précis d'une saisie sur le port. Dans la mesure où la consommation est autorisée, un réseau de distribution officiel existe.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - S'agissant des réseaux de distribution non autorisés, notamment de cocaïne, l'harmonisation européenne vous semble-t-elle suffisante ?

M. Alain Bauer. - L'harmonisation est inexistante : il existe de très grandes différences entre les pays du Sud et les pays du Nord, avec la France au milieu.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les trafiquants se réfugient à Dubaï, au Maroc ou en Algérie et s'y constituent un patrimoine. S'agit-il, selon vous, d'un sujet essentiel pour lutter contre le narcotrafic ? Quelles mesures préconisez-vous ?

M. Alain Bauer. - L'Algérie et le Maroc entretiennent des relations complexes avec la France, ce qui n'est pas le cas de Dubaï ou des Émirats arabes unis. Il est possible d'avoir une relation directe et opérationnelle avec ces derniers, qui tiennent de plus en plus à leur réputation. Dans les autres cas, la question relève du remords colonial et est très compliquée à traiter, même si ces pays ont mené des politiques répressives majeures par moments.

J'ai noté, par ailleurs, que la Turquie était passée de l'indolence à une répression féroce contre les réseaux de trafiquants de stupéfiants, ce qui pourrait s'expliquer en partie par le rejet de la concurrence d'organisations criminelles externes. Il est tout à fait envisageable de voir un retournement similaire s'opérer au niveau central des Émirats arabes unis, le cas de Dubaï étant plus complexe : en l'absence de ressources naturelles, le commerce y prédomine.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sait-on mesurer l'influence des réseaux criminels sur l'économie locale, via les rachats d'entreprises par exemple ?

M. Alain Bauer. - Oui, dès lors qu'il en existe la volonté. Un groupe d'intervention associant les douances, le fisc et le renseignement peut mener une enquête approfondie et évaluer l'imprégnation locale du crime organisé, qu'il soit mafieux, lié au trafic de stupéfiants ou « ordinaire ».

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Bailleurs sociaux - Audition de Mme Cécile Belard du Plantys, directrice générale de Paris Habitat, MM. Nicolas Blaison, directeur régional de l'Union régionale HLM Nouvelle Aquitaine, François Dreux, responsable Pôle expert sûreté et médiation de Vilogia, Jérôme Taconnet, directeur général de Côte d'Azur Habitat

LUNDI 29 JANVIER 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de M. Emmanuel Razous, directeur adjoint de l'administration pénitentiaire, et Mme Camille Hennetier, cheffe du service national du renseignement pénitentiaire

MARDI 30 JANVIER 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition d'élus signataires de la tribune « Nous, élus des grandes villes et métropoles, appelons à un véritable plan national et européen contre le trafic de drogue » parue dans Le Monde le 20 septembre 2023

MARDI 6 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux d'accueillir en visioconférence Mme Nathalie Appéré, maire de Rennes, présidente de Rennes Métropole et secrétaire générale de l'association France urbaine, M. Hervé Niel, adjoint au maire de Metz chargé de la sécurité, et M. Éric Piolle, maire de Grenoble, deuxième vice-président de l'association France urbaine.

Nous vous sollicitons en tant que signataires de la tribune « Nous, élus des grandes villes et métropoles, appelons à un véritable plan national et européen contre le trafic de drogue », parue dans Le Monde le 20 septembre 2023. En effet, ce texte vient nourrir la réflexion de notre commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Appéré, M. Hervé Niel et M. Éric Piolle prêtent serment.

Mme Nathalie Appéré, maire de Rennes, présidente de Rennes Métropole, secrétaire générale de l'association France urbaine. - Comme vous l'avez dit, l'association France urbaine a été à l'origine d'une tribune signée par une cinquantaine de maires et d'élus locaux de grandes villes. Ce texte, assez inédit compte tenu de la diversité des appartenances politiques de ceux qui l'ont signé, témoigne d'une inquiétude commune face à des constats partagés quant à l'évolution du narcotrafic.

Je commencerai par rappeler quels sont ces constats et Éric Piolle détaillera les pistes de réflexion issues des travaux de la commission « Sécurité et prévention » de France urbaine.

Nos constats ne devraient pas vous surprendre au regard des travaux que vous avez menés. Nous avons souhaité lancer l'alerte, en septembre dernier, sur le caractère extrêmement préoccupant de l'explosion du narcotrafic dans nos villes, car nous avons tous constaté que le phénomène s'était accéléré, en particulier après la crise du covid : le narcotrafic est de plus en plus important, de plus en plus visible, de plus en plus décomplexé dans ses méthodes et de plus en plus violent. Quels que soient la ville et le territoire concernés, il gangrène les quartiers et rend la vie insupportable à ceux qui habitent à proximité des points de deal. En conséquence, les habitants ont des exigences nouvelles en matière de qualité de vie et de sécurité et ils attendent que les institutions y répondent, y compris les maires que nous sommes.

Les chiffres sont éloquents, puisque l'on a constaté 315 faits d'homicide en zone police en 2023, soit une augmentation de 57 % par rapport à 2022. Ce sont non plus quelques points de deal identifiés, mais des quartiers entiers qui sont désormais sous emprise. Ce qui se manifeste dans l'espace public, à savoir une appropriation et une occupation abusive des lieux, accompagnées d'une mise sous pression des habitants, s'étend aussi aux espaces privés, en particulier les halls d'immeuble ou les parkings.

Quant à la manière dont le deal est exercé, nous avons tous noté dans nos villes une évolution du profil des trafiquants, de plus en plus jeunes. Il s'agit parfois même de mineurs. De plus, les filières organisées mobilisent très souvent des jeunes qui n'ont pas de lien particulier avec la ville ou avec le quartier où ils opèrent, de sorte que les forces de l'ordre ont du mal à les interpeller et qu'il est difficile de les intégrer au travail de prévention que nous menons pour éviter l'entrée des jeunes dans le trafic.

En matière de consommation, les maires membres de notre association, constatent une très grande diversité des produits. En plus du cannabis et de la cocaïne, on constate dans la quasi-totalité du territoire l'émergence de produits aux effets sanitaires beaucoup plus durs. Le crack et le fentanyl ne sont pas des fléaux uniquement parisiens, sans parler du protoxyde d'azote ou de l'héroïne, dont les effets ont des conséquences non seulement sur la santé publique, mais aussi sur la tranquillité publique, car les individus sous substances ont des comportements de plus en plus malades mais aussi incontrôlables et menaçants. Les difficultés relevant de la santé mentale et de l'addiction sont désormais visibles dans l'espace public, notamment dans les transports, où circulent parfois des individus hermétiques à toute approche rationnelle, qui ont perdu le sens commun des rapports sociaux. Par exemple, il est arrivé qu'une personne se présente nue dans une rame de métro, des seringues à la main : on peut imaginer l'effet produit sur les usagers des transports publics, notamment dans des villes qui n'avaient pas jusqu'alors été confrontées au narcotrafic.

Concernant la place des maires dans la lutte contre le narcotrafic, de manière générale, nous sommes animateurs et fédérateurs de différentes politiques publiques qui contribuent de manière indirecte à la lutte contre le narcotrafic, qu'il s'agisse des mesures de tranquillité publique, de prévention de la délinquance, de santé publique, de lutte contre les conduites addictives, de médiation, d'éducation ou encore d'aménagement du territoire et de rénovation urbaine. Nous travaillons de plus en plus sur la prévention situationnelle, c'est-à-dire sur la manière dont l'environnement urbain peut favoriser le trafic ou au contraire permettre de lutter contre. Nous intégrons cette dimension dans nos politiques publiques, sur le hard et sur le soft, qu'il s'agisse de l'aménagement de la ville ou de sa gestion quotidienne.

Il nous revient aussi d'animer les stratégies en matière de prévention de la délinquance et en matière de sécurité et nous veillons à faire travailler ensemble les acteurs dans nos territoires. Certes, certains témoignages pourraient contredire mes propos mais, d'une manière générale, au sein de France urbaine, il nous semble que les partenariats locaux fonctionnent bien. Les liens avec la police nationale et avec les autorités judiciaires, en particulier les procureurs, sont fluides. Nous avons des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) qui se déclinent en de multiples lieux et instances de partenariat, y compris dans les quartiers, dans le cadre des groupes de partenariat opérationnels (GPO) et des cellules de veille. L'efficacité du partenariat local et l'envie de travailler ensemble sur ces questions sont quasi systématiquement saluées par nos collègues maires, ce qui n'empêche pas d'émettre certaines réserves, notamment sur les moyens que la police nationale consacre à ces questions ou quant à la perspective des jeux Olympiques qui suscite certaines inquiétudes quant à la disponibilité des forces de l'ordre pendant les mois à venir.

Certains questionnements portent également sur les moyens de la police judiciaire, qu'il s'agisse des moyens d'enquête ou de la durée des procédures. Les procureurs sont très impliqués, mais cela n'empêche pas que les habitants nous demandent des comptes sur la manière dont la justice avance, ce qui est légitime au vu de ce qu'ils vivent.

En outre, si le partenariat local fonctionne bien, on constate en revanche l'inexistence totale d'un lien particulier ou d'un lieu de travail commun qui permettrait aux maires de travailler directement avec le ministère de l'intérieur. Bien évidemment, tel ou tel maire peut obtenir un rendez-vous ou travailler sur un sujet particulier avec le ministère de l'intérieur, mais, de manière plus institutionnelle, France urbaine n'a pas réussi à mettre en place un partenariat de travail satisfaisant avec ce ministère, alors qu'elle l'a fait avec de nombreux autres. Nous ne comptons plus les courriers et les propositions de travail restés sans réponse et il semble que nous manquions d'un lieu où les maires seraient reconnus comme des interlocuteurs dans la mise en oeuvre d'une politique de sécurité publique et de lutte contre le narcotrafic, alors même que notre rôle et notre espace d'action sont clairement définis et que nous sommes en première ligne.

En ce qui concerne les polices municipales, nous sommes très attachés à ce que chaque maire ait la liberté de la doctrine d'emploi de la sienne, dans le respect des textes et de la loi. Certaines polices municipales sont armées, d'autres ne le sont pas. Les prérogatives et les missions peuvent varier, mais il est évident que la lutte directe contre le trafic de stupéfiants dans le cadre de procédures judiciaires impliquant une investigation ne peut en aucune manière relever de la police municipale. Dans le cadre de sa mission de tranquillité publique, celle-ci peut apporter son concours à la mise en oeuvre d'une réappropriation de l'espace public et elle peut intervenir, le cas échéant, dans la pénalisation des consommateurs, en fonction des doctrines locales. Même si nous voulons prendre toute notre part dans la lutte contre le narcotrafic, nous restons convaincus que cette part restera résiduelle par rapport à celle d'organisations d'envergure nationale ou européenne.

Vos travaux portent également sur les phénomènes de corruption de basse intensité. On ne nous fait plus remonter ce type d'incidents, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'ils n'existent pas.

À l'inverse, des inquiétudes s'expriment sur la question du narco-terrorisme. En effet, certains de nos collègues se demandent jusqu'où peut aller la violence décomplexée : à partir du moment où la vie humaine n'a plus de valeur aux yeux des trafiquants, on peut envisager que des phénomènes de cette nature se développent - sous la forme, par exemple, d'opérations punitives collectives.

La délinquance financière et le narco-banditisme sont un autre sujet d'inquiétude, en particulier pour ce qui est des réseaux de blanchiment et de dissimulation. En effet, les commerces de façade se multiplient, même si cela ne concerne pas tous les territoires que nous représentons.

Enfin, sur la généralisation du narcotrafic, nous avons pu constater que certaines villes étaient déjà confrontées depuis longtemps à l'existence d'un milieu et de trafics, alors que d'autres ne l'étaient presque pas ou pas du tout. Désormais que, par un phénomène d'accélération et de convergence, aucun territoire n'est plus à l'abri, y compris les villes qui étaient jusqu'alors peu concernées, car éloignées géographiquement des points d'entrée du marché. Ces villes constituent en réalité des territoires où il est plus facile pour le trafic de s'implanter parce qu'il y a moins de concurrence et moins de réseaux institués. Par conséquent, le narcotrafic explose dans ces villes qui étaient encore à l'abri il y a trois à cinq ans.

M. Éric Piolle, maire de Grenoble, deuxième vice-président de l'association France urbaine. - Tout d'abord, il serait pertinent d'avoir une évaluation approfondie des dernières actions régaliennes qui ont été entreprises sur le narcotrafic : cela permettrait d'établir des critères à l'aune desquels évaluer notre action en matière de sécurité, de santé publique, d'occupation des forces de police ou de la justice, et ainsi de construire un plan national de lutte contre le trafic de drogue qui inclurait une réflexion extraterritoriale indispensable compte tenu de l'ampleur du phénomène.

Ensuite, il faudrait que les pouvoirs publics portent une attention particulière à la situation des outre-mer, notamment la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane qui servent de plateformes relais entre la production de drogue et son acheminement vers l'Europe. Cela donne lieu à une hausse des violences extrêmement forte dans ces territoires, où l'on constate un usage fréquent des armes à feu ainsi que la hausse des pratiques addictives, en particulier dans les centres-villes. La coordination entre l'agence régionale de santé (ARS), l'Office antistupéfiants (Ofast), les préfectures, les associations, le parquet, les collectivités territoriales, les intercommunalités et l'école est essentielle. Il faut développer une approche systémique en plus de ce que peuvent faire la police nationale et la gendarmerie.

Pour prolonger ma réflexion sur l'évaluation, même si nous sommes bien conscients que certaines problématiques sont spécifiques à la France, nous gagnerions à réaliser un travail de comparaison avec les stratégies développées dans des pays comme le Portugal, qui a été pionnier en matière de dépénalisation de la consommation et de la détention de drogue, ou bien les États-Unis où une crise des opioïdes terrible et sans précédent touche un grand nombre de villes. À voir les effets délétères du fentanyl aux État--Unis, nous ne pouvons que craindre l'importation en France de ce type de drogue extrêmement addictive.

Ce travail de comparaison pourrait être croisé avec une réflexion citoyenne, dans le cadre d'une convention citoyenne similaire à celle qui a porté sur le climat ou bien à celle sur la fin de vie.

Pour l'instant, nous agissons au quotidien, en tant que maires, dans le cadre du droit local. Or il nous paraît important de simplifier le cadre juridique dans lequel interviennent les policiers municipaux, qui risquent d'être de plus en plus happés par les nombreux faits liés au trafic de drogue. Ils sont souvent les premiers intervenants sur le lieu du trafic, car la police nationale et la gendarmerie ne peuvent pas tout gérer. Cela fragilise l'action publique sur la petite délinquance du quotidien, qui reste le souci premier de l'ensemble des habitants : en effet, ceux qui habitent près des points de deal vivent des situations extrêmes ; le reste de la population, qui en entend seulement parler à la télévision ou dans les journaux, sans voir la réalité de près, reste préoccupé par la délinquance du quotidien.

Il faudrait donc envisager l'expérimentation d'un dispositif dans lequel les policiers municipaux pourraient procéder à une verbalisation immédiate des délits du quotidien, exercer des contrôles éthylométriques ou bien assurer l'inspection visuelle de certains bagages. Ces mesures de simplification permettraient d'acter la répartition du travail que nous observons aujourd'hui, dans un contexte où le manque de moyens dans la police nationale aboutit à un glissement des responsabilités vers la police municipale.

Dans un autre champ, notre réflexion porte aussi sur la pénétration du trafic dans les commerces, sur la lutte contre les commerces de façade. Cela fait partie de notre quotidien de nous interroger pour savoir si tel commerce est clean ou pas ou de nous demander qui est le propriétaire de tel autre café, quelles sont ses relations, etc. Par conséquent, nous souhaiterions que les maires disposent d'un plus grand nombre d'outils pour lutter contre les commerces de façade. La commission « Sécurité et prévention » de France urbaine a ouvert plusieurs pistes de réflexion qui portent notamment sur le contrôle du travail dissimulé, sur la révision des plans locaux d'urbanisme, sur la formation des commerçants à la culture de la légalité ou bien sur la capacité de préempter des baux commerciaux dans des périmètres de sauvegarde, en prévoyant l'application de certaines clauses permettant à la police de réaliser des contrôles dans le cadre de l'autorisation d'ouverture d'un commerce. Sans avoir de solutions toutes faites, l'enjeu nous semble important, car il faut éviter toute capillarité avec les commerces qui ont pignon sur rue.

Nous souhaitons un accompagnement plus fort de l'État dans le cadre des expérimentations que nous pouvons mener. Par exemple, à Grenoble, en collaboration avec la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), nous avons produit des vidéos destinées à montrer aux consommateurs l'envers du décor et ce à quoi ils participent. Or, pour aboutir à une réelle stratégie interministérielle de mobilisation contre les conduites addictives, il faudrait intensifier très fortement ce travail : nous évoquons beaucoup dans la sphère publique le trafic, ses nuisances ou bien la lutte contre les gangs, mais nous parlons très peu des stratégies de prévention et de lutte contre les conduites addictives. Cela ouvre un large champ d'expérimentation, pour lequel nous souhaiterions être davantage accompagnés.

Enfin, il faudrait favoriser le rapprochement des procureurs de la République et des élus locaux, en prévoyant un service territorial pérenne consacré au démantèlement des réseaux. Cela existe déjà dans certains endroits, dont Grenoble, mais il conviendrait de généraliser et de pérenniser cette cellule. On pourrait également lancer une réflexion sur la récidive, car pour l'instant notre système carcéral produit - ou du moins n'empêche pas - la récidive, de sorte que nous nous retrouvons dans une situation paradoxale : alors que nous menons l'une des politiques les plus répressives d'Europe en matière de lutte contre les stupéfiants, la situation ne s'améliore pas et a même tendance à se dégrader. Le sujet est d'autant plus préoccupant que, comme l'a rappelé Nathalie Appéré, de nouvelles pratiques se développent. On constate ainsi le déport des lieux de trafic dans des villes moyennes ou dans des villages, où les trafiquants se sentent plus protégés, ou bien encore la professionnalisation des services aux consommateurs de drogue en matière de marketing, de livraison ou de rotation des salariés. Alors que, il y a une dizaine d'années, les dealers faisaient tourner les choufs, c'est-à-dire les jeunes chargés de surveiller les points de deal, d'un quartier à l'autre pour les couper de leurs liens aux adultes ; désormais, on voit même des hommes de main qui viennent d'ailleurs, de sorte que l'on peut presque parler d'un marché de l'emploi qui se structure avec des stratégies de recrutement et des stratégies de déplacement du travail.

M. Hervé Niel, adjoint au maire de Metz chargé de la sécurité. - Le maire de Metz ne peut que souscrire aux propos qui viennent d'être tenus. La ville de Metz est au coeur d'un trafic puisqu'elle est frontalière de la Belgique et donc proche des Pays-Bas, pays à partir duquel oeuvrent des réseaux très structurés. En plus de la Belgique, elle offre aussi une porte d'entrée par l'Allemagne et constitue réciproquement une voie de sortie pour le trafic qui remonte de l'Espagne.

Nous avons, nous aussi, constaté une évolution très claire du deal. Alors qu'il relevait initialement d'une organisation locale, le trafic s'ouvre désormais à l'échelle du département et touche la périphérie de la ville. À Metz, ville qui sert de porte d'entrée, comme je viens de le dire, le trafic a toujours été lié à un réseau international.

Ceux qui sont impliqués dans les trafics sont de plus en plus jeunes et, très souvent, ils n'ont pas de liens avec le territoire, de sorte que l'on peut dire qu'il existe un marché de l'emploi, peut-être pas à l'échelle nationale, mais au moins régionale ou locale.

Le constat le plus dramatique est sans doute celui de la montée de la violence, car les trafiquants n'ont plus de limites. La ville de Metz compte 120 000 habitants, que l'on aurait pu croire relativement épargnés. Or nous avons connu des règlements de compte avec l'utilisation d'armes lourdes. Ce type de situation nécessite l'intervention de la police nationale, car la police municipale n'a aucun pouvoir en la matière. On observe également, de plus en plus, un recours à la population dont les appartements servent de « nourrices » ou de caches, de refuge, ce qui nous amène à travailler avec les organisations sociales et avec les logeurs.

Désormais, les trafiquants procèdent aussi par livraison à domicile : le client passe commande au point de deal, puis vient chercher la marchandise ou bien se la fait livrer. La police municipale joue sur ce sujet un rôle important en surveillant la circulation aux abords des points de deal, notamment celle des scooters qui partent livrer la marchandise dans l'ensemble du territoire.

En matière de consommation, les produits se sont diversifiés : à Metz, tous les produits sont proposés. On voit désormais arriver des drogues extrêmement dures dans des territoires où elles n'existaient pas jusqu'alors, ce qui entraîne des problèmes d'addiction et de santé mentale, et les maires doivent procéder de plus en plus souvent à des hospitalisations d'office qui concernent des individus sous substances, difficiles à gérer et errant sur la voie publique.

Les maires jouent un rôle primordial dans la politique de prévention, dont nous restons persuadés qu'elle constitue la meilleure voie pour trouver des solutions. Les sanctions et la répression sont nécessaires, mais il est indispensable de mener un travail social auprès d'individus qui sont, bien souvent, à la fois trafiquants et consommateurs, à la fois coupables et victimes.

Le rôle du conseil local et du conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD-CISPD) est primordial, puisque ces instances permettent la concertation des partenaires locaux, indépendamment des réunions régulières et classiques entre la police, la justice et les municipalités. Les préfectures participent à leur mesure, mais il faut surtout que la police municipale puisse jouer son rôle, comme l'a évoqué M. Piolle. En confortant certains pouvoirs des policiers municipaux, on pourrait améliorer le contrôle du trafic de stupéfiants : parmi ces pouvoirs, il y a le dépistage, la possibilité de procéder à des tests d'éthylomètre lors des contrôles routiers, la verbalisation immédiate ou le recours à l'amende forfaitaire. En l'état, la police municipale n'a pas le droit de recourir à l'amende forfaitaire, et ce serait un grand bond en avant qu'elle puisse le faire ; on pourrait ainsi décharger les commissariats car, pour l'instant, même dans le cadre d'une interpellation pour une petite quantité de produit stupéfiant, le contrevenant doit être présenté à l'officier de police judiciaire. On gagnerait également en efficacité si l'on ouvrait aux policiers municipaux la possibilité de procéder aux contrôles d'identité.

Nous faisons le même constat que nos collègues sur les commerces de façade, par exemple ces épiceries qui sont ouvertes toutes les nuits et toute la nuit, et dont l'activité sert vraisemblablement au blanchiment d'argent.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La police municipale se caractérise par sa proximité avec la population. Elle connaît les rues, les quartiers et souvent les familles. Elle voit les difficultés des uns et des autres. Elle peut être utile pour le repérage de la consommation. Or l'on sait que la consommation, c'est la base du trafic : s'il n'y a pas de consommateur, il n'y a pas de trafic.

Comment accroître le rôle de la police municipale dans le repérage de la consommation afin de mieux asseoir la politique de lutte contre le trafic ?

De même, le trafic de drogue nécessite le blanchiment d'argent. Lutter contre le blanchiment, c'est lutter contre le produit du trafic et c'est là que réside l'essentiel de l'efficacité de l'action publique. Que peut faire la police municipale en la matière ? Que peuvent faire les communes pour lutter contre le blanchiment, pour être capables de mieux alerter les services, de favoriser les saisies et, le cas échéant, les confiscations ?

M. Jérôme Durain, président. - Lors des auditions, on nous a décrit l'émergence d'un phénomène lié au risque corruptif et à la corruption de « basse intensité ». Vous appelez de vos voeux une plus grande latitude laissée aux polices municipales dans leur travail sur le trafic, mené en lien avec la police nationale. Ne craignez-vous pas que les maires se retrouvent à devoir gérer ce risque corruptif qui semble être une menace émergente dans le pays ?

Mme Nathalie Appéré. - Pour ce qui est du repérage des trafics, nos polices municipales jouent en réalité déjà le rôle de police de renseignement. Si nous sommes attachés aux cellules de veille et aux groupes de partenariat opérationnels, car ils permettent de partager des informations sur des situations territoriales et sur des situations individuelles, nous sommes convaincus que les polices municipales, parce qu'elles sont territorialisées et que leurs missions les conduisent à développer une certaine proximité avec les commerçants, les acteurs associatifs et les habitants du quartier, sont une source de renseignement précieuse pour la police nationale et pour les autorités judiciaires. Elles peuvent tenir ce rôle, me semble-t-il, sans qu'il y ait besoin d'une évolution législative ou réglementaire, puisqu'elles le font déjà. Rien ne les empêche d'exercer cette mission et les canaux existent déjà pour qu'elles fassent remonter l'ensemble des informations.

La lutte contre le blanchiment est une mission sans doute plus complexe. En effet, les pouvoirs de police du maire portent d'abord et avant tout sur les conditions d'hygiène, de sécurité et d'accessibilité d'un commerce. Le maire n'a donc pas le pouvoir d'enquêter sur la comptabilité d'un établissement ou de vérifier des avoirs ou des situations fiscales. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il soit souhaitable que nous ayons un tel pouvoir, car nos policiers municipaux ne sont pas formés pour cela et nous serions sans doute bien incapables d'en assumer les suites opérationnelles.

Quant au volet sanitaire, dans le cas par exemple d'un commerce d'alimentation, nous sommes également assez dépourvus de moyens pour intervenir. Comme le disait Éric Piolle, nous pouvons mener des actions de prévention, en élargissant par exemple les capacités de droit de préemption et nous pouvons aussi mieux utiliser nos pouvoirs réglementaires et nos pouvoirs de police ; mais, dans certains domaines, nous serons démunis.

Le risque de corruption est un sujet sur lequel nous restons vigilants. Partout, dans le débat public, les maires sont en première ligne pour dénoncer le deal et les dealers. Il est certain qu'ils s'exposent en faisant cela. Nous sommes habitués à une forme de conflictualisation des rapports sociaux, moins à une prise de risque direct, et pourtant aucun d'entre nous n'hésite à aller dans les quartiers pour dire notre détermination à combattre les trafics, et cela malgré des menaces.

M. Éric Piolle. - Le repérage peut porter sur les lieux de consommation ou sur les lieux de deal. Pour les lieux de deal, nous disposons d'une cartographie connue par notre police municipale, par nos agents en général ou bien par nous-mêmes, car nous sillonnons en permanence la ville. En pratique, nous avons donc une cartographie des points de deal qui s'actualise presque en direct et nous faisons remonter les informations de manière très fluide.

Pour les lieux de consommation, il faut distinguer entre la consommation qui se fait dans la rue et celle qui a lieu dans l'espace privé. Le repérage est évidemment compliqué, puisque l'on estime qu'un Français sur trois consomme du cannabis. Il convient donc de décider qui l'on souhaite cibler en matière de consommation. Si l'enjeu est d'exemplarité, on ciblera les élus ou certaines professions libérales, par exemple. Toute la question est de définir l'objet de la politique publique mise en oeuvre.

Nous parlons trop souvent de répression, mais rarement de santé publique. Pourtant, c'est bien là ce qui nous inquiète, en tant qu'élus, quand nous passons le matin devant des collèges et des lycées et que nous voyons des jeunes fumer. La situation en matière de santé publique nous inquiète également quand nous voyons des notables de la ville fréquenter des lieux de deal.

S'agissant du repérage destiné à lutter contre le blanchiment, nous disposons souvent d'indices grâce à des indiscrétions ou à des rumeurs au sujet des repreneurs de tel ou tel commerce. Nous faisons remonter ces informations, mais la démonstration du blanchiment nécessite un travail d'enquête approfondi et je ne pense pas que nous devions nous engager plus avant en la matière.

Les propositions de France urbaine ont davantage trait à la mise à disposition de moyens afin de réaliser des contrôles qui peuvent porter sur d'autres sujets, mais qui permettent parfois de gêner un commerce plus efficacement. Des contrôles sanitaires ou portant sur d'autres aspects réglementaires peuvent ainsi viser les commerçants au sujet desquels existent des doutes et dont la situation nécessiterait une longue enquête. Nous avons ainsi procédé à la fermeture administrative d'un bar dont la connexion wifi ne respectait pas la réglementation relative à la protection des données : le patron de l'établissement était un délinquant notoire, mais aucun fait n'avait été établi à ce titre.

Concernant les missions actuellement confiées à la police municipale, il me semble extrêmement important qu'elle ne se désengage pas plus avant de son rôle de gardien de la paix, de régulation de l'espace public et de lutte contre la petite délinquance - le risque étant de mobiliser l'ensemble des moyens pour la lutte contre le trafic de drogue en délaissant les autres missions. Je rebondis d'ailleurs sur votre remarque selon laquelle les policiers municipaux ont une connaissance fine de la ville, de ses rues et de ses acteurs : c'était également le cas de la police nationale par le passé. Le passage à une police d'intervention a limité sa connaissance du terrain à certains aspects, le maillage fin étant assuré par la police municipale.

Enfin, le récent mouvement de grève des policiers municipaux est lié au transfert accru de missions qui relevaient jusqu'à présent de la police nationale. D'où leur légitime revendication de disposer des mêmes avantages que ceux octroyés aux policiers nationaux, qui ont été importants ces dernières années. Ces disparités font d'ailleurs peser un risque sur le recrutement, les candidats à la police municipale ne postulant pas pour les mêmes raisons que ceux désireux de rejoindre la police nationale. Comme l'avait montré un rapport de la Cour des comptes en 2020, la fusion croissante des missions débouchera sur la formation d'un corps qui revendiquera les mêmes moyens que ceux de la police nationale, alors que les collectivités locales n'ont pas du tout les capacités d'offrir les mêmes niveaux de salaire et de rémunération. Une concurrence est d'ailleurs déjà à l'oeuvre entre les communes, qui augmentent le régime indemnitaire en espérant attirer les policiers de la ville voisine.

M. Hervé Niel. - Je rebondis sur l'une des remarques de M. Piolle en soulignant qu'il ne faut pas confondre la complémentarité entre les forces de l'ordre nationales - police et gendarmerie - et les polices municipales avec l'absorption d'un échelon par l'autre. Nous constatons en effet un glissement croissant des missions relevant de la police nationale vers la police municipale, pour une raison très simple qui tient au manque d'effectifs et de moyens qui affecte la première.

Au contact de la population, les polices municipales adoptent une approche de proximité qui a été progressivement perdue par la police nationale. En ce qui concerne le trafic de stupéfiants, il faut éviter, de la même manière, un transfert de compétences qui serait la pire des solutions : les polices municipales ne peuvent pas lutter contre le trafic, même si elles peuvent participer à la lutte contre le trafic de drogue par leur connaissance fine des villes et de leurs habitants. Au-delà du repérage des points de consommation et de deal, la lutte contre le trafic passe également par l'action des services sociaux et par les mairies de quartier, points d'entrée de nombreux renseignements et qui permettent un contact très proche avec la population.

La proximité et la connaissance du terrain me semblent donc être les rôles essentiels de la police municipale, capable de suivre l'évolution des points de deal quasiment heure après heure. L'enjeu consiste ensuite à transmettre rapidement et efficacement ces informations aux services concernés.

Une logique similaire s'applique au blanchiment : nous avons en effet vent des commerces « suspects » et une coopération étroite avec la police nationale doit être de mise, à laquelle ces informations échappent souvent en raison des nombreuses missions qui lui sont confiées. S'il convient d'éviter de lui attribuer des tâches qui ne relèvent pas de son ressort, la police municipale doit, quant à elle, être dotée des moyens lui permettant de remplir ses missions de proximité et de contact qui sont, par la force des choses, des missions de renseignement.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - En dehors de cette tribune commune, des démarches ont-elles été engagées afin de regrouper l'ensemble des communes - petites ou grandes - touchées par le narcotrafic, en vue notamment d'échanger avec les villes guyanaises d'où provient une partie de la drogue consommée dans vos villes ?

Par ailleurs, monsieur le maire, la ville de Grenoble met en place de nombreuses actions visant à lutter contre le trafic de drogue, mais qu'attendez-vous de l'État en dehors de l'augmentation des effectifs de police ?

M. Éric Piolle. - Nous n'échangeons pas spécifiquement avec les villes de Guyane, France urbaine intégrant les villes de plus de 100 000 habitants et les intercommunalités de plus de 250 000 habitants, soit une centaine d'adhérents. La réflexion transpartisane y prévaut, avec un large consensus sur nos vécus et nos propositions.

Nous attendons de l'État des critères d'évaluation de la stratégie de lutte contre le narcotrafic, en y intégrant l'explosion de la consommation qui nous inquiète fortement pour la santé publique : celle de cannabis demeure extrêmement élevée, tandis que celle de cocaïne tend à se banaliser. Nous redoutons en outre l'arrivée du crack et du fentanyl, voire d'autres substances. Nous attendons donc une stratégie intégrant l'ensemble de ces aspects, en clarifiant la répartition des moyens entre cette lutte contre la drogue et ceux dédiés aux autres phénomènes de violences, qui semblent parfois insuffisants.

Le ministère de l'intérieur gagnerait à faire preuve de davantage de transparence sur la répartition des effectifs, l'absence d'informations précises faisant naître le sentiment d'une concurrence des uns avec les autres : dès que nous obtenons un poste de policier supplémentaire, nous nous demandons si ce n'est pas au détriment d'un collègue, ce qui est plutôt désagréable.

Enfin, la balkanisation du trafic, qui s'accompagne de la montée en puissance d'une violence gratuite et soudaine, nous inquiète. Le phénomène s'est traduit par la recrudescence d'homicides survenue l'an dernier, ces vagues de violences marquant d'ailleurs parfois des temps morts que l'on peine à expliquer. Ainsi, aucun homicide lié au trafic de drogue n'a eu lieu à Grenoble entre 2016 et 2020, sans que l'on sache si le trafic était alors bien tenu par un patron-dealer ou si cette situation résultait uniquement d'aléas. La crainte d'une balle perdue est répandue chez les acteurs publics, car des armes sont désormais dégainées en pleine journée dans des endroits très fréquentés.

Nous avons le sentiment désagréable, ministre de l'intérieur après ministre de l'intérieur et depuis une vingtaine d'années, que les politiques menées relèvent de l'affichage et de l'effet d'annonce, alors que la situation se dégrade sur le terrain en termes tant de santé publique que d'affermissement de l'emprise du trafic, avec ses répercussions sur les habitants concernés. C'est pourquoi nous avons mis en exergue des éléments objectifs de comparaison avec d'autres pays, dans lesquels d'autres stratégies ont pu être mises en place.

Mme Karine Daniel. - Concernant la complémentarité entre police nationale et police municipale, j'imagine qu'il n'existe pas de consensus dans les territoires quant à la répartition des missions entre les deux corps. N'oublions pas que donner davantage de missions aux policiers municipaux peut entraîner un désengagement ou du moins un ajustement des déploiements de la police nationale.

Par ailleurs, la coopération des villes et des territoires avec le ministère de l'intérieur me semble d'autant plus nécessaire que la mobilité géographique des trafiquants et des flux s'est accrue, comme l'illustre la diversité des modes d'entrée des stupéfiants dans les ports, qui modifient la géographie des trafics et donc leur impact sur les villes.

Mme Nathalie Appéré. - Les membres de l'association s'accordent sur le fait que la police municipale reste placée sous l'autorité du maire et que chaque équipe municipale est libre de décider - dans le cadre du droit - des missions qu'elle lui affecte. Ce consensus nous a permis de formuler des propositions transpartisanes, un débat existant effectivement parmi les élus.

Certains considèrent que le régalien ne se partage pas et qu'il est par principe dangereux d'aller trop loin ou encore plus loin dans la substitution de la police municipale à la police nationale ; d'autres estiment que, compte tenu de la pénurie d'effectifs - un motif d'inquiétude croissant à l'approche des jeux Olympiques -, il est concevable que la police municipale devienne plus fortement un auxiliaire de la police nationale, dans le cadre de conventions.

Selon nous, l'important est de laisser le choix aux équipes municipales et d'éviter que l'État impose une série de missions aux polices municipales, les électeurs se prononçant ensuite pour juger du bien-fondé des décisions locales.

Nous appelons par ailleurs de nos voeux - et nous l'avons formalisé sous plusieurs formes - une coopération renforcée avec le ministère de l'intérieur afin de trouver des solutions dans un cadre global, comme l'a exprimé Éric Piolle. J'insiste sur le fait que nous sommes en bout de chaîne, isolés dans les réponses que nous tâchons d'apporter à la population. S'il est normal que les interpellations quotidiennes des habitants nous soient directement adressées, nous sommes partout confrontés à des phénomènes de plus en plus durs qui ne pourront pas être réglés ni en faisant des moulinets avec les bras ni en quintuplant les effectifs de la police municipale. Nous avons besoin de davantage de coopération, y compris à l'échelle européenne, en gelant les avoirs financiers, en procédant à des contrôles aux frontières et en remontant les filières.

J'ajoute que notre approche globale doit dépasser le seul rôle de la police municipale, une partie de nos propositions ne la concernant pas. Par exemple, et même si cela peut paraître iconoclaste, des actions « coup de poing » des services de propreté peuvent accompagner utilement les opérations de police en procédant, par exemple, à la saisie des canapés : installés en pleine rue, ceux-ci sont en effet le symbole, pour les habitants, de ce qu'il y a de plus insupportable dans cette occupation de l'espace public par le point de deal. La mobilisation de ces services concourt ainsi à la stratégie d'ensemble, en nuisant concrètement au trafic.

Enfin, la politique de santé publique ne doit pas être négligée : j'en profite pour souligner que les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud), qui accomplissent un travail important, manquent de moyens alors même que les situations de toxicomanie et les pratiques à risques sont de plus en plus nombreuses.

M. Guy Benarroche. - Certaines expérimentations menées dans vos villes, dans le domaine de la prévention par exemple, pourraient-elles être élargies ? Faut-il selon vous créer un cadre d'accompagnement de ces expérimentations ?

M. Éric Piolle. - Nous n'en sommes pas là ; il est plutôt question de projets embryonnaires que d'expérimentations susceptibles d'être généralisées. Par exemple, nous avons travaillé pendant deux ans avec des groupes d'habitants à la production de vidéos financées par la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), afin de montrer l'envers du décor et la vie des habitants à proximité d'un point de deal. Il s'agissait de cibler les consommateurs et de mettre en lumière le décalage entre une consommation de stupéfiants que tout le monde semble trouver normale et la réalité vécue au pied des points de deal, avec des habitants en proie à des difficultés pour rentrer chez eux ou contraints de devenir des « nourrices ». Nous voulions montrer cette réalité afin d'enlever de la légèreté à une consommation de drogue largement vue comme récréative.

Nous menons également des actions de sensibilisation au niveau des collèges, en lien avec la police municipale, à un moment où le risque d'emprunter la voie de l'argent facile, encouragé par l'aspiration à la reconnaissance sociale et par le désir d'appartenir à un groupe, est fort. Ce travail est conduit avec des moyens très réduits, les sources de financement de l'éducation populaire s'étant taries. En bref, nous voulons cibler ceux qui vivent bien en tant que consommateurs alors même qu'ils le font sur les habitants d'un quartier voisin.

Davantage qu'un cadre d'accompagnement, nous avons besoin de financements et d'une stratégie globale qui considère les consommateurs de drogues non pas uniquement comme des usagers récréatifs ou des délinquants, mais également comme des malades, et qui englobe aussi le travail visant à éviter la récidive après le passage en prison.

M. Michel Bonnus. - L'existence d'un système associatif dense limite-t-elle l'ampleur des trafics ? Par ailleurs, le cas du Portugal, qui a réussi à obtenir des résultats très significatifs en termes de diminution de la consommation et du trafic, pourrait nous inspirer.

Mme Nathalie Appéré. - Parmi les points qui font consensus entre élus, nous constatons que la France s'est dotée de la législation la plus répressive en Europe, mais que la consommation de stupéfiants y est la plus élevée du continent. C'est pourquoi nous observons avec beaucoup d'intérêt le système portugais, même si l'association ne prend pas position sur les questions de dépénalisation ou de légalisation. Nous appelons plutôt à la poursuite du débat, par le biais d'une convention citoyenne le cas échéant.

Quant à la corrélation entre éducation populaire, force des liens sociaux et ampleur du trafic de drogue, je ne pense pas que nous disposions d'éléments scientifiques, mais j'estime qu'il faut mener ces politiques en tout état de cause, d'autant plus lorsque les habitants sont exposés à des points de deal. Face aux phénomènes d'ampleur auxquels nous sommes confrontés, une forme de découragement pourrait prendre le dessus et conduire à abandonner certaines politiques d'éducation et de prévention, voire certaines politiques de police qui ont parfois pour seul effet de déplacer le point de deal. Pour autant, les actions menées pour décourager l'entrée dans le trafic, notamment le travail avec les parents, sur l'occupation positive de l'espace public et l'amélioration du cadre de vie, ne sont aucunement invalidées par ce déplacement du point de deal.

Le niveau de développement de l'organisation criminelle liée au trafic de stupéfiants est tel que nous avons besoin de moyens excédant le champ de la prévention, de la santé et de l'éducation.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir consacré du temps à cette commission d'enquête.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption

LUNDI 12 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA).

Madame Jégouzo, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Isabelle Jégouzo prête serment.

Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption. - L'Agence française anticorruption (AFA) a été créée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin II, qui crée un service à compétence nationale dont la mission est d'aider les entités publiques et privées à mettre en place les dispositifs de prévention et de détection de six infractions en matière de probité, énumérées par la loi.

L'AFA exerce donc une mission de conseil, mais aussi une mission de contrôle, prévue aux articles 3 et 17 de la loi précitée.

L'article 17 concerne les entités privées, plus précisément les acteurs économiques dont le chiffre d'affaires annuel dépasse 100 millions d'euros et qui emploient plus de 500 salariés. Il peut s'agir d'entités purement privées, mais également d'établissements publics industriels et commerciaux (Épic) lorsqu'ils dépassent lesdits seuils. Pour ces entités, la loi énumère une série de mesures obligatoires à mettre en place afin de prévenir et de détecter la corruption en leur sein : cartographie des risques, mesures de remédiation, code de conduite, formations, mécanismes d'alerte, de contrôle et d'audit - audit interne et vérifications comptables -, mécanismes d'évaluation des tiers ou encore sanctions. Ce dispositif extrêmement cohérent sert de trame aux contrôles que nous exerçons, le non-respect de ces obligations ouvrant à l'AFA la possibilité de saisir sa commission des sanctions.

Pour les entités publiques, l'article 3 contient des dispositions qui n'ont pas la même force obligatoire. Comme le prévoit la loi, l'AFA a néanmoins publié des recommandations reprenant assez largement la liste de l'article 17. Nous contrôlons donc également des entreprises publiques, afin de vérifier qu'elles mettent en place des dispositifs de prévention et de détection de la corruption.

Je précise que l'AFA ne dispose d'aucun pouvoir d'enquête. Ses pouvoirs administratifs lui permettent d'interroger les entités visées au moyen d'un questionnaire, consultable en ligne, et de vérifier, sur pièces et sur place, l'existence et le fonctionnement concret de ces dispositifs.

À ces missions de conseil et de contrôle s'ajoute - c'est important dans la perspective de cette audition - un rôle de coordination interministérielle de la politique publique de lutte contre la corruption. À ce titre, nous préparons un plan national d'action en matière de lutte contre la corruption, dont les travaux sont bien entamés et qui devrait être adopté dans les mois qui viennent. Nous coordonnons un certain nombre d'actions des ministères et sommes en quelque sorte la ressource interministérielle en la matière.

Dans ce cadre, nous avons mis en place un certain nombre d'activités relatives aux liens entre la corruption et la criminalité organisée. Dès ma prise de fonction, à la fin du mois d'août dernier, j'ai identifié ce sujet comme une véritable priorité sur laquelle nous devions sans doute travailler davantage. Jusqu'à présent, en effet, l'AFA ne s'est pas montrée très active en la matière, aucun contrôle spécifique n'ayant été effectué. J'ai donc souhaité que nous avancions assez vite sur ce sujet, qui devrait être selon moi l'une des priorités - si ce n'est la priorité - du prochain plan national de lutte contre la corruption. Les travaux étant en cours, j'ignore encore leur issue, mais il ne fait guère de doute que cela sera le cas.

À mon arrivée, j'ai donc proposé la mise en place d'un groupe de travail interministériel, que nous coanimons avec l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). En effet, dans le cadre du plan de lutte contre les stupéfiants, l'OCLCIFF avait pour mission de créer un groupe de travail sur le sujet corruption et trafic de stupéfiants : nous l'avons donc élargi à la criminalité organisée.

Nous avons ainsi mis autour de la table plusieurs services du ministère de l'intérieur : la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), la direction générale de la police nationale (DGPN) - et donc, en son sein, l'OCLCIFF, mais également l'Office antistupéfiants (Ofast) -, les deux inspections ou encore le secrétariat général du ministère de l'intérieur. Nous avons également réuni différents services du ministère de l'économie et des finances, en particulier la direction générale des douanes et droits indirects, Tracfin ou encore la direction générale des finances publiques (DGFiP). Le ministère de la justice est également représenté dans ses différentes composantes, au travers du secrétariat général, de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), de la direction des services judiciaires (DSJ) ou encore de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP).

L'objectif de ce groupe de travail était, dans un premier temps, de réunir tous les acteurs et de faire émerger de manière beaucoup plus visible les liens entre la corruption et la criminalité organisée. La prégnance de ce sujet augmente, tous vos travaux le prouvent, en particulier l'audition de la procureure de la République de Paris. Je l'ai d'ailleurs rencontrée à mon arrivée et elle m'a confié que nous avions là un sujet de forte préoccupation.

Au-delà de la prise de conscience - ce premier objectif est largement atteint -, nous souhaitons partager, au sein de ce groupe, nos analyses sur l'état du phénomène, sur le type de dangers auxquels sont soumises les administrations - les administrations régaliennes sont clairement en première ligne -, mais aussi échanger sur les pratiques permettant d'y répondre.

Nous avons notamment bénéficié d'une présentation de la direction de l'administration pénitentiaire. Compte tenu de la population difficile avec laquelle elle travaille - et dont les capacités de corruption peuvent être importantes -, cette administration est particulièrement concernée par ce risque. Certains de ses membres présentent des fragilités. Il faut développer au maximum à leur égard des actions de prévention et de détection.

Depuis plusieurs années, la direction de l'administration pénitentiaire - dans n'importe quelle structure, le point de départ est toujours l'engagement de l'instance dirigeante - a mis en place des processus de mobilisation des établissements, sur la base du référentiel AFA. À l'échelle des régions pénitentiaires et d'un certain nombre d'établissements, elle a dressé des cartographies des risques, développé des mécanismes particuliers de détection et d'audit ou encore formé et sensibilisé le personnel. Ces bonnes pratiques ont été présentées à l'ensemble du groupe de travail lors de sa première réunion. D'autres administrations ont marqué leur intérêt pour ces pratiques et pourraient s'en inspirer - c'est le cas de la douane, nous y travaillons d'ailleurs avec eux.

Dans les administrations régaliennes, nous notons une véritable prise de conscience de ce sujet, qui, jusqu'ici, n'était pas toujours identifié. Pour certaines administrations en effet, la corruption pouvait exister à l'étranger, mais pas en France. Or nous sommes en train de découvrir avec inquiétude que la France est concernée et qu'il est nécessaire de s'armer pour se prémunir contre ces risques. Tel est l'objectif de ce groupe de travail, dont nous vous avons transmis le compte rendu de la première réunion, qui s'est tenue au mois d'octobre. Nous avons demandé aux administrations de nous transmettre leurs éléments d'analyse des risques : le simple fait de partager ces informations est déjà extrêmement utile en soi.

La semaine dernière, nous avons consacré un deuxième groupe de travail à la question de la consultation illicite des fichiers, notamment des fichiers de police. Ce phénomène extrêmement préoccupant et qui prend de l'ampleur est facilité par l'usage des réseaux sociaux. En disant cela, je vous rapporte non pas des constatations que l'AFA aurait pu faire en direct, mais des propos remontant de différentes administrations. Si l'on se réfère aux catégories du droit anglo-saxon, il s'agit donc de « ouï-dire ».

Le sujet n'en reste pas moins de plus en plus prégnant. Sur les réseaux sociaux, il est facile en effet de proposer un accès à ces fichiers de manière totalement anonyme, sans lien direct entre le pourvoyeur et le détenteur des informations, avec recours éventuel à des moyens de paiement électroniques qui, eux aussi, sont totalement anonymes. Tout cela n'est pas facile à tracer et les administrations en sont conscientes.

Dans le cadre de ce groupe de travail, nous tentons d'identifier, à partir de leurs observations, les différents éléments auxquels les administrations sont confrontées et d'étudier les réponses qui peuvent y être apportées. À cet égard, la DGFiP - qui est confrontée à ce type de situations, parfois non pas dans le cadre de la criminalité organisée, mais d'une curiosité mal placée - nous a présenté les mécanismes assez détaillés qu'elle a mis en place pour détecter et empêcher la consultation illicite de fichiers. De telles pratiques peuvent être reprises par d'autres administrations. Nous avons donc décidé de continuer à travailler sur le sujet pour en faire le tour et proposer un certain nombre de pistes d'actions.

Au programme de ce groupe de travail figure également le partage d'expériences de formation, notamment à l'étranger. Des pays comme la Belgique ou les Pays-Bas sont en effet particulièrement confrontés, notamment dans les ports, à des phénomènes très durs de corruption liée au trafic de stupéfiants.

Pour compléter l'appréciation que l'on peut faire aujourd'hui du phénomène de corruption en lien avec le trafic de stupéfiants, l'AFA travaille à la mise en place d'un observatoire des atteintes à la probité, au travers notamment de l'exploitation plus systématique des décisions de justice que nous faisons remonter et que nous analysons. Aujourd'hui, il y a 900 décisions de justice par an environ. Il est difficile d'y détecter ce qui est lié à la criminalité organisée. En revanche, pour en avoir discuté avec un certain nombre de praticiens, nous savons qu'à la source de nombreuses affaires de trafic de stupéfiants, il y a souvent de la corruption.

Ces phénomènes ne sont pas toujours identifiés en tant que tels et ne font pas toujours l'objet de poursuites. Nous pensons néanmoins que la corruption est en réalité plus répandue qu'on ne le pense. En effet, dans une affaire de stupéfiants, la corruption qui peut exister à la source ne sera pas toujours caractérisée pénalement. Souvent, les faits seront appréhendés sous l'angle de la complicité de trafic de stupéfiants, tout simplement parce qu'elle est plus facile à caractériser et que les enquêteurs bénéficient, pour ces faits, de mécanismes d'enquête - durée de la garde à vue, recours à des techniques spécifiques - qui ne sont pas possibles en matière de corruption. Même si la corruption existe - et c'est souvent le cas -, elle n'apparaît pas dans les procédures, le phénomène étant plus difficile à mettre en évidence au cours de l'enquête. D'ailleurs, les enquêteurs spécialisés ne sont pas nécessairement les mêmes dans ces différents domaines. Nous reviendrons donc sur ce sujet, très certainement dans le cadre du plan pluriannuel.

À côté de ce rôle de coordination, nous exerçons également une action de conseil, en intervenant auprès des administrations afin de renforcer leurs dispositifs de prévention et de détection de la corruption. Alors que les entreprises, qui sont soumises aux obligations de l'article 17 de la loi Sapin II, ont mis en place des dispositifs de conformité qui nous paraissent, au bout de six ans, globalement satisfaisants et en net progrès, il en va relativement différemment dans le secteur public. D'une part, les obligations n'y sont pas les mêmes. D'autre part, les administrations - et plus globalement les établissements publics - sont soumises à toute une série de dispositifs d'encadrement des marchés publics et de la fonction publique, qui globalement vont dans le même sens, mais restent spécifiques aux différents domaines.

Ainsi, la mise en place du dispositif anticorruption est plus parcellaire dans les administrations publiques. Nous l'avons constaté avec les douanes ou l'inspection générale de la police nationale (IGPN) : les différents éléments - référentiel d'engagement de la direction, cartographie des risques, règles de déontologie, formation - sont en général présents, mais l'ensemble manque de cohérence. Or, dans un dispositif anticorruption, la cohérence est clef : en cas d'alerte interne signalant des phénomènes de corruption, la cartographie des risques doit être immédiatement alimentée, le dispositif de formation doit en tenir compte, un audit sur la question doit être mené dans les deux ans qui suivent. Cette cohérence globale fait encore défaut dans les administrations : les choses existent, mais elles restent parcellaires. Une partie de notre travail consiste donc à aider ces administrations dans la mise en cohérence de leur dispositif, grâce à une méthode qui a fait ses preuves. En fait, l'appui du référentiel anticorruption est surtout méthodologique. Il s'agit de prendre les éléments les uns après les autres et de vérifier la robustesse du dispositif. C'est ce type d'appui que nous offrons aux administrations publiques.

Enfin, le dernier aspect de l'action de l'AFA dans ce domaine est l'action de contrôle. Je le disais en introduction : jusqu'à maintenant, nous n'avons procédé qu'à très peu, voire à aucun contrôle ciblé sur le lien entre la corruption et la criminalité organisée. D'ailleurs, ces contrôles ne figurent pas dans nos rapports annuels. Cela s'explique - ces contrôles n'ont pas constitué, jusqu'à présent, un axe de notre action - et cela pourrait changer. Nous réfléchissons intensément au lancement de contrôles ciblant des opérateurs privés et publics. Notre système a cela d'intéressant que nous pouvons faire les deux en vis-à-vis et contrôler tout un écosystème, dans ses différentes composantes, sur ses liens éventuels avec la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous nous dites que vous examinez 900 décisions de justice par an...

Mme Isabelle Jégouzo. - Plus précisément, on dénombre 900 décisions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces décisions vous sont-elles transmises ? En partie ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Nous essayons de les récupérer, ce qui n'est pas toujours facile. Nous sommes en lien avec la direction des affaires criminelles et des grâces et les juridictions. Il s'agit d'un travail de longue haleine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concernent-elles des entreprises privées ? Des entreprises publiques ? Des administrations ? Avez-vous des statistiques à nous communiquer ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Le rapport de l'AFA contient un certain nombre de statistiques. En 2021, nous avons mené une enquête-pilote portant sur 120 décisions. Compte tenu de la faible représentativité de ce panel, nous ne l'avons pas publiée, mais puisque vous m'interrogez, je la mentionne. Nous pourrons vous la faire parvenir si vous le souhaitez. L'étude montre une répartition des décisions quasiment à parts égales entre le secteur privé et le secteur public. Au sein du secteur public, les administrations d'État et les services déconcentrés représentent un peu moins de la moitié des décisions.

Il faut noter que, par définition, les décisions de justice sont très en retard par rapport aux phénomènes : en général, plusieurs années s'écoulent entre le moment où les faits se produisent et le moment où la décision intervient. Ces informations sont très précieuses. C'est la raison pour laquelle nous systématisons la remontée et l'étude de ces affaires. Nous espérons que nous pourrons sortir une première statistique, en particulier sur l'année 2021, à l'occasion de la publication du plan. Je le répète, ces informations ne sont pas toujours faciles à obtenir. Le ministère de la justice travaille actuellement sur l'open data des décisions de justice. Nous pensons donc que nous aurons prochainement ces informations en open data et que nous pourrons ainsi travailler plus simplement.

L'analyse de ces décisions caractérise tout de même un certain nombre de mécanismes de corruption. Pour le moment, le lien avec la criminalité organisée n'est pas flagrant, pour les raisons évoquées précédemment. Nous pensons que ce lien existe et qu'il est même fréquent, mais qu'il ne ressort pas dans les poursuites et n'est pas en pris en compte par les parquets. Les faits sont appréhendés plutôt sous l'angle de la complicité de trafic.

M. Guy Benarroche- Malgré vos explications, je n'ai pas très bien saisi sur quels critères ces 900 affaires judiciaires parvenaient à votre agence pour y être analysées.

Mme Isabelle Jégouzo. - Nous avons retenu un critère purement pénal et juridique, à savoir les infractions qui relèvent de la compétence de l'AFA : corruption, prise illégale d'intérêts, concussion ou encore favoritisme. Nous faisons remonter ces décisions grâce aux codes correspondant à la nature des infractions, ou Natinf, des juridictions. Lorsque la poursuite se fait sur ces chefs, ainsi que sur la complicité et le recel, nous faisons remonter ces décisions.

M. Laurent Burgoa. - Mes questions portent sur l'organisation de votre agence. Combien de personnes y travaillent ? Quel est leur profil ? S'agit-il d'anciens policiers, de juges, de membres de la DGFiP ? Par ailleurs, cette agence nationale a-t-elle une organisation régionale ou départementale ?

Mme Isabelle Jégouzo. - L'agence compte 51 agents, aux profils très divers. Je suis moi-même magistrate - c'est statutaire -, de même que mon adjointe, et nous sommes au total 5 magistrats.

L'agence est répartie entre une sous-direction du contrôle et une sous-direction du conseil. Une quarantaine de contractuels - des personnes issues de services conformité ou de cabinets d'audit, qui ont la sensibilité « entreprise » et savent, par leur expérience, ce qu'est la conformité - travaillent sur notre coeur de métier, la partie entreprises.

La sous-direction du contrôle, dirigée par une magistrate de la Cour des comptes, est elle-même subdivisée entre une partie acteurs publics et une partie acteurs privés. Au sein de la partie publique, le pôle collectivités territoriales est composé de personnes issues des collectivités territoriales tandis que les profils sont très divers au sein du pôle consacré aux acteurs étatiques.

À ses débuts, l'agence employait de nombreux policiers. Nous comptons encore un gendarme dans nos effectifs, mais nous n'avons quasiment plus de policiers, notamment parce que nous n'avons pas de pouvoirs d'enquête, notre mission consistant en effet dans la prévention et l'appui à la détection. Les profils au sein de l'agence sont donc plutôt administratifs : nos agents disposent de la compétence qui leur permet d'auditer des structures.

Sur la partie conseil, nous comptons un peu plus de fonctionnaires, issus notamment des chambres régionales des comptes. Y sont affectés également un policier, une magistrate chargée de l'international ou encore un directeur d'hôpital. Ces profils variés balayent un large périmètre, l'agence étant compétente sur l'ensemble du domaine administratif.

Nous sommes à Paris et n'avons ni structure départementale ni structure régionale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez pointé du doigt les qualifications pénales. Pour quelles raisons exactement est-il plus facile de caractériser une qualification pénale de complicité plutôt que de corruption ? Quelles mesures législatives pourriez-vous suggérer pour faciliter les poursuites liées à la corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Les qualifications pénales elles-mêmes sont aujourd'hui stabilisées et connues. Je ne pense pas qu'il soit opportun de les modifier.

La difficulté de ce type de contentieux réside dans sa technicité. Par définition, les victimes ne se présentent jamais. Lorsqu'un pacte de corruption est conclu, il y a un corrupteur et un corrompu, mais les deux sont d'accord. Contrairement à d'autres types d'infractions où l'infraction apparaît grâce à la manifestation d'une victime, il n'y a là aucune victime, si ce n'est la société. Par définition, ce phénomène est caché, il est donc difficile à caractériser.

Quelques améliorations pourraient toutefois être apportées, notamment en ce qui concerne les liens avec la criminalité organisée. Par exemple, l'utilisation d'un certain nombre de techniques d'enquête pourrait être favorisée pour faciliter la caractérisation des infractions liées à la corruption.

Le problème principal est celui de la mise en lumière de la preuve. L'extrême difficulté qu'il y a à caractériser l'infraction explique que les poursuites n'ont pas toujours lieu. En termes d'allocation du temps d'enquête, il est plus difficile de caractériser la corruption que la complicité.

Il y a également une question de formation des policiers, des magistrats et de l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale. Ces infractions sont plus difficiles à traiter que les infractions plus classiques de trafic de stupéfiants, qui ont un élément objectif plus facile à démontrer. Les enquêteurs spécialisés en matière de stupéfiants n'ont pas vocation à se consacrer à la corruption ; ils ont assez à faire. Il y a donc aussi une question de compétences et de nombre d'enquêteurs dans ce domaine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qui dit corruption dit blanchiment. Comment peut-on mieux suivre ce processus quand on s'intéresse particulièrement à la corruption ? En matière de drogue, on suit l'affectation du produit ou encore les activités sur les cryptomonnaies. Qu'en est-il en matière de corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Il y a plusieurs niveaux de corruption, et donc de sommes en jeu. C'est une différence avec les sommes issues du trafic de stupéfiants au sens strict et devant être blanchies, qui sont très importantes.

En matière de corruption, les sommes sont faibles et éventuellement fréquentes. Les services de police tentent d'identifier une inadéquation entre le train de vie d'une personne et ses revenus objectifs, mais d'un point de vue financier, les choses ne se présentent pas exactement de la même façon que pour le blanchiment du trafic de stupéfiants. Les montants sont beaucoup plus faibles et plus facilement dépensés. L'élévation du train de vie est donc un élément de détection.

À propos de la détection, je précise que l'AFA joue le rôle d'autorité externe depuis la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, dite loi Waserman : à ce titre, nous recevons des signalements externes en matière de corruption. Le dispositif fonctionne car le nombre d'alertes reçues par l'AFA croît de 50 % chaque année ; cette dynamique se poursuit puisque nous avons reçu plus d'une cinquantaine d'alertes depuis le mois de janvier. À ce stade, nous n'avons pas identifié d'alerte qui serait liée de près à la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle procédure suivez-vous lorsque vous recevez une alerte ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Dès lors que nous prenons connaissance d'une alerte, nous l'étudions et la complétons éventuellement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Mais vous n'enquêtez pas.

Mme Isabelle Jégouzo. - Non, mais nous pouvons la compléter, soit avec des éléments de sources ouvertes, soit avec des éléments ressortant de nos contrôles : dans un certain nombre de cas, l'alerte peut corroborer ces derniers. Si les faits nous semblent le justifier, nous transmettons ensuite au parquet.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Produits à l'étranger pour une grande part, les stupéfiants pénètrent principalement sur le sol européen par les ports. La Belgique et les Pays-Bas, qui disposent d'infrastructures très ouvertes sur le monde, affrontent une situation très difficile. Des affaires de corruption récentes ont concerné les douanes, les dockers, voire les forces de l'ordre. Quels conseils pratiques pourriez-vous donner pour ces secteurs extrêmement sensibles ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Certains ports relèvent de l'article 17 de la loi Sapin II et ont dû mettre en place, à ce titre, le référentiel. Le principal conseil de l'AFA consiste à appliquer ce dernier, en s'assurant que l'instance dirigeante est pleinement investie et a érigé la lutte contre la corruption au rang de priorité, en adoptant une position déterminée.

Nous recommandons également d'élaborer une cartographie des risques permettant d'identifier les menaces de corruption existant dans les différentes branches de l'activité ainsi qu'un code de bonne conduite qui soit connu de tous et lié au règlement intérieur, afin qu'une infraction au code amène une sanction disciplinaire. Nous préconisons également la mise en oeuvre de formations, à la fois pour l'ensemble du personnel et pour les personnes les plus à risque ; de la même manière, il nous semble opportun d'identifier les risques spécifiques aux métiers et d'y apporter des réponses adéquates.

En outre, si des mécanismes d'alerte sont mis en place, encore faut-il qu'ils soient connus et leur utilisation évaluée, en examinant le traitement des alertes anticorruption qui en ont découlé : y a-t-il eu des enquêtes internes et, si oui, pour quels résultats ? Le dispositif fait-il l'objet d'un audit ? L'organisation est-elle capable de détecter les dysfonctionnements par le biais de contrôles comptables ? Et, in fine, ces mesures sont-elles cohérentes entre elles ?

Si un docker, par exemple, venait à être incriminé, il faudrait analyser la manière dont l'alerte a été traitée : a-t-elle donné lieu à une sanction, et si oui, laquelle ? A-t-elle alimenté la cartographie des risques ? L'exemple identifié a-t-il permis de former le reste du personnel ? Il s'agit bien d'un dispositif vivant, dont les différentes composantes interagissent, et qui permet à une organisation de se prémunir contre ce phénomène.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le risque de corruption est-il suffisamment pris en compte par les administrations ? Les travaux de l'AFA ont-ils permis de sensibiliser les plus exposées d'entre elles ou existe-t-il encore des marges de progression ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Quelle que soit la structure considérée -publique ou privée -, notre contrôle renforce la robustesse du dispositif. Pour ce qui concerne l'administration, la plupart des briques existent, mais elles ne sont souvent pas reliées les unes aux autres pour former un véritable dispositif anticorruption : nous devons oeuvrer à leur mise en cohérence.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les moyens financiers accordés à la surveillance de la corruption au sein des douanes, de la police et de la gendarmerie vous paraissent-ils suffisants ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Les inspections sont très impliquées sur ce sujet et la prise de conscience a nettement progressé, qu'il s'agisse des douanes, à la suite d'affaires récentes, de l'IGPN ou de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Cette dernière m'a fait part d'une alerte relative à la consultation de fichiers, sujet particulièrement inquiétant.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nos partenaires européens sont-ils plus performants que nous dans la lutte contre la corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Nos voisins ont été touchés par le phénomène avant nous et ont donc pris les devants. L'un des objectifs du groupe de travail que je mentionnais précédemment consiste à étudier les mesures qu'ils ont adoptées afin de prévenir la corruption et de nous inspirer de leurs bonnes pratiques. Je ne suis pas en mesure de vous fournir des éléments plus détaillés à ce stade, l'AFA ne s'étant penchée que récemment sur le sujet.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En matière de corruption, le rôle des lanceurs d'alerte est essentiel. Comment jugez-vous le dispositif français visant à assurer leur protection ?

Mme Isabelle Jégouzo. - En tant qu'autorité d'alerte externe dans le cadre de ce dispositif, l'AFA reçoit de nombreuses alertes, comme je l'indiquais précédemment ; il me semble même que l'Agence est l'autorité externe qui enregistre le plus grand nombre d'alertes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces alertes vous sont-elles essentiellement adressées de manière anonyme ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Certaines sont anonymes, d'autres non. Pour une partie des alertes non anonymes, les personnes nous précisent qu'elles souhaitent que leur identité ne soit pas révélée. Nous travaillons en lien étroit avec le Défenseur des droits dans la mesure où il accorde la protection au lanceur d'alerte, tandis que nous traitons l'alerte elle-même.

Si nous observons une hausse significative des alertes externes, les mécanismes d'alerte interne représentent un enjeu essentiel pour le sujet qui occupe votre commission d'enquête : les agents susceptibles d'être confrontés à des phénomènes de corruption parmi leurs collègues doivent savoir comment procéder et être protégés. Un traitement adéquat de l'alerte interne doit être pleinement mis en oeuvre dans les différentes administrations.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez évoqué une cartographie fonctionnelle des risques. Avez-vous établi une cartographie géographique de la corruption ?

Par ailleurs, le dispositif anticorruption est né de manière institutionnelle et verticale, avant d'être décliné progressivement sur le terrain. Constatez-vous une mise en oeuvre concrète des recommandations ? Parvenez-vous à vous assurer qu'un agent ne reste pas isolé au sein d'une administration, par exemple ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Je pourrai vous transmettre une cartographie relative aux spécificités géographiques : établie sur la base du nombre de condamnations rapporté au nombre d'habitants, elle révèle à la fois des sujets insulaires, des sujets en outre-mer et des sujets dans le sud-est, ce qui nous permet d'orienter nos contrôles.

Concernant le niveau de détail que nous pouvons atteindre, les spécificités des métiers doivent conduire à définir des règles très précises, dont le fait de ne pas laisser un agent isolé ou d'assurer une rotation fréquente des agents occupant un poste donné. Si ces points concrets ne font pas partie du référentiel, nous pouvons inviter les administrations à faire preuve de vigilance par rapport aux risques auxquels elles sont exposées et à mettre en place des dispositifs de remédiation. Nous souhaitons atteindre ce niveau de granularité, mais il nous reste encore du chemin à parcourir.

M. Jérôme Durain, président. - À l'occasion, entre autres, de l'audition de la cheffe de l'Ofast, l'expression « corruption de basse intensité » a été employée. Validez-vous cette formule ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Elle décrit bien la réalité. Notre rapport annuel montre que le nombre d'affaires augmente sur le segment de la corruption strico sensu, celle-ci étant effectivement de basse intensité. Entre 2016 et 2021, cette hausse a été de l'ordre de 40 %. Plusieurs causes peuvent l'expliquer : les phénomènes sont sans doute à la fois mieux détectés, moins acceptés et plus nombreux.

Ce sujet de la corruption de basse intensité, liée ou non à la criminalité organisée, nous semble être aujourd'hui une priorité, notamment du point de vue de la confiance dans l'action publique. Il s'agira certainement d'une priorité du plan, car ces cas de corruption sont les plus visibles pour les Français. Le nombre de personnes disant avoir été confrontées à des phénomènes de corruption est en effet en augmentation.

M. Jérôme Durain, président. - N'est-ce pas contre-intuitif par rapport à une vision communément admise d'une corruption qui toucherait davantage le sommet des hiérarchies ? N'y aurait-il pas là un décalage avec les objectifs qui ont présidé à la création de l'Agence ?

Mme Isabelle Jégouzo. - La situation a évolué. L'AFA est née de la volonté de protéger les entreprises françaises contre les poursuites extraterritoriales, un objectif qui a été atteint puisqu'aucune d'entre elles n'est poursuivie aux États-Unis à ma connaissance. Lorsque le Department of Justice américain envisage des poursuites, il consulte quasi systématiquement le parquet national financier (PNF), et parfois l'AFA.

Les raisons qui ont présidé à la création de l'Agence existent toujours et le dispositif a très bien fonctionné, le nombre de conventions judiciaires d'intérêt public augmentant lui aussi régulièrement. Nous sommes désormais confrontés à d'autres types d'enjeux, dont la criminalité organisée et la corruption de basse intensité : l'AFA doit évoluer afin d'accompagner les différentes structures face à ces phénomènes. L'intérêt du référentiel tient au fait qu'il peut être décliné à tous les niveaux, qu'il s'agisse d'une entreprise telle qu'Airbus ou d'un commissariat.

M. Jérôme Durain, président. - Faudrait-il selon vous redéfinir la notion et l'incrimination de corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - A priori non, les professionnels étant plus à l'aise avec des textes stables. Cependant, il conviendrait peut-être de revoir les méthodes et les procédures, en ouvrant la possibilité de faire appel aux techniques spéciales d'enquête, qui seraient fort utiles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Michel Rouzeau, inspecteur général de l'administration, chef du service de l'inspection générale de l'administration, Julien Senèze, inspecteur général des finances, chef du pôle audit et Christophe Straudo, inspecteur général, chef de l'inspection générale de la justice

LUNDI 12 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Merci de votre présence devant la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Je rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Rouzeau, M. Julien Senèze et M. Christophe Straudo prêtent serment.

M. Christophe Straudo, inspecteur général, chef de l'inspection générale de la justice. - L'inspection générale de la justice (IGJ) a été créée par le décret du 5 décembre 2016 et résulte de la fusion des trois inspections dites « métier » : service judiciaire, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et pénitentiaire. Elle exerce une mission permanente d'inspection, de contrôle, d'étude, de conseil et d'évaluation de l'ensemble des organismes, des directions, des établissements, des juridictions, ainsi que des personnes morales de droit public ou privé dont l'activité relève des missions du ministère de la justice ou qui bénéficient de son financement.

Plus globalement, elle apprécie aussi la performance, le fonctionnement des juridictions et des établissements dans le cadre de missions d'inspection ou d'enquête ; elle réalise des missions d'information, d'expertise, de conseil et d'évaluation des politiques publiques. L'inspection générale de la justice est également membre de l'inspection des services de renseignement depuis septembre 2018.

Elle rassemble environ une centaine de personnes réparties entre un service administratif et le gros des effectifs des inspecteurs, des inspecteurs généraux provenant de l'ensemble des métiers du ministère - pénitentiaire, PJJ, service judiciaire - auxquels s'ajoutent des administrateurs de l'État, un magistrat administratif et des chargés de mission. Elle comprend également une déontologue désignée par mes soins.

Elle est organisée autour de six départements. Je n'en citerai qu'un seul, qui vous intéresse certainement : le département « déontologie et enquêtes administratives », qui est une sorte de tour de contrôle de tout ce qui relève dans nos missions de la déontologie et des enquêtes administratives. Elle est également dotée d'un comité des pairs, organe composé de douze inspecteurs ou inspecteurs généraux chargés de concourir à toutes les phases des missions, à la qualité et à la cohérence des travaux.

Nous exerçons 70 à 100 missions suivant les années. Par exemple, en 2023, des missions interministérielles ont été menées. Nous travaillons en effet beaucoup avec l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale des finances (IGF). Nous avons aussi conduit des missions d'évaluation de la réforme de la police nationale, une mission sur l'évaluation des stocks de procédures de la police et de la gendarmerie nationales, une mission sur le numérique au sein du ministère de la justice - conduite avec l'IGF et le conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies (CGE) -, une mission, menée avec le ministère des armées, sur l'arrivée du navire Ocean Viking dans le port de Toulon, et une mission avec l'inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la prise en charge de la radicalisation dans les établissements pénitentiaires. Nous avons aussi conduit une mission, dans des délais assez contraints au cours de l'été, sur le profil des émeutiers des mois de juin et juillet 2023. Nous avons également dix missions par an en moyenne sur des enquêtes administratives concernant des suspicions de manquements, qui concernent essentiellement des magistrats.

Nos actions peuvent également se faire en soutien à des parlementaires. Ainsi, l'année dernière, nous avons réalisé aux côtés de la sénatrice Dominique Vérien et de la députée Émilie Chandler une mission d'assistance dans le cadre du « plan rouge » sur les violences intrafamiliales (VIF).

Enfin, le service engage en interne depuis plusieurs années un vaste chantier d'actualisation de ses référentiels, au travers de la mise en forme de fiches méthodologiques. Je voudrais insister particulièrement sur deux fiches dédiées à l'appropriation de la déontologie par les magistrats, les fonctionnaires et les contractuels employés par le ministère de la justice.

Nous avons proposé pour l'année 2024 une mission sur la question de la déontologie au sein du ministère. Notre service collabore régulièrement avec les autres inspections, notamment celles qui sont représentées aujourd'hui. Nous travaillons depuis plusieurs mois à l'actualisation de la charte guidant les missions interministérielles. Nous avons aussi des échanges, par l'intermédiaire des chefs de département, sur des questions relatives à la déontologie et aux enquêtes administratives.

M. Michel Rouzeau, inspecteur général de l'administration, chef du service de l'inspection générale de l'administration. - L'inspection générale de l'administration, directement rattachée au ministre de l'intérieur et des outre-mer, exerce au ministère de l'intérieur des missions de contrôle, d'évaluation des politiques publiques, d'audit interne, et d'appui à des parlementaires ou aux services du ministère. Toutefois, ce rattachement ministériel ne résume pas l'ensemble des attributions de l'inspection générale. Son caractère interministériel la conduit à être fréquemment saisie, comme le sont d'ailleurs l'inspection générale de la justice ou l'inspection générale des finances ou d'autres services d'inspection générale de l'État, par plusieurs ministres ou éventuellement par le chef du Gouvernement pour évaluer des politiques publiques de manière interministérielle.

En tant que chef de l'inspection générale de l'administration, je préside le collège des inspections générales du ministère de l'intérieur. Les forces de sécurité intérieure disposent de services d'inspection rattachés directement à leurs directeurs généraux : police nationale, gendarmerie nationale, sécurité civile, sécurité intérieure. Nous nous réunissons régulièrement en collège pour examiner, comparer, harmoniser éventuellement nos méthodologies et nos règles déontologiques.

Nombre de missions confiées par le ministre de l'intérieur sont réalisées conjointement par l'IGA et les inspections générales de la police nationale, de la gendarmerie nationale et de la sécurité civile.

L'inspection générale de l'administration rassemble une soixantaine de collègues inspecteurs ou inspectrices, inspecteurs généraux ou inspectrices générales, qui se voient confier des missions par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, par les ministres délégués qui lui sont rattachés ou par d'autres membres du Gouvernement. Elle n'est pas organisée en pôles, à la différence d'autres services d'inspection. L'existence d'un pôle « enquêtes administratives » au sein de l'inspection générale de la justice vient d'être citée. Cependant, les enquêtes administratives, notamment prédisciplinaires, à la suite de dysfonctionnements ou de faits particuliers signalés au ministre, font partie des métiers de l'inspection générale. Cela peut concerner des agents du ministère de l'intérieur, qu'ils appartiennent ou non aux forces de sécurité intérieure, et notamment les agents des préfectures, en particulier dans le cadre des missions relatives à la délivrance des titres - missions particulièrement sensibles qui peuvent avoir un lien avec le sujet qui occupe cette commission d'enquête.

Ces missions d'enquête administrative, de même que les missions de contrôle, ne sont pas la majorité des travaux effectués au sein de l'inspection générale. C'est véritablement aux évaluations des politiques publiques que l'IGA consacre la grande majorité de ses travaux. L'audit interne est également un métier bien représenté dans nos travaux. Il consiste à évaluer, cartographier, coter les risques de toute nature qui sont encourus par les structures du ministère de l'intérieur, puis à proposer au ministre des plans pour les réduire. Cela fait l'objet d'une programmation élaborée chaque année, sous la direction du directeur de cabinet et du ministre, par le comité ministériel de l'audit interne.

L'IGA dispose, comme les autres inspections générales d'ailleurs, de prérogatives purement administratives qui la conduisent à effectuer des auditions lorsqu'elle réalise des enquêtes. Toutefois, comme vous le savez, elle ne dispose pas de prérogatives de police judiciaire - contrairement, par exemple, à l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui agit sur les plans à la fois administratif et judiciaire sous l'autorité et la conduite des magistrats.

M. Julien Senèze, inspecteur général des finances, chef du pôle audit de l'inspection générale des finances. -L'IGF exerce, aux termes du décret du 9 mai 2023 qui a remis à plat son statut, une mission générale de contrôle, de vérification, d'audit, d'étude, de conseil et d'évaluation en matière administrative, économique et financière. Elle est rattachée au ministère de l'économie et des finances, mais elle peut aussi recevoir des missions du Premier ministre. Elle est constituée d'environ une cinquantaine d'inspecteurs et inspectrices des finances, qui forment ce que l'on appelle la « tournée », d'une trentaine d'inspecteurs généraux et d'inspectrices générales des finances et d'une dizaine de data scientists. Cet ensemble n'est pas organisé en sections ou en pôles spécialisés. Les data scientists interviennent toutefois en soutien scientifique sur des missions qui le requièrent. À côté de cet ensemble, a été créé en 2022 un pôle audit, que je dirige, formé d'une quinzaine d'auditeurs et d'auditrices, dont la mission est d'être le principal contributeur de l'audit interne ministériel.

L'IGF a conduit une centaine de missions en 2023, dont 80 % de missions d'évaluation de politiques publiques. L'audit interne est une composante de la maîtrise des risques du ministère : en 2023, nous avons fait huit missions d'audit interne ministériel, dont une sur la prévention de la corruption des douaniers et douanières dans les ports et aéroports, qui constitue, dans la production récente de l'inspection générale des finances, ce que nous avons de plus proche de votre sujet.

Il n'y a pas à ma connaissance, à proprement parler, de coordination des activités d'inspection entre l'IGF et les différents services d'inspection et de contrôle qui peuvent se trouver dans certaines directions, notamment la mission « risques et audit » de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l'inspection des services de la douane. En revanche, j'anime une mission ministérielle d'audit interne qui permet d'assurer des échanges entre les différentes composantes de cet audit. Le travail que nous avons fait l'année dernière sur la prévention de la corruption aux douanes était d'ailleurs partenarial avec l'inspection des services de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI).

M. Jérôme Durain, président. - Nous avons sollicité la communication du « plan stups » rénové, qui sera prochainement rendu public. Monsieur Rouzeau, vous disiez que vous travailliez sur l'évaluation des politiques publiques. Intervenez-vous sur ce type de plan ?

M. Michel Rouzeau. - Nous ne sommes pas intervenus spécifiquement sur ce plan. En revanche, pour vous citer un exemple de contribution de l'IGA à l'élaboration même des politiques publiques
- au-delà des rapports que nous donnons au ministre -, lorsque le projet de loid'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) a été établi, sa rédaction a été réalisée par une équipe, auprès du cabinet du ministre, qui comprenait un membre de l'IGA. De cette manière se joignent régulièrement, pour la production des grands documents stratégiques du ministère, des personnels des services dits « actifs » et des personnels de l'inspection générale, afin que le métier d'inspection et les métiers des directions s'exercent dans une coopération constante.

Le rapport sur la grande délinquance économique et financière, dont le contenu est proche de vos préoccupations, a été élaboré conjointement par nos inspections générales. D'autres travaux ont pu être élaborés dans ce cadre inter-inspections ou pourront l'être dans l'avenir.

M. Christophe Straudo. - L'inspection générale de la justice est également constituée de la mission d'audit interne du ministère de la justice, comme les autres services, mais elle n'a pas travaillé spécifiquement sur la question de la corruption. Pour ce qui est du narcotrafic et de la criminalité organisée, nous avons travaillé sur des missions qui ne sont pas directement reliées à ces questions, mais qui peuvent, par le prisme de la délinquance économique et financière, notamment l'articulation entre les services, s'en approcher. Lorsqu'en 2020, nous avons réalisé une mission sur la mise à disposition, par la DGFiP, de fonctionnaires au ministère de l'intérieur, nous avons également abordé cette question.

Dans le cadre de nos missions d'assistance aux parlementaires, nous avons en outre assisté le député Jean-Luc Warsmann pour la mission d'évaluation sur les saisies, qui a donné lieu à une proposition de loi débattue récemment à l'Assemblée nationale.

Nous n'avons donc pas de mission ciblée sur le narcotrafic ou le blanchiment, mais des missions qui s'y rattachent. Je pourrais en outre citer deux missions menées avec l'IGF, dont une sur l'évaluation de la mise en oeuvre de la loi Sapin II, notamment concernant l'Agence française anticorruption (AFA), ou la question des lanceurs d'alerte, mais sous l'angle de l'évaluation d'une politique et de l'efficacité d'un texte voté. Une autre de nos missions était une mission d'assistance dans le cadre de l'évaluation par le Groupe d'action financière (Gafi) des politiques menées par les autorités françaises.

Nous avons été saisis à deux reprises au cours des deux dernières années pour une évaluation des mises en oeuvre de l'expérimentation de la réforme territoriale de la police nationale - avec les départements d'outre-mer puis avec les sites pilotes en France. Nous avons également mené, de concert avec l'IGPN et l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), une mission sur l'évaluation des stocks de procédures dans les services de police et de gendarmerie.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Depuis le début de nos travaux, nous constatons une véritable inquiétude sur l'ampleur que prend le narcotrafic en Europe. La France n'y échappe pas. De manière générale, dans chacune de vos inspections, pensez-vous que les dispositifs que nous mettons en place en France sont à la hauteur de cet enjeu considérable ? Ce trafic est actuellement évalué à environ 6 milliards d'euros. Il s'appuie sur une augmentation massive de la consommation de stupéfiants par les Français. Il en résulte des flux financiers globalement importants, mais individuellement très faibles, les acquisitions de doses se faisant souvent en espèces, avant d'être captées, blanchies, et de remonter au plus haut niveau.

Comment jugez-vous les dispositifs qui ont été mis en place au ministère de la justice, au ministère des finances et, d'une manière générale, dans nos administrations ?

M. Christophe Straudo. - Je suis entendu en tant que chef de l'inspection générale de la justice, non en tant que magistrat. Nous n'avons pas réalisé de mission à proprement parler sur l'organisation de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ni sur leur articulation avec les juridictions de droit commun.

En revanche, l'organisation au sein du ministère de la justice est telle que, sur des dossiers de grande complexité, le traitement de ces contentieux a été confié à des juridictions spécialisées. La question de l'articulation entre la Junalco, les Jirs et les juridictions de droit commun fait l'objet de travaux et d'échanges.

Je citerai quelques préconisations sur ces questions. L'idée était de réfléchir, par exemple, au rôle central que pourrait jouer la Jirs de Paris par rapport à d'autres Jirs, qui ont pourtant des activités soutenues.

J'ai été premier président de la Cour d'appel de Fort-de-France et ai été confronté à un flux de produits stupéfiants provenant d'Amérique latine et d'Amérique du Sud et passant par les Antilles françaises, par des voies souvent maritimes ou aériennes - Guyane, Martinique, Guadeloupe. J'ai vécu à l'époque, au quotidien, des articulations entre la Jirs de Fort-de-France, qui oeuvre pour les Antilles et la Guyane, et les Jirs de Lille, de Paris ou d'ailleurs.

On assistait à l'époque à la naissance de trafics réciproques. On se rendait compte que le prix du gramme de cocaïne était l'équivalent du prix de la résine de cannabis et qu'il y avait des sortes d'interactions entre des trafiquants établis dans la zone antillaise et des trafiquants établis en région parisienne. C'était du troc : cocaïne contre résine de cannabis.

Ces questions méritent effectivement d'être creusées. Parmi les préconisations du rapport sur l'évaluation des moyens humains de la police judiciaire pour la lutte contre la délinquance économique, il était écrit qu'il fallait « donner un contenu opérationnel au rôle de coordination de la Jirs de Paris pour les Jirs et des critères de répartition en matière de compétences de la Junalco et du parquet national financier (PNF) et donner à ce dernier un rôle d'animation de la filière économique et financière. » Il était également demandé d'assurer un meilleur traitement des affaires de moyenne envergure en renforçant l'activité des Jirs, en privilégiant leur saisine pour des infractions par nature complexes - prise illégale d'intérêts, infractions liées aux marchés publics, procédures mettant éventuellement en cause des élus -, de sanctuariser les moyens, mais également d'encourager les juridictions de droit commun, qui seront amenées à juger ces dossiers provenant de cabinets d'instruction spécialisés, à se spécialiser elles-mêmes.

À l'occasion d'un contrôle de fonctionnement d'une juridiction de groupe 1, figurant donc parmi les plus importantes de France en volume, nous nous sommes rendu compte que certains dossiers des Jirs avaient un impact sur le fonctionnement même de cette juridiction : temps d'audience, mobilisation de moyens, etc.

Si vous le souhaitez, je vous transmettrai les synthèses de ces rapports, qui ne sont pas inintéressantes à lire.

M. Michel Rouzeau. - La réponse à votre question me conduit à adopter une approche très large de la notion de narcotrafic. Je ne vais pas me concentrer sur les aspects du haut du spectre, qui renvoient à la spécialisation des services judiciaires et à la lutte contre la grande criminalité organisée, mais plutôt sur l'ensemble de ce que vous me permettrez d'appeler le continuum du narcotrafic, depuis le consommateur jusqu'aux grands groupes structurés et organisés sur le plan international.

Quel jugement peut-on porter sur les dispositifs existants ? Je ne peux le porter qu'en tant que chef de l'inspection générale de l'administration. J'imagine que votre commission auditionnera les responsables des grands services de police et de gendarmerie nationales, peut-être même des préfets, placés sous l'autorité du ministre de l'intérieur.

Au niveau central, l'inspection générale de l'administration a eu l'occasion d'évaluer dans un seul rapport l'ensemble des offices centraux de police judiciaire, notamment l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, transformé en 2019 en Office antistupéfiants (Ofast). Or cette évaluation conduit à porter une appréciation assez positive sur la dynamique consistant à associer aux policiers et aux gendarmes, donc aux membres des forces de sécurité intérieure, des agents du fisc et des douanes de manière à avoir une approche interministérielle du narcotrafic. Cette approche se traduit aussi au niveau régional, depuis fort longtemps, avec les groupes interministériels de recherche (GIR), dont il conviendrait d'ailleurs de faire l'évaluation - ce que j'ai proposé au ministre de l'intérieur de faire en 2024, pour avoir un bilan des GIR d'ici la fin de l'année. Je l'ai proposé dans le cadre du programme d'activités de l'IGA et cette proposition a été validée par le ministre. Il convient sans doute de dresser le bilan de ce que cette approche interministérielle a pu apporter à un niveau zonal ou régional.

Au niveau départemental, contrairement à ce que l'on a pu entendre ou lire, la réforme de la départementalisation - sous réserve que certaines conditions que les inspections générales ont posées ensemble soient réunies - ne peut que contribuer à une lutte plus efficace. En effet, en donnant aux directeurs départementaux, sous l'autorité des préfets et, pour ce qui concerne l'investigation, sous l'autorité des magistrats, une marge de manoeuvre plus grande pour la répartition des effectifs, nous aurons sans doute le moyen d'aborder de manière plus fluide l'ensemble de la chaîne du problème de narcotrafic, depuis le consommateur jusqu'aux groupes structurés et organisés en passant par les petits trafics, à condition que la spécialisation de certains effectifs ou de certains services dans la lutte très technique, très spécifique, contre ce narcotrafic puisse voir ses avantages maintenus.

Si on descend jusqu'au consommateur, les dispositifs et les textes ont évolué. La mise en place d'amendes ou l'élargissement des amendes forfaitaires délictuelles ont permis d'agir plus rapidement et plus efficacement sur la consommation de stupéfiants - malgré les difficultés des taux de recouvrement, sur lesquelles nous avons produit un rapport. Ces difficultés peuvent conduire à des défis nouveaux sur la réussite de cette politique.

Concernant les dispositifs, j'aurais dû commencer par la prévention et la déontologie. Le dispositif déontologique de l'État s'est progressivement diffusé dans l'ensemble des administrations par la mise en place de chartes de déontologie et par l'obligation faite aux agents publics de les signer en prenant leurs fonctions. La direction des achats de l'État - je parle ici d'un ministère qui n'est pas le mien, je commence à déborder des attributions qui sont les miennes dans le cadre de cette audition - s'est dotée elle-même d'une charte de déontologie. Nous savons combien la régularité du recours à la commande publique est un point essentiel dans la diffusion et le respect des règles déontologiques parmi les administrations de l'État. Lorsque nous parlons de commande publique et de marché public, nous ne sommes pas loin du sujet qui vous occupe, même si en apparence nous en sommes légèrement distants.

Voilà ce que je puis dire sur les dispositifs, les progrès qui ont été faits, et leurs évolutions récentes. Je pourrai peut-être revenir sur la manière dont le lien est à faire entre la notion de corruption et le sujet qui nous occupe.

M. Julien Senèze. - Je suis dans une position un peu différente de celle de mes collègues, car la lutte contre les trafics, en particulier le narcotrafic, ne fait pas partie du coeur de métier de l'administration à laquelle j'appartiens. Les administrations des finances font partie, depuis quelques années, d'un dispositif coordonné de lutte contre les trafics. C'est peut-être à faire dans les années à venir, mais je n'ai pas connaissance de travaux de l'IGF sur une évaluation de cette coordination permettant de porter un regard sur sa performance.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption fait régulièrement l'actualité. Les différentes administrations que nous avons auditionnées témoignent de cette préoccupation. Comment jugez-vous les dispositifs de lutte contre la corruption de très basse intensité que nous connaissons, qui est localisée géographiquement - dans les ports, notamment, ou encore dans les administrations chargées du contrôle des flux venant de l'étranger ?

M. Christophe Straudo. - Nous travaillons sur ce sujet au ministère de la justice, car il est remis régulièrement sur le tapis avec un certain nombre d'affaires. Cela se fait notamment par la mise en oeuvre de toutes les structures déontologiques dédiées aux magistrats et aux fonctionnaires, ou encore par la mise en oeuvre de travaux de l'inspection générale sur la question de l'autocontrôle des acteurs déconcentrés. Je vous citais la mise à jour de nos référentiels : nous avons introduit des fiches spécifiques, qui n'existaient pas, sur l'appropriation par les chefs de service et les chefs de juridiction de la question de la déontologie et de la sensibilisation aux questions déontologiques et aux dérives.

L'inspection générale de la justice n'a pas été saisie de ce phénomène de manière globale. Mon collègue de l'IGA parlait de la programmation. J'ai proposé au ministre de la justice une mission, dans le cadre de la programmation de l'IGJ de cette année, sur l'évaluation de la question déontologique au sein du ministère, dans toutes ses composantes : service judiciaire, direction de la protection judiciaire de la jeunesse, direction de l'administration pénitentiaire.

On a tendance, parce que la presse s'en fait écho, à ne parler que de l'administration pénitentiaire. Les événements récents, des affaires médiatisées, nous montrent que la corruption n'est pas propre à l'administration pénitentiaire, mais concerne aussi les services judiciaires, notamment par des mises en cause de greffiers. On a évoqué une affaire, en cours, dont l'inspection n'a pas été saisie, portant sur une greffière d'un tribunal judiciaire qui a informé quelqu'un à partir de pièces d'un dossier d'instruction. On a cité dans la presse des questions liées à des greffes pénitentiaires ou des manipulations de fiches pénales de personnes détenues ayant permis leur libération. On peut citer d'autres exemples, également évoqués par la presse, impliquant des magistrats ou des fonctionnaires.

À titre d'exemple, j'ai essayé de recenser quelques missions récentes de l'inspection générale de la justice sur ces questions, dont on ne peut toutefois tirer un lien direct avec le narcotrafic ou la criminalité organisée. La première concernait une juridiction dans laquelle était diligentée une inspection à la suite de la délivrance de certificats ou de déclarations de nationalité de complaisance. Les conclusions n'ont pas corroboré l'existence d'un trafic ou d'une atteinte à la probité, mais ont simplement mis en lumière des difficultés de fonctionnement. Une deuxième mission récente a porté sur le fonctionnement du département immobilier d'une délégation du secrétariat général concernant un responsable de projet qui a été condamné pour corruption à la suite de la remise de fonds en espèces visant à privilégier une entreprise. Une troisième mission concernait un service administratif d'une cour d'appel qui, dans le cadre de la crise du covid-19, a eu une politique relativement large de remboursement des frais de restauration. Nous ne sommes pas arrivés à des conclusions nécessitant l'intervention de l'article 40 du code de procédure pénale. En revanche, nous avons constaté qu'il y avait eu une sorte d'erreur d'interprétation. Une quatrième mission concernait un établissement pénitentiaire et l'introduction par un surveillant de denrées alimentaires, d'alcool et de produits stupéfiants pour une sorte de journée de fête à l'intérieur de cet établissement. Une cinquième avait trait à un magistrat qui a été amené à statuer dans des dossiers commerciaux dans lesquels il avait un intérêt personnel.

Voilà quelques exemples qui, à notre niveau, ne permettent pas de faire un lien avec le narcotrafic ou avec la criminalité organisée. Cependant, ce lien pourrait exister. Ces exemples révèlent en tout cas un certain nombre de dysfonctionnements dont il nous faut nous emparer, à une époque
- et cela fait partie de la programmation que j'évoquais - où le ministère de la justice s'apprête à recruter 10 000 personnes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons auditionné plusieurs responsables d'établissements pénitentiaires. Ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires - les téléphones, la drogue - appelle une réaction puissante de la part du ministère. Il y a là une inquiétude profonde quand on apprend que l'on peut continuer à gérer un réseau de trafic de stupéfiants depuis sa cellule. Quelle a été la réaction de votre administration ? Des moyens particuliers ont-ils été donnés pour examiner ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires et dans la politique pénitentiaire de la France ?

M. Christophe Straudo. - Je ne vais pas répondre à la place du directeur de l'administration pénitentiaire ou de l'autorité à laquelle je suis rattaché, mais ces questions sont prises en compte au travers des déploiements de brouilleurs, des fouilles d'établissements systématiques et par une politique volontariste de l'administration pénitentiaire en matière de prévention de la corruption.

L'École nationale d'administration pénitentiaire (Enap) a été à l'initiative de plusieurs formations qui se sont progressivement développées dans les directions interrégionales. Elle est totalement impliquée dans la prévention du risque corruptif au sein du milieu pénitentiaire. Toutefois, je ne vais pas me substituer au directeur de l'administration pénitentiaire pour vous faire part de ce qui est mis en oeuvre. Ce que je sais, c'est qu'un véritable effort est fait.

Soyons clairs, il y a un phénomène global d'affaissement ou d'affaiblissement de l'autorité publique et des services publics. Je le dis à titre personnel. Les phénomènes de corruption de basse intensité sont favorisés par une absence d'appropriation des principes essentiels à l'entrée dans la fonction publique. Je crois beaucoup à la nécessité d'entamer un travail de prévention, par la formation, et par un certain nombre d'interventions. J'ai cité ce qu'a fait l'administration pénitentiaire. J'interviens, et mes collègues de l'inspection générale de la justice interviennent régulièrement dans des formations organisées par l'École nationale de la magistrature (ENM) sur cette thématique. Dans la formation des cadres, nous sommes même allés jusqu'à faire une présentation de trois heures devant des équipes de magistrats destinés à des fonctions de direction ou d'encadrement, en les mettant en situation dans des cas pratiques sur des questions de déontologie liées à des affaires anonymisées qu'a connues l'inspection générale de la justice.

Il est sans doute aussi nécessaire de recourir plus systématiquement à des enquêtes administratives malgré l'existence d'une procédure pénale. On constate en effet que l'inspection générale de la justice n'est pas toujours saisie des affaires dont se fait l'écho la presse. Dans le cas des greffières, par exemple, nous n'avons pas été saisis. Nous sommes saisis du cas d'un surveillant pénitentiaire ou d'un magistrat potentiellement en situation de conflit d'intérêts ou de prise illégale d'intérêts. La question qui se pose est de savoir si la systématisation des enquêtes n'est pas une solution pour avoir une réponse rapide en matière de sanction administrative.

Ma proposition vous paraîtra peut-être étonnante, mais ne faudrait-il pas développer un accompagnement interne, faisant notamment intervenir les services de ressources humaines, pour les personnes sanctionnées qui restent en place dans l'administration ? Pour certains faits de faible intensité, des sanctions telles que des déplacements d'office ou des rétrogradations de grade existent ; mais en plus de ces sanctions internes, comment accompagner la personne pour éviter que l'épisode ne se renouvelle ?

Plus globalement, il faut peut-être davantage insister sur la déontologie lors des formations. C'est l'un de mes « dadas » - passez-moi l'expression - : à cette époque de recrutement, l'encadrement et la sensibilisation à ces questions de nos futurs collègues ou personnels contractuels du ministère de la justice sont indispensables.

M. Michel Rouzeau. - Le ministère de l'intérieur est un ministère de main d'oeuvre, d'aucuns le qualifiant de « ministère du dernier kilomètre ». Les agents de préfecture, policiers et gendarmes, placés au contact direct des usagers, sont donc objectivement exposés au risque de corruption. Les inspections générales du ministère ont l'occasion de le constater. Les rapports préparant les délibérations des instances disciplinaires, ainsi que les sanctions qui s'en suivent tant sur le plan administratif que sur le plan pénal ont contribué à la répression de ces comportements.

L'IGPN répondrait sans doute plus savamment que moi au sujet de la corruption dans la police nationale, car les affaires liées à la vente d'informations contenues dans les fichiers de police lui sont encore malheureusement trop souvent confiées. L'IGPN pré-instruit alors les sanctions disciplinaires contre les agents de police concernés. L'IGA n'est saisie que lors des plus graves dysfonctionnements de la police nationale, qui concernent l'ensemble de la chaîne hiérarchique, y compris jusqu'aux hauts fonctionnaires et jusqu'aux préfets de département, dans les affaires relatives à l'ordre public. Même si cela n'était pas le seul sujet qu'il abordait, un récent colloque de l'IGPN a établi l'existence de ces affaires de corruption dans la police nationale.

L'inspection générale de l'administration est bien trop souvent confrontée, de manière plus fréquente depuis quelques années, à des affaires de corruption qui concernent la délivrance de titres de séjour, mais aussi de cartes d'identité ou de passeports. Récemment, dans des départements de l'hexagone, notamment en Île-de-France, de telles affaires ont été mises à jour ; les enquêtes administratives et judiciaires ont alors lieu simultanément. La coordination entre mes collègues chargés de l'enquête administrative et les magistrats parquetiers ou instructeurs est de plus en plus efficace, cette coopération permettant, dans le respect des attributions de chacun, de mieux progresser.

Au-delà de la répression disciplinaire, des mécanismes de prévention doivent être mis en oeuvre. L'IGA a émis de nombreuses recommandations et proposé des procédés d'organisation afin d'éviter que ces faits ne se produisent ou ne se renouvellent. En particulier, l'organisation des services doit être fondée sur une séparation stricte entre les agents chargés d'instruire les demandes déposées et ceux qui sont chargés de délivrer les titres. En développant la chaîne hiérarchique, ce qui se heurte évidemment parfois aux insuffisances d'effectifs dans les préfectures, on combat plus efficacement les risques de corruption.

Je ne fais pas de la numérisation des démarches l'alpha et l'oméga de toute solution, puisque les risques d'élaboration de faux papiers persistent avec elle. Néanmoins, la création de démarches en ligne, en éloignant le destinataire final de l'instructeur de la demande, est de nature à réduire les risques de corruption dans l'avenir. Toutefois, en raison de la dégradation ou du niveau médiocre des états civils dans un certain nombre d'États extérieurs ou même intérieurs à l'Union européenne, nous disposerons toujours d'excellents titres de séjour produits numériquement, mais à l'appui de fausses pièces - je m'éloigne un peu du sujet de la corruption, mais j'évoque ce qui alimente cette dernière.

Le nombre de ces affaires croît. La mise en place de mécanismes de prévention au niveau central est certainement rendue plus efficace par le rôle de l'Agence française anticorruption. Des services du ministère de l'intérieur, dont la direction en charge des préfectures, mais aussi l'inspection générale, ont passé avec des conventions avec cette dernière afin de peaufiner la méthodologie des processus de prévention de la corruption dans nos services.

On pourrait mentionner d'autres exemples. L'IGA participe indirectement depuis des décennies à la police des jeux, puisque des membres de l'IGA sont rapporteurs de la commission supérieure des jeux, chargée de délivrer et de renouveler les autorisations délivrées aux casinos, aux cercles et aux clubs de jeu. Le renforcement de la surveillance juridique et pratique de ces établissements a certainement contribué à réduire leur participation à la grande criminalité organisée et au blanchiment : le risque est plus réduit que par le passé.

Les processus de prévention sont ainsi perfectionnés, avec l'élaboration de chartes de déontologie ou la qualité de la formation des agents publics, sur laquelle M. Straudo a insisté. Ancien directeur des ressources et des compétences de la police nationale, j'ai été chargé des ressources humaines et de la formation de la police nationale. Il est clair que toute réduction de la durée et de la qualité de la formation des policiers et des gendarmes est de nature à réduire l'attention portée à la déontologie, les enseignements pratiques de maniement des armes ou de comportement quotidien étant privilégiés. Réduire la durée de la formation des agents de police et de gendarmerie ne rend service ni à ces agents ni à la déontologie ou à la lutte contre la corruption. Pour cette raison, l'IGA avait préconisé de reporter la réduction de la durée de la formation des gardiens de la paix à huit mois, qui devait permettre une plus grande fluidité dans l'arrivée des policiers dans les services, et de la rétablir à douze mois.

M. Julien Senèze. - L'année dernière, nous nous sommes intéressés à la prévention de la corruption parmi les agents des douanes en fonction dans les ports et les aéroports. Ces agents, au nombre de 5 000, représentent environ un tiers des 17 000 effectifs de la douane, si l'on y excepte la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Nous sommes intervenus sur ce sujet particulier, car à la fin de 2022, alors que je préparais l'audit interministériel, la directrice générale des douanes m'avait indiqué sentir monter une menace liée au narcotrafic, en provenance des ports du nord de l'Europe. Des organisations criminelles de plus en plus puissantes, violentes et sophistiquées risquant de perturber notre dispositif, il était temps d'évaluer la manière dont nous étions armés face à cette menace. Nous avons donc réagi face à une menace, mais en l'absence de tout risque avéré. Lorsqu'au printemps 2023 un cas a été mis au jour à Roissy, nous travaillions déjà sur la situation de la douane face à la corruption depuis novembre 2022. Un comité d'audit a ensuite validé le principe de cette intervention au mois de février 2023. La problématique de la corruption doit ainsi être replacée dans une dynamique de contrôle et d'audit interne.

Premièrement, cet audit a établi que très peu de cas de corruption étaient avérés. Nous avons eu connaissance de deux cas, dont celui du printemps 2023. Cela ne signifie pas qu'il n'y en ait pas d'autres, mais il y a tout de même peu de cas de corruption avérés liés au narcotrafic.

Deuxièmement, même si l'organisation de la douane n'est pas spécifiquement conçue pour prévenir la corruption, certains de ses principes d'intervention contribuent à réduire ce risque, comme le contrôle systématique à plusieurs, ou la dissociation du ciblage et du contrôle. Ces mesures de séparation des tâches contribuent à limiter et à prévenir le risque de corruption.

Un autre élément est plutôt lié à la prévention du terrorisme : dans le cadre du renforcement de la lutte contre le terrorisme, des audits réguliers sont réalisés sous l'égide de la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) dans les ports, et sous l'égide de la direction générale de l'aviation civile (DGAC) dans les aéroports.

L'un dans l'autre, globalement, à l'issue de ces travaux, nous avons considéré que le risque corruptif n'explosait pas et n'était pas extrêmement fort pour les douanes. En revanche, l'ensemble des acteurs s'accordent pour constater que la menace s'intensifie au nord de l'Europe. Les réponses des autorités locales peuvent en outre créer des risques de déport vers la France, et il est donc temps de se renforcer face à cette menace.

Nous avons proposé trois axes de travail aux douanes. Le premier, déjà suivi, consiste à développer la culture anticorruption. Un deuxième axe demande de prendre certaines mesures dans l'organisation du travail. Un troisième propose d'améliorer les dispositifs de détection et de traitement des signaux.

Sur le premier de ces piliers, c'est-à-dire sur la culture anticorruption, l'ensemble de la littérature, depuis les guides de l'AFA jusqu'aux normes de l'Agence française de normalisation (Afnor) sur le management anticorruption, indique que le plus important est que chacun acquière des réflexes déontologiques en général, de prévention de la corruption en particulier. En plus des chartes de déontologie qui existent déjà, nous avons produit quelques recommandations. Il faut tout d'abord intégrer expressément la corruption dans la carte des risques de la douane, afin d'assurer un contrôle régulier des actions réalisées pour la prévenir.

Nous recommandons par ailleurs d'améliorer l'animation de l'encadrement de commandement, en réservant notamment lors des entretiens annuels entre la directrice générale et les grands directeurs de la maison un temps d'échange sur la déontologie et la corruption - il ne faut pas non plus surréagir face à la corruption au point d'ignorer les autres risques déontologiques. Nous recommandons également de dédier à ce thème un point d'ordre du jour en conseil d'administration plénier, au moins une fois par an.

Avec le baromètre de la sensibilisation, nous proposons un instrument pour mesurer l'impact de cette sensibilisation sur les agents. Nous avons beaucoup parlé de formation initiale, mais inscrire la sensibilisation à la corruption dans la durée est un enjeu à part entière. Je fais souvent l'analogie avec la sécurité dans les entreprises industrielles : dans une usine, on rappelle régulièrement qu'il faut porter un casque, rester dans les cheminements ou suivre certaines consignes. De même, il faut sensibiliser les agents des douanes dans la durée afin qu'ils aient des réflexes. Nous avons recommandé de prévoir un plan de communication à long terme, en prolongeant la campagne de communication déjà en cours. Il faut évidemment inclure des modules plus substantiels dans la formation. Par ailleurs, nous avons indiqué que les sanctions disciplinaires pouvaient aussi constituer une occasion de communiquer et de faire des rappels pédagogiques aux agents : il faut saisir toutes les opportunités permettant de rappeler les messages déontologiques et de prévention de la corruption.

Le second pilier de nos recommandations, plus spécifique, concerne les méthodes de travail. Dans la mesure du possible, il faut par exemple prévoir la remise des badges d'accès à la fin du service, afin d'éviter que les agents ne se fassent corrompre ou menacer. J'y reviendrai, nous avons été soumis aux deux problématiques : lors de la corruption, l'agent a un intérêt personnel à agir de manière répréhensible ; mais il y a aussi de la compromission, lors de laquelle l'agent est menacé en vue de commettre une action répréhensible. Nous avons également émis une recommandation au sujet de la rotation des agents, en proposant un principe à adapter de manière pragmatique.

Le troisième pilier de nos recommandations visait à améliorer la détection et à reconfigurer le dispositif d'alerte, qui n'était pas totalement clair. Cela devrait être réalisé dans les six prochains mois. Enfin, nous n'avons pas encore abordé le sujet de la mise à l'abri des agents menacés en vue de commettre des irrégularités, ou qui ont mis le doigt dans l'engrenage et ne savent plus comment s'en sortir. Si l'on veut que la détection soit efficace, il faut que les agents n'aient pas peur de faire part de ce qu'ils ont vu ou de ce à quoi ils ont été soumis auprès de leur hiérarchie ou de la chaîne d'alerte. Ce sujet est à la fois important pour s'assurer de la coopération de chacun, tout en étant assez difficile sur le plan technique. Comme je l'indiquais, très peu de cas ont été avérés à la douane. Dans un cas de menace, un agent implanté outre-mer a heureusement pu être exfiltré. Mais aucun processus rodé ne permet actuellement de mettre un agent à l'abri. La question est technique, car cela nécessite une coordination entre plusieurs administrations et un investissement en méthode important - il n'y aura pas de coup d'essai. Il faut roder un dispositif de crise, alors qu'il ne concerne que peu de cas aux douanes. La réponse est d'ordre interministériel, afin de massifier les cas concernés. Elle nécessite une forte coordination et une forte détermination.

M. Jérôme Durain, président. - Nous percevons bien ce que recouvre l'entrée active en corruption par appât du gain, mais cette question de la corruption sous contrainte et de la criminalité forcée est très intéressante. Avez-vous étudié ce sujet à l'IGA ou l'IGJ ?

M. Michel Rouzeau. - Certainement. La corruption sous pression conduit à aborder un sujet délicat, celui du caractère communautaire des pressions subies par certains agents de préfectures. Ces pressions se produisent peut-être plus facilement dans des ressorts démographiquement moins importants, où l'anonymat se dilue du fait de la proximité plus grande entre les usagers et les agents. Des pressions communautaires peuvent s'exercer en particulier sur les agents qui assurent la délivrance des titres de séjours. Les agents français d'origine étrangère peuvent subir des pressions de la part de membres de leurs communautés d'origine. Cela n'a pas été documenté de manière probatoire par les rapports d'inspection générale, mais je ressens de la part des collègues ayant rédigé ces rapports une forte suspicion de l'existence de telles pressions.

Cela n'a pas jamais conduit jusqu'à des opérations de mise à l'abri comme celle dont parlait M. Senèze, car nous n'avons jamais caractérisé ces pressions par des menaces explicites. Si ce phénomène existait, il demanderait de basculer vers un traitement policier ou judiciaire, au sujet duquel l'IGA n'interviendrait plus.

M. Jérôme Durain, président. - Au-delà de ces pressions communautaires, des pressions bien différentes existent - le rapporteur en conviendra avec moi. Dans les secteurs privés comme publics, dans certains cas, des criminels utilisent des techniques qui s'apparentent à du renseignement pour s'adresser à des individus occupant des postes clés, notamment dans le milieu portuaire. Ces pressions échappent à la seule logique communautaire, et ma question au sujet de la criminalité forcée était bien plus large. La criminalité forcée, dans le narcotrafic, se retrouve à tous les étages et concerne tous les profils.

M. Laurent Burgoa. - Le ministre de l'économie et des finances a fait part de la volonté du Gouvernement de légiférer pour geler les avoirs des narcotrafiquants, selon le même principe que celui qui existe aujourd'hui pour les terroristes. Monsieur Rouzeau, vous avez signalé que vous étiez parfois associés à la rédaction de textes législatifs. Vos inspections seront-elles associées à celle de ce projet de loi ? Que pensez-vous de l'efficience de cette mesure, compte tenu du caractère international du trafic et du fait que les avoirs sont bien souvent détenus à l'étranger ? Pensez-vous qu'une telle mesure pourrait-elle facilement être appliquée ?

M. Christophe Straudo. - L'inspection générale de la justice n'est pas actuellement saisie de ce texte. La direction des affaires criminelles et des grâces est l'interlocuteur du Gouvernement dans l'élaboration de ces projets de loi. En revanche, même si cela s'écarte du sujet de cette audition, nous avons été associés à la préparation de la rédaction du code de la justice pénale des mineurs ; nous avons été associés aux États généraux de la justice, des inspecteurs généraux étant mis à la disposition des groupes de travail dans le but d'en préparer les rapports et de préparer le rapport final remis par Jean-Marc Sauvé. Je ne suis pas en mesure de répondre précisément à votre question : le directeur des affaires criminelles et des grâces sera bien plus à même de le faire.

M. Michel Rouzeau. - Au sujet de ce texte, potentiellement porté par le garde des sceaux, je ne peux pas faire de réponse. Les inspections générales ne rédigent pas les projets de loi, mais sont parfois associées à leur élaboration. Une inspectrice générale avait été détachée auprès du cabinet du ministre afin de préparer la Lopmi, mais cela ne correspond pas à nos fonctions premières. Notre métier est de contrôler, d'évaluer, d'auditer, de proposer des modifications législatives, mais nous ne rédigeons pas ces textes : cela correspond aux directions des administrations centrales.

M. Christophe Straudo. - Afin d'être tout à fait complets, nous avons également assisté le député Warsmann dans la rédaction du rapport que je mentionnais, mais nous n'avons pas rédigé ce rapport.

M. Jérôme Durain, président. - Je souhaiterais revenir sur la gestion des stocks d'affaires dans les services et sur l'organisation de la police nationale. Monsieur Rouzeau, vous avez indiqué que la réforme de la départementalisation contribuerait à l'efficacité des services, « sous réserve que certaines conditions que les inspections générales ont posées ensemble soient réunies ». Au Sénat, j'ai été rapporteur aux côtés de la sénatrice Nadine Bellurot d'une mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire (PJ) et sur la place de la PJ dans la réforme de la police nationale. Dans notre rapport d'information, nous faisions part d'une certaine inquiétude relative à la fonction investigation. La réforme en cours va bientôt s'achever. À ce stade, les conditions que vous souhaitiez sont-elles remplies ? Ces éléments ont-ils nourri vos apports au nouveau « plan stups », qui doit nous être transmis aujourd'hui par le ministère de l'intérieur ? Ces éléments vous paraissent-ils rassurants, à ce stade ?

M. Michel Rouzeau. - Oui, monsieur le président. Je pourrais en citer quelques exemples. La notation conjointe par le préfet et le procureur de la République des directeurs départementaux de la police nationale est un élément positif. De plus, pour éviter les conflits d'intérêts ou un zèle moins prononcé de la part des fonctionnaires de police lors d'affaires de manquements à l'éthique de la part d'élus locaux, l'attribution d'une compétence zonale aux officiers de police judiciaire (OPJ) permet d'éloigner les agents locaux d'affaires dans lesquelles ils pourraient être soumis à des conflits d'intérêts. Les moyens spécialisés des grands offices centraux de police judiciaire sont confortés. Le respect de l'interdépartementalisation de l'action de certains services, notamment celui de la police aux frontières, va également dans le bon sens, celui du respect des principes proposés par les inspections générales au moment de l'élaboration du rapport - je me tourne vers le chef de l'inspection générale de la justice pour m'assurer que je n'ai rien omis ou déformé.

Les critiques adressées à cette réforme émanaient principalement du réseau central, de grands acteurs historiques de la police judiciaire ou des acteurs syndicaux davantage que des acteurs locaux. En réalité, dans les départements, les parts respectives de la sécurité publique et de l'investigation se répartissaient souvent dans des conditions tout à fait satisfaisantes avant la réforme, ce fonctionnement étant amélioré depuis la création des directeurs départementaux. À mon sens, le problème n'est pas celui de la part de ce que l'on appelle parfois indûment la « petite investigation » face à la grande police judiciaire, mais plutôt celui de la priorité que l'on arrive à accorder localement, selon les circonstances, à la tranquillité et à l'ordre public ou à l'investigation. Les grandes crises d'ordre public, comme celles que nous avons traversées ces dernières années, provoquent peut-être davantage de phénomènes provisoires d'accroissement des stocks de procédures judiciaires que la priorité donnée à un spectre haut ou bas de l'investigation.

M. Christophe Straudo. - Je partage la position de Michel Rouzeau au sujet de ce rapport, qui évaluait avant tout la réforme dans les territoires ultramarins et le début de sa mise en oeuvre dans huit départements métropolitains. Dans cette mission relevant principalement du ministère de l'intérieur, l'IGJ a progressivement été intégrée, notamment sous l'angle de l'articulation entre la police judiciaire et les parquets. L'idée de la double évaluation des directeurs territoriaux, partagée par l'IGA et l'IGF, ainsi que de la libre saisine des services par les procureurs de la République et par les juges d'instruction figuraient également parmi les propositions du rapport.

M. Jérôme Durain, président. - Ce dernier point figurait déjà dans la loi...

M. Christophe Straudo. - Beaucoup de parquetiers et de juges d'instruction craignaient de ne pas pouvoir réellement choisir le service saisi, mais que ce choix revienne au directeur territorial, qui le ferait en fonction de ses effectifs ou de ses impératifs.

M. Olivier Cadic. - Je suis très intéressé par votre approche de prévention du risque corruptif par la formation à la déontologie. Je représente les Français établis hors de France, et je pose donc un regard quelque peu inversé sur la question. En Amérique latine, les cartels commencent à financer les études de ceux qui deviendront plus tard magistrats ou officiers de police ; c'est dire les problématiques nouvelles auxquelles nous devrons faire face. Certains officiers de police n'ont pas le choix : ils doivent accepter la corruption ou risquer la mort. Nous avons encore un État fort, mais il faut éviter d'aller jusque-là.

Nous observons dans les consulats les corruptions sous pression que vous mentionnez au sujet de l'attribution des visas. Certains cas ont été dramatiques, des personnes ayant accepté des compromissions n'ont pas pu revenir en arrière. J'ai été très sensible à votre proposition : quelqu'un qui a fauté doit être sanctionné, mais il faut aussi l'aider à revenir en arrière plutôt que de le laisser dériver, avec des conséquences parfois tragiques.

Quelles sont les données tendancielles en matière de corruption ? Comment nous situons-nous par rapport à nos voisins européens ? Le phénomène prend-il une ampleur particulière en France ? Un attaché de sécurité intérieure me disait qu'il faudrait peut-être encourager la vertu plutôt que le contrôle. Comment pourrions-nous envisager d'encourager la vertu ?

M. Michel Rouzeau. - L'inspection générale de l'administration et l'inspection générale des affaires étrangères ont mené durant la dernière décennie plusieurs missions conjointes d'examen des conditions de délivrance des visas dans un certain nombre de postes consulaires à l'étranger, traduisant les compétences respectives des compétences du ministère de l'intérieur et du ministère des affaires étrangères. La délivrance des visas est soumise à des risques de corruption accrus du fait du recrutement, dans les postes consulaires, de personnes originaires du pays de délivrance des visas.

Je ne sais pas si la France est la bonne élève européenne ou mondiale au sujet de la corruption. L'IGA ne dispose pas des moyens qui permettent de dresser ces comparaisons. Le réseau des attachés de sécurité intérieure serait plus à même de vous répondre.

Nous sommes intervenus de plusieurs manières sur les visas, en tentant de trouver un équilibre dans cette injonction contradictoire selon laquelle la politique des visas constitue d'un côté une part de la politique d'attractivité de la France, par exemple à travers des démarches comme le sommet Choose France, et de l'autre doit répondre à un impératif de sécurité. Ces deux impératifs contradictoires s'entrechoquent en permanence dans la politique de délivrance des visas, et contrarient l'édiction d'une stratégie claire.

Nous sommes en tout cas présents sur ce champ. La simplification combat quelques fois la sécurité. Il faudra être attentif à la manière dont l'expérimentation de la délivrance à distance des passeports pour des ressortissants français de l'étranger, comme au Canada, permet de conserver la sécurité. D'un côté, le risque corruptif peut être éloigné en raison de l'augmentation de la distance entre le demandeur et le service, mais de l'autre, des risques peuvent être créés.

M. Olivier Cadic. - Les démarches de renouvellement de leur passeport sont automatiques pour les Français de l'étranger, conformément à l'objectif de simplification, et ils n'ont pas besoin de se déplacer. Je vous parlais des visas accordés aux étrangers : le sujet est différent.

M. Michel Rouzeau. - J'entends bien. Je répondais à votre question au sujet des visas, tout en évoquant la situation des Français de l'étranger.

Je ne sais pas si la France est mieux ou moins bien placée en matière de prévention de la corruption que d'autres pays de l'Union européenne ou du monde. Je n'ai que des pressentiments à cet égard, mais je ne dispose pas d'éléments objectifs pour répondre à votre question.

M. Christophe Straudo. - Je m'éloigne du sujet des visas, mais la France a été en 2017 à l'origine de la création du réseau européen des services d'inspection de la justice, dont j'ai assuré la présidence jusqu'à l'été 2023. Ce réseau mériterait d'être ouvert vers le Nord, car il est plutôt méridional : il rassemble l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Belgique, la France, ainsi que l'Albanie en tant que membre associé.

Dans le cadre de la procédure d'adhésion de l'Albanie à l'Union européenne, le Conseil de l'Europe nous a mandatés pour former les inspecteurs albanais. Notre mandat va sans doute être généralisé dans la région sensible des Balkans, en Moldavie notamment. L'expertise française en matière de déontologie et de détection des manquements est citée comme exemple. En Albanie, mon collègue inspecteur général de la justice Artur Metani, autorité bien plus forte que le ministre, puisqu'il est désigné par le Parlement et ne rend des comptes qu'à ce dernier, a mené la politique du vetting, c'est-à-dire du « nettoyage » de la magistrature. Près de 60 % des magistrats albanais ont été sortis du corps de la magistrature, un effort de formation étant fait par l'école nationale de la magistrature. Je ne dispose pas de chiffres de comparaison de la situation de la France par rapport à ses voisins, mais dans ces cas-là, on se tourne vers la France.

Le réseau européen des services d'inspection a également été mandaté par le Conseil de l'Europe pour travailler à la création d'un réseau au sud de la Méditerranée, au Proche-Orient et au Maghreb. J'ai participé à des séminaires avec les représentants d'autorités de ces pays, qui eux aussi sont confrontés à cette problématique de la détection.

On parle beaucoup de la corruption aujourd'hui, mais il faut être clair et ramener les chiffres à la réalité. En ce qui concerne l'IGJ, ces affaires concernent dix enquêtes administratives, vingt si l'on intègre les inspections de fonctionnement, sur 90 000 et bientôt 100 000 personnels.

M. Julien Senèze. - Il existe un indice de perception de la corruption, établi par l'ONG Transparency International, mais je ne sais pas quelle méthodologie a été retenue par les auteurs de cette étude.

Il me semble que ce que vous appelez la « vertu » correspond à la culture anticorruption que je mentionnais, et à un effort permanent pour faire en sorte que chacun ait les bons réflexes au bon moment. C'est le meilleur moyen de responsabiliser chaque agent public autour de cette thématique.

J'espère que nous ne sommes pas à notre insu au niveau d'ampleur du risque que vous évoquez. Un de nos risques est aussi peut-être de surréagir. L'approche par le contrôle interne et l'analyse des risques, ainsi que la responsabilisation de chacun, permettent une réponse à la juste mesure de la menace.

M. Jérôme Durain, président. - L'ampleur de la menace est majeure. Cette commission d'enquête a été souhaitée par les sénateurs, qui constatent sur le terrain des crimes et des désordres en matière d'ordre public ainsi que des problèmes sanitaires. Il nous a parfois semblé que la coordination entre les acteurs pouvait être améliorée. De votre point de vue, ce qui se passe à Bercy, aux douanes, à Tracfin, ou dans les offices centraux est-il au niveau de l'ampleur de la menace ?

Nous avons rencontré de nombreux personnels, fonctionnaires et agents publics efficaces, motivés et professionnels. Mais sommes-nous au juste niveau de réponse face à la menace ? L'état de la menace établi par l'Ofast fait parfois froid dans le dos... La corruption nous fait craindre des mouvements parfois dangereux pour les institutions.

M. Julien Senèze. - Votre question comporte deux aspects : la lutte contre le narcotrafic d'une part, et la prévention de la corruption d'autre part. J'espère que ce dernier aspect est de second ordre, et qu'il y a d'abord de la criminalité, puis éventuellement des complicités dans la sphère publique.

Sur le premier point, il me semble que des efforts de coordination ont eu lieu durant la période récente, mais je ne suis pas spécialiste de la question, et je n'ai pas connaissance de travaux d'évaluation de la performance de cette coordination.

Au sujet de la prévention de la corruption en tant que telle, j'ai observé des fragilités aux douanes, mais il est tout à fait temps de renforcer les services pour faire face à l'accroissement de cette menace. À la suite de l'audit, un plan d'action assez déterminé a été mis en place. L'audit prévoit des points d'étapes à six mois et à un an : j'irai voir dans quelques mois l'effectivité de ce plan d'action. La corruption fait partie des risques identifiés, qui ont vocation à être pris en charge de manière déterminée. Je ne me prononce pas pour la direction générale des douanes et droits indirects, mais il me semble que la réponse face au risque est pertinente.

M. Jérôme Durain, président. - Pour être plus clair, je formulerai les choses autrement : est-il normal que l'Ofast soit rattaché au ministère de l'intérieur, ou avons-nous besoin d'un grand service à l'instar de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine, qui coordonne l'ensemble des actions, étant donné l'état de la menace ?

M. Michel Rouzeau. - En France, nous avons tendance à penser que changer d'organigramme permet de résoudre les problèmes. Une question n'a pas été abordée jusqu'à maintenant : celle des ressources humaines. Pour que les agents publics des différentes administrations travaillent ensemble dans une vraie coopération interministérielle, il faut leur assurer que s'ils sortent de la verticalité de leur service d'origine, leur parcours interministériel sera salué par une promotion ou un parcours de carrière intéressant. Aujourd'hui, les agents du fisc ou des douanes éprouvent parfois des réticences à travailler dans un office interministériel rattaché au directeur central de la police judiciaire ou au ministre de l'intérieur, parce qu'ils ne sont pas certains d'y trouver un intérêt en matière de parcours de carrière, de conditions statutaires ou de rémunération. Il s'agit d'un véritable sujet, même s'il répond de manière ponctuelle à votre question très générale. Nous avons intérêt à conserver les structures actuelles dans les grands ministères régaliens et dans le ministère des finances, mais les parcours de carrière doivent valoriser l'interministérialité et la coordination dans des services pluridisciplinaires.

M. Christophe Straudo. - Les derniers rapports que j'évoquais, datant de 2019 et de 2020, dénonçaient une forme de fonctionnement en silo. Je suis tout à fait d'accord avec Michel Rouzeau : les échanges et les passages d'une administration à l'autre sont essentiels. Nous devons aller loin dans la remise en cause d'une culture ministérielle française. Pour être très optimiste, j'ai la chance d'appartenir à un service qui couvre toutes les directions du ministère de la justice, sans silo, et nous travaillons main dans la main avec l'IGA, l'IGF, l'Igas et d'autres, en apportant lors de nos missions communes nos cultures et nos expériences différentes. C'est un message d'espoir pour nos services.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de vos réponses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Marc Sommerer, président de chambre près la cour d'appel de Paris, président de la Commission nationale de protection et de réinsertion

LUNDI 12 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Sommerer, merci de votre présence. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc Sommerer prête serment.

M. Marc Sommerer, président de chambre près la cour d'appel de Paris, président de la Commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR). - La lutte contre les réseaux criminels au coeur desquels se trouve le trafic de stupéfiants impose à la justice et aux enquêteurs d'en connaître le mode de fonctionnement, d'en identifier les membres, si possible d'en déjouer les projets à l'avance et d'en interpeller les auteurs.

Nous sommes confrontés depuis plusieurs années à une criminalité qui se professionnalise, s'organise, se complexifie, s'internationalise. Elle est de plus en plus violente, inventive, sophistiquée, et toujours aussi opaque.

Les nouvelles technologies sont une arme essentielle, mais pour déjouer le clanisme et l'omerta, on ne peut pas faire l'économie des sources humaines : témoins, victimes, informateurs, repentis et infiltrés. En France, le recours aux informateurs est une technique d'enquête qui fait avancer un nombre incalculable de dossiers. C'est la première source d'informations, travaillées puis objectivées par les enquêteurs pour en faire une information utilisable - je ne suis pas d'accord avec l'expression de blanchiment d'information, parfois utilisée, car l'information n'est pas sale. Cependant, les informateurs n'ont pas de statut dans notre procédure : ainsi, cette pratique n'est pas encadrée et a pu s'avérer extrêmement problématique.

L'infiltration permet à des enquêteurs habilités de surveiller des suspects en se faisant passer pour des complices ou des receleurs. Cette technique fonctionne, mais est extrêmement peu utilisée.

Le terme de « repenti », très couramment utilisé, n'existe pas dans l'appellation de la CNPR ni dans le code de procédure pénale. Ce dispositif permet aux personnes qui, par leurs déclarations, contribuent à éviter la réalisation d'une infraction, à la faire cesser ou à en identifier les auteurs ou complices, de bénéficier en échange d'une exemption ou d'une réduction de peine. Les programmes de protection et de réinsertion sont décidés par la CNPR et mis en oeuvre par le service interministériel d'assistance technique (Siat). On prend aussi en charge certains témoins et certaines victimes.

Malgré l'efficacité avérée de ce dispositif, il reste très insuffisamment exploité par les services d'enquête et les magistrats.

Le cadre légal de la protection du collaborateur de justice, ou repenti, est prévu par la loi Perben II de 2004 et un décret d'application de 2014, puis une autre loi de 2017. Pour pouvoir être protégé, il faut être éligible à l'exemption ou à la réduction de peine. L'article 706-63-1 du code de procédure pénale dispose que les personnes qui peuvent être protégées sont celles qui sont mentionnées à l'article 132-78 du code pénal, qui définit les conditions dans lesquelles une personne reconnue coupable peut bénéficier d'une exemption ou d'une réduction de peine, de la moitié de la peine encourue. Dans le cas du trafic de stupéfiants, par exemple, vous n'encourez plus que cinq ans de réclusion, au lieu de dix ans.

Pour bénéficier d'une exemption de peine, une personne doit remplir plusieurs conditions cumulatives, ce qui pose problème dans le cas du trafic de stupéfiants. Il faut que l'infraction n'ait pas été réalisée, que cette non-réalisation soit le fait du signalement à la justice, et que ce signalement permette d'en identifier les auteurs ou les complices. Il faut donc avoir tenté de commettre une infraction, s'être désisté et avoir prévenu l'autorité judiciaire. La rédaction du texte est problématique.

En ce qui concerne la réduction de peine, les conditions sont alternatives : soit faire cesser l'infraction, soit éviter que l'infraction ne produise un dommage, soit identifier les autres auteurs ou complices de l'infraction, ou donner des indices qui conduisent à les identifier. En matière de trafic de stupéfiants, la rédaction pose une nouvelle fois problème puisque les critères alternatifs du texte général deviennent cumulatifs, l'individu devant avoir permis de faire cesser les agissements et - et non « ou » - d'identifier les autres coupables. Il faudrait peut-être un texte législatif pour remplacer « et » par « ou ».

Lorsque c'est la réclusion criminelle qui est encourue, la réduction de peine la fait baisser à vingt ans. Dans tous les autres cas, elle est réduite de moitié.

Ces textes doivent être analysés à l'aune des pratiques judiciaires. La plupart des dossiers de trafic de stupéfiants passent devant les tribunaux correctionnels. Les cours d'assises ont trop de dossiers à juger et l'oralité de la procédure se prête très mal au sujet, en raison du grand nombre de données de téléphonie.

Un trafic de stupéfiants international est forcément en bande organisée. En principe, la peine encourue est de vingt ans et relève donc de la cour d'assises. Puisque le jugement se fait plutôt devant le tribunal correctionnel, la peine n'est plus que de dix ans, sauf s'il s'agit d'une récidive, où elle est de vingt ans. Un trafiquant de drogues, s'il est défendu par un bon avocat, sait combien il risque. En outre, il est rare que la peine maximale de dix ans soit prononcée. Dès lors, si le trafiquant est d'abord placé en détention provisoire, puis a droit à six mois de réduction de peine par année de détention, il fait vite le calcul entre l'intérêt de se placer sous la protection de la République et celui de rester sous la protection de la rue et de la loi du silence...

Comment briser ce système ? On pourrait recourir de manière cumulative à la réduction de peine liée au repentir et à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Ainsi, on jugerait séparément, bien avant les autres, celui qui collabore efficacement et donne des informations déterminantes pour faire avancer le dossier, l'instruction continuant pour les autres.

Tous les suspects ne peuvent pas bénéficier de la protection de la CNPR. Il existe une liste de 32 infractions, éparpillées dans le code pénal, ce qui rend le dispositif peu lisible. Pour les infractions d'assassinat et d'association de malfaiteurs, souvent commises dans le trafic de drogue, seule l'exemption de peine peut s'appliquer. La réduction de peine est exclue. Quant au meurtre et au meurtre en bande organisée, ils ne sont concernés ni par l'exemption ni par la réduction de peine. Pourtant, ces infractions sont très courantes dans le cadre des règlements de compte pour trafic de stupéfiants.

Je fais partie de ceux qui regrettent que le champ d'application des réductions et des exemptions de peine ne soit pas le même que celui de la criminalité organisée, listé à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Il faudrait peut-être corriger ce hiatus.

Il faudrait aussi regrouper dans un seul texte l'explication de la réduction et de l'exemption de peine et toutes les infractions qui peuvent en bénéficier.

La réduction de peine devrait être possible pour l'association de malfaiteurs et l'assassinat, et la réduction et l'exemption l'être pour le meurtre et le meurtre en bande organisée. Il faudrait aligner les dispositifs sur les repentis sur ceux de la criminalité organisée, et harmoniser le texte général, qui prévoit des conditions alternatives, et le texte sur le trafic de stupéfiants, qui prévoit des conditions cumulatives.

La responsabilité pénale du repenti n'est pas supprimée : il est poursuivi et déclaré coupable sous son nom. La juridiction de jugement n'est pas liée par le statut de repenti et peut refuser une réduction ou une exemption de peine à une personne protégée.

Outre la réduction ou l'exemption de peine, la personne peut bénéficier d'une identité d'emprunt, et, dans ce cas, d'un huis clos pour être jugé. Il y a là une difficulté : quelqu'un qui fait des révélations dans un gros trafic de stupéfiants ne peut bénéficier d'un huis clos ou d'une audition floutée que s'il a une identité d'emprunt. Or certains, qui n'en ont pas, peuvent se mettre très en danger par leurs déclarations, sans être protégés à l'audience. Cela peut s'avérer très problématique.

Une fois que le statut de repenti est attribué, au stade des investigations, par le juge d'instruction ou le procureur, la CNPR entre en action.

La CNPR a été créée par la loi en 2004, mais on a attendu jusqu'en 2014 le décret d'application, qui prévoit son fonctionnement et sa composition, ainsi que les conditions de l'identité d'emprunt. La CNPR compte huit membres titulaires. Elle est présidée par un magistrat hors hiérarchie. S'y ajoutent deux magistrats travaillant dans des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), un magistrat de la Chancellerie - de la direction des affaires criminelles et des grâces -, un représentant de la police, un de la gendarmerie, un des douanes, un de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). La CNPR ne siège pas en permanence. Tous les membres sont à 110 ou 120 % dans leurs autres fonctions, auxquelles s'ajoute la CNPR.

La CNPR est sous la tutelle du ministère de l'intérieur. Son secrétariat est assuré par le Siat. Elle est saisie par le juge d'instruction ou le procureur de la République. Le dossier de la CNPR est distinct du dossier judiciaire. La procédure est secrète et opaque.

M. Jérôme Durain, président. - Cela nous intéresse beaucoup.

M. Marc Sommerer. - Une fois saisi, je saisis le Siat, qui évalue le dossier. Il détermine le nombre de personnes à protéger, mène une enquête de personnalité et une évaluation psychologique du candidat, évalue sa crédibilité, réalise tout un travail de mise en confiance, essaie d'évaluer ses motivations : parle-t-il parce qu'il a peur ? Qu'il a décidé de sortir du milieu ? Qu'il veut commencer une nouvelle vie ? Qu'il avance dans la vie et se dit qu'une grosse peine est moins facile à supporter qu'à 20, 30 ou 40 ans ? Le Siat évalue également la capacité du candidat à accepter la contrainte de la mesure, à se projeter dans une nouvelle vie, mais aussi l'intérêt judiciaire du dossier et la réalité de la menace. Certains candidats sont déjà en danger avant leurs révélations et d'autres ne le seront qu'après.

Le Siat propose des mesures de protection et de réinsertion. En cas d'urgence, il peut décider de mesures rapides, comme exfiltrer une famille. Dans ce cas, je suis avisé dans la journée.

La CNPR statue sur l'apport judiciaire des révélations, sur la réalité et l'intensité de la menace et sur la faisabilité des mesures de protection et de réinsertion. Ensuite, elle décide de toute mesure qui apparaît nécessaire et proportionnée. Le but est de protéger le collaborateur et ses proches, de les réinsérer et les accompagner dans la sortie de la vie de délinquance. Le Siat met en oeuvre les mesures décidées par la CNPR et l'alerte en cas de modifications à faire, ou de difficultés.

Une autre mesure est décidée non par la CNPR, mais par le président du tribunal judiciaire de Paris, saisi par la CNPR : l'identité d'emprunt. C'est ce que le décret de 2014 a prévu. Il est possible de faire appel de l'ordonnance du président, et même d'aller en cassation - j'y reviendrai.

Je n'ai pas connaissance des identités d'emprunt ; le président du tribunal non plus. Mieux le secret est gardé, plus la sécurité des personnes est assurée. Parfois, il faut faire des rapprochements entre identité réelle et identité d'emprunt, pour raison médicale ou en cas de nouvelle infraction
- seul le Siat le peut.

L'identité d'emprunt peut être retirée sur décision du président du tribunal. La requête peut venir de l'intéressé, qui ne souhaite plus en bénéficier, ou du président de la CNPR si cela n'apparaît plus nécessaire ou si l'intéressé a un comportement incompatible avec la mesure. Il peut, par exemple, profiter de ses deux identités pour commettre des escroqueries.

L'identité d'emprunt est protégée par la loi. Sa révélation est punie de cinq à dix ans d'emprisonnement.

Parfois, une personne demande spontanément une protection, mais c'est assez rare. En général, cela procède plutôt d'une discussion, dès la garde à vue ou devant le juge d'instruction, sur l'intérêt, mais aussi les contraintes de la protection. Il arrive qu'en phase d'évaluation, le Siat nous informe que l'intéressé y renonce, car c'est trop contraignant. On dénombre beaucoup plus de dossiers en évaluation que de programmes réalisés.

Un point mérite d'être signalé : les auditions se font en présence des avocats, ce qui peut poser problème, car certains ont pour clients des réseaux de trafiquants de drogue, et nous sommes moins en confiance pour discuter de l'entrée dans un programme de repentis. Il faut donc trouver des parenthèses pour parler avec le candidat au statut de repenti hors de la présence de l'avocat. Le code de procédure pénale est assez silencieux sur ce point. Une réforme pourrait mieux cadrer l'intervention des magistrats et des enquêteurs.

Le texte ne définit rien, ce qui nous donne une très grande latitude. Le Siat a développé un savoir-faire grâce auquel il offre du sur-mesure. Il peut réaliser l'exfiltration en urgence d'une personne, de ses proches - cela peut être assez traumatisant - ; une surveillance et une sécurisation de lieux ou de personnes ; la fourniture d'un nouveau logement, d'un emploi, d'une formation ; la constitution de dossiers de prestations sociales ; la fabrication d'une légende, pour les identités d'emprunt. Tout cela prend du temps. Il faut aussi apprendre aux personnes concernées à limiter les contacts avec leurs proches. Parfois, il faut fournir des moyens de communication sécurisés, mais aussi former les personnes à l'utilisation des réseaux sociaux - il n'y a rien de tel pour se faire débusquer ! Il peut également y avoir un suivi psychologique, des mesures de protection à l'audience, ou encore le choix d'une maison d'arrêt « refuge », où le détenu ne sera pas en danger. En outre, le Siat accompagne les personnes concernées vers la sortie du programme. Il n'y a pas de limite à l'imagination. Toutefois, un programme est quelque chose de lourd et contraignant qui nécessite une gestion pluridisciplinaire.

Au fil des années, le Siat a défini une doctrine d'emploi qui repose, premièrement, sur l'adhésion du candidat, avec la signature d'un document sans valeur juridique, mais qui reprend ses obligations et engagements et les conséquences de leur non-respect ; deuxièmement, sur la proportionnalité des mesures par rapport à la menace, et troisièmement, sur leur dégressivité, pour sortir petit à petit du dispositif.

La sortie peut se fait de manière volontaire, après discussion avec le Siat et sur demande écrite. En général, elle est décidée parce que la protection n'est plus nécessaire ou estimée trop lourde par l'intéressé. Mais la sortie peut aussi être due à une exclusion par la CNPR. Depuis mon arrivée, la CNPR motive cette décision, même si ce n'est prévu par aucun texte. Il serait intéressant de prévoir l'obligation de motivation, la notification, ainsi qu'un recours spécifique, ce qui n'existe pas pour l'instant.

Récemment, un repenti s'est vu retirer la protection dont il bénéficiait. Je préfère en garder les motifs secrets. L'ancien président de la CNPR avait, sur décision conforme de la CNPR, saisi le président du tribunal de Paris pour retirer au repenti son identité d'emprunt, mais le président l'a refusé. Le président de la cour d'appel de Paris l'a aussi refusé. L'ancien président de la CNPR a alors formé un pourvoi en cassation, et la Cour de cassation a décidé que la décision de la CNPR ne liait pas l'autorité judiciaire. Nous avons donc aujourd'hui quelqu'un qui n'est plus sous notre protection, mais peut toujours bénéficier, légalement, de deux identités. Je pense que c'est l'une des rares personnes en France dans ce cas.

Cela montre qu'il y a peut-être trop d'intervenants : les policiers qui mènent l'enquête, le juge d'instruction, le procureur de la République, la juridiction de jugement, le Siat, la CNPR, le président du tribunal judiciaire. Cette complexité peut conduire à des situations incohérentes comme celle que je viens de vous exposer.

J'en viens au bilan chiffré : au 1er janvier 2024, le Siat protégeait 42 personnes dans le cadre de 18 programmes actifs. Depuis sa création, il a protégé 60 personnes dans le cadre de 22 programmes, dont 17 concernant des groupes criminels impliqués dans le trafic de stupéfiants. Cela représente donc les trois quarts de notre activité. Sept programmes relèvent du trafic de stupéfiants stricto sensu, neuf programmes concernent des homicides en bande organisée liés à un trafic de stupéfiants, et un programme est relatif à un blanchiment de fonds issus du trafic de stupéfiants.

Cela concerne aussi bien des groupes criminels d'envergure locale que des organisations criminelles internationales. On a certains trafiquants qui figurent parmi les cibles prioritaires de l'Office antistupéfiants (Ofast) ou de pays partenaires.

Je voudrais évoquer deux verdicts rendus en 2023. Le premier concerne un dossier de l'Ofast suivi par la Jirs de Lille, de substitution de 600 kilogrammes de cocaïne dans le port du Havre. Cette importation de stupéfiants en bande organisée a été jugée par un tribunal correctionnel. Neuf ans de détention ont été prononcés à l'encontre d'un individu réfugié à Dubaï, huit ans à l'encontre de l'un de ses frères, cinq ans à l'encontre de plusieurs autres personnes. Quant à celui qui appartenait au programme de repentis, il a été relaxé.

Le second, rendu à Lyon par la cour d'assises, sanctionnait un homicide en bande organisée à l'arme de guerre sur fond de rivalité de trafic de drogue, en 2019. Des peines de 25, 22, 20 et 18 ans ont été prononcées. Le bénéficiaire du programme n'a été condamné qu'à deux ans d'emprisonnement, avec possibilité d'aménagement de peine. J'espère que dans le milieu, on saura que l'institution judiciaire joue le jeu.

L'année 2023 a été marquée par une hausse tendancielle de l'activité. Tout d'abord, le Siat est saisi de beaucoup plus de dossiers qu'avant. Il a réalisé 32 évaluations en 2023, contre une vingtaine en 2020 et 2021. Le nombre de programmes validés a aussi augmenté : cinq en 2023, contre deux en 2022 et trois en 2021 - c'est ce qui a conduit mon prédécesseur à rendre un rapport assez critique sur la CNPR. Cette hausse s'explique également par l'accumulation des dossiers, au fil des années, mais aussi par les démarches de sensibilisation auprès des magistrats et des enquêteurs. En 2024, le Siat gère 18 programmes, contre 13 en 2022 et 8 en 2019.

Tout porte à croire que la tendance se maintiendra. Au rythme actuel, au 1er janvier 2029, nous suivrons une quarantaine de programmes, soit entre 75 et 100 personnes.

Notre financement est vertueux et pérenne. Une convention est signée tous les trois ans entre l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et la direction générale de la police. L'Agrasc s'engage à contribuer à la prise en charge de tous les frais des programmes de repentis, pour 780 000 euros par an. Elle jouit, en quelque sorte, d'un retour sur investissement.

Les programmes coûtent plus ou moins cher, selon que l'on protège une seule personne ou un couple et ses cinq enfants. On essaie de maintenir le niveau de vie des personnes, et de les faire sortir du programme. Le coût dépend de leur capacité à retrouver une autonomie.

Des dispositifs analogues existent dans les autres pays occidentaux. Dans certains, la tradition est assez ancienne, comme en Italie, depuis les années 1970, ou en Allemagne, depuis la fin des années 1980. En Italie, on dénombre plusieurs centaines de repentis. En Grande-Bretagne, où la pratique est plus récente, c'est au compte-gouttes.

On n'a pas tous la même histoire, ni la même criminalité, ni les mêmes procédures pénales. Il est donc assez compliqué de comparer l'efficacité des systèmes. En revanche, il est intéressant de s'inspirer de ce qui existe chez les autres.

L'Italie est une source d'inspiration pour la France en matière de lutte contre la criminalité organisée. Les repentis y signent un contrat écrit. Les réductions de peine y sont très incitatives, allant jusqu'aux deux tiers de la peine encourue. Le statut de repenti peut aussi faire baisser le seuil des aménagements de peine. Par ailleurs, la justice peut retirer le bénéfice des réductions de peine à une personne si elle a fait de fausses déclarations ou commis une nouvelle infraction dans un certain délai.

Aux États-Unis, le champ d'application du dispositif n'est limité à aucune infraction. Le procureur peut même aller jusqu'à renoncer aux poursuites en fonction de l'intérêt judiciaire des déclarations du repenti.

J'en viens à notre action en matière de protection de témoins. En France, il n'est pas possible, en théorie, de se soustraire à l'obligation de témoigner. En pratique, lorsque des personnes, en larmes, refusent de témoigner, les enquêteurs et magistrats prennent de simples informations et non des témoignages.

Le délit de subornation de témoin protège les déclarations. Notre procédure prévoit également l'occultation d'adresse, et le témoin anonyme, cette fois sur autorisation du juge des libertés et de la détention. Cette dernière mesure est difficile à manier, car le témoin ne doit pas donner trop d'informations de nature à dévoiler son identité. Le témoin protégé, quant à lui, relève de la CNPR. Cette procédure a été prévue par loi de 2016, à l'article 706-62-2 du code de procédure pénale, si l'audition du témoin le met gravement en danger, lui ou ses proches. Cette protection relève de la liste des infractions de criminalité organisée, prévue aux articles 706-73 et 706-73-1 du code de procédure pénale, des crimes contre l'humanité et des délits et crimes de guerre.

La protection de témoin obéit aux mêmes règles que la protection du repenti, sauf que le témoin ne peut bénéficier de mesures de réinsertion. Il peut, néanmoins, faire usage d'une identité d'emprunt.

Des interrogations existent sur la double tutelle du ministère de l'intérieur et du ministère de la justice. Puisque la CNPR est composée de personnel de ces deux ministères, je pense que cette tutelle est justifiée, d'autant qu'elle est extrêmement discrète. Je n'ai jamais eu à la subir. L'indépendance des magistrats est garantie. Ils ont une certaine expérience de la criminalité organisée et de la relation avec les services d'enquête.

Je n'ai jamais eu à mettre cette tutelle à l'épreuve, mais je ne m'interdis pas de le faire si nous montons en puissance sans en avoir les moyens, notamment au niveau du Siat.

Le rapport de mon prédécesseur, qui a fuité dans la presse, évoque le très faible nombre de candidatures pour être repenti. Celui-ci s'explique parce que le dispositif est récent. Il a fallu former du personnel, s'inspirer de l'étranger, ne pas commettre d'erreurs. Les résultats judiciaires se sont fait attendre. Nous sommes aussi confrontés à la concurrence des informateurs, indics et autres « tontons », technique souple et informelle, encadrée par aucun texte, qui n'est pas sans danger de dérapage. Elle peut conduire les enquêteurs à commettre des erreurs fatales pour la procédure, entraînant sa nullité, ou à se voir eux-mêmes reprocher des infractions.

Le Monde a évoqué la dépendance de la CNPR au Siat. Celui-ci est une structure dédiée, avec un personnel formé, spécialisé, qui a un savoir-faire, de l'expertise, de l'expérience : autant d'atouts primordiaux pour le fonctionnement du système. Il sait agir et innover dans l'urgence. Il est capable de faire du sur-mesure. Nous avons noué une relation de confiance et je crains qu'une trop grande diversité d'acteurs ne crée des difficultés. Rappelons le triple assassinat, aux Pays-Bas, du frère d'un repenti qui avait fait des déclarations contre l'un des leaders de la Mocro Maffia, de l'avocat de ce repenti et d'un journaliste qui était son confident. Il y a eu une commission d'enquête. Il est apparu un manque de coordination entre des services à compétence régionale - il n'y en avait pas à compétence nationale. C'est pourquoi je pense qu'il faut conserver le monopole du Siat. Néanmoins, il est vrai que la CNPR en est dépendante, n'étant pas permanente. Elle n'a pas de secrétariat. En l'état, je n'en ai pas besoin. Ma relation est suffisamment bonne avec le Siat pour qu'il réponde à mes demandes. Mais si l'activité venait à s'accroître, il faudrait peut-être un secrétariat et une décharge d'activité du président de la CNPR.

Mon prédécesseur a eu raison de déclarer que le dispositif était utilisé de manière bien trop marginale, mais je ne parlerais pas de crise existentielle. Le garde des Sceaux s'est rendu en Italie au printemps dernier et en est revenu, paraît-il, enthousiaste sur le dispositif des repentis. Je pense que c'est de bon augure pour une éventuelle réforme. Je constate une volonté de la Chancellerie. Les alertes de mon prédécesseur ont été entendues.

Il faut modifier l'architecture du dispositif pour le rendre plus cohérent, en le bâtissant sur deux piliers : le pilier judiciaire, qui pourrait apprécier l'intérêt judiciaire des révélations et leur valeur probatoire et qui statuerait sur le respect par le candidat des conditions de la réduction ou de l'exemption de peine, et le pilier administratif, qui statuerait sur la protection, la réinsertion, la mise en oeuvre des mesures, et aurait compétence sur l'identité d'emprunt. Ce ne serait plus le président du tribunal de Paris qui statuerait sur ce point, mais la CNPR.

Il faut rendre le dispositif plus attractif pour les candidats. Le repenti attend de l'institution judiciaire qu'elle respecte sa part du marché, en échange de ses révélations. Les perspectives sur la peine doivent être réelles et concrètes. L'entrée dans le programme est une négociation sur le quantum de la peine, or personne ne peut s'engager puisque c'est la juridiction de jugement qui prend la décision. On pourrait décider que, dès lors qu'une personne est éligible à l'exemption ou à la réduction de peine, ce statut lie la juridiction de jugement. Elle pourrait éventuellement s'en défaire par décision spécialement motivée, afin de respecter nos grands principes.

Ce système est secret. Rien n'apparaît jusqu'au jour du jugement, où la personne demande à bénéficier de la réduction ou de l'exemption de peine. Sauf que pour les autres mis en examen, c'est important de le savoir, puisque toute une partie du dossier repose sur les accusations du repenti. Cet aspect du dossier, caché, est découvert et attaqué lors du procès. Davantage de transparence et de contradictoire lors de la phase d'instruction rendrait le dispositif plus robuste, face aux attaques de ceux que les révélations dérangent.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - C'est-à-dire ?

M. Marc Sommerer. - Il faudrait que l'on sache, avant la fin de l'instruction, que M. Untel a fait ces déclarations, car il veut bénéficier d'une réduction ou d'une exemption de peine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, c'est complètement occulte ?

M. Marc Sommerer. - Oui. En outre, il faut vraiment connaître cette disposition pour savoir qu'on a affaire à un potentiel repenti, à la lecture de l'ordonnance de mise en accusation par le président de la cour d'assises, où il est écrit qu'une personne bénéficie de l'article 132-78 du code pénal.

Dans le dossier Rédoine Faïd, qui n'a rien à voir avec le trafic de stupéfiants, une personne a bénéficié de cet article et s'est vue retirer ce bénéfice. Elle mettait en cause Rédoine Faïd et Francis Mariani. Les avocats de ce dernier ont porté de nombreuses attaques à l'encontre de la personne qui avait fait des révélations. On sécuriserait la procédure avec plus de transparence et de contradictoire.

Il faut instaurer des recours contre les décisions de la CNPR. Il n'est pas normal que la personne qui se voit retirer sa protection ne puisse pas le contester.

Il faut aussi réfléchir à une doctrine d'emploi diffusée aux parquets avec des pratiques clairement affichées de réduction de peine. Les parquets pourraient ainsi s'engager plus fermement.

Sur le fond, il faut faire sauter les verrous sur l'association de malfaiteurs et l'assassinat, voire étendre le dispositif à toute la criminalité organisée, et étudier s'il faut l'étendre à tous les crimes. Comme je l'ai dit, il faut clarifier les conditions alternatives ou cumulatives d'accès au dispositif.

Il faudrait un texte définissant les conditions de réduction et d'exemption de peine, et un autre listant toutes les infractions visées. Actuellement, elles sont éparpillées dans le code pénal, ce qui est très compliqué.

Les victimes, à l'exception des victimes de traite des êtres humains, sont exclues du dispositif. Or il n'est pas rare que la victime d'une tentative de règlement de compte lié à un trafic de drogue soit la première à garder le silence, par peur de représailles, alors qu'elle sait pertinemment d'où vient la menace. On ne peut pas, en l'état, protéger les victimes.

J'ai passé six ans à la Jirs de Paris ; pendant trois ans, j'ai été doyen des juges d'instruction du pôle financier du tribunal judiciaire de Paris. Depuis un an et demi, je préside la cour d'assises. L'argent sale a toujours été au coeur de mes préoccupations. Tout argent sale doit être blanchi. Le délit de blanchiment est donc à la croisée du grand banditisme et de la délinquance financière. Cette infraction est peu utilisée dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants, alors qu'elle est assez simple.

Les dossiers que nous avons appelés Virus et Rétrovirus sont emblématiques dans la lutte contre le blanchiment de l'argent du trafic de drogue.

Les espèces engendrées par la vente de drogue sont récupérées par les semi-grossistes puis les grossistes. Une partie doit revenir au producteur. Il faut rapatrier cet argent, par exemple au Maroc pour ce qui est du cannabis. Pour ce faire, les trafiquants font appel à des blanchisseurs, les sarraf.

Dans le dossier Virus, l'argent de la drogue était récolté par un sarraf qui avait des liens avec une banque d'affaires en Suisse. Des exilés fiscaux français, qui détenaient des comptes en Suisse, voulaient utiliser leur argent en France : on leur y remettait des espèces issues de la drogue et en contrepartie, ils réalisaient des virements internationaux depuis la Suisse sur des comptes à disposition des trafiquants de drogue.

Dans le dossier Rétrovirus, un Indien récupérait l'argent - il s'agissait de dizaines ou de centaines de millions d'euros. Ses collecteurs allaient à Anvers, qui est une plaque tournante du commerce d'or, et échangeaient l'argent de la drogue contre de l'or, notamment des bijoux. Cet Indien envoyait ses petites mains en avion jusqu'à Dubaï, avec les bijoux. À Dubaï, il avait une complicité chez un fondeur, qui transformait l'or. Ensuite, l'or était exporté illégalement en Inde, qui est l'un des plus gros consommateurs d'or, et où celui-ci est le plus taxé. L'or non taxé s'y écoule très facilement. Le sarraf prenait une commission ridicule sur le blanchiment, car son intérêt était de disposer de grosses quantités d'argent liquide pour se livrer à son trafic d'or, en dégager un gros bénéfice, et réaliser des virements à destination des trafiquants de drogue.

Un autre dossier concernait un sarraf du Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers, grossiste, qui achetait des vêtements avec l'argent de la drogue. Il les envoyait à Ceuta, donc sans contrôle, où selon un accord entre l'Espagne et le Maroc, la marchandise peut être sortie de l'enclave, dès lors que c'est à pied. Les vêtements arrivaient dans les entrepôts du sarraf au Maroc, où il les vendait, faisait son bénéfice et pouvait rendre l'argent collecté aux trafiquants.

Ces sarraf étaient en lien avec un certain nombre de réseaux. En remontant l'argent, on a pu les identifier et les démanteler. Un bon sarraf est fiable, efficace et prend une toute petite commission.

Mais ces dossiers prennent du temps. Il faut des enquêteurs financiers ; or actuellement, il y a une crise des vocations.

Le dispositif légal concernant les confiscations est extrêmement robuste et efficace. La France a reçu une très bonne note à son évaluation par le Groupe d'action financière (Gafi).

Nous nous appuyons sur des assistants spécialisés en matière de saisie et confiscation. Il en manque cruellement dans les autres juridictions ; or si l'on embauchait une ou deux personnes par grosse juridiction, le nombre de biens et les sommes saisis seraient décuplés. L'investissement en salaire serait rentabilisé dès les premières semaines. Ce serait d'autant plus efficace qu'en matière de trafic de drogue, on encourt une confiscation générale. Ainsi, un trafiquant de drogue qui possédait une maison avant d'être trafiquant peut se la voir confisquée.

Concernant le passage de la cour d'assises au tribunal correctionnel, j'en ai déjà parlé.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de cette exhaustivité.

M. Jérôme Durain, président. - C'était très complet. Merci beaucoup.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Michel Gentil, magistrat, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, Mmes Agnès Thibault-Lecuivre, magistrate, directrice, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale et Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects

MARDI 13 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons ce matin M. Jean-Michel Gentil, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, ainsi que Mmes Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale et Christine Dubois, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects. Je vous remercie, mesdames, monsieur, de votre présence ici.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ; levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Gentil, Mme Agnès Thibault-Lecuivre et Mme Christine Dubois prêtent serment.

M. Jean-Michel Gentil, magistrat, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale. - Je suis magistrat de l'ordre judiciaire. Je dirige l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) depuis le 1er août 2023. Avant cela, j'ai exercé les fonctions de juge d'instruction pendant plus de trente-six ans, notamment comme coordonnateur des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) de Lille, Bordeaux et Paris. Mon dernier poste était celui de chef du service de l'instruction de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Je suis donc particulièrement sensible à vos travaux sur l'impact du narcotrafic en France, notamment dans le cadre de mes nouvelles fonctions, puisque la corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants.

Je vais être rapide dans ma présentation de l'IGGN, un organe de contrôle interne, chargé de veiller au respect des règles déontologiques de la gendarmerie nationale et de s'assurer de la maîtrise du risque au sein de l'institution. Pour ce qui concerne le respect des règles déontologiques, nous intervenons dans les enquêtes judiciaires et les enquêtes administratives ; pour ce qui a trait à la maîtrise du risque, nous effectuons des missions d'audit ou d'expertise ainsi que des études sur demande du directeur général, du ministre de l'intérieur et des outre-mer ou émanant de l'échelon interministériel. Je pourrai donner plus de précisions sur notre organisation si vous le souhaitez.

Je propose d'organiser mon intervention en deux temps. Dans un premier temps, je vous ferai part de notre constat sur l'impact du narcotrafic pour la gendarmerie nationale ; dans un deuxième temps, je vous présenterai ce que la gendarmerie nationale a mis en place pour répondre au risque de corruption en relation avec ce trafic.

Je ne vais pas trop m'étendre sur le constat, puisqu'il vous a déjà été présenté. Simplement, il me semble important d'insister sur l'expansion du trafic de stupéfiants, laquelle n'affecte d'ailleurs pas forcément le fonctionnement interne de la gendarmerie. Il y a une expansion du narcotrafic en zone de gendarmerie nationale ; le développement du trafic en milieu rural est une réalité et la gendarmerie nationale y est confrontée comme toutes les autres forces de sécurité intérieure. Cela tient à trois facteurs. D'abord, les zones rurales sont devenues un véritable marché pour les trafiquants, parce que la consommation y est en hausse. Ensuite, ces zones sont devenues attractives, parce que les campagnes - les zones gendarmerie - servent de base arrière logistique pour le trafic de stupéfiants. Au-delà des affaires de cannabiculture mises en évidence par l'action de la gendarmerie, le plus important, c'est que, comme aux Pays-Bas par exemple, les groupes criminels s'installent dans des zones isolées pour y établir des lieux de stockage ou de dégroupage. Enfin, il y a une situation particulièrement problématique dans les outre-mer. Je sais que la situation en Guyane vous a été exposée, je ne m'y attarde donc pas, mais il y a une autre zone très problématique pour la gendarmerie : les Antilles. Cette zone, quasiment sous exclusivité de la gendarmerie nationale, est devenue en quelques années l'une des bases logistiques les plus importantes pour le trafic de cocaïne à destination de l'Europe. Des liens se sont établis entre trafiquants ultramarins et métropolitains, notamment par des échanges croisés de stupéfiants.

Malgré cette expansion, nous n'avons pas constaté en interne, au sein de la gendarmerie nationale, une hausse des manquements en relation avec le trafic de stupéfiants. L'inspection a codifié quatre types de manquements : le trafic, la consommation, la détention et la conduite sous l'empire de stupéfiants. Au total, au cours des quatre dernières années, la gendarmerie n'a traité que 34 dossiers disciplinaires pour des faits en relation avec les stupéfiants. C'est en 2021 que le nombre de dossiers a été le plus important, avec 12 dossiers ; nous en avons eu 8 en 2022, 7 en 2023. Surtout, au cours des deux dernières années, nous n'avons recensé aucun dossier de trafic au sein de la gendarmerie nationale. En ce qui concerne le profil des agents sanctionnés, 58 % des dossiers disciplinaires concernaient de jeunes gendarmes adjoints volontaires.

Ces constats sont favorables, mais doivent être pris avec prudence. Même si l'on peut parler d'un épiphénomène au sein de la gendarmerie nationale - nous n'avons pas de dossier en lien avec le narcotrafic ni avec la corruption liée au narcotrafic -, il n'en demeure pas moins qu'il faut être vigilant. En effet, la corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants, elle est une condition préalable pour parvenir à leurs fins. Par exemple, un trafiquant a besoin de savoir s'il est recherché, si le véhicule qu'il utilise pour son trafic est surveillé, si un conteneur va arriver dans de bonnes conditions, etc. Cela signifie que les forces de sécurité intérieure, quelles qu'elles soient, constituent une cible pour les trafiquants, en raison des informations, même de basse intensité, dont elles disposent. La difficulté est que la corruption est un délit occulte, c'est même le délit occulte par essence, et sa mise en évidence est souvent fortuite, elle se produit à l'occasion d'autres affaires, par exemple quand, à la faveur d'une écoute téléphonique, on a connaissance d'un phénomène de corruption.

Il ne me semble pas qu'il y ait aujourd'hui, au sein de la gendarmerie nationale, des composantes particulièrement exposées. Il apparaît plutôt que la corruption est susceptible de concerner des individus plus ou moins exposés au phénomène. On peut naturellement penser aux militaires chargés d'opérations d'infiltration ou qui sont au contact d'informateurs, mais, considérant le constat que j'évoquais au début de mon intervention, nous devons également être attentifs aux fragilités particulières de certains gendarmes : fréquentations passées, origine d'un quartier difficile, précarité financière, affaiblissement des repères déontologiques ou pressions qui peuvent être exercées.

Aussi, sur la demande expresse du directeur général de la gendarmerie nationale, l'IGGN s'emploie à veiller, d'une part, à la prévention de la corruption, par le recrutement et la formation, et, d'autre part, à la détection de signaux faibles, quels qu'ils soient, via la gestion des sources et le contrôle des fichiers.

C'est la deuxième partie de mon propos : la prise en compte du risque de corruption en relation avec le trafic de stupéfiants. Cette priorité se décline en trois volets.

Tout d'abord, qu'on le veuille ou non, je l'affirme, le modèle de la gendarmerie nationale, fondé sur le statut militaire, présente incontestablement des atouts pour prévenir la soumission des militaires de la gendarmerie à l'influence des narcotrafiquants. Ensuite, la prévention de la corruption s'organise autour de deux axes que je vous ai indiqués, le recrutement et la formation. Enfin, une attention particulière est portée au contrôle des fichiers et à la gestion des informateurs.

Premièrement, je le disais, le modèle de la gendarmerie, fondé sur le statut militaire, présente des atouts, parce que l'obligation faite au gendarme d'être logé dans un logement concédé pour « nécessité absolue de service », en caserne, constitue une garantie. La caserne reste, elle l'a toujours été, un environnement sécurisé, qui préserve la famille du militaire, mais qui le préserve également, lui, du risque de pression extérieure. En outre, le gendarme qui vit au contact et sous le regard de ses collègues ne peut afficher un train de vie en décalage avec les ressources manifestes du foyer sans susciter un questionnement de la brigade. Un deuxième aspect du caractère militaire du gendarme est lié à l'encadrement des gendarmes au sein des unités de terrain ; c'est fondamental. Un militaire n'est jamais livré à lui-même sur une mission. Or qui dit encadrement dit également contrôle hiérarchique. La gendarmerie a conservé cette organisation militaire et le contrôle est exercé à tous les échelons de commandement, de la brigade jusqu'à l'IGGN si nécessaire.

Deuxièmement, la prévention de la corruption est organisée autour de deux axes : le recrutement et la formation. Le recrutement en gendarmerie, comme d'ailleurs dans les autres forces de sécurité intérieure, procède d'un criblage, prévu par le code de la sécurité intérieure et par le code de la défense. Ce criblage s'inscrit dans le cadre d'une enquête administrative, destinée à connaître le comportement et la moralité du candidat et à vérifier s'il n'y a pas d'incompatibilité avec l'exercice de ses missions. Il s'agit de vérifier les antécédents- en consultant le fichier des personnes recherchées (FPR), le casier judiciaire, le traitement d'antécédents judiciaires (TAJ) - mais également de mener une analyse plus poussée, au sein du bureau de criblage des recrutements, avec l'appui, si nécessaire, du service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas).

En ce qui concerne la formation à la déontologie et au risque de corruption au sein de la gendarmerie, à laquelle je me suis intéressé dès mon arrivée en visitant les écoles, la sensibilisation à la corruption n'est pas reprise dans un guide pratique spécifique ; elle est évoquée au fur et à mesure des formations à l'éthique et à la déontologie. Lors de la formation initiale des sous-officiers, les risques d'atteinte à la probité ne sont pas, pour l'instant, développés. En revanche, au sein de l'école des officiers, nous avons créé un département d'éthique et de déontologie. Les élèves officiers suivent une formation d'éthique et de déontologie, avec une particularité : nous avons créé un mode de raisonnement éthique (MRE), qui a pour objet d'inviter l'officier formé à réfléchir lui-même aux risques éventuels d'atteinte à la déontologie, notamment à la probité. Il y a bien cependant un module « probité » intégré à la formation destinée aux enquêteurs financiers, une population a priori vulnérable.

Comme le constat que je fais démontre l'existence de quelques failles, il est prévu de développer cette sensibilisation et plusieurs projets sont en cours en ce sens. Le premier est mené dans le cadre du plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2024-2027 ; la gendarmerie crée une formation sur les atteintes à la probité, qui sera accessible à tous les personnels pour rattraper la formation des sous-officiers notamment. Une seconde formation est à l'étude conjointement avec la police nationale et la douane ; on envisage de créer un premier niveau de formation de sensibilisation à la probité ; un deuxième niveau sera ensuite destiné aux officiers de douane judiciaire (ODJ) et aux officiers fiscaux judiciaires du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) ainsi qu'aux officiers de police judiciaire (OPJ) de la gendarmerie et de la police nationale ; et, enfin, il y aura un niveau d'approfondissement.

Troisièmement, il faut porter une attention particulière sur les risques de corruption dans le traitement des sources et l'utilisation des fichiers. Le traitement des sources a été au centre d'importantes controverses - je l'ai constaté en étudiant certains dossiers dont j'ai eu la charge dans le passé -, mais il me semble aujourd'hui parfaitement encadré dans la gendarmerie nationale. Le dispositif existant a été mis en place en 2014. Il s'agit d'une circulaire relative à la gestion des sources humaines du renseignement dans le cadre de l'exercice des missions de police judiciaire. Le dispositif est donc ouvert à certains OPJ, mais pas à tous, puisque la possibilité de traiter une source n'est ouverte qu'aux offices centraux, aux sections de recherche et aux brigades de recherche. L'architecture repose sur cinq niveaux : il y a automatiquement un agent traitant, un officier traitant, un officier contrôleur, puis un contrôle hiérarchique, qui peut être assuré par le commandant de région pour ce qui concerne les sections de recherche, la supervision étant enfin assurée directement par la direction générale de la gendarmerie nationale.

J'en viens à la question du contrôle de l'usage des fichiers. Nous avons la chance, à l'IGGN, de disposer d'un bureau - le bureau de l'audit, de la protection et de la gouvernance des données (BAPGD) - dont le rôle est de s'assurer de l'utilisation conforme des traitements automatisés de données à caractère personnel. C'est ce bureau qui contrôle les traces de connexion du personnel de la gendarmerie. Il le fait soit sur son initiative, soit sur la demande des échelons territoriaux de commandement, soit sur le fondement de réquisitions judiciaires qui nous sont adressées par les services enquêteurs de la police et la gendarmerie. Le BAPGD peut également être sollicité par des services dépendant du ministère des finances - Tracfin, douanes -, du ministère de la justice ou du ministère de la transition écologique. Nous avons également été contactés par l'Agence française anticorruption (AFA) pour partager ce savoir-faire ; la semaine dernière encore, nous étions reçus à l'AFA par le groupe de travail de lutte contre la corruption, afin d'envisager le développement d'un outil permettant de mieux surveiller et contrôler les fichiers, de façon préventive et non plus seulement sur demande.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre, magistrate, directrice, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale. - Je commence en vous présentant rapidement l'inspection générale de la police nationale (IGPN). Dans sa dimension d'enquête, il s'agit d'un service national de police judiciaire spécialisé ; spécialisé, parce qu'il traite des policiers mis en cause ; national, parce qu'il couvre l'ensemble du territoire, avec des délégations d'enquête réparties sur tout le territoire national.

Conformément à une circulaire de 2014 de la chancellerie, nous n'avons à connaître que des affaires revêtant un caractère particulier de gravité ou de complexité ou encore d'affaires ayant un retentissement ou une sensibilité particulière. Ainsi, l'IGPN ne connaît pas, dans sa composante d'enquête - enquête administrative pré-disciplinaire ou enquête judiciaire - l'ensemble des faits impliquant des policiers mis en cause pour manquement au code de déontologie, au code pénal ou au code de la sécurité intérieure.

L'IGPN ne peut pas être réduite à cette seule dimension d'enquête, même si c'est la plus visible, puisque c'est une instance au service de la police nationale, qui a vocation à servir l'ensemble des agents qui composent celle-ci. Nous avons donc coutume de dire que, chez nous, la déontologie doit être considérée comme un facteur de performance. C'est sur ce fondement que nous interagissons avec l'ensemble des directions actives de la police nationale. Cette direction doit servir l'intérêt général, tant de l'institution que des usagers - la population - mais aussi les intérêts de chaque policier à titre individuel.

Elle est composée de trois sous-directions : la sous-direction des enquêtes, dont je viens de parler, la sous-direction des inspections, évaluations et audits, et la sous-direction de l'analyse, du conseil et de la maîtrise des risques. De manière schématique, nos principales missions sont : le contrôle des services ; les enquêtes administratives et judiciaires ; les travaux d'analyse et de réflexion relatifs à la déontologie et à la règle ; le pilotage et la coordination du contrôle interne, destiné à vérifier la robustesse des dispositifs mis en oeuvre ; le conseil et l'accompagnement de services - nous avons au sein même de l'inspection un cabinet de conseil interne composé pour moitié de policiers actifs et pour moitié de contractuels issus de grands cabinets de conseils privés - et une mission transversale concernant l'ensemble des agents de l'IGPN, la formation, car c'est par la formation que doivent infuser les problématiques de déontologie.

Pour ce qui concerne le sujet spécifique qui vous occupe, je souhaite souligner quelques éléments.

Tout d'abord, force est de le constater, les policiers détiennent des prérogatives de puissance publique exorbitantes du droit commun et, par là même - cela semble tautologique, mais il me paraît important de le rappeler -, ils représentent un intérêt pour les organisations criminelles qui auraient identifié les vulnérabilités de tel ou tel agent. Les groupes criminels sont particulièrement intéressés par les informations issues de nos fichiers
- TAJ, FPR, fichier des objets et véhicules signalés (FOVeS), Système d'immatriculation des véhicules (SIV) - et ils sont prêts à corrompre tout policier pour disposer de ces informations. Au-delà de ces fichiers, ces organisations criminelles sont également intéressées par les informations détenues par les services d'investigation : l'avancement d'une procédure, les programmations d'interpellation, de perquisition, avec des précisions sur les lieux, les jours et les heures ; tout cela suscite la convoitise des organisations criminelles.

La nature même des fonctions exercées par les agents et les possibilités de service que leurs missions leur procurent - le contrôle des flux dans les plateformes aéroportuaires, l'accès aux fichiers, le contrôle des débits de boissons, ses établissements de nuit, les bureaux des fourrières, les traitements des sources humaines - accentuent évidemment ces vulnérabilités.

Certains postes sont particulièrement exposés au risque corruptif par leur nature et par la potentielle monétisation d'un pouvoir ou d'un renseignement. Selon nous, une vigilance particulière doit être portée sur : les jeunes agents, en particulier les policiers adjoints ; les agents fragilisés par une situation personnelle particulière - une séparation, un endettement, des difficultés à se loger, une précarité sociale - ; les agents en situation d'isolement administratif dans de petites unités ou géographiquement isolés ; les agents affectés à des unités de police administrative avec un risque corruptif élevé ainsi que les agents affectés dans des services d'investigation en lien avec la criminalité organisée, en particulier les services antistupéfiants, ce qui soulève la question de la longévité dans ces postes.

À l'IGPN, les faits de corruption liés au trafic de stupéfiants peuvent faire l'objet de signalements, de dénonciations, anonymes le plus souvent, ou peuvent être révélés de manière incidente, dans le cadre de procédures spécifiques, comme une sonorisation ou une exploitation de téléphone avec des captures d'écran montrant qu'un policier est corrompu, notamment pour donner des informations contenues dans des fichiers.

Le chef de l'IGGN concluait son propos en faisant allusion à une difficulté à laquelle nous sommes également confrontés : notre incapacité à détecter en amont les utilisations abusives et illicites de fichiers. En effet, quand nous en avons connaissance, c'est soit par l'intermédiaire de procédures incidentes, soit parce que l'on aura détecté une utilisation par hasard. Nous avons donc besoin d'un algorithme, que j'appelle de mes voeux depuis des mois et sur lequel nous travaillons dans deux directions : en interne, au sein de la police nationale avec les services techniques dédiés, et en lien avec l'Agence française anticorruption. En effet, force est de le constater - et votre commission d'enquête en témoigne - la problématique corruptive dépasse très largement les frontières du ministère de l'intérieur et des outre-mer ; ces discussions, je les ai avec les douanes, avec Bercy ou encore avec l'administration pénitentiaire. Par conséquent, profitons des moyens techniques de l'intelligence artificielle pour gagner en efficacité sur la détection massive de ces consultations illicites de fichiers.

La détection des vulnérabilités doit évidemment relever en premier lieu du pouvoir hiérarchique - nous insistons sur ce point dans nos formations - afin de protéger le policier susceptible d'être corrompu.

Il apparaît que, souvent, les agents soumis au phénomène de corruption n'ont pas le sentiment de participer à une criminalité organisée. Ils vendent des informations, d'ailleurs généralement sans avoir de contact avec la personne qui les corrompt, via le Darknet et avec une facilité assez déconcertante, pour des sommes qui peuvent paraître modiques. C'est pour cela que nous sommes convaincus que nombre d'entre eux n'ont pas conscience de participer à de la criminalité organisée en vendant depuis leur canapé, avec la facilité qui caractérise les réseaux sociaux, des fichiers, des informations utiles aux personnes impliquées dans le trafic de stupéfiants.

Le risque corruptif est pris en compte par toutes les composantes de l'IGPN : la composante « enquête », bien évidemment, mais aussi le cabinet de l'analyse de la déontologie et de la règle, puisque ce risque est intégré à l'ensemble de nos sessions de formation à la déontologie. La vague importante de recrutement de gardiens de la paix et de policiers adjoints a exigé la mise en place d'un nouveau système de formation consacré à la déontologie, avec des exemples concrets, en particulier sur le risque corruptif de haute et de basse intensité, en présentant des problématiques de comportement criminel, de prise illégale d'intérêt et de consultation illégale de fichiers. Cette formation est dispensée de manière identique à l'ensemble des policiers adjoints et des gardiens de la paix, lesquels sont une cible prioritaire des personnes souhaitant corrompre des agents de la police nationale.

Cette formation à la déontologie n'est pas notre seul outil de lutte contre le phénomène corruptif, puisque, dans le cadre de nos travaux d'amélioration de la maîtrise des risques, nous avons fait en sorte que le risque d'atteinte à la probité soit considéré comme un risque à part entière pour tous les grades, qu'il se distingue d'autres risques. Auparavant, ce risque était regroupé au sein du risque global d'atteinte à la déontologie ; cela nous semblait insuffisant.

Nous travaillons également sur les atteintes à la corruption au travers de nos travaux d'inspection et d'audit, par lesquels nous identifions les fragilités et les vulnérabilités d'un service. Par ailleurs, du point de vue du contrôle interne, nous insistons fortement sur la lutte contre la corruption.

Enfin, nous promouvons certains éléments dans le cadre du plan national pluriannuel de lutte contre la corruption, en particulier dans le cadre des travaux du Groupe d'États contre la corruption (Greco) du Conseil de l'Europe, afin de renforcer le code de déontologie commun à la gendarmerie et à la police nationale. L'objectif est que la probité et le non-cumul d'activités apparaissent de manière explicite. C'est dans toutes ces composantes, tant en interne, au sein de l'institution de la police nationale, que dans nos interactions avec le Greco, au sein du Conseil de l'Europe, que nous pourrons mener une lutte aussi efficace que possible, afin que ce phénomène de corruption non seulement ne soit pas tu, mais soit détecté le plus en amont possible.

Mme Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects. - Je pourrais répéter tout ce qui vient d'être dit et le prendre à mon compte. Il est intéressant d'observer qu'il existe, au même moment, une prise de conscience du risque de corruption au sein des différents services, qui prennent ensuite des mesures semblables ; on ne peut que s'en réjouir.

À l'inspection des services de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), deux fonctions principales sont exercées : l'audit interne et l'inspection proprement dite. Ces deux activités se rejoignent pour contribuer à l'amélioration et à la régularité du fonctionnement des services.

L'audit interne étudie les processus opérationnels sur la base des risques, y compris de corruption, pour aboutir à des recommandations visant à sécuriser ces processus et à en renforcer la performance.

Quant au pôle de l'inspection, il est important de rappeler qu'il exerce ses activités dans le seul champ de l'enquête administrative. Le rôle de nos inspecteurs est d'identifier et de qualifier les manquements aux règles déontologiques. Le plus souvent, ces enquêtes administratives sont conduites dans un cadre pré-disciplinaire.

La douane a une caractéristique importante par rapport au phénomène que vous étudiez ici : elle est l'administration de la frontière et de la marchandise. Cela fait sa singularité et cela dit beaucoup de la fonction fondamentalement régalienne de son intervention sur le contrôle des marchandises. Dès lors que des marchandises franchissent une frontière ou circulent sur le territoire national, la douane intervient pour contrôler, taxer ou intercepter les marchandises, quand celles-ci sont irrégulières. Nous avons des agents en contact direct et constant avec la marchandise et ils sont très souvent des intervenants de la chaîne logistique internationale. Cela leur confère une situation singulière dans l'observation et la détection des flux possiblement irréguliers.

C'est d'ailleurs dans le cadre d'un audit que la question de l'exposition des douaniers aux phénomènes corruptifs a été étudiée : l'an dernier, au début de l'année 2023 - M. Senèze, chef du pôle audit de l'inspection générale des finances (IGF) vous l'a indiqué hier lors de son audition -, un audit conjoint de l'inspection des services de la douane et de l'IGF a été conduit sur la prévention de la corruption des douaniers sur les grandes plateformes. Pourquoi une telle approche ? En 2022, la directrice générale des douanes a été alertée de la pression croissante exercée par les organisations criminelles sur les grands ports du nord de l'Europe, notamment Anvers et Rotterdam. C'est normal, si j'ose dire, Rotterdam traite cinq fois plus de conteneurs que le Havre, mais le volume ne suffit pas à expliquer le phénomène. En effet, tant à Rotterdam qu'à Anvers, des actions rigoureuses ont été engagées début 2023 pour lutter contre le phénomène de corruption. Ce que l'on pouvait, et que l'on peut toujours, craindre, c'est le déport des flux de marchandises vers les ports proches de Dunkerque et du Havre. D'où la décision de diligenter un audit conjoint sur la prévention de la corruption sur les grandes plateformes.

Comment cet audit a-t-il été conduit ? À défaut de multiples cas de corruption - ils sont très rares, extrêmement rares, même, dans la douane -, l'audit a procédé à une analyse systémique du phénomène au sein de la douane, en employant la méthode habituelle de l'audit : quels sont les risques théoriques ? quelles sont les couvertures destinées à minimiser les risques ? quels sont les risques résiduels ? Cet audit a conclu que la douane présentait une certaine fragilité systémique : on n'a pas mis en place toutes les barrières théoriques permettant d'être le premier rempart dans la prévention de la corruption. En particulier, on s'est rendu compte, comme les autres services, que la corruption n'était pas identifiée en tant que telle dans la cartographie des risques, qu'elle était incluse dans la déontologie, ce qui nous a semblé insuffisant, car il faut réserver un traitement spécifique à ce phénomène. Il a en outre été observé que la chaîne hiérarchique n'était peut-être pas suffisamment mobilisée sur le sujet.

À partir de ces constats, la mission a recommandé trois séries de mesures. Sans surprise, celles-ci concernent le renforcement de la culture anticorruption, la capitalisation sur l'organisation du travail - l'organisation du travail en soi peut servir à prévenir des situations de corruption - et la détection et le traitement des suspicions.

Pour ce qui se rapporte au renforcement de la culture anticorruption, les axes sont les mêmes que ceux qui ont été présentés précédemment : identifier la corruption dans le dispositif de maîtrise des risques, faire beaucoup de formation - initiale et continue -, avec des guides et des illustrations. Il faut que le thème de la corruption s'installe dans nos services, il faut en parler, que ce soit visible, pour mieux prévenir la survenue de comportements de corruption. Il faut également communiquer sur les sanctions disciplinaires en cas de corruption. C'est très rare, parce qu'il n'y en a pas, mais, de manière générale, à bas bruit, il faut parler des comportements irréguliers des agents publics.

Deuxième série de mesures : renforcer la prévention par les méthodes de travail. Il s'agit de ce que j'appelle des mesures in design, directement incluses dans les processus de travail. Dès lors qu'il est prévu dans les procédures qu'un douanier n'intervient jamais seul, on met déjà à distance la possibilité d'un schéma de corruption. Les douaniers chargés du dédouanement ou les douaniers en uniforme chargés du flux de personnes et de marchandises doivent toujours être au moins deux ou trois : deux dans le cas du dédouanement, pour garantir la validité juridique des procédures et des constats ; trois dans le cas des équipes de contrôle en uniforme, pour des raisons de sécurité. On peut également organiser l'imprévisibilité des contrôles : les agents ne doivent pas savoir à quel moment ils seront à tel ou tel endroit. Grâce à la rotation des services, la hiérarchie peut organiser cette imprévisibilité, sans bouleverser, bien sûr, le fonctionnement de ces équipes. La rotation des agents a également été recommandée, de même que le contrôle de l'accès aux installations, surtout dans les grandes plateformes : il faut veiller à ce que les agents des douanes accèdent aux espaces qui leur sont juridiquement autorisés et seulement à ceux-ci. Nous avons en outre constaté, comme les autres inspections, la vulnérabilité des habilitations informatiques, un sujet assez complexe. Il faut en outre développer la politique de criblage.

Troisième série de mesures : l'amélioration de la détection et de la gestion des suspicions. Il serait à cet égard intéressant de donner un second souffle au dispositif d'alerte. En effet, la prévention de la corruption comprend une dimension sociologique. Les agents fonctionnent en équipe et cette communauté de travail, très riche, reste souvent silencieuse. Quand un incident se produit, il n'est pas rare d'entendre « On savait » ; il faudrait passer à « Je sais » et à « Je dis ». Pour cela, nous devons protéger la personne qui aura osé prendre la parole, afin que cela ne lui soit pas nuisible au sein du service. De nouveaux dispositifs existent en interne, avec notamment les lanceurs d'alerte. Il faut développer ces options.

En outre, les partenariats sont particulièrement importants pour les douanes qui, sur les grandes plateformes portuaires ou aéroportuaires, sont en contact avec tous les opérateurs privés ou publics qui interviennent dans ces espaces très limités. Les coopérations existent, par voie de protocoles ou de contacts organisés et réguliers, mais il faut continuer de les développer, car c'est ainsi que l'on pourra capitaliser et mieux utiliser l'information disponible.

Ainsi, l'Organisation mondiale des douanes, qui rassemble 180 États, a monté une opération internationale réunissant des compagnies maritimes et des services des douanes pour étudier les possibilités de renforcer leur coopération afin de lutter contre la corruption et l'infiltration des organisations criminelles dans les chaînes logistiques. Certaines organisations maritimes sont très préoccupées par la protection des conteneurs et par la sécurisation des scellés. Les enjeux pour elles sont commerciaux et économiques, de sorte qu'elles n'hésitent pas à installer des dispositifs technologiques pour identifier des ouvertures et sécuriser les scellés. À ce titre, une coopération avec les acteurs du commerce international apparaît intéressante.

Enfin, la protection fonctionnelle, qui existe déjà, doit faire l'objet de la plus grande attention : les agents qui font remonter des observations de corruption doivent avoir l'assurance d'être protégés par leur administration.

En conclusion, pour ce qui est des douanes, je dirais que nous sommes particulièrement attentifs aux aspects qui concernent la coopération et la vie des communautés de travail, autant d'éléments qui peuvent être exploités pour prévenir la corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous détailler le contenu des formations déontologiques ? Existe-t-il des supports écrits que vous pourriez nous transmettre ? La question éthique nous intéresse particulièrement.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Au cours des derniers mois, nous avons revu le module de formation de trois heures que nous dispensons aux policiers adjoints et aux gardiens de la paix. Nous souhaitons, en effet, que la déontologie ne soit pas perçue comme un simple corpus de règles mais comme l'adhésion aux valeurs de l'institution. Cela vaut pour la vie personnelle comme professionnelle. Par exemple, dans sa vie personnelle, il est inenvisageable qu'un policier consomme des produits stupéfiants, commette des faits de violence intrafamiliale ou bien se livre à de petits arrangements pour rendre service à tel ou tel. La même déontologie s'applique a fortiori dans la vie professionnelle. Nous essayons de sensibiliser chacun aux manquements au code de la déontologie - 22 thématiques et 68 manquements -, via des supports vidéo fournissant des exemples pratiques pour identifier les risques éventuels et déterminer les réactions appropriées pour y faire face.

M. Jean-Michel Gentil. - La formation initiale des sous-officiers de gendarmerie comprend un cours d'éthique et de déontologie, sous la forme d'un module de vingt-deux heures, qui ne prévoit toutefois rien de spécifique sur les atteintes à la probité. Nous sommes en train d'y remédier.

L'enseignement se fonde sur le code de la déontologie commun à la police et à la gendarmerie ainsi sur les dispositions spécifiques prévues pour la gendarmerie. Il s'agit de rappeler la définition des manquements et de présenter aux officiers et aux sous-officiers, à partir de supports vidéo, des faits dont a eu connaissance l'IGNN. Les situations sont anonymisées et on leur demande d'y réagir. L'intervention de personnes extérieures est également prévue, dont la Défenseure de droits. J'ai moi-même eu l'occasion d'intervenir en tant que référent déontologue de la gendarmerie nationale.

L'école des officiers de gendarmerie de Melun dispose d'un département spécifique, au sein duquel une méthode de raisonnement éthique (MRE) spécifique a été développée : il s'agit d'inviter l'officier à s'interroger lui-même sur l'attitude à avoir dans certaines situations difficiles auxquelles il risque d'être confronté. Le principe d'interaction est particulièrement intéressant dans cette méthode.

Des formations thématiques existent aussi, dans le cadre de la formation continue, notamment sur les atteintes à la probité. Elles concernent surtout les enquêteurs financiers, qui présentent davantage de vulnérabilités.

Mme Christine Dubois. - Au sein de la douane, la formation est un vecteur important pour renforcer la prévention de la corruption. Des travaux sont engagés pour inclure un module consacré au risque corruptif dans la formation initiale de nos deux écoles, ainsi que dans la formation continue, selon une approche très pratique qui prévoit des mécanismes d'autoévaluation, des cas pratiques et des mises en situation. Il s'agit de faire prendre conscience aux agents des formes que peut prendre le risque éventuel de corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez tous mentionné le principe d'autosurveillance qui s'exerce dès lors que l'on travaille en équipe. En cas de dérive ou de soupçon de dérive, comment procède-t-on ? Y a-t-il un référent que l'on peut alerter ? Existe-t-il un dispositif spécifique ou bien faut-il obligatoirement en référer à la hiérarchie ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Les phénomènes corruptifs peuvent revêtir des formes très différentes. Il y a la corruption au sens strict du code pénal, la violation du secret professionnel, l'infraction de faux ou bien d'autres types de manquements, comme le vol.

En ce qui concerne l'IGPN, nous disposons d'une plateforme de signalement des usagers. Force est de constater que c'est par ce biais que nous avons pu avoir connaissance de certains phénomènes corruptifs dans les services. Ces signalements peuvent être anonymes ainsi que transmis par des policiers. Cela peut aussi passer par le signalement de transactions illicites par les usagers d'un réseau social, sur la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).

En outre, nous renforçons la maîtrise des risques grâce à un autocontrôle permanent, car il est difficile pour la chaîne hiérarchique de détecter les phénomènes corruptifs. Dans ce cadre, il nous semble important de considérer tous les signaux faibles comme autant de facteurs à risque à faire remonter. La remontée des soupçons est donc pluri-vectorielle.

M. Jean-Michel Gentil. - La gendarmerie nationale utilise les mêmes dispositifs que ceux que vient de décrire ma collègue. La plateforme de signalement externe est de plus en plus utilisée et il arrive que l'on puisse ainsi identifier une suspicion de corruption. Toutefois, sur les 3 000 signalements que nous recevons chaque année, rares sont ceux qui concernent la corruption.

La chaîne hiérarchique n'est pas toujours la première informée. D'où l'importance de développer des systèmes de détection, même s'ils restent très délicats à mettre en oeuvre en matière de corruption.

Enfin, le casernement est une protection importante pour les familles et pour le personnel. En effet, il préserve d'une intrusion extérieure et le regard de l'autre, toujours présent, permet de détecter des éléments suspects - train de vie excessif, allées et venues ou fréquentations suspectes - et de les faire remonter à la hiérarchie, puis à l'inspection.

M. Laurent Burgoa. - En cas de corruption de fonctionnaires, une sanction pénale s'exerce, mais qu'en est-il de la sanction administrative ? Quel type de mesure disciplinaire prenez-vous ? Faut-il attendre la réponse pénale ou pouvez-vous prendre des sanctions provisoires avant qu'elle intervienne ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. L'IGPN n'a qu'un pouvoir de proposition de sanction. Nos prérogatives s'arrêtent là. Dans le cadre des enquêtes administratives pré-disciplinaires, nous devons établir la matérialité des faits, déterminer s'il y a des manquements au code de la déontologie et in fine proposer des poursuites disciplinaires, qu'il s'agisse d'une sanction du premier groupe ou d'un passage en conseil de discipline. L'inspection générale n'a ensuite plus aucun pouvoir en matière de sanction, même si elle reste concernée par le dossier puisqu'elle a procédé à l'enquête administrative pré-disciplinaire. L'efficacité du contrôle et la légitimité de la police nationale se trouveraient renforcées si l'inspection générale avait la capacité d'un suivi disciplinaire resserré.

Le pénal ne tient pas le disciplinaire. En effet, au titre du devoir de réaction de l'administration, l'institution est attendue sur l'enquête administrative pré-disciplinaire et il peut tout à fait y avoir prononcé et notification de la sanction à l'agent mis en cause sans que la procédure pénale soit parvenue à son terme.

M. Laurent Burgoa. - Un agent peut donc être soumis à une sanction disciplinaire, puis être relaxé au pénal ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Oui, car il faut distinguer d'un côté le code de la déontologie, et de l'autre le code pénal, dont les éléments constitutifs sont par définition différents. D'ailleurs, très souvent, les magistrats instructeurs, dans le cadre des commissions rogatoires, nous demandent quelle sanction disciplinaire a été prononcée. Le fait que la sanction disciplinaire tarde à être prononcée, sauf raison particulière le justifiant, n'est bon ni pour l'institution ni pour l'agent mis en cause.

M. Jean-Michel Gentil. - L'IGGN n'est pas non plus autorité de sanction et se contente de conduire les enquêtes administratives.

Dès lors qu'il y a corruption, il y a infraction pénale, de sorte qu'il nous revient de saisir le procureur de la République sur le fondement de l'article 40 du code pénal. Si celui-ci juge bon que nous attendions les résultats de l'enquête judiciaire, celle-ci primera. Toutefois, rien n'empêche que, en accord avec le procureur de la République, nous travaillions sur le fait générateur de la corruption, qui peut par exemple être le mésusage des fichiers. Dès lors que le manquement est clairement identifié, nous pouvons intervenir et clôturer l'enquête administrative, et l'autorité pourra prendre des sanctions indépendamment de l'enquête judiciaire.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Le Greco a souligné la difficulté induite par la possibilité donnée à l'administration de disposer d'éléments relevant du judiciaire, telle qu'elle est aujourd'hui prévue à l'article 11-2 du code de procédure pénale.

En effet, en l'état actuel du droit, cette possibilité ne vaut qu'en cas de poursuite, donc de renvoi devant le tribunal correctionnel ou de mise en examen. En l'absence de poursuite, compte tenu des pouvoirs limités dont nous disposons dans le cadre de l'enquête administrative - nous n'avons pas de pouvoir de coercition ou de perquisition - le déroulé de celle-ci peut être compliqué.

En revanche, dès lors qu'il y a poursuite, la communication immédiate des éléments relevant du judiciaire permet à l'administration de mettre en oeuvre le suivi disciplinaire.

Mme Christine Dubois. - La DGDDI ne fait pas autrement. En effet, nous sommes formés en grande partie par l'IGPN et nous appliquons ses directives avec scrupule et efficacité.

M. Guy Benarroche- Nous pouvons constater que vos trois inspections ont sérieusement pris en compte le phénomène du risque corruptif. Toutefois, que représente-t-il exactement ? Le nombre de dossiers traités et de sanctions prises a-t-il évolué dans chacune de vos administrations ? Quelle part est directement liée au narcotrafic ?

En dehors de la corruption avérée qui donnera lieu à des sanctions pénales ou disciplinaires, que représentent les tentatives de corruption ? En effet, la pression est constante dans la chaîne du narcotrafic. Avez-vous détecté beaucoup de tentatives de corruption ? Comment les traitez-vous et comment les prenez-vous en compte dans les formations que vous dispensez ?

Enfin, que représentent les formations sur la prévention du phénomène corruptif par rapport au budget total de formation dont disposent vos administrations ? Quel est le volume horaire de ces formations par rapport au total des formations ?

M. Jean-Michel Gentil. - Aucun fait avéré de corruption n'a été constaté dans la gendarmerie nationale, et cela depuis plusieurs années. Nous ne devons pas pour autant ignorer le phénomène et nous le prenons en compte.

En effet, les organisations criminelles de trafiquants de stupéfiants disposent d'une capacité financière colossale. Or, les forces de police et de gendarmerie ont plus facilement accès aux fichiers qu'auparavant, notamment grâce au téléphone dit « NEO » (nouvel équipement opérationnel), mis en place pour garantir la sécurité et l'efficacité des contrôles auxquels elles procèdent. Elles disposent ainsi d'informations auxquelles elles n'avaient jusqu'alors pas forcément accès. Il y a donc un risque évident que des personnes qui détiennent des moyens financiers ou des moyens de pression considérables puissent éventuellement « tamponner », comme on dit, tel ou tel membre des forces de sécurité intérieure pour obtenir une information qui leur sera utile. Toutefois, ce phénomène est difficile à quantifier ; la corruption est un délit occulte et la tentative de corruption l'est encore plus. Nous n'avons donc pas la possibilité de les détecter. C'est la raison pour laquelle nous travaillons à développer des mesures de prévention et de détection à travers la formation. Nous mettons également en place des outils qui permettront, avec l'aide de l'intelligence artificielle, de mieux contrôler l'utilisation des fichiers.

Pour l'instant, les faits de mésusage des fichiers qui remontent jusqu'à l'IGGN ne laissent apparaître aucun fait de corruption. Ils relèvent le plus souvent de la sphère familiale, par exemple lorsqu'il s'agit de vérifier les antécédents d'un nouveau conjoint ou de s'assurer que l'assistant maternel que l'on s'apprête à embaucher présente toutes les garanties nécessaires.

La corruption est sans doute le délit le plus difficile à mettre en évidence et, très souvent, nous n'en avons connaissance que de manière incidente, par des écoutes téléphoniques périphériques ou par des insonorisations dans des dossiers de trafic qui permettent l'utilisation de ces moyens spécifiques d'enquête. L'axe privilégié est donc celui de la formation, que ce soit au sein de la gendarmerie nationale, de la police nationale ou des douanes. Des fiches alertes sont réalisées en cas de détection d'un événement, et peuvent être diffusées à l'ensemble des personnels pour faire savoir que nous sommes intervenus à l'occasion de tel ou tel fait.

Mme Agnès Thibaut-Lecuivre. - Les cas de corruption au sens strict du code pénal sont bien moins nombreux que ceux de violation du secret professionnel, de consultation illégale de fichiers, d'usage de faux ou bien de vol.

En 2022, sur plus d'un millier de saisines judiciaires, la moitié concernait des problématiques d'usage de la force. Viennent ensuite les problèmes de consultation illégale de fichiers, d'usage de faux, de vol, de violation du secret professionnel et enfin de corruption. Le volume des faits en matière de phénomène corruptif reste donc limité. Toutefois, il serait présomptueux de considérer que nous avons connaissance de l'ensemble du phénomène.

Ma réponse reste sans doute peu satisfaisante. Quoi qu'il en soit, il serait faux de dire que la moitié des phénomènes contentieux concerne des faits de corruption, car ce n'est pas le cas.

Les directeurs des services actifs de la police nationale partagent néanmoins une même inquiétude quant à l'existence d'un risque corruptif, d'où leur volonté de développer l'autocontrôle et la formation. Celle que je vous ai présentée concerne uniquement la police nationale. Elle inclut une part de déontologie, qui ne peut pas se quantifier en nombre d'heures, car la déontologie doit être présente dans toutes les strates de la formation. D'où les interventions de la Défenseure des droits, de chercheurs ou de sociologues que nous invitons.

De plus, nous utilisons dans nos trois administrations des fiches alertes que nous placardons dans les vestiaires, par exemple. Certaines d'entre elles portent sur l'usage des fichiers, sur l'utilisation des réseaux sociaux ou sur l'usage des armes. L'idée est d'utiliser des vecteurs adaptés pour déclencher une prise de conscience forte sur la nécessité d'appréhender le phénomène de corruption, même s'il n'est pas question de jouer les Cassandre.

Mme Christine Dubois. - En ce qui concerne la douane, le nombre de cas avérés est extrêmement faible. Il n'y en a eu qu'un seul récemment, dans une démarche isolée.

Les mesures de prévention sont essentielles, car qu'y a-t-il de plus infamant pour une administration que d'être soumise à la corruption ? C'est la négation de nos valeurs les plus louables.

Pour éviter que cela n'arrive, nous utilisons non seulement des fiches alertes, mais nous menons aussi, depuis le début de l'année, une campagne sur l'intranet de nos services pour rappeler, chaque mois, une mesure déontologique particulière. Nous favorisons ainsi la prise de conscience et le partage d'une même culture éthique réaffirmée au sein de l'administration.

M. Jérôme Durain, président. - Lorsque nous avons commencé nos travaux, nous n'avions que quelques informations sur un possible risque de corruption. Plus nous avançons dans nos travaux, plus le sujet devient prégnant. La situation des pays voisins laisse à penser que le phénomène pourrait être assez massif. Or, d'après les échanges que nous venons d'avoir, il y aurait un risque, mais pas de faits, ou bien très peu. Avons-nous exagéré la perception d'un risque majeur ou bien faut-il considérer que les capteurs ne sont pas assez opérationnels ?

En outre, ne devrions-nous pas envisager la situation dans une dimension plus systémique, en prenant en compte notamment la baisse de niveau pour les recrutements, la diminution du temps de formation dans la police, ou bien encore l'existence de situations professionnelles critiques qu'il faudrait revoir, comme la gestion des informateurs ? Certes, la gestion des cadres existe et vous veillez à développer la formation, mais il faudrait sans doute aussi étudier et interroger l'ensemble de vos missions, les conditions dans lesquelles elles sont exercées et la commande qui vous est passée.

La consultation des fichiers est un autre sujet sur lequel il conviendrait de réfléchir, car plus on développe les moyens de consulter les fichiers, plus le risque de corruption augmente.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Je ne dis pas que les faits de corruption sont inexistants et je ne suis pas certaine que nous les voyions tous.

Il est certain que les nouveaux moyens technologiques, même s'ils apportent des bénéfices réels à la qualité du service public de la sécurité, peuvent aussi faciliter des consultations illégales pour lesquelles certains policiers n'auront même pas conscience de participer à une corruption. En 2024, les sanctuaires n'existent plus et nous sommes tous soumis à ce phénomène.

Certes, il faudrait aborder le problème de manière systémique. À cet égard, les échanges que nous avons avec d'autres administrations sous l'égide de l'Agence française anticorruption sont éclairants. Par exemple, l'administration pénitentiaire détecte les mêmes problématiques de vulnérabilité que nous. Sans avoir une vision noire de l'institution, on ne peut pas nier qu'un risque existe, d'autant que le phénomène a été constaté chez nos partenaires européens. Les échanges que nous avons avec eux doivent nous éclairer et nous alerter pour appréhender au mieux la situation.

La presse a mentionné l'interpellation récente d'un policier à Orly ; je précise que nous n'avons pas eu à connaître de cette procédure. La presse a également révélé qu'une dizaine de policiers adjoints avaient été mis en cause en outre-mer sur une problématique de stupéfiants. Par conséquent, la problématique existe, mais elle reste très difficile à quantifier. Chaque agent de la police nationale doit avoir pleinement conscience que nous avons en tête ce risque, collectivement. Pour aider l'institution à l'éviter, il faut mieux l'appréhender, le dénoncer et le faire connaître.

M. Jean-Michel Gentil. - Il ne s'agit pas de dire que nous ne sommes pas sensibles au risque de corruption, bien au contraire. Pour ce qui est des manquements constatés, nous sommes quasiment à zéro, mais pas complètement. Ainsi, la semaine dernière, une enquête judiciaire a été ouverte contre un agent de la gendarmerie pour corruption liée à l'usage des fichiers. Le fait a été détecté de façon incidente.

Aux Pays-Bas et en Belgique, la détection des faits de corruption a été rendue possible par la consultation ou l'exploitation de fichiers cryptés, ce qui n'est pas toujours aisé au regard de la législation française. Certes, nous pourrions progresser en matière de détection, mais il est également souhaitable que nous puissions avoir la possibilité de contrôler les fichiers autrement que sur réquisition, dans une démarche de prévention.

Le phénomène de corruption existe probablement au sein de nos administrations. Toutefois, nous commençons seulement à avoir connaissance de faits avérés grâce à des détections incidentes. L'essentiel pour nous est de travailler sur la maîtrise du risque. En effet, le rôle des inspections est de sanctionner les manquements lorsqu'ils sont révélés mais aussi de travailler sur la maîtrise du risque. Nous ne faisons que ce que nous pouvons faire.

Mme Christine Dubois. - Cette approche systémique a guidé la mise en oeuvre de l'audit. En effet, nous n'avions pas suffisamment de cas pour faire une analyse de ces dysfonctionnements. Nous sommes donc partis des risques possibles pour identifier les mesures susceptibles de faciliter la mise en oeuvre de mauvaises intentions. L'idée était de déranger ces intentions coupables en verrouillant tous les dispositifs concernés, par exemple l'organisation du travail, la communication, la visibilité ou l'information, soit autant de champs où l'on peut intervenir pour favoriser des conduites intègres et éviter la corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez dit en substance que le niveau d'éthique se réaffirmait. Ne doit-on pas considérer que, au fil du temps, le relativisme, la diminution de l'autorité, y compris au sein de la hiérarchie, la permissivité, par exemple en matière de consommation de drogue, désormais répandue dans toutes les couches de la société, ont favorisé le développement du narcotrafic ? Dès lors, nous réagissons parce que nous prenons conscience tardivement de la puissance de la corruption qui s'exerce. Peut-être n'avions-nous pas pris la mesure du phénomène durant les vingt dernières années ?

Mme Christine Dubois. - Ce que je voulais souligner, c'était la nécessité de réaffirmer sans cesse par des mots ce qui constitue un comportement éthique. Sans doute rappelle-t-on à intervalles trop espacés les mesures de la charte éthique, alors qu'il faudrait que celle-ci soit constamment présente dans les services.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Gentil, cette prise de conscience n'est peut-être pas tardive, mais elle est indispensable compte tenu de ce que l'on voit dans les pays voisins. Considérez-vous qu'elle soit réelle, aujourd'hui ?

M. Jean-Michel Gentil. - Dans les années 2000, on considérait qu'il n'y avait pas de criminalité organisée en France ! Nous étions quelques-uns à dire que le problème existait, de sorte que des juridictions spécialisées ont été créées et que la législation a été modifiée pour intégrer des outils que nous n'avions pas. Peut-être que nous nous trouvons aujourd'hui dans la même situation concernant la corruption. Celle-ci existe à l'étranger et il y en a sans doute aussi en France, d'où la nécessité de nous doter d'outils qui nous permettront de la détecter et d'influer sur la porosité qui caractérise certaines générations. C'est dans cette perspective que nous développons la formation et que nous réfléchissons à modifier les critères du recrutement. Nous cherchons à quantifier le risque de manière à pouvoir y répondre. Je puis vous assurer que nous sommes vigilants et attentifs aux nouveaux codes d'une génération, qui fonctionne peut-être différemment que par le passé.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions pour la qualité de ces échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Roberto Saviano, journaliste, auteur du livre intitulé
Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne (en téléconférence)

LUNDI 26 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous nous entretenons cet après-midi en téléconférence avec M. Roberto Saviano, auteur des livres Gomorra : Dans l'empire de la Camorra, et Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne.

M. Roberto Saviano, journaliste, auteur du livre intitulé Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne. - La question du narcotrafic est l'un des thèmes les plus ignorés dans le débat public international. L'Europe est pourtant traversée par les capitaux du narcotrafic et par la présence militaire des groupes mafieux, le narcotrafic étant en quelque sorte la « levure » qui permet à ces derniers d'accélérer leurs profits.

Les organisations criminelles complexes que sont les mafias sont très différentes des organisations criminelles ordinaires, telles que les gangs. Le criminel ordinaire, ou commun, agit en effet pour gagner de l'argent, tandis que le mafieux agit pour commander. L'objectif des organisations mafieuses est le pouvoir sous ses différents aspects : politique, économique, territorial.

Si l'on investit 1 000 euros dans des actions, par exemple Apple, on peut escompter récupérer 1 100, voire 1 200 euros au bout d'un an, tandis que 1 000 euros investis dans le marché de la cocaïne rapporteront, selon les autorités de lutte contre la mafia en Italie, 182 000 euros au bout d'un an. Autrement dit, 5 000 euros investis dans le marché de la cocaïne rapportent près de 1 million d'euros. Si ce marché est réservé à une poignée de happy few, nombreux sont ceux qui tentent de changer de vie en investissant 5 000 euros. Le monde politique ne se rend pas compte que ce que l'on propose à un jeune de la banlieue de Naples, d'Athènes, de Sofia, de Belgrade ou de Varsovie qui veut sortir de la misère est beaucoup moins attrayant.

La France étant très touchée par le narcotrafic, il est incroyable qu'aucune formation politique n'ait fait de ce thème son cheval de bataille prioritaire.

Toute l'Afrique qui a été colonisée par la France est depuis de longues années au centre des trafics. La cocaïne provient d'Amérique du Sud, les grands producteurs étant situés au Pérou, en Colombie et en Bolivie, d'où elle est envoyée en Afrique équatoriale. Elle transite ensuite par le Mali jusqu'aux côtes du Maghreb, d'où elle est expédiée dans différents grands ports - Vado Ligure en Italie, Rotterdam, Hambourg ou les ports anglais.

Si les ports européens sont des gruyères, c'est moins en raison de la corruption, qui existe mais n'atteint pas le niveau des ports sud-américains ou asiatiques, où elle est massive, que des procédures de dédouanement rapides, qui laissent moins de temps aux contrôles.

Comment expliquer la demande gigantesque de cocaïne ? Dans les démocraties occidentales, cette question est hélas ! ignorée du débat démocratique. Jusqu'aux années 1980-1990, la cocaïne était réservée aux riches. Aujourd'hui, cette drogue est consommée par toutes les classes sociales, même s'il va de soi qu'elle est de meilleure qualité quand on y met le prix.

Les grandes organisations criminelles françaises sont les organisations criminelles corses qui ont un code d'affiliation et de structuration interne très complexe que l'on peut comparer aux mafias les plus anciennes du monde, à savoir les mafias italiennes. Aucun affilié mafieux corse n'est chargé de la distribution sur le territoire, celle-ci étant confiée aux organisations maghrébines. En France, l'organisation la plus importante est tunisienne. Elle regroupe plusieurs familles qui entretiennent d'excellents rapports avec des groupes maliens et gambiens et de très mauvaises relations avec les groupes nigériens et marocains.

Les mauvaises relations entre les Marocains et les Tunisiens expliquent du reste la position dominante de la mafia marocaine, dite Mocro Maffia, aux Pays-Bas, car celle-ci est parvenue à conquérir Marseille, qui lui donne une base. L'hégémonie de cette organisation est telle qu'elle a mis en danger les institutions néerlandaises. Il y a trois ans, un journaliste de l'un des plus grands titres néerlandais a été éliminé en plein centre-ville lors d'un attentat à la bombe commandité par la mafia marocaine.

Quant à la Suède, elle est le pays européen qui compte le nombre le plus élevé de morts dans le cadre du narcotrafic.

Tout cela est passé sous silence. La presse évoque ces faits sous l'angle de guerres entre clans, mais jamais sous celui de l'économie considérable, que l'on peut comparer à celle du pétrole, qu'emporte le narcotrafic. Le débat public se concentre sur les problèmes de sécurité et d'immigration, sans jamais s'attarder sur la quantité considérable d'argent en liquide qui est injectée dans la société européenne. Or si des clans maghrébins s'entretuent en France, si des clans slaves et moyen-orientaux s'entretuent en Suède, c'est parce que l'économie locale est poreuse, c'est-à-dire qu'elle permet que cet argent soit réinjecté dans l'économie légale. Sans la complicité du système économique et financier dans tous les pays européens, il n'y aurait pas les organisations criminelles.

L'argent de la Mocro Maffia hollandaise est par exemple blanchi dans les Caraïbes hollandaises. Aux côtés du Luxembourg, du Liechtenstein et d'Andorre, Londres est la capitale mondiale du blanchiment d'argent sale. Les organisations criminelles utilisent ces espaces pour cacher, protéger et activer leurs capitaux.

Sans une police antimafia européenne qui soit en mesure d'enquêter sur le système financier, on ne pourra pas s'attaquer à ce pouvoir criminel.

Au-delà des opérations de police, les politiques de légalisation sont le seul moyen d'interrompre ce trafic. Les drogues légères, qui seraient seules concernées - car il serait impensable de légaliser toutes les drogues -, pèsent pour 40 % des revenus des mafias italiennes. Cela provoquerait évidemment une crise, mais l'exemple de la cigarette montre qu'avec des politiques nationales strictes, la contrebande peut être éliminée. Les États-Unis, l'Uruguay, et désormais l'Allemagne l'ont fait.

Il faut distinguer la libéralisation, qui permet que la drogue soit vendue et consommée dans certains lieux et que les producteurs ne soient plus poursuivis pénalement, de la légalisation, qui emporte le contrôle de l'État sur toute la chaîne de production et de distribution.

Les Pays-Bas, eux, ont expérimenté la légalisation du cannabis, ce qui a eu un effet positif sans entraîner de conflit avec les organisations criminelles.

Les cartels mexicains qui géraient le trafic de marijuana en Uruguay ont disparu dès que l'Uruguay a légalisé cette drogue. En Arizona, aux États-Unis, la consommation de marijuana a enregistré une forte diminution après la légalisation de celle-ci.

La légalisation est un outil très concret qui permet à un État de contrôler l'intégralité de la filière, de la production à la consommation, mais aussi les prix et la qualité de la substance. Elle prive les organisations criminelles de recettes, mais également d'espace. Les consommateurs qui passent de la marijuana à la cocaïne et de la cocaïne à l'héroïne le peuvent parce que leur dealer propose ces différentes substances. La légalisation permet d'éviter ce risque.

J'en viens à la géographie de l'influence des organisations criminelles. Personne n'en parle dans la sphère politique, mais la guerre en Ukraine a déséquilibré les forces mafieuses en Europe de l'Est. La mafia russe est une structure invasive et complexe dont on sait très peu de choses, car les tribunaux russes ne sont pas très enclins à collaborer avec les parquets et les polices d'autres États. Nos informations sont donc issues des dissidents et des intellectuels russes.

Selon Kasparov, le chef du cercle des frères, organisation mafieuse située à Saint-Pétersbourg, est l'Ukrainien Semion Moguilevitch, dit The Brain - le cerveau. Les organisations mafieuses russes dépendraient toutes de Vladimir Poutine.

Nous savons également, grâce à des transmissions par câble en provenance d'Ukraine découvertes par M. Assange, qu'il existe des liens entre Gazprom et le gouvernement ukrainien. Apparemment, Moguilevitch serait derrière les affaires du gaz en Ukraine.

Après l'invasion russe, la mafia ukrainienne, qui était très liée à Moscou, a été coupée en deux, certains mafieux restant philo-russes et d'autres devenant philo-européens. Les personnes qui ont été placées à la tête du Donbass par Poutine sont des mafieux.

À l'heure actuelle, les rapports de la mafia russe implantée en Pologne, en Allemagne et en Espagne avec Moscou ne sont pas clairs : restent-ils au service de Moscou ou essaient-ils de se délivrer de son étau ?

Nous savons toutefois que le déserteur russe Maxime Kouzminov a été assassiné en Espagne par la criminalité organisée russe sur des ordres venant de Moscou. Si sa dépouille, retrouvée dans la rue, dans un quartier malfamé, a été identifiée comme étant celle d'un Ukrainien, car il détenait un passeport ukrainien, il s'agissait bien d'un Russe.

La mafia serbe est très présente en Allemagne, et la mafia albanaise, très puissante au Royaume-Uni, l'est également en Allemagne ainsi qu'en Italie, où elle est unie aux mafias italiennes, Albanais et Italiens ne formant plus qu'une structure.

Les organisations géorgiennes et tchétchènes sont très fortes, surtout en Espagne.

Pour quelle raison n'y a-t-il pas d'organisation allemande, française ou espagnole ? De fait, des organisations françaises existent bel et bien, mais à l'intérieur des cartels corses. Elles sont, du reste, opérationnelles sur le plan militaire.

La mafia corse s'inspire de la mafia italienne, qui est la plus ancienne et qui a imposé les règles du jeu au niveau international.

Depuis toujours, la mafia italienne discute avec la quasi-totalité des autres organisations criminelles et dispose d'une véritable emprise sur ce monde.

Dans les années 1990, la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine ne parvenait pas à comprendre par quels moyens les mafias blanchissaient leurs revenus, car aucune banque ne collaborait véritablement à ses enquêtes. La DEA avait alors organisé l'opération Dinero, qui consistait à créer une banque installée à Anguilla, dans les Caraïbes, mais les policiers s'étaient rendu compte que les cartels ne donnaient que peu d'argent à cet établissement en raison de l'absence des mafias italiennes. Par conséquent, la DEA avait sollicité des policiers italiens afin d'attirer ces fonds criminels, d'où l'intervention de la policière infiltrée sous le nom de Maria Monti, avec laquelle j'ai réalisé une interview que vous pourrez trouver en ligne. Cet épisode démontre l'importance d'une interface avec les organisations italiennes, qui légitiment un circuit financier, un trafic de stupéfiants ou un trafic d'influence politique donné. La présence des mafias italiennes est considérée, en quelque sorte, comme le synonyme d'un travail accompli avec davantage de soin que d'autres organisations criminelles, ce qui renforce la confiance.

Cet aspect est lié à l'expérience des mafias italiennes, les plus anciennes au monde avec les mafias chinoises dans leurs structures et dans leurs règles.

J'avais d'ailleurs préparé une émission de télévision intitulée « Insider » pour la RAI. Les quatre épisodes évoquaient les menaces faites aux journalistes et l'assassinat du prêtre Don Peppe Diana par la mafia, et comprenaient l'interview d'un tueur de la Cosa Nostra. La diffusion de l'émission a été bloquée, car le sujet était sans doute trop sensible.

De manière plus globale, les organisations criminelles ont des spécialités : en Allemagne par exemple, le blanchiment d'argent prédomine, avec une proximité entre les Allemands, les Turcs, les Italiens et les Albanais qui travaillent dans différentes organisations. La puissance des organisations criminelles est telle qu'à l'annonce du choix de Bruxelles comme siège du Parlement européen, une famille de la mafia calabraise - la Ndrangheta - avait décidé d'acheter une série d'immeubles dans la ville, anticipant une augmentation du coût de l'immobilier due à l'arrivée d'hommes politiques, de journalistes et de fonctionnaires européens. Ces organisations disposent d'une réelle capacité d'anticipation afin d'être présentes sur les nouveaux marchés, en investissant continuellement, dans l'immobilier comme dans le domaine politique, en nouant des relations dans le système financier et bancaire. Leurs renseignements proviennent de ces milieux.

En outre, ces organisations peuvent compter sur une réticence politique liée à des préjugés ethniques. Comme je l'indiquais précédemment, les Allemands ont tendance à considérer que les mafias sont un problème italien, serbe ou albanais ; pour les Français, la problématique est avant tout corse ou italienne ; selon les Suédois, la mafia concerne les Kurdes, les Irakiens et les Albanais, etc. Or associer ainsi une communauté entière à la criminalité me semble être une erreur capitale, qui ne fait que renforcer la criminalité : en postulant que tous les Albanais de Londres sont des mafieux, par exemple, on ne fait qu'inciter les membres de cette communauté à se rapprocher du crime organisé.

Seules les communautés saines et honnêtes peuvent véritablement faire face aux criminels et il faut éviter de répandre des soupçons ou des préjugés visant telle ou telle communauté, car elle finit alors par se sentir abandonnée.

Parallèlement, les prisons représentent une véritable usine qui produit de nouveaux affiliés aux organisations mafieuses. Celles-ci peuvent en effet y recruter des personnes condamnées pour des délits mineurs, mais qui, par peur d'être battues ou violées, fourniront des informations ou d'autres services. Si les conditions de détention sont dégradées, le prisonnier se hâtera d'adhérer à une organisation criminelle capable de le protéger ; à l'inverse, une prison qui respecte les droits des détenus permet de contrecarrer cette logique et de lutter contre la mafia.

Les relations des organisations criminelles avec le monde politique restent quant à elles ambiguës. Certes, la situation a changé depuis les années 1980 durant lesquelles elles achetaient directement les hommes politiques. La pratique perdure au niveau local, mais les postes de ministre sont désormais davantage surveillés et peuvent faire l'objet d'enquêtes. Les mafias recherchent plutôt des personnes disposant d'une formation technique, loyales et qui restent au pouvoir indépendamment des changements de gouvernement ou de majorité.

Les hommes politiques sont parfois manipulés sans le savoir par des mafias qui peuvent contrôler les électeurs, connaissant fort bien le prix de chaque vote. Des enquêtes ont ainsi été menées en Italie sur le clientélisme mafieux, un travail qui n'a hélas pas été conduit en France. En Italie, le coût d'un vote aux élections européennes est ainsi compris entre 25 euros et 30 euros, alors qu'il peut aller de 50 euros à 100 euros pour un vote à caractère national. Le montant correspondant peut être versé en espèces ou sous forme de bons d'achat valables pour du carburant ou des courses alimentaires. Cette dévaluation du vote, l'un des aspects les plus critiques de la démocratie contemporaine, peut être constatée dans les mots d'ordre de la Camorra : si elle promettait, en 1985, un travail en échange d'un vote, elle offre aujourd'hui 100 euros pour ce même vote. Une véritable organisation a pu être mise en place par la mafia, avec des bus qui accompagnent les personnes âgées au bureau de vote : l'un des chefs de la mafia m'avait expliqué qu'il prenait les femmes âgées dans ses bras à cette occasion et qu'il faisait en sorte que les intéressées passent une belle journée.

S'y ajoute une forme de garantie : si un vote est donné à tel homme politique sur demande d'une mafia, l'électeur saura qu'il pourra la solliciter en cas de manquement de l'homme politique à tel ou tel engagement de campagne.

Les mafias deviennent d'ailleurs très souvent une garantie pour les banques. En Italie du Sud, dans le cadre de la construction d'un grand centre commercial - structure souvent utilisée pour blanchir les capitaux des mafias, même si les entreprises gestionnaires n'ont aucun lien avec elles à l'origine -, un camorriste, Di Caterino, s'est présenté à la banque : soucieuse de s'assurer qu'il faisait bien partie de la mafia, celle-ci a demandé à un homme politique sous les verrous pour faits mafieux de confirmer son identité avant de lui accorder un prêt, ce qui montre bien à quel point la mafia est considérée comme une garantie solide. Les organisations criminelles, de leur côté, ont besoin de structures permettant de blanchir leurs revenus : pour reprendre l'exemple de la construction du centre commercial, elles doivent obtenir un prêt pour justifier l'opération, même si elles disposent déjà des moyens financiers nécessaires.

Ce Di Caterino était d'ailleurs lié au clan des Casalesi qui a mis ma tête un prix, d'où le procès qui m'oppose à eux : celui-ci dure depuis maintenant dix-sept ans, pour vous donner une idée du rythme de la justice italienne.

Pour prendre un autre exemple, la société Parmalat, qui souhaitait augmenter ses ventes, s'est adressée à la mafia pour imposer ses produits aux magasins et aux supermarchés. Les agents de la mafia se sont acquittés de cette tâche en n'imposant pas ces produits par des menaces, mais en faisant baisser leurs prix grâce à leurs moyens logistiques. Parallèlement, une société concurrente avait décidé d'abaisser ses prix, mais la Camorra a immédiatement réagi en crevant les pneus de ses camions. La mafia gagne donc toujours, car elle peut proposer des produits à des prix bas. Vous n'imaginez pas le nombre de restaurants, d'hôtels et d'entreprises de transport qu'elle contrôle, sans oublier des pompes à essence « blanches » : non liées à des grands groupes pétroliers, celles-ci sont approvisionnées par du pétrole en provenance d'Europe de l'Est, via des camions censés transporter du lait. Toutes ces pratiques ne donnent qu'occasionnellement lieu à des condamnations, le sujet n'étant pas une priorité politique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci pour ce descriptif très complet des dispositifs permettant de blanchir l'argent provenant du narcotrafic. Selon vous, la justice et la police italienne disposent-elles de moyens suffisants pour lutter contre ces pratiques ?

M. Roberto Saviano. - Des lois d'importance ont été votées pour lutter contre la mafia et leur qualité opérationnelle est à noter au regard d'autres démocraties, mais les temps de réponse judiciaire restent extrêmement longs. Imaginez un enfant qui, à huit ans, casserait un vase précieux, et que sa mère ne giflerait qu'à environ trente ans en guise de punition, et vous aurez une image assez nette de la rapidité de la justice italienne.

Très professionnelles et efficaces, les forces de l'ordre italiennes souffrent d'un manque chronique de moyens, qu'il s'agisse des interceptions ou plus simplement du carburant pour les véhicules. De surcroît, les enquêtes sur la mafia nécessitent des années d'investigation et ne suscitent plus, à la longue, l'intérêt du monde politique.

La question des ressources devrait être portée au niveau du continent en renforçant un parquet européen qui, pour l'instant, ne dispose pas des moyens nécessaires à la lutte contre les délits et les crimes mafieux. Les frontières demeurent un obstacle à ce combat : les polices coopèrent, mais sans disposer d'une vision d'ensemble. Il faudrait que des formations et des échanges soient organisés, afin que des policiers français viennent observer la situation calabraise par exemple, et que des policiers italiens viennent analyser le cas marseillais.

Le gouvernement italien a beaucoup donné dans la rhétorique s'agissant de la lutte contre la mafia, mais n'a pas réellement investi dans ce combat contre les organisations criminelles et l'économie mafieuse. Les gouvernements précédents n'ont pas fait mieux en n'érigeant pas cette lutte au rang de priorité. Il s'agit, selon moi, d'une énorme erreur, car les mafias ne posent pas qu'un problème d'ordre : si elles recourent à la violence lorsque c'est nécessaire, elles obtiennent leurs meilleurs résultats lorsqu'elles ne font pas parler d'elles.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - L'ambiguïté des relations avec le monde politique, l'achat de voix et les pompes « blanches » sont autant d'éléments familiers pour la sénatrice de Marseille que je suis. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la manière dont ces mafias, à la recherche du pouvoir, prennent en charge les économies locales ?

Par ailleurs, plusieurs intervenants ont souligné devant notre commission les sérieuses difficultés que pose l'infiltration. Jugez-vous cette technique efficace ?

Enfin, à l'approche des élections européennes, comment les femmes et les hommes politiques pourraient-ils être moins timides sur cette question de la lutte contre les mafias ? Comment pourrions-nous renforcer la collaboration européenne ?

M. Roberto Saviano. - Les organisations criminelles imposent leur domination sur l'économie en proposant des prix concurrentiels grâce aux capitaux du narcotrafic. Une entreprise du bâtiment, par exemple, peut se permettre d'offrir de meilleurs prix - parfois même une meilleure qualité - que d'autres entreprises, parce qu'elle est soutenue financièrement par le trafic de cocaïne ou d'héroïne, ou parce qu'elle pratique l'évasion fiscale.

La plupart des entreprises mafieuses italiennes qui investissent dans le bâtiment sont très attentives au paiement de leurs impôts. Dans une région d'Italie, un enquêteur s'est ainsi intéressé aux sociétés payant leurs impôts. Ces sociétés tirent leur force du narcotrafic. Grâce à l'argent que ce dernier leur procure, elles peuvent acheter légalement leur ciment au prix du marché. L'entrepreneur honnête, lui, ne peut agir sur les prix. Il ne peut pas attaquer le concurrent, qui paie ses impôts, tout comme son personnel. De plus, les sociétés mafieuses sont très bien informées. Prenons l'exemple d'une société française qui voudrait répondre à un appel d'offres en Italie : elle devra affronter un nombre insensé de règles bureaucratiques quand les organisations mafieuses maîtrisent les procédures, grâce à des personnes clés placées dans les bureaux techniques où se traitent les appels d'offres.

Les organisations criminelles s'appuient aussi sur l'argent sale qu'elles font entrer dans le pays d'une façon assez simple. À Rome, par exemple, une famille de la Camorra a acquis, pour 1 million d'euros, le glacier situé face au Panthéon, l'une des attractions touristiques les plus importantes au monde. Elle a ensuite créé une société au Liechtenstein pour y injecter de l'argent sale. Au bout d'un an et par l'intermédiaire de cette société, la famille a racheté le glacier, qui lui appartenait déjà, pour un montant de 3 millions d'euros. Et voilà comment 2 millions d'euros ont été recyclés et réinjectés dans le circuit légal. Les organisations criminelles utilisent donc les paradis fiscaux et la finance offshore au sein même du système bancaire européen. L'achat d'un glacier en face du Panthéon présente l'avantage de n'éveiller aucun soupçon. Le lieu étant assiégé chaque jour par des milliers de touristes, l'activité n'attire pas l'attention. Il en irait différemment dans un endroit non touristique.

Les organisations mafieuses créent ainsi de nombreuses sociétés, qu'elles revendent ensuite. Les enquêtes n'ayant pas réussi à le démontrer, je ne pourrai vous citer toutes les marques dont l'origine est criminelle, mais je vous assure, par expérience, que de nombreuses chaînes ont une origine criminelle. La Camorra ou la Ndrangheta y ont injecté de l'argent pendant un ou deux ans, avant de revendre les structures, les murs des restaurants ou des magasins. La société est restée, mais la mafia est partie. C'est ainsi, par la création de sociétés, par le travail, par l'injection de capitaux ou par le tourisme que la mafia conditionne l'économie, la politique et l'activité publique.

Pendant la pandémie de covid - elle a été une aubaine pour les mafias -, les mafieux rachetaient les entreprises, les boutiques et les bureaux qui fermaient les uns après les autres. Des écoutes téléphoniques réalisées par le ministère public de Milan ont révélé que les mafieux de Vibo Valentia, une ville de Calabre, se disaient entre eux qu'ils devaient arrêter d'acheter tous ces restaurants, qu'il n'y avait aucun sens à en acheter autant. Le même phénomène a été constaté à Rimini, sur l'Adriatique : les mafias ont voulu acheter les hôtels en crise. Heureusement, les hôteliers concernés ont été aidés par des collègues et ont pu éviter l'infiltration mafieuse. Voilà comment est bâti le pouvoir des mafias.

Les méthodes employées pour le blanchiment sont relativement simples, mais il est très difficile de s'y opposer, dès lors qu'une structure peut obtenir des financements sans qu'aucune autorité ne lui pose la question de leur origine. On n'a jamais retrouvé, d'ailleurs, le trésor des mafias. On a bien retrouvé des comptes courants, des voitures de luxe, des maisons et des villas par milliers, ou encore des éoliennes et des pompes à essence. La prison de Santa Maria Capua Vetere a été bâtie par des Camorristes emprisonnés, qui, même dans cette situation, ont su se livrer à de la spéculation ! En revanche, on n'a jamais retrouvé le patrimoine ni les centaines de millions d'euros des organisations criminelles.

L'explication est simple : le système financier est complice des mafias, très souvent sans le savoir. Parfois, les organisations criminelles elles-mêmes ne savent pas où a fini leur argent. Mon livre Extra pure a été retrouvé à l'endroit même où El Chapo Guzmán se réfugiait. Les cols blancs à qui il confiait son argent ne lui disaient pas où ce dernier était investi. Si jamais El Chapo Guzmán devait se repentir, il ne serait pas en mesure de dire à quel endroit se trouve son argent. Au mieux, il pourra dire qu'il l'a confié à tel ou tel cabinet financier.

L'investissement mafieux est garanti avec la vie. À Gibraltar, à Chypre ou à Malte, il y a des banques qui reçoivent de l'argent de toute part sans en connaître l'origine. Elles ne voient passer que des codes alphanumériques et la provenance des revenus leur est inconnue. Malheureusement, l'Europe et les partis politiques n'en parlent pas. Non seulement ce sujet ne passionne pas l'opinion publique, mais il n'apporte aucune voix. Il est très facile en effet d'acheter des votes et de contrôler les élections dans les quartiers difficiles, où les habitants ont perdu toute confiance dans les institutions. Dans ces quartiers, on ne vote pas pour les personnes qui garantissent une gestion honnête, mais pour celles qui promettent des avantages individuels, qu'il s'agisse d'une place dans une école ou de la délivrance d'un permis de construire. Les gens agissent par intérêt personnel. Ils ne font aucune différence entre une tendance politique et une autre.

Par ailleurs, il faut préciser que si les centres-villes de Paris, Milan ou Berlin sont très différents, les banlieues sont les mêmes partout en Europe. La logique est la même, les hiérarchies, les drogues sont les mêmes. La périphérie du Caire ressemble ainsi incroyablement à la banlieue de Marseille. Cela permet aux organisations criminelles mafieuses de disposer des clefs d'accès à ces espaces.

Il est impossible d'arrêter le blanchiment d'argent en agissant uniquement dans un État. Certains États européens aspirent à devenir des sièges du blanchiment d'argent. C'est le cas des Pays-Bas ou de la Roumanie, dont l'ambition est de créer un espace offshore. Lorsque les entreprises souhaitent être présentes à la fois à Londres et dans l'Union européenne, elles ouvrent un guichet à Malte - un État membre du Commonwealth, mais aussi de l'Union européenne - et les jeux sont faits. Au sein de l'Union européenne, des contradictions incroyables permettent malheureusement aux financements illicites de gagner la bataille. C'est un drame, une tragédie.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez évoqué la réponse institutionnelle et l'absence ou le défaut de réponse politique. Existe-t-il une réponse citoyenne ? En France, à Saint-Ouen, non loin de Paris, des habitants se sont mobilisés sur une place pour éviter le deal. Nous étions à Lyon la semaine dernière : dans un quartier d'une ville voisine, une mobilisation citoyenne a quelque peu mis le trafic en échec. Ce type d'expérience existe-t-il aussi en Italie ?

M. Roberto Saviano. - Il peut y avoir des réponses très fortes de ce type, en particulier à la suite d'une effusion de sang, lorsque des innocents sont tués. C'est la raison pour laquelle les mafias essaient de ne pas faire trop de remous. Très récemment, le gouvernement italien a tenté une action que l'on peut qualifier de propagande à Parco Verde, dans la banlieue napolitaine. Une personne a menacé de dénoncer un chef de zone, qui avait organisé un lieu de deal. Ce chef de zone avait déjà rempli une baignoire avec de l'acide dans l'intention de dissoudre le corps de cette personne après l'avoir tuée lorsque les Carabiniers sont intervenus.

Très souvent, le niveau de violence des organisations est tel que les gens ont peur. Pour dépasser cette peur, il faut un engagement massif des citoyens. Il faut que les organisations aient à faire face non pas à des individus esseulés, mais à un groupe de personnes. Alors, si elles tentent de se venger, elles finiront par perdre leur territoire.

Les exemples que vous avez cités sont très intéressants : lorsque la société civile se sent unie, elle peut intervenir pour tenter de transformer le territoire dans lequel elle vit. Pour que ces actions réussissent, il faut que les politiques les soutiennent et que le pouvoir protège les citoyens. La démocratie finit par mourir lorsqu'elle contraint les individus à des actes héroïques, lorsqu'elle les pousse au sacrifice. Cela n'est pas juste. La peur est un droit. On a le droit d'avoir peur. En même temps, les citoyens ont le droit de s'adresser aux institutions pour dépasser leurs peurs. On ne peut pas risquer sa vie.

Moi-même, j'ai brûlé ma vie. À l'époque, je n'étais pas conscient de mes actes. J'étais romantique ; peut-être ai-je été bête ? J'avais 26 ans lorsque je me suis retrouvé dans cette situation. Aujourd'hui, à 44 ans, j'y suis toujours. Ma vie n'a fait qu'empirer. Ce n'est pas juste. Il n'est pas juste de demander cela aux individus. Ce qui est juste en revanche, c'est de protéger la communauté lorsqu'elle agit. La communauté doit être protégée non seulement par la police, mais aussi par le monde politique. À l'heure actuelle, la société civile, tout comme le monde politique, est en crise : elle agit peu, elle parle peu. Ceux qui agissent le font sur la base d'initiatives individuelles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie. Nous essaierons de trouver l'énergie collective pour mobiliser la politique, les institutions et les citoyens, afin de combattre et de vaincre ce fléau qu'est le narcotrafic.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Émile Diaz, dit « Milou »,
ancienne figure de la French Connection, auteur, avec Thierry Colombié, de Truand : Mes 50 ans dans le milieu corso-marseillais

LUNDI 26 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons à présent M. Émile Diaz, ancienne figure de la French Connection, auteur, avec Thierry Colombié, de Truand : Mes 50 ans dans le milieu corso-marseillais. Monsieur Diaz, merci de votre présence.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Émile Diaz prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Diaz, vous êtes venu, ès qualités, bon connaisseur des sujets dont traite cette commission d'enquête, dans une perspective de mise en relation de votre expérience personnelle et des trafics actuels.

M. Émile Diaz, dit « Milou », ancienne figure de la French Connection. - En préambule, je préfère le dire : je parlerai avec mes mots. Je suis né à la Belle de Mai. Je n'ai pas un grand niveau d'études et je parle comme dans la rue, comme je sais le faire.

J'ai tout arrêté il y a dix-huit ans, le jour où je suis sorti de ma prison corse. Malheureusement, j'ai presque soixante ans de banditisme derrière moi. J'ai commencé à 8 ans, à la Belle de Mai. Pourquoi ? C'était comme ça. Nous étions trente-cinq dans la classe ; parmi nous, trente sont allés en prison. Chez nous, il y avait ou les communistes ou les voyous. Parfois, les communistes étaient un peu voyous aussi. Nous ne savions pas faire autre chose.

J'ai donc arrêté il y a dix-huit ans et j'ai accepté de venir devant votre commission avec plaisir. J'aurais pu refuser - un certificat médical ou autre -, mais j'ai accepté, parce que je m'aperçois que l'avenir est sombre. La situation tourne mal en Europe. Cela va mal finir, très mal même, et je vais vous dire pourquoi.

On nous a accusés de tous les péchés d'Israël, en raison de toute l'héroïne partie aux États-Unis. C'est vrai que nous ne sommes pas des anges : nous avons fait des choses pas bien. C'était sale, c'était la French Connection, dont je suis le dernier représentant. Ce n'est pas moi qui le dis, mais les Américains. Les journalistes américains m'appellent et me disent : « Vous êtes le dernier. »

Mais je veux vous parler de l'avenir. Au Liban, dans ses laboratoires, le Hezbollah produit du captagon. Au départ, c'était pour les émirs, pour la fête, pour les danseuses... Ils ont accéléré. Ils ont drogué tout Israël. En Israël, ça tape à tout va, les jeunes se droguent tous ou presque. Je caricature, mais en tout cas il y a beaucoup de drogue qui circule. Ce captagon va venir à Marseille. Il va venir en Europe. Il est déjà présent en Hollande et en Belgique. Il y en a pas mal ici, à Paris et il arrive à Marseille. Croyez-moi, les gens, à Marseille, sont excessifs. Quand un type de Paris reçoit 10 000 pilules, nous, à Marseille, on en reçoit 50 000 ! Voyez le haschich : on vend plus de haschich à Marseille qu'à Paris, alors que la population n'est pas comparable.

Une autre menace arrive. Avec la guerre en Ukraine et les livraisons d'armes par l'Occident, les armes rentrent à tout va. Tous les voyous, sans exception, attendent que les Roumains leur livrent des armes. Il faut connaître les armes. La kalachnikov, c'est comme un arc et des flèches. C'est une arme bidon : vous tirez là, ça va là. Ce n'est pas une bonne arme. Demain, des armes sophistiquées vont rentrer. L'Ukraine étant frontalière de la Roumanie, elles vont rentrer comme dans du beurre. La Belgique est un grand pays exportateur d'armes illicites. Nous, les Marseillais, nous irons en Belgique chercher ces armes. Il y aura des lance-roquettes. Savez-vous ce qu'est un lance-roquettes ? Ce n'est pas une kalachnikov, je vous le dis. S'il passe un fourgon blindé, croyez-moi, ça fait mal.

Entre le captagon et les armes, l'avenir est sombre. Je vous le dis tout net : je ne vois pas d'issue. Tout cela ne m'intéresse pas. Je suis un bandit, un voyou, mais je ne suis pas n'importe quoi. Je ne veux pas que mon pays devienne anarchique. Si demain il y a la guerre, je prendrai les armes pour la France. Ce que je vous dis peut vous sembler bizarre, mais c'est comme ça. J'ai peur de l'avenir, comme vous. Je ne vois pas de remède à court terme. À long terme, il y a peut-être de petites solutions.

M. Jérôme Durain, président. - Lesquelles ?

M. Émile Diaz. - Je préconise le modèle américain. En Amérique, le mec qui tombe, on lui dit en garde à vue : « Voilà, c'est simple : c'est ou cinq ans ou trente ans. Il va falloir que tu nous dises qui sont tes employeurs, tes amis, d'où vient l'argent, comment tu l'as touché. » En bref, on lui pose toutes les questions que le juge d'instruction ou la police savent poser.

Ensuite, la jeunesse est très importante. Les jeunes de 15 à 17 ans sont les plus dangereux. J'ai fait un reportage pour TF1 sur la Belle de Mai. Moi-même, j'étais effrayé. J'ai parlé à une vingtaine de jeunes
- le producteur, un Corse, m'a d'ailleurs dit : « C'est merveilleux ce que tu as fait, Milou » -, eh bien, sur ces vingt jeunes, deux se sont déjà fait tuer.

Quand un jeune tombe, quand il va en prison pour la première fois, il faut lui dire : « Voilà, tu vas prendre cinq ou six ans et tu vas les faire. Il n'y aura pas de grâce. » Aujourd'hui, le jeune qui tombe croit qu'il va faire trois mois et qu'il va sortir. Si c'est le cas, il continuera. À sa sortie, il sera un héros. Il pourra se vanter de ne pas avoir parlé à la police, il pourra se créer une image. Il faut lui dire : « Tu vas prendre cinq ans, on va te donner une quinzaine de livres - des livres faciles à lire, du Victor Hugo, du Marcel Pagnol, du Jules Verne ou du Pierre Loti, des livres que vous pouvez lire en diagonale - et on va t'interroger au bout de trois mois. On prendra un livre au hasard et tu vas nous le raconter. »

Le mec, on l'oblige à lire ! Si on l'oblige à lire, il se cultive. Et s'il se cultive, il sera moins violent, moins fou. Il faut faire ces petits trucs avec les jeunes. Il faut les éduquer. Il faut leur faire comprendre que la vie, c'est autre chose que ce qu'ils connaissent.

Enfin, il y a l'infiltration. Je ne veux pas critiquer la police, étant mal placé pour le faire, puisque j'ai effectué dix-sept ans de prison, mais la police s'est fonctionnarisée. Avant, elle était beaucoup plus accrocheuse. Je ne fais pas de passéisme, mais le policier de l'époque passait la nuit s'il le fallait ; il ne calculait pas ses heures supplémentaires. Aujourd'hui, le policier lit son journal et boit son café au commissariat. La dernière fois que j'ai été levé, je me suis demandé si les jeunes policiers sortaient du Club Méditerranée. Ils me disaient : « Tu vois Milou, lui, il vend de la drogue. On va le lever, mais pas maintenant, car on a trop de travail. » Tous les policiers ne sont pas ainsi, mais quand je vois les syndicats de policiers à la télévision, je dis : « Change de chaîne ! »

Je connais toute la chaîne : de petit voleur, je suis devenu grand trafiquant. J'ai même été arrêté avec des Palermitains - ce n'est pas un titre de gloire, mais je connais tout.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Diaz, une des méthodes que vous préconisez, c'est une transaction entre la justice et le mis en cause. Pour améliorer ce système, il faudrait mettre en place une véritable protection des personnes qui reconnaissent les faits et donnent tout un réseau. Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Le système de protection est-il suffisant ?

M. Émile Diaz. - Vous n'avez pas besoin de protection. Vous pouvez obtenir le même résultat en écrivant dans le procès-verbal que le mis en cause n'a pas parlé. Par exemple, si je suis arrêté et que je vous dis tout, vous me dicterez une déclaration selon laquelle je n'ai pas parlé et vous direz que je suis têtu et que je n'ai pas balancé mes complices. Pour le banditisme, je serai clean. Mes associés diront : « Bravo Milou, tu n'as pas parlé. »

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Une condamnation à cinq ans au lieu de trente fait naître la suspicion.

M. Émile Diaz. - Il faut une peine intermédiaire, de six ans au lieu de quatorze ans, par exemple, avec une note en faveur d'une libération conditionnelle.

François Scapula avait balancé les auteurs du meurtre du juge Michel. Il était tombé avec Francis le Belge. Pour expliquer sa peine, la première fois qu'il a balancé, il a dit : « On m'a arrêté deux heures avant que la loi fasse passer la peine de cinq à dix ans. » C'est la police qui le lui avait dicté. Quand il est sorti de prison, il a été accueilli à bras ouverts et on lui a dit : « Bravo, tu n'as pas balancé ! »

Même si vous faites naître la suspicion, le milieu, qui, de toute façon, est paranoïaque, dira : « Peut-être qu'il a balancé, parce qu'il n'a pas pris cher, mais on ne peut pas le tuer, parce qu'il y a le doute. » On n'assassine pas quelqu'un dont on n'est pas certain qu'il ait balancé, sinon c'est qu'on est une crapule et non un brave homme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On trafique de la drogue parce qu'on en tire un profit. C'est l'objectif. Elle est payée en petites coupures par le consommateur. En France, entre 4 milliards et 6 milliards d'euros sont issus de la drogue. Comment expliquez-vous que l'on ne parvienne pas mieux à lutter contre le blanchiment, alors qu'il s'agit de petites coupures ?

M. Émile Diaz. - Qu'entendez-vous par « petites coupures » ?

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La plupart des consommateurs achètent pour 20 euros ou 50 euros de drogue.

M. Émile Diaz. - S'il n'y avait pas de consommateurs, il n'y aurait pas de trafiquants. On dit toujours : « Le trafiquant, le trafiquant... » Cela commence à bien faire. Moi, si j'ai un bar et que personne ne boit, je tire le rideau. Si j'ai un bureau de tabac et que personne ne fume, je tire le rideau.

Je vois des couples de bobos dans les cités, le vendredi soir. Ils se font traiter de tous les noms ; ils sont avilis ; on leur dit les pires horreurs. Pourquoi ? Parce que l'on sait qu'ils reviendront et parce qu'ils ont une consommation régulière. Ils font des nuits blanches avec de la cocaïne - en Italie, on l'appelle « le champagne de la drogue ». C'est le contraire de l'héroïne. C'est festif. Les gens se font un délire. Vous et moi, quand on a bien mangé et bien bu, on a sommeil. Eux, avec la cocaïne, ils vont manger des huîtres à 8 heures du matin sur le Vieux-Port. Ils font l'after.

Les trafiquants d'aujourd'hui jettent l'argent liquide par les fenêtres. À Marseille, on aime le liquide. J'ai vu des gens dépenser 30 000 euros dans la soirée, en boîte de nuit. Le liquide, c'est facile à noyer. Vous allez voir un garagiste pour acheter une Porsche Cayenne et vous dites que vous n'avez que du liquide. À Marseille, le garagiste vous répondra : « Ne t'inquiète pas, je vais m'arranger ! »

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel est l'arrangement ? On paie tout en liquide ?

M. Émile Diaz. - Le garagiste lave l'argent comme il veut.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le paiement en liquide est limité en France. Pourquoi est-ce que cela ne fonctionne pas ?

M. Émile Diaz. - Cela ne marche pas et ne marchera jamais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le garagiste a une comptabilité. Il faut passer par une banque.

M. Émile Diaz. - Là, vous me racontez la loi.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On la fabrique, au Sénat ! Mais on peut parfois avoir des déceptions...

Nous voulons comprendre la mécanique. Vous évoquez un exemple dans lequel on achète une voiture en espèces à une entreprise qui a pignon sur rue. Comment le blanchiment fonctionne-t-il ?

M. Émile Diaz. - À Marseille, une question revient souvent : « As-tu un bon comptable ? » Le bon comptable, on lui donne l'argent et il se débrouille pour le laver - et il se débrouillera toujours.

Si demain, je monte un trafic et que je gagne 10 millions d'euros en liquide, je me ferai des fiches de paie à 9 000 euros, ce qui me fera déjà 100 000 euros par an. Les Maghrébins ont des grandes familles, avec huit à dix enfants par fratrie et cinquante cousins ou cousines. Ils fondent des sociétés, établissent des fiches de paie bidon à leurs cousins et lavent ainsi l'argent. Les sous de France passent par un chibani, qui les encaisse, puis l'argent - un autre argent - est redistribué au Maroc. Les Marocains utilisent beaucoup ce système.

Si vous me donnez 10 millions d'euros, en deux mois, ils seront clean. Le comptable se gave sur nous mais il trouve la solution.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le produit du trafic de drogue de la French Connection a-t-il été confisqué ?

M. Émile Diaz. - Très peu. On payait beaucoup en espèces à l'époque.

La French Connection, ce n'était pas Lucky Luciano et Santo Trafficante. Elle était composée d'anciens navigateurs des Messageries maritimes. Ils ont commencé à trafiquer au Vietnam avec l'accord tacite du gouvernement français. Beaucoup étaient des Corses. Je le sais : je suis de mère corse. À l'indépendance, ils ont trafiqué des cigarettes, mais comme cela rapportait peu, un chimiste est arrivé et ils sont passés à l'héroïne à 98 %, la fleur des pois. Mais c'étaient toujours des navigateurs à la retraite, et non pas des grands bandits comme les journalistes ont voulu le faire croire. Un trafiquant, ce n'est pas un voyou.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ils ne se sont pas enrichis ?

M. Émile Diaz. - Seulement 5 % à 8 % d'entre eux, d'origine italienne et non corse. Leurs petits-enfants sont des notables.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et les autres ?

M. Émile Diaz. - Les autres ont flambé. Ils ont perdu leur argent dans les casinos. L'un d'eux allait au Martinez à Cannes et payait à l'année en liquide. C'étaient des bambochards, des gens bizarres. En prison, je leur disais : « Toi au moins quand tu sors, tu as de quoi. » Ils me répondaient : « Tu es fou, on m'a tout pris ! » La police a quand même confisqué de l'argent. Mais 5 % à 8 % d'entre eux sont bien.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Diaz, vous évoquiez votre inquiétude pour l'avenir. Lors des auditions, on nous a parlé de phénomènes nouveaux : davantage de corruption, une jeunesse perdue, la perte d'un code moral ou encore la violence maximale... Mais à votre époque, il n'y avait pas que des enfants de choeur. Ne se fait-on pas un peu peur ?

M. Émile Diaz. - Je suis complètement effrayé aujourd'hui.

Je suis né voyou et je mourrai voyou, même si je ne commettrai jamais plus rien d'illicite. C'est ma mentalité de fond car j'ai grandi comme ça. Un communiste qui applaudit Staline a tort, mais il mourra communiste.

Nous, nous avions des codes. Nous étions 10 000. Eux, ils sont 100 000 et n'ont pas les codes. Les vieux nous éduquaient, nous disaient ce qu'il fallait faire et ne pas faire. Il y avait une graduation. Aujourd'hui, ils ont 16 ans et ils tuent des gens. Nous, à 16 ans, on calculait comment voler trois blue jeans. Avec le Belge, on s'accrochait aux wagons des trains et on envoyait des colis sur la voie ferrée : des poêles à frire, du cassoulet. Nous, on commençait comme simples soldats. Le jeune d'aujourd'hui n'a pas les codes. Il veut devenir calife à la place du calife, donc il prend une kalachnikov et il tire. Aujourd'hui, celui qui tue est brave alors que pour nous, il fallait une bonne raison de tuer. Quand celui qui devait mourir sortait à 6 heures du matin avec sa femme et ses enfants, le tueur repartait en se disant qu'il reviendrait plus tard. Aujourd'hui, ils tuent la femme et les enfants. Il n'y a plus - je vais employer un mot qui va peut-être vous choquer - aucune éthique ni déontologie. Ce sont des Apaches qui tuent tout le monde dans la diligence pour un bracelet. Ce sont des malades. Nous, nous n'étions pas des malades, nous cherchions l'argent. Moi qui vous parle, j'ai 81 ans et je n'ai pas de sang sur les mains - pas de sang innocent.

Aujourd'hui à Marseille, on tue pour un regard et l'on va s'en vanter. C'est bien d'avoir tué.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Ce ne sont pas seulement les bobos qui prennent de la coke, malheureusement. Son prix a baissé et elle s'est démocratisée - même si ce mot est mal adapté. Ceux qui consomment ne sont pas que des richards qui viennent dans les quartiers nord de Marseille chercher leur coke. D'ailleurs, j'ai l'impression qu'ils peuvent en trouver dans leur propre quartier.

M. Émile Diaz. - Oui, il y en a partout !

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur Diaz, vous avez dit que les trafiquants n'étaient pas des voyous. Or ils le sont et ce sont même de gros voyous !

Ce qui nous intéresse, c'est de casser le trafic. Vous avez parlé de l'infiltration. J'avais l'impression que ce n'était que dans les films : est-ce que cela existe vraiment ? Avez-vous des exemples d'infiltrations réussies ?

M. Émile Diaz. - L'infiltration existe et a toujours existé. Les plus forts, ce sont les Américains et aussi les Italiens.

Je me suis mal exprimé quand j'ai dit que les trafiquants n'étaient pas des voyous, mais il y a des catégories. Les trafiquants sont plutôt du côté du commerce que des attaques de banque et des enlèvements. J'ai tout connu, donc je peux faire la différence. Un trafiquant est un voyou, mais il sera beaucoup plus adroit et intelligent que d'autres.

Pour en revenir à l'infiltration, j'ai vu des flics entrer en prison et être mis en cellule avec des trafiquants. Cela s'est su après coup. Il y a même un type sur lequel on a fait un feuilleton, Serpico. Cet Italo-américain a été en Suisse pour acheter de la marchandise en tout bien tout honneur, puis il l'a fait fondre dans des laboratoires et a été voir le plus gros trafiquant de France, dont je tairai le nom par prudence. Il lui a été présenté par des gens dignes de foi. C'était de la belle infiltration. Ils ont négocié. Mais au dernier moment, les Corses, même s'ils étaient fâchés entre eux, ont dit, par correction banditesque : « Attention, ce type est un infiltré. » Alors au Fouquet's, quand le type a dit au plus gros trafiquant de France : « Ça y est, j'ai la marchandise », l'autre a répondu : « De quoi parlez-vous, monsieur ? Moi, je souhaite la peine de mort pour les trafiquants de drogue. » Il avait été averti par Antoine Guérini.

Si l'infiltration n'avait pas été dénoncée, la marchandise serait partie et les flics auraient fait un coup de filet de toute beauté, mais cela n'a pas été le cas.

Or, il faut savoir que pour les Américains, en matière de drogue, l'intention vaut le délit. Par conséquent, si l'on décide de faire entrer deux tonnes de cocaïne et que l'on est pris, on ira en prison, même si l'opération a échoué. À l'époque, les Américains en ont donc voulu à la France qu'aucune sanction ne soit prise et ont laissé entendre que les politiques français étaient tous des vendus. C'était sous la présidence de Nixon.

L'affaire a été révélée dans le journal Le Monde. Le plus gros trafiquant de France a porté plainte pour diffamation, mais il a été débouté, ce qui signifie que les révélations du journal étaient exactes et que, par conséquent, il y a bien eu complicité de la part du monde politique français, ce que les Américains n'ont pas du tout apprécié. Les affaires de ce genre sont légion. Rappelez-vous le RPR...

M. Jérôme Durain, président. - Vous parlez des rapports entre la puissance publique et le trafic. Nous tentons de qualifier le phénomène de la corruption, qui serait plus importante qu'auparavant, notamment celle dite « de basse intensité ». Ce sujet est-il nouveau selon vous ou bien les ripoux ont-ils toujours existé ? Avez-vous été confronté à ce phénomène ?

M. Émile Diaz. - Je vous le dit tout net : sans la corruption, il n'y a pas de trafic. Le trafic est basé sur la corruption. Celle-ci est naturelle. Si vous n'allez pas vers le corrompu, le corrompu viendra à vous. Imaginez un Marseillais, un Corse ou un Italien qui brille de mille feux, qui paie à boire et à manger à tout le monde, qui aide tel ou tel cantonnier à régler ses dettes de jeu pour lui éviter les reproches de sa femme... Tout cela crée un climat corrupteur qui s'étendra forcément jusqu'à vous, un jour ou l'autre.

Quand un gars en cavale est recherché par la police, où choisira-t-il de se cacher ? Certainement pas chez un voyou, mais plutôt chez la personne qui sera la plus clean possible. Quand un gars prend un coup de mitraillette, le médecin le soigne sans appeler la police. C'est arrivé à l'un de mes amis qui a tiré sur sa femme sans faire exprès. Le médecin l'a soignée sans prévenir la police.

La corruption est à tous les niveaux. Elle s'exerce dans l'administration pénitentiaire, car vous savez bien qu'il y a plus de drogue en prison qu'à l'extérieur. Elle s'exerce aussi au niveau de la douane, car on ne peut rien faire entrer sans l'aide d'un douanier ou d'un policier. Le trafic a besoin de la corruption et les corrompus sont partout.

En 1983, j'étais en prison où j'avais pris quinze ans dans le cadre de l'affaire de la Sicilian Connection. Un jour, j'ai vu arriver une quarantaine de nouveaux prisonniers qui étaient tous de la mairie de Marseille. Gaston Defferre avait mis tout le monde en prison : architecte, patron des taxis de Marseille ou autre, ils étaient tous corrompus. Marseille c'est Naples et Naples c'est Marseille.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous dire un mot sur les dockers ?

M. Émile Diaz. - Il n'y a plus de dockers. La CGT a ruiné le port de Marseille. Nous étions 11500.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous étiez docker ?

M. Émile Diaz. - Oui, mais je n'ai jamais travaillé. J'avais simplement le tampon sur ma carte de docker pour avoir une fiche de paie.

Quand je suis sorti de prison en 1987, les Italiens de la mouvance Zampa, tous des napolitains, m'ont proposé une carte de docker - j'étais même chef d'équipe - à faire tamponner chaque jour pour avoir une fiche de paie sans avoir besoin de travailler. Ils me demandaient 20 millions d'anciens francs pour cette carte. Je me suis mis en colère et j'ai refusé ; ils m'ont fait la carte gratuitement et je n'ai jamais travaillé. Au lieu de cela, j'allais voler des conteneurs sur le port de Marseille. Grâce à la carte de docker, je gagnais 60 euros par jour, mais elle me servait surtout pour la fiche de paie et je vivais du vol. J'adorais le vol à cause de l'adrénaline. J'ai fini par être balancé et j'ai pris deux ans de prison, ce qui n'était pas grand-chose. En effet, bizarrement, à Marseille, voler sur les quais, ce n'est pas grave, même si on vole une voiture. En revanche, si l'on vole en dehors des grilles, on va en prison.

Par conséquent, le procureur qui a fait le réquisitoire a été plutôt indulgent. J'ai pris deux ans parce que j'étais fiché au grand banditisme. Le procureur se faisait presque mon avocat, considérant que c'était normal pour un docker de voler sur le port. C'est un truc marseillais, sans trop caricaturer.

M. Jérôme Durain, président. - Il ne faudrait pas non plus que le jeune public qui visionnerait cette audition prenne ce que vous dites comme un encouragement à certaines pratiques.

M. Émile Diaz. - Je parle d'un temps passé. Aujourd'hui, il y a 740 dockers, mais je ne connais pas leur situation.

M. Jérôme Durain, président. - Qu'en est-il du rapport entre la corruption et la criminalité forcée ? Il semble que la frontière soit étroite entre l'appât du gain et la menace. Considérez-vous que la situation a évolué et que de plus en plus d'individus sont désormais enrôlés contre leur gré ?

M. Émile Diaz. - Je ne connais aucun exemple qui confirmerait ce que vous dites. C'est une légende. Cela fait dix-huit ans que je n'ai pas volé, ne serait-ce qu'une épingle. Pourtant, j'ai eu beaucoup de propositions de la part des Maghrébins, des Corses, de Italiens ou des Espagnols. Mais, tout le monde me laisse tranquille. Ce que vous décrivez n'existe que dans les films.

Comment imaginer qu'un voyou puisse obliger quelqu'un à prendre la marchandise et à traverser l'Atlantique pour la livrer à Montréal ou à Québec ? Il se mettrait en danger car la personne aura peur. Il faut que l'affaire se fasse en tout bien tout honneur, tranquillement. Forcer quelqu'un, cela n'existe pas. Même sur un braquage, on ne peut pas prendre un type qui aurait peur, car cela mettrait l'affaire en danger. S'il arrive une catastrophe, il vous balancera.

Mme Marie-Arlette Carlotti- Mais, il peut arriver qu'un bandit veuille se retirer. Et la menace peut intervenir à ce moment-là.

M. Émile Diaz. - Je n'ai jamais vu ce genre de situation se produire. Si un type veut arrêter, il arrête. Encore une fois, ce que vous décrivez n'existe que dans les films. Celui qui « ne le sent pas », qui a peur ou qui a de bonnes raisons d'arrêter, on ne le recrute pas. Il y a mille autres types à recruter, qui voudront travailler et qui n'auront pas peur. Pourquoi se mettre en danger ? De toute façon, celui qui a peur décidera au dernier moment de ne pas venir.

Peut-être que certains ont déclaré à la police qu'on leur avait fait peur et qu'ils avaient agi sous la contrainte. Mais les voyous sont de grands comédiens.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour votre franchise.

M. Émile Diaz. - J'ai encore une chose à vous dire. Pour ce qui est de l'avenir, j'entends dire à la télévision qu'il faut recruter plus de policiers, encore et encore. Je vous le dis tout net : cela ne sert à rien. Que les policiers soient quatre, huit ou neuf, ils arriveront toujours à arrêter celui qu'ils veulent arrêter. La seule catégorie où il faut embaucher, c'est la douane. Les douaniers sont plus intelligents que les policiers. Ils sont patients et instruits. À notre époque, nous montions des sociétés qui exportaient du poulpe depuis le Brésil et nous utilisions le transport réfrigéré pour faire entrer de la cocaïne : c'était facile. Aujourd'hui, les douaniers examinent attentivement la situation de chaque société, qui l'a montée et depuis combien de temps.

La coordination entre les douaniers en Europe est un autre enjeu. Il faut que les douaniers français, belges, néerlandais, espagnols et, surtout, italiens s'entendent entre eux. Les Italiens sont les plus forts. L'Italie est le seul pays où l'on a éradiqué la mafia : Palerme et Naples, c'est fini. Les enlèvements et les brigades rouges aussi. Sans coordination en Europe, attendez-vous à des lendemains difficiles. Il y a déjà des narco-États, comme par exemple la Belgique. Aux Pays-Bas et en Belgique, les Marocains font entrer des tonnes et des tonnes de drogue et on ne peut rien contre eux car ils sont protégés par le roi. On ne peut rien faire contre le Rif.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, qu'est-ce qu'un narco-État ?

M. Émile Diaz. - C'est un État où les lois n'ont plus cours, où tout est corrompu et gangréné. Par exemple, en Algérie, il y a un trafic de voitures qui se fait à partir de Marseille, où l'on vole des Mercedes ou des Porsche. En Algérie, les généraux, les colonels et autres sont tous complices et roulent avec des voitures volées en France. Un jour, le propriétaire d'une de ces voitures volées reconnaît la sienne et va voir la police algérienne. Qui a-t-on mis en prison ? Pas le voleur, mais le propriétaire qui a ensuite été expulsé. Voilà ce que c'est qu'un narco-État : c'est un État où la police et la justice sont corrompues.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions pour votre intervention et vous souhaitons un bon retour à Marseille.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Namias, président, et Mme Maya Atig, directrice générale, de la Fédération bancaire française

MARDI 27 FÉVRIER 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Associations de maires ruraux - Audition de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), de l'Association des petites villes de France (APVF) et de l'Association des maires ruraux de France (AMRF)

JEUDI 29 FÉVRIER 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons des représentants des associations de maires ruraux - Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), Association des petites villes de France (APVF) et Association des maires ruraux de France (AMRF). Merci d'avoir répondu à notre invitation. Nous souhaitons votre avis d'élus sur ce sujet qui concerne tous les territoires de la République.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Yves Asseline, Denis Mottier, Hervé Chérubini et Michel Fournier prêtent serment.

M. Yves Asseline, maire de Réville, vice-président de la communauté d'agglomération du Cotentin, membre du conseil d'administration de l'Association des maires de la Manche. - Je suis le maire de Réville, petite commune littorale de l'est du Cotentin, entre Barfleur et Saint-Vaast-la-Hougue. Nous avons 7,5 kilomètres de côtes, et sommes exposés aux différents vents - en particulier le vent de Nord-Est, ce qui nous a valu, en février 2023, de voir arriver un dimanche matin 800 kg de sacs de cocaïne. Le trafic de cocaïne utilise toutes les grandes routes de navigation. Chacun sait que le rail est l'une des plus importantes routes de navigation. Quand il y a un fort vent d'ouest, les sacs vont sur les côtes anglaises ; en cas de fort vent d'est, ils arrivent sur les côtes normandes.

M. Michel Fournier, maire des Voivres, président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF). - Je suis maire d'une commune des Vosges, où l'influence de la mer est différente... Heureusement, nous n'avons pas ce genre de réception à gérer mais dans les milieux ruraux, je peux vous dire, en tant que président de l'AMRF, qu'il n'y a plus aucun territoire exclu de potentiels trafics. Bien entendu, en fonction des situations, et selon les régions de France, ce n'est pas à la même échelle.

Dans l'Est, les circuits semblent venir exclusivement de la Hollande et nous sommes sur les itinéraires habituels partant de Hollande et de Belgique pour descendre dans la vallée du Rhône. Nous pouvons aussi voir un impact des circuits venant d'Allemagne, mais tous ces impacts sont difficiles à mesurer - et je ne suis pas qualifié pour le faire. Maire d'une commune de 300 habitants sur un territoire de 5 000 habitants, donc peu peuplé, je suis pourtant à même de constater qu'il y a des pratiques régulières.

M. Hervé Chérubini, maire de Saint-Rémy-de-Provence, membre du bureau de l'Association des petites villes de France (APVF) - J'ai le plaisir de représenter l'APVF, qui rassemble les communes entre 2 500 et 25 000 habitants. Notre association en regroupe 1 200 sur les 4 000 communes de cette strate. Cette strate de villes représente un peu plus de 40 % des habitants de notre pays, soit 26 millions d'habitants. Je suis le maire d'une commune de 10 000 habitants dans le nord des Bouches-du-Rhône, à 90 kilomètres au nord de Marseille.

Les petites villes de France sont, après les grands centres urbains et leurs périphéries, les communes les plus touchées par l'ensemble des narcotrafics. Ce sont essentiellement les communes qui sont sur les grands axes, les communes frontalières, et les communes accueillant de grandes infrastructures comme un aéroport, un port ou une gare, qui sont facteurs de trafic. Et puis il y a aussi les communes touristiques, comme la mienne : nous passons de 10 000 habitants à l'année à environ 40 000 l'été. Quand vous attirez beaucoup de monde, vous attirez du bon et du moins bon, et notamment des trafiquants ou des consommateurs.

Il est important de parler des consommateurs et de les pénaliser ou d'essayer de les responsabiliser pour qu'ils évitent de consommer. La base du trafic, évidemment, ce sont les consommateurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cette commission d'enquête a pour objet de mieux comprendre l'importance et le fonctionnement du narcotrafic en France. Nos travaux sont placés sous le signe d'une inquiétude : nous voyons certains pays européens, que l'on ne peut pas qualifier de narco-États, présenter un certain nombre d'indices de corruption, de violence et qui s'acheminent vers un narco-État : je pense notamment à la Belgique et aux Pays-Bas. Prévenir ce phénomène et anticiper, tel est notre but.

Première observation : longtemps, le narcotrafic a été localisé sur les régions métropolitaines, sur les grandes métropoles et les grandes villes de France. Aujourd'hui, ce trafic irrigue l'ensemble du territoire national. Nous avons constaté cette mutation importante lors de plusieurs déplacements sur le terrain. Quels constats avez-vous pu former sur la mutation de ce trafic en zone rurale, avec quelles conséquences pour vos communes petites et moyennes ? Nous verrons dans un deuxième temps les moyens que vous avez pu mettre en place pour y remédier.

M. Michel Fournier. - Vous avez raison de souligner l'importance de deux pays, la Belgique et les Pays-Bas. Dans l'Est, c'est devenu une banalité locale. Dans chaque village, on a à peu près la connaissance des consommateurs possibles. Dans mon village, on le voit aux conséquences financières : ces personnes qui consomment ont généralement de petits moyens. En donnant la priorité à leur consommation, elles se retrouvent avec des problèmes pour payer leur loyer ou des choses essentielles. Sans faire de généralités, elles sont malheureusement souvent pauvres. Le pouvoir d'achat est déjà souvent très faible dans beaucoup de nos communes, et dans ce cas-là, il est plus orienté vers cette consommation que vers l'alimentation. On peut retrouver facilement un certain nombre de personnes « clientes » aux Restos du coeur et dans d'autres associations. L'appauvrissement de la population est aussi lié aux nouvelles consommations.

Je n'évoque même pas le tabac, car nous sommes dans une région ou le Luxembourg et la Belgique permettent d'avoir des conditions d'achat de tabac très intéressantes. C'est assez facile de faire des allers et retours réguliers pour réaliser des achats groupés de tabac.

Les circuits de drogue sont un peu plus discrets, mais nous voyons souvent arriver de grosses voitures - la BMW est la principale voiture - avec deux personnes dedans. Parfois, nous arrivons même à voir les étapes de la livraison... Beaucoup de gens le soupçonnent et le constatent.

M. Étienne Blanc, rapporteur - Au sein de l'AMRF, avez-vous créé un groupe de réflexion ou d'observation sur ce sujet particulier ?

M. Michel Fournier - Je vous remercie de poser la question, mais la réponse est non. Nous regroupons un peu plus de 12 000 communes rurales. Autant nous sommes très impliqués dans la lutte contre les violences intrafamiliales, autant personne n'a pris ou n'a souhaité prendre ce sujet à bras-le-corps.

M. Jérôme Durain, président. - Un des attendus de cette commission est la situation du narcotrafic en France, devenue extrêmement préoccupante. Quelle serait la place de ce sujet sur une échelle de priorités ? Ferait-il partie de vos quatre à six sujets les plus prioritaires, ou est-ce préoccupant mais pas si grave ? C'est important pour nous de le savoir afin d'éviter un effet d'amplification - par exemple quand tout le monde raconte la même histoire en se disant que c'est très grave...

M. Michel Fournier - En avouant qu'effectivement notre association n'avait pas encore pris en charge ce sujet, je peux aussi vous dire que nous allons l'étudier. Il est difficile de l'évaluer. Malgré un travail régulier localement avec les brigades de gendarmerie, et un excellent partenariat avec elles, nous pensons que cela reste diffus. Alors que si chacun réfléchit à l'échelle de son village et réalise un point précis pour savoir ce qui se passe, et qu'on partage les résultats, on serait surpris à l'arrivée de voir que tout village est concerné. Mais cela ne crée pas un désordre tel que cela en ferait une priorité... Je suis très gêné pour vous répondre. Cela ne fait pas partie, aujourd'hui, d'une priorité de réflexion des maires ruraux, sauf cas exceptionnels.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour la qualité de votre réponse, très intéressante.

M. Yves Asseline. - Ce sujet ne figurerait pas parmi nos trois premières priorités, mais dans les six premières.

Sur la diffusion de la consommation, nous sommes confrontés au risque épisodique de voir de la marchandise arriver en grande quantité, mais surtout au risque permanent de la consommation. Je travaille en étroite relation avec la gendarmerie, et on voit bien une évolution. La consommation ne concerne pas que les gens les plus malheureux ou déshérités.

Notre village compte 1 056 habitants l'hiver et 4 000 l'été, car nous sommes sur la côte. En volume, la consommation augmente, mais pas en pourcentage. Jusqu'à présent, dans la consommation permanente, été comme hiver, et principalement l'hiver, les habitants consomment du cannabis pour 80 % et le deuxième produit, c'est l'héroïne.

Depuis peu de temps, on voit la cocaïne monter en puissance, avec une plus grande diffusion - je parle pour mon territoire. C'est dû, selon la gendarmerie, à différents phénomènes : les fournisseurs, principalement d'Amérique latine, ont baissé les prix. Auparavant, la cocaïne coûtait 60 euros le gramme. Désormais, ils font du dumping à 45 euros. Cela donne du pouvoir d'achat à un plus grand nombre de personnes, et la cocaïne prend de l'ampleur alors qu'elle n'était pas là auparavant.

Les consommateurs locaux sont approvisionnés par les circuits habituels qui viennent de Paris, de Rouen, de Caen. Ils ne se fournissent pas directement par la mer. L'échouage que j'ai mentionné était purement accidentel.

M. Hervé Chérubini. - Effectivement, localement, il y a une consommation habituelle classique de cannabis depuis des années - gamins, consommateurs réguliers -, mais on constate depuis quelque temps une progression exponentielle de la cocaïne. Des personnalités nationales résident ou viennent en vacances à Saint-Rémy-de-Provence : l'été, la consommation monte en flèche. Cela ne génère cependant pas de problèmes locaux : nous parlons de livraisons Uber et d'une consommation à domicile ou lors de soirées festives, mais qui augmente fortement. Le problème est extrêmement difficile à appréhender, car il n'y a pas de point de deal : cela saute moins à la figure. Pour autant, la forte consommation de cocaïne en soirée privée - certains s'affichent avec la « farine sur la table » - est notoire. Il faut le prendre en compte, mais le phénomène est très difficile à enrayer.

Bien sûr, nous collaborons avec la gendarmerie, qui a récemment démantelé un point de deal de cannabis, mais le phénomène de la consommation de cocaïne en milieu mondain est très difficilement maîtrisable. Toutefois, nous faisons passer des messages : d'une certaine manière, les consommateurs sont complices de la mort de 49 gamins l'an dernier à Marseille. Il faut marteler ce message : nous sommes tous coresponsables, les consommateurs en particulier.

Mme Valérie Boyer. - Monsieur Asseline, quelles sont vos cinq autres priorités parmi les six que vous mentionnez ?

Un maire a évoqué les violences intrafamiliales. Quelle est la part de la consommation de drogue dans ces violences ? La gendarmerie et les maires donnent des chiffres précis sur ce sujet : tout est su.

Pourquoi, compte tenu de vos forts liens avec la gendarmerie et la police, cette affaire n'est-elle pas en haut de l'échelle des priorités ?

Enfin, pour les écoles, collèges et lycées, cette problématique est-elle évoquée avec les collectivités ? L'effet sur l'échec scolaire est fort, et une population de plus en plus jeune est actrice de la consommation et du trafic. La consommation de drogue est-elle dans la typologie des thèmes du harcèlement scolaire ?

M. Laurent Burgoa. - Je salue Michel Fournier, présent dans le Gard il y a quelques jours.

En tant que représentants des associations d'élus, envisagez-vous des ateliers de formation des élus sur ce point ? De nouveaux maires ou adjoints en manquent.

Ensuite, depuis le début de nos travaux, on voit que trafic et corruption sont liés. Avez-vous eu des remontées de corruption ou de pressions sur des élus ou des fonctionnaires ?

M. Yves Asseline. - Je laisserai Denis Mottier répondre à certaines questions.

Sur la liste des priorités, ma première, en tant que maire, c'est de tout faire pour que les élèves aient la meilleure éducation possible.

La deuxième, c'est l'habitat, le logement. Ma commune est littorale : vous savez ce qu'y représentent la construction et la loi de l'offre et la demande. Qui dit bord de mer dit attractivité, donc montée des prix sur un territoire où l'on ne peut pratiquement plus construire. Lorsqu'un notaire peut vendre à des Parisiens - ou autres - qui paient en cash ou à un jeune ménage avec une clause suspensive pour obtention d'emprunt, les héritiers ont vite choisi...

La troisième est la simplification des normes, au sujet de laquelle l'AMF va lancer un chantier. Vous connaissez le refrain...

La quatrième est la disparition de l'autorité. La fameuse police du maire doit être mise en application, mais ce n'est pas si facile. Quand vous venez d'être élu, vous n'êtes pas formé. Heureusement, la gendarmerie est là : elle est un partenaire précieux. Plus elle sera présente sur le terrain, mieux nous nous porterons. Les petites communes comme la mienne
- 1 050 habitants l'hiver, 4 000 l'été - n'ont pas les moyens d'avoir des policiers municipaux : même en nous groupant à trois ou quatre communes, nous n'en avons pas trouvé un, car trop peu sont formés. Avec un garde champêtre, je pourrais faire respecter des autorisations de construire, par exemple. Il y a donc une perte d'autorité, et la gendarmerie ne peut pas être partout. Je pourrais continuer la liste des priorités, mais je propose d'arrêter là la démonstration...

M. Denis Mottier, chargé de mission sécurité et prévention de la délinquance à l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité. - La commission sécurité et prévention de la délinquance de l'AMF est coprésidée par MM. Jean-Paul Jeandon, maire de Cergy, et Frédéric Masquelier, maire de Saint-Raphaël. Entre 100 et 150 élus se réunissent, tous les deux ou trois mois, sur certaines thématiques.

Nous nous attachons à trouver les solutions. Le trafic de stupéfiants revient dans plusieurs thématiques, principalement celles des métropoles, mais aussi, depuis deux ou trois ans, des maires ruraux et des élus des outre-mer, non représentés aujourd'hui, mais qui sont un point d'entrée et renvoient à la souveraineté de la France sur ses eaux et approches maritimes.

Madame Boyer, nous traitons aussi des conséquences indirectes de la consommation. La lutte contre le trafic n'est pas le travail des élus, mais de l'État, de la police nationale, de la gendarmerie nationale, des douanes. Les liens entre la gendarmerie et le maire permettent une lutte répressive efficace. Les parquets suivent sur ce volet.

Sur les conséquences indirectes, les maires ont un rôle de prévention - avant - et d'accompagnement - après. Les consommateurs et les victimes de violences intrafamiliales sont indirectement couverts par les pouvoirs du maire en matière de sécurité.

Sur les violences intrafamiliales, je vous renvoie à l'étude annuelle sur les féminicides du ministère de l'intérieur, qui documente, pour chaque cas, la présence de drogue. Il n'y a pas à ma connaissance d'étude globale du ministère - cela relève plutôt de certaines associations - sur le lien entre addictions et violences, même s'il y a un lien entre addictions et féminicides. Les maires en sont les premiers capteurs. L'AMF et l'AMRF travaillent sur ces questions : l'addiction et les drogues concernent le maire par ce biais.

Il n'y a pas, à notre niveau, d'étude faisant le lien entre drogues et harcèlement. Le harcèlement scolaire arrive de plus en plus tôt, à l'école primaire ou chez de très jeunes collégiens, souvent avant la consommation de drogue, qui intervient généralement à partir de 12 ou 13 ans, au milieu du collège.

Pour la prévention, nous collaborons avec deux partenaires étatiques. Le premier est le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), qui travaille sur la nouvelle stratégie nationale de prévention de la délinquance. L'AMF formulera des propositions au CIPDR.

Deuxième partenaire, souvent méconnu des maires : la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), qui mène des projets à leur intention, mais mal connus. Une amélioration serait l'accessibilité les outils du CIPDR, de la Mildeca et de l'État en général, notamment pour les maires ruraux, idéalement gratuitement.

Enfin, souvent, la commission « sécurité et prévention de la délinquance » doit se réunir avec la commission « santé », car la lutte contre les addictions rejoint la problématique des déserts médicaux, de médecins comme d'infirmiers, acteurs majeurs avec lesquels les maires pourraient faire tête pour lutter contre ce phénomène.

M. Michel Fournier. - Si l'on reprend les priorités évoquées par Mme Boyer, la première, dans le milieu rural, est la sécurité médicale. La deuxième, c'est l'économie, donc la capacité à demeurer dans nos ruralités. Cela entraîne la priorité du logement, notamment la réhabilitation des centres-villes.

Sur les violences intrafamiliales, le programme Élu rural relais de l'égalité (Erre), depuis trois ans, a permis de créer un partenariat avec la gendarmerie et la justice. Cependant, nous manquons de données.

J'aimerais que Catherine Leone, chargée des questions de sécurité au niveau du siège, à Lyon, qui assiste à cette réunion en visioconférence, puisse apporter des compléments. Est-ce possible ?

M. Jérôme Durain, président. - Bien sûr. Madame Leone, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Leone prête serment.

Mme Catherine Leone, responsable juridique, chargée de mission auprès de l'exécutif de l'Association des maires ruraux de France. - La commission « sécurité et justice » de l'AMRF a été mise en place il y a quatre ans. Elle est présidée par Jean-Paul Carteret, premier vice-président de l'AMRF, et composée d'une quinzaine d'élus.

Les travaux de cette commission ont d'abord permis de créer davantage de liens avec la gendarmerie au plan national. Nous avons notamment mis en place des webinaires sur des thèmes, tels que les cyberattaques, avec beaucoup d'informations diffusées auprès des mairies rurales.

Les sujets qui émergent au sein de cette commission sont en lien avec la sécurité des élus locaux et les agressions qu'ils subissent. Il s'agit de les informer sur les textes et de les soutenir dans leurs relations avec les parquets. En effet, Jean-Paul Carteret a souhaité que cette commission s'appelle « sécurité et justice » dans le cadre du continuum de la sécurité, ce qui implique d'intégrer le volet justice dans ses travaux.

D'autres sujets remontent régulièrement : la police de l'environnement, avec tout ce qui concerne les dépôts sauvages de déchets, ainsi que les délits routiers. Bref, nous sommes dans la gestion du quotidien des maires ruraux, en répondant très concrètement aux problèmes qu'ils rencontrent au quotidien.

Enfin, dernier point déjà évoqué par le président Michel Fournier, les violences intrafamiliales, avec le dispositif « Élu rural relais de l'égalité » qui a été mis en place par l'association des maires ruraux de France et propose un maillage serré du territoire, avec des référents départementaux pour faire lien avec la gendarmerie.

Tels sont les sujets traités par la commission « sécurité et justice ». Effectivement, le narcotrafic n'y figure pas en tant que tel.

M. Michel Fournier. - Cela me ramène au statut de l'élu local, sujet que vous connaissez bien au Sénat, et qui est très important pour les élus ruraux en particulier, qui sont confrontés à quantité de problèmes et seuls en première ligne.

Je me rends compte - et je fais mon mea culpa sur ce point - que nous n'avons pas véritablement abordé encore l'objet de vos travaux, à savoir le narcotrafic, auquel nous sommes aussi confrontés, ne serait-ce qu'à travers le fléau des violences intrafamiliales ou des troubles susceptibles d'intervenir dans nos établissements d'enseignement, même si j'ai la faiblesse de penser que nos écoles à deux ou trois classes sont relativement préservées. Mais est-ce vraiment le cas ?

Aussi, nous sommes attentifs à toutes les informations que vous pourrez récolter dans le cadre de vos travaux et qui pourront nous aider dans notre mission de régulation des rapports sociaux sur nos territoires.

M. Laurent Burgoa. - Pardonnez-moi, mais je n'ai pas eu de réponses à mes questions initiales : avez-vous des remontées d'informations sur des phénomènes de corruption, ou, à tout le moins, de pressions touchant les élus locaux ou les fonctionnaires communaux ? Avez-vous des dispositifs de formation ou des ateliers de sensibilisation sur la délinquance ?

M. Yves Asseline. - À l'AMF, c'est justement le colonel Mottier qui est en charge de ces questions.

M. Denis Mottier. - Sur la corruption, nous n'avons pas de remontées qui nous feraient craindre un phénomène important, même s'il y a bien évidemment des cas ponctuels, comme au niveau de l'État, qui sont traités judiciairement.

Il n'y a pas de formations à proprement parler, mais des sensibilisations d'élus au plan local, notamment sur les moyens de prévention que les forces de sécurité peuvent mettre en oeuvre sur le volet de la drogue. Je ne sais pas si vous avez entendu parler des Frad, les formateurs relais anti-drogue, qui vont dans les écoles pour sensibiliser aux dangers de la drogue avec une mallette dédiée. C'est un peu la même chose.

Il y a des formations un peu plus poussées dans certaines zones plus particulièrement touchées, notamment sur les types de produits. J'insiste, c'est plus une sensibilisation qu'une formation. Il s'agit de développer une culture commune sur ces sujets.

L'AMF peut également se faire le relais des formations opérées par le CIPDR, notamment sur la radicalisation, mais pas uniquement. Cependant, elle ne dispense pas en son nom de formations spécifiques sur ces thèmes.

M. Hervé Chérubini. - Permettez-moi de vous rapporter l'histoire du maire d'une commune voisine de la mienne dans les Bouches-du-Rhône, Sénas pour ne pas la nommer. Il a voulu s'attaquer au trafic de drogue et il a retrouvé sa voiture incendiée, a subi des menaces et des pressions physiques.

Pour rebondir sur les propos de Mme Boyer, je dirai que nous n'avons pas de problèmes dans les collèges en milieu semi-rural ou péri-urbain. Il y a des caméras, ce qui permet de dissuader les fauteurs de troubles.

Pour ce qui est de nos priorités, je mettrai sur le même plan éducation, logement et sécurité.

J'en viens plus précisément au problème de la drogue. Il faut savoir que les deux derniers arrêtés d'hospitalisation d'office que j'ai été amené à signer en tant que maire concernaient des consommateurs de drogue - cannabis, cocaïne -, avec de l'alcool par-dessus. Il s'agissait de personnes extrêmement violentes et dangereuses tant pour elles-mêmes que pour leur entourage.

J'ai interrogé le chef de la gendarmerie de ma commune pour savoir s'il avait des éléments à me faire remonter sur le sujet. Il estime que l'amende forfaitaire délictuelle, qui vise directement les consommateurs pris en flagrant délit sur la voie publique, est une bonne chose, mais il pense que le montant de 200 euros est trop bas. Il préférerait que celui-ci passe à 500 euros ou 1 000 euros.

Ensuite, il juge que le taux de recouvrement n'est pas assez élevé et que le suivi n'est pas très efficace. En gros, les personnes ne paient pas et il ne se passe rien derrière.

Pour le reste, il m'a fait savoir que les relations avec le parquet et les services de police municipale étaient bonnes, notamment quand ces derniers venaient en renfort sur des opérations importantes, comme le démantèlement du point de deal récemment intervenu à Ceyreste.

M. Denis Mottier. - Les amendes forfaitaires délictuelles fonctionnent effectivement très bien. Vous regrettez que le montant soit trop faible, mais il faut savoir que ce sont les consommateurs qui sont ciblés. Au-delà d'une certaine quantité en possession de l'individu, on passe sur une procédure judiciaire classique, avec garde à vue, etc.

S'agissant du recouvrement, l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai) va expérimenter le paiement direct et immédiat de l'amende auprès de l'agent verbalisateur au moyen d'un terminal mobile.

M. Yves Asseline. - Je veux apporter un complément sur le ressenti de la population grâce à une anecdote qui concerne une personne que je connais bien, dont l'enfant est addict. Elle a pris de gros risques pour mener sa propre enquête et remonter au fournisseur, puis s'est rendue à la gendarmerie afin de partager ses informations. À sa grande surprise, on lui a répondu que ces éléments étaient déjà connus. Certes, il y a des impératifs liés au déroulement d'une enquête et il est clair qu'il faut parfois accepter de laisser les « petits poissons » en liberté pour mieux attraper les « gros ». En d'autres termes, on préfère couper l'artère que les petites veines, mais tout cela crée de l'incompréhension parmi la population, qui voit sa jeunesse s'intoxiquer. Je décèle parfois une forme de désarroi dans la population. On me rapporte que des professeurs de troisième sont aux prises avec des adolescents incapables de se concentrer à cause de la drogue.

Dernière anecdote, j'ai dû participer à un stage de récupération de points de la sécurité routière. On m'avait dit que les participants avaient le plus souvent rencontré des problèmes avec l'alcool. À ma grande surprise, j'ai pu constater qu'il y avait plus de problèmes de consommation d'ecstasy ou de cannabis.

On assiste vraiment à la banalisation de la consommation de drogues et nos concitoyens se demandent comment on a pu en arriver là.

Mme Karine Daniel. - Comment ces phénomènes se répercutent-ils sur les services publics dans nos territoires ? Est-ce que la gendarmerie est amenée à prioriser la lutte contre le trafic de drogue par rapport à d'autres activités ? Les services sociaux en milieu rural sont-ils suffisamment armés pour appréhender les problèmes liés à la drogue ? Comment les centres communaux d'action sociale (CCAS) s'adaptent-ils ? Faut-il augmenter la présence de médecins addictologues en zone rurale ?

M. Michel Fournier. - Je suis maire depuis 1989 et j'ai pu assister à une évolution très importante de la fonction de maire. C'est aussi pour cela que nous réclamons un statut de l'élu. Le niveau d'engagement n'a plus rien à voir avec ce qu'il était voilà quelques années. Nous sommes amenés à régler de nombreuses urgences du quotidien, bien souvent aidés par le seul secrétaire de mairie. Un de nos collègues a expliqué tout à l'heure toutes les difficultés qu'il avait pu rencontrer pour recruter un garde-champêtre. On essaie de faire au mieux avec les moyens que l'on a. Je pense que l'AMF ne prend pas toute la mesure du problème. Les intercommunalités ne sont pas la solution à tout.

Moi aussi, j'ai de bons rapports avec la gendarmerie, mais, comme l'a dit M. Asseline, il y a parfois un déficit de communication. Les informations qu'on leur transmet sont souvent déjà connues. Il ne faut pas oublier que le maire est officier de police judiciaire. Nous devons sans doute travailler sur cet aspect.

M. Hervé Chérubini. - Si nous sommes confrontés à un cas lourd lié à la drogue, je ne suis pas sûr que notre CCAS soit bien armé pour y répondre. Nous serons obligés d'orienter le dossier sur Arles ou Avignon. Ce n'est pas un sujet de fierté, mais il faut reconnaître nos limites.

Il nous faut faire un travail de pédagogie auprès de nos administrés, qui ont parfois l'impression qu'il se passe un temps très long, par exemple entre le signalement d'un point de deal à la gendarmerie et l'intervention de celle-ci, alors que ce temps est nécessaire pour le repérage, l'identification, etc. Nous sommes en quelque sorte pris entre le marteau et l'enclume car dans l'intervalle, la population subit la situation, même si généralement, lorsque l'intervention arrive, elle permet de résoudre le problème.

Mme Valérie Boyer. - On a beaucoup évoqué l'école et le collège, qui correspond à l'âge de tous les dangers, car c'est en général à ce moment que tout peut basculer, mais pas la médecine scolaire. Ne pensez-vous pas qu'il s'agit d'un axe très important, ou du moins un début de solution ?

M. Jérôme Durain, président. - Les élus disposent-ils de procédures en cas de suspicion de trafic de la part de l'un de leurs administrés ? Vos associations ont-elles évoqué auprès de vous la possibilité pour les maires de faire une déclaration de soupçon auprès de Tracfin ?

M. Michel Fournier. - On ne peut hélas ! pas parler de médecine scolaire, car elle n'existe pratiquement plus.

Par ailleurs, les maires méconnaissent largement les possibilités de signalement, car ils ne peuvent pas tout faire !

M. Hervé Chérubini. - La médecine scolaire serait une très bonne piste pour améliorer la prévention. Il faut renforcer ce service, en particulier dans les collèges, car c'est effectivement l'âge de la bascule, mais aussi dans les lycées.

En ce qui concerne Tracfin, j'ai eu l'occasion de faire un signalement à l'occasion de l'achat d'un établissement hôtelier dans ma commune. La vente n'a finalement pas été conclue, et j'ai appris par la suite que les acheteurs étaient liés à la mafia russe.

En tout état de cause, il convient certainement de renforcer la circulation de l'information au sein de nos associations à ce sujet.

M. Yves Asseline. - Pour ma part, je ne connaissais pas cette passerelle entre Tracfin et les maires.

M. Denis Mottier. - Si la consommation n'est absolument pas quotidienne dans les territoires ruraux, il importe que nos maires puissent agir, dans le périmètre de leurs prérogatives, sur un phénomène que nous voyons arriver des zones urbaines, en particulier sur les conséquences indirectes de celui-ci, sur les mesures de prévention qu'ils peuvent mettre en oeuvre et sur l'accompagnement des personnes victimes de trafics vers un retour à la normale.

La consommation de drogue dans les territoires ruraux ou semi-ruraux présentant un caractère saisonnier, il conviendrait de mettre en oeuvre des mesures de prévention spécifiques à destination des saisonniers, des établissements de nuits et des événements festifs de types « teufs » et rave party. On constate en effet que l'arrivée de « teufeurs » est en général suivie d'une consommation de drogue dans des territoires qui peuvent par ailleurs en être exempts. Il faut donc que les services de l'État puissent accompagner les maires dans ces mesures de prévention.

On constate également que les marins pêcheurs, qui consommaient historiquement plutôt du tabac et de l'alcool, consomment désormais des drogues plus dures. Il en est de même dans le milieu agricole. Des actions de prévention pourraient également être menées à destination de ces professions.

Des campagnes de prévention et des projets sont effectivement mis en oeuvre par la Mildeca, mais ils ne sont pas forcément relayés jusque dans les petites communes, qui en ont pourtant besoin.

Il faut également travailler sur l'accompagnement. L'accompagnement des consommateurs, sortis de l'addiction et de la consommation, se fait par un certain nombre de volets qui relèvent notamment de l'accompagnement social et du logement.

Cela passe par un volontarisme et un retour des organismes de santé, mais surtout par une concertation locale dont il conviendrait de définir le niveau. En effet, entre le département des Bouches-du-Rhône et celui de la Manche, la focale est différente. Dans les Bouches-du-Rhône, on ne pourra pas raisonner de manière très fine à l'échelon départemental, il faudra plutôt jouer sur une intercommunalité, sur des métropoles ou sur des structures administratives plus petites pour cibler les problèmes. En revanche, dans un département dit rural, pour le dire grossièrement, une concertation sur l'addiction à l'échelle départementale pourra être intéressante, afin que l'ensemble des services qui concourent indirectement à cette lutte puissent être mobilisés.

Pour le dire de façon synthétique, les maires ne peuvent pas agir directement sur la lutte parce qu'ils n'ont pas les mandats pour le faire, mais ils peuvent agir indirectement sur les différents linéaments qui alimentent ces gros trafics et sur ce phénomène qui touche de plus en plus la ruralité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La lutte contre le trafic s'appuie essentiellement sur le renseignement.

Vos associations insistent sur la proximité des maires avec leur population et sur la facilité de ceux-ci à obtenir des informations précises sur ces sujets. Ces informations remontent-elles facilement vers la gendarmerie, vers le préfet, etc. ? Inversement, lorsque les services de l'État décident d'une politique, les maires en sont-ils informés ?

Les flux « bottom up » et « top down » fonctionnent-ils bien ? Les remontées et les descentes d'informations sont-elles bonnes ?

La seule force du maire, qui n'est pas celle de l'État, puisqu'il a peu de moyens, c'est sa proximité avec la population et sa connaissance de sujets qui peuvent être très graves.

M. Yves Asseline. - Dans les petites communes rurales comme la mienne, le partenariat permanent avec la gendarmerie est essentiel et il est très satisfaisant. Évidemment, les gendarmes ne demandent pas aux maires l'autorisation d'intervenir. C'est leur territoire.

Très souvent, je reçois un coup de fil de l'adjudant local ou du lieutenant m'informant d'une intervention pour un blessé grave ou autre. Je suis informé en permanence de ce qui se passe. Il existe donc bien un véritable partenariat entre nos communes et la gendarmerie. Je souhaiterais même que cette présence soit plus importante. Je suis très content que les réservistes viennent en renfort l'été - ils n'ont pas toujours les moyens, ils cherchent quelquefois des logements, et les communes se débrouillent pour leur trouver des logements gratuits.

Il faudrait une prégnance de la gendarmerie, parce qu'elle est notre partenaire, notre bras armé, si je peux employer l'expression dans ce sens. Pour nous, c'est véritablement nécessaire.

En résumé, cela marche bien, mais on pourrait encore faire mieux !

M. Denis Mottier. - Je formulerai deux remarques.

La communication montante est très bonne. La communication descendante est en revanche gênée par plusieurs points. Quand on dénonce des trafics ou autres et que l'on entre dans le domaine judiciaire, la communication ne peut plus être réciproque : le gendarme dit « on s'en occupe », mais il est tenu et l'on n'entre pas dans le détail.

Le sujet sous-jacent, c'est la communication d'informations sensibles entre l'élu, le maire et les forces de sécurité intérieure. C'est un véritable sujet aujourd'hui, qui revient très régulièrement dans notre commission, car nous sommes gênés par différentes dispositions, par exemple celles du code de procédure pénale en matière de secret de l'enquête ou celles sur les données personnelles, notamment pour le suivi de cas individuels.

C'est valable pour les violences intrafamiliales plus encore que pour le trafic de stupéfiants. Aujourd'hui, le cadre d'échanges d'informations à portée confidentielle n'est pas suffisamment protecteur pour le service de l'État ou pour le maire. Par conséquent, comment organise-t-on la communication d'informations sensibles entre l'élu, le maire et les forces de sécurité ?

Sur les politiques publiques de sécurité, en général - et les maires peuvent en témoigner - , les priorités de l'État sont aujourd'hui parfaitement connues. En revanche, la mise en oeuvre à l'échelle très locale et dans la ruralité, tout comme les conséquences de l'action publique sur ces territoires, peut parfois poser une plus grande difficulté. De manière générale, la communication est faite.

M. Jérôme Durain, président. - En matière de communication d'informations sensibles, vous ne souhaitez donc pas davantage d'informations sur des dossiers en cours, qu'il s'agisse des drogues ou autres.

M. Denis Mottier. - Cela dépend, il faudrait entrer dans le détail.

La question qui se pose est la suivante : jusqu'où le maire doit-il en connaître, notamment pour préserver sa propre sécurité ? C'est valable pour le trafic de drogue, pour les violences intrafamiliales, pour le risque terroriste. Certains maires veulent savoir, d'autres non et ceux-ci sont libres de ne pas vouloir savoir, c'est leur choix.

Il n'y a pas de demande particulière très précise.

M. Jérôme Durain, président. - C'est une vraie question, qui se pose notamment pour le terrorisme. D'ailleurs, est-il opportun que tout le monde sache tout ? Cela crée une exposition et une mise en danger. Est-ce même utile à la procédure ?

M. Denis Mottier. - Je reviens sur les questions de sécurité. Il faut savoir distinguer entre les postes sensibles dans des mairies, pour lesquels il est nécessaire que la police ou la gendarmerie mène une enquête avant de délivrer un « vert » pour l'embauche, et les autres. Tous les postes ne sont pas soumis légalement à ce type de procédure.

M. Hervé Chérubini. - Chez nous, cela se passe très bien avec les services de gendarmerie. Pour ma part, je fais confiance au chef de brigade de gendarmerie pour me communiquer les informations qu'il juge nécessaires. Je comprends tout à fait qu'à certains moments il ne puisse pas me communiquer certaines informations.

Nous avons une police municipale composée d'une dizaine de policiers municipaux. Nous sommes donc rapidement informés quand il y a un point de deal sur la commune. Évidemment, cette information remonte et le chef de brigade nous dit ce qu'il peut nous dire et ce qu'il nous est utile de savoir. Tout cela repose sur les bonnes relations, la confiance, le partenariat, les relations humaines.

J'en viens à la redescente des informations. Je considère que l'on est correctement informé, même si, évidemment, on peut toujours améliorer les choses.

Cette année auront lieu les jeux Olympiques et Paralympiques ; il y aura donc une forte concentration des forces de l'ordre sur les sites olympiques. Pour ma part, je tiens à faire passer un message et à lancer cette alerte : il ne faudra pas déshabiller Pierre pour habiller Paul ! Je souhaite que, dans nos communes où nous sommes habitués à avoir tous les ans des renforts de gendarmerie, parce que ce sont des communes attractives, touristiques ou autres, ce soit encore le cas en 2024 malgré les Jeux. Sinon, les zones qui seraient oubliées risquent d'avoir des soucis.

Je profite de cette commission pour faire passer ce message général sur la sécurité, qui ne concerne pas seulement le narcotrafic.

M. Jérôme Durain, président. - Nous prenons bonne note de cette observation et de cette inquiétude. Une mission d'information sur la sécurité des jeux Olympiques et Paralympiques a été lancée par la commission des lois du Sénat et est en cours.

M. Yves Asseline. - L'AMF a déjà un point de vigilance sur ce sujet particulier.

Au regard de ce que j'ai entendu ce matin, je souhaite vous faire part d'un grand sentiment de tristesse. Je constate que la drogue est partout. Comme je l'ai dit, je suis né en bord de mer, en Normandie, et cette année, nous allons fêter le 80e anniversaire du Débarquement. Beaucoup de jeunes soldats sont venus par la mer pour nous libérer. Quand j'étais gamin, le jeudi, jour de congés scolaires, avec mes copains, j'allais jouer sur une plage située à environ vingt-cinq kilomètres d'Utah Beach plage, et il arrivait qu'après certaines tempêtes nous retrouvions des casques et ce, quinze ans après 1944. Cela signifiait que beaucoup de jeunes gens étaient morts pour nous libérer.

Aujourd'hui, sur les mêmes plages, on trouve une tonne de cocaïne et l'on nous dit dans les médias que cela représente un infime pourcentage de ce qui est consommé en Europe. Il y a donc des millions de gens qui sont intoxiqués sur notre continent.

J'éprouve une tristesse à constater que, si la mer peut nous apporter des casques, symbole de délivrance, elle est aussi capable de nous apporter des ballots, symbole de dépendance : tantôt libération, tantôt aliénation...

M. Jérôme Durain, président. - Messieurs, je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des chefs de juridiction du tribunal judiciaire de Marseille

MARDI 5 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie de votre présence. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Leurent, Mme Couderc, M. Bessone et Mme Fort prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - J'ajoute que les membres de notre commission d'enquête se rendront à Marseille les 7 et 8 mars prochains.

M. Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire de Marseille. - Nous vous remercions pour le temps que vous allez consacrer à la juridiction marseillaise dans le cadre de vos travaux.

Le constat que nous dressons concernant la lutte contre le narcotrafic à Marseille ne vous surprendra guère : la situation s'aggrave constamment sur l'ensemble des indicateurs, Marseille paraissant même constituer l'épicentre d'un phénomène national. Ladite aggravation a été particulièrement marquée en 2023 et s'est traduite par une forte hausse des assassinats en bande organisée, au nombre d'une cinquantaine contre 20 en 2020, 26 en 2021 et 33 en 2022. Il faut y ajouter les blessés : 123 en 2023 contre 12 en 2020.

Les perspectives sont donc très préoccupantes, avec le sentiment d'une forme de désarmement complet des institutions policière et judiciaire. L'État semble mener une guerre asymétrique contre le narcobanditisme, un conflit dans lequel il se trouve en situation de vulnérabilité face à des trafiquants disposant d'une force de frappe considérable en termes de moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs. À court terme, le risque est de voir l'État de droit se déliter, comme l'ont illustré récemment et de manière particulièrement inquiétante les exemples hollandais et belge.

Sans verser dans une stigmatisation outrancière, la ville de Marseille est incontestablement le territoire au sein duquel les conséquences du narcobanditisme se manifestent dans leur expression la plus violente, en provoquant d'importants troubles à l'ordre public, en blessant, voire en tuant, des victimes dites collatérales, et en altérant considérablement les



conditions de vie des habitants des quartiers. En d'autres termes, le narcobanditisme agit à Marseille comme une sorte de gangrène qui abîme jour après jour le tissu social, comme le mesurent pleinement les quatre élus des Bouches-du-Rhône ici présents.

L'explosion des règlements de comptes en 2023 s'est traduite pour le siège - et en particulier pour l'instruction - par un quasi-doublement du nombre d'ouvertures d'informations judiciaires liées à ces assassinats ou tentatives d'assassinat : 69 ouvertures en 2023 contre 36 en 2022. En moyenne, cinq informations judiciaires ont été ouvertes chaque mois en 2023, dont 80 % relèvent du conflit entre la DZ Mafia et Yoda, deux réseaux criminels que vous connaissez bien.

Ces instructions criminelles s'avèrent extrêmement lourdes, chronophages et complexes à mener en termes d'investigation, tant pour les magistrats que pour les policiers. La problématique marseillaise est accentuée par le fait que notre compétence au titre de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) couvre quatre cours d'appel
- Aix-en-Provence, Montpellier, Nîmes et Bastia - représentant vingt tribunaux judiciaires, sur un périmètre allant de la frontière italienne à la frontière espagnole, Corse comprise. Nous devons donc traiter de front le contentieux marseillais et le contentieux interrégional, qui tend lui aussi à exploser.

L'augmentation est à ce point significative que les renforts des effectifs de magistrats et de greffiers dont a heureusement pu bénéficier la juridiction en 2022 à la suite d'un contrôle de fonctionnement diligenté par l'inspection générale de la justice (IGJ) - qui correspondaient en réalité à un rattrapage après de nombreuses années de sous-dotation - s'avèrent d'ores et déjà insuffisants. Ces renforts, pourtant considérables, ont abouti à la création de trois cabinets d'instruction supplémentaires et à la mise en oeuvre du cloisonnement de la Jirs « Criminalité organisée », afin de dissocier le contentieux strictement marseillais, dévolu à la section « Délinquance organisée », de la délinquance interrégionale, voire internationale, confiée à la Jirs à proprement parler.

Sur les vingt-sept cabinets d'instruction du service - le plus important de France après celui de Paris -, onze sont dédiés au traitement de la criminalité organisée, quatre à la délinquance organisée et sept à la Jirs pour les réseaux interrégionaux et internationaux. Par ailleurs, une chambre correctionnelle composée de huit magistrats traite à temps plein ce contentieux. Cette proportion est unique au niveau national et traduit l'emprise du narcotrafic sur l'arrondissement judiciaire marseillais.

Comme je l'indiquais, les effectifs sont débordés, d'où des tensions sur l'ensemble de la chaîne pénale affectant à la fois les juges d'instruction, les juges des enfants, les juges de l'application des peines, le juge des libertés et de la détention (JLD) et les juges correctionnels. Je vous invite à ne pas oublier, dans le cadre de votre réflexion, les juges d'appel, de la chambre de l'instruction et de la cour d'assises, le niveau d'appel étant actuellement le plus engorgé par cette délinquance de masse.

Nous constatons également que la surpopulation carcérale à Marseille peut avoir un lien avec cette activité délinquante, une proportion importante des prisonniers étant en détention provisoire. Le taux d'occupation de la prison des Baumettes a ainsi atteint 188 % en début de semaine.

Face à l'importance des réseaux criminels, les risques d'atteinte à l'intégrité physique des acteurs judiciaires luttant contre le narcobanditisme ne doivent plus être considérés comme virtuels. Certes, lorsque j'avais interrogé les magistrats sur leur propre sécurité deux ans plus tôt, ils m'avaient indiqué ne pas ressentir un réel danger, mais les risques paraissent aujourd'hui accrus avec de nouveaux modes de recrutement de tueurs, notamment via les réseaux sociaux. Ces derniers sont de plus en plus jeunes et immatures : 62 % des tueurs ou auteurs de tentatives d'assassinats en 2023 étaient âgés de moins de 21 ans. Or personne n'a oublié, à Marseille, la figure emblématique du juge Pierre Michel.

Les freins à l'action des magistrats correctionnels et d'instruction sont extrêmement nombreux et doivent être énumérés sans misérabilisme, mais avec lucidité. Compte tenu du caractère vital du défi auquel nous sommes confrontés, le fatalisme ne saurait être de mise : il nous incombe collectivement d'être force de proposition afin de débloquer ces freins à l'action des services de l'État, qui ont trait aux effectifs, à la gestion des ressources humaines, aux moyens logistiques et à la procédure.

En termes d'effectifs, tout d'abord, les renforts obtenus pour lutter contre le narcotrafic ne suffisent déjà plus. Les sept cabinets d'instruction de la Jirs gèrent en moyenne une quarantaine de dossiers, alors que le volume communément admis se situe entre vingt-cinq et trente dossiers. Les mêmes cabinets s'occupent chacun de trente à quarante détenus, sachant que le contentieux de la détention est très chronophage. En ce qui concerne la délinquance organisée, les chiffres sont encore plus inquiétants avec soixante-dix dossiers et soixante à soixante-dix détenus par cabinet.

Cette problématique d'effectifs s'observe aussi au niveau du tribunal pour enfants. Le directeur départemental de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a proposé de mettre en oeuvre des mesures d'assistance éducative pour chaque mineur déféré en matière de stupéfiants : il considère à juste titre qu'il faut alors s'interroger sur les risques encourus par les frères et les soeurs appartenant à la même fratrie et sur la situation de la famille. Le surcoût correspondant a été évalué à environ 200 procédures supplémentaires, ce qui équivaut au travail de la moitié d'un cabinet du juge


des enfants. Afin de déployer ces mesures supplémentaires et de renforcer le suivi des familles touchées par le narcotrafic, les douze juges des enfants actuellement présents estiment qu'un treizième cabinet serait nécessaire.

Toujours en matière d'effectifs, la problématique du greffe est essentielle pour gérer de nombreuses notifications et convocations. Or nous ne disposons d'aucun greffier volant pour suppléer aux inévitables absences qui peuvent toucher l'un des cabinets : un système de remplacement existe, mais au détriment des autres structures. Nous manquons également d'assistants spécialisés, personnels qui peuvent intervenir tant dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou de flagrance qu'au stade de l'instruction, voire du jugement. Actuellement au nombre de douze, lesdits assistants sont communs au siège et au parquet : au-delà de la question de leur impartialité, il nous apparaît indispensable de disposer d'assistants dédiés pour chacune des entités. De la même manière, nous manquons de juristes assistants pour la section Jirs, ces personnels étant la plupart du temps affectés aux commissions rogatoires techniques et aux techniques spéciales d'enquête, qui impliquent une gestion administrative assez lourde.

Les effectifs de police judiciaire ne sont pas non plus suffisants, alors que ce domaine nécessite une grande expérience et un certain temps de formation à ce type de délinquance. Enfin, l'administration pénitentiaire souffre d'un déficit de personnels, de nombreux cabinets d'instruction se plaignant de ne pouvoir procéder à des actes d'interrogatoire ou de confrontation de détenus faute d'effectifs suffisants pour réaliser les extractions.

Les freins logistiques, ensuite, recouvrent des difficultés informatiques telles que l'absence d'un véritable atelier de numérisation, tant et si bien que les greffiers numérisent eux-mêmes leurs procédures. Les salles d'audience dédiées aux dossiers Jirs, qui impliquent souvent entre dix et vingt détenus, font également défaut puisqu'une seule salle est aujourd'hui suffisamment sécurisée pour accueillir de telles audiences.

Pour ce qui est des freins législatifs, nous appelons de nos voeux une simplification de la procédure pénale, dont la complexité a hélas été renforcée par la loi du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice, notamment en matière de démise en examen et de droits des personnes entendues comme témoins assistés. Le temps de traitement des requêtes en nullité s'établit à environ un an, soit un délai totalement inadapté au regard de la nécessité d'apporter une réponse rapide en la matière.

Dans le domaine de la lutte contre le blanchiment, nous aurions besoin de policiers mieux formés et d'assistants spécialisés sur l'entraide et l'analyse criminelle. Par ailleurs, nous constatons un problème de gestion des ressources humaines pour ce qui concerne les magistrats : alors que ces postes hautement spécialisés nécessitent du temps et que des magistrats du second grade sortant de l'école sont prêts à s'y investir, ils ne peuvent gravir un échelon dans la hiérarchie judiciaire sans quitter la juridiction, ce qui nous prive de certaines compétences.

En conclusion, la mise en oeuvre d'un plan Marshall contre le narcotrafic est indispensable : il y va de notre État de droit et de la stabilité de nos institutions républicaines.

M. Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille. - Je partage naturellement le constat dressé par M. Leurent sur les moyens. Le nombre de magistrats affectés à la lutte contre la criminalité organisée a progressé de manière importante, passant de neuf à douze. La moitié d'entre eux sont chargés de la délinquance organisée - c'est-à-dire des affaires marseillaises stricto sensu -, les autres sont affectés à la Jirs. Lors de ma prise de fonctions, j'ai voulu que nous ne soyons pas vampirisés par les guerres « marseillo-marseillaises » et que nous puissions lutter contre le haut du spectre, sur l'ensemble du périmètre interrégional.

Nous nous posons quotidiennement des questions liées aux saisines. Par exemple, deux ressortissants espagnols ont été interpellés dans le ressort du parquet de Grasse avec 70 kilogrammes de cocaïne à destination des mafias italiennes : si nous prenons habituellement ce type de dossiers en charge, nous allons peut-être laisser le tribunal de Grasse juger cette affaire en comparution immédiate, ce qui permettrait de faire le lien avec les autorités italiennes, la coordination entre nos deux pays étant souhaitable compte tenu des ramifications de la Ndrangheta.

Pour en revenir aux constats, Marseille compte toujours, en dépit des actions de « pilonnage » très volontaristes de la préfète de police, une centaine de cités abritant un ou plusieurs points de deal. Si l'arrêté pris par le préfet du Var interdisant l'arrivée de dealers marseillais a récemment défrayé la chronique, il est établi que le « savoir-faire » marseillais s'exporte dans les départements voisins, qu'il s'agisse de prêt de main-d'oeuvre
- lorsque les milieux locaux recrutent des tueurs marseillais - ou, à l'inverse, de coups de force visant à prendre le contrôle de certains points de deal locaux, le marché marseillais n'étant pas extensible à l'infini : les quartiers difficiles de Nîmes peuvent ainsi être visés. Des associations entre clans marseillais et clans locaux afin d'évincer certains adversaires sont également possibles, d'où une augmentation des « narchomicides » dans le Vaucluse ou dans le Var, phénomène qui ne manque pas de nous inquiéter.

L'augmentation exponentielle de la concurrence entre groupes criminels a conduit à une explosion des narchomicides en 2023. Je souligne que 109 des 113 faits constatés sont directement liés au narcotrafic, le milieu traditionnel corso-marseillais ayant été totalement submergé par le narcotrafic des cités. Il en résulte une démultiplication des règlements de comptes liés au trafic de drogue, alors qu'ils découlaient plutôt, par le passé, de la lutte pour le contrôle du racket ou des machines à sous et qu'ils étaient menés par le chef de l'organisation ou par ses principaux lieutenants, en visant les dirigeants et les lieutenants du gang rival et en s'assurant d'une certaine discrétion.

Désormais, les crimes sont commis à visage découvert et parfois revendiqués sur les réseaux sociaux, ce qui entraîne une explosion du nombre d'élucidations, mais sans rien régler au problème puisque seules les petites mains du trafic sont concernées et qu'il est malaisé de remonter jusqu'aux commanditaires.

J'ai mentionné, lors d'une interview, une baisse des narchomicides : là où deux à trois faits étaient enregistrés chaque semaine en 2023, seuls deux faits pouvant être qualifiés de narchomicides sont survenus depuis le début de l'année 2024. Dans une vision optimiste, les vagues d'interpellations mises en oeuvre par les juges d'instruction et par la police judiciaire ont permis de mettre les équipes de tueurs derrière les barreaux, mais nous nous inquiétons d'une « mexicanisation », c'est-à-dire d'une poursuite des affrontements entre bandes criminelles dans les établissements pénitentiaires. Un assassinat et une tentative d'assassinat y ont eu lieu récemment, ce phénomène étant très préoccupant.

Dans une analyse moins optimiste quant à l'efficacité des services, le combat a peut-être cessé faute de combattants, la DZ Mafia semblant avoir pris l'avantage sur le réseau concurrent Yoda. La situation reste cependant très fragile, puisque la personne assassinée en prison l'aurait été par des membres de Yoda, par vengeance.

Une autre différence par rapport aux règlements de comptes du milieu traditionnel réside dans le déploiement d'une stratégie d'intimidation et de terreur, d'où le choix de la procureure précédente de ne plus parler de règlements de comptes pour y préférer le terme de « narchomicides », ce qui me semble judicieux : nous pourrions même parler de narcoterrorisme, tant les victimes sont dépersonnalisées. Celles-ci se répartissent en plusieurs catégories, à commencer par les personnes ancrées dans la criminalité, mais qui ne représentent plus la majorité des victimes. Particulièrement jeunes, les petites mains du trafic - ravitailleurs, « charbonneurs » et « chouffeurs » - sont les premières à faire les frais d'une logique de terreur qui les expose à une rafale de kalachnikov dès lors qu'il est question de prendre en main un point de deal.

En outre, ce narcoterrorisme induit une multiplication des victimes collatérales n'ayant aucun rapport avec le trafic, que la mort du jeune Fayed, âgé de 10 ans, à Nîmes, et de la jeune Socayna, dans les quartiers sud-est de Marseille, a tragiquement illustrée.

Les auteurs comme les victimes sont toujours plus jeunes, la majorité des auteurs étant âgés de 16 à 21 ans. Un autre phénomène préoccupant est observé, à savoir celui de la féminisation. Jusqu'à présent, les femmes étaient en effet cantonnées à des rôles de « nourrices » ; or elles occupent désormais d'autres fonctions, dans le cadre d'une dérive similaire à celle qu'avait connue la Camorra napolitaine au milieu des années 2000. Dans un tel processus, les femmes prennent la relève une fois les hommes derrière les barreaux, en étant parfois plus dures encore.

Une autre difficulté majeure réside dans le fait que les têtes de réseau gèrent leurs affaires depuis l'étranger ou derrière les murs de leurs prisons, désignant des cibles et continuant à organiser le trafic. L'incarcération ne remet pas nécessairement en cause les capacités opérationnelles des trafiquants, d'où la nécessité de développer une coopération judiciaire encore embryonnaire avec des États refuges tels que le Maroc, l'Algérie ou Dubaï. Une autre piste de réflexion a ainsi trait à la mise en place d'un régime pénitentiaire distinct pour ce type de public.

Enfin, cette violence tient au caractère particulièrement lucratif des points de deal, d'où cette logique de concurrence. J'ajoute que le recrutement des petites mains du trafic se diversifie, leurs rangs étant désormais constitués en partie de « jobbeurs » venant de la France entière, ainsi que d'étrangers en situation irrégulière, mineurs comme majeurs.

Mme Isabelle Fort, procureure adjointe de la République de Marseille, responsable du service « Jirs Criminalité organisée » au parquet. - La majorité des faits d'assassinats et de tentatives d'assassinat qu'a connu le département des Bouches-du-Rhône et en particulier Marseille sont en lien avec un trafic de stupéfiants en constante augmentation.

En 2023, nous avons saisi plus de 3,3 tonnes de résine de cannabis et 350 kilos de cocaïne, soit le double des volumes saisis en 2022. Lesdites saisies sont corrélées avec un nombre important et en constante augmentation de saisies d'armes, dont des fusils d'assaut de type kalachnikov et des pistolets de calibre 9 millimètres. De plus, des grenades vraisemblablement destinées à défendre les points de deal ont été saisies pour la première fois.

Le trafic de stupéfiants constitue un enjeu majeur pour la juridiction, le tribunal judiciaire de Marseille y consacrant plus de 20 % de son activité juridictionnelle, contre 12 % en moyenne pour les juridictions du groupe 1
- les treize juridictions les plus importantes du pays - et 9 % en moyenne à l'échelle nationale.

M. Nicolas Bessone. - Nous détenons un triste record, le nombre de narchomicides de la juridiction étant supérieur à celui de toutes les autres juridictions réunies.

Mme Isabelle Fort. - L'activité de la Jirs à Marseille est principalement concentrée sur les assassinats et tentatives d'assassinats en bande organisée.

Plus largement, notre travail porte sur les réseaux et un approvisionnement très diversifié : la résine de cannabis transite par la route, les drogues de synthèse plutôt par la voie postale, tandis que la cocaïne emprunte la voie aérienne via la Guyane et la voie maritime par le biais de navires en provenance d'Amérique du Sud, qui font souvent plusieurs escales en Italie et en Espagne avant d'arriver à Marseille.

Afin de contrecarrer les groupes criminels et leurs canaux d'approvisionnement, nous avons initié un travail plus approfondi dans les ports pour détecter et cibler les points de faiblesse, qu'il s'agisse des dockers, des conteneurs ou des bateaux de croisière. Nous avons ainsi mis en place un bureau de liaison (BDL) regroupant les juridictions dotées d'un port méditerranéen, dont Sète, Marseille et Fos-sur-Mer ; Toulon n'est pas répertoriée comme une entrée pour les navires transportant de la cocaïne. L'objectif des BDL consiste à détecter les failles et à partager les informations entre les services de police et la direction des opérations douanières (DOD), afin d'élaborer des axes stratégiques visant à lutter contre le phénomène. Nous souhaitons élargir ces BDL à l'international, avec un travail en direction de l'Italie et de l'Espagne dans un premier temps.

La lutte contre le trafic de stupéfiants est menée à plusieurs niveaux, en tâchant de sensibiliser et de responsabiliser les clients ; en « pilonnant » les points de deal et en visant les ravitailleurs et les vendeurs, le plus souvent jugés en comparution immédiate ; en s'attaquant, enfin, aux groupes criminels. Extrêmement bien structurés, ces derniers sont très concurrentiels et mènent une politique de ressources humaines et d'emploi très dure via les réseaux sociaux, sur lesquels ils vantent les mérites du travail de vendeur et de guetteur, en affichant le salaire susceptible d'être gagné, en promettant la sécurité du point de deal et en soulignant l'écart avec les revenus tirés d'une activité licite. Ces propos publicitaires sont en décalage total avec la réalité, la plupart des embauchés finissant par être traités comme des esclaves, sans oublier un risque extrêmement élevé pour leur sécurité.

Disposant de moyens considérables, ces réseaux sont dirigés la plupart du temps par des chefs éloignés des cités, opérant depuis l'étranger ou depuis leur détention. De surcroît, ils font appel à des services spécialisés et cloisonnés, ce qui rend notre tâche plus complexe. Lesdits réseaux font également preuve d'une forte capacité d'adaptation : le nombre de points de deal a certes diminué pour s'établir à 128 en zone police et à 4 en zone gendarmerie, mais cette diminution masque une restructuration de ces points de vente, regroupés dans certaines cités en un seul lieu mieux sécurisé et doté d'une équipe de guetteurs plus étoffée, plus difficile d'accès pour nos forces de l'ordre.

L'adaptabilité des réseaux s'illustre aussi au niveau de canaux de vente, avec le développement de services « Uber shit » et « Uber coke » permettant aux acheteurs de ne plus se déplacer dans des cités dangereuses et de se faire livrer à leur domicile, la part des drogues de synthèse et de l'héroïne étant très faible dans notre ressort.

Si les saisies de stupéfiants ont considérablement augmenté, elles n'ont pas permis de freiner l'expansion des réseaux criminels : seul un travail dédié au blanchiment permettrait peut-être de les contrer. Jusqu'à présent, nous avons beaucoup recouru à la présomption de blanchiment, un outil extrêmement efficace en ce qu'il nous permet d'agir indirectement sur le trafic de stupéfiants en utilisant d'autres qualifications pénales telles que le travail dissimulé ou la fraude fiscale.

Cette présomption ne nous permet cependant pas d'identifier totalement l'origine des fonds en lien avec le trafic de stupéfiants ; de plus, elle intervient souvent une fois que le patrimoine criminel est acquis et placé dans des restaurants, boîtes de nuit ou dans d'autres biens immobiliers.

Nous avons souhaité, de manière complémentaire, conduire un travail sur l'argent qui sort des cités : la plupart des achats s'y effectuent au moyen de petites coupures. Nous souhaitons nous intéresser au « banquier », qui vient régulièrement ramasser l'argent pour ensuite le déposer chez une « nourrice » ; celle-ci le fait ensuite remonter via des collecteurs, souvent dans d'autres régions de France, en vue d'un blanchiment par des moyens classiques ou plus sophistiqués.

Dans notre travail sur la provenance de cet argent, nous avons mis en place plusieurs comités opérationnels de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac), dont des Colbac-S, sur les stupéfiants, avec des échanges d'informations entre partenaires, dont la police, la gendarmerie, la DGFiP et les douanes.

À Marseille, nous travaillons beaucoup avec la division chargée des affaires économiques et financières, pour monter des dossiers communs « écocrim' ». Nous avons ainsi deux visions contre le trafic de stupéfiants.

Nous travaillons aussi contre la corruption de basse intensité. Une fois le dossier monté, il faut se protéger des fuites et de la corruption nourrie par l'argent du narcotrafic, qui pénètre tous les milieux et met à mal nos procédures. Nous travaillons avec l'inspection générale de la police nationale (IGPN), dont les moyens humains, à Marseille, sont extrêmement limités.

La détention ne met plus fin aux activités des têtes de réseau, qui, malgré un à dix mandats de dépôt criminel, continuent de commanditer des assassinats ou gèrent leurs points de deal comme si elles étaient à l'extérieur. La détention est prise comme un risque du métier.

Les nouvelles technologies posent également problème. Les drones livrent presque à la fenêtre des détenus stupéfiants, téléphones et autres objets inquiétants. La sécurité flanche, avec 188 % de surpopulation carcérale. Les groupes criminels se reconstituent à l'intérieur de la maison d'arrêt et y importent les conflits de l'extérieur. Pour un directeur d'établissement pénitentiaire, il est très difficile de séparer les clans adverses tout en évitant de rassembler les membres d'un même clan.

Les douze magistrats de ma division gèrent 499 dossiers. Le nombre de mis en examen et de détenus est extrêmement important. Les moyens en soutien sont limités, avec un seul analyste criminel, commun au parquet et au siège, et deux assistants de la DGFiP pour toute la juridiction.

Nous ne pouvons mener ces enquêtes-là sans sources humaines, mais le travail est très délicat : il faut à la fois protéger la source et mener une procédure loyale vis-à-vis de la défense. Notre travail se fait en totale transparence vis-à-vis de la partie adverse, dont les moyens financiers sont bien plus importants que les nôtres.

Nous nous renouvelons grâce aux partenariats et à la coopération internationale, qui fonctionne très bien avec les pays européens - Eurojust, l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale, est un allié incontournable -, moins bien avec les pays du Maghreb et Dubaï.

Mme Isabelle Couderc, vice-présidente chargée de la coordination de la section « Jirs criminalité organisée » de l'instruction. - Marseille est la seule ville de France gangrénée à ce point par le trafic de drogue. Si ses acteurs sont majoritairement issus de Marseille, leur influence s'est considérablement étendue aux régions limitrophes des Bouches-du-Rhône, touchant Arles, Nîmes, Montpellier, Avignon, mais aussi Valence et Perpignan, et même l'Espagne, où des Marseillais impliqués dans ces trafics sont allés assassiner deux des leurs, réfugiés sur la Costa Brava. C'est pourquoi il est intéressant que ces dossiers soient traités par une juridiction spécialisée et interrégionale à la compétence étendue et aux moyens adaptés.

Le trafic de stupéfiants fonctionne sur un mode pyramidal. En haut, on trouve des individus qui, depuis l'étranger - Émirats arabes unis, Maghreb, Pays-Bas, Espagne -, gèrent le trafic et en récoltent les fruits. Parfois, ils y vivent au grand jour et y développent des affaires dans le cadre de sociétés qui sont d'efficaces blanchisseuses. Leur grande aisance financière est évidente lorsqu'ils se montrent capables de rémunérer très généreusement plusieurs avocats, et non des moindres, malgré leur absence de ressources légales en France.

Le flux de l'argent de la drogue est difficile à tracer, puisqu'il n'est pas bancarisé. Il circule parfois grâce à des sarraf, véritables pseudo-banquiers occultes par lesquels des fonds s'échangent entre pays, en toute clandestinité, sans aucun transfert physique d'argent, par un processus de compensation avec commission.

Tout en bas de la pyramide, sur les points de deal, on trouve les guetteurs, dits choufs, qui assistent les vendeurs, dits charbonneurs ou « jobbeurs ». Ils sont très jeunes, déscolarisés, parfois en rupture familiale, manifestement attirés par l'argent. Bien que précaires, ils gagnent en moyenne 150 à 200 euros par jour. On les trouve au bas des immeubles. Ce sont les cibles faciles des règlements de compte.

J'ai lu récemment qu'à Marseille, la mort frappe souvent sur les coups de vingt heures ; mais de 20 ans aussi. Fait nouveau, cette petite main d'oeuvre devient difficile à enrôler, au point que le recrutement se fait désormais dans des régions de France parfois lointaines et que le réseau s'occupe de loger ses petits dealers. Le développement des « Uber shit », la livraison du client à domicile, est en partie lié à cette pénurie de main d'oeuvre. Mais le réseau est aussi particulièrement intransigeant et sans pitié face aux défaillances : régulièrement, nous sommes sidérés, nous, juges d'instruction, en découvrant des vidéos d'une violence extrême où de très jeunes gens sont frappés, humiliés, torturés dans des caves, et parfois exécutés. Des trafiquants ont également enlevé, séquestré et violenté le gérant d'une pizzeria implantée à cinquante mètres d'un point de deal, parce qu'il avait soi-disant trop parlé ; ils ont ensuite multiplié les coups de pression pour qu'il cède son établissement à vil prix.

Une multitude de métiers se développe avec, à chaque strate, le prélèvement d'une commission. Un des mis en examen, gérant à Marseille trois points de deal, dont deux étaient fermés pour pénurie de main d'oeuvre, se plaignait de la rémunération confortable de ceux de l'équipe feu, c'est-à-dire les tueurs, appelés aussi « tapeurs » et « charcleurs », chargés de récupérer les points de deal de la concurrence à l'aide de « guitares », c'est-à-dire de kalachnikovs. Il a évoqué la promotion qu'il y a à passer de gérant de point de deal, rémunéré 8 000 euros par mois, à membre de l'équipe feu.

Existent aussi les ravitailleurs des points de deal ; les « nourrices », qui gardent les produits stupéfiants ou l'argent ; les garages, qui cachent les équipes feu après leur forfait. Cette dernière mission semble de plus en plus dévolue à des filles, qui apparaissent désormais à des postes non négligeables. Le réseau comprend également un « Monsieur Propre », missionné pour brûler la voiture et les vêtements des tueurs et faire disparaître les armes, et des logisticiens. Dans un dossier d'importation en bande organisée de plusieurs tonnes de cocaïne, un individu s'occupait exclusivement de la logistique automobile : récupération des voitures volées, location des box, GPS, plaques d'immatriculation, bidons d'essence... D'autres se consacrent à l'acheminement du produit, grâce à des liens dans les pays d'origine. Dans un dossier, une des têtes de réseau a envoyé son subordonné, rompu à la plongée sous-marine, en Amérique du Sud pour se former à la récupération des produits stupéfiants sous les coques de navire.

Les blanchisseurs se trouvent classiquement dans des activités économiques ayant besoin de cash, comme les restaurants, les établissements de nuit, les entreprises du BTP. Alors que les individus au bas de la pyramide sont pratiquement illettrés, ceux du haut de la pyramide, qui organisent et dirigent le trafic, peuvent présenter des capacités intellectuelles performantes, notamment dans l'utilisation des outils modernes de transmission et de communication.

Cela atteste de l'existence d'organisations criminelles particulièrement structurées et actives, capables d'importer de grosses quantités de produits stupéfiants. Il faut donc une approche judiciaire forte et coordonnée.

Les règlements de comptes existent depuis longtemps à Marseille, en raison de l'affrontement territorial des bandes rivales. Nous avons connu la guerre entre les Blacks et les Gitans. Le nombre de règlements de comptes a considérablement augmenté en 2023, avec la guerre implacable que se mènent deux organisations, la DZ Mafia et Yoda. Certains mis en examen, revendiquant leur appartenance à l'un des deux clans, évoquent des sommes conséquentes perçues pour exécuter des contrats, dont le montant varie selon que la victime est tuée ou seulement blessée. Ils expliquent aussi qu'une nouvelle équipe est en préparation, prête à prendre le relais en cas d'interpellation ou de perte fatale.

Les équipes actuelles pratiquent l'anticipation, le balisage des véhicules pour mieux suivre leurs cibles, ont recours à des donneurs de « go » pour renseigner les tueurs, et tirent des rafales à l'aveugle. Il n'est pas toujours aisé de comprendre la raison d'un passage à l'acte. S'il est facile d'identifier l'exécution d'un concurrent, il est plus difficile de décoder l'exécution d'un rival ou d'un traître réel ou supposé. Les grilles de lecture sont complexes et nécessitent une grande connaissance du milieu, tout comme des surnoms, systématiques et incontournables.

En tant que magistrats, nous avons besoin de moyens humains, matériels, mais aussi juridiques pour être plus efficaces. Pour traiter ces dossiers XXL, il nous faut du temps, et donc un renfort d'effectifs. Il est également souhaitable que les juges d'instruction puissent rester durablement dans les cabinets de Jirs afin que la connaissance des dossiers et des réseaux locaux ainsi que la maîtrise des techniques spéciales d'enquête inhérentes à ces procédures soient bien assimilées. À cet égard, l'accession aux premiers grades sur place de jeunes collègues doit être favorisée. Les changements de juges d'instruction obèrent inévitablement le bon déroulement des procédures, particulièrement complexes et volumineuses.

L'équipe autour du magistrat doit être renforcée. Un cabinet d'instruction doit être systématiquement doté d'un greffier, ce qui est loin d'être le cas. Un juge peut se trouver durant plusieurs mois sans greffier attitré. Nous demandons l'affectation de greffiers volants pour pallier les absences ponctuelles. Les greffiers doivent eux-mêmes être aidés d'agents pour certaines tâches purement matérielles, telles que la cotation.

Nous demandons un pool d'assistants spécialisés, formés à ce type de contentieux et capables d'aider véritablement le juge, par exemple dans la gestion des techniques spéciales d'enquête soumises à échéance, l'évolution de la jurisprudence ou encore la numérisation des dossiers, exercice délicat.

Pour les interrogatoires de détenus, nous sommes soumis aux aléas de l'Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (Arpej). Par manque de personnel, elle nous prévient la veille pour le lendemain que le détenu ne sera pas conduit à notre cabinet ou nous demande de procéder par visioconférence, alors que cela relève du choix du seul magistrat.

Le manque de moyens humains rejaillit sur la chambre de l'instruction d'Aix-en-Provence, avec une centaine de requêtes en nullité pendantes. En effet, si un juge d'instruction n'a pas convoqué une personne mise en examen et détenue dans les quatre mois suivant sa comparution devant lui - ce qui est impossible à cause de notre charge de travail -, celle-ci peut saisir la chambre de l'instruction directement d'une demande de mise en liberté.

Il faut aussi renforcer les moyens matériels. L'équipement informatique est insuffisant. Nous ne disposons pas du matériel adéquat pour traiter les données extraites des téléphones et ordinateurs des délinquants. Nous avons aussi besoin d'un logiciel de recherche et de recoupement des données performant. Le logiciel Cassiopée (chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants) a toujours été considéré comme inadapté pour l'instruction ; pourtant, nous devons l'utiliser, ce qui entraîne des risques d'erreurs.

Enfin, il nous faut des moyens juridiques. Nous souhaitons la criminalisation de l'infraction d'association de malfaiteurs en vue de la commission d'un crime ainsi que l'instauration d'un régime carcéral spécifique pour les détenus relevant de la criminalité organisée. Il faut faciliter la rotation de détenus, la mise à l'isolement et le brouillage des cellules, mais aussi la possibilité de saisir et de confisquer les avoirs criminels sans application systématique du principe jurisprudentiel de proportionnalité et l'exigence de la démonstration d'un grief à l'appui d'une requête en nullité.

Des dispositions législatives, telles que la possibilité pour une personne qui vient d'être mise en examen de demander aussitôt sa démise en examen, ou jurisprudentielles, qui privent l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de son effet de purge des nullités, sont des mesures regrettables et de nature à entraîner de nouveaux types de recours. Je pense qu'il faut encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours, qui paralyse l'instruction et encombre les chambres de l'instruction. Nous devons pouvoir instruire nos dossiers sans remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis par une certaine défense qui n'est pas constructive. Les délinquants paient très cher une défense qui se bat non pas sur le fond du dossier - souvent accablant -, mais sur la procédure, en multipliant les remises en cause de certains actes d'enquête afin d'obtenir la remise en liberté des délinquants ou en recourant à d'autres méthodes, par exemple, en envoyant un courrier contenant une saisine directe de la chambre de l'instruction avec la seule mention « Greffe de la cour d'appel », qui peut donc concerner le greffe commercial ou social : si ce courrier n'est pas immédiatement orienté vers la chambre de l'instruction pour être traité dans les délais, l'intéressé devra être remis en liberté.

L'actualité criminelle locale et les délais raisonnables appréciés rigoureusement par la Cour de cassation imposent que les procédures de Jirs puissent être diligentées avec efficacité et célérité, ce qui n'est clairement pas le cas. Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille. Alors même que nous sommes freinés par toutes les contraintes et entraves que j'ai évoquées, les avocats créent le site nullitator.fr, qui recense les cas de nullité.

Je veux croire que l'accroissement des moyens humains, matériels et juridiques permettra un traitement optimal des dossiers et renforcera l'autorité que nous sommes censés incarner. En effet, nous assistons à une grave remise en cause de notre fonction. Les plaintes d'avocats à l'encontre des juges d'instruction pour les déstabiliser ne sont plus un phénomène rare. Des mis en examen insultent le magistrat, ou pire, lui crachent dessus en cours d'interrogatoire. Très récemment, les locaux professionnels d'un expert judiciaire souvent désigné dans nos dossiers ont été incendiés par des individus cagoulés selon un mode opératoire digne du crime organisé.

M. Nicolas Bessone. - Je ne voudrais pas alourdir les débats. Nos propositions ont déjà été largement évoquées par mes collègues.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous propose de nous transmettre vos propositions par écrit.

M. Nicolas Bessone. - Bien sûr.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment ne pas être effaré en apprenant ce qui se passe dans les prisons : réorganisation des réseaux et gestion directe de ceux-ci depuis les cellules. Quelles dispositions avez-vous prises pour lutter contre cet état de fait ?

M. Nicolas Bessone. - Nous avons développé des liens très importants avec le renseignement pénitentiaire.

Certains éléments nous échappent. Le bon sens dirait qu'il faut brouiller totalement les cellules. On nous explique que, techniquement, c'est très compliqué, à cause des riverains. Mais ce serait le moyen d'interdire les communications non autorisées vers l'extérieur.

Nous estimons que le régime pénitentiaire de la détention provisoire appliquée à ce type de public est inadapté. Il faudrait des prisons de haute sécurité comme aux États-Unis et en Italie. Le ministre de la justice a eu une formule forte : pour ces gens-là, la prison, c'est la même chose que l'extérieur sans les femmes. Il faudrait un régime pénitentiaire spécifique, très dur, sous forme de quartier de sécurité sans communication avec l'extérieur. À défaut, en l'état, nous sommes dépassés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Menez-vous des actions spécifiques contre la corruption des agents pénitentiaires ou ceux des greffes ?

M. Nicolas Bessone. - La bataille contre la corruption de basse intensité est perdue avec l'administration pénitentiaire. Drogues et téléphones mobiles entrent très facilement en prison. Nous notons de plus en plus de corruption de fonctionnaires de police. Nous entamons une réflexion, avec le procureur général, sur des cabinets qui seraient sujets à beaucoup d'annulations de procédure. Cela peut être dû à l'incompétence, mais aussi à la corruption. Deux enquêtes sont en cours, à Marseille, sur des membres du greffe suspectés de renseigner le crime organisé. Chaque personne a un prix et les moyens de ces réseaux sont quasiment illimités. Oui, on constate une augmentation de la corruption.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez bien raison de fournir un effort particulier contre le haut de la pyramide.

On entend que s'il n'y avait pas de consommateurs, il n'y aurait pas de trafic : c'est très logique, mais assez simpliste. Comment faut-il traiter les consommateurs ? Sont-ce des délinquants ?

Monsieur le procureur, vous avez parlé du régime pénitentiaire et des prisons de haute sécurité. Un intervenant nous a parlé du temps où les prisons étaient bien tenues - je ne suis pas sûre de la signification de cette expression. Y a-t-il des prisons plus corrompues que d'autres ?

Faut-il des tribunaux dans lesquels les jurés ne pourraient être menacés, composés de spécialistes ? Faut-il mieux protéger les magistrats ? Nous souhaitons un sursaut, avec une volonté politique plus forte. Marseille est-elle une « narcoville » ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Monsieur le procureur, souvent des parallèles sont dressés entre Marseille et l'Amérique du Sud. Mon territoire, la Guyane, est situé sur ce continent et subit aussi le type de faits qui nuisent à l'image de la cité phocéenne. Coopérez-vous avec la


Guyane ? Les peines prononcées pour trafic de stupéfiants en Guyane sont plus faibles que dans l'Hexagone. Ne serait-il pas temps d'harmoniser les peines dans tout le territoire national ?

M. Michel Bonnus. - Merci beaucoup pour vos propos très clairs. Pour faire ce que vous faites, il faut être courageux. Vous courez un danger permanent.

Le préfet n'a visé que la ville de Hyères, à ma grande surprise. Je lui demande : « Pourquoi pas tout le Var ? »

Vous avez, les uns et les autres, parlé de blanchiment. Dans le quartier Saint-Jean-du-Var à Toulon, sur 600 mètres, j'ai compté dix-sept épiceries et lieux de restauration rapide ouverts à une heure du matin, sans clients. Comment survivent-ils, alors qu'ils sont ouverts toute la nuit ?

Vous avez dessiné des profils très jeunes. Les réseaux créent une vraie appétence. Comment les élus peuvent-ils vous aider à renverser cette tendance ? On a l'impression que tant que l'on ne s'oriente pas vers une politique inspirée du Portugal, on perd la guerre. Cela fait froid dans le dos. Dans les 153 communes du Var, les gens ont très peur de ce qu'ils voient à la télévision et sur les réseaux, même s'ils n'ont pas de trafic chez eux. La politique du Portugal donne des résultats probants. Qu'en pensez-vous ?

Mme Valérie Boyer. - Vous avez dit que Marseille était une ville à part. Néanmoins, le trafic touche toute la France. Aucun territoire n'est épargné. Effectivement, Marseille est-elle une narcoville ? Y en-a-t-il d'autres en France ?

Quelle est la part des mineurs non accompagnés (MNA) ? Je devrais plutôt parler des dits « mineurs » et dits « non accompagnés », car plus de la moitié d'entre eux ne sont ni mineurs ni seuls. Ils sont en fait aux mains de trafiquants d'êtres humains, qui participent au trafic de drogue. D'où viennent-ils ? Quelle est leur nationalité ? Quel est leur profil et quel rôle ont-ils ? Quel sort leur est-il réservé ? Le code civil dispose que, dès lors que l'on est hébergé trois ans par l'aide sociale à l'enfance (ASE), on devient automatiquement Français. Quel est le destin de ces MNA lorsqu'ils deviennent majeurs ?

M. Nicolas Bessone. - Il faut traiter la problématique dans sa globalité, avec une mobilisation de la société entière. Pour ce qui concerne les consommateurs, nous avions mis en oeuvre une politique dynamique, avec une répression accrue, en augmentant le montant des amendes forfaitaires délictuelles (AFD). Le prédécesseur de Mme Fort avait décidé de la confiscation du véhicule en cas de conduite sous l'emprise de stupéfiants, après des contrôles à la sortie de la cité. Le tribunal, qui applique la loi, a estimé que nous portions atteinte au principe de proportionnalité.

Nous essayons de mettre en place une justice résolutive des problèmes des toxicomanes les plus enkystés. Mais ce ne sont pas eux qui font le chiffre d'affaires des trafiquants - il y a une diffusion totale de la drogue dans la société.

La question de la légalisation du cannabis se pose légitimement. Moi, je n'y suis pas favorable, en raison du degré de pureté de la résine de cannabis, sans commune mesure avec ce que l'on a connu quand nous avions 20 ans. Un État ne pourra jamais vendre à sa population, dans un bar-tabac, une drogue si fortement dosée qu'elle rendra sa population schizophrène, et la légalisation d'une drogue moins fortement dosée maintiendra un marché parallèle.

Les collaborateurs de justice peuvent représenter un instrument très fort pour taper sur le haut de la pyramide. Pour que des gens au coeur de l'organisation acceptent de coopérer avec l'État, il faut faire sauter le verrou juridique. Il semblerait que la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) y travaille. On se prive du haut de la pyramide puisque notre législation, un peu moraliste, empêche d'accorder ce statut à celui qui a du sang sur les mains. C'est une erreur : le but recherché doit être l'efficacité de l'État.

Le criminel accepte de devenir collaborateur après avoir dressé un bilan coûts-avantages. Souvent, il accepte quand il sait qu'il sera éliminé par l'organisation adverse ; il demande alors la protection de l'État. Pour un nabab marseillais qui sort en boîte de nuit à Cassis ou Bandol tous les soirs, la perspective de devenir cantonnier à Valenciennes n'est pas de nature à faire rêver. Il faut que sa perspective soit de passer les vingt prochaines années de sa vie derrière les barreaux ; or ce n'est pas possible aujourd'hui, puisque la probabilité d'être condamné à une telle peine devant une cour d'assises composée d'un jury populaire est proche de zéro.

Le service interministériel d'assistance technique (Siat) ne peut pas recruter. Qui, aujourd'hui, ferait juger des actes de terrorisme par des jurés ordinaires ? C'est la même problématique : les gens ont peur de la menace, qui suinte dans ces audiences. Avec l'individualisme de notre société actuelle, les gens ne s'engagent pas à glisser « oui » dans une urne. Il faut une cour d'assises spécialement composée et un régime pénitentiaire très dur.

Les moyens de la juridiction de Cayenne ne sont proportionnels ni à la problématique de la drogue ni à celle de l'orpaillage illégal. Je suis allé en Guyane. Dans chaque vol Cayenne-Paris se trouvent une quarantaine de mules. La police aux frontières de Guyane et celle d'Orly ont la capacité d'en gérer dix de chaque côté : il y a un vrai problème de moyens.

J'en viens aux peines. Nous restons un État de droit. La peine est dictée par le code pénal. Ne perdons pas nos fondamentaux en imposant une peine automatique au juge guyanais.

Je ne suis pas contre le principe de l'arrêté préfectoral relatif à Hyères, même s'il stigmatise les Marseillais, dont je suis. Son arrêté n'interdit pas l'accès à tous les Marseillais sans motif légitime, mais à ceux qui ont déjà été condamnés pour narcotrafic. Mais l'applicabilité de l'arrêté est délicate puisque le policier, sur le terrain, n'a pas accès au casier judiciaire.

En ce qui concerne les épiceries, il faut agir avec les autorités préfectorales et municipales. On sait bien que ce sont des officines de blanchiment. Il faut y consacrer des moyens.

M. Michel Bonnus. - Citons aussi les services fiscaux et l'Urssaf.

M. Olivier Leurent. - Sur le sujet de la consommation, nous sommes confrontés à un double niveau de difficulté : nous avons des consommateurs parfaitement intégrés dans la société, dont les habitudes de consommation remontent à vingt-cinq ou trente ans en arrière ; nous avons aussi des consommateurs très jeunes. La lutte contre la drogue doit constituer une politique publique prioritaire. Je vois peu de messages diffusés à l'échelle nationale sur la nocivité des produits stupéfiants. Il faut absolument développer des campagnes publiques d'information et de prévention. Il faut que l'éducation nationale en fasse une priorité : le message doit être clair.

Le médecin de prévention, à Marseille, m'a raconté que les fonctionnaires et les salariés questionnés sur leurs addictions répondaient, voilà dix ans, qu'ils buvaient peut-être un peu trop ; aujourd'hui, ils révèlent leur consommation de cannabis, jusqu'à dix joints par jour, sans conscience de transgresser la loi. C'est un vrai problème. Le sentiment de transgression lié à la nocivité du produit doit de nouveau être propagé.

Nous instruisons un dossier à Marseille où le « go » du passage à l'acte de l'homicide a été enregistré en direct depuis une cellule sonorisée. Il n'y a plus d'étanchéité entre liberté et détention : il faut revoir le système carcéral.

Je rejoins M. le procureur sur les assises.

Notre difficulté, concernant les MNA, est surtout de démontrer leur minorité. En comparution immédiate notamment, on constate que le sous-prolétariat de la revente de cannabis, recruté via les réseaux sociaux, concerne les personnes extrêmement vulnérables et précarisées que sont les migrants.

Marseille est-elle une narcoville ? Elle n'est pas que cela. Elle a d'autres aspects et il s'y passe des choses fantastiques. Marseille a la particularité d'être un carrefour interrégional, international, un port ouvert sur la Méditerranée, qui compte une population précarisée qui constitue un terreau du trafic de produits stupéfiants.

À Marseille, les peines prononcées sont extrêmement lourdes, régulièrement de dix ans de réclusion, parfois plus. Ce n'est qu'une réponse, car manifestement, la répression n'est pas suffisante pour endiguer ce fléau national.

M. Guy Benarroche- Merci de vos interventions, qui détaillent très bien ce qui se passe réellement à Marseille et les moyens d'intervention dont dispose la justice dans son ensemble.

C'est un fait, un certain nombre de produits illégaux, qui exigent une vaste politique de contrôle et de répression, sont aujourd'hui de mieux en mieux acceptés socialement. On estime qu'en soi la consommation de ces produits n'est pas spécialement critiquable. De plus en plus de personnes consomment et le font en toute bonne conscience - ils ne se rendent absolument pas compte qu'ils ont ainsi du sang sur les mains -, dans toutes les strates de la société. C'était très différent au temps de ma jeunesse, dans les années 1970.

Depuis, une véritable économie de la drogue s'est développée. Elle répond aux normes du capitalisme financier et du libéralisme le plus débridé. Elle dégage des profits monstrueux et nous ne luttons pas à armes égales avec les trafiquants : en la matière, la puissance publique ne dispose pas des mêmes moyens qu'eux. Voilà pourquoi la justice a tant de mal à lutter contre le phénomène.

Nous n'avons pas parlé de la production, et pour cause : sauf exception, elle n'a pas lieu sur notre territoire. Gardons toutefois à l'esprit que, pour un certain nombre de pays, ces produits sont une ressource économique considérable.

Après l'étape de production viennent le transport et la diffusion, cette dernière faisant l'objet d'un vaste merchandising. Or, pour contrer efficacement le narcotrafic, il faut à la fois réprimer la consommation et s'attaquer aux profits dégagés. Quels outils d'action supplémentaires pourrions-nous vous donner, notamment pour agir au début et à la fin de la chaîne ?

M. Francis Szpiner. - Tout d'abord, de quelle manière entendez-vous adresser vos propositions à notre commission d'enquête : via la conférence des procureurs ou bien à titre personnel ?

J'ai noté que vous êtes pour une cour d'assises spécialisée, solution retenue en matière de terrorisme et qui a fait la preuve de son efficacité. J'ai également cru comprendre que vous aviez des propositions à émettre au sujet du service interministériel d'assistance technique et du statut des repentis : ces sujets méritent effectivement d'être traités. En parallèle, avez-vous réfléchi au statut de l'informateur ? Actuellement, ce dernier ne peut pas être mêlé au trafic. Or, pour obtenir de bons renseignements, il doit l'être dans une certaine mesure. La jurisprudence et l'attitude des parquets semblent, en la matière, un peu flottantes et variables.

Ensuite, quelles sont vos propositions pour la réforme de la procédure pénale ? Un comité de réécriture doit s'y consacrer. À mon sens, il serait plus sage de revenir au temps où la nullité devait justifier d'un grief, exception faite des cas d'ordre public.

Enfin, j'ai conscience des pressions que subissent un certain nombre d'avocats pour donner tel ou tel dossier ; ces situations sont on ne peut plus délicates. Mais je tiens à insister sur un autre problème, qui demeure tabou dans la profession : sauf en cas d'abus de bien social (ABS), en France, on n'a jamais posé la question de l'origine des honoraires. Elle devra être tranchée un jour ou l'autre - la conférence des procureurs devrait se rapprocher du Conseil national des barreaux (CNB).

En théorie, un avocat ne peut pas recevoir plus de 1 000 euros en espèces - le plafond est plus élevé quand le client est ressortissant d'un pays qui n'est pas membre de l'Union européenne. Mais, en pratique, les montants perçus en espèces peuvent être bien plus élevés. Il faudra un jour lever ce tabou. Présomption d'innocence oblige, certains magistrats ont accepté que l'on dépose telle ou telle somme sur des fonds versés à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) : cette méthode a au moins le mérite de la transparence. Cela étant, si l'on parle régulièrement de la corruption qui sévit chez les gardiens de prison et les autres fonctionnaires, les avocats font eux aussi l'objet de pressions. Je vous invite à soumettre ces sujets aux instances ordinales.

M. Michel Bonnus. - En tant que restaurateur, je ne pouvais bien sûr pas soumettre mes clients à des enquêtes de moralité ; mais certains montants réglés en espèces provenaient très vraisemblablement du trafic.

Mme Valérie Boyer. - On pourrait en dire autant pour les boutiques de certaines grandes marques.

M. Nicolas Bessone. - Monsieur Szpiner, qu'il s'agisse des constats ou des observations, M. le président Leurent, les magistrats du siège et moi-même sommes sur la même longueur d'onde. Ces observations sont celles des praticiens du tribunal judiciaire de Marseille, que nous représentons devant vous ; elles n'engagent pas la conférence des procureurs de la République, dont je suis par ailleurs membre.

Monsieur Benarroche, sauf erreur de ma part, pour ce qui concerne le blanchiment, une directive européenne va nous imposer la confiscation sans condamnation. C'est une mesure que nous appelons de nos voeux et qui, au-delà de la présomption de blanchiment, entraîne un véritable changement de paradigme.

Pour avoir été directeur de l'Agrasc, je connais très bien cette problématique. Actuellement, la confiscation est prononcée au terme d'une condamnation définitive, dans une procédure judiciaire qui peut durer des mois, voire des années. Comment la population des cités peut-elle croire à l'efficacité de l'État ? Tant qu'elle n'est pas condamnée, la personne garde son train de vie, ses moyens de corrompre ou d'acheter de la drogue.

Conformément aux principes démocratiques, auxquels je suis très attaché, la confiscation sans condamnation sera toujours prononcée par une juridiction, mais elle pourra être immédiate et décorrélée de l'infraction à l'origine de la saisie initiale. Il faudra simplement démontrer que la personne gravite dans un environnement criminel et ne peut justifier son train de vie, direct ou par prête-nom.

La France est un pays plus riche que l'Italie. Or nos homologues italiens saisissent et confisquent dix fois plus que nous. Ils n'ont pas l'administration la plus efficace du monde - je le dis avec beaucoup d'amitié, étant moi-même d'origine italienne -, mais ils disposent d'outils juridiques adaptés.

Monsieur Szpiner, vous nous interrogez au sujet des collaborateurs de justice. Un instrument juridique insuffisamment employé permettrait de résoudre la difficulté que vous soulevez : l'« indic » n'est pas censé prendre part au trafic, alors qu'il doit être au coeur du réacteur. Mais, depuis la loi Perben de 2004, on peut recourir à l'infiltration par des fonctionnaires de police ou de gendarmerie.

Cela étant, qui gère l'information ? Le procureur de la République et le juge d'instruction, ou bien la seule police judiciaire ? Voilà le vrai sujet. Pourquoi la police judiciaire ne s'est-elle pas totalement emparée du dispositif ? Parce que le recours aux collaborateurs de justice est beaucoup plus démocratique. Il implique une procédure judiciarisée et contradictoire. Si des agents infiltrés apparaissent dans une procédure, sous un véritable statut, l'information passe de la police judiciaire aux magistrats. Or, celui qui a le pouvoir, c'est celui qui détient l'information ; et ceux qui disent la messe à la fin, ce sont quand même les juges. C'est une question de démocratie et d'efficacité.

Mme Isabelle Fort. - Pour travailler sur les réseaux criminels, l'informateur doit obligatoirement être au contact du réseau criminel. Sinon, il ne pourra pas donner de véritables éléments sur le trafic. C'est évident.

M. Francis Szpiner. - C'est pourtant censé être interdit en France ; selon certaines jurisprudences, ces méthodes sont à la limite de la provocation.

Mme Isabelle Fort. - De fait, la source ne doit pas inciter à l'infraction. Cette dernière doit être préexistante. Les informateurs sont inscrits et rémunérés ; ils travaillent, en général, avec deux traitants. Cette procédure est donc assez encadrée et les magistrats doivent en avoir connaissance, même si, évidemment, l'identité de la source reste une information d'ordre interne.

Notre position est claire : nous ne voulons pas d'une personne commettant une infraction plus considérable que les éléments qu'elle pourrait fournir. En parallèle, nous sommes très attentifs à la problématique de la protection.

Le régime juridique en vigueur me semble encore un peu trop flou. Quant au positionnement de la source, il est rarement d'une clarté absolue. Ce qu'un informateur affirme ne correspond pas forcément à la réalité. Son intervention peut fragiliser certaines procédures et sa loyauté peut être sujette à caution.

Ce régime a déjà fait l'objet d'une charte en interne. À mon avis, il devrait être encore mieux défini ; il deviendrait ainsi plus rassurant pour les policiers eux-mêmes.

M. Nicolas Bessone. - J'ajoute quelques précisions au sujet de la perception des honoraires.

Dès lors que l'avocat ne relève pas de l'aide juridictionnelle, on suppose d'où vient l'argent des honoraires qu'il perçoit en défendant un trafiquant de drogue.

Je participe assez régulièrement à des actions de formation auprès de jeunes avocats et, à ce titre, je les mets en garde. Je suppose que l'Ordre fait de même : si, chaque fois que vous faites des actes tout à fait basiques, comme des demandes de mise en liberté, un client vous donne 10 000 ou 15 000 euros, ou si, dans les dossiers corses, tous les truands de toutes les maisons d'arrêt de France et de Navarre se mettent spontanément à vous désigner en vous payant grassement, ce n'est pas nécessairement du fait de vos compétences, qui plus est quand vous êtes un jeune avocat... Vous devenez l'obligé de ces clients, vous perdez de facto votre indépendance. Il faut multiplier les actions de formation en ce sens, à l'heure où les avocats sont de plus en plus nombreux et où, pour la profession, le contexte est de plus en plus concurrentiel.

C'est vrai, nous ne nous intéressons pas à l'origine des honoraires, sauf quand les problèmes s'imposent à nous, par exemple quand un avocat placé sur écoute tient tel ou tel propos imprudent. Je pense au cas d'un avocat que nous avons poursuivi et qui a été condamné récemment. Sur une écoute téléphonique, il déclarait à son interlocuteur : « Votre fils m'a dit d'aller sur le point de deal pour récupérer mes honoraires. »

Actuellement, que fait la justice ? Quand un cas lui saute à la figure, elle engage et mène des poursuites, elle diligente des enquêtes, mais elle n'est pas proactive. On jette un voile pudique sur les honoraires que perçoivent certains avocats - peut-être M. le président du tribunal n'a-t-il pas, toutefois, la même opinion sur ce sujet.

C'est compliqué : si le montant des honoraires correspond au travail accompli ou à la réputation de l'avocat, qui elle aussi a un prix, on peut savoir d'où vient l'argent, mais il me paraît difficile d'engager une enquête d'initiative.

M. Francis Szpiner. - Je rappelle qu'il n'en est pas de même dans d'autres pays du monde, par exemple aux États-Unis.

M. Olivier Leurent. - Monsieur Benarroche, vous nous demandez les outils dont nous avons besoin et vous souhaitez savoir où il faut agir en priorité. Il faut agir sur toute la chaîne, de la base au sommet de la pyramide, sans hésiter.

On l'a vu à Marseille, la politique de pilonnage menée par Mme la préfète n'est pas incompatible avec des enquêtes judiciaires approfondies ; simplement, la temporalité n'est pas la même. On le sent bien, on a notamment besoin d'une réponse immédiate, qui passe par des actions de police de terrain, qui ne vont pas viser à démanteler un réseau entier. Le démantèlement des réseaux exige plusieurs années ; or nos concitoyens et nos élus demandent des résultats rapides.

À mon sens, au titre de l'instruction, il faut développer les assistants spécialisés en matière d'entraide et de coopération pénale internationale ainsi qu'en matière d'analyse criminelle. Les juges d'instruction sont formels : ces réseaux s'enchevêtrent et l'on ne peut les affronter qu'en les mettant en miroir. Mais, pour cela, il faut procéder à des recoupements, et ce travail d'analyse criminelle suppose des moyens humains et informatiques en conséquence.

À mon sens, nous avons effectivement besoin d'un régime mettant un terme au débat sur les nullités après renvoi devant la juridiction de jugement ; sinon, les recours sont absolument systématiques et la procédure se révèle sans fin.

On peut également s'interroger sur le régime de la confusion de peine, en matière de trafic de stupéfiants ; peut-être faut-il mieux l'encadrer, car, la plupart du temps, les intéressés sont récidivistes, voire multirécidivistes.

Enfin, Monsieur Szpiner, l'origine des honoraires d'avocat appelle non seulement une discussion au sein de la profession, mais aussi un débat de société. Nous parlons d'un éventuel blanchiment de fonds servant à financer la défense. À l'évidence, la question se pose et il me semble que vous avez raison de la poser.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, mesdames, messieurs, d'avoir répondu à nos questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Associations d'aide aux consommateurs de stupéfiants - Audition de MM. Florian Guyot, directeur général, Léon Gomberoff, directeur d'activité sur le territoire Paris-Nord, de l'Association Aurore, Benjamin Tubiana-Rey, responsable « plaidoyer et communication » de la Fédération Addiction, et Auguste Charrier, président de la fédération Entraid'Addict

MARDI 5 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Messieurs, merci d'être venus devant notre commission d'enquête. Nous allons aborder avec vous la question de l'aide aux consommateurs de stupéfiants, que nous n'avons que peu traitée jusqu'à présent.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure, MM. Florian Guyot, Léon Gomberoff, Benjamin Tubiana-Rey et Auguste Charrier prêtent serment.

M. Benjamin Tubiana-Rey, responsable « plaidoyer et communication » de la Fédération Addiction. - Depuis toujours, de très nombreux Français sont consommateurs de drogue. Selon l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), 47 millions d'entre eux ont expérimenté l'alcool - il s'agit là d'une drogue licite, mais d'une drogue quand même - et 43 millions en ont bu dans l'année ; 2,1 millions ont expérimenté la cocaïne et 600 000 en sont consommateurs réguliers ; en outre, un demi-million de Français ont expérimenté l'héroïne.

Il est important de distinguer consommation et addiction, pour toutes les drogues, qu'elles soient licites ou illicites. Beaucoup de personnes expérimentent des drogues, puis arrêtent, ou continuent en suivant une consommation maîtrisée ; c'est même le cas de la majorité des consommateurs de drogues, y compris les drogues dites dures. D'autres, en revanche, développent une addiction et ont besoin d'aide : en pareil cas, des dispositifs de soins sont essentiels.

La Fédération Addiction est le principal réseau de structures et de professionnels de l'addictologie en France. Nous regroupons 850 établissements et services de santé, soit 80 % du secteur médico-social en addictologie.

Il s'agit principalement de centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), lieux où toute personne - il s'agit aussi bien des consommateurs que de leur entourage - peut bénéficier d'une prise en charge médicale, psychologique, sociale ou éducative. Certains Csapa animent des consultations « jeunes consommateurs » (CJC), dédiées aux personnes de moins de 25 ans et à leur entourage. D'autres déploient des dispositifs de soins résidentiels avec un hébergement de courte ou de longue durée.

S'y ajoutent les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). Les personnes à qui ces structures sont dédiées ne sont pas forcément engagées dans une démarche de soins ; elles sont exposées à des risques majeurs en raison de leur consommation, qu'il s'agisse d'accidents ou d'infections - on pense notamment aux hépatites C et au VIH. Les usagers les plus marginalisés y font l'objet d'une attention particulière.

Il existe d'autres dispositifs encore, comme les haltes soins addictions (HSA). Parmi nos adhérents, nous comptons aussi des services sanitaires, notamment des équipes de liaison hospitalières, et des adhérents individuels, qui sont tous professionnels - personnels de santé, infirmiers comme médecins, dont certains exercent en libéral, éducateurs spécialisés, travailleurs sociaux, etc.

La Fédération Addiction se consacre à l'ensemble des conduites addictives, qu'il s'agisse de produits licites ou illicites. Elle se penche également sur les addictions sans substance, comme les jeux d'argent et de hasard. Nous travaillons à développer des réponses adaptées aux usages de drogues, plaçant les personnes au centre.

Nous ne parlons pas à la place des consommateurs de drogue. Certains d'eux s'organisent d'ailleurs en collectifs et en associations ; peut-être serait-il intéressant pour vous de dialoguer avec eux.

Vous l'avez compris, nous ne sommes clairement pas des spécialistes du narcotrafic ou des questions de sécurité. Mais nous accompagnons des consommateurs et des consommatrices de drogue, ainsi que leur entourage, et les politiques pénales relatives aux stupéfiants ont un impact direct sur la vie de ces personnes.

En France, ces politiques sont centrées sur la répression, non seulement des trafics, mais aussi et surtout des usages. L'article L. 3421-1 du code de la santé publique prévoit une peine d'un an de prison et de 3 750 euros d'amende pour la simple consommation d'une substance classée comme stupéfiant. Depuis 2020, on peut avoir recours à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui n'est pas sans soulever un certain nombre de questions.

J'insiste sur la pénalisation de la simple consommation. Ce choix, retenu par la France, n'est pas nécessairement celui de nos voisins.

Le code pénal réprime la vente ou encore l'échange de stupéfiants. En vertu de l'article du code de la santé publique précédemment cité, si vous vous promenez seul dans la rue, si vous trouvez par terre un joint de cannabis et si vous avez le malheur de le fumer, vous commettez un délit. Pourtant, a priori, s'il y a une victime de cet acte, c'est vous-même et personne d'autre.

Dans leur immense majorité, les actions de répression menées en France ne visent pas le trafic, mais les simples consommations. Concrètement, 80 % des interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants concernent l'usage simple et non le trafic. Ces chiffres sont ceux d'Ivana Obradovic, publiés en 2021 et cités par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le cannabis. Entre 2015 et 2018, le nombre d'infractions pour trafic a même diminué de 16,8 %, alors que les constatations de simple usage ont progressé de 10,6 %.

De plus, l'application de la législation sur les stupéfiants en France subit un certain nombre de biais et donne lieu à des discriminations qui ne font pas honneur à la République. Les personnes en situation de grande précarité ont 3,3 fois plus de risques que la moyenne de faire de la prison ferme pour infraction à cette législation. Les personnes mises en cause par la justice sur ces questions sont à 91 % des hommes et 74 % d'entre elles ont moins de trente ans. Ces chiffres ne reflètent ni la population générale ni la démographie des consommateurs. Ils confirment ce qu'avancent plusieurs études : les interpellations et arrestations se focalisent de manière disproportionnée sur les jeunes hommes noirs et arabes. Par ailleurs, le risque de détention provisoire pour simple usage de drogue est cinq fois plus élevé pour les personnes étrangères.

Si je cite tous ces chiffres, c'est parce qu'ils ont des conséquences directes sur les personnes que nous accompagnons, nous, professionnels de l'addictologie, et peut-être plus encore sur toutes celles que, malheureusement, nous n'accompagnons pas, alors qu'elles en auraient besoin.

En rejetant les consommateurs de drogue aux marges de la loi, la France entrave leur accès aux services de santé. De nombreuses personnes qui rencontrent des problèmes dans leur consommation et souhaitent se faire aider par des professionnels de santé sont freinées dans leur démarche par la peur des sanctions et par la stigmatisation liée à l'interdit pénal. Pis, les personnes qui ont besoin de soins en urgence - je pense notamment aux cas d'overdoses - sont trop souvent réticentes à appeler les secours. Ces réactions ont parfois des conséquences dramatiques.

L'interdit pénal pesant sur la simple consommation est un obstacle au déploiement des actions de terrain que nous nous efforçons de mettre en oeuvre, et qui seraient susceptibles de prévenir les consommations et de réduire les risques. Comment s'adresser à des personnes se livrant à une consommation censée être interdite ? Trop souvent, associations et professionnels sont accusés d'inciter à la consommation et voient bloquer leurs capacités d'intervenir auprès des personnes qui en ont besoin.

Les actions de prévention sont chroniquement sous-financées en France. Elles sont de surcroît dispersées. Prévues par la loi, elles sont censées être obligatoires. Pourtant, les Csapa ne reçoivent pas de financement pérenne pour leurs actions de prévention : ils ne peuvent passer que par des appels à projets. Les consultations « jeunes consommateurs » souffrent d'un manque chronique de moyens. En moyenne, leurs ressources humaines se limitent à 0,9 équivalent temps plein (ETP). Comment, dans ces conditions, accueillir les jeunes qui s'interrogent sur leur consommation ?

Où va l'argent ? Vers la répression de l'usage. Dans son budget pour 2023, l'État a consacré 1,72 milliard d'euros à la répression des consommateurs de drogue. En 2018, les forces de l'ordre s'étaient vu attribuer 1,08 milliard d'euros ; ces crédits ont donc augmenté de 91 % en cinq ans. Pour les forces de l'ordre, ce budget est devenu aussi important que celui de la prévention routière. Or les crédits en question pourraient être utilement réinvestis dans la prévention et la réduction des risques. Ils pourraient améliorer le fonctionnement des associations du secteur médico-social, qui traversent une grave crise de recrutement.

Je souligne que tout cet argent dédié à la répression des usagers est investi à perte. Contrairement à ce que l'on prétend souvent, les sanctions pénales pour usage de drogue sont inefficaces pour diminuer les consommations. La France est ainsi le premier pays d'Europe à consommer du cannabis. Près de la moitié des Français de 15 à 64 ans, 44,8 % précisément, l'ont déjà expérimenté. Plus d'un sur cinq en a même consommé dans les douze derniers mois ; c'est le deuxième chiffre le plus élevé d'Europe et ce taux est bien plus élevé que dans des pays que l'on croit plus permissifs.

La tendance ne se limite pas au cannabis. La consommation de cocaïne connaît ainsi une progression continue en France. Au total, 6 % des adultes français avaient déjà expérimenté cette drogue en 2017, contre 1,8 % en 2000. La France fait partie des plus gros consommateurs de cannabis en Europe. Elle est également au-dessus de la moyenne pour la consommation de MDMA et d'ecstasy.

Sur la base de ce constat, notre première recommandation est de faire évoluer la loi. Il faut supprimer les sanctions pénales pour simple usage de stupéfiants, pour les raisons de santé évoquées. Cette mesure permettra, au passage, de désengorger les services de police et de justice.

Vous vous penchez sur la lutte contre le narcotrafic ; or la police et la justice se concentrent essentiellement sur l'usage des drogues. C'est une priorité à revoir : il y va de l'efficacité budgétaire et sanitaire.

S'il n'est pas possible de supprimer toutes les sanctions pour usage, nous recommandons a minima de créer une immunité pour les personnes appelant les secours en cas d'urgence, que ce soit pour elles-mêmes ou pour un tiers, notamment en cas d'overdose. De telles dispositions législatives existent au Canada et aux États-Unis. Elles permettent de sauver des vies.

Nous souhaitons que l'argent dédié à la répression soit réinvesti dans les services et campagnes de prévention, dans la réduction des risques et dans les soins. La prévention et la réduction des risques sont des politiques qui fonctionnent. Leur efficacité est établie. Il convient en particulier de s'adresser aux jeunes pour retarder ou réduire la consommation.

Nous souhaitons que les actions de prévention des structures d'addictologie disposent d'un financement pérenne, en étant comprises dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam).

Enfin, il faut envisager la création d'un marché légal et régulé de substances psychoactives - nous pensons notamment au cannabis. Un certain nombre d'expériences ultralibérales ont été menées en ce sens aux États-Unis ; elles peuvent avoir des effets délétères sur la santé publique, mais une légalisation contrôlée peut bel et bien porter ses fruits. Le Québec a ainsi interdit la vente de cannabis aux mineurs et créé un monopole d'État dont les bénéfices sont réinvestis dans la prévention et la recherche. De tels choix créent des filières de produits sûrs pour les consommateurs, assèchent les marchés illégaux et aboutissent même à une diminution de la consommation chez les jeunes.

M. Florian Guyot, directeur général de l'association Aurore. - Permettez-moi de vous remercier de votre invitation.

Vos travaux mettent en lumière la question du narcotrafic et des drogues en général, lesquelles posent un véritable problème de sécurité et de santé publiques.

Depuis plus de 150 ans, l'association Aurore accueille des personnes vulnérables et les accompagne vers l'autonomie. Historiquement, elle accompagnait des personnes sortant de prison. Aujourd'hui, elle agit dans trois grands métiers : l'hébergement, le soin, dont celui qu'exigent les addictions, et l'insertion professionnelle. Nous comptons près de 2 800 collaborateurs.

En matière d'addictions, notre association intervient essentiellement auprès de personnes précaires, sur l'ensemble de leur parcours.

Nous intervenons dans la rue, avec des maraudes et des équipes mobiles qui vont à la rencontre des consommateurs pour leur proposer un accompagnement. Nous agissons aussi en matière de prévention, de soins et d'accompagnement dans des Caarud ou des Csapa. Nous déployons des dispositifs d'hébergement spécialisé pour lutter contre la précarité des consommateurs de drogue. Enfin, l'association intervient auprès de personnes qui souhaitent quitter l'usage de tout produit, dans

deux communautés thérapeutiques ainsi qu'au sein de la maison de Kate : créée par Kate Barry à Bucy-le-Long, cette structure applique la méthode d'abstinence dite Minnesota.

À Paris, le Caarud Espoir Goutte d'Or (EGO), dirigé par Léon Gomberoff, accueille près de 4 500 personnes par an ; notre Csapa en reçoit près de 800, pour 46 000 consultations. Notre Caarud de Seine-Saint-Denis a, lui, une file active de près de 850 personnes.

L'association Aurore intervient principalement en Île-de-France, mais nous accompagnons aussi des consommatrices et des consommateurs dans l'Aube, dans l'Aisne, en Loire-Atlantique et en Dordogne. Dans la capitale, nous sommes très mobilisés sur les scènes de consommation du nord-est parisien, où l'usage du crack par inhalation est extrêmement important. Nous gérons ainsi un espace de repos Porte de La Chapelle, qui a vu passer près de 3 600 personnes en 2023, et 610 places d'hébergement pour consommateurs de crack dans un dispositif nommé Assore (accès aux soins, aux droits sociaux, à l'orientation et à la réinsertion ensemble), sur lequel je reviendrai.

La lutte contre les trafics est à la fois un enjeu majeur de politique publique et un objet particulièrement complexe, pour au moins trois raisons.

La première raison, c'est la très grande disponibilité des produits et leur forte évolution. La cocaïne est aujourd'hui très accessible, très répandue, dans toutes les classes sociales et dans tout le pays. À cet égard, la France est dans la même situation que les autres pays d'Europe. Selon l'OFDT, le prix du gramme a baissé au cours des dernières années, entraînant une augmentation de la consommation dans tous les publics, en particulier chez les plus précaires, qui la consomment souvent sous la forme basée appelée crack, laquelle est à la fois facile à réaliser et moins chère. Cette tendance est très perceptible. Elle est visible dans l'espace public, non seulement à Paris, mais aussi dans de nombreuses autres villes françaises et dans certaines zones rurales.

Parallèlement, en tout cas dans les centres que nous gérons, la consommation d'héroïne a baissé au cours des dernières années. Nous l'observons dans la plupart de nos services. Néanmoins, il faut garder à l'esprit que l'offre est très changeante, ce qui rend la lutte contre les trafics extrêmement difficile. Outre l'alcool, le cannabis, la cocaïne et l'héroïne, qui sont très répandus, les médicaments détournés voient leur consommation augmenter fortement et de nouveaux produits voient sans cesse le jour. Nous avons récemment dû gérer en Seine-Saint-Denis une forme d'épidémie d'overdoses dues à des cannabinoïdes de synthèse, crises accompagnées des souffrances extrêmement fortes. Les victimes de ces overdoses pensaient avoir acheté de l'héroïne.

La deuxième raison, c'est l'intrication des liens entre la vente, la consommation et la précarité.

Le commerce de la drogue, c'est le commerce de la souffrance. Notre expérience nous en a donné la conviction : la précarité est le principal facteur conduisant à une addiction. L'usage d'un psychotrope est tout simplement une tentative d'oublier les difficultés et les souffrances d'un parcours d'errance.

Dans nos centres de soins et nos communautés thérapeutiques, les personnes se livrent. Elles expliquent leur parcours et nous les écoutons : c'est le rôle de nos professionnels. Qu'entendent-ils ? Des récits d'abus sexuels, d'incestes, de maltraitances physiques et psychologiques, de relations toxiques avec des parents ou des proches, des traumatismes vécus dans des parcours de migration et à la rue, en particulier par les femmes. Tous ces psychotraumatismes sont à l'origine d'une souffrance extrême, que la consommation de psychotropes vise à soulager l'espace d'un instant, même si elle induit une dépendance.

Très souvent, les consommateurs financent leur propre consommation en revendant une partie de leurs produits ou de leurs médicaments. Nous sommes face à une économie d'échange de services, à la frontière entre la consommation et le trafic, ce qui rend la lutte contre le narcotrafic particulièrement difficile.

J'insiste, ces frontières sont floues. À ce titre, il faut souligner l'existence de réseaux de domination, où l'addiction sert à exercer une emprise, principalement sur des jeunes. Je pense aux mineurs non accompagnés (MNA) enrôlés dans des réseaux de trafiquants, soit en devenant guetteurs ou revendeurs, soit en commettant des larcins pour le compte de dealers souvent après avoir été rendus dépendants à telle ou telle substance. À ce sujet, nous avons pu collaborer avec la police, grâce à la parole de jeunes qui se sont livrés à nos services. Nous avons ainsi contribué à faire tomber un réseau de trafic d'êtres humains qui embrigadait de jeunes migrants et dont le procès s'est achevé au début de l'année 2024.

Ces relations de domination se retrouvent aussi dans les réseaux de prostitution. À cet égard, j'appelle votre attention sur la pratique du « michetonnage ». L'usage de produits permet d'abord aux jeunes filles d'oublier les violences qu'elles subissent ; puis il devient une nécessité et, souvent, ces jeunes filles sont utilisées pour transporter des produits. Lorsqu'un individu est jugé suffisamment bon client par les dealers, elles sont offertes « en cadeau » lors de la livraison. Pardonnez-moi ces images sordides : elles sont le reflet de la réalité à laquelle nos professionnels sont confrontés, laquelle me semble être au coeur du sujet. Il y va de la dignité humaine. Nous parlons à la fois de souffrances et de maladies.

Vous cherchez des solutions pour lutter contre le trafic de drogue, qui relève de la grande criminalité. Soyez assurés que nous nous tenons à vos côtés.

À en croire certains, quand il n'y a pas de consommateurs, il n'y a pas de dealers. La réalité, c'est surtout que s'il y avait moins de souffrance il y aurait moins de consommateurs.

Parce que la lutte contre les drogues est avant tout une lutte contre la souffrance, nous devons rechercher des solutions médico-sociales, non pas à la place, mais en parallèle des approches sécuritaires : les unes et les autres ne s'opposent pas, elles se complètent.

D'ailleurs, nous collaborons étroitement avec les services de police. Nous avons pu contribuer à faire tomber un réseau de trafic d'êtres humains et nous en sommes fiers. Nous travaillons extrêmement bien avec le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris. En misant sur la bonne volonté des uns et des autres, nous essayons de concilier lutte contre les trafics et accompagnement des consommateurs de crack.

C'est possible de conjuguer les enjeux sécuritaires et les impératifs de santé publique, mais il faut aller plus loin. Il est nécessaire de lutter contre la souffrance et la maladie pour restaurer la dignité des personnes.

Par le dispositif Assore, nous proposons un hébergement aux consommateurs de crack. Cette simple réponse, consistant à leur offrir un toit, a des effets considérables. Une étude menée avec les hospices civils de Lyon a montré que 80 % des personnes accompagnées à ce titre réduisent leur consommation et que 19 % d'entre elles y mettent un terme.

Ce n'est pas parce qu'il n'existe pas de traitement de substitution efficace à la cocaïne qu'il n'est pas possible d'accompagner les personnes. Il faut nouer des liens de confiance avec des équipes pluridisciplinaires, qui proposent des temps de pause sur les consommations, aident les personnes à retrouver progressivement des plaisirs et des sensations en dehors du produit et, surtout, cherchent à résoudre leurs problèmes sociaux - qu'il s'agisse du logement ou de questions de soins, somatiques, psychiques ou d'accès aux droits. Bref, il faut réhumaniser les personnes en établissant un dialogue, en réduisant la consommation compulsive et en cherchant des solutions à la précarité.

Il est possible de construire un parcours pour les consommateurs, conduisant parfois à l'arrêt des consommations. Mais, pour mener ce travail, il faut d'abord chercher à résoudre les problèmes qui ont conduit à l'addiction, à savoir les problèmes de précarité. Il faut également que la personne soit volontaire, sinon la rechute n'est jamais très loin. C'est ce que nous faisons dans nos trois centres pratiquant l'abstinence sur la base de méthodes communautaires, où la cocaïne et le crack représentent à peu près le quart des substances consommées à l'admission des personnes.

L'approche contraire, par laquelle on cherche à contraindre les personnes à s'arrêter, ne fonctionnera que le temps de la contrainte ; le jour où cette dernière se lève, les problèmes à l'origine de l'addiction reviennent et la rechute est à deux pas. Or tout l'enjeu est de trouver des solutions qui fonctionnent dans la durée.

La troisième et dernière raison pour laquelle vos travaux sont particulièrement complexes, mais essentiels, c'est la grande incompréhension à laquelle nous avons l'impression de faire face aujourd'hui. Elle est le fait d'une profonde déshumanisation des consommateurs, qui est visible dans l'espace public et qui engendre de la peur. Or la peur entraîne le rejet, en particulier celui des approches médico-sociales.

M. Tubiana-Rey l'a dit : nous sommes parfois accusés d'inciter à la consommation, alors que nous faisons tout le contraire. Certains discours font la promotion de méthodes simplistes face à un problème complexe. Ils sèment une grande confusion et mettent en avant des solutions contradictoires.

Il est contradictoire de parler de prévention des addictions tout en faisant la promotion de l'alcool à grand renfort de publicité.

Il est aussi contradictoire de vouloir concilier la sécurité publique et la santé publique sans traiter la question des consommations de rue. Je pense en particulier aux scènes de consommation à ciel ouvert, que l'on a pu connaître à colline du crack ou au square Forceval, Porte de La Villette, à Paris.

Ces scènes entraînent une consommation compulsive et dégradent profondément l'état de santé des personnes, au point qu'elles sont complètement déshumanisées - la presse en vient même à les qualifier de zombies. Elles accumulent des comorbidités psychiques, voire psychiatriques. En résultent de graves troubles à l'ordre public, dont les riverains ont raison de se plaindre. Mais la peur et le rejet provoqués par l'image de ces personnes, se livrant à des consommations compulsives, rendent en fait impossible la recherche de solutions qui pourtant existent dans de très nombreux pays.

Si les personnes ne doivent pas consommer dehors, elles doivent consommer dedans ; elles doivent disposer de lieux pour consommer. Ces initiatives peuvent être reliées à des actions policières et sanitaires, via des échanges, des formations ou des coopérations avec les forces de police. C'est possible de le faire à l'échelle locale et même à plus grande échelle, en dépassant le seul recours aux bonnes volontés.

Enfin, il est contradictoire d'opposer les approches de soins, alors qu'elles constituent tout un parcours. La prévention commence avec de simples programmes d'échange de seringues. Contrairement à ce que la presse a pu affirmer ces derniers jours, lesdits programmes ont permis de sauver de nombreuses vies, depuis les « années sida » jusqu'à nos jours. La prévention se poursuit par ce que l'on appelle la réduction des risques, consistant à éviter que l'état de la personne ne s'aggrave, à traiter ses problèmes de précarité et à susciter l'adhésion aux soins pour que la personne soit volontaire. Cela peut prendre du temps, mais in fine c'est du temps gagné sur le rétablissement de la personne.

L'arrêt des consommations est possible - c'est un élément de ce parcours -, et nous le recherchons, mais pas à n'importe quelle condition. Il ne peut pas se décréter. Ce qu'il faut, c'est autant que possible éviter la rechute.

Il faut comprendre que, dans les cas de consommation extrême, le produit a pris toute la place. Il a pris la place de la famille, du travail et du quotidien. L'accompagnement que nous assurons se déploie dans le temps long. Les personnes doivent d'abord retrouver une forme d'hygiène et manger à leur faim. C'est ainsi qu'elles parviennent de nouveau à se respecter. C'est une fois que ce lien est créé qu'elles peuvent prendre une distance avec le produit et, de proche en proche - il faut accepter les rechutes -, sortir de l'usage compulsif.

La drogue est un fléau qui se nourrit de la souffrance et de la précarité des personnes, tant dans les réseaux de trafics que dans l'addiction qu'elle provoque. Face à ce fléau, des solutions existent. Nous sommes face à une question de sécurité publique et de santé publique, mais c'est surtout une question de dignité humaine.

M. Auguste Charrier, président de la fédération Entraid'Addict. - La fédération Entraid'Addict est composée de bénévoles. Je parlerai surtout de l'humain, de notre quotidien. Notre fédération couvre 55 départements et compte environ 4 500 membres. Elle s'appuie sur des échelons régionaux, départementaux, et, au niveau local, sur des antennes. Cette structure a été fondée en 1910 : elle s'appelait à l'origine la Croix d'Or ; elle est devenue Alcool Assistance, puis Entraid'Addict en 2021. Ces changements de nom correspondent à l'évolution concomitante de la consommation des populations rencontrées.

Bénévoles, les aidants-accompagnants de nos structures sont en formation permanente, car les produits consommés évoluent sans cesse et arrivent désormais dans nos campagnes.

Quel est notre rôle ? Nous aidons et accompagnons les personnes souffrant d'une addiction, ainsi que leurs familles. Une personne addicte génère autour d'elle des souffrances qui concernent une dizaine de personnes. La population touchée est donc considérable !

Nous fournissons en fait une aide par les pairs. Nous avons en général souffert d'une addiction dans le passé - j'ai moi-même été addict à l'alcool autrefois - et nous avons été formés à aider les autres. Nous nous occupons des addicts, mais aussi de l'entourage adulte, et des enfants, que l'on oublie trop souvent dans ces cas-là. Or un enfant qui vit dans une famille marquée par l'addiction est un enfant qui souffre ; il ne peut se confier à personne. Nous avons ouvert des espaces de parole spécifiques pour eux, qui sont animés par des psychologues. Notre fédération est donc composée de patients experts, même si nous n'avons pas tous le même degré de formation. L'essentiel est d'écouter la personne dépendante comme son entourage.

L'addiction ne se produit jamais dans un ciel bleu. Il y a toujours une raison. Celle-ci est souvent insoupçonnée, d'ordre psychologique. Elle peut venir de très loin, voire de la prime enfance. Au début, le produit consommé est souvent considéré comme un médicament, et non comme un poison. Malheureusement il est devenu tel sous l'effet de l'addiction.

En tant que bénévoles, nous sommes préoccupés par le développement des structures médicales. Les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), les structures professionnelles capables d'accueillir ces personnes, aux côtés des bénévoles, sont en grande souffrance. Elles manquent d'effectifs. Or lorsqu'une personne décide de se soigner, il faut agir vite. La situation est donc très difficile. Il est compliqué de faire en sorte que ces personnes restent motivées, déterminées à se soigner.

Les polyaddictions se multiplient. Les consommateurs passent d'un produit à un autre, en fonction de leur aisance financière, du lieu où ils vivent. Ils consomment souvent deux ou trois produits. Il faut aussi mentionner les troubles alimentaires, les formes d'achat compulsif, etc. Il faut aider tout le monde.

En tant que bénévoles, nous avons besoin des professionnels, car nous ne pouvons tout faire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il semble que la consommation des adolescents baisse. Confirmez-vous cette évolution ? Quelles en seraient les causes ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Selon les chiffres de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), on observe en effet une baisse de la consommation d'alcool, de tabac, de cannabis et d'autres produits chez les adolescents.

On ne connaît pas vraiment les causes. Il n'y a pas vraiment eu d'étude sur le sujet. Selon l'enquête Escapad, l'une des causes serait la « dénormalisation » de l'alcool et du tabac dans la société. La politique de lutte antitabac semble plutôt efficace en France. La baisse de la consommation de cannabis serait liée à celle du tabac, car les deux vont souvent ensemble.

En ce qui concerne les autres substances psychoactives, nous pouvons émettre différentes hypothèses. On peut supposer, par exemple, que le temps passé devant les écrans joue un rôle de compensation : une consommation d'écrans se substituerait à une consommation de substances. En outre, beaucoup de personnes sont confrontées, dans leur entourage, à des proches qui ont eu des problèmes de consommation et elles connaissent donc les dommages occasionnés par ces pratiques. Peut-être aussi que les campagnes de communication et « d'aller vers » qui sont menées, en dépit du manque de moyens, ont des effets.

Des programmes de prévention sont réalisés en milieu scolaire. Certes, c'est du saupoudrage et ils mériteraient d'être systématisés, mais ils se fondent sur l'acquisition des compétences psychosociales : plutôt que de dire aux jeunes que consommer c'est mal, on leur apprend à acquérir les ressources pour s'opposer à la pression sociale. Mais, encore une fois, il n'y a pas vraiment eu d'études sur le sujet.

M. Florian Guyot. - Je voudrais modérer légèrement ces propos. Certes, des études en population générale montrent de manière incontestable que la consommation d'alcool et de drogue baisse, mais de nouveaux produits apparaissent et se répandent, comme le protoxyde d'azote.

Surtout, au-delà du lien entre consommation et jeunes, il faut faire le lien entre consommation et précarité. Si nous centrions les études sur les jeunes précaires, je ne suis pas sûr que nous observerions les mêmes faits et les mêmes phénomènes. J'ai longuement parlé des jeunes migrants qui sont pris dans des trafics et dans des réseaux de domination. Je pense aussi tout simplement aux jeunes en situation de précarité, qui cherchent à compenser les difficultés quotidiennes qu'ils vivent, ou aux jeunes filles qui sont sous la coupe de réseaux de domination.

Certes, les statistiques générales montrent une évolution, mais il serait hâtif de crier victoire. Il faut étudier le comportement des personnes en situation de précarité.

M. Léon Gomberoff, directeur d'activité sur le territoire Paris-Nord, de l'association Aurore. - Dans l'enquête citée, on peut d'ailleurs observer l'existence de grandes différences entre les jeunes selon leur situation scolaire : les jeunes déscolarisés consomment plus de drogue que les autres. Il faut tenir compte des différences sociales et économiques.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La baisse de la consommation est plus forte parmi les jeunes scolarisés dans les lycées généraux que parmi ceux qui sont déscolarisés ou qui sont dans des lycées techniques. L'inégalité sociale dans la consommation s'accroît. C'est un problème. De plus, même si le niveau de consommation globale baisse, il reste assez élevé par rapport à celui que l'on trouve chez nos voisins européens.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ne faut-il pas combiner des campagnes d'information et une politique de répression ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La France a une politique centrée sur la répression de l'usage des produits psychoactifs. Or la consommation de ces produits n'y est pas plus basse - elle a même tendance à être plus élevée - que dans les pays voisins, qui, comme le Canada, ont parfois légalisé la consommation de cannabis. La peur de la sanction ne suffit pas. Les organismes internationaux ou le haut-commissaire aux droits de l'homme des Nations unies considèrent que la politique de répression constitue même un frein à l'accès à la santé. En outre, on constate qu'elle n'entraîne pas, en France, de baisse de la consommation.

L'Inserm a montré que les campagnes de prévention fondées sur un message de peur - « si vous consommez, il vous arrivera tel ou tel problème de santé » - ont un faible impact sur les comportements et que leur effet est limité dans le temps. En revanche, les campagnes de prévention fondées sur une information factuelle, vérifiable, auront un meilleur impact, et celles qui ont en plus un aspect très motivationnel, dispensant des messages positifs sur les effets bénéfiques d'une moindre consommation, sont beaucoup plus efficaces pour modifier les comportements. La campagne du « mois sans tabac » ne s'articule pas autour du message que les fumeurs auront tous un cancer, mais vise à montrer à quel point arrêter de fumer à des effets formidables. Un tel changement de paradigme aurait des effets plus efficaces en termes de changement de consommation. La campagne sur le Dry January est fondée sur le même principe : montrer les effets bénéfiques de l'arrêt de l'alcool. Ces campagnes fonctionnent beaucoup mieux que celles qui sont basées sur la peur ou sur des injonctions.

M. Jérôme Durain, président. - La prohibition ne fonctionne pas, notamment pour l'accès aux soins, et génère des coûts très importants pour assurer la répression, mais à l'inverse, sans vouloir me faire l'avocat du diable, les expériences dépénalisation et de légalisation n'ont pas abouti non plus à des baisses considérables de consommation.

M. Florian Guyot. - Permettez-moi de revenir sur le lien entre la consommation et la précarité. Il faut comprendre quel est le facteur déclencheur de la consommation d'un produit psychotrope.

Que cherchent à obtenir les consommateurs ? Ils veulent mettre un couvercle sur leurs problèmes, qu'ils ne veulent pas voir. La crainte d'une sanction permettra-t-elle de changer cette situation ? En fait, la sanction risque, si elle se matérialise, de s'ajouter aux problèmes et d'aggraver la situation. Il convient donc d'abord, si on établit un lien de cause à effet entre la consommation et la précarité, de traiter cette dernière, c'est-à-dire d'accepter de considérer les consommateurs comme des gens malades, qui sont en souffrance, et qui peuvent donc être soignés. Or le discours de la pénalisation consiste à les considérer non pas comme des malades, mais comme des délinquants. Ce n'est pas tout à fait le même discours : on n'agit


pas sur les mêmes leviers, on ne mobilise pas les mêmes messages, et les politiques publiques sont différentes. Il convient donc de s'interroger sur la cause que l'on cherche à traiter et sur le message que l'on souhaite diffuser. Ces deux voies ne sont pas les mêmes...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Mais elles ne sont pas exclusives ! Est-ce que l'on amplifie les effets d'une campagne de médiatisation, de prévention, en disant que le produit est interdit ?

M. Léon Gomberoff. - Il est vrai que la prohibition a des effets sur certaines personnes, mais elle n'en a pas sur d'autres, notamment pas sur celles que j'accompagne : celles-ci continuent à consommer des produits psychoactifs, alors même que la drogue contribue plus à aggraver leurs problèmes qu'à les soigner. Mais certaines personnes ont arrêté de fumer parce que c'est interdit dans certains lieux.

M. Florian Guyot. - C'est là toute la différence qu'il faut faire entre un public de consommateurs précaires et un public de population générale. Les leviers, les messages, les politiques publiques à mobiliser ne sont sans doute pas identiques.

Mme Karine Daniel. - Observez-vous des disparités territoriales ? Les maires ruraux nous ont fait part de l'émergence de nouvelles formes de consommation, liées aussi à des enjeux de précarité. Estimez-vous qu'il existe un déficit de structures d'accompagnement, de santé, de prévention ?

Notre commission travaille sur le narcotrafic. Vous semblez nous décrire une sorte de spirale entre la consommation et le trafic. La précarité peut inciter quelqu'un à consommer des produits psychoactifs, avec l'espoir d'y trouver un refuge face à ses problèmes, même si ce n'est pas le cas. Dans quelle mesure cette consommation est-elle susceptible d'entraîner une participation à un trafic, afin de pouvoir financer sa consommation ? Constatez-vous un tel phénomène ? Comment réagissez-vous ?

M. Florian Guyot. - La plupart des consommateurs que nous accompagnons contribuent aussi, d'une manière ou d'une autre, à la vente : ils vendent une partie des médicaments qu'on leur a prescrits ou des produits qu'ils possèdent pour financer leur propre consommation. Le lien entre consommation, trafic et domination est très ténu et la frontière est floue entre ces notions.

Notre association est surtout présente en Île-de-France, dans l'Aube et en Loire-Atlantique. La présence de la cocaïne est très répandue sur tout le territoire, dans les territoires urbains comme ruraux, dans les grandes villes comme dans les petites. Le crack est présent à peu près partout. La seule différence, c'est qu'à Paris, il se vend sous forme de cailloux déjà préfabriqués, alors qu'ailleurs, les gens les fabriquent eux-mêmes.

M. Léon Gomberoff. - Le consommateur sait où se fournir ; cela incite à la consommation compulsive. Où qu'ils soient, même à la campagne, les consommateurs peuvent commander leur drogue, de la cocaïne par exemple, par le biais des réseaux sociaux ou par téléphone. Ils sont en contact avec des plateformes spécialisées. Pour arrêter la drogue, il ne suffit pas d'effacer le numéro de son dealer dans son téléphone, car les plateformes contactent souvent elles-mêmes les clients pour leur proposer des offres. Ces problèmes se rencontrent partout. Les usagers eux-mêmes transforment parfois la cocaïne en crack.

M. Auguste Charrier. - Je ne connais pas suffisamment la structuration des trafics, mais je parlerai, encore une fois, de l'humain. Dans la ruralité la plus reculée, les produits toxiques sont désormais là. Ils ont envahi tout le territoire. C'est indéniable.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La consommation d'héroïne a beaucoup évolué. Autrefois, elle concernait les grandes villes. Elle s'est déplacée vers les campagnes. À Paris, elle a été remplacée par la consommation de Skenan, un médicament détourné de son usage. La consommation de drogue en outre-mer prend aussi des formes spécifiques, en raison des particularités sociales et géographiques de ces territoires. On peut penser à la cocaïne en Guyane ; à Mayotte, il existe certaines drogues spécifiques.

Mme Valérie Boyer. - Avez-vous réalisé des études sur le lien entre la consommation de drogue et le décrochage scolaire ? Travaillez-vous avec des établissements scolaires ? L'élaboration d'un programme de santé publique depuis la maternelle jusqu'à la terminale pourrait-elle être utile ? On diffuse en effet des informations sur les effets de l'alcool, mais il n'existe rien de pareil pour la drogue.

Les parents d'adolescents qui consomment de la drogue se sentent isolés ; ils n'osent pas en parler, car ils ont honte. Ils ne savent pas vers qui se tourner. Il n'y a pas de médecine scolaire. Serait-il pertinent de doter chaque établissement d'un médecin scolaire, payé le cas échéant par les collectivités territoriales ? Travaillez-vous avec les parents d'élèves et leurs associations ? Un maire nous disait qu'une mère avait remonté seule la filière qui fournissait de la drogue à son fils. Elle avait informé la police, mais cette dernière n'a rien fait, car elle souhaite se concentrer sur les gros trafics.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Un dispositif existe pour accompagner les jeunes et les parents : il s'agit des consultations « jeunes consommateurs » ou CJC, déjà citées. Elles ont été créées voilà vingt ans. À l'origine, elles étaient centrées sur la question de la consommation du cannabis chez les jeunes, mais elles concernent aussi désormais les autres drogues. Les jeunes, les familles peuvent aller consulter sans rendez-vous, de manière anonyme.


Le problème est que ces structures sont sous-dotées. L'effectif moyen d'une CJC représente moins qu'un équivalent temps plein en moyenne - 0,94 ETP. Ces structures sont rattachées aux Csapa.

Mme Valérie Boyer. - Elles dépendent de l'hôpital ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Certains Csapa dépendent de l'hôpital, mais la majorité d'entre eux relèvent du secteur médico-social, ou des associations, comme Aurore, par exemple.

Mme Valérie Boyer. - Quel est le lien avec les agences régionales de santé (ARS) ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Les CJC sont financées sur la base d'appels à projets, grâce à des financements annuels ou pluriannuels. Pour leur activité hors prévention, elles sont financées par l'assurance maladie, dans le cadre de l'Ondam.

Mme Valérie Boyer. - Figurent-elles dans le schéma régional de l'offre de soins (Sros) ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Je ne sais pas. En tout cas, il s'agit de structures spécialisées, mais elles sont sous-dotées et elles n'ont pas les moyens de se faire connaître, de faire le travail « d'aller vers » les jeunes ou les parents.

Il nous manque vraiment dans notre pays des campagnes de santé publique. Des programmes existent. Je pense au programme Unplugged, coordonné par la Fédération Addiction, qui est destiné aux collégiens de 6e et de 5e, mais il n'est pas facile à mettre en oeuvre, car il consiste en douze séances dans l'année, animées par un enseignant et un professionnel d'une structure d'addictologie. Il suppose donc une bonne coordination entre l'établissement, le rectorat, les professeurs volontaires, les Csapa, les intervenants, etc. Ce programme a lieu dans une demi-douzaine de régions en France, il n'est donc pas généralisé ; il est pourtant extrêmement efficace. On constate que la consommation de drogue parmi les collégiens qui le suivent est bien plus faible que parmi les autres élèves. L'idée est d'intervenir en amont, avant le développement d'une addiction, afin de permettre aux jeunes d'acquérir les compétences psychosociales qui leur permettront de prendre leurs propres décisions, de ne pas subir la pression sociale. C'est très efficace.

D'autres programmes existent, comme le programme Primavera qui vise les jeunes à l'école primaire. Mais tout cela reste du saupoudrage. L'idée est de développer les compétences psychosociales, plus que de parler des substances. Le ministère de l'éducation nationale a pris une circulaire sur ce sujet, mais on manque encore de moyens et ces initiatives restent très parcellaires.

M. Jérôme Durain, président. - Il existe une prohibition légale, mais aussi une tolérance morale à l'égard de la consommation de drogue. Les intervenants de la table ronde précédente ont indiqué que les consommateurs n'éprouvaient pas de sentiment de transgression.

D'où ma question : de même qu'il existe un taux de chômage résiduel en économie, existe-t-il dans les sociétés un taux de consommation résiduel ?

Ensuite, existe-t-il une consommation de drogue heureuse, sans nocivité ? Ou bien toutes les formes de consommation sont-elles dangereuses ?

M. Léon Gomberoff. - La consommation des produits psychoactifs accompagne plusieurs types de relations sociales. On consomme de l'alcool lors d'un afterwork, on boit du café ou on fume une cigarette le matin au travail, etc. La consommation de drogue est donc très fréquente, très tolérée. Les produits psychoactifs légaux et illégaux font partie de la vie humaine. Le phénomène d'addiction est toutefois un peu plus complexe, car il implique d'autres dimensions, médicales notamment.

Peut-on pour autant parler de tolérance ? Je ne le pense pas. Au contraire, les consommateurs de drogue sont fortement stigmatisés.

L'OFDT ne parle pas dans ses études de la population générale, de la consommation au travail par exemple. C'est une lacune. En fait, la consommation de drogue est beaucoup plus fréquente qu'on ne le croit. La cocaïne est très répandue dans toutes les soirées parisiennes. Cette consommation qui semble un peu « heureuse » semble exister. En tout cas, la consommation de la part de personnes socialement insérées est un fait, tandis que certaines personnes consomment de la drogue pour s'insérer, notamment dans certains métiers.

M. Florian Guyot. - Vous nous demandez s'il existe une consommation résiduelle, comme il existe un taux de chômage résiduel. La question sous-jacente est celle de savoir s'il existe une forme de souffrance résiduelle, car c'est bien la souffrance qui entraîne la consommation.

M. Jérôme Durain, président. - Existe-t-il alors une consommation sans souffrance ?

M. Florian Guyot. - Dans certains milieux, la consommation de drogue peut être habituelle. Mais on ne sait pas ce qu'il y a derrière. Je pense aux publics reçus dans nos communautés thérapeutiques. Dans le centre de Bucy-le-Long, inspiré de la méthode Minnesota, le public n'est ainsi pas constitué uniquement de personnes en situation de précarité. Il est plus large. Dans les milieux artistiques, la consommation de cocaïne est très développée, mais quand on creuse les parcours, on voit qu'il y a souvent des souffrances. Le chemsex se développe : ses adeptes représentent jusqu'à 20 % des personnes que nous admettons dans nos communautés thérapeutiques. Or, s'il s'agit au début d'une pratique festive, on constate que ses adeptes en arrivent parfois à ne plus pouvoir avoir de relations sexuelles sans prendre de psychotropes. La frontière est donc floue entre la consommation heureuse et la consommation pathologique.

M. Jérôme Durain, président. - Il n'y a pas de connotation négative lorsque l'on parle de consommation récréative ; au contraire, cela incite plutôt, d'une certaine manière, à consommer.

M. Auguste Charrier. - Je m'exprime en tant que bénévole de l'accompagnement. La consommation commence toujours par une phase de plaisir, ludique. Malheureusement, pour 10 % des gens, cette pratique se transforme en « consommation guillotine », qui mène vers la déchéance.

Depuis 45 ans, je n'ai jamais rencontré une personne addicte heureuse. Jamais ! Toutes les personnes qui franchissent le Rubicon de l'addiction sont en souffrance. Il faut distinguer l'apparence et la réalité, la frime et son envers. L'apparence peut être trompeuse, mais derrière, lorsque l'on parle avec ces personnes, on trouve souvent une grande souffrance, une grande détresse. L'addiction heureuse n'existe pas !

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Il est important de faire la distinction entre l'addiction et la consommation. Nicole Maestracci, quand elle était présidente de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), qui est aujourd'hui la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), a dit qu'il n'y a pas de société sans drogue.

Je pense en effet que la consommation de substances psychoactives est quasiment universelle. Certains n'ont jamais de problème, parce que leur consommation est occasionnelle, à titre expérimental. Ce n'est pas parce que vous buvez un verre d'alcool de temps en temps que vous êtes addict ! Il en va de même pour les autres substances.

En revanche, il n'existe pas de consommation sans risque. L'addiction est un risque parmi d'autres, mais justement il y en a d'autres, selon le mode de consommation, la substance, la situation : risque d'infection en cas de prise de drogue par injection, risque d'accident de voiture si l'on prend la route, etc. Il n'y a pas de consommation sans risque. Il faut distinguer le risque et l'addiction.

Je ne sais pas s'il existe des consommations sans souffrance. C'est la règle des 80-20 : 80 % des personnes qui consomment des substances psychoactives n'auront pas de problème, mais les 20 % restant en auront. C'est pourquoi il faut prévoir des dispositifs de soins. Il convient aussi de travailler sur toutes les consommations, même si elles n'entraînent pas forcément des addictions. Plus la consommation intervient à un âge précoce, plus le risque de développer des addictions est grand. D'où l'importance de la prévention.

Il a été question d'interdiction. Nous défendons l'idée d'une régulation pour toutes les substances - l'alcool, le cannabis, etc. Les interdits sont protecteurs, notamment pour les jeunes. L'interdiction de la vente du tabac ou d'alcool aux mineurs n'est pas assez appliquée, par exemple, dans notre pays.

Il faut faire la distinction entre la consommation et l'addiction, tout en sachant qu'il n'y a pas de consommation sans risque.

M. Jérôme Durain, président. - J'imagine que la règle du 80-20 ne vaut pas pour toutes les substances.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Non, c'est un chiffre général. Ce n'est pas non plus parce que vous prenez des drogues qu'on dit dures - héroïne, cocaïne - que vous allez nécessairement développer des problèmes. La majorité des consommateurs a une consommation occasionnelle, régulée, qui n'entraînera pas de problèmes, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de risque. Consommation ne rime pas avec addiction.

L'addiction résulte de la rencontre entre une personne, un contexte et une substance. La nature de la substance importe, mais une personne qui consomme un produit à un moment de sa vie peut ne pas avoir de problème, alors que si elle le reprend à un autre moment de sa vie, lorsque cela va mal, elle pourra basculer dans l'addiction. Il faut donc adopter une approche biopsychosociale, prendre en compte toutes les dimensions de la personnalité et du contexte.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On voit surgir aujourd'hui des drogues de synthèse et des produits pharmaceutiques qui sont transformés et détournés de leur usage. Je pense par exemple au fentanyl. Ces produits de synthèse, qui sont largement diffusés, entraînent une baisse des coûts des produits stupéfiants et celle-ci engendre mécaniquement une augmentation considérable de la consommation.

M. Léon Gomberoff. - L'évolution que vous décrivez est juste. J'ai tendance à penser que c'est le futur. Le fentanyl est 40 fois plus puissant que l'héroïne, qui se raréfie dans le monde en raison de la répression en Afghanistan. L'héroïne est donc davantage coupée avec d'autres produits. Or lorsque l'on transporte des produits illicites, plus ces derniers sont forts, mieux c'est. C'est une règle d'or de la prohibition : lorsque l'on a interdit la bière, la consommation de spiritueux plus forts, donc plus dangereux, a augmenté. En France, d'après ce que me disent mes collègues dans les centres de soin, on ne trouve pas beaucoup de fentanyl. Pour l'instant. Mais l'héroïne est davantage coupée, par exemple avec des cannabinoïdes de synthèse.

Pour la cocaïne, il existe d'autres substituts synthétiques : ce sont les cathinones, parmi lesquelles la 3-MMC donne des effets très semblables à ceux de la cocaïne, mais en étant beaucoup plus addictive. C'est le danger. Je connais une personne qui consomme de la cocaïne pour arrêter la 3-MMC. Je ne sais pas toutefois si c'est efficace.

On trouve beaucoup de produits pharmaceutiques sur le marché noir : notamment la Prégabaline, le Rivotril, les opioïdes, etc. Je travaille à Barbès : c'est une pharmacie à ciel ouvert, on peut y acheter tout ce que l'on veut ! La majeure partie des consommateurs d'opiacés que je reçois consomment non pas de l'héroïne, mais des antidouleurs, c'est-à-dire du sulfate de morphine acheté au marché noir.

Cette évolution est-elle négative ou positive ? En tout cas, mieux vaut consommer un produit pharmaceutique que de l'héroïne frelatée dont ne sait pas ce qu'elle contient.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La France possède un réseau d'addictovigilance qui surveille cette question et analyse les produits. Il existe un réseau d'analyse des drogues qui est conçu comme un service de réduction des risques : les personnes peuvent donner à une association le produit qu'elles consomment pour l'analyser. Ce réseau fonctionne bien. On l'a vu dans le cas des overdoses liées à des cannabinoïdes de synthèse : il a été possible d'identifier le problème en quelques jours et d'alerter les usagers sur la présence de ces substances dangereuses. Lorsque l'on parle du fentanyl, on pense surtout aux États-Unis. Il existe des garde-fous en France, même s'il faut rester vigilant.

M. Léon Gomberoff. - Dans le cas des cannabinoïdes de synthèse, la police a été alertée et je crois que les vendeurs ont été arrêtés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La recherche en médecine et en pharmacie s'efforce de trouver des molécules susceptibles de constituer des traitements de substitution. La science pourra-t-elle soigner chimiquement certaines maladies qui provoquent des dépendances ? Êtes-vous associés à ces réflexions ?

M. Léon Gomberoff. - Nous travaillons avec l'équipe de recherche de l'hôpital Fernand-Widal. Nous avons participé à plusieurs études sur différentes molécules. Mais depuis dix ans on n'a encore trouvé aucune molécule qui fonctionne sur des patients difficiles. Avec des patients moins difficiles, qui sont très volontaires, je peux vous dire que presque tout fonctionne ! Nous testons plusieurs types de traitements. Selon la littérature internationale, le traitement le plus efficace est le « management des contingences » associé à l'accompagnement communautaire. Ce management des contingences est apparu dans les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2010 sur la prise en charge des consommateurs de cocaïne, mais il n'a jamais été mis en oeuvre en France.

M. Florian Guyot. - Il m'est difficile de répondre à votre question sur la recherche, car ce n'est pas notre métier. En tout cas, nous participons à tous les travaux de recherche. Nous avons bon espoir que des percées médicales interviennent. Des recherches ont été menées sur des méthodes de prise en charge, mais ces travaux sont dénigrés ou négligés. Pour que la recherche progresse, il est important de tenir compte de ses avancées. Je pense, par exemple, aux travaux sur les salles de consommation à moindre risque, ou à différentes initiatives dans le monde. La recherche est un phénomène global et elle doit servir les politiques publiques.

M. Auguste Charrier. - Je ne voudrais pas contredire ce qui a été dit ; la recherche a le mérite d'exister et il faut espérer. Toutefois, de mon point de vue, l'addiction est une maladie de la communication. L'aide que l'on peut apporter aux gens est de les accompagner, de les écouter. C'est un travail social, un travail humain.

M. Florian Guyot. - Si votre commission se déplace, nous serions heureux de l'accueillir.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci pour votre proposition. Notre agenda est très serré. Mais nous sommes allés à Lyon. Ce que nous avons vu corrobore ce que vous dites, mais ils ont plus d'espoir en la recherche.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Frédérique Camilleri, préfète de l'Essonne,
ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône

MERCREDI 6 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Bonjour madame la préfète. Merci de vous présenter devant notre commission d'enquête sur le narcotrafic. Vous êtes préfète en poste dans l'Essonne, mais nous vous auditionnons aujourd'hui en tant qu'ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône. Avant toute présentation de votre part, puis les questions du rapporteur, Étienne Blanc et de mes collègues sénatrices et sénateurs présents, je dois aborder la partie formelle de la prestation de serment puisqu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Frédérique Camilleri prête serment.

Merci madame la préfète. Je vous donne la parole pour un propos liminaire. Notre rapporteur, Étienne Blanc, interviendra ensuite.

Mme Frédérique Camilleri, préfète de l'Essonne, ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône. - Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs. J'ai été nommée préfète de police des Bouches-du-Rhône en novembre 2020 et ai pris mes fonctions à la mi-décembre. La feuille de route que m'a fixée le ministre de l'Intérieur comportait en premier point, en priorité absolue, la lutte contre les trafics de stupéfiants à Marseille, et plus largement dans les Bouches-du-Rhône. J'ai pris le temps en arrivant, même si celui-ci est souvent compté dans ces fonctions de préfet de police, d'essayer de comprendre le fonctionnement de ces trafics avant de pouvoir élaborer, avec mes services et les services de police et de gendarmerie, une stratégie visant à s'attaquer le plus efficacement possible à la question des trafics de stupéfiants.

J'ai assez vite acquis la conviction que le marché de la drogue est un marché comme les autres. Il fonctionne sur un principe d'offre et de demande. Il fait appel à des clients, une main-d'oeuvre qui travaille sur des lieux de vente physiques ou virtuels. Ce marché est organisé en strates hiérarchiques comme n'importe quel autre type de marché ou d'offre commerciale, avec une main-d'oeuvre, des donneurs d'ordre sur le terrain qui supervisent le trafic ainsi que des « grands patrons », si j'ose dire, qui sont pour certains installés à l'étranger et qui, sans commercialiser directement des produits stupéfiants, perçoivent les bénéfices de la vente de ces produits.

La stratégie était assez simple. Elle tendait à s'attaquer à chacun des maillons de la chaîne des trafics, avec les différents outils dont nous disposions et selon une modalité que j'ai appelée le « pilonnage », concept très parlant qui consiste à « taper » de façon répétée et forte sur la chaîne du trafic pour l'effriter progressivement.

Cette chaîne comprend trois types de maillons. Le premier est celui du client, consommateur de stupéfiants. Le deuxième est celui du point de deal, ou lieu de vente. On y trouve les trafiquants de la base, que l'on appelle les « petites mains » du trafic, l'argent de la vente du jour et les produits qui y étant stockés. À partir de ces points de deal, nous avions le plus souvent la possibilité d'identifier rapidement les lieux de stockage à proximité, abritant également de la main-d'oeuvre. En s'attaquant aux points de deal et à l'ensemble de ses composantes, la stratégie était de créer une disruption de la logistique du trafic, tout en évitant que ces points de vente ne se reforment ailleurs après la fin de nos opérations.

Le troisième maillon de la chaîne est celui du haut du spectre des narcotrafiquants, des personnes qui sont installées le plus souvent à l'étranger. Les moyens utilisés contre celles-ci sont très différents. Ils mobilisent les enquêtes judiciaires approfondies, la coopération internationale qui est absolument essentielle et des enquêtes sur les circuits de l'argent. C'est en effet aussi dans le cadre de la lutte contre le blanchiment que l'on peut atteindre ces grands patrons du trafic qui prennent le plus souvent la précaution de ne pas être directement liés au produit lui-même.

Pour mettre en oeuvre cette stratégie, j'ai eu la chance de bénéficier de moyens absolument inédits, notamment pour Marseille dans le cadre du plan Marseille en Grand qui a été porté par le président de la République et dont le volet « sécurité » a été élaboré avec le ministre de l'Intérieur. Ce plan prévoyait 300 effectifs de police supplémentaires à Marseille en deux ans : nous en sommes à plus de 436 arrivées effectives à Marseille.

Il comportait également un volet judiciaire - et pas uniquement l'action de voie publique - avec le renforcement à hauteur de 21 enquêteurs de la police judiciaire de Marseille, un nombre important pour la police judiciaire.

Le volet judiciaire du plan a trouvé également sa traduction dans les moyens du tribunal judiciaire de Marseille. Vous avez entendu hier les magistrats de cette juridiction avec un renforcement des capacités à la fois du siège et du parquet puisque tout le travail policier se déverse évidemment un moment dans la machine pénale. Des moyens supplémentaires étaient nécessaires pour traiter l'ensemble des dossiers.

Enfin, trois compagnies de CRS sont présentes quotidiennement à Marseille, ou en tout cas à la main du préfet de police pour mener des opérations. Initialement, il n'était prévu qu'une à deux compagnies de CRS. Nous en sommes désormais à trois, auxquelles s'ajoute une nouvelle compagnie créée et basée à Marseille, la CRS 81 qui travaille préférentiellement dans les Bouches-du-Rhône lorsqu'elle n'est pas appelée sur des urgences dans les environs de Marseille. Nous menons deux à trois opérations par semaine avec cette CRS 81.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce bien trois compagnies plus une ?

Mme Frédérique Camilleri. - C'est bien trois plus une. Les trois compagnies sont affectées au préfet de police des Bouches-du-Rhône, et la CRS 81 est à disposition quand elle n'est pas appelée en mission ailleurs dans les environs de Marseille.

Cette stratégie a donné des résultats. 53 000 amendes forfaitaires délictuelles pour usage de stupéfiants ont été dressées en trois ans dans les Bouches-du-Rhône, soit 13 % du total national. En trois ans, nous avons interpellé 6 500 trafiquants, soit une hausse de 80 % par rapport à 2020, en prenant le chiffre annuel. Parmi ces trafiquants, figurent des narcotrafiquants de haut vol. Ils sont peu nombreux mais ils sont absolument déterminants puisque le marché des stupéfiants est un oligopole qui repose sur quelques organisations très structurées dont les « patrons » sont absolument essentiels. Leur interpellation est un point clé. Nous en avons interpellé 18 qui étaient particulièrement recherchés par les services de police et de justice. Certains ont été interpellés à l'étranger ; plusieurs ont été extradés et sont de retour en France.

S'agissant des manifestations physiques du deal, nous avons supprimé définitivement, et j'insiste sur ce mot, 74 points de deal à Marseille. C'est une baisse de 46 % en 3 ans du nombre de points de deal recensés. Nous avons également supprimé 24 points de deal dans le département des Bouches-du-Rhône.

Ces 74 points de deal n'existent plus à Marseille ; ils n'ont pas été déplacés, ils ont été supprimés. C'est notamment le cas de points particulièrement emblématiques, tels que ceux de la cité de La Paternelle, très haut lieu du trafic de stupéfiants à Marseille, situé près des autoroutes, avec de très nombreux consommateurs qui pouvaient générer pour chacun des quatre points de deal jusqu'à 50 00 à 80 000 euros par jour de chiffre d'affaires et qui ont disparu depuis plusieurs mois déjà. C'est évidemment un combat permanent, mais je peux affirmer qu'il n'y a plus de deal à La Paternelle - en tout cas, quand j'ai quitté Marseille dimanche soir, il n'y en avait pas.

Au cours de ces années, nous avons saisi 19 tonnes de cannabis, 3,5 tonnes de cocaïne et 72,5 millions d'euros d'avoirs criminels. Nous avons multiplié par deux le nombre d'armes saisies dans le département de Bouches-du-Rhône ; en particulier, nous avons saisi beaucoup plus de fusils d'assaut
- notamment utilisés dans les assassinats commis par les trafiquants - puisque ce chiffre a été multiplié par sept en trois ans.

Toutefois, dans le même temps, il ne vous a pas échappé que la violence, elle, n'a pas cessé. Celle-ci a eu plutôt tendance à augmenter au cours des trois dernières années, avec un nombre jamais atteint de morts et de blessés par balle dans des assassinats liés au trafic de stupéfiants l'année dernière à Marseille. Je peux y revenir et vous expliquer peut-être les causes de ce paradoxe et la raison pour laquelle il y a eu ce regain de violence. Je pourrais également revenir sur le changement de la nature des auteurs et des victimes de ces fusillades liées au trafic de drogue. Je peux d'ores et déjà vous dire une seule chose, qu'il y a un seul mobile à tout cela, c'est l'argent.

Ce que je retiens de ces trois années en fonction à Marseille, c'est qu'il n'y a pas de fatalité dans la lutte contre la drogue. Il faut de la constance. C'est cette constance qui a produit de bons résultats ces trois dernières années. Il faut aussi pouvoir mettre des moyens, ce qui a été fait. Mais les résultats, on le voit, portent leurs fruits dans la durée.

Je constate aussi que le travail policier, que je vais vous décrire plus en détail, est un travail en bout de chaîne. Il faudra sans doute réfléchir aux questions de prévention, puisque nous sommes le réceptacle de tout ce qui n'a pas pu être traité au préalable, ou qui n'a pas fonctionné. Il convient également de changer durablement l'image de la drogue dans notre société, dont l'usage est encore perçu comme une infraction sans victime. Or lorsque l'on se plonge dans le monde des stupéfiants, au-delà des assassinats qui font la une des médias, on se rend compte de la violence quotidienne au sein des gangs de trafiquants qui concerne l'ensemble de leur hiérarchie, y compris et surtout les petites mains du trafic. On observe en effet des abus sur mineurs, puisqu'ils sont nombreux à travailler sur les points de deal. Des faits de séquestration, de torture, de viol et des actes de barbarie ont été perpétrés sur ces petits trafiquants.

Il faut également changer l'image de ce trafic, en prenant conscience que l'argent perçu sert à financer de véritables organisations criminelles. On a pu constater dans d'autres pays à quel point celles-ci sont structurées. Leur puissance financière peut parfois venir concurrencer l'État, ou tenter de lui nier son pouvoir et ses compétences. C'est contre tout cela que nous nous sommes battus. Nous continuons à nous battre à Marseille et dans les Bouches-du Rhône.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci madame la préfète. Vous avez évoqué ces enquêtes qui ciblent le haut du spectre pour appréhender ceux qui sont à l'origine de l'approvisionnement de stupéfiants en France. À plusieurs reprises, on nous a révélé que les enquêtes qui sont menées contre ces gros trafiquants sont parfois perturbées par les opérations « place nette » sur un point de deal. Ces deux types d'enquêtes, ou ces deux types d'actions, peuvent parfois se heurter. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Mme Frédérique Camilleri. - La coopération entre services de police est nécessaire pour que chaque service sache ce sur quoi l'autre travaille. C'est ce qui a été réalisé à Marseille de façon exemplaire au sein de commissions qui ont été le modèle des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), qui ont ensuite été généralisées à l'ensemble du territoire, pour mettre en commun de façon transparente, entre tous les services travaillant sur les questions de trafic, les renseignements qui remontent du terrain. Elles permettent de signaler explicitement et ouvertement ce sur quoi chaque service travaille, dans quelle cité, afin d'éviter que des actions de voie publique ne soient menées à des moments-clés de l'enquête.

Les enquêtes qui visent à atteindre le haut du spectre, menées par la police judiciaire, la gendarmerie, la section de recherche et les services judiciaires sont rarement perturbées par des opérations ponctuelles de voie publique car on ne s'attache pas dans ces enquêtes à démanteler le point de deal, mais à essayer d'identifier les donneurs d'ordre. Il peut arriver que ponctuellement les enquêteurs aient besoin de calme dans la cité, sans intervention d'autres policiers. Dans un tel cas, la coordination est organisée soit au sein des Cross, soit au niveau de chaque commissariat. En effet, les commissaires sont associés au Cross et participent au bureau de liaison - une instance où est réalisé mensuellement un point sur les différents renseignements, leur permettant de donner des instructions à leur service de voie publique ou de ne pas programmer d'opérations certains jours pour ne pas perturber une enquête. Je n'ai pas connaissance de situation dans laquelle des opérations « place nette » aient affecté fondamentalement une enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En conséquence, selon vous, la coordination entre le renseignement, les actions et les enquêtes fonctionne bien. Vous confirmez donc que les Cross sont efficaces ?

Mme Frédérique Camilleri. - C'est mon sentiment. Il existe à Marseille une culture du « travailler ensemble » qui est extrêmement développée. En outre, le volume d'affaires des services est tel qu'il est rare de se marcher sur les pieds. Lorsqu'il y a une interaction, la culture de transparence permet une réattribution des affaires pour que personne n'agisse de façon non concertée sur les mêmes personnes ou les mêmes cités.

Vous évoquez le renseignement. Toutes les informations qui sont recueillies sont toutes transmises à la Cross pour être analysées, que ce soit des informations communiquées par les services de voie publique, par les informateurs d'une brigade anticriminalité (BAC), par voie électronique via la plateforme moncommissariat.fr, sur laquelle n'importe quel citoyen peut saisir des informations, telles que « Je vois une voiture suspecte », « Il y a telle chose à côté de mon appartement », « Je vois des allées venues suspectes ». Nous constatons que ces informations sont très souvent utiles pour les enquêtes.

J'ai le sentiment que cela fonctionne bien parce qu'il n'y a pas de déperdition d'informations et qu'il n'y a pas de logique de concurrence entre les services - je parle bien de l'ensemble des services : ceux de la douane, l'ensemble des services de police judiciaire, les services de voie publique, la police et la gendarmerie, et au sein de la gendarmerie, les services du groupement de gendarmerie départemental et ceux de la section de recherche. Tout est mis sur la table. Le rôle du préfet de police est de veiller à cela.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans cette organisation, quelle est la place qu'occupent la police municipale, les pouvoirs locaux, les maires, et les adjoints en charge de la sécurité. Selon vous, sont-ils utiles ? Les moyens de communiquer et d'échanger avec eux, sont-ils suffisamment pertinents ?

Mme Frédérique Camilleri. - La coopération entre police ou gendarmerie nationale et police municipale passe par des conventions de coordination. Nous avons, dans les Bouches-du-Rhône, une très bonne dynamique en la matière. En ce qui concerne Marseille, à mon arrivée, nous étions en plein renouvellement de cette convention, ce qui a donné lieu à de véritables échanges avec le maire de Marseille et ses équipes, au sujet de la répartition des tâches.

Il est très clair que ce n'est pas le rôle de la police municipale de lutter contre le narcotrafic. Toutefois, étant sur le terrain, elle peut recueillir des informations. Cela demeure toutefois marginal. S'il est indispensable de travailler avec les maires, les adjoints, les équipes municipales et les polices municipales dans bien des domaines, la lutte contre le narcotrafic relève d'une autre logique. Dans un tel cas, est à l'oeuvre d'une part, un échange d'informations de l'État vers la mairie de Marseille pour l'informer des évènements sur le terrain, et d'autre part, un travail sur les « à côté », telles que la gestion des habitants et des bailleurs concernés par les trafics, la question des aménagements et celle de la vidéoprotection - nous avons d'ailleurs développé la vidéoprotection dans le cadre du plan Marseille en Grand. Ce n'est donc pas forcément dans ce domaine de la lutte contre les points de deal ou du narcotrafic que la mairie a les moyens d'agir directement puisque ce n'est pas la compétence de sa police municipale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ma question suivante porte sur les armes. Nous sommes tous saisis en consultant l'actualité par la place que prennent les violences criminelles particulièrement lourdes et par le développement de l'usage des armes, notamment importées, telles que les Kalachnikov. Ces armes qui tirent en rafales, sont souvent confiées à des jeunes qui ne savent pas s'en servir. Quelle est votre analyse de ce phénomène ?

L'usage des armes suppose généralement un trafic d'armes. Ce trafic d'armes est-il identifié ? Est-il est particulièrement important à Marseille ?

Cette question me conduit à vous en poser une autre. Ce trafic de drogues, est-il complété parfois par du trafic de cigarettes ou de produits pharmaceutiques ? Existe-t-il une mixité des trafics, armes, stupéfiants, cigarettes ou autres produits ?

Mme Frédérique Camilleri. - Il y a beaucoup d'armes en circulation. Un travail a été réalisé afin d'essayer de les retirer des circuits et de contrôler les armuriers pour s'assurer de l'absence de collusion. Les chiffres sont en nette augmentation parce qu'a été notamment mise en oeuvre une stratégie de recherche d'armes sur la voie publique, mais aussi une politique de dessaisissement des armes et de contrôle général des armes en circulation.

Il y a du trafic d'armes, c'est évident. Cependant, nous n'en avons pas constaté de très organisés. En trois ans, on a pu identifier deux ou trois réels trafiquants d'armes, dotés d'un arsenal important. La circulation des armes relève plutôt de l'opportunisme, avec des armes parfois volées dans des cambriolages qui se retrouvent ensuite sur le marché. Nous avons malgré tout créé une cellule, dite IMPACT, qui consiste à mettre en commun l'ensemble des informations issues des saisies d'armes lors des différentes opérations afin d'éventuellement identifier un trafiquant commun à toutes ces armes : cela n'a pas donné grand-chose. Notre sentiment est donc que le trafic d'armes est très éclaté, avec de l'opportunisme, des modes d'achat qui sont moins structurés qu'en matière de drogues et des volumes saisis chez chaque vendeur d'armes qui restent assez faibles.

Un nouveau phénomène nous préoccupe, à la lumière d'opérations récentes : celui de la fabrication d'éléments d'armes avec des imprimantes 3D. Deux affaires récentes sur ce sujet ont concerné les Bouches-du-Rhône, qui nous conduisent à nous intéresser aussi à cette question de la fabrication d'armes létales de façon presque artisanale.

En somme, les trafics d'armes ne sont pas aussi structurés que le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il n'y a donc pas d'organisation par les narcotrafiquants d'un trafic d'armes, selon vous ?

Mme Frédérique Camilleri. - Les trafiquants ne se fournissent pas chez un même trafiquant ou chez un oligopole de trafiquants d'armes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce sont des achats ponctuels sur le marché.

Mme Frédérique Camilleri. - Ce sont des armes qui circulent dans les cités.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Y-a-t-il une organisation voulue par eux pour s'approvisionner et se fournir en armes ? C'était la question.

Mme Frédérique Camilleri. - Je ne le vois pas comme ça. Nous n'avons pas observé une telle mixité des trafics : ils s'opèrent de manière séparée. Il y a des délinquants qui sont spécialisés dans le trafic de cigarettes, d'autres dans celui des stupéfiants, ou des médicaments
- quoique les médicaments constituent un marché très éclaté, fonctionnant sur l'opportunisme, avec un profil de trafiquants totalement différent. En revanche, le fait que le trafic de stupéfiants génère autant d'argent nécessite des mécanismes de blanchiment qui irriguent ensuite une partie de l'économie. Nous avons pu effectivement constater, à la lumière d'affaires récentes, des interpénétrations avec des milieux économiques et des entreprises qui, pour des raisons totalement différentes du trafic, ayant besoin d'argent liquide, se livraient à ce blanchiment.

M. Guy Benarroche. - Je tiens à saluer le travail que vous avez accompli lorsque vous étiez à Marseille. J'entends bien que les résultats que vous avez obtenus sont indéniables. Toutefois, une insatisfaction naît de ce que le narcotrafic ne diminue pas alors que vous avez obtenu des résultats en matière de démantèlement des points de deal, de saisies de produits et d'arrestation de membres de réseaux y compris ceux à leur tête. Je ne doute pas que le travail de coopération s'effectue dans les termes que vous avez définis à Marseille. C'est une très bonne chose.

Je me permettrai de poser des questions sur trois points particuliers. Quelle a été votre action, en dehors des points de deal, une fois que vous aviez identifié un certain nombre de réseaux de blanchiment ? Ma deuxième question porte sur l'approvisionnement. Comment empêcher l'arrivée de produits dans le port de Marseille ? Enfin, j'ai discuté longtemps avec des victimes, des familles de victimes, avec le directeur de l'Assistance publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM) ; tous partagent le même constat sur les jeunes menacés, torturés, blessés dans des règlements de compte, qu'il conviendrait de mettre à l'abri du réseau, ainsi que leurs familles, ne serait-ce que pour empêcher le réseau de les récupérer. De nombreux obstacles s'érigent. Avez-vous des préconisations en la matière ?

Mme Frédérique Camilleri. - S'agissant du blanchiment, le sujet relève essentiellement des affaires judiciaires. J'ai toujours exprimé au procureur de la République et aux services de police ou à la gendarmerie le fait que, si je pouvais agir du point de vue administratif sur certaines structures pour les faire fermer ou pour les entraver, je le ferais volontiers. Nous avons tenté d'explorer cette voie de l'entrave administrative sur des structures qui pouvaient participer, selon nous, à des réseaux de blanchiment ou des réseaux de trafic de manière générale. Cela reste, je dois le dire, assez marginal, l'essentiel étant traité par les affaires judiciaires.

S'agissant du Grand Port Maritime de Marseille, c'est un sujet sur lequel j'ai beaucoup travaillé. La préfecture de police a, depuis 2022, la compétence de sûreté portuaire sur le Grand Port Maritime de Marseille. Nous avons décidé d'aborder la question de la sûreté générale avec un oeil attentif aux problèmes de trafics, notamment pour empêcher les trafiquants d'utiliser le Grand Port comme point d'entrée ou d'influence. Par ailleurs, les salariés du port peuvent être eux-mêmes des victimes, on l'a vu au Havre lorsque des dockers ont été pour certains menacés, voire assassiné pour l'un d'entre eux.

De très belles affaires en 2021 et 2022 ont démontré que nous savions travailler sur le Grand Port de Marseille avec d'une part, une meilleure connaissance du milieu portuaire et, d'autre part, un renforcement des moyens physiques. Le service des douanes a obtenu un premier camion scanner, avec un second camion attendu au cours de l'année ainsi qu'un renforcement des effectifs de la douane sur le port, annoncé par le président de la République lors de son dernier déplacement à Marseille et prévu en 2024. La stratégie de sûreté consiste à empêcher l'accès au port à des personnes qui sont connues de nos services pour différents types de trafic. Je tiens à souligner que la drogue arrive essentiellement à Marseille par la route, le port restant une voie d'entrée marginale pour des raisons diverses et variées, notamment parce que les porte-conteneurs n'arrivent pas directement à Marseille en provenance des pays de production et que les trafiquants prennent rarement le risque de faire faire des détours à ces bateaux.

S'agissant des familles victimes de ces assassinats ou qui sont menacées, ces situations sont communiquées à la préfecture de police - peut-être pas systématiquement et de façon un peu artisanale, même si j'ai développé des liens forts avec des associations de victimes, accueillies à la préfecture de police. Ces associations ont été également, pour la première fois, reçues par le président de la République, le ministre de l'Intérieur et le garde des Sceaux. Nous avons résolu des situations individuelles. Nous sommes souvent bloqués par la question des règles liées à l'attribution de logements sociaux lorsque ces personnes en bénéficient. Le préfet de département a toujours veillé dans des situations très particulières à trouver des solutions, mais c'est encore artisanal. Il n'y a pas de mécanisme systématique en raison des contraintes juridiques qui nous empêchent de le faire.

M. Laurent Burgoa. - Merci madame la préfète, pour ces informations. J'ai deux questions à vous poser. Nous constatons depuis le début de nos auditions que le sujet du trafic de stupéfiants est souvent corrélé à celui de la corruption, de la pression exercée sur des employés portuaires ou des fonctionnaires territoriaux, des policiers ou des agents pénitentiaires. Avez-vous eu connaissance, en tant que préfète de police de Marseille, de pressions ou de corruption de certaines personnes ?

En tant que sénateur du Gard, élu nîmois, je constate depuis quelques mois un transfert de certaines problématiques marseillaises vers d'autres départements - le Vaucluse, voire Nîmes. Pouvez-vous nous confirmer que la délinquance marseillaise franchit le Rhône sans problème pour sévir à Nîmes ou à Avignon ? Comment pouvez-vous répondre à cela ? Travaillez-vous en concertation avec vos collègues préfets des autres départements ? Comment pouvez-vous expliquer ce lien ?

Mme Frédérique Camilleri. - Les pressions ne visent pas uniquement les fonctionnaires. Elles concernent tout le monde, et avant tout sur ceux qui gravitent dans le milieu des trafiquants, les familles, même les « petites mains » du trafic qui peuvent être menacées, subir des pressions, se voir attribuer des dettes fictives.

En ce qui concerne la corruption d'agents publics, bien sûr, cela existe, mais à mon sens pas dans des proportions importantes si on les compare à la problématique des stupéfiants, notamment à Marseille. Il y a assez peu d'affaires qui ont été portées à ma connaissance. Dans les services de police et de gendarmerie dont j'avais la charge, étaient mis en oeuvre des mécanismes d'autocontrôle extrêmement forts, soit de nature technologique, permettant d'identifier qui accède aux fichiers et de retracer les opérations, soit de la surveillance afin de s'assurer que personne ne dérive. C'est souvent comme cela que l'on détecte les difficultés, qui sont par ailleurs traitées sans état d'âme.

Quant au Grand Port maritime de Marseille, nous avons aussi souhaité effectuer de la prévention quant aux pressions que peuvent subir les personnes qui travaillent dans l'environnement portuaire et qui peuvent être amenées, contre leur gré, par la violence ou parce qu'elles sont en difficulté financière, à céder à la tentation de l'argent. Nous tentons donc de leur expliquer les mécanismes souvent irréversibles qui entrainent des personnes vers des activités criminelles graves et dangereuses, pour elles comme pour leur famille.

En ce qui concerne la situation nîmoise, on ne peut pas la réduire aux délinquants marseillais qui se déplaceraient à Nîmes. Le trafic de stupéfiants va vers son client. Il y a certainement des clients à Nîmes, et donc du profit. Il se trouve que Marseille dispose dans le domaine des trafics de stupéfiants d'une certaine assise, d'une antériorité et d'une puissance qui lui permettent peut-être d'atteindre des zones de clientèle à proximité. Toutefois, il existe surtout des phénomènes de mimétisme conduisant à une exportation de la violence marseillaise via les réseaux sociaux et la mise en scène d'assassinats qui est une stratégie de terreur des trafiquants. On observe donc des phénomènes de réplique de la violence ou du point de deal « à la marseillaise » ailleurs en France, sans qu'il y ait un lien formel établi.

En ce qui concerne le Gard et les Bouches-du-Rhône, la police judiciaire a une vision globale de la situation sur l'ensemble de la zone sud ; toutes les interpénétrations entre les différents départements sont connues de ses services. Elles font l'objet d'un travail très concerté entre les services de police judiciaire du Gard, des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, du Var, voire au-delà. Le ressort de la direction zonale de la police judiciaire sud permet d'avoir une vision globale des affaires. Les enquêteurs travaillant sur les trafics dépassent largement les frontières administratives pour enquêter sur les trafiquants et aller les chercher, quel que soit le département dans lequel ils sont localisés. La frontière administrative ne crée pas de difficultés pour mener ces enquêtes : j'ai de nombreux exemples pour le prouver.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Madame la préfète, permettez-moi de vous féliciter pour vos résultats. Je suis persuadée que votre expérience dans les Bouches-du-Rhône vous est bénéfique aujourd'hui dans l'Essonne où le trafic de stupéfiants existe aussi. La cocaïne vendue et consommée dans l'Essonne provient en grande partie de la Guyane et des Antilles. Que faut-il faire pour essayer de tarir ces sources ?

Je sais qu'à Marseille, vous avez eu affaire à des trafiquants qui importaient de la cocaïne depuis la Guyane. Un précédent rapport indiquait que 30 % de la cocaïne consommée en France hexagonale provenait de la Guyane. Je rejoins mon collègue pour vous poser à peu près la même question : avez-vous eu des échanges avec vos collègues en poste en Guyane pour mieux cerner le trafic ?

Mme Frédérique Camilleri. - Je vous remercie, madame la sénatrice, pour vos félicitations que je partage avec l'ensemble des policiers, gendarmes et toutes les personnes avec lesquelles j'ai travaillé à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône.

La question des sources de la drogue est évidemment essentielle. Cette problématique est traitée essentiellement au niveau central, notamment par l'Office antistupéfiants (Ofast) qui a une vision globale de la situation nationale. Il a recours à la coopération internationale qui est fondamentale dans ce domaine pour être efficace. Vous comprendrez pourquoi les préfets n'ont pas de contacts directs entre eux sur ces questions. Je n'en ai donc pas eu avec mon homologue en Guyane. Cependant, un plan a été développé pour tarir les flux venant de Guyane, avec notamment des contrôles systématiques à l'aéroport de Cayenne, pour identifier les « mules » et dissuader les passages.

La cocaïne vient aussi beaucoup par bateau ; elle arrive dans les grands ports du Nord de l'Europe et ensuite transite en camion dans toute l'Europe. Nous avons pu ainsi saisir, à Marseille, plus de trois tonnes de cocaïne dans des camions en provenance d'Europe du Nord. Ce point d'entrée demeure le plus essentiel. Il convient évidemment de tarir l'ensemble des flux par tous les moyens possibles, que ce soit dans les ports, en haute mer - la Marine nationale y travaille - ou à l'aéroport de Cayenne. Toutefois, la gestion de cette problématique relève du niveau national.

En ce qui concerne les préfets, l'objectif consiste à effectuer un travail de sape contre les consommateurs et les points de deal et à essayer de favoriser le travail judiciaire auquel nous ne participons pas en tant qu'autorité administrative. Ainsi, j'ai pu, à Marseille, expliquer pourquoi la police judiciaire avait besoin de moyens supplémentaires, justifier la nécessité d'ouvrir des postes pour traiter les affaires de blanchiment des avoirs criminels et aider les services enquêteurs dans leurs missions.

M. Jérôme Durain, président. - Madame la préfète, vous avez évoqué l'explosion de la violence. Pourriez-vous développer vos propos ? Nous n'avons eu que des mots aimables sur votre action et l'efficacité de l'action policière ainsi que sur la relation que vous avez entretenue avec les élus du territoire. Quelles sont les limites à l'action que vous avez engagée ?

Si vous étiez magicienne, dans un monde idéal, que feriez-vous de plus avec votre baguette magique, pour éviter la gangrène, le délitement et le chaos qui nous ont été présentés par les magistrats auditionnés hier, sachant que le trafic de stupéfiants de nature internationale connait des problèmes d'acheminement, de criminalité associée, de consommation, et de blanchiment ?

Mme Frédérique Camilleri. - Monsieur le président, avec tout le respect que j'ai pour ces magistrats avec qui j'ai très bien travaillé à Marseille, je vous confie que je ne partage pas leur constat catastrophiste. En revanche, je partage la nécessité d'être vigilants et de continuer à renforcer les moyens de la lutte contre le narcotrafic. On a pu voir à l'étranger ces organisations criminelles se développer dès que la puissance publique a diminué l'intensité de sa lutte. C'est donc un travail de longue haleine.

S'agissant de l'explosion de la violence, elle s'explique par une guerre de positions et de territoires entre deux clans de trafiquants. Les années les plus meurtrières dans les Bouches-du-Rhône correspondaient systématiquement à des conflits entre gangs. L'oligopole est construit sur un marché fini, marqué par des enjeux très forts de récupération de points de deal du concurrent et de parts de marché. Cela fut le cas en 2016, 2021 et 2023, années très meurtrières, où des clans différents à chaque fois s'attaquaient mutuellement.

Ce conflit s'est encore déroulé l'année dernière à Marseille, en débutant en janvier pour s'achever en septembre, non pas par magie mais grâce au travail de la police judiciaire à qui il faut rendre hommage. Celle-ci a interpellé des dizaines de personnes liées à ces assassinats, en quelques mois, ce qui est très long quand vous êtes confronté aux victimes, à la pression de la société, des élus et des médias, mais ce qui est extrêmement court dans le temps judiciaire. 78 personnes ont été écrouées et sont incarcérées, en attente de jugement. Ce sont ces arrestations qui arrêtent la vague de violence.

Cette violence ne survient pas spontanément. Elle a généralement pour origine un conflit qui commence pour des raisons apparemment futiles. En l'espèce, il s'agissait d'une dispute en boîte de nuit en Thaïlande entre les deux principaux trafiquants qui se partagent le marché de la cité de la Paternelle. Il s'est traduit à des milliers de kilomètres à Marseille par l'attaque de points de deal et par des ripostes successives. Cette violence s'appuie donc toujours sur un fait et cesse grâce au travail judiciaire et policier. Nous n'avons recensé depuis le début de l'année qu'un seul homicide lié aux stupéfiants, en tout cas catégorisé comme tel. Cette accalmie permet à la police judiciaire de s'occuper davantage des dossiers en cours, d'élucider chaque semaine des assassinats qui ont eu lieu les années précédentes et d'arrêter les personnes impliquées dans ces assassinats.

Je ne peux malheureusement faire aucun pari car la situation est très évolutive. Ce n'est pas nous qui décidons de la violence, mais les trafiquants. Je crois qu'il est bon de rappeler devant la représentation nationale que les premiers coupables sont les trafiquants eux-mêmes, car parfois dans le débat on a oublié de rappeler que ceux qui assassinent, ce sont les assassins et qu'il faut remettre les choses à leur place. Cette vague de violence ne peut s'arrêter que par le travail judiciaire.

Force est de constater l'émergence d'un autre phénomène, celui du rajeunissement des auteurs - vous l'avez évoqué. On leur met des armes dans les mains mais ils ne savent pas s'en servir. Un certain nombre de personnes n'appartenant pas aux réseaux des narcotrafiquants ont ainsi été blessées ou tuées par défaut de manipulation de l'arme, sans savoir été personnellement visées. Cela relève du phénomène des serial killers car certaines personnes sont mises en cause pour de multiples assassinats commis sur une période de temps très courte. Sont donc à l'oeuvre des assassins, ou en tout cas des personnes qui sont mises en cause pour un assassinat, et qui ont très peu de liens avec les trafiquants qu'ils servent
- par le passé, les choses étaient différentes : les tueurs faisaient partie du clan et ce rôle leur était dévolu. Désormais, ils sont recrutés notamment sur les réseaux sociaux, ou en région parisienne. Ce nouveau phénomène induit un travail plus difficile pour les enquêteurs.

Si j'étais magicienne, que ferais-je ? J'abandonnerais ma casquette de préfète parce que sur les questions de répression, je pense que les moyens sont mis, que le travail est fait et qu'il porte des fruits policiers, puisqu'il a permis d'arrêter la vague de violence de l'année 2023. En revanche, je l'ai mentionné en préambule, la question de la prévention se pose, à plusieurs égards. La drogue a encore une image d'infraction un peu morale, qui n'est pas grave parce qu'il n'y a apparemment pas de victime. L'usager de stupéfiants se dit « je consomme de la drogue, ce n'est pas très grave car je ne fais de mal à personne » ; ce discours revient souvent lors des contrôles des usagers. Ces derniers n'ont pas conscience d'être au début d'une chaîne extrêmement violente ni d'être à l'origine du financement d'organisations criminelles.

La question de la prévention en santé publique sur la consommation de drogue est également cruciale. La consommation de cannabis a des effets ravageurs sur le cerveau des jeunes. On ne le sait pas assez, on ne le dit pas assez, on n'y insiste pas assez.

Enfin, la prévention visant à empêcher l'entrée des jeunes dans les réseaux de narcotrafic est essentielle. La préfecture de police des Bouches-du-Rhône a développé des modules dans les collèges afin d'expliquer de façon concrète et factuelle aux jeunes comment ils peuvent, sans s'en rendre compte, être recrutés dans un trafic de stupéfiants, en subir les conséquences néfastes et y être tellement engagés qu'ils ne peuvent plus en sortir.

Nous avons testé ces modules de prévention. Notre ambition est d'en poursuivre le développement, en y faisant participer non seulement des policiers mais également des familles de victimes afin d'éviter toute approche moralisante. Nous souhaitons donner la parole aux mères de famille, aux soeurs et aux frères qui ont perdu un être cher afin de témoigner des conséquences concrètes sur une famille - notamment l'éclatement de la cellule familiale - lors de l'entrée d'un jeune dans un réseau. Je crois fermement à la prévention. Tout ce qui sera fait en plus ou en mieux en ce domaine permettra aux policiers de se concentrer sur des actions plus importantes de lutte contre le narcotrafic, notamment en remontant encore plus haut dans la chaîne du réseau. C'est donc cela que je ferais.

M. Jérôme Durain, président. - J'ai deux questions complémentaires en réaction à vos développements. Vous avez dit ne pas partager les propos sur le catastrophisme de la situation et notamment sur une certaine anomie des jeunes qui commettent des assassinats, sans codes moraux et sans conscience morale. Avons-nous été victimes d'un effet d'amplification, ou d'un effet d'agenda ? Je crois déceler que finalement les observations réalisées sont peut-être plus simples que ce que les commentaires suggèrent.

Mme Frédérique Camilleri. - Elles ne sont pas simples. En fait, je ne partage pas le constat selon lequel nous serions en train de perdre la bataille contre la drogue. Ce n'est pas une bataille facile. Toutefois, on y consacre les moyens. Elle demeure une priorité absolue du gouvernement et des préfets qui la mettent en oeuvre. Si on a évité, dans notre pays, des phénomènes de type mafieux, avec une corruption à grande échelle, des situations où les autorités publiques sont directement menacées par les trafiquants ou des organisations criminelles, comme on peut l'observer dans certains pays européens, non loin de la France, c'est parce que nous dédions énormément de moyens à la lutte contre les trafics, avec des gendarmes, des enquêteurs et des magistrats engagés et que nous disposons d'une législation qui est efficace en ce domaine.

Nous ne sommes donc pas en train de perdre cette guerre. En revanche, si nous cessons notre effort de lutte contre le narcotrafic, des situations catastrophiques peuvent advenir très rapidement. Vous ayant donné les résultats, je ne souscris pas à cette idée que tout ce que l'on fait ne sert à rien, parce que nous avons obtenu des résultats tangibles, y compris pour les habitants. On m'objecte que, malgré la suppression de points de deal, le trafic et la consommation demeurent. Certes, mais est-ce une raison pour ne pas supprimer des points de deal ? Lorsque vous échangez avec les habitants de la Cité de la Paternelle à Marseille, vous constatez qu'un point de deal en moins change la vie de dizaines, voire de centaines d'habitants. Or nous l'avons fait à l'échelle de 74 points de deal à Marseille. C'est pour moi une fierté. C'est la voie que nous devons poursuivre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je souhaite revenir sur un chiffre que vous avez donné, le montant de 72,5 millions d'euros de saisies d'avoirs criminels. Que faut-il faire pour améliorer aujourd'hui ces saisies ? Que manque-t-il dans les dispositifs d'enquête et judiciaires pour procéder à la saisie et à la vente de ces avoirs ?

Mme Frédérique Camilleri. - L'argent est le mobile du crime. C'est donc en s'attaquant aux biens des trafiquants du haut du spectre qui organisent ces trafics, en saisissant davantage leurs avoirs criminels que l'on pourra les atteindre de manière décisive. Cela constitue par ailleurs un moyen d'arrêter les trafiquants suffisamment habiles pour ne pas participer directement au trafic. La seule solution pour les mettre en cause est souvent l'argent. Je ne suis pas spécialiste de ce sujet. Il apparait que la procédure demeure complexe car elle est protectrice de la propriété. Il faut donc démontrer que ces avoirs ont été acquis de façon malhonnête : cela peut s'avérer être long et fastidieux pour les services de police.

L'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), spécialisée dans la saisie des avoirs criminels, effectue un travail important en ce domaine. Son ancien directeur général, Nicolas Bessone, devenu procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille, souhaite développer ces saisies. Même si les services se sont appropriés l'ensemble des règles qui y président, rechercher les avoirs criminels est difficile. Les montages financiers sont particulièrement sophistiqués. Démontrer le lien entre l'avoir criminel et le criminel lui-même demeure ardu dans un certain nombre de montages et nécessite une grande expertise. En conséquence, tout ce qui ira dans le sens d'une simplification de la procédure, d'une sorte de présomption que ces avoirs ont été acquis de façon malhonnête, pourra favoriser les saisies qui entrainent un fort préjudice pour les trafiquants.

Un autre point essentiel non encore évoqué est la question du traitement des narcotrafiquants dans le système pénitentiaire. Nous avons constaté que depuis leurs cellules, certains d'entre eux continuent soit à gérer leur trafic, soit, plus grave encore, à commanditer des assassinats. Imaginer un système différent ou plus dur pour les narcotrafiquants serait utile afin de les mettre à l'isolement plus facilement et de les changer d'établissement plus rapidement. Vous avez évoqué le phénomène de corruption : il peut concerner le système pénitentiaire. Éviter que ces narcotrafiquants ne puissent continuer à intervenir, d'une façon directe ou indirecte, dans les trafics depuis la prison, est essentiel.

Enfin, nous avons assisté ces derniers jours à des phénomènes de représailles en prison entre différents clans. Il convient d'appréhender totalement ce phénomène et mettre en oeuvre une stratégie ciblée sur les narcotrafiquants dans les établissements pénitentiaires, ce que le droit en vigueur ne facilite pas toujours.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes-vous régulièrement adjoint les services de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ? Comment jugez-vous les travaux entre les autorités de police et les services fiscaux ?

Mme Frédérique Camilleri. - Nous avons travaillé en toute confiance avec la direction régionale et interrégionale des finances publiques (DRFiP) à Marseille, notamment sur la question de l'entrave administrative de certaines structures qui nous paraissaient être liées à des narcotrafiquants ou en tout cas, gravitaient dans leur environnement. La DRFiP a utilisé ses pouvoirs pour enquêter. Sur le même principe que la lutte contre l'islamisme radical, l'idée est d'utiliser des outils de droit commun pour entraver l'action de structures qui sont liées à des activités répréhensibles. Notre coopération est extrêmement fructueuse et confiante au niveau local. Elle peut être répliquée au niveau national. Des pistes sont explorées pour que la DRFiP soit associée de manière plus systématique aux procédures d'identification des structures de narcotrafiquants ou dans le cadre d'enquêtes fiscales autour des sujets de narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez parfaitement raison de dire que s'attaquer aux biens des narcotrafiquants est très efficace, parfois même plus efficace qu'une peine d'emprisonnement. Cette stratégie requiert d'effectuer des enquêtes qui sont souvent complexes. Les services de police ne sont pas forcément formés à cette fin. On nous a suggéré à plusieurs reprises de mettre en oeuvre des enquêtes financières systématiques, à un certain niveau d'affaires. Conviendrait-il de confier ces enquêtes à la DGFiP ou à la DRFiP ? Faut-il former des policiers pour qu'ils soient mieux aguerris sur ces questions financières ?

Mme Frédérique Camilleri. - Disposer d'une force de frappe plus importante dans le domaine de la lutte contre le blanchiment et la circulation de l'argent sale, qui puisse percer les subtilités des montages financiers réalisés par ces narcotrafiquants, constitue un véritable axe stratégique. Ce dernier requerrait davantage de personnels spécialisés, qu'ils soient policiers ou issus des services fiscaux, ou ensemble dans une même structure interministérielle. Cela existe déjà à une échelle qui demeure plus modeste.

Il en est de même pour les cryptomonnaies, phénomène nouveau et complexe. Là aussi, on gagnerait à développer nos capacités d'expertise en ce domaine et à créer - pardon pour l'utilisation d'un anglicisme - une ou des task forces composées de personnes qui viennent d'horizons professionnels différents, capables d'en comprendre les mécanismes pour ensuite les traduire dans les procédures. On le fait déjà, mais cela constitue sans doute un axe de progrès.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez parfaitement répondu à nos questions, avec une très grande clarté. Nous vous souhaitons bon courage dans vos nouvelles fonctions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci surtout pour votre optimisme.

Mme Frédérique Camilleri. - Merci de votre écoute. Je vous souhaite un très bon voyage à Marseille. Vous verrez que les habitants de Marseille, dont certains vivent dans de grandes difficultés, ont l'optimisme chevillé au corps, ce qui rend cette ville superbe.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de maîtres Steeve Ruben et Philippe-Henry Honegger,
avocats associés du cabinet Ruben & Associés

MERCREDI 6 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de vous présenter devant notre commission d'enquête sur le narcotrafic et les moyens d'y remédier.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, maîtres Steeve Ruben et Philippe-Henry Honegger, prêtent serment.

Maître Steeve Ruben, avocat associé du cabinet Ruben & Associés. - Je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui. La question s'est posée à moi de savoir si nous avions notre place ici, au-delà de la convocation qui est évidemment impérative. Répondre à la représentation nationale, c'est évidemment un devoir pour nous. Des questions de libertés fondamentales se posent. En écoutant les personnes auditionnées, qu'elles soient issues du monde judiciaire ou de la police, nous avons été convaincus de venir devant vous pour évoquer les questions que la commission pourrait se poser. Lutter contre le narcotrafic, c'est évidemment très important ; mais, même si nous avons écouté et entendu les magistrats du tribunal judiciaire de Marseille que vous avez reçus, nous ne sommes pas convaincus que cette lutte se gagne en grappillant sur les droits de la défense.

Les avocats sont le dernier rempart avant l'enfer. À chaque remise en liberté d'une personne mise en examen, à chaque acquittement ou relaxe, un avocat s'est élevé pour déconstruire le travail qui a pu être fait par certains fonctionnaires de police. C'est dur pour la justice de se dire qu'elle s'est parfois trompée.

Notre métier a considérablement évolué, au gré des activités qui se sont présentées à nous, au gré des modes de communication, et nous devons nous aussi nous adapter. J'ai très vite compris les besoins de ceux que nous défendons. Je n'avais évidemment aucune prédisposition à défendre des gens accusés de se livrer à un trafic de stupéfiants, mais cela se produit au gré des affaires car plus vous défendez ces personnes, plus vous êtes sollicité.

Le parcours et les motivations de ceux que nous défendons sont faits de choix imposés par la vie, par la société ou par leur environnement, ou dans d'autres cas de choix assumés. Certains arrêtent mais la plupart terminent en détention. Dans tous les cas, la motivation est évidemment l'argent.

J'ai 20 ans d'expérience, j'ai commencé dans ce métier en défendant des gens qui étaient des guetteurs ou des rabatteurs dans des quartiers difficiles du 93. Certains ont évolué et, parfois, gravi des échelons. Nous sommes contactés par les frères, les soeurs, les parents des mis en cause, et parfois par des personnes qui ont des intérêts sur un trafic de stupéfiants. Je l'ai souvent plaidé : c'est facile pour le parquet de Bobigny d'avoir de la matière pénale, il suffit de mettre un fonctionnaire de police qui fait une surveillance en bas d'une cité, et puis d'interpeller les gens qui viennent vendre des stupéfiants, puis de recommencer le lendemain. Ces trafics ne s'arrêtent jamais. Les plaidoiries sont quotidiennes. La justice et la police font comme elles peuvent. Lorsqu'on écoute les auditions que vous avez conduites, notamment avec des fonctionnaires de police et des douanes, on entend des propos récurrents sur le manque de moyens, le manque d'assistants de justice, le manque de greffiers... La police est épuisée dans les quartiers, et cela a des conséquences sur l'efficacité des enquêtes.

Notre métier, comme avocats, est de défendre. La première de nos missions est de déconstruire car nous sommes le dernier rempart. Nous faisons partie du monde judiciaire et notre rôle est de porter certaines contradictions devant les juridictions ; sinon, on serait dans un espace bien-pensant. Vos auditions convergent sur la gravité de la situation mais personne ne propose de solutions adéquates. Il faut éviter cette confusion terrible qui a été faite par tous ceux qui ont été entendus, qui est de confondre stratagème et stratégie. On met en cause les avocats car nous sommes capables de vérifier la régularité de la procédure, de porter un propos avec un certain crédit devant une juridiction répressive. Il n'y a aucun stratagème. Il n'y a pas de subterfuge. Nous tentons de convaincre et d'élever ce contentieux devant des juges, et parfois devant la chambre de l'instruction - et le rôle de celle-ci est essentiel pour prendre position sur les difficultés que nous révélons.

Les avocats pénalistes constituent un petit monde, qui grandit d'ailleurs par recherche de sensations fortes car c'est un métier qui suscite beaucoup d'émotions, mais il est fait de beaucoup d'échecs et de quelques succès. Nous n'épousons pas les thèses de nos clients : nous représentons ceux qui viennent nous confier leur défense. Lorsque nous faisons le choix d'apporter un éclairage différent et de pointer des difficultés procédurales, des inexactitudes qui emportent parfois la conviction des juges, nous ne faisons que porter cette voix. Il n'est pas question de pouvoirs extraordinaires, mais un code de procédure pénale qui est commun à tous les acteurs du monde judiciaire. On dit souvent que nul n'a le monopole de la vérité, et c'est juste ; chacun porte un propos et a tantôt raison ou tort. Les juges ne sont pas nos adversaires : ils font, comme nous, leur métier, et c'est tant mieux. Il y a quelques mois, sur un retour de commission rogatoire important, nous avions besoin de savoir quelles étaient les positions des uns et des autres ; or les deux juges d'instruction saisis avaient convoqué en même temps les deux prévenus les plus importants. Pourquoi ? C'était pour éviter que chacun puisse prendre connaissance des déclarations de l'autre, pour pousser chacun à prendre position.

Les avocats de la défense doivent défendre ceux qu'ils représentent et ils le font dans le strict respect de la loi.

Maître Philippe-Henry Honegger, avocat associé du cabinet Ruben & Associés. - C'est une position un peu particulière qui est la nôtre car votre commission d'enquête a pu penser que nous étions des avocats qui défendions les trafiquants. Mais nous ne défendons pas le trafic de stupéfiants. La lutte contre le trafic de stupéfiants est une cause louable à laquelle nous nous associons pleinement. Sur la procédure pénale, les personnes que vous avez auditionnées ont majoritairement pour intérêt principal, du fait de leur profession, la répression pénale. Tous ont dit peu ou prou la même chose, qu'il faut renforcer le système, qu'il faut permettre de mieux poursuivre, de mieux condamner et donc donner davantage de moyens à la justice. Dans leur position, ils ont raison.

En revanche, il ne faut pas oublier que, quand on se pose la question de la procédure pénale, il faut trouver un équilibre entre cette nécessité répressive et la protection des libertés publiques, des libertés individuelles, voire de la tranquillité des citoyens, c'est-à-dire la protection de ceux qui sont innocents et qui seront mis en cause dans une procédure, mais aussi la protection de ceux qui sont peut-être coupables et à qui on doit éviter des abus de pouvoir.

Pour le dire clairement, pour trouver les coupables et les condamner, il n'y a pas besoin de procédure pénale - c'est le cas dans certains pays comme les Philippines, où on veut juste trouver les trafiquants de drogue et les tuer. Le rôle des parlementaires, en tant que législateurs, est à l'inverse de créer des règles qui vont éviter l'arbitraire. C'est aussi le rôle des avocats pénalistes, qui ne font que servir la loi et défendre des principes pour éviter les abus. On vous a dit que les avocats avaient pour seule mission de saboter les procédures, qu'ils étaient payés pour inventer des stratagèmes dans le but de faire tout « sauter », qu'ils s'en prenaient presque personnellement aux magistrats. On vous a donc conseillé de vous débarrasser des avocats ou de limiter leurs droits. Or les avocats n'ont strictement aucun pouvoir, à part celui de poser des questions. Les remises en liberté, les procédures annulées relèvent de la décision d'un juge ; c'est à celui-ci qu'il appartient d'apporter des réponses. L'annulation d'une procédure suppose toujours l'erreur d'un policier ou d'un magistrat, et il est problématique d'en rendre responsables les avocats.

Il y a, à mon sens, trois sujets. Le premier concerne les moyens logistiques et humains de la justice. Le deuxième est relatif aux moyens juridiques qui sont donnés à la justice. Et le troisième porte sur les nullités qui seraient trop nombreuses, trop fréquentes et abusives.

Sur le premier point, je suis en accord absolu et total avec tout ce qui vous a été dit. On manque de greffiers, de magistrats de procureurs. Ce manque de moyens conduit aux problèmes que j'ai évoqués, et plus encore : les temps de traitement des recours en nullité à la fois par la chambre de l'instruction et par la Cour de cassation sont tellement longs qu'ils peuvent conduire à des remises en liberté, mais est-ce à cause des avocats qui soulèvent légitimement des difficultés, ou est-ce à cause du manque de moyens qui fait qu'il faut six mois ou un an pour traiter un recours ? Il est évident que les procédures sont trop longues. Nous-mêmes nous subissons des reports d'interrogations et nos clients en détention provisoire attendent parfois trois mois ou six mois avant d'être entendus dans un dossier. La priorité de la lutte contre le narcotrafic devrait donc être de donner plus de moyens à la justice et à la police.

Sur le deuxième point, celui des moyens juridiques, on vous a indiqué lors des précédentes auditions qu'il fallait simplifier la procédure, accroître les moyens juridiques pour identifier et interpeller les auteurs d'infractions, par exemple en recourant davantage aux repentis ou au dossier « coffre ». Certes, parfois la procédure est trop complexe ou difficile à suivre pour les services de police, et cela peut effectivement donner lieu à des erreurs dont profitent les avocats pour obtenir des nullités. Il faut donc réfléchir à une simplification, tout en se rappelant que les règles ne sont pas là par hasard. Des réflexions ont déjà été menées sur ce sujet mais en pratique, on se rend rapidement compte qu'on ne peut pas aisément simplifier. Si on prend l'exemple des techniques spéciales d'enquête, pour sonoriser le domicile d'une personne sur laquelle on enquête, il faut l'autorisation préalable d'un juge et une motivation précise ; la durée est également limitée à 15 jours, car écouter ce qui se dit chez un individu
- notamment s'il est innocent - est extrêmement invasif. Or ce que veulent certains est un blanc-seing absolu qui permettrait d'installer des caméras et des micros sans autorisation et sans limitation de durée. Vous pourriez voter une telle loi, mais elle serait contraire aux normes de valeur supérieure ; vous pourriez augmenter la durée d'autorisation, mais il faudra toujours une demande au départ et une motivation, ce qui ne changera rien au sujet des nullités.

On vous dit qu'il ne faut de nullité que s'il y a grief, mais les griefs sont désormais partout ; ce serait un levier très marginal au vu de la réalité de la procédure pénale aujourd'hui. Imaginons qu'on considère qu'on peut, sans nullité, oublier de solliciter le renouvellement d'une technique spéciale d'enquête : quel intérêt auront alors les policiers à solliciter ce renouvellement ? Certes, les policiers et magistrats n'ont aucun intérêt à tordre la procédure ni à mentir ; mais il faut des limites à leur action, et certaines de leurs actions ne sont pas assorties de sanction - par exemple, un juge d'instruction dispose de huit jours pour se prononcer sur une demande de mise en liberté, mais à défaut il n'y a ni nullité, ni remise en liberté ; il n'y a aucune conséquence si ce délai n'est pas respecté, et il en va de même en cas d'absence de réponse à une demande d'aménagement de peine dans le délai imparti par la loi. Cela montre que lorsqu'il n'y a pas sanction, l'obligation n'est pas respectée. En supprimant la possibilité de soulever une nullité, on créerait un système dans lequel les policiers et les magistrats feront ce qu'ils veulent et attenteront de fait aux libertés individuelles.

Les problèmes liés aux délais ne concernent pas les avocats, mais les moyens de la justice ; les problèmes liés aux nullités ne relèvent pas des avocats, mais des abus de la justice.

M. Jérôme Durain, président. - La commission d'enquête ne vous accuse pas ; elle met à sa manière en place le principe du contradictoire et je vous remercie pour votre apport intéressant.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Ma première question porte sur les nullités liées à des manquements purement formels : faut-il distinguer selon que ces manquements portent atteinte aux libertés ou non, et faut-il une proportionnalité entre l'ampleur du grief et ses conséquences ?

Maître Steeve Ruben. - Vous visez le cas des nullités formelles comme, par exemple, celui d'un procès-verbal signé par un agent de police judiciaire (APJ) et non par un officier de police judiciaire (OPJ), donc des problèmes juridiques qui ne concernent pas les faits pour lesquels la personne est mise en cause. Aujourd'hui, certains vous demandent de considérer que de tels manquements ne sont pas si graves, mais ils ne remettent pas en question les règles qui rendent irrecevable le mémoire envoyé à la chambre de l'instruction par l'avocat avec quatre minutes de retard. Or ces règles existent parce que nous sommes dans un État de droit ; elles participent à une procédure pénale qui est rassurante non seulement pour ceux qui rendent la justice, mais également pour les justiciables, car elles sont autant d'éléments vérifiables et qui peuvent être soumis à l'appréciation des juges au fond.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - S'agissant des modalités de mise en oeuvre des nullités, faudrait-il un système où celles-ci doivent être soulevées rapidement, pour éviter que leur invocation ait des effets catastrophiques pour la procédure ?

Maître Steeve Ruben. - Cette question ne se pose que pour les informations judiciaires et non devant le tribunal correctionnel, cas dans lequel la loi fixe déjà un délai court, de six mois après la mise en examen. Mais que se passe-t-il dans la réalité ? On attend parfois de nombreux mois avant d'être entendu, sans compter les recours qui peuvent être faits derrière, les éventuels suppléments d'information, les éventuels pourvois en cassation. Il faudrait absorber les problèmes en amont.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Je ne comprends pas le sens de cette question. La purge des nullités existe déjà de manière automatique dans notre droit, soit dans un délai de six mois, soit à la fin de l'instruction. À partir du moment où l'ordonnance de renvoi est rendue, les nullités sont purgées. Je ne comprends donc pas qu'on soutienne que les nullités peuvent être soulevées au mauvais moment et, en rajoutant une audience de purge des nullités, vous ne feriez que rajouter une complexité procédurale à un système qui fonctionne déjà. Une tentative en ce sens a déjà été faite avec une modification de l'article 175 du code de procédure pénale ; cela a conduit à un revirement de jurisprudence qui a in fine pesé sur les greffiers et les magistrats, puis à une proposition de suppression du dispositif. Une nouvelle purge des nullités subirait le même sort.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Ma troisième question porte sur les techniques spéciales d'enquête et sur le dossier « coffre ». Révéler les conditions dans lesquelles on a obtenu des preuves avec des technologies très sophistiquées peut poser des problèmes aux enquêteurs et fragiliser une procédure. Que pensez-vous des propositions tendant à placer les éléments de procédure relatifs aux techniques spéciales d'enquête dans un dossier qui ne serait pas accessible à la défense, ni aux accusés ou aux prévenus ?

Maître Steeve Ruben. - Vous n'imaginez pas l'émoi que cela a suscité dans la profession.

M. Jérôme Durain, président. - Nous en sommes conscients et entendrons prochainement les organismes représentatifs des avocats.

Maître Steeve Ruben. - Ce serait un retour en arrière de dix, voire de cent ans ! Cette proposition, dont nous n'avons même pas compris les contours, balaie le socle du contradictoire qui fait toute la fierté de notre procédure pénale. L'avocat est de plus en plus présent et le principe du contradictoire a été croissant au profit d'une justice transparente. Ici, on prend le problème à l'envers. Les techniques spéciales d'enquête sont extrêmement intrusives et supposent un contrôle du juge sur leurs conditions de mise en oeuvre ; cette procédure agira comme un blanc-seing donné aux policiers. Ce n'est pas une question de confiance, mais d'attentes vis-à-vis de la justice. Lutte-t-on contre le narcotrafic en empêchant les avocats de mettre en avant les cas où la loi n'a pas été respectée, ou en renforçant la formation des policiers, en travaillant sur les consommateurs ou en renforçant le renseignement ? La procédure est une garantie pour tout le monde, y compris pour ceux qui sont amenés à juger ; il n'est nul besoin de cachoteries.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Que diriez-vous si les éléments contenus dans ce « coffre » restaient placés sous le contrôle d'un magistrat ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Prenons un exemple concret et imaginons qu'on place quelqu'un sur écoute. Va-t-on mettre dans le « coffre » la décision pour laquelle on a décidé cette écoute, les moyens techniques par lesquels cette personne a été écoutée, le raisonnement qui a conduit aux écoutes ? Prenons maintenant l'hypothèse de quelqu'un qui est innocent. Ce n'est pas une hypothèse d'école : j'étais hier en audience et, après trois ans d'enquête et un an et demi de détention provisoire, sur huit personnes mises en cause pour un trafic de cannabis, deux ont été intégralement relaxées. C'est justement en regardant ce qu'il y a dans le « coffre » qu'on obtient la relaxe, lorsqu'on se rend compte que des numéros de téléphone ont été confondus, lorsqu'on constate une erreur, probablement de bonne foi, dans la retranscription d'une écoute, etc. Sans accès à ces éléments, l'avocat ne peut pas faire son travail et la justice ne peut plus se rendre compte de ses erreurs. Il y a une affaire judiciaire très connue en France dans laquelle il y a eu une procédure coffre : c'est l'affaire Dreyfus ! Elle ne repose que sur un dossier inaccessible à qui que ce soit, sauf à un magistrat à qui on dit de regarder dans le dossier les preuves de la culpabilité. On voit très bien où ça a mené. Plus de 120 ans après, c'est exactement la même chose, et on vous donne les clés pour commettre massivement des erreurs judiciaires !

M. Jérôme Durain, président. - Certains disent que nous sommes au bord du gouffre avec des organisations criminelles qui sont d'une violence inégalée. On voit l'influence de la Mocro Maffia aux Pays-Bas et en Belgique. Dans ce monde de menaces, les avocats ne sont pas épargnés. Est-ce selon vous un risque que peut se concrétiser en France ? Peut-on imaginer que les avocats appelés à intervenir sur les dossiers de narcotrafic soient soumis à un statut particulier ?

Maître Steeve Ruben. - J'ai 19 ans d'exercice, je ne sais pas si j'interviens sur le haut du spectre du narcotrafic, mais je prends plaisir à défendre mes clients. Nous n'avons jamais été menacés, ou peut-être une ou deux fois par des écervelés, dans l'exercice de nos fonctions. Le système français n'a rien de commun avec celui des Pays-Bas où, effectivement, des avocats et des journalistes ont été assassinés.

Selon l'état annuel de la menace établi par l'Office antistupéfiants (Ofast) et dont la presse a rendu compte, les groupes criminels français ne figurent pas parmi ceux qui constituent le niveau de menace maximale où l'on retrouve des Colombiens, des Mexicains, des Italiens, des Albanais et des Hollandais. Ce qui se passe aux Pays-Bas et en Belgique est évidemment extrêmement préoccupant - comme en atteste l'exploitation de Sky ECC, si fournie qu'elle va permettre aux juges de travailler pendant les cinq prochaines années. Or sur les 164 000 utilisateurs de cette messagerie, il y en a 12 000 aux Pays-Bas, 6 000 en Belgique et seulement 1 200 en France. Il y a peut-être de la main-d'oeuvre recrutée en France pour exécuter certaines tâches au service du narcotrafic hollandais, mais à aucun moment nous n'avons ressenti, dans notre quotidien, de la corruption. Je ne me sens pas concerné par des cas d'avocats payés pour communiquer des dossiers, ou que sais-je encore.

M. Francis Szpiner. - J'entends bien, mais vous ne pouvez pas dire qu'il n'y a pas d'avocats qui subissent des pressions pour remettre le dossier ou la connaissance du dossier à des gens qui ne devraient pas l'avoir. Ça ne vous est certainement pas arrivé, mais dans le cadre de votre exercice professionnel, vous n'avez jamais entendu des confrères être inquiets de devoir transmettre un dossier parce qu'ils subissent des pressions des clients, voire des menaces ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Personnellement, je ne l'ai jamais entendu. C'est possible puisque vous en faites état. Je crois aussi qu'il a été évoqué au cours des différentes auditions des faits, même sans menace, en promettant une récompense. Mais si l'on veut avoir une influence très concrète et drastique sur un dossier, la dernière personne à qu'il faut s'adresser, c'est l'avocat. Mais soyons absolument honnêtes. Si, en tant qu'avocat, je dispose d'une information, c'est que j'ai eu accès au dossier, donc que j'y ai un client ; or dans ce cas, mon premier réflexe est de donner l'information à mon client. Ainsi, si une personne veut absolument cette information, il lui suffit de contacter mon client. Pour faire « tomber » une procédure, on vous l'a évoqué, il faut corrompre des greffiers ou des magistrats. L'avocat ne peut que poser des questions : même corrompu, il ne pourra pas faire de miracle. C'est d'ailleurs ce qu'on dit à nos clients et c'est probablement la raison pour laquelle ils ne nous menacent pas.

M. Francis Szpiner. - Je reviens sur la question des nullités. Vous savez faire la différence entre les nullités d'ordre public et les nullités relatives, différence qui a toujours existé dans notre droit. Estimez-vous, ou non, qu'il y a trop de nullités d'ordre public, donc absolues, par exemple si l'interprète qui a traduit les propos d'un mis en cause n'a pas prêté serment ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - C'est une excellente question. Il faudrait examiner la situation au cas par cas, comme le fait au demeurant la Cour de cassation qui, d'ailleurs, revient de plus en plus sur sa jurisprudence historique et rend relatives des nullités auparavant absolues en exigeant la démonstration d'un grief. Les nullités d'ordre public se comptent sur les doigts d'une main. Mais comment démontre-t-on l'existence d'un grief ? J'en reviens à votre exemple de l'interprète qui ne prêterait pas serment. J'ai également prêté serment en me présentant devant vous ; j'aurais pu le faire et raconter n'importe quoi, mais ce serment m'engage. Sans prestation de serment, comment garantir qu'un interprète ne sera pas payé par un tiers pour raconter n'importe quoi ? Le fait de prêter serment est une sécurité. Plutôt que de critiquer les nullités, vous pouvez modifier le droit pour supprimer la prestation de serment des interprètes, l'obligation de signature des procès-verbaux, la parole donnée aux avocats en dernier lieu. ; à défaut, il faut continuer à considérer que ces formalités sont nécessaires, et donc qu'il est normal qu'il y ait une sanction si elles ne sont pas respectées.

M. Francis Szpiner. - Je m'interroge également sur le sujet des honoraires. Aujourd'hui, les sommes qu'on peut percevoir en espèces sont plafonnées, si bien qu'un certain nombre de nos confrères se retrouvent avec deux difficultés : soit ils violent la loi pour contourner ce plafond, soit ils ont recours à un ressortissant étranger. Que pensez-vous de cette situation ainsi que des systèmes qui, comme aux États-Unis, prohibent l'acceptation des fonds dont on sait qu'ils proviennent du crime ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Nous nous sommes naturellement posé cette question. L'origine du plafonnement des versements en liquide est moins d'éviter le blanchiment que de s'assurer du respect des obligations déclaratives en matière fiscale. Sur le plan juridique, si une personne me rémunère pour un travail que j'ai effectivement accompli avec des fonds qui proviennent d'un trafic de stupéfiants, ce n'est pas du blanchiment au sens de la loi. Ce n'est pas, non plus, une opération de dissimulation : je ne contribue pas à ce que cette personne puisse échapper à ses obligations fiscales. Ce n'est pas non plus du recel, car cela supposerait une connaissance de l'origine frauduleuse des fonds ; or, lorsque je défends un mis en cause, non seulement il est présumé innocent, mais de plus, n'étant pas enquêteur, je ne suis pas en capacité de savoir d'où provient l'argent qu'on me verse. Il est évident que si un client me donne une liasse de billets en m'indiquant qu'elle vient du « four », je ne la prendrai pas - ne serait-ce que parce qu'une personne aussi inconsciente ne manquera pas de raconter cette histoire et qu'elle se retournera contre moi. La réalité de mon quotidien c'est que, comme beaucoup d'avocats pénalistes, je ne suis pas payé par mon client mais par ses proches - la maman, le frère, le cousin, l'ami, ou encore des personnes qui se mutualisent pour trouver en urgence des fonds pour payer l'avocat.

En revanche, votre commission pourrait suggérer de créer un statut plus protecteur pour les honoraires d'avocats afin que de telles questions ne se posent plus et que nous ne soyons plus mis en difficulté. Votre rôle est aussi de s'assurer que la défense des personnes puisse se faire de manière effective, et donc de protéger les avocats.

M. Francis Szpiner. - La profession d'avocat ne pourra pas faire l'économie de cette réflexion, parce qu'en réalité le jeune avocat qui contourne le plafond est en infraction.

Maître Steeve Ruben. - Sur ce point, on est absolument d'accord. Cela ne doit pas être un tabou. Mais nous travaillons dans l'urgence : nous pouvons être appelés un matin pour une comparution immédiate quelques heures plus tard, avec un chèque encaissable plusieurs jours plus tard et c'est, pour nous, une difficulté. En revanche, la facturation à la diligence ne tombe pas sous le coup du code pénal ou du code monétaire et financier. Dans le cas contraire, des sanctions existent et une amende peut être appliquée.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je voudrais revenir sur la question du dossier « coffre ». Vous faites référence au fameux bordereau de l'affaire Dreyfus qui va provoquer le suicide du Colonel Henry. La différence, c'est que les pays qui aujourd'hui utilisent ce système placent le dossier « coffre » sous le contrôle d'un magistrat, avec la possibilité d'un recours devant une juridiction qui pourrait éventuellement le désavouer. Un certain nombre de pays d'Europe utilisent ce procédé, notamment la Belgique, sans qu'il porte atteinte aux libertés publiques ou aux droits de la défense.

Maître Steeve Ruben. - Puis-je vous interroger sur votre parcours professionnel ?

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je suis un avocat qui a mal tourné.

Maître Steeve Ruben. - Nous comprenons bien que votre proposition ne tend pas à supprimer tout processus de vérification. Mais il faut rappeler que, pour de tels recours, toute décision favorable rendue soit par la chambre criminelle, soit par la chambre de l'instruction l'est aujourd'hui à la suite d'efforts de la défense. Vous n'obtiendrez pas le même résultant si la chambre de l'instruction vérifie seule. Nos regards divergent ; ce n'est pas parce que la procédure n'est pas la même, mais parce que nous n'avons pas la même manière de lire les procès-verbaux ou d'aller chercher l'information.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Votre raisonnement repose sur l'idée que la société civile et les personnes mises en cause doivent faire confiance aux magistrats répressifs pour voir d'eux-mêmes s'il y a des failles dans la procédure et soulever des problèmes qui permettraient de prouver leur innocence. Cela existe déjà : le procureur de la République en France est le garant des libertés individuelles, le juge du siège est le garant de la procédure et ils peuvent, d'initiative, soulever toutes les nullités qu'ils veulent dans tous les dossiers qu'ils veulent. Depuis que je suis avocat, combien de fois ai-je vu un procureur soulever d'initiative une nullité ? Aucune ! Comment peut-on faire confiance demain à ces magistrats pour exercer une mission dont ils ne se sont jamais saisis ?

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je parle bien d'un contrôle par un magistrat du siège.

Maître Philippe-Henry Honegger. - C'est la même chose. Les magistrats du siège, en audience, ne soulèvent jamais les nullités d'eux-mêmes, parce que ce n'est pas leur métier. On pourrait aussi imaginer qu'un avocat extérieur au dossier ait un accès au dossier « coffre » et vérifie la validité des éléments de procédure qui y seront stockés, mais il faut s'assurer de confier cette tâche à une personne dont c'est le métier.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Quel est votre avis sur le statut des repentis ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Nous ne partageons pas ce qui vous a été exposé jusqu'à présent. Les collaborateurs de justice peuvent aller du petit informateur, source anonyme, dont le témoignage a une faible valeur probatoire jusqu'à un témoin anonymisé, identifié par la justice mais dont l'identité est cachée aux parties, ou au statut de « repenti », c'est-à-dire une personne qui, étant elle-même impliquée dans le dossier, va donner des informations en échange d'une réduction de sa peine, d'une dissimulation de son identité ou d'une rétribution financière. En tant qu'avocat, je pense que si vous promettez quelque chose à quelqu'un en échange d'informations, il vous dira ce que vous voulez, mais pas forcément la vérité. L'affaire de Viry-Châtillon est l'un des plus gros naufrages judiciaires de ces 20 dernières années et repose sur une seule chose : la promesse (illégale d'ailleurs) faite à un gamin de 17 ans que, s'il donnait la liste de tous les gens qui avaient prévu de participer aux violences contre des policiers, il aurait le droit à un statut de protection pour lui et sa famille, à une belle maison, etc. Il a donné une liste de noms sur laquelle tout le dossier a été construit, avec des détentions provisoires de six ans pour certains et, à la fin, l'acquittement de huit accusés sur 15 car ce gamin avait menti. Si vous renforcez les rétributions, les informations que vous obtiendrez seront la source d'erreurs judiciaires.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Une observation sur la spécialisation de la chaîne pénale ?

Maître Steeve Ruben. - Les intervenants sont déjà spécialisés, qu'il s'agisse de l'Ofast, de la police judiciaire, de la brigade des stupéfiants de la préfecture de police de Paris ou des magistrats. Les audiences de la 16e ou de la 33e chambre à Paris en témoignent. Les avocats sont tout autant spécialisés dans le trafic de stupéfiants : face à une telle accusation, vous n'iriez pas avoir un avocat qui est spécialisé en droit social...

On vous recommande une spécialisation sur le modèle du parquet national financier (PNF) ou du parquet national anti-terrorisme (PNAT). Il y a d'ailleurs des similitudes entre le régime du trafic en bande organisée et celui du terrorisme, à l'exception de la durée de la garde à vue. Il n'y a aucun sens à vouloir davantage de spécialisation. Les juges ne s'intéressent pas à la situation des gens : lorsqu'ils sont détenus, ils ne sont plus rien, ils sont un numéro d'écrou.

M. Francis Szpiner. - L'affaire de Viry-Châtillon est un mauvais exemple : en matière de stupéfiants, la police peut vérifier la véracité des indications données par ses informateurs. Le risque tient à l'utilisation d'informateurs qui donnent des affaires pour se débarrasser de leurs concurrents et éliminer leurs rivaux : c'est un sujet de morale publique.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Le repenti donne des informations a posteriori. Il pose donc le même problème quant à la valeur de son témoignage. J'ai beaucoup d'exemples de personnes aux déclarations fantaisistes, y compris pour des témoins anonymisés qui peuvent avoir davantage intérêt à enfoncer certaines personnes qu'à dire la vérité. Il faut se méfier.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Vous considérez l'opportunité de soulever une nullité comme essentielle pour la défense des intérêts des prévenus ou des accusés. Je reviens sur l'exemple d'une nullité liée au fait qu'un procès-verbal (PV) a été signé par un APJ plutôt que par un OPJ : est-ce que cela doit emporter l'annulation de la procédure ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Je vous ai déjà répondu. Soit vous estimez que les APJ peuvent signer ces PV, et il faut changer la loi ; soit, vous vous pensez que cette tâche doit être réservée aux OPJ car ils sont formés pour ce faire et qu'à défaut, il existe un risque. Dans ce second cas, la règle doit être assortie d'une sanction. On peut même imaginer qu'il ne soit plus nécessaire de signer les procès-verbaux : j'y suis à titre personnel favorable, dès lors qu'on filme tout, de l'interpellation à l'audition. En cas de divergence, l'avocat pourrait ainsi regarder la vidéo et n'aurait plus intérêt à ce que le procès-verbal soit une retranscription fidèle des propos tenus. Dans l'exemple de l'affaire de Viry-Châtillon, les vidéos montrent que les procès-verbaux, bien que signés par tous et pleinement valables sur le plan juridique, racontaient n'importe quoi.

Maître Steeve Ruben. - Dans cette affaire où tout était à huis clos, le procès-verbal faisait quelques pages seulement alors que la vidéo a révélé que l'audition avait duré deux à trois heures.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Interrogé dans cette affaire, un mis en cause se voit demander dix-sept fois s'il était sur le lieu de l'infraction ; il répond autant de fois « non », et finit par céder par fatigue pour indiquer qu'il y était peut-être. La retranscription, sur ce procès-verbal que tous ont signé, est celle du mis en cause auquel on pose une seule fois la question et qui répond « oui ».

M. Jérôme Durain, président. - Merci de cet échange intéressant, très vivant et qui éclaire nos travaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la direction générale des finances publiques du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

LUNDI 11 MARS 2024

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Messieurs, merci d'être venus devant notre commission d'enquête.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure aux commissions d'enquête, M. Stéphane Créange et M. Frédéric Iannuci prêtent serment.

M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal. - La direction générale des finances publiques (DGFiP) que nous représentons intervient à différents titres dans le domaine qui vous mobilise, à commencer par un appui aux forces de police et de gendarmerie dans le cadre de leurs enquêtes. Il peut s'agir d'enquêtes patrimoniales ou d'informations diverses demandées par ces services, qui disposent d'ailleurs de plus en plus d'un accès direct à nos applications. Ils font également appel à nous pour des réquisitions à sachant, mobilisant certains de nos collègues en raison de leur compétence technique dans le cadre de procédures diverses.

Le deuxième aspect de notre intervention a trait au prolongement, en matière fiscale, des enquêtes réalisées en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, en procédant à la fiscalisation des produits de l'activité. Nous sommes très pragmatiques puisque nous taxons toutes les capacités contributives, qu'elles soient issues d'activités légales ou illégales. Différents dispositifs nous permettent de taxer, sur des bases forfaitaires, les biens ou les revenus issus de ces activités.

Enfin, les contrôles réalisés dans le cadre de la lutte contre la fraude - en particulier à la TVA - peuvent nous conduire à des personnes qui se livrent à des activités illégales, dont certaines appartiennent à la criminalité organisée et cherchent à blanchir leurs revenus. Ce blanchiment s'avère parfois perturbant pour nous, puisque les intéressés peuvent déclarer des revenus supérieurs à ce qu'ils gagnent réellement, alors que nous sommes plutôt habitués au phénomène inverse de sous-déclaration.

Nous rencontrons plusieurs difficultés, dont le fait que nous avons affaire à des intermédiaires davantage qu'aux têtes de réseaux, sans oublier des enjeux de territorialité dès lors que les biens et les capitaux ne sont pas situés en France. S'y ajoute la problématique des bénéficiaires effectifs puisque les personnes ne mettent pas forcément à leur nom les voitures, immeubles et autres biens. Par exemple, les voitures de luxe sont souvent louées à des sociétés de location de longue durée situées au Luxembourg, tandis que des prête-noms interviennent pour les biens immobiliers.

Nous tentons de fiscaliser toute activité non déclarée, en précisant qu'il est souvent malaisé de distinguer le trafic de stupéfiants d'autres activités non déclarées. Très juridique, une procédure de contrôle fiscal ne nous met pas nécessairement en relation avec les personnes concernées, mais avec leurs avocats ou conseillers.

M. Stéphane Créange, directeur chargé de la direction nationale des vérifications de situations fiscales. - La direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF) est spécialisée dans les contrôles des personnes physiques qui détiennent les patrimoines et les revenus annuels les plus importants de France. Notre périmètre englobe également les personnes relevant de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; nous traitons aussi les dossiers « à enjeux » ou « sensibles ».

En tant que direction de contrôle fiscal spécialisée, nous sommes amenés à travailler, en lien avec l'autorité judiciaire ou les services d'enquête, dans des dossiers impliquant d'importants enjeux fiscaux, ce qui peut nous amener à des affaires concernant le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Êtes-vous prévenus de l'existence d'un lien avec le narcotrafic lorsque vous intervenez dans des dossiers à forts enjeux ?

M. Stéphane Créange. - Nous sommes saisis d'un nombre relativement peu élevé de dossiers liés au narcotrafic par l'autorité judiciaire ou les services d'enquête. Lorsque ce lien existe, les services nous informent de la nature des infractions et de la procédure - le plus souvent pénale - qui se déroule parallèlement. L'enjeu consiste, pour nous, à évaluer et à fiscaliser les sommes concernées.

M. Frédéric Iannucci. - Le lien entre nos services et les forces de l'ordre se fait plutôt au niveau départemental, certains de nos agents étant dédiés au trafic de stupéfiants, en Seine-Saint-Denis par exemple. Nos agents peuvent être aussi affectés à des structures telles que la brigade nationale d'enquêtes économiques ou les groupes interministériels de recherche (GIR), qui sont les interlocuteurs des forces de sécurité. La direction de M. Créange vise quant à elle plutôt le « haut de gamme ».

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous voulez sans doute dire que les trafics et les masses financières sont moindres au niveau départemental.

M. Frédéric Iannucci. - En effet. Il s'agit plutôt des « petites frappes », si vous me passez l'expression, que des têtes de réseaux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les narcotrafiquants ont amassé des avoirs dans le monde entier, avec des sociétés-écrans et des intermédiaires installés dans des pays qui ne se montrent pas du tout coopératifs, ou du moins uniquement par périodes. Quel regard portez-vous sur cet aspect ? Quels obstacles rencontrez-vous pour aller chercher le patrimoine ou les produits du patrimoine des narcotrafiquants d'envergure ? Il pourrait s'agir, par exemple, d'une suspicion d'achat d'une dizaine d'appartements à Dubaï.

M. Frédéric Iannucci. - Dans le domaine de la coopération internationale contre la fraude fiscale, les outils juridiques se sont nettement développés ces dernières années, qu'il s'agisse d'assistance administrative, d'échange d'informations ou de procédures conjointes de contrôle. Si certains États peuvent faire preuve de mauvaise volonté, de réels progrès ont été constatés en la matière, notamment du côté d'États qui étaient considérés jusqu'à présent comme de purs paradis fiscaux et qui répondent désormais à nos demandes. Encore faut-il qu'ils disposent de l'information, puisque les activités peuvent être éclatées entre plusieurs pays, avec une société installée dans tel endroit et les comptes bancaires ailleurs.

Les travaux à mener afin d'établir les liens entre tous les segments d'une chaîne sont extrêmement longs, cette organisation ayant pour but de dissimuler l'origine de l'activité et des avoirs correspondants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La coopération fiscale est-elle plus efficiente que la coopération judiciaire ?

M. Frédéric Iannucci. - La coopération judiciaire reste plus développée, bien que la coopération fiscale monte en puissance.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de la coopération fiscale avec Dubaï ?

M. Frédéric Iannucci. - Il existe une convention fiscale qui a vocation à traiter les situations de double imposition, convention qui contient des clauses d'échange d'informations. La difficulté réside dans le fait que la fiscalité y est inexistante dans un certain nombre de domaines. Les autorités de Dubaï répondent à certaines demandes, mais je ne suis pas en mesure de comparer l'efficacité relative des deux types de coopération : sans doute est-elle meilleure en matière judiciaire.

M. Stéphane Créange. - Le versant fiscal est rarement traité en dehors d'une procédure judiciaire. Lorsqu'un contribuable lambda fait sa déclaration de revenus, nous vérifions s'il existe des discordances ou des anomalies en fonction d'informations présentes dans les bases de données, avant de lancer un contrôle fiscal sur des revenus passés ou sur un patrimoine antérieur. Pour reprendre votre hypothèse de l'achat d'une dizaine d'appartements, nous ne disposons pas forcément de cette information de prime abord, en dehors d'une procédure judiciaire qui mentionnerait cette situation : nous n'avons pas une vision du patrimoine des Français à l'échelle mondiale.

Certes, nous pouvons utiliser le cadre classique de l'assistance administrative internationale, mais les autorités répondent à ce type de requêtes dans un laps de temps relativement long.

M. Frédéric Iannucci. - Notre compétence vaut pour les personnes résidant fiscalement en France, le critère retenu n'étant pas celui de la nationalité. Nous ne sommes donc pas compétents pour traiter de la situation d'un Français habitant à Dubaï, sauf à démontrer qu'il réside en réalité dans l'Hexagone.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous obtenu des succès notables concernant des narcotrafiquants d'un certain rang ?

M. Frédéric Iannucci. - Il m'est difficile de vous répondre, nos proies étant de moindre envergure que les narcotrafiquants les plus emblématiques. La coopération entre États fonctionne plutôt efficacement dans le domaine de la lutte contre la fraude à la TVA, dossiers dans lesquels nous pouvons retomber sur des circuits de blanchiment liés au trafic de stupéfiants, mais sans savoir dès le départ que des narcotrafiquants sont impliqués.

Des affaires d'ampleur peuvent être traitées par le parquet financier européen, mais, une fois encore, nous ne savons pas si un narcotrafiquant est concerné quand nous lançons une procédure de contrôle. Des liens avec les services de police existent néanmoins, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité : nous vérifions si la personne leur est connue afin de ne pas exposer nos agents à des risques.

Les sommes et les biens ont souvent déjà été saisis dans les affaires d'origine judiciaire : même si nous disposons des éléments pour établir une taxation, la personne poursuivie est souvent insolvable, d'où des taux de recouvrement assez faibles. S'il est question d'un convoyeur de fonds par exemple, l'argent a déjà été saisi et lui-même ne dispose en général pas d'une fortune personnelle très importante.

De surcroît, le narcotrafic n'apparaît pas de manière distincte dans nos systèmes d'information et est intégré à la catégorie des « revenus d'origine indéterminée », qui peut recouvrer des réalités très différentes. Seules l'autorité judiciaire ou les forces de l'ordre peuvent nous informer d'un lien avec le narcotrafic.

M. Stéphane Créange. - Lorsque la procédure pénale est lancée, nous sommes en situation de fiscaliser des sommes parfois très importantes, mais avec des chances de recouvrement nulles dans la mesure où le patrimoine a déjà été saisi. La personne incarcérée n'a alors plus les moyens de régler sa dette et peut d'ailleurs, comme tout contribuable, déposer des recours. La procédure judiciaire dispose d'une force de frappe plus importante que la pure procédure fiscale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous eu connaissance de menaces visant des agents de vos services ?

M. Frédéric Iannucci. - Je ne suis pas en mesure de vous indiquer si des menaces ont été spécifiquement émises par des personnes soupçonnées d'être impliquées dans le narcotrafic. Depuis 2020, le législateur a autorisé une procédure d'anonymisation, notamment pour des contrôles à distance : l'agent n'est alors pas obligé d'indiquer son nom et peut se servir uniquement de son numéro de matricule pour conduire la procédure.

Le drame le plus récent pour nos services s'est produit en novembre 2022, lorsqu'un chef de brigade a été assassiné, non pas par un narcotrafiquant, mais par un brocanteur dans le Pas-de-Calais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le chiffre d'affaires du narcotrafic en France est estimé entre 3 et 6 milliards d'euros. L'essentiel de ces sommes circule sous forme d'argent liquide, les achats s'effectuant au moyen de petites coupures de 5 euros, 10 euros, 20 euros ou 50 euros, rarement plus. Comment expliquer que nous n'arrivions pas à mieux suivre ces flux financiers de base, qui s'accumulent pour constituer des sommes considérables dans les mains d'un petit nombre de personnes ? Quels sont les points faibles de notre dispositif ?

M. Frédéric Iannucci. - L'activité en cash nous échappe par définition puisqu'elle s'effectue sans les traces permettant une fiscalisation. Tracfin surveille les mouvements financiers, mais sur la base de déclarations de soupçons effectuées par les institutions financières ou certaines professions. Comme vous l'avez souligné, les montants des achats de stupéfiants sont assez faibles, et nous ne disposons pas, à la différence des forces de sécurité, des moyens d'aller sur le terrain et de saisir ces sommes.

Nos procédures ont un caractère très juridique et prévoient l'envoi d'un avis de vérification aux entreprises concernées ainsi que des demandes de pièces comptables ; pour les personnes physiques, la procédure d'examen de situation fiscale est assez lourde. Nous ne pouvons pas appréhender de manière solitaire une activité économique telle que le trafic de stupéfiants, qui s'appuie essentiellement sur ces transactions en liquide.

M. Stéphane Créange. - L'un des points saillants de la procédure fiscale réside dans le contrôle de déclarations, notre intervention s'effectuant a posteriori sur une situation passée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le blanchiment s'effectue souvent par le biais de fonds de commerce, qu'il s'agisse d'établissements de restauration rapide, de magasins de téléphonie ou de salons d'esthétique. Quels dispositifs mettez-vous en place pour suivre ce type d'utilisation d'un fonds de commerce, immatriculé et doté d'un compte bancaire ?

M. Frédéric Iannucci. - Nous pouvons demander des explications au contribuable dès lors que l'origine des fonds est indéterminée : en dehors de sommes issues du narcotrafic, il peut s'agir de donations déguisées. Nous disposons de toute une palette d'instruments pour obtenir des informations et taxer des sommes dont l'origine serait indéterminée. Une enquête patrimoniale peut être réalisée le cas échéant, afin de comprendre comment une personne a pu se retrouver en possession de tels fonds.

M. Stéphane Créange. - Il est toujours possible de contrôler la personne physique, en précisant que la question du recouvrement effectif des sommes est posée à tous les échelons du contrôle fiscal. L'action au niveau de ces fonds de commerce a vocation à être conduite par des services départementaux spécialisés, en lien avec les forces de police.

M. Frédéric Iannucci. - De manière plus générale, nos moyens pour détecter l'inadéquation entre les revenus et les emplois se sont étoffés. Si quelqu'un déclare des revenus fonciers très élevés sans déclarer un patrimoine immobilier au titre de l'impôt sur la fortune immobilière (IFI) par exemple, nous procédons à des balances de trésorerie afin de déterminer si les revenus déclarés de cette personne sont en adéquation avec son patrimoine. Des outils d'analyse de risques et de datamining sont ainsi utilisés pour identifier des anomalies. Il convient ensuite de les analyser, certaines d'entre elles étant justifiées et sans lien avec le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous ne pouvez donc pas identifier immédiatement le caractère douteux de certains revenus.

M. Frédéric Iannucci. - Non. Tout citoyen déclare des catégories de revenus - traitements et salaires, bénéfices industriels et commerciaux, etc. - et des recoupements sont possibles avec des fournisseurs ou des clients pour conforter les informations quand il est question d'une entreprise. Un revenu exceptionnel peut très bien correspondre à une donation ou à une fortune légalement constituée à l'étranger.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un article du Monde en date du 10 mars mentionne la création d'une cellule de renseignement dans le cadre de la lutte contre la grande fraude fiscale. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce dispositif est innovant, et nous indiquer comment nous pourrions l'utiliser face au narcotrafic, notamment par rapport aux avoirs à l'étranger ?

M. Frédéric Iannucci. - Alors ministre chargé des comptes publics, Gabriel Attal avait présenté un plan de lutte contre les fraudes en mai 2023, en évoquant la mise en place d'une unité de renseignement fiscal. Il s'agit d'utiliser les techniques de renseignement pour acquérir des informations qui ne peuvent pas être obtenues par les voies traditionnelles et de détecter,



puis de fiscaliser, des activités. Cette cellule est placée au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). La recherche d'informations sur l'ensemble de la sphère fiscale pourrait permettre de retomber, le cas échéant, sur les narcotrafiquants.

M. Stéphane Créange. - Le rôle de cette unité de renseignement fiscal consistera à fixer des objectifs de recherche sur des cibles données. Les informations glanées grâce à ce travail de renseignement enrichiront notre palette, aux côtés de l'analyse de données et des enquêtes de la police et de la justice.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour faire un peu de droit comparé, le droit fiscal français est-il au même niveau que celui de nos principaux partenaires européens lorsqu'il s'agit de lutter contre ces trafics, par exemple le droit fiscal italien à l'encontre de la mafia ?

M. Frédéric Iannucci. - D'un strict point de vue fiscal, je répondrai oui. Mais le sujet est aux confins de différents univers. Il y a une spécificité italienne : la lutte contre la mafia est essentiellement judiciaire, et la Guardia di Finanza est une administration à la fois fiscale, douanière et policière.

En France, l'action est plus compartimentée, avec une administration fiscale, une administration douanière et des services d'enquêtes judiciaires. Dans le cadre de la lutte contre ces trafics, l'épicentre de l'action est judiciaire. L'administration fiscale est plus en retrait. Son domaine d'action est non pas de terrain et immédiat comme celui des douanes, qui contrôlent des flux financiers ou de marchandises, mais technique, avec des procédures très encadrées. Nous agissons sur le plan juridique et a posteriori.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous nous souvenons tous qu'Al Capone a été arrêté pour des raisons fiscales. Nos procédures fiscales sont-elles efficaces pour lutter contre le narcotrafic ? Vous nous dites que vous intervenez a posteriori sur la base d'informations qui vous ont été transmises, et que vous ne contrôlez pas les flux ou de façon marginale...

M. Stéphane Créange. - Seulement les flux anciens...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les informations qui vous sont transmises par les services de renseignement français relèvent-elles de dispositifs fluides et fonctionnels ?

M. Frédéric Iannucci. - Nos relations avec ces services sont fluides, mais il est difficile de disposer d'informations précises, année par année, sur les flux, les bénéfices, les charges, et donc de preuves. Par définition, les activités illégales sont organisées de telle sorte que leurs éléments sont dissimulés. L'affaire Al Capone s'est déroulée aux États-Unis voilà plus de quatre-vingt-dix ans, à une époque où les trafics n'étaient pas internationalisés.

Pour notre part, nous agissons de façon pragmatique : il nous faut disposer d'éléments pour taxer, puis recouvrer des sommes dues qui souvent ne se trouvent pas en France. Tracfin participe à la détection des flux suspects, aux niveaux national et international. Les services de l'État coopèrent largement entre eux, mais chacun d'entre eux considère que l'autre service est davantage en mesure d'avoir les informations... L'administration fiscale ne dispose pas d'outils pour saisir celles-ci à un instant T ; ses procédures sont longues et rétrospectives.

M. Stéphane Créange. - En termes de répression - et non de dissuasion -, l'outil judiciaire est plus efficace que la lutte contre la fraude fiscale, car il « tape au portefeuille ». L'outil fiscal intervient plus tardivement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La DGFiP collecte des données publiquement accessibles sur les plateformes numériques. Le traitement de ces données peut-il être utilisé pour lutter contre le narcotrafic ?

M. Frédéric Iannucci. - Nous sommes autorisés à utiliser les instruments de traitement des données, sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), pour des finalités fiscales. Nous essayons ainsi d'identifier sur les plateformes numériques des vendeurs dont l'activité ne serait pas déclarée, sans forcément savoir quelle est la nature de leurs marchandises.

M. Stéphane Créange. - Sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux, les recherches de la DGFiP sont limitées aux activités occultes, à celles qui font apparaître une minoration de recettes ou une fausse domiciliation. C'est l'administration des douanes qui est chargée d'enquêter sur les activités illicites.

M. Frédéric Iannucci. - Inversement, si une activité est déclarée, nous n'avons pas de raison de nous préoccuper de la nature de l'activité, que nous ne connaissons d'ailleurs pas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment la DGFiP est-elle associée au repérage de la corruption, laquelle affecte parfois les services publics ? Avez-vous mis en place des dispositifs spécifiques ?

M. Frédéric Iannucci. - Les agents de la DGFiP sont soumis à des contrôles déontologiques, qui sont des contrôles fiscaux périodiques relatifs à leur patrimoine. Par ailleurs, l'Agence française anticorruption (AFA) attire notre attention sur certains risques, notamment dans le cas d'individus qui essaient de soudoyer des fonctionnaires pour accéder à des informations figurant dans des fichiers. Il existe également des formations en interne pour que nos agents aient le réflexe de signaler à l'autorité judiciaire des cas de corruption qu'ils pourraient déceler à l'occasion de l'exercice de



leurs fonctions, par exemple des commissions suspectes. Ayant été en poste en Amérique du Sud, je mesure le phénoménal pouvoir de corruption du narcotrafic ; dans certains pays, l'administration est totalement sous son emprise.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'action des différents organismes de lutte contre les narcotrafics, aux travaux desquels la direction générale des finances publiques participe, est-elle efficiente ? Quel est l'apport de la DGFiP ?

M. Frédéric Iannucci. - Beaucoup de progrès ont été faits dans la fluidité des échanges entre les différents services de l'État, mais il est difficile de donner une appréciation qualitative de leur efficience. Une centaine de nos agents sont détachés auprès du ministère de l'intérieur, dont certains sont spécialisés dans le narcotrafic. En Seine-Saint-Denis, les échanges sont très fluides ; notre collègue qui dirige la structure dédiée dans ce département est un ancien gendarme.

M. Stéphane Créange. - Nos agents apportent leur expertise en termes d'analyse fiscale, financière et patrimoniale auprès de services d'enquête qui sont moins familiarisés avec ces éléments. Cette complémentarité vise à renforcer notre coopération avec le ministère de l'intérieur.

M. Frédéric Iannucci. - Notre aide ne se mesure pas seulement en effectifs d'agents détachés. Tout notre écosystème est mobilisable au service de la lutte contre le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos connaissances et vos savoir-faire sont-ils suffisamment utilisés au service de cette lutte ? Si tel n'est pas le cas, que faire pour améliorer cette situation ?

M. Frédéric Iannucci. - On observe une montée en compétence des services judiciaires sur les sujets patrimoniaux. Nous pensons que nous pourrions faire plus pour transmettre nos connaissances, mais nous ne sommes pas omniscients. Il convient d'améliorer encore la fluidité entre les différents services. De nombreux textes de loi nous autorisent à transmettre des informations, spontanément ou sur demande. Cet arsenal législatif doit nous permettre de renforcer la coopération dans ce domaine, et tous les services font preuve de bonne volonté. Pour notre part, nous sommes toujours prêts à taxer !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le narcotrafic représente, je le répète, entre 3 et 6 milliards d'euros, sous forme de petites coupures, et recouvre de petites activités. Pourquoi la lutte contre ce trafic n'est-elle pas plus performante sur les flux d'argent liquide ? Que peut apporter l'intelligence artificielle (IA) ?

M. Frédéric Iannucci. - Les trafics émettent des signaux faibles, car les flux sont assez minimes. Dès lors qu'il n'y a aucune déclaration, on ne peut pas détecter les trafics, même avec l'aide de l'IA, sauf en cas d'achat d'un bien immobilier disproportionné par rapport aux revenus d'un individu. Exercer un tel contrôle reviendrait à interpeller une personne dans la rue pour savoir ce qu'elle a dans ses poches, ce qui n'est pas dans nos pouvoirs... La DGFiP est impuissante à détecter les petits flux du quotidien.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - En Guyane, il n'y a pas de GIR. À Saint-Laurent-du-Maroni, on voit des jeunes roulant dans des voitures très coûteuses, mais on ne peut rien faire. La gendarmerie ou les douanes peuvent-elles demander à la DGFiP de procéder à des vérifications, par exemple des déclarations fiscales des parents ? Je rappelle que les « mules » sont souvent originaires de ce territoire...

M. Frédéric Iannucci. - Nous avons la possibilité de contrôler toute personne, mais si la voiture n'est pas au nom du jeune qui la conduit, nous ne pouvons rien faire ; seules les douanes ou l'autorité judiciaire peuvent intervenir. Les services fiscaux guyanais font le même travail que ceux des autres départements. Pour autant, je mesure l'ampleur de la porosité entre ce territoire et les pays environnants, ainsi que de la corruption. Pour notre part, si nous disposons d'informations, nous fiscalisons.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Messieurs, nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce

LUNDI 11 MARS 2024

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Je vous remercie, messieurs Geneste, Denfer et Oudenot d'avoir répondu à notre sollicitation.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Denfer, M. Didier Oudenot et M. Victor Geneste prêtent serment.

M. Victor Geneste, greffier associé du tribunal de commerce du Mans, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. - Le statut et les conditions d'exercice de la profession de greffier de tribunal de commerce sont régis par des dispositions législatives et réglementaires. Officier public et ministériel, le greffier de tribunal de commerce est nommé par arrêté du ministre de la justice et exerce son activité sous l'autorité du président du tribunal et sous la surveillance du ministère public, selon les termes de l'article R. 741-2 du code de commerce.

En janvier 2024, on compte 141 greffes de tribunaux de commerce répartis sur le territoire français - métropole et outre-mer - rassemblant 226 professionnels en exercice, dont 214 titulaires et 12 salariés, qui emploient environ 1 800 collaborateurs et qui traitent chaque année plus de cinq millions d'actes juridiques relatifs aux entreprises.

Depuis 2019, sept greffes ont été créés dans les départements et régions d'outre-mer, dans les tribunaux mixtes de commerce de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, de Cayenne en Guyane, de Fort-de-France en Martinique, de Mamoudzou à Mayotte, et de Saint-Denis et de Saint-Pierre à La Réunion.

Les greffiers des tribunaux de commerce accomplissent des missions judiciaires comme membres du tribunal aux côtés des juges, et des missions de sécurisation de la vie économique en assurant la tenue de registres de publicité légale, au contact des entreprises. Ils répondent donc à une double exigence, à savoir la satisfaction de l'État dont ils exercent, par délégation, certaines prérogatives, et celle des usagers du service public de la justice commerciale dont ils sont les interlocuteurs directs.

Membre de la juridiction dans le cadre d'une profession réglementée, le greffier est soumis dans son activité professionnelle à des obligations strictes et à des procédures disciplinaires - notamment, depuis 2012, une obligation annuelle de formation de 20 heures par an ou de 40 heures sur deux ans, dont le suivi est confié au Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC), que je préside.

Les greffiers font l'objet d'inspections quadriennales et occasionnelles sous l'autorité du ministère public ou de l'inspection générale de la justice (IGJ), ces inspections garantissant la bonne qualité de l'exécution des missions qui leur sont confiées.

La profession est régie par des règles professionnelles dont la dernière version a été approuvée par un arrêté du garde des sceaux du 13 septembre 2023. Dans le cadre de l'ordonnance du 13 avril 2022 relative à la déontologie et à la discipline des officiers ministériels, un code de déontologie a été édicté par le décret n° 2023-609 du 13 juillet 2023. Une cour nationale de discipline a également été instituée auprès du CNGTC.

Le greffier de tribunal de commerce est un acteur de la justice commerciale. Il assure en effet l'accueil du public au sein de la juridiction commerciale et permet l'accès au service public de la justice. Il est le premier interlocuteur des avocats, des justiciables et des dirigeants en difficulté. Les greffiers assistent les juges du tribunal en participant très activement à l'organisation des audiences, tant de contentieux que de procédure collective, et en mettant en forme les décisions des juges. Ils jouent un rôle central dans le déroulement du débat judiciaire et sont une source d'information primordiale des cellules de prévention des difficultés des entreprises, dont ils assurent également la logistique.

Le greffier est également un acteur de la transparence de la vie économique. Il accompagne les entreprises et facilite les moments clés de leur développement. L'une de nos principales missions a trait aux informations certifiées et fiables des entreprises et de leurs dirigeants. À ce titre, les greffiers sont chargés de la tenue et du contrôle des registres de publicité légale : registre du commerce et des sociétés (RCS) et registres des sûretés, des privilèges et des nantissements mobiliers. Ces missions exigent de la part du greffier une rigueur et un contrôle en permanence de la cohérence des informations juridiques, économiques et financières des entreprises. Le greffier de tribunal de commerce est le premier interlocuteur des créanciers - impôts, Urssaf, banques, fournisseurs.

Le RCS est le registre de publicité légale le plus important, tant en nombre d'assujettis - plus de sept millions d'entreprises, en comptant les registres assimilés - qu'au regard de ses effets juridiques - présomption de commercialité, acquisition de la personne morale et économique, accès aux informations déclarées par les entreprises. Conformément à l'article L. 123-6 du code de commerce, le RCS comprend l'ensemble des déclarations relatives aux immatriculations, modifications et radiations des entreprises, ainsi que les actes liés à la vie sociale de celles-ci.

Les greffiers ont également pour mission la tenue du registre spécial des agents commerciaux (RSAC) - article R. 134-6 du code de commerce -, du registre spécial des entrepreneurs individuels à responsabilité limitée
- article R. 126-15 du code de commerce - et, depuis le 1er août 2017, du registre des bénéficiaires effectifs (RBE). Ils assurent la vérification et l'enregistrement des bénéficiaires effectifs déclarés par les sociétés et les entités immatriculées au RCS en application de différents articles du code monétaire et financier. Pour ces registres de publicité légale, le législateur a confié au greffier une mission de tenue du registre au niveau local
- article L. 123-6 du code de commerce -, de contrôle juridique de la régularité des actes et inscriptions qui doivent y être portés - articles L. 210-7, R. 123-94 et R. 123-95 du même code - et de diffusion de l'information
- articles L. 123-1, R. 123-150 et suivants du même code.

Ces missions sont la transposition en droit français de la première directive 68/151/CEE du Conseil du 9 mars 1968 et de la directive 2009/101/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 sur les garanties exigées des sociétés pour protéger les intérêts des associés et des tiers, dont les dispositions sont aujourd'hui reprises dans la directive 2017/1132 du 14 juin 2017 relative à certains aspects du droit des sociétés, et de la directive 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive 2015/849 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE.

Le RCS est tenu par le greffier, sous la surveillance d'un juge, qui peut être le président du tribunal de commerce ou le juge commis à cet effet - article L. 123-6 du code de commerce -, ou bien le président du tribunal judiciaire ou le juge commis à cet effet lorsque l'assujetti est une personne morale non commerçante, par exemple une société civile ou un groupement d'intérêt économique (GIE). Il a notamment le pouvoir de demander à vérifier le casier judiciaire des personnes physiques qui ont la qualité de commerçant et des dirigeants d'une personne morale ou des associés tenus indéfiniment et solidairement responsables du passif d'une société ou d'un groupement et, le cas échéant, d'ordonner la radiation de leur inscription
- article A. 123-51 du code de commerce. Il peut accorder une dispense provisoire ou définitive de production d'une pièce - article R. 123-84 du même code - ainsi qu'enjoindre à une personne physique commerçante de demander son immatriculation ou à tout assujetti de faire procéder soit à une mention complémentaire ou rectificative, soit à la radiation - articles L. 123-3 et R. 123-100 du code de commerce -. Enfin, il peut trancher les contestations pouvant s'élever entre l'assujetti et le greffier - articles R. 123-138 et R. 123-139 du même code.

Le président du tribunal, d'office ou sur requête du procureur de la République ou de toute autre personne justifiant y avoir intérêt, peut enjoindre sous astreinte à toute société ou entité juridique de procéder ou de faire procéder aux déclarations des informations relatives aux bénéficiaires effectifs. Il peut également désigner un mandataire chargé d'accomplir cette formalité - articles L. 561-48 et R. 561-60 et suivants du code monétaire et financier.

Le rôle du président du tribunal est également primordial pour engager des actions concertées avec le ministère public lorsque le greffe détecte des entreprises récalcitrantes, qui n'effectuent pas les déclarations et dépôts attendus au RCS. La mise en place prochaine des tribunaux des activités économiques place résolument cette juridiction au coeur de la vie des entreprises et de la transparence économique - les associations, notamment, pourront être concernées.

Le greffier est enfin un acteur de la lutte contre la fraude, puisqu'il assure une mission de police économique. Les greffiers ont été formés à la détection des opérations financières atypiques et de nouvelles responsabilités leur ont été confiées, telles que la tenue du fichier national des interdits de gérer (Fnig) en 2012 et celle du RBE en 2017.

La profession échange avec les institutions et les entités suivantes : le parquet, la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) et la direction des services judiciaires (DSJ), Tracfin, la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la direction générale du Trésor (DGT), la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), les organismes sociaux, les élus locaux et les préfets.

M. Thomas Denfer, greffier associé du tribunal de commerce de Paris. - Le coeur battant de notre métier est la tenue du RCS. Ce registre est celui qui comporte le plus grand nombre de déclarations annuelles obligatoires : sept millions d'entités y sont inscrites. C'est au travers de cette mission que notre profession a été amenée à solliciter son propre assujettissement aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT).

En février 2020, l'ordonnance qui consacre cet assujettissement des greffiers des tribunaux de commerce nous a ainsi amenés à appliquer des mesures plus précises encore que celles que nous appliquions déjà auparavant. Cela nous a conduits à sérier encore davantage nos contrôles, grâce à la mise à disposition de plusieurs outils au sein de nos 141 greffes.

Nous contrôlons l'information sur le fondement des déclarations qui nous sont transmises par voie dématérialisée ou au format papier, directement au guichet ou par voie postale. Nous opérons un contrôle de régularité, de conformité aux dispositions législatives et réglementaires et de légalité de ces déclarations.

Au-delà de l'inscription au registre du commerce, qui donne officiellement naissance à l'entité par la délivrance de l'extrait Kbis, le greffier légalise les actes de la société, notamment ses statuts. Il existe plus de 200 formes juridiques en droit français, qui sont autant de règles que les greffiers et leurs 2 000 collaborateurs doivent connaître. Ce contrôle de légalité nous permet d'observer des opérations juridiques récurrentes similaires, dont certaines attirent notre attention.

En tant que teneurs du RCS, nous opérons un contrôle de police économique. Nous assurons la sécurisation de la vie économique, dans un objectif de transparence, puisque nous diffusons publiquement ces informations. Nous devons ainsi vérifier le casier judiciaire et d'éventuelles inscriptions au Fnig. C'est le Conseil national, notre ordre professionnel, qui a sollicité la création de ce fichier centralisé, construit en lien avec le ministère de la justice. Ce fichier sensible nous permet, par exemple, de nous assurer qu'un dirigeant condamné au Mans ne crée pas aussitôt une société à Marseille.

Plus récemment, nous avons densifié nos contrôles avec des mesures juridiques qui ont conforté notre vision pratique, notamment sur la vérification des pièces d'identité, qui est l'une des premières formes de fraude observables chez les assujettis au registre du commerce.

Au-delà des formations assurées par la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF), nous bénéficions depuis 2022 d'un accès instantané au dispositif Docverif, rattaché au ministère de l'intérieur. Nos équipes informatiques ont travaillé avec France Titres, anciennement l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). Docverif permet de vérifier les pièces d'identité françaises, qu'il s'agisse d'une carte nationale d'identité, d'un passeport ou d'un titre de séjour délivré par l'État français. Nous resserrons ainsi les mailles du filet, de même que nous vérifions l'effectivité et l'existence du siège social grâce à la blockchain développée par le consortium Archipels, créé par le groupe Caisse des dépôts et consignations, La Poste, EDF et Engie. L'interfaçage avec cette plateforme nous permet de nous assurer que la pièce justificative fournie pour la création de l'entreprise ou le transfert de siège a bien été délivrée par la source officielle.

Nous exerçons d'autres types de contrôle au titre du RCS, concernant notamment les activités réglementées, en amont ou en aval de l'immatriculation, selon les métiers et les formations requises.

M. Didier Oudenot, greffier associé du tribunal de commerce de Marseille, délégué national à la lutte contre la fraude. - Vous nous avez interrogés sur l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA). Selon nous, c'est l'intelligence collective des 141 greffes et de leurs collaborateurs qui prime, au travers de la mission de sécurisation juridique qu'ils exercent, combinée à un maillage territorial approfondi dans l'hexagone et les outre-mer. Cette connaissance du terrain nous permet d'appréhender avec une grande précision les particularismes locaux et les atypies dans les déclarations. Néanmoins, la question de l'IA est très prégnante et son utilisation devrait se révéler utile.

Les 141 greffes de tribunaux de commerce doivent en effet traiter 700 000 à 800 000 créations d'entreprise par an, auxquelles s'ajoutent environ 1,5 million de modifications d'entreprise : au total, plus de deux millions d'opérations juridiques sont soumises à notre contrôle. Pour resserrer les mailles du filet, il est donc important de coupler la connaissance du terrain à l'intelligence artificielle afin de détecter les situations qui sortent de l'ordinaire - même si le déclarant mal intentionné recherche avant tout à donner l'apparence de l'ordinaire...

Le déploiement de l'IA dans les greffes a commencé il y a quelques années avec la création d'un indicateur de performance par les greffiers eux-mêmes. L'expertise nécessaire pour planifier, cibler, collecter, analyser les données et les rendre exploitables a conduit notre réflexion à cette fin. Nous utilisons des techniques d'ingénierie des fonctionnalités afin d'extraire des données brutes, via une technique d'exploration de données, que nous transformons grâce à un algorithme d'apprentissage automatisé. Nous parvenons ainsi à une analyse prédictive, aujourd'hui déployée dans l'ensemble des greffes. La pertinence de ce modèle augmentera plutôt qu'elle ne remplacera les compétences humaines, notamment celles des juges consulaires qui travaillent ensuite sur la base de ces informations. Cet indicateur de performance est disponible pour près de 1,8 million d'entreprises. Nous détenons environ neuf millions de scores dans nos bases de données.

L'indicateur est mis gratuitement à la disposition du chef d'entreprise, qui y accède grâce un espace numérique confidentiel. Le juge de la prévention peut également le consulter sur son portail digital pour détecter et analyser les difficultés rencontrées par l'entreprise, puis rencontrer le dirigeant de l'entreprise dans le cadre des dispositions de l'article L. 611-2 du code de commerce.

Cet indicateur est le prolongement de la directive européenne Restructuration et insolvabilité du 20 juin 2019, qui prévoit la mise en place par les États membres d'outils clairs et transparents de détection des circonstances susceptibles de donner lieu à l'insolvabilité d'une entreprise.

Les technologies reposant sur la blockchain, évoquées par Thomas Denfer, s'inscrivent dans la même logique. De même, le renforcement de nos prérogatives en matière de contrôle et d'échange d'informations entre les greffes nous permettrait de déployer un outil similaire de détection et d'alerte sur la fraude. Certains greffes utilisent déjà des critères de risque qui ont été validés avec Tracfin pour générer des alertes dans leurs systèmes d'information.

Vous nous avez interrogés sur les critères permettant d'identifier l'activité frauduleuse ou le blanchiment de capitaux d'une société. Prenons l'exemple d'une société indonésienne, dont le gérant serait albanais, avec plusieurs millions d'euros de capital social. Une telle situation ferait bien entendu réagir le greffe à la réception de la formalité émise par l'entreprise, et une déclaration serait transmise à Tracfin. Néanmoins, en pratique, nous ne pouvons pas vérifier l'identité du dirigeant ni procéder à un contrôle approfondi du capital auprès de l'établissement bancaire.

Sans m'étendre sur les relations précises que nous entretenons avec les services en charge de la LCB/FT ni indiquer les critères précis de détection des fraudes, je peux vous indiquer que les services de Tracfin ont construit une typologie à cet effet et que nous utilisons divers procédés pour détecter toute vulnérabilité susceptible de donner lieu à une infraction, au blanchiment de produits ou au financement d'activités illicites. À partir de cette typologie sont décrits des schémas de fraude et de blanchiment. Nous pouvons ainsi identifier plusieurs critères non cumulatifs sur une problématique donnée, qui ne se substituent pas aux obligations réglementaires de contrôle du greffier. Ces critères sont liés à la personne, à l'activité exercée, à la situation géographique ou à des comportements des déclarants. Chaque niveau de risque dépend des particularismes du ressort : la classification des risques diffère à Paris, à Marseille, au Mans ou à Cayenne, et évolue en fonction des pratiques observées.

Vous souhaitez savoir si certains secteurs d'activité, certains types de sociétés ou certains territoires sont davantage concernés par le risque de fraude et de blanchiment. Il apparaît que ces problématiques sont majoritairement concentrées en région parisienne et dans les grandes métropoles, comme Marseille, mais aussi en outre-mer, ce qui justifie d'ailleurs l'installation récente de greffes dans les tribunaux mixtes de commerce en 2019, lesquels sont équipés des mêmes outils que les greffes de métropole. Ces territoires bénéficient en outre des liens que nous entretenons avec Tracfin depuis 2015 et de l'accélération de nos actions en métropole.

Par ailleurs, il faut opérer une distinction entre les problématiques de fraude et de blanchiment.

Le parquet de Paris a défini les sociétés éphémères comme des entités juridiques qui, sous couvert d'un objet social licite, d'une activité économique réelle ou fictive, poursuivent des objectifs frauduleux, dont la réalisation repose sur une échéance brève et sur des manoeuvres destinées à tromper la vigilance de l'administration ou des services de contrôle. C'est une fraude documentaire : le fraudeur attend d'obtenir son immatriculation au registre du commerce et l'extrait Kbis, grâce auxquels le commerçant est officiellement réputé agir comme tel et que la société jouit de la personnalité morale. Le fraudeur tente donc de produire de faux documents lors de sa formalité au RCS pour obtenir ce précieux sésame pour ensuite engager des actions pour tromper les particuliers, les services de l'État, soutirer de l'argent, capter des financements ou des aides publiques. L'objectif du greffier est donc de faire obstacle à la fraude avant qu'elle ne soit commise en empêchant l'obtention de l'immatriculation au registre du commerce.

Le blanchiment relève d'une approche entièrement différente. Il repose sur une entreprise régulièrement inscrite au registre du commerce, par des moyens qui apparaissent légaux et des documents conformes. C'est la voie qu'empruntent la plupart des narcotrafiquants.

J'en viens aux principales vulnérabilités des greffes des tribunaux de commerce face aux velléités de fraude et de blanchiment des narcotrafiquants. Les greffiers enregistrent, authentifient et délivrent une information primordiale aux entreprises et aux particuliers, dans un contexte où les faux sites et les opérations de manipulation de données se multiplient. L'accessibilité des actes des entreprises en open data permet au fraudeur de générer de faux documents, voire de faux extraits Kbis. Pour lutter contre ce phénomène, nous avons inséré un code Datamatrix aux extraits Kbis. En effet, ce document officiel, numéroté, qui comporte le sceau et la signature du ministre de la justice, produit des effets de droit : il est important que l'usager puisse vérifier qu'il est bien face à un document authentique opposable.

M. Thomas Denfer. - Ces cas évoquent la « fraude au président », qui consiste à faire passer pour officiel un document qui ne l'est pas - en l'occurrence, il s'agit de subtiliser la signature d'un dirigeant et de construire une relation avec une personne chargée de la comptabilité ou des finances de l'entreprise pour obtenir le versement d'une somme de façon frauduleuse.

Ce type de fraude a motivé notre demande d'assujettissement. En effet, la « fraude au président » a été rendue possible par l'accessibilité en open data et depuis décembre 2019 des statuts constitutifs de toutes les sociétés françaises - sur lesquels apparaît la signature des dirigeants. Selon la forme juridique de l'entreprise, les attestations de dépôt des fonds en banque peuvent également être rendues publiques. La production de documents à l'apparence officielle est ainsi facilitée.

C'est ce qui fragilise les contrôles du RCS, étant donné que ceux-ci portent à la fois sur des aspects juridiques - la vérification de la légalité de l'opération - et sur des pièces justificatives. Or les pièces d'identité font partie des plus vulnérables ; et si l'accès à Docverif apporte une garantie supplémentaire, cela ne règle pas la problématique des pièces d'identité étrangères. C'est une première faille.

S'agissant de la deuxième vulnérabilité, qui concerne la vérification de l'effectivité des sièges sociaux, j'ai évoqué la solution apportée par la blockchain Archipels.

Enfin, la troisième faille a trait aux contrôles sur pièce des dépôts des fonds en banque. L'attestation délivrée permet à la société de justifier auprès du greffier avoir bien effectué ce dépôt en banque. Nous vérifions alors le nom de l'entreprise et du dirigeant ainsi que le montant du capital, et nous nous assurons que l'attestation est signée par un employé de la banque en question, mais cela s'arrête là. L'accès du greffier - éventuellement par le biais du juge commis à la surveillance du RCS -, à une base permettant d'interroger officiellement les établissements bancaires pour obtenir la confirmation du dépôt des sommes serait donc très utile. Le greffier prendrait la responsabilité d'interroger lui-même la banque et de tirer les conclusions à la réception de sa réponse.

M. Didier Oudenot. - Vous nous avez également interrogés sur les caractéristiques et les évolutions des flux de blanchiment, et sur les actions que nous avons instaurées pour les détecter. Les greffiers exercent un contrôle permanent du registre du commerce et peuvent, à tout moment, vérifier les informations communiquées. Ils agissent ainsi de manière concertée, généralement sous l'impulsion du ministère public ou sur réquisition des services d'enquête, de la police, de la gendarmerie, des services des douanes et des services fiscaux.

Nos liens avec les acteurs chargés de la lutte contre la fraude identitaire et la production de faux documents se renforcent également. Je pense, par exemple, à la division de l'expertise en fraude documentaire et à l'identité (DEFDI) de la direction centrale de la police aux frontières, à la cellule chargée des faux documents de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, mais aussi à tous les référents de la police aux frontières, dont je salue ici l'implication et l'aide précieuse qu'ils nous apportent, notamment sur les pièces d'identité des dirigeants étrangers.

Dans le cadre de vos auditions, vous avez dû entendre que les commerces de restauration, notamment les kebabs et les bars à chicha, ainsi que les salons de manucure et de rasage, où les paiements se font en liquide, sont des activités à fort potentiel de blanchiment.

Dans le cadre de la crise sanitaire et, désormais, de la crise économique, il est également possible que des entreprises soient fragilisées, par exemple parce qu'elles n'ont pas bénéficié de prêts garantis par l'État (PGE), et qu'elles puissent alors consentir à des cessions de titres, de parts sociales ou même de fonds de commerce. Dans ce cas, les déclarations relatives aux bénéficiaires effectifs nous permettent de nous tenir informés des changements de propriétaire. Néanmoins, cette déclaration a une limite : on ne peut identifier que l'identité des acquéreurs, sans vérifier, par exemple, qu'ils n'ont pas été condamnés. Ainsi, un dirigeant peut rester à la tête de la société pendant que les bénéficiaires effectifs, qui contrôlent en réalité l'entreprise, blanchissent des flux financiers illicites. Nous manquons donc de moyens juridiques pour approfondir ces contrôles et vérifier l'identité des bénéficiaires effectifs. Nous devrions pouvoir recourir systématiquement au Fnig, utilisé pour les dirigeants, et vérifier les chaînes de détention de ces bénéficiaires effectifs.

Enfin, vous nous avez demandé quel bilan quantitatif et qualitatif nous tirions des déclarations de soupçons effectuées auprès de Tracfin ces cinq dernières années, ainsi que des signalements au procureur de la République dans le cadre des dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale, en cas de suspicion de fraude ou de blanchiment.

Les greffiers se positionnent à la croisée des mondes juridique et économique et ont une bonne connaissance du tissu entrepreneurial local. Nous travaillons avec Tracfin depuis 2015, et, en février 2020, l'article L. 561-2 du code monétaire et financier a assujetti les greffiers des tribunaux de commerce aux obligations de vigilance à l'égard des entreprises, de déclaration et d'information. Ce volet a fait l'objet de formations spécifiques et est évalué dans le cadre des inspections quadriennales ou occasionnelles des greffiers réalisées sous l'autorité du procureur de la République.

L'obligation de vigilance suppose pour nous l'application rigoureuse des contrôles législatifs et réglementaires portant sur l'identité et la capacité du déclarant, la légalité de la demande, la validité des pièces produites ou encore la cohérence de ses déclarations.

Tracfin nous invite en outre à travailler sur une typologie particulière d'infraction en nous transmettant des appels à vigilance, dont le caractère est strictement confidentiel. En 2023, nous avons reçu un appel à vigilance, qui a donné lieu à des vérifications de notre part.

Par ailleurs, nous avons transmis 1 000 déclarations de soupçons à Tracfin en 2022, et 80 % de plus en 2023, concernant, pour la plupart, de faux documents d'identité, de domiciliation ou d'attestation bancaire.

Enfin, s'agissant des relations que nous entretenons avec les parquets en matière de fraude, le greffier de tribunal de commerce, en tant qu'officier public et ministériel, membre du tribunal, entretient naturellement un lien étroit avec le procureur de la République, auquel il peut transmettre des informations qui pourraient être relatives à une infraction délictuelle, conformément à l'article 40 du code de procédure pénale.

Deux exemples illustrent cette collaboration.

Le premier concerne les astreintes en matière de bénéficiaires effectifs. Le futur tribunal des activités économiques a conduit les procureurs à engager des actions avec les présidents de nos juridictions, avec, sous l'impulsion des parquets, des procédures d'injonction de déclaration des bénéficiaires effectifs. À Marseille, près de 20 000 procédures ont été engagées, avec un taux de complétude de près de 93 %, égal à la moyenne nationale.

Le second a trait aux « circuits courts » instaurés dans les parquets de Paris, de Bobigny, de Créteil, de Versailles ou encore de Marseille pour améliorer la détection des sociétés éphémères et assurer une réponse rapide par la saisie pénale des sommes inscrites au crédit des comptes de ces sociétés. Il s'agit d'une collaboration transverse, qui peut inclure, par exemple, le parquet de Marseille, le greffe du tribunal de commerce, la direction zonale de la police aux frontières, le groupe interministériel de recherche (GIR) et l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Les premiers résultats semblent encourageants. Les sommes saisies par le tribunal de Bobigny sont par exemple très importantes.

M. Thomas Denfer. - Notre conseil national collabore avec la Micaf, qui a remplacé la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), avec laquelle nous avions travaillé à la création du Fnig au début des années 2010. Notre relation étroite avec le chef de la Micaf, M. Éric Belfayol, a conduit à faire émerger, en 2022, deux nouveaux textes renforçant les prérogatives des greffiers de commerce. Ceux-ci - l'article L. 101 A du livre des procédures fiscales et l'article L. 114-16 du code de la sécurité sociale - prévoient la transmission par les greffes d'informations aux administrations douanières et fiscales ainsi qu'aux organismes sociaux afin de signaler des opérations potentiellement frauduleuses.

En outre, l'ordonnance du 24 mai 2023 a renforcé le contrôle des opérations de fusion transfrontalières, entre des sociétés dont le siège est établi en France ou à l'étranger. Le greffier est désormais unique compétent pour contrôler le registre du commerce.

Des conventions ont également été signées, à notre initiative, avec l'Agence française anticorruption (AFA), en mai 2018, puis avec le parquet national financier (PNF), en 2020, afin de permettre aux agents de ces institutions d'accéder aux informations contenues dans le RCS et dans le registre des privilèges et nantissements. Nous avons également formé les équipes de ces autorités dans ce cadre.

Depuis notre assujettissement, nous sommes associés aux travaux du Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). Sous l'égide de la direction générale du Trésor et de M. Didier Banquy, président du Colb, nous avons travaillé à expliquer les forces et les faiblesses du registre du commerce français. À ce titre, le rapport du Groupe d'action financière (Gafi), publié en mai 2022, a conclu que le registre du commerce français était robuste, tout en identifiant certaines failles, comme l'absence d'immatriculation des associations. Cette connaissance du terrain nous permet également, à l'échelle nationale, d'identifier des modifications législatives ou réglementaires qui nous permettraient de resserrer les mailles du filet.

Enfin, vous nous avez interrogés sur les relations entre les greffiers de tribunaux de commerce à travers l'Europe. Il n'y a qu'en France que les greffiers de ces tribunaux sont chargés, outre leurs missions judiciaires classiques au service du juge et du justiciable, de la sécurisation de la vie économique, à travers la tenue du registre du commerce. À l'étranger, il existe des registres d'entreprises qui suivent d'autres modèles de fonctionnement.

Nous sommes membres de la European Business Registry Association (Ebra), qui vise à définir les standards du registre d'entreprise et à proposer des textes à la Commission européenne. Depuis deux ou trois ans, l'essentiel de nos travaux est tourné vers la lutte contre la fraude et le blanchiment.

Plus récemment, au printemps 2023, le Conseil national et notre GIE Infogreffe, prévu par le code de commerce, ont conclu une convention avec l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), de la même nature que celles qui ont été signées avec le PNF et l'AFA.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'un des moyens de blanchir les produits issus du narcotrafic est l'achat d'un fonds de commerce, qui permet d'afficher un chiffre d'affaires fictif pendant quelques mois, avant de déposer le bilan et de le revendre. Quels sont les types de commerce privilégiés par les narcotrafiquants ? Avez-vous des exemples de situations qui ont alerté les services chargés de la lutte contre le blanchiment ? Ceux-ci ont-ils agi pour confisquer le fruit de ces avoirs ?

M. Thomas Denfer. - Pendant la période du confinement, nous nous sommes réunis avec les instances nationales car les autorités fiscales nous avaient alertés sur des agissements coordonnés en matière de procédures collectives ou de rachats de fonds de commerce.

À Paris, certains agents de la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) sont à demeure au tribunal de commerce, au sein d'un bureau de liaison, et ont accès à l'ensemble des informations de la juridiction. Leur expérience leur permet d'identifier rapidement de potentiels détournements d'opérations de rachat de fonds de commerce. Cela est bien plus difficile pour les greffiers. Si les juges du tribunal de commerce sont davantage sensibles à ces questions, notre champ d'action est plus limité : le rachat du fonds de commerce a lieu entre le cédant et le cessionnaire.

M. Didier Oudenot. - Le tribunal analyse les propositions de cession dans le cadre des procédures collectives. En outre, les administrateurs et les mandataires judiciaires, qui sont assujettis aux déclarations de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme, peuvent alerter le parquet ou le tribunal s'ils détectent, dans le cadre de leurs missions, une potentielle opération de fraude ou de blanchiment par le rachat successif de fonds de commerce.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le tribunal de commerce de Marseille a-t-il connaissance d'affaires de cette nature ?

M. Didier Oudenot. - Non.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un magistrat et un représentant du parquet assistent à l'audience de procédure collective. Estimez-vous que la surveillance opérée par le parquet afin de repérer d'éventuelles fraudes est efficace ?

M. Didier Oudenot. - Le parquet est présent à quasiment toutes les audiences de procédure collective dans l'ensemble des juridictions françaises, conformément à l'obligation prévue par les textes encadrant les plans de cession. Le tribunal analyse les offres sous le contrôle des administrateurs et des mandataires judiciaires, qui sont aussi destinataires des offres déposées aux greffes du tribunal de commerce.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des dispositifs spécifiques ont-ils été instaurés, tant sur les registres que sur les procédures collectives, dans les tribunaux de Bobigny ou de Marseille, où le risque est particulièrement sensible ?

M. Didier Oudinot. - En matière de registre du commerce, il existe par exemple des procédures systématiques de relance des bénéficiaires effectifs qui n'auraient pas transmis leur déclaration.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ont-elles été renforcées à Marseille et à Bobigny ?

M. Didier Oudinot. - En 2021, 20 000 ordonnances d'injonction ont été rendues à Marseille pour s'assurer du dépôt effectif des déclarations relatives aux bénéficiaires effectifs. Cette action massive des greffes a débuté par des phases de relance ; les parquets ont ensuite rendu des ordonnances, et, dans certains cas, des sanctions pénales, notamment financières, à l'encontre des entreprises récalcitrantes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Jugez-vous ce système pertinent ?

M. Didier Oudinot. - Le taux de dépôt de déclarations de bénéficiaires effectifs - 93 % - a été salué dans le rapport du Groupe d'action financière (Gafi) de 2022. On peut toujours mieux faire en matière de contrôles et de relance : des mentions d'office, entraînant une radiation d'office, pourraient être prononcées à l'encontre des 7 % d'entreprises qui n'auraient pas rempli leur déclaration.

M. Thomas Denfer. - Le Conseil national a soutenu la création du registre des bénéficiaires effectifs, dernier né des registres, entré en vigueur le 2 août 2017. Il témoigne de l'attention particulière prêtée par l'Union européenne à ce sujet, puisqu'il s'agit de la transposition d'une disposition de la quatrième directive anti-blanchiment. La notion de bénéficiaire effectif, qui désigne toute personne détenant plus de 25 % du capital ou des droits de vote d'une société, existait avant la création de ce registre. Les 7 % d'entreprises qui n'ont pas rempli leur déclaration sont pour l'essentiel des sociétés civiles familiales créées pour l'acquisition d'un bien plusieurs années avant l'entrée en vigueur de cette loi.

Avant la création du RBE, un client se présentant à un établissement bancaire déclinait son identité et déclarait détenir un certain pourcentage de droits de vote ou de capital de la société. La banque ne pouvait procéder à d'autres vérifications. La création du registre a intégré un tiers entre le client et l'établissement bancaire - les greffiers des tribunaux de commerce. C'est un cercle assez vertueux, puisque l'établissement bancaire a l'obligation, au titre d'un signalement de divergence, de déclarer au greffier qu'il constate que le client n'est pas le bénéficiaire effectif, ou que son adresse n'est pas celle signalée au greffier.

M. Victor Geneste. - Nous proposons d'abaisser le seuil à 15 % ou 10 % pour les secteurs stratégiques ou qui présentent un risque particulier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa), situé à Aubervilliers, constitue un système de blanchiment identifié. Les greffes des tribunaux de commerce ont-ils entrepris des actions spécifiques pour répondre à ce type de situations ?

M. Didier Oudenot. - Il existe un centre de commerce similaire à Marseille.

Le tribunal de commerce de Bobigny a repéré près de 1 000 dossiers de fraudes concernant des dirigeants asiatiques en France. Là encore, il nous est souvent difficile de détecter ces cas, car il s'agit de dirigeants de nationalité étrangère. Nous avons besoin des services de la DNPAF pour vérifier que les tentatives de fraude émanent bien de fausses identités, chinoises notamment. En effet, Docverif ne permet de vérifier que les pièces d'identité françaises. Une collaboration européenne permettrait d'élargir ce contrôle.

Par ailleurs, une fois que nous avons détecté une situation, nous effectuons une déclaration auprès de Tracfin, et du parquet dans certains cas, mais ensuite, cela n'entre plus dans notre champ d'action.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les maires de nombreuses communes frappées par le narcotrafic souhaitent un renforcement de la surveillance des cessions de fonds de commerce. Y voyez-vous un moyen de lutte efficace contre le narcotrafic ? Dans cette hypothèse, quel service pourriez-vous leur apporter ?

M. Didier Oudenot. - Des dispositifs existent. Le CNGTC a mis en place un observatoire statistique, qui liste les créations d'entreprise dans chaque ressort. Cet outil très précis permet de connaître la typologie des activités créées, selon leur code APE (activité principale exercée). Ces statistiques sont consultables gratuitement sur le site du Conseil national.

Nous avons des contacts avec les préfets : nous pourrions développer des relations plus normées avec les services des mairies sur ces créations d'entreprises.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Notre commission a identifié un risque de corruption de basse intensité dans plusieurs services d'État, dont la presse se fait régulièrement l'écho. Avez-vous eu connaissance de situations de cette nature, comme la délivrance d'extraits Kbis ou d'informations, au sein des greffes ?

M. Thomas Denfer. - Nous n'avons pas eu connaissance de ce type d'agissement. En revanche, nous gardons à l'esprit ce risque de basse intensité. Nous sommes 226 professionnels, avec 2 000 collaborateurs à nos côtés, répartis sur 141 sites, et nous sommes soumis à des règles déontologiques, notamment à un code de déontologie approuvé par le garde des sceaux.

Prenons le cas de Paris, qui est assez atypique puisque 200 collaborateurs y travaillent contre 13 en moyenne dans chaque tribunal de commerce. Nos guichets - ils forment un point sensible, puisqu'un contact peut s'y établir - sont accessibles de 9 heures à 17 heures. Néanmoins, un même dossier est traité par cinq personnes différentes au cours des différentes étapes - réception au guichet, enregistrement dans notre logiciel, contrôle, numérisation et diffusion de l'information extraite. Ainsi, de façon assez vertueuse, un autocontrôle s'opère. À Paris, en outre, il existe un service composé de deux personnes et en lien avec les greffiers associés et la préfecture de police pour les dossiers les plus sensibles. Nous sommes donc vigilants. La politique de polyvalence des métiers nous amène par ailleurs à proposer régulièrement de nouveaux postes à nos collaborateurs afin de parer à ce type de risque.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La coopération avec les services chargés de la lutte contre le narcotrafic et les greffes se passe plutôt bien. Néanmoins, tout dispositif mérite d'être évalué, et, éventuellement, complété ou amélioré. Quelles seraient vos suggestions ? Dans l'opinion publique, notamment, la question des fonds de commerce soulève de nombreuses interrogations.

M. Victor Geneste. - Nous avons formulé quinze propositions pour améliorer l'efficacité de la lutte contre la criminalité financière dans un Livre blanc qui sera publié dans les prochains jours.

En fonction de votre diagnostic, nous sommes prêts à réfléchir avec les différents services de l'État au contrôle que nous pourrions apporter sur les fonds de commerce. Notre expertise en matière de contrôle n'est plus à démontrer. Nous sommes de vrais tiers de confiance, puisque nous n'avons pas de clients, mais seulement des usagers.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous porterons la plus grande attention à ce document.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.

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MARDI 12 MARS 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de la direction nationale de la police judiciaire

MARDI 12 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous accueillons Mme Magali Caillat, contrôleuse générale, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), et M. Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherches (GIR).

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Magali Caillat et M. Thierry Pezennec prêtent serment.

Mme Magali Caillat, contrôleuse générale, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la DNPJ - Avant de prendre, en janvier 2024, mes fonctions de sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la DNPJ, j'ai été directrice territoriale de police judiciaire (PJ) en Bourgogne-Franche-Comté pendant trois ans, également directrice adjointe dans la zone Nord, qui couvre Dijon, Besançon, Montbéliard, Lille, Roubaix, Tourcoing, jusqu'à Creil.

À ce titre, j'ai dirigé des antennes de l'Office antistupéfiants (Ofast), des brigades de recherche et d'intervention (BRI), des GIR, des brigades de lutte contre la criminalité financière, auxquels je tiens fortement à rendre hommage devant vous : leur travail sur le narcobanditisme empiète très souvent sur leur vie privée, et j'ai pu assister à de très nombreux actes de courage et d'abnégation.

La sous-direction de la lutte contre la criminalité financière regroupe l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et la coordination nationale des GIR, que le commandant Pezennec chapeaute.

Je commencerai par présenter la chaîne des acteurs de police dans la lutte contre le blanchiment et l'économie souterraine liée au narcotrafic.

L'OCRGDF a été créé en 1990, en même temps que Tracfin. Ils furent les premiers outils institutionnalisés de lutte contre le blanchiment sur le territoire français. Cet Office est composé de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac) nationale avec 13 agents, de la section de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme avec 15 agents, de la section escroquerie avec 13 agents, d'une BRI spécialisée sur les équipes financières (BRI-FN), qui fait partie du réseau des BRI nationales et compte 13 agents, et d'un groupe spécialisé sur les biens mal acquis. En tout, l'Office rassemble une soixantaine agents.

En son sein, la Piac nationale enquête en propre, saisie par les magistrats, en cosaisine dans des dossiers à enjeux et à sensibilité ou à particulière complexité, comme par exemple des dossiers impliquant des personnalités politiques internationales russes, ou de gros processus de blanchiment, ou en cosaisine avec les groupes enquêteurs de l'OCRGDF. La Piac peut être saisie par des juridictions spécialisées : juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et parquet national financier (PNF).

Elle anime et coordonne le maillage national des acteurs d'identification des avoirs criminels sur le territoire national. Elle réalise des formations et tient les statistiques. C'est elle qui, tous les ans, compile les statistiques de ces unités pour l'ensemble du ministère de l'intérieur, police et gendarmerie comprises.

Les brigades de lutte contre la criminalité financière en territoriale sont rattachées, depuis la réforme de la police nationale, aux divisions de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée dans les territoires. Elles sont au nombre de 19, dans les grandes villes de France, et correspondent aux ex « financières » de la police judiciaire. J'ai eu l'honneur de diriger la financière de la police judiciaire de Marseille voilà plus de vingt ans.

Il existe 41 GIR, si l'on englobe le dernier, le GIR de Nîmes, qui vient d'être créé. Ils rassemblent 424 personnes sur le territoire. Du fait de cette emprise territoriale, il a été nécessaire de créer la coordination nationale. Au vu de mon expérience de directeur en territoriale, je tiens à vous dire que les GIR sont des catalyseurs dans le domaine du blanchiment et de la lutte contre l'économie souterraine. En matière judiciaire, un GIR ne sera jamais saisi seul, mais toujours cosaisi par un magistrat avec un service porteur, par exemple une antenne Ofast ou une brigade de lutte contre la criminalité financière. Il vient en appui à ce service porteur. Ce rôle de catalyseur, il s'illustre dans le fait que certaines actions n'auraient peut-être pas été entreprises si la structure des GIR n'avait pas existé.

En matière de statistiques, puisqu'il faut bien prendre un indicateur de cette lutte des services contre le blanchiment et l'économie souterraine liée au trafic de stupéfiants, les chiffres montrent qu'un process vertueux s'est mis en place au fil de l'eau, avec une augmentation exponentielle des saisies. En 2019, l'ensemble des services de police et de gendarmerie ont saisi 561 millions d'euros, dont 78 millions se raccrochent aux stupéfiants ; en 2020, 573 millions d'euros, dont 92 millions raccrochés aux stupéfiants ; en 2021, 699 millions d'euros, dont 100 millions pour les stupéfiants ; en 2022, 870 millions d'euros, dont 112 millions raccrochés aux stupéfiants. En 2023, nous avons saisi 851 millions d'euros - j'ai ôté la saisie de plus de 400 millions d'euros de l'Office anticorruption - dont 117 millions raccrochés aux stupéfiants.

Chaque année, entre 13 % à 16 % des saisies d'avoirs criminels par les services d'enquêtes et les magistrats sur certains actes techniques - que seuls des magistrats peuvent ordonner - concernent la lutte contre les stupéfiants.

Plus des deux tiers des opérations de saisie de la police nationale sont réalisées dans les dossiers d'infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). On sépare l'opération du résultat. L'opération, c'est quand un enquêteur réalise, sous l'autorité de l'autorité judiciaire, une enquête patrimoniale pour identifier et saisir les avoirs criminels. Le nombre d'opérations est très important dans les dossiers de stupéfiants. Je le répète : les deux tiers des opérations de saisie de la police nationale sont réalisés dans les dossiers de trafic de stupéfiants, mais leur rendement est moindre.

Quelle est la nature des biens saisis ? Pour les avoirs globaux, le « top four » comprend les immeubles, les comptes de dépôt, le numéraire puis les véhicules. Concernant les stupéfiants, la typologie change : le numéraire est en « top one », puis les véhicules et les immeubles.

Sur le processus du blanchiment, je rappelle que plus de trois milliards d'euros sont engendrés par le trafic sur le territoire national. Le narcobanditisme constitue une économie très capitalistique et a comme souci majeur d'utiliser ses fonds et de les faire remonter dans l'économie légale. J'ai bien connu un point de deal, à Lille Sud, qui réalisait 20 000 à 30 000 euros de chiffre d'affaires par jour.

Il y a plusieurs niveaux : le niveau zéro, ce sont les espèces dans le train de vie, la consommation courante. Cela peut être également le dépôt de sommes significatives sur les comptes de proches - un bébé de trois ans qui a un livret d'épargne rempli... Nous saisissons ces livrets.

Il peut y avoir du blanchiment territorial par l'achat, la reprise ou la création de petits commerces - épiceries, barber shops, restauration rapide, ongleries... Sur cette typologie, les participants au narcobanditisme recherchent aussi à acquérir de l'honorabilité. Ils vont avoir une vitrine, y positionnent leur fratrie et leurs proches. Cela n'est pas forcément les points où le blanchiment sera le plus massif.

Le blanchiment territorial par l'achat de biens immobiliers est constaté sur l'ensemble du territoire national. Cela prend des formes distinctes. À Lille, Roubaix et Tourcoing, ce sont des immeubles achetés à relatif vil prix. Ils sont ensuite rénovés à coup de travaux, payés évidemment en espèces, puis revendus. Ils ne sont pas achetés par les narcotrafiquants mais par des « mules » bancaires et des « mules » immobilières - soit des personnes qui vont prêter leur identité pour se porter acquéreur. La culbute se fait 18 mois à deux ans après, par une revente. Ce phénomène de blanchiment par l'immobilier dans les territoires est moins visible que les petits commerces, mais représente des sommes financières importantes.

À un autre niveau, les réseaux de collecteurs d'espèces sont un phénomène complexe, massif et international. L'OCRGDF a traité moults dossiers sur cette thématique, dont certains il y a quelques semaines encore, de même que les services territoriaux.

Enfin, quatrième niveau, certains narcotrafiquants atteignent un niveau de sophistication très important dans le blanchiment : le monde du blanchiment rencontre celui de la cryptomonnaie.

Le système anti-blanchiment français a été salué par le Groupe d'action financière (Gafi) à l'issue de ses travaux en 2022. Cela montre que notre armature juridique et notre réseau à la fois judiciaire et administratif sont très resserrés.

Les chiffres de saisies raccrochées au trafic de stupéfiants ne n'illustrent pas complètement la lutte contre le blanchiment lié au narcotrafic. Par exemple, la lutte contre le travail dissimulé ne rentrera pas forcément dans les chiffres liés aux stupéfiants, alors qu'elle correspond assez souvent également à la lutte contre le blanchiment des narcotrafiquants. Dans une ville où j'ai travaillé, avec un magistrat, nous avions dans le collimateur une société de location de véhicules de luxe. Prouver le blanchiment, pour ces véhicules parfois en leasing, dont la propriété est compliquée à établir, est difficile. En revanche, nous pouvions prouver le travail dissimulé : aucun chiffre d'affaires déclaré, des véhicules parfois à 150 000 euros pièce loués avec un dépôt de garantie de 6 000 euros, systématiquement en « fraîche ». Le produit de l'infraction de cette activité de location de véhicules de luxe non déclarée, du travail dissimulé, a rapporté 400 000 euros en valeur de saisie, avec la saisie des véhicules. Le travail dissimulé est une infraction importante.

Il y a des imperfections : jamais personne ne dépose plainte contre une infraction de blanchiment. Il faut une force d'âme, de l'initiative pour ouvrir les dossiers. Le potentiel des services d'enquête est donc un aspect important.

Des dispositions légales existantes, comme l'article 324-1-1 du code pénal sur la présomption de blanchiment, sont largement sous-exploitées. Pour mieux lutter contre le blanchiment, des propositions de modification des textes sont en cours, et nous vous en remercions. Je pense notamment à la systématisation de l'enquête patrimoniale, tant vis-à-vis des enquêteurs que des magistrats, et à la modification de l'article 131-21 du code pénal qui rendra obligatoire la confiscation de l'instrument du produit de l'infraction. Cela optimisera la prise en compte du travail des enquêteurs, en automatisant la confiscation, c'est-à-dire l'acte en bout de chaîne sans lequel la saisie ne peut pas être dolosive. Je pourrai également évoquer d'autres pistes ultérieurement.

M. Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherches (GIR). - Mon intervention sera axée sur le rappel du dispositif des GIR et son évolution, son cadre d'intervention administratif et judiciaire, l'état du dispositif au 1er mars 2024 et le bilan de l'activité des GIR en 2023, la prise en compte du blanchiment et les moyens d'entrave utilisés par les GIR et enfin quelques pistes de réflexion.

À l'été 2002, 28 GIR étaient opérationnels. Ils étaient 29 à l'été 2004, auxquels sont venus s'ajouter les 7 GIR ultramarins créés entre 2006 et 2011 et 4 nouvelles antennes - Bastia, Dreux, Grenoble et Nice - créées entre 2008 et 2011. La réforme de la police nationale a conduit à la transformation de ces quatre antennes en GIR départementaux au 1er janvier 2024, avant la création du GIR de Nîmes, à la demande du ministre de l'intérieur. Il y a donc désormais 41 GIR : 22 sont rattachés à une structure de la police nationale, 15 à une structure de la gendarmerie nationale et 4 GIR dépendent de la préfecture de police de Paris.

Si l'existence et l'efficacité des GIR n'ont jamais été contestées, la nécessité de recentrer leur activité et de faire évoluer leur doctrine d'emploi s'est traduite par l'adoption de plusieurs circulaires et instructions ministérielles entre 2002 et 2019 - notamment en 2002, 2008, 2009, 2010 et 2019.

Ces différentes étapes visaient à renforcer et à approfondir l'action des GIR tout en optimisant un outil informationnel à très fort potentiel. Au cours des premières années d'existence des groupes, des améliorations législatives et la création de structures dédiées à l'identification et à la gestion des avoirs criminels ont eu lieu. La Piac au sein de l'OCRGDF en 2005, la loi Warsmann en 2010, puis la création de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) la même année.

À partir de cette date, on a observé un glissement progressif de l'action des GIR sur l'enquête patrimoniale et la saisie des avoirs criminels, au détriment de leur principale mission, la lutte contre l'économie souterraine et la délinquance lucrative organisée. C'est pourquoi des instructions ministérielles sont parues régulièrement pour recentrer l'activité des GIR. Un indicateur de résultat supplantait tous les autres : le montant des avoirs criminels. Encore aujourd'hui, en 2024, c'est le seul indicateur mis en avant au sein des comités de pilotage (Copil) territoriaux.

Le personnel du GIR est connu et reconnu dans son domaine d'expertise, acquise depuis de nombreuses années. Lutter contre les trafics clandestins, dont les stupéfiants, leur blanchiment, l'économie souterraine dans les quartiers sensibles, en s'attaquant prioritairement au patrimoine des délinquants, de leur famille et de leur entourage, doit être et demeure une priorité pour les GIR.

Le réflexe GIR doit être adopté par tous les services et unités territoriaux de la police et de la gendarmerie nationale - ce qui n'est pas encore le cas globalement. Les GIR sont des catalyseurs de forces interministérielles. Pour ce faire, ils doivent être sollicités suffisamment tôt en amont, soit sur les enquêtes judiciaires, soit sur des cibles prioritaires désignées par les autorités administratives et judiciaires, afin d'utiliser dans une phase pré-judiciaire tout le potentiel interministériel de l'unité.

Pour rappel, un GIR est constitué de policiers et gendarmes, officiers de police judiciaire (OPJ), agents des impôts et agents des douanes, auxquels s'ajoutent parfois, dans certains GIR, des inspecteurs de l'Urssaf, du travail, de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) et, par convention, toutes les administrations concernées par les dossiers traités.

C'est dans ce contexte général que la réécriture de la doctrine d'emploi des GIR entend confirmer le domaine et les modalités de leur action, s'agissant tant de leur gouvernance que de leur périmètre d'action et de leurs modalités d'engagement dans le cadre administratif et judiciaire.

Ce projet a été élaboré au cours de l'année 2023 par les principaux partenaires, parties prenantes à l'activité des GIR. Chaque groupe de travail était constitué de représentants de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la préfecture de police de Paris, de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), de la direction générale des finances publiques (DGFiP), de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf). Ce projet est en cours de relecture au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN).

Premier champ d'intervention judiciaire des GIR, rappelé dans cette doctrine, les interventions relevant de l'économie souterraine et de la délinquance lucrative organisée - trafic de stupéfiants, de tabac, contrefaçon, escroquerie. Sont aussi visées les fraudes aux finances publiques en lien avec une activité économique clandestine ou l'enrichissement patrimonial qui en résulte, dont le travail illégal.

Deuxième champ d'intervention judiciaire des GIR, les procédures représentant un certain degré de gravité ou de complexité. On peut classer ces dossiers de 1 à 4, le niveau 1 concernant le commissariat, le niveau 4 l'office. Le niveau 3 fait intervenir l'ancienne PJ territoriale, devenue la division de la criminalité organisée et de la délinquance spécialisée, et le niveau 2 les anciennes sûretés départementales ou sûretés urbaines. Les GIR sont cosaisis parfois avec du niveau 4, très souvent avec du niveau 3 - alors qu'il existe déjà des experts sur le sujet - et rarement au niveau 2. Les dossiers du niveau 1 passent souvent en niveau 2, où l'on constate un manque à l'emploi des GIR et sur lequel on demande aux GIR de se repositionner.

Troisième champ d'intervention judiciaire, les ressources financières des délinquants, de leur famille et de leurs proches, auxquelles les GIR s'attaquent durablement. Les cabinets d'avocats se sont spécialisés, en matière d'appel, sur tout l'aspect patrimoine et saisies patrimoniales. Dans ce champ, nous demandons un traitement pluridisciplinaire, pour qu'il y ait une véritable plus-value et que la démarche soit « gagnant-gagnant » pour chaque administration.

Les enquêtes du GIR durent au maximum deux ans, en moyenne un an à un an et demi. Les GIR mènent des investigations patrimoniales sans se substituer aux services de police judiciaire déjà saisis. N'étant pas un service d'enquête autonome, ils doivent être cosaisis par l'autorité judiciaire avec un service porteur du ministère de l'intérieur, de la DGDDI, ou une administration définie à l'article 28 du code de procédure pénale - DGCCRF, Office nationale des forêts (ONF), administrations ayant des pouvoirs judiciaires.

L'action administrative des GIR se traduit par la participation aux opérations coordonnées engagées par les directions partenaires : contrôles des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ou encore contrôles administratifs à la demande du procureur de la République. S'y ajoutent le recueil, le traitement et l'échange d'informations ou de renseignements avec les directions partenaires - douanes, services fiscaux, concurrence et consommation, inspection du travail, etc.

Enfin, les GIR participent aux instances administratives territoriales, afin d'apporter un soutien opérationnel. Je pense aux Codaf, aux cellules départementales de lutte contre l'islam radical et le repli communautaire (Clir), aux cellules de lutte contre les trafics (CLCT), aux états-majors de sécurité et aux autres cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).

Si le GIR a vocation à conserver sa compétence en matière d'enquête patrimoniale, la finalité de son action ne saurait être réduite à l'identification et à la saisie des avoirs criminels. Son action implique un déploiement sur l'ensemble du spectre des actes d'enquête à réaliser. L'identification et la saisie des avoirs criminels ne doivent être `qu'une conséquence de son action et ne peuvent en constituer le coeur. Prenons l'exemple d'un réseau collecteur : sur un an, il peut engendrer des flux à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros, avec un montant quasiment nul d'avoirs criminels, en raison de l'insolvabilité de ses membres ; cela n'empêche pas que nous réalisions une entrave dans le cadre de la lutte contre le blanchiment du trafic de stupéfiants.

Dans le cadre de la réécriture de la doctrine d'emploi des GIR, nous souhaitons la relance du comité interministériel stratégique au cours de l'année 2024, avec une déclinaison territoriale au niveau régional et départemental tenue au moins une fois par an. Ce comité national interministériel ne s'est réuni qu'une seule fois, en 2011. Pourtant, il est très important car il donne les grands axes stratégiques de suivi de l'action des GIR. Les comités territoriaux sont peu ou prou suivis dans les territoires, mais nous sommes autour d'une quinzaine de Copil territoriaux par an, alors que nous avons 41 GIR... Il devrait y avoir autant de Copil que de GIR !

Quelques chiffres sur l'état du dispositif au 1er mars 2024.

Alors que la coordination nationale des GIR (CNGIR) devrait être composée de cinq personnes - un chef, un adjoint en tant qu'officier de gendarmerie, un sous-officier de gendarmerie, un membre du corps d'encadrement et d'application et un personnel administratif -, elle est aujourd'hui réduite à deux personnes. Trois postes sont vacants : le poste d'adjoint officier de gendarmerie, celui de membre du corps d'encadrement et d'application et le poste administratif.

Sans interférer dans le pilotage de chacun des GIR, assuré par les autorités administratives et judiciaires, ni dans leur commandement, qui relève des différentes autorités hiérarchiques, la CNGIR est chargée des missions suivantes : la centralisation des informations relatives à l'activité, aux résultats et au fonctionnement des GIR, avec la rédaction du bilan annuel des structures, l'accompagnement des unités dans le suivi des ressources humaines et de la logistique, l'assistance technique et juridique, la formation initiale et continue avec la diffusion de supports pédagogiques ; l'organisation du séminaire annuel des chefs de GIR ; l'animation du partenariat interministériel. La CNGIR est aussi une force de proposition et de réflexion sur d'éventuelles évolutions normatives, organisationnelles et opérationnelles au sein des GIR.

Comme je vous l'ai indiqué, la CNGIR et le coordinateur participent aux comités de pilotage territoriaux soit en présentiel, soit en distanciel. La CNGIR réalise des actions de communication interne, intervenant lors de sessions de formation ou de séminaires. Elle réalise aussi des actions de communication externe, à travers des interviews dans la presse. Elle publie un bulletin d'actualités bimestriel, mettant en avant l'activité judiciaire des GIR de façon anonymisée.

En théorie, l'effectif des GIR s'établit à 504 personnes. Actuellement, on n'en compte que 424 : 50 % du personnel est issu de la police nationale, 31 % de la gendarmerie, 17 % du ministère des finances et des comptes publics et 2 % d'autres administrations.

La composition médiane d'un GIR est de 10 personnes. Le nombre médian d'OPJ est de 7 personnes, variant de 3 à Dreux à 16 à Marseille. J'inclus dans ces chiffres les chefs et adjoints GIR. Au total, il y a 313 OPJ.

Sur l'effectif total, 250 personnes, soit 63 % des effectifs - que ce soit police, gendarmerie nationale ou administrations partenaires -, sont titulaires du brevet d'enquêteur spécialisé du GIR ou d'un brevet équivalent : investigateur en matière économique et financière pour la police nationale ou enquêteur de délinquance économique et financière pour la gendarmerie nationale. Les 48 derniers ont été formés en 2023 ; 59 % des structures possèdent un taux de formation supérieur à 60 %.

En 2023, 1477 opérations ont été menées par les 40 GIR - celui de Nîmes, je le rappelle, a été créé au 1er janvier 2024.

Les infractions suivies par les GIR intègrent, du fait des profits illicites qu'elles engendrent, le spectre des principales menaces constatées sur le territoire national. Il s'agit du trafic de stupéfiants, du trafic d'êtres humains, dont le travail illégal, des fraudes douanières - ce qui englobe le tabac et les contrefaçons - , des fraudes fiscales et sociales et des escroqueries. Le blanchiment de ces infractions rapportant du profit est englobé dans cet ensemble.

Sur les avoirs criminels, si j'exclus les 40 chefs GIR qui ont une mission de coordination territoriale, et qui passent énormément de temps en réunion avec les partenaires, les 263 personnels de la police nationale et de la gendarmerie nationale ont permis l'identification et la saisie de 243 millions d'euros en 2023, ce qui représente un tiers de l'ensemble des saisies réalisées par les forces de sécurité du ministère de l'intérieur. Ce ratio est constant sur les deux dernières années.

En matière de trafic de stupéfiants, 117 millions d'euros ont été saisis en 2023 ; 38 millions ont été identifiés par les GIR, soit 32 %.

Le trafic de stupéfiants engendre des profits quasi exclusivement en espèces. Le fonctionnement est à flux tendu, avec une évacuation au plus vite de ces bénéfices. Il est rare, désormais, de faire des saisies dans des appartements « nourrices » et les flux sont extraits quotidiennement des cités pour intégrer l'économie grise.

Les réseaux de blanchiment utilisent des méthodes traditionnelles dans la transmission des fonds, comme le transport physique, la compensation et la récupération des fonds par les entrepreneurs se livrant au travail dissimulé. C'est un point important du travail des GIR, des brigades de criminalité financière en territoriale, mais aussi de l'OCRGDF.

Au-delà des résultats et de la saisie des avoirs criminels des mis en cause, le démantèlement de ces réseaux de blanchiment permet de désorganiser de matière significative les flux financiers en lien étroit avec l'économie souterraine. Il a été démontré, lors de nombreuses procédures judiciaires, qu'une partie des espèces issues du trafic de stupéfiants est utilisée par des gérants directeurs de sociétés pour payer des employés non déclarés, par le biais d'un système de compensation. Ces sociétés réalisent ensuite des virements sur les comptes bancaires de sociétés éphémères désignés par le blanchisseur. Aussi, le positionnement des GIR dans la lutte contre le travail dissimulé est un moyen d'entraver les réseaux d'évacuation des profits des trafics de stupéfiants. En matière de travail dissimulé, les GIR ont permis d'identifier et de saisir 46 millions d'euros en 2023.

Quel est le bilan des GIR, avec l'activité de l'Ofast et de ses antennes ?

En 2023, 61 opérations ont permis la mise en cause de 211 personnes, dont 210 gardes à vue, engendrant 99 écrous. Grâce à ces enquêtes, les GIR ont pu identifier et saisir 6,6 millions d'euros, dont quasiment 850 000 euros en espèces, 700 000 euros sur les comptes de dépôt, 1,6 million d'euros en véhicules et 2,5 millions d'euros en immeubles.

En premier lieu, le blanchiment doit être pris en compte par tous les services. Le moyen et le haut spectre doivent être traités par tous les services spécialisés. Cependant, il faut rappeler que la France n'est pas une terre de blanchiment pour les avoirs criminels étrangers, hormis dans le secteur de l'immobilier de luxe.

S'agissant des évolutions législatives, l'infraction générique de blanchiment, créée en 1996, était auparavant une infraction pour laquelle l'auteur de l'infraction initiale ne pouvait pas être poursuivi, avant différents arrêts de jurisprudence en 2004, 2008 et d'autres.

L'adoption de la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude et la grande délinquance économique et financière a été essentielle. Le législateur a employé un raisonnement identique à celui qu'il a utilisé s'agissant de l'incrimination du blanchiment prévu à l'article 324-1 du code pénal pour la création de l'article 324-1-1 relatif au blanchiment présumé, qui est un outil essentiel pour les forces de l'ordre et les GIR.

La rédaction de ce texte illustre l'intention du législateur d'apporter une réponse probatoire aux problématiques rencontrées par les magistrats et les enquêteurs pour identifier, dans des schémas de blanchiment complexe, l'infraction principale punissable. Pour avoir travaillé pendant près de quinze ans à l'OCRGDF, j'ai vu de nombreux dossiers ne pas aboutir parce que nous n'arrivions pas à faire le lien entre le blanchiment constaté et l'infraction initiale, notamment le trafic de stupéfiants. Le blanchiment présumé est vraiment une réponse essentielle et primordiale dans le cadre de cette lutte.

Je donnerai deux exemples de blanchiment présumé, au travers de deux arrêts de la Cour de cassation qui démontrent l'intérêt de ce dispositif.

Le 6 mars 2019, la Cour de cassation a confirmé la décision d'une cour d'appel qui avait déclaré coupable de blanchiment au vu de l'article 324-1-1 du code pénal une personne interpellée lors d'un contrôle routier en possession d'une forte somme d'argent en espèces. Elle s'était fondée sur les incohérences des déclarations du prévenu, lequel n'expliquait ni les raisons de son voyage entre l'Allemagne et la France, ni l'importance de la somme transportée, ni le défaut de déclaration du transfert de fonds. Le mis en cause ne pouvant justifier de l'origine d'une somme importante détenue en numéraire, l'infraction a été caractérisée, et il a été condamné.

Le 5 avril 2022, le tribunal correctionnel de Paris a condamné un prévenu du chef de blanchiment présumé pour avoir détenu une somme de quasiment 30 000 euros en numéraire, dissimulée dans un sac, lui-même placé dans une sacoche présente sur le siège passager de son véhicule. Pour le tribunal, un tel transport de fonds réalisé dans des conditions manifestement anormales et dont le montant excède très sensiblement les ressources légalement perçues par l'intéressé caractérisent un acte de dissimulation. Le prévenu n'a pas justifié l'origine des fonds dissimulés dans son véhicule ni la distorsion entre les revenus déclarés et le montant des sommes retrouvées en sa possession. L'infraction est caractérisée. Il a été condamné sur la base du blanchiment présumé.

On constate toutefois quelques difficultés. La prise en compte du blanchiment présumé n'est pas systématique par l'autorité judiciaire. Nombre de magistrats préfèrent la mise en oeuvre du blanchiment au trafic de stupéfiants dans le cadre de ces deux exemples. Mais quand vous interpellez un individu avec des espèces sur lui, il va être très difficile de démontrer ensuite le lien avec un trafic de stupéfiants à l'origine de la possession de ces espèces.

Deuxième solution parfois prise par l'autorité judiciaire, la poursuite de cet individu pour le blanchiment de fraude fiscale. Mais celui-ci n'existera que pour l'année N-1, et non l'année en cours. Ensuite, il ne portera que sur le montant des droits éludés, et non sur la totalité de la somme saisie. Le spectre de la saisie d'arriérés en valeur ne sera que réduit. Sur 40 000 euros de saisie, si ce sont des revenus non déclarés de l'année N-1, le montant du blanchiment de la fraude fiscale ne portera que sur la part des montants éludés aux impôts.

Le cadre français est robuste, comme l'a démontré l'audit du Gafi. Je ne reviendrai pas sur la caractérisation des systèmes de blanchiment en trois catégories : manipulation d'espèces, opérations commerciales, opérations financières.

La coopération avec les professions assujetties est réelle et importante, notamment par le biais de Tracfin.

Je citerai un exemple d'entrave mis en place par le tribunal judiciaire de Paris afin de couper les flux bancarisés illicites. Le tribunal de commerce de Paris avait détecté plus d'un millier de sociétés éphémères dont les comptes bancaires servaient de comptes de transit à des fonds d'origine délictuelle. L'identification de ces entités par les services judiciaires et par Tracfin était toutefois tardive. Face à ce constat d'échec dans la lutte contre les sociétés éphémères, la section F2 du tribunal judiciaire de Paris a mis en place un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires détenus par ces sociétés, en lien avec Tracfin, avec la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière et sa cellule spécialisée dans la détection des faux documents, avec le greffe du tribunal de commerce de Paris et avec le GIR de Paris. Ce protocole, mis en place en février 2023, a permis de saisir plus de 11 millions d'euros sous le chef de blanchiment présumé. Il y a eu cinq procès-verbaux (PV) : un PV de saisine, trois PV de recherche, un PV de clôture, soit une demi-journée de travail d'un OPJ.

Ce dispositif a été élargi à l'Île-de-France et nous avons saisi environ 15 millions d'euros de fonds sur ces comptes bancaires, pour lesquels il n'il n'y aura pas d'appel, du fait de la présence de « mules » bancaires à la tête de ces sociétés éphémères.

Enfin, outre les actions judiciaires, les GIR mènent des actions administratives avec des contrôles de commerces - épiceries communautaires, bars à chicha, barber shops depuis quelques années, etc. Les GIR réalisent de nombreux contrôles, soit dans le cadre d'un Codaf avec l'ensemble des administrations partenaires, soit sur autorisation du procureur de la République. Il s'ensuit, très souvent, l'ouverture d'enquêtes préliminaires pour trafic illicite de tabac - c'est souvent cela dans les commerces - ou pour blanchiment si le chiffre d'affaires ne correspond pas à la comptabilité de la société.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez cité deux affaires dans lesquelles des fonds avaient été saisis sur une banquette de voiture ou dans un véhicule. Dans de tels cas, une enquête patrimoniale est-elle systématiquement lancée ?

M. Thierry Pezennec. - Tout à fait. Nous demandons à tous les enquêteurs de réaliser une enquête patrimoniale de base, pour connaître le patrimoine de la personne interpellée. Cette enquête peut être très légère : quelques réquisitions auprès de la DGFiP peuvent suffire à démontrer que l'individu n'a ni revenus immobiliers ni revenus du travail suffisants pour justifier l'origine de la somme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans une telle hypothèse, poursuit-on l'enquête patrimoniale jusqu'à l'entourage de la personne - famille, proches, relations ?

M. Thierry Pezennec. - Cette enquête est automatique pour l'entourage proche. En cas de comparution immédiate à la suite d'une interpellation, nous disposons du temps de la garde à vue pour enquêter. Les actes sont très rapides, il faut donc agir au plus vite.

L'intérêt du blanchiment présumé est qu'il autorise un renversement de la charge de la preuve : tout au long de la procédure, il revient à la personne mise en cause d'apporter les éléments de preuve. La non-justification de ressources a pour sa part été très peu usitée par les services judiciaires depuis sa création en 2006, car elle est très difficile à démontrer. La présomption de blanchiment est beaucoup plus simple, les conditions pour caractériser l'infraction sont moindres, et les résultats sont là.

Mme Magali Caillat. - Il existe un problème systémique : les découvertes de sommes importantes liées au narcotrafic se font, la plupart du temps, loin des narcotrafiquants. Les voitures avec cache aménagée ne sont pas conduites par les têtes de réseaux, mais par des affidés, de niveau intermédiaire, c'est-à-dire de niveau 1, et dont le patrimoine n'est pas forcément exceptionnel.

Mme Valérie Boyer. - Concernant les « mules » bancaires, ou leurs affidés, dispose-t-on de caractéristiques générales des réseaux pour mieux percevoir le phénomène ? Nous pensons tout d'abord à la famille, mais les réalités que vous décrivez vont au-delà.

Comment travaillez-vous avec les caisses d'allocations familiales (CAF) et les départements ? Des systèmes d'alerte sont-ils mis en oeuvre, par exemple pour détecter certaines personnes qui vivraient officiellement sans revenu, mais en disposeraient en réalité ?

Mme Magali Caillat. - Le profil des « mules » bancaires soulève deux problèmes.

Le premier problème concerne l'environnement proche. Je suis personnellement pour la parité carcérale des femmes. Ce point me semble particulièrement important. J'ai en tête des exemples où des procureurs ont pris la décision d'incarcérer des mères ou des soeurs sur le fondement de charges probantes - je pense notamment aux mères, qui peuvent être utilisées comme « mule » bancaire. Ce type de décision a eu un impact considérable sur le moral des troupes du narcotrafic.

Le second problème est plus global. Je pense à des affaires à Tourcoing ou Roubaix. Des personnes qui ne sont pas connues par la police sont, pour cette raison, recrutées comme « mules » bancaires. Ce recrutement se fait dans l'environnement de la cité et du quartier. À ce titre, Tracfin, les assujettis et notamment le secteur bancaire font un travail très important. Des affaires ont pu émerger à la suite de dénonciations du secteur bancaire.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez beaucoup parlé de l'article 324-1-1 du code pénal, en déplorant qu'il ne soit pas encore assez utilisé. Pourquoi ?

Mme Magali Caillat. - Je constate une forme de pusillanimité dans les juridictions à employer ce type d'outils. Le contre-exemple donné par M. Pezennec sur le GIR et le parquet de Paris face aux sociétés éphémères est excellent : nous le citons souvent, mais il constitue une exception.

J'ai beaucoup d'exemples en tête où nous avons trouvé des jeunes ayant sur eux des sommes non pas de 30 000 euros, mais d'environ 3 000 euros, qui ont donné lieu à restitution.

M. Jérôme Durain, président. - Comment expliquez-vous cette pusillanimité ? Est-elle liée à une méconnaissance des dispositions en vigueur ?

Mme Magali Caillat. - Je regrette une forme de méconnaissance du caractère invasif du narcotrafic en France. Les juridictions spécialisées, comme les Jirs et la Junalco sont en pole position aux côtés des services d'enquête spécialisés, mais force est de constater que dans d'autres portions du territoire une forme de méconnaissance existe, ce qui engendre de la frustration, notamment chez les enquêteurs.

Tout n'est pas parfait non plus du côté de ces derniers. Par exemple, lors des saisies, nous allons vite à la restitution, qui est toujours autorisée par le parquet.

Mme Valérie Boyer. - Vous parliez des acquisitions de patrimoine par les narcotrafiquants. J'imagine qu'une partie d'entre elles sont réalisées en espèces, y compris via des « mules » bancaires. J'ai été interpellée par des élus qui exprimaient de très lourds soupçons concernant l'achat de certains biens immobiliers. Travaillez-vous avec les notaires ? Leur envoyez-vous des alertes ?

Un prix d'achat peut être fixé sur le fondement d'avoirs en banque, mais l'on soupçonne que des sommes significatives circulent en liquide lors de ce même achat. Peut-être faudrait-il mener une enquête auprès du vendeur ?

Mme Magali Caillat. - Vous rebondissez sur la strate 3 du blanchiment, qui a lieu via l'immobilier, à l'échelon territorial. Les notaires, qui président aux transactions, jouent un rôle important. Vous me demandez si nous travaillons avec les notaires... je dirais plutôt que les notaires devraient travailler avec Tracfin, car ils constituent une profession assujettie.

Je me rappelle un dossier du GIR de Lille, mené avec la police judiciaire : nous avions identifié pour quatre millions d'euros de patrimoine immobilier acquis sur les deux circonscriptions de Tourcoing et Roubaix, patrimoine qui avait donc été saisi par la police à l'issue de l'enquête.

Ces enquêtes sont compliquées. Nous travaillons avec les notaires en allant perquisitionner dans leur étude.

M. Thierry Pezennec. - Les notaires obéissent en effet à un secret professionnel général et absolu. Ils ne répondront pas aux réquisitions judiciaires. Pour récupérer des documents, il faut réaliser une perquisition, en présence de l'autorité judiciaire et avec le représentant de l'ordre.

Au sujet des CAF, des conventions sont mises en place entre les GIR et les administrations. Un agent de la CAF, de la CPAM ou d'autres administrations se rend régulièrement au sein des GIR pour mener un travail d'échange d'informations et de renseignements, travail couvert par les différents codes. Parfois, pour un dossier précis, ils parviennent à arrêter l'octroi d'aides ou à récupérer des aides indues.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le résultat net du narcotrafic en France s'élève à environ trois milliards d'euros, pour six milliards de chiffre d'affaires. Le montant des saisies, en dépit du travail de vos services, est dérisoire. Comment expliquez-vous cette disproportion face à des sommes considérables qui circulent en petites coupures ? N'intervenons-nous pas trop tard, après la transformation de ces espèces en cryptomonnaies ou en capitaux immobiliers et boursiers ?

Quel est votre rôle exact comme coordonnateur national des GIR ? Affichez-vous des priorités, donnez-vous des instructions aux GIR ?

M. Thierry Pezennec. - Je n'ai ni lien hiérarchique ni fonctionnel avec les GIR, ce qui constitue une grande difficulté - d''où l'intérêt de la remise en oeuvre d'un comité interministériel national pour redonner les grands axes prioritaires. Nous en suggérons quelques-uns aux GIR, mais seule une circulaire interministérielle pourra rappeler le cadre de leurs missions.

Le comité interministériel national permettra de décliner les comités territoriaux, qui se réunissent rarement. Les GIR ont une double gouvernance, celle du préfet et celle du procureur général ou du procureur de la République, qu'il s'agisse d'un GIR départemental ou interdépartemental. Vu que peu de comités de pilotage se réunissent, chaque GIR fonctionne un peu en roue libre dans son territoire.

Ainsi, ce comité interministériel est essentiel, au niveau territorial comme national.

Concernant votre première question, la difficulté tient au fait que les flux concernent des espèces ; il est difficile d'identifier aussi bien ces flux que les réseaux de collecteurs. Je pense à deux réseaux de collecteurs démantelés par l'OCRGDF : pour le dossier Virus, qui date de plus de dix ans, le chiffre d'affaires du réseau principal de collecteurs s'élevait à 260 millions d'euros par an ; pour le dernier réseau démantelé par l'office central, le chiffre d'affaires se situait entre 50 et 60 millions d'euros par an. La difficulté est bien d'identifier ces réseaux de collecteurs.

Nous envisageons souvent le problème des stupéfiants à travers le prisme des produits, et moins des flux d'espèces. Soit ces espèces sont évacuées de manière physique, soit elles intègrent l'économie grise, et principalement par le biais du travail dissimulé. Ces espèces servent à payer les salariés non déclarés : des dizaines de millions d'euros sont en jeu, tous les mois. Trois grands domaines sont concernés : le BTP, la restauration et la sécurité. L'Urssaf estime à 800 millions d'euros par an les cotisations non versées en 2022, avec des redressements à hauteur de 10 % de ce total. Les deux tiers des dossiers concernent le BTP, ce que confirme la nature des dossiers traités par la police judiciaire. Ces trois grands secteurs à risque en matière de blanchiment profitent de la difficulté à identifier les réseaux de collecteurs.

Mme Magali Caillat. - Je rebondis sur le mot « difficulté ». Il est en effet frustrant de ne pas disposer d'une évaluation totale du chiffre d'affaires du narcotrafic.

De plus, le cadre dans lequel se placent l'action des services d'enquête et l'action judiciaire est au plus haut point complexe. Une enquête pour démanteler de tels réseaux dure entre dix-huit mois et deux ans. C'est très lourd et très long. Pendant que nous travaillons sur un réseau, nous ne travaillons pas sur un autre. L'action des services d'enquête va jusqu'au procès pénal, pour atteindre la confiscation des biens. En matière de stupéfiants, environ 880 millions ont été saisis en 2023. Il faudra examiner les chiffres de la confiscation à terme. Actuellement, il existe un écart important entre les montants saisis et les montants finalement confisqués.

M. Thierry Pezennec. - Parlons de ratio : les 263 officiers de police judiciaire des GIR - je ne prends pas en compte les chefs de chaque groupe - ont permis la saisie de 243 millions d'euros, pour l'ensemble des dossiers. En démultipliant les forces, nous pourrions multiplier le nombre de dossiers traités, et donc les résultats.

M. Jérôme Durain, président. - Une question capacitaire se pose donc...

M. Thierry Pezennec. - Tout à fait. Les GIR attirent les candidats, car ils donnent du sens au travail - chaque dossier aboutit à un résultat. Ils ont en outre la chance de choisir leurs dossiers, même si l'autorité judiciaire les impose en partie.

M. Jérôme Durain, président. - Mes questions portent sur deux réseaux de circulation de l'argent. Nous lisons des papiers très documentés sur certains spots, notamment dans le nord-est de la région parisienne, papiers dans lesquels le fonctionnement de ces réseaux est expliqué. La description de l'anatomie de ces fraudes est assez sidérante. Pourquoi n'arrivons-nous pas à agir ? Quelle est la part de l'hawala dans la circulation de l'argent ? Que peut-on faire contre ces mécanismes de compensation ?

M. Thierry Pezennec. - Vos deux questions se rejoignent. Vous parlez du centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa). Le système de compensation est vieux comme le monde. Le Cifa brasse des dizaines de millions d'euros tous les jours en espèces : c'est le centre névralgique du système de compensation. Du jour au lendemain, ces fonds sont compensés à un autre endroit de la planète, parce qu'il y a des échanges de marchandises. Dans ce cadre commercial, au lieu d'effectuer un virement bancaire, l'on compense une somme en espèces présente sur le territoire français par d'autres fonds en espèces, dans le lieu d'origine du fournisseur.

C'est là que réside toute la difficulté. Il est difficile d'infiltrer le Cifa. En cas d'interception judiciaire dans la communauté chinoise, il est très difficile de trouver des interprètes et traducteurs. Certains sont fiables, mais il y a aussi beaucoup de fuites.

Mme Magali Caillat. - Tout ce qui est documenté sur le Cifa naît notamment de l'action policière de l'OCRGDF, qui a régulièrement fait émerger des affaires et participé au lever du voile sur ce système. Encore récemment, nous avons pu récupérer des remises d'espèces effectuées à des membres de la communauté chinoise par des narcotrafiquants, images de surveillance à l'appui. Nous avons constaté que des dépôts très ordonnancés sont effectués par des « mules » auprès de grossistes chinois du Cifa, qui, par texto ou message sur les réseaux sociaux, retrouvent l'équivalent en espèces de ce dépôt mais dans un autre territoire, par exemple en Espagne. On fait s'échapper du cash simplement grâce à un SMS.

Tous ces éléments ont été mis en évidence au travers d'enquêtes. Il faudrait sans doute en mener d'autres, mais l'on entraperçoit que le seul cadre judiciaire, pour des dossiers aussi systémiques, est trop étroit. Il faut une action à 360 degrés. Nous avons déjà tenté des actions, avec la DGCCRF, avec les douanes et les services d'enquête. Mais il faut aller bien au-delà, et il y a des difficultés liées à des compromissions dans les communautés : cela vaut pour la communauté chinoise comme pour la criminalité organisée en général. Ces difficultés sont très importantes, car elles peuvent faire tomber un dossier en un claquement de doigts.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous comptons une multiplicité d'organismes en France - Tracfin, les GIR, les antennes de l'Ofast, l'Agrasc, les douanes, la Piac, etc. Ces outils, tous justifiés, ont été créés en fonction de circonstances particulières. Comment jugez-vous la coopération entre ces différentes institutions ?

En matière judiciaire, n'aurait-on pas par ailleurs intérêt à créer une structure sur le modèle de la DEA (Drug Enforcement Administration) aux États-Unis, un outil qui superviserait l'ensemble des services impliqués dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, sous l'autorité d'un procureur de la République dédié exclusivement au narcotrafic ?

Mme Magali Caillat. - Je ne m'avancerai pas sur la question de la création d'une DEA. Il ne m'appartient pas d'y répondre.

S'agissant de la coopération au sein de l'écosystème que notre pays a dû armer, l'histoire récente a montré que ces organismes fonctionnaient bien ensemble. Lors de la venue du Gafi, tout le monde s'est mis autour de la table pour optimiser encore le système anti-blanchiment français. Le résultat a été positif.

Par ailleurs, je ne m'exprime là que sur l'aspect judiciaire, l'état de la menace impose une vision à 360 degrés. Ainsi, nous faisons parfois face à des avocats - une profession également assujettie - qui s'étant fait les avocats très spécialisés de golden customers, de clients privilégiés - à savoir des narcobandits -, vont contribuer à déséquilibrer le procès pénal par des manoeuvres dilatoires, voire déloyales, payées à coup de cash. C'est un point important, qui a été évoqué devant vous par la vice-présidente du tribunal judiciaire de Marseille, Mme Couderc.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'entends que, selon vous, la coordination est relativement bonne entre des outils créés pour répondre à des besoins particuliers. Mais permettez-moi d'insister : ne faudrait-il pas une autorité supérieure qui pourrait se charger de cette coordination ?

Mme Magali Caillat. - Il est évident qu'il faut faire mieux. On ne peut pas se satisfaire de ce constat. C'est pourquoi j'élargissais le champ de votre question. Mais, je ne peux pas répondre de manière suffisamment documentée à votre question sur la création d'un système similaire à une DEA.

M. Thierry Pezennec. - Le système est robuste entre Tracfin et les professions assujetties, qui sont le premier niveau. Elles déclarent à Tracfin les soupçons, au premier euro ou à l'entrée en relation clientèle. Tracfin agit comme un filtre et cherchera ensuite à démultiplier l'information reçue pour la transmettre le cas échéant à l'autorité judiciaire.

L'ensemble des services judiciaires coopèrent entre eux, même si nous avons encore une marge de progression. La création de la Piac ou de l'Agrasc répondait à un réel manque.

La robustesse du système français conduit les réseaux criminels à chercher des solutions pour le contourner, comme celles, connues depuis longtemps, du réseau de collecteurs ou des sites de compensation. Les techniques des réseaux criminels allant en se complexifiant, ce sont l'enquête et les missions des enquêteurs qui se complexifient en même temps.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle part des sommes engendrées par le trafic de stupéfiants sert à financer le travail dissimulé, les avoirs locaux, les chambres de compensation ? En a-t-on une vague idée, en grandes masses ?

M. Thierry Pezennec. - Je ne peux vous donner un pourcentage. Mais la masse la plus importante du blanchiment part dans le travail dissimulé.

L'investissement local présente en effet des limites par rapport à tout ce que nous mettons en place - enquête patrimoniale, saisie, confiscation... Les commerces de proximité servent essentiellement à obtenir de l'honorabilité, des contrats de travail et des salaires pour la famille et l'entourage, des aides ou des crédits. Ils sont néanmoins préjudiciables à l'ensemble de l'économie, en créant une concurrence déloyale avec des prix imbattables - 7 euros pour une coupe chez un barber shop contre 23 euros chez un autre coiffeur. Il faut réaliser des contrôles administratifs pour identifier ces commerces et trouver ensuite des entraves. Je n'oublie pas, dans la liste des moyens utilisés, les fraudeurs fiscaux : le dossier Virus en a été un exemple.

Mme Magali Caillat. - On ne peut donner de chiffre global, mais la question est intéressante.

Même si tous les narcotrafiquants ne sont pas identiques, nos narcotrafiquants français sont assez pater familias. À l'exception de ceux qui ont la ferme volonté de partir à Dubaï ou au Maroc et d'y rester, la plupart d'entre eux gardent des accroches territoriales. Ils y laissent une partie de leur famille - leur compagne, leur mère -et, même s'ils investissent leurs fonds au Maghreb ou à Dubaï, ont à coeur de conserver leur environnement par l'achat de maisons ou d'appartements. Leur mode de fonctionnement, pour les plus sophistiqués et installés d'entre eux, sera de transmettre ce patrimoine à un moment, et ce y compris, parfois, sur le territoire national. Pour cela, ils auront recours au travail dissimulé et à tout le processus précédemment décrit.

Mme Karine Daniel. - Nous devons creuser la notion de flux, notamment financiers, pour aller au-delà d'une vision statique, à un instant t. Cela me rappelle l'audition très intéressante que nous avons menée avec des chercheurs et des économistes. Il faut parvenir à tirer des liens avec d'autres secteurs économiques mieux renseignés car ils sont légaux et disposent de données.

Il me semble intéressant d'identifier les marges de progrès et de manoeuvre pour une meilleure réactivité et plus grande simplification. La question du temps est évidemment essentielle en matière de flux. Il faut aussi voir quels sont les noeuds et s'il y a une concentration de ces flux sur certains maillons. Les actions sur ces niveaux sont plus efficaces.

M. Thierry Pezennec. - J'enfonce encore le clou : l'un des moyens pour lutter contre ces flux est l'infraction de blanchiment présumé, à savoir l'article 324-1-1 du code pénal précédemment évoqué. Vous n'avez alors pas à faire de lien avec le trafic de stupéfiants. Lorsque vous travaillez sur les réseaux de collecteurs, vous travaillez sur du blanchiment présumé, et non du blanchiment de trafic de stupéfiants, car on n'aura pas à faire le lien entre le blanchiment et le produit de l'infraction d'origine...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - ... et il n'y a pas de question de proportionnalité !

M. Thierry Pezennec. - Oui. Après, sur un réseau pareil, l'aspect d'identification et de saisie, y compris en valeur, est important. Le blanchiment présumé est, à mon sens, une arme nucléaire pour nos services et l'autorité judiciaire, mais une arme sous-employée.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'avocats du Conseil national des barreaux et du Barreau de Paris

JEUDI 14 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons aujourd'hui Laurent Caruso, ancien bâtonnier du barreau de l'Essonne, membre élu du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme, et Valentine Guiriato, ancienne bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Bergerac-Sarlat, membre élue du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme, et Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière du barreau de Paris, Guillaume Martine, avocat au barreau de Paris, ancien membre du conseil de l'ordre du barreau de Paris, Pierre Dunac, vice-président de la Conférence des bâtonniers de France et Mathieu Jacquier, bâtonnier du barreau de Marseille.

Cette audition est importante, car nous souhaitons entendre les organisations professionnelles des avocats afin de comprendre leurs points de vue la lutte contre le narcotrafic.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Caruso, Mme Valentine Guiriato, Mme Vanessa Bousardo, M. Guillaume Martine, M. Pierre Dunac et M. Mathieu Jacquier prêtent serment.

Maître Valentine Guiriato, ancienne bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Bergerac-Sarlat, membre élue du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme. - En ma qualité de représentante du Conseil national des barreaux (CNB), j'ai l'honneur de débuter cette audition devant votre commission d'enquête. Le CNB est conscient que la lutte contre le trafic de stupéfiants est une question de santé et de sécurité publiques. Nous constatons tous que les mesures prises jusqu'à présent pour lutter contre ce trafic sont peu efficaces, comme le démontrent les chiffres, et ce malgré un régime répressif déjà dérogatoire.

Cependant, je ne peux commencer sans revenir sur le contexte de cette audition, qui intervient à peine une semaine après celle des magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, notamment celle de Mme Couderc. Face à l'échec de la lutte contre le narcotrafic, cette juge d'instruction a avancé comme explication, outre le manque de moyens, le travail des avocats et le code de procédure pénale. Ces propos ont suscité un émoi particulièrement justifié chez nos confrères et au sein de nos institutions, car ils sont parfaitement inadmissibles. Heureusement, nous savons qu'il ne s'agit pas d'une position majoritaire chez les magistrats. Néanmoins, à l'heure où magistrats et avocats appellent de leurs voeux un rapprochement de nos professions autour d'un dialogue constructif, avec la première édition de la « journée nationale de la relation magistrat-avocat » prévue dans une semaine, ces déclarations ont été très mal reçues dans notre profession.

C'est pourquoi il nous paraît important de rappeler que l'avocat est et restera un défenseur, une vigie de l'État de droit. Selon notre serment, nous exerçons nos fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Nos règles déontologiques nous imposent de faire preuve de compétence envers nos clients, de dévouement, de diligence et de prudence. Nous sommes à ce titre partenaires de justice et acteurs essentiels de la pratique universelle du droit, défenseurs des droits et des libertés des personnes que nous assistons et représentons en justice, n'en déplaise à certains. Quant aux magistrats, gardiens de la liberté individuelle, ils doivent appliquer les règles de droit. Dès lors, nous invitons chacun à remplir son rôle dans le cadre de la loi. Fort heureusement, si ce n'est pas le cas, des procédures disciplinaires existent en ce qui nous concerne : le parquet général est ainsi une autorité de poursuite disciplinaire, aux côtés du bâtonnier. Jeter l'opprobre sur l'ensemble de notre profession est dangereux et indigne dans un État de droit.

Pour en revenir au manque de moyens, l'audition en question a également été l'occasion d'évoquer l'engorgement des chambres de l'instruction, et plus généralement les règles de procédure en la matière. Si nous constatons effectivement un manque de moyens, il ne saurait être reproché à un avocat de faire son travail non plus qu'aux règles de procédure d'exister : il s'agit d'éviter l'arbitraire. Avancer le travail des avocats comme explication de l'échec de la lutte contre le narcotrafic, c'est se tromper de cible, tout comme assimiler l'avocat à son client. L'avocat est le défenseur de son client et se doit d'utiliser tous les moyens juridiques pour oeuvrer dans l'intérêt de ce dernier ; la défense n'a pas à être constructive du point de vue des juges, mais indépendante et efficace du point de vue des justiciables, conformément à notre serment. Comme l'a rappelé la présidente du CNB, dans un État de droit, l'avocat est libre et doit le rester. On ne peut tenter de le museler dans l'exercice des droits de la défense et sa liberté doit rester totale. Si des nullités sont prononcées dans les procédures, elles le sont par des juges parce qu'au cours de la procédure concernée, la règle de droit protectrice de tous les citoyens n'aura pas été respectée. Le code de procédure pénale s'impose à tous - enquêteurs, magistrats, avocats - ; il est le garant du respect des droits de la défense et des libertés fondamentales de tous. Donnons donc les moyens aux enquêteurs, magistrats et personnels de greffe de faire leur travail, mais ne reprochons pas aux avocats de faire le leur. Le juge applique la loi et l'avocat, dans les limites de celle-ci, défend les droits de ses clients.

Nous sommes viscéralement attachés aux droits de la défense qui doivent être garantis en tant que piliers de tout État démocratique, et reconnus comme tels. Nous nous opposons ainsi fermement à une limitation des possibilités de recours en nullité, dont les conditions de recevabilité sont déjà particulièrement strictes, d'autant plus quand une telle démarche n'est qu'un palliatif au manque de moyens. Plus généralement, nous sommes opposés à la mise en place d'une procédure encore plus dérogatoire, qui serait attentatoire aux droits de la défense de tous. Nous ne ferons aucune concession sur ce point et nous n'aurons aucune complaisance : notre régime répressif doit s'attacher à concilier la protection de l'ordre social et la sauvegarde des libertés individuelles. Pour finir, je souhaite rappeler, à quelques jours de l'annonce de l'entrée de Robert Badinter au Panthéon, que c'est sous son ministère qu'ont été supprimés il y a plus de quarante ans, en 1982, les quartiers de sécurité renforcée.

Maître Laurent Caruso, ancien bâtonnier du barreau de l'Essonne, membre élu du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme. - Nous comprenons évidemment la volonté de lutter contre le narcotrafic, notamment au vu des conséquences désastreuses que celui-ci engendre. Notre rôle d'avocat est d'insister sur le fait que, dans un État démocratique, l'action des services d'enquête et de la justice doit respecter un certain nombre de normes : les libertés et les droits fondamentaux. L'histoire juridique nous a trop souvent montré combien, à chaque difficulté rencontrée dans la réponse à un phénomène de délinquance ou de criminalité, l'État était tenté de réduire les droits et les libertés, qui constituent pourtant notre socle commun démocratique.

J'ai à l'esprit une maxime importante chère aux avocats, prêtée à Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre et finit par perdre les deux ». Nous avons constaté que certaines propositions recueillies par votre commission d'enquête vont dans le sens d'une réduction des libertés et des droits fondamentaux. Cela n'est pas acceptable.

Les propositions qui nous posent difficulté concernent notamment la limitation des conséquences d'une nullité de procédure, la création envisagée de nouvelles procédures dites « coffres » et la multiplication des régimes dérogatoires. De telles réformes ne seraient pas acceptables, car elles constitueraient un nouveau recul de l'État de droit, censé garantir l'effectivité des droits de la défense, composante essentielle du procès équitable découlant de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ces règles protègent les libertés : le contrôle d'identité, les perquisitions, prévus par le code de procédure pénale sont une protection des libertés. Réduire l'impact des nullités, c'est admettre que l'on ne respecte plus les libertés et que l'on pourra faire un peu ce que l'on veut dans une enquête. Cela n'est pas acceptable. Une telle décision serait d'autant plus grave qu'elle découlerait d'une motivation erronée. Pour les avocats, elle serait reçue comme une réponse décalée aux difficultés des juridictions. Cette idée a émergé à la faveur d'un constat légitime : celles-ci, notamment les chambres de l'instruction, sont surchargées par le contentieux des nullités. Ce manque de moyens justifie-t-il pour autant de renoncer à des principes essentiels ? Non, cela n'est pas acceptable. Selon la juge d'instruction Mme Couderc lors de son audition par votre commission, les avocats se battent trop sur la procédure. Mais les avocats font du droit, ils utilisent les moyens juridiques à leur disposition, lesquels n'existent pas pour leur faire plaisir, mais pour leur permettre de défendre les libertés. Nous refusons donc que l'on réponde à la problématique des moyens de la justice par un recul des libertés.

Dans le même état d'esprit, l'idée d'une procédure « coffre », qui serait contrôlée par le juge des libertés et de la détention (JLD) et la chambre de l'instruction, a été émise. Une telle procédure doit pourtant être bannie, car elle constituerait une atteinte insupportable au contradictoire, l'un des grands principes de la procédure pénale, au même titre que les droits de la défense, qui ont valeur constitutionnelle. Réduire le principe du contradictoire, éventuellement sous le contrôle par un juge, n'est pas acceptable : cela signifierait que quelqu'un pourrait être mis en cause et poursuivi sur la base d'éléments qui ne feraient pas l'objet d'un débat contradictoire. En tant qu'avocats, nous ne pouvons accepter une telle violation des droits de la défense et nous souhaitons attirer votre attention sur ces points. Avec un peu de mauvais esprit, nous pourrions avancer que ce type de procédures ne se justifierait que par la volonté de cacher à la défense des éléments susceptibles d'être débattus contradictoirement, voire contestés, et nous ferions le lien avec le problème posé par le contentieux des nullités. Tout cela revient à une réduction des droits de la défense et du procès équitable, qui ne saurait prospérer dans notre pays.

Les régimes dérogatoires, qui sont déjà beaucoup trop nombreux, constituent une autre problématique. Ils se sont multipliés depuis l'adoption du code de procédure pénale. Les procédures d'exception se sont diversifiées avec des ajouts d'articles dans tous les domaines. À force d'en créer de nouveaux, au motif, notamment, d'un manque de moyens d'enquête, de moyens humains et de capacités des juges d'instruction à faire avancer leurs investigations, le régime ordinaire risque de devenir l'exception. Que nous réserve-t-on pour ceux qui sont en projet ? L'avocat sera-t-il encore sacrifié, avec des délais d'intervention plus tardifs et des droits moins nombreux pour les personnes faisant l'objet de ces procédures ? Nous tirons la sonnette d'alarme à ce sujet.

Nous souhaitons aussi évoquer la question du régime particulier de détention. Comme Mme le bâtonnier vous l'a indiqué à l'instant, un tel sujet semble malvenu à l'heure où Robert Badinter, qui a mis fin aux régimes de détention particuliers, a fait l'objet d'un hommage national. La symbolique et le fond de telles idées sont incohérents avec ces évolutions.

Quelques autres éléments : nous nous opposons à l'amende forfaitaire délictuelle, car celle-ci ne correspond pas aux normes juridiques acceptables, dans la mesure où le policier qui l'inflige est à la fois celui qui constate l'infraction et qui la sanctionne. C'est inacceptable, tout comme l'aléa selon lequel dans un cas on fera une amende et dans un autre on poursuivra devant le tribunal.

Concernant le gel des avoirs, dont on parle beaucoup, la procédure judiciaire est déjà très compliquée car elle offre peu de recours, peu de contradictoire et peu de possibilités de défense pour les personnes non encore condamnées et présumées innocentes, qui sont concernées par de telles mesures à titre préventif. Or on évoque actuellement un gel des avoirs administratif, offrant encore moins de protections et de garanties. Des personnes impliquées ou non, tiers ou non à la procédure, pourraient ainsi voir leurs avoirs bloqués. Cela n'est pas admissible sans contradictoire, sans recours et surtout sans respect de la présomption d'innocence. Cette procédure de gel des avoirs administratif nous semble donc bien dangereuse.

Permettez-moi de souligner, en conclusion, que toutes les réponses qui ont été soumises à la commission d'enquête sont des rustines : elles visent à résoudre - bien mal - un problème bien plus large, celui du manque de moyens de la justice.

La justice et les services d'enquête de notre pays n'ont pas les moyens de faire correctement leur travail. Même si les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) sont organisées de manière à pouvoir répondre aux fléaux du trafic et de la criminalité organisée, cela ne justifie pas d'abaisser notre niveau d'exigence en matière de droits et de libertés fondamentales. Cela ne justifie pas non plus que l'on pointe du doigt les avocats et les auxiliaires de justice, qui font leur travail de défense. Des attaques de ce type ne sont pas acceptables dans un État de droit. Les avocats continueront à se tenir aux côtés des personnes qu'ils assistent pour faire valoir ces droits.

Nous estimons pour notre part que, si l'objet de votre commission d'enquête est tout à fait légitime, les réponses envisagées reviendraient à adopter des mesures totalement décalées par rapport aux besoins réels de notre justice.

Aujourd'hui, la justice est laissée pour compte. Il est temps de se poser les bonnes questions, de mettre ce sujet sur la place publique, et certainement pas de violer les droits de la défense et d'attaquer les libertés fondamentales.

Maître Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière du barreau de Paris. - Je vous remercie de donner la parole au barreau de Paris que je représente aujourd'hui, un barreau qui se compose de près de 34 000 avocats.

Je m'exprime en ma qualité de vice-bâtonnière, par ailleurs avocate pénaliste depuis près de vingt ans, et de porte-parole du bâtonnier de Paris, Pierre Hoffmann.

Nous avons pris acte des termes du débat, de sa complexité et des propos qui ont été tenus dans le cadre de votre commission.

Permettez-moi de rappeler, à titre liminaire, une première évidence : le narcotrafic porte bien sûr une atteinte grave aux intérêts fondamentaux de la Nation, en posant notamment des problèmes de santé publique et en installant une économie parallèle, une situation qui engendre des violences sans limites et trop souvent dramatiques, tant les réseaux mafieux gangrènent de vastes pans de notre société.

Nous autres, avocats parisiens, en sommes totalement conscients : nous nous sentons concernés, comme tout citoyen peut l'être, par cette situation et par la nécessité qu'il y a à lutter contre cette criminalité.

Cela étant, il est également important de rappeler le rôle des avocats dans une société démocratique, car je dois vous dire que nombreux sont les avocats du barreau de Paris à avoir été pour le moins interpellés, pour ne pas dire choqués, par l'image qui a pu être donnée de la profession que nous exerçons.

Pour ma part, je suis surprise du discours qui tend encore - parce que ce n'est pas nouveau - à assimiler les avocats à leurs clients, avocats qui, rappelons-le, ne sont pas les complices ou les mercenaires de ceux-ci.

Les avocats exercent, comme cela a été très justement rappelé à l'instant, une mission essentielle dans une société démocratique, celle de garantir les droits de la défense qui ont, je le précise, valeur constitutionnelle. Ces grands principes n'ont pas simplement vocation à être proclamés de manière théorique : ils doivent trouver une application concrète dans le quotidien, dans l'application du droit qui en est faite dans les situations les plus simples comme les plus complexes.

Mes prédécesseurs ont tous deux cité Robert Badinter, lequel nous a quittés il y a quelques semaines. Chacun d'entre nous se prévaut à juste titre de l'ancien garde des sceaux : il a en effet été un infatigable défenseur des droits de la défense, droits constamment attaqués, remis en cause dans leur légitimité, voire - nous l'observons tous les jours - diabolisés. Nous sommes ici pour rappeler qu'il ne faut pas transiger avec les droits de la défense, sauf à saper les fondements mêmes de ce que nous sommes.

La gravité, même extrême, des faits qui font l'objet d'une procédure ne saurait remettre en question la légitimité de l'avocat ni celle des droits de la défense qu'il exerce. Au contraire même, les faits les plus graves, ceux qui font encourir les peines les plus lourdes, méritent une vigilance accrue.

La nécessité de lutter contre le narcotrafic ne peut pas légitimer un abandon, un recul ou une remise en cause des droits de la défense. Les avocats ont toute leur place dans les procédures liées au narcotrafic, comme ils ont du reste toute leur place dans l'ensemble des affaires impliquant une transgression humaine, des plus anodines aux plus graves.

L'opposition qui est systématiquement faite entre la nécessité d'une procédure et les droits de la défense est un non-sens. Vous comprendrez donc que certaines déclarations faites devant votre commission, qui consistent à stigmatiser une certaine défense, à la contester dans ses fondements, imposent une réaction de notre profession.

La défense est libre. Elle n'a pas à être constructive ou à plaire. Elle est libre de ses moyens, de sa stratégie, dans le strict respect, bien sûr, du code de procédure pénale. C'est justement à la lumière de ce code, des règles qu'il édicte, des limitations qu'il prévoit, des encadrements de délais qu'il énumère, des autorisations qu'il impose, que les avocats organisent la défense de leurs clients qui, avant d'être des clients, sont des justiciables.

Le législateur prévoit des règles de procédure qui, par leur existence même, sont des remparts face à l'arbitraire - cela mérite d'être rappelé -, la garantie du maintien de nos libertés individuelles. C'est ce à quoi sert la procédure, et rien de plus.

L'article préliminaire du code de procédure pénale n'est pas une simple pétition de principe : il vient rappeler la nécessité d'une procédure pénale équitable et contradictoire et le droit, pour toute personne suspectée, d'être assistée d'un défenseur.

Que serait notre droit pénal sans procédure pénale ? Bien peu de choses : des gardes à vue sans durée ; des écoutes non encadrées ; des droits notifiés à discrétion ; des autorisations préalables du JLD dont on ferait peu de cas. Tout cela est évidemment absurde.

La procédure pénale est en réalité un baromètre de notre démocratie. Affirmer que la défense bloque le bon fonctionnement des cabinets d'instruction est faux.

Faut-il rappeler que l'avocat n'est pas un juge et qu'il ne rend pas de décisions ? L'avocat plaide pour convaincre du bien-fondé de son argumentation. Il défend, s'oppose et conteste ; il ne construit pas le dossier, car ce n'est ni son rôle ni sa vocation ; il élabore une défense à décharge. Il soumet des requêtes par lesquelles il demande l'application exclusive de la loi - autrement dit, l'expression de la volonté générale et de notre représentation nationale -, du code de procédure pénale, lorsqu'il estime qu'ils n'ont pas été respectés.

Je souligne que, face à d'éventuelles irrégularités, ce même code est loin de prévoir l'automaticité des nullités de procédure, lesquelles feraient s'effondrer tout un dossier ; en réalité, il exige, dans une très grande majorité des cas, que ces nullités se fondent sur la démonstration de griefs. Le code de procédure pénale met en outre en place des mécanismes de purge des éventuelles nullités ; il prévoit également que l'ordonnance de règlement purge les nullités antérieures.

Vous le voyez, il est inexact, voire trompeur, de dresser le portrait d'un avocat bloquant le bon déroulé d'une procédure. Les avocats ne bloquent pas les procédures. Nous n'avons d'ailleurs aucun pouvoir sur les investigations en cours ni les moyens procéduraux de contester une commission rogatoire en cours, de freiner ou de bloquer des interpellations. Les seuls leviers d'action dont nous disposons, très circonscrits, sont prévus par le législateur.

Lorsque des irrégularités sont constatées et conduisent in fine à des nullités de procédure - celles-ci, précisons-le, restent rares - parce qu'elles sont considérées comme faisant grief ou suffisamment graves pour être qualifiées de nullités « d'ordre public », les décisions d'annulation sont rendues par des magistrats en application de la loi. Par conséquent, reprocher à un avocat de s'appuyer sur les règles de procédure revient, en somme, à lui reprocher d'exercer sa mission.

Permettez-moi également de formuler quelques observations sur la question des honoraires : les honoraires payés à un avocat ne sont pas la rémunération du crime ou d'une quelconque infraction. Il en va de même lorsque ces honoraires sont perçus en espèces. Les obligations comptables et fiscales des avocats ne sont pas différentes de celles des autres professionnels.

Oui, il arrive que les honoraires des avocats soient payés en espèces. C'est une situation inconfortable que nous déconseillons autant que possible, mais les sommes qui sont perçues en espèces par un avocat sont licites : le code monétaire et financier prévoit ainsi que leur montant ne saurait excéder 1 000 euros.

Même lorsque les honoraires réglés en espèces dépassent un tel montant, dès lors que ces sommes apparaissent dans la comptabilité des avocats et qu'elles sont soumises à l'impôt sur le revenu et à la TVA, elles ne sauraient relever d'une quelconque qualification pénale de blanchiment ou de recel.

Les avocats ne sont pas liés par les actes de leurs clients, même au travers de leurs honoraires. Sachez que cela fait plusieurs années déjà que le juge des libertés et de la détention de Paris reconnaît que les sommes en espèces trouvées dans les cabinets d'avocats ne peuvent être saisies si elles correspondent à la rémunération d'un honoraire. D'ailleurs, le JLD le rappelle régulièrement : celles-ci relèvent du secret professionnel. Le juge fait clairement la différence entre les honoraires perçus, fussent-ils en espèces, et la commission d'infractions.

Pour conclure, je tiens à vous assurer que la profession d'avocat est engagée dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, à travers notamment des obligations de vigilance et de déclaration. L'assujettissement des avocats et des Caisses des règlements pécuniaires des avocats (Carpa) à ces obligations est prévu par l'article L. 561-3 du code monétaire et financier : parmi ces obligations ne figurent pas les honoraires des avocats, tout simplement parce que ces derniers sont l'expression de l'exercice des droits de la défense, garantis constitutionnellement. Par principe, on ne peut donc exiger des avocats une quelconque déclaration à ce titre.

Retenons qu'aujourd'hui les obligations auxquelles les avocats sont tenus sont comptables et fiscales ; par la perception d'honoraires, ils ne recèlent pas et ne blanchissent pas les infractions commises, le cas échéant, par leurs clients.

Maître Mathieu Jacquier, bâtonnier du barreau de Marseille. - Je vous remercie, au nom du barreau de Marseille, d'avoir décidé d'entendre notre voix dans le cadre de la présente commission d'enquête. Vous réparez ainsi un oubli regrettable.

Nous avons pris connaissance de l'audition des magistrats de notre tribunal judiciaire. Nous en avons dégagé un sentiment d'amertume, qui se nourrit de deux idées : premièrement, c'est l'aveu d'un échec, le constat de l'inefficacité de l'institution judiciaire ; deuxièmement, c'est une ébauche d'explication, mais dans laquelle peu de responsabilités sont assumées. Pour certains, cette responsabilité serait celle des avocats, qui développeraient une pratique impudique dans l'utilisation du seul code de procédure pénale.

Concernant l'aveu de l'échec, un certain nombre de mots forts ont été prononcés par des magistrats qui se disent démunis face aux narcotrafiquants et qui déplorent un manque cruel de moyens humains pour traiter les 499 dossiers relatifs à la criminalité organisée : « L'État semble mener une guerre asymétrique contre le narcobanditisme », mais se trouve fragilisé face à des bandes organisées très équipées. Autres propos tenus devant votre commission d'enquête par ces mêmes magistrats : nous sommes « en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille ». Voici la synthèse d'un découragement inquiétant.

La criminalité à Marseille a ses spécificités : elle a notamment des racines aussi profondes qu'anciennes, qui associent ou opposent anciens parrains et nouveaux caïds. Tous se disputent le territoire et les revenus du marché de la drogue.

On oublie que la ville a connu des épisodes violents à l'époque de la French Connection. En 1978, dix personnes ont été assassinées d'un seul coup au Bar du Téléphone. On réagit aujourd'hui comme si les bandits du passé jouaient au pistolet à eau... En 2013 s'est également achevée une longue séquence de violences.

Faut-il pour autant désespérer de l'action de la puissance publique, confrontés que nous sommes à une histoire qui se renouvelle tristement ?

En 2017, le tribunal judiciaire de Marseille comptait 141 magistrats et 373 personnels de greffe ; en 2024, on comptabilise 194 magistrats et 457 greffiers, des chiffres en hausse respectivement de 37 % et de 22 %. La guerre n'est donc pas perdue.

Peut-être faut-il s'interroger sur l'utilisation pertinente des moyens humains - magistrats, personnels judiciaires et policiers - au moment où les moyens d'investigation connaissent une évolution technique remarquable. La conjugaison de ces deux ressources pourrait offrir à l'État l'arme de l'efficacité, comme le révèle une actualité récente liée à l'arrestation de narcotrafiquants prestigieux.

L'heure n'est donc pas au pessimisme, mais à la mobilisation pour la défense de l'État de droit.

L'État de droit, dans ses principes, a été conçu pour que ni les désirs d'un gouvernement ni les craintes légitimes liées à l'insécurité n'emportent sur leur passage les fondements de l'ordre juridique que sont les libertés et les droits fondamentaux. Rappelons que l'État de droit repose sur trois piliers : le respect de la hiérarchie des normes, l'égalité des citoyens devant la loi et la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

Je souhaite dissiper les insinuations agressives et combattre le ressenti défaitiste exprimé devant votre commission par Isabelle Couderc, sur le rôle de l'avocat. Voilà ce qu'elle disait la semaine dernière : « Le manque de moyens humains rejaillit sur la chambre de l'instruction d'Aix-en-Provence, avec une centaine de requêtes en nullité pendantes. En effet, si un juge d'instruction n'a pas convoqué une personne mise en examen et détenue dans les quatre mois suivant sa comparution devant lui
- ce qui est impossible à cause de notre charge de travail -, celle-ci peut saisir la chambre de l'instruction directement d'une demande de mise en liberté ».

L'exercice des droits de la défense ne peut être regardé d'un oeil soupçonneux au motif qu'il faudrait éradiquer le narcotrafic. L'avocat est une figure universelle : il doit rester une vigie de l'État de droit, qui se bat pour l'égalité des citoyens devant la loi.

Attention, les régimes dérogatoires finissent trop souvent par s'appliquer aux circonstances ordinaires. Nous ne cesserons d'y prendre garde et nous vous demandons, vous, acteurs principaux de la démocratie, d'y veiller avec une extrême attention. Lorsque la loi se durcit, ce sont les libertés de chacun d'entre nous qui sont mises en péril. Faisant fi de la présomption d'innocence, certains acteurs du procès pénal entretiennent une confusion répressive entre l'instruction et la condamnation.

Notre ADN d'avocat n'est pas d'être conciliant avec une certaine idée de l'autorité, mais sourcilleux dans l'application des dispositions du code de procédure pénale. Les critiques de l'utilisation des moyens procéduraux traduisent l'ambition détestable de museler la défense et constituent une menace pour l'État de droit. Les droits de la défense ne doivent jamais devenir une concession du pouvoir, susceptibles d'être restreints tant dans leur nature que dans leur étendue. Il n'y a pas d'antagonisme entre l'office des avocats de la défense et celui des autorités répressives. J'ajoute que, lorsque nous faisons valoir les droits de ceux que nous défendons, nous demandons purement et simplement le respect des principes en accord avec notre serment d'avocat et avec la loi.

Pourtant, les critiques du rôle de l'avocat, notamment de l'avocat pénaliste, se sont développées de manière décomplexée jusqu'aux portes de votre commission d'enquête. L'avocat fait partie des victimes des systèmes judiciaires, à travers le monde, qui voudraient organiser la sélection des droits et des recours des justiciables.

Les avocats exercent leur profession avec dévouement, conviction et sont porteurs des valeurs les plus nobles. Avec force, ils défendent l'État de droit, les droits humains et tous les justiciables, qu'ils soient les plus puissants ou les plus faibles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir ainsi exprimé vos inquiétudes et votre colère. Cette commission a manifestement aussi une fonction tribunicienne, mais il ne faudrait pas nous en tenir au match retour de l'audition de la semaine dernière. J'aimerais que, au-delà des propos qui s'adressent aux magistrats, vous puissiez nous parler à nous, membres de la commission d'enquête, car pour l'instant aucune proposition concrète n'a été formulée.

Maître Pierre Dunac, vice-président de la conférence des bâtonniers. - Je veux en effet vous parler à vous en essayant de ne pas redire ce qui a déjà été dit. Toutefois, il me faut vous répéter en introduction que l'avocat n'exalte pas le crime et qu'il ne glorifie pas le criminel. Nous sommes des citoyens et la lutte contre le trafic de stupéfiants est une lutte du quotidien, qui nous préoccupe en tant que telle.

Quel est le constat initial ? Depuis vingt ans, nous multiplions les procédures d'exception et nous ne cessons d'augmenter les moyens. Pourtant, malgré cette politique répressive indifférenciée, les trafics prospèrent, la consommation augmente et les audiences traitent au quotidien d'une multitude de petits, voire tout petits, dossiers de stupéfiants. Sommes-nous voués, dans le cadre de cette politique, au supplice des Danaïdes ? Telle est la question.

Peut-être serait-il temps d'adopter un point de vue différent en matière de politique publique ? Il faudrait ainsi nous interroger sur les conséquences qu'ont pu avoir certaines décisions de politique publique.

Lorsque, en 2007, la décision a été prise de supprimer la police de proximité, cela a-t-il eu des conséquences sur la lutte contre les trafics de stupéfiants, notamment en matière de renseignement ? J'en parle avec d'autant plus de facilité que je suis toulousain et que cette suppression est intervenue dans un cadre très particulier d'humiliation d'un directeur de la sécurité publique, à Toulouse. Cinq ans plus tard, en 2012, Mohammed Merah est passé sous les radars et, en 2013 et 2014, tout un tas de jeunes gens sont partis en Syrie, puis en sont revenus, alors que personne n'était au courant. Nous le constaterons plus tard, dans le cadre de certaines petites procédures incidentes, qui donneront lieu à l'examen des téléphones portables.

Cette décision était-elle de bonne politique ? Détruire est facile, construire est compliqué. Reconstruire une politique de police de proximité est même extrêmement compliqué. Quand on déconstruit la police de proximité, on déconstruit la confiance en la police. La conséquence, c'est qu'il n'y a plus personne pour coopérer avec elle et lui fournir des renseignements.

Quelles incidences aura le fait de restructurer la police et de déstructurer la police judiciaire ? Est-ce une bonne mesure ? Faudra-t-il attendre quinze ans pour s'apercevoir que ce n'est pas nécessairement le cas ?

Comment comprendre la prolifération de réformes, qui tendent à réduire à peau de chagrin le périmètre d'action du juge d'instruction ? Aujourd'hui, celui-ci ne traite que 2 % des affaires. Est-il de bonne politique que son agenda soit décidé non point par lui, mais par l'autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (ARPEJ) ?

Qu'en est-il, enfin, des décisions qui président à l'implantation des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ? Relèvent-elles d'une logique administrative ou bien, de manière plus opérationnelle, d'une logique de terrain ? Là encore, je suis bien placé pour vous en parler, car à Toulouse il n'y a pas de Jirs. La ville est située à 180 kilomètres de la frontière espagnole, région rattachée à la Jirs de Marseille, éloignée de 400 kilomètres. Mais Toulouse dépend de la Jirs de Bordeaux. Comment peut-on lutter contre les trafics de stupéfiants et contre la montée de la violence avec une telle répartition des moyens ? À quelle logique celle-ci obéit-elle ?

Enfin, il semble que nous ayons oublié l'objectif essentiel de la lutte que nous menons. Que voulons-nous protéger si ce n'est la santé publique ? Or, nous traduisons devant les tribunaux, de manière totalement indifférenciée, le consommateur, le petit dealer, planteur-producteur et le grand trafiquant. Nous envoyons tout le monde en prison, mais que faisons-nous, sur le plan de la santé publique, pour faire baisser la consommation ?

Voilà des pistes de réflexion qui devraient permettre d'aller plus loin et d'éviter de mettre un cautère sur une jambe de bois en limitant les libertés individuelles, dans le cadre de certaines procédures que vous avez évoquées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comme l'a dit M. le président, nous ne sommes pas là pour répondre aux magistrats qui ont eux-mêmes répondu, la semaine dernière, à d'autres déclarations. Nous souhaitons comprendre les faiblesses d'un système qui entraîne la France vers une situation de plus en plus inquiétante. Les 83 morts à Marseille sur deux ans et les 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires du narcotrafic sont des données qui justifient que la puissance publique réagisse. L'Assemblée nationale et le Sénat font le droit : les deux chambres sont donc le lieu idéal pour poser ce genre de questions et tenter d'y répondre.

Loin de nous l'idée de soutenir directement ou indirectement une quelconque atteinte aux principes fondamentaux du droit, que nous ne cessons de rappeler. En revanche, nous avons été informés de toute une série de dysfonctionnements - j'utilise le mot à dessein - ou de détournements d'un système juridique qui nous interroge. Ni le président de cette commission d'enquête ni moi-même n'avons jamais manifesté l'intention d'y répondre en portant atteinte aux droits fondamentaux de la défense. Mais nous nous posons un certain nombre de questions, auxquelles vous pourriez nous aider à répondre.

Je veux d'abord vous interroger sur la notion de stratagème manifeste. Lorsqu'un avocat assure une défense, il peut utiliser les dispositions du code de procédure pénale afin de monter un stratagème pour mettre en difficulté l'accusation. Nous aimerions avoir votre avis sur deux exemples précis. Tout d'abord, il peut arriver qu'un courrier recommandé soit volontairement adressé au mauvais service de manière à ne jamais obtenir de réponse et à laisser passer les délais. Ensuite, une demande de mise en liberté peut être glissée dans un courrier qui contient d'autres éléments de manière à créer de la confusion et à faire en sorte qu'elle n'obtienne aucune réponse de la justice dans les délais impartis. Comment réagissent les barreaux face à ce type de manoeuvre, que la Cour de cassation a qualifié de « stratagème manifeste » ?

Maître Guillaume Martine, avocat au barreau de Paris, ancien membre du conseil de l'ordre du barreau de Paris. - Ces tentatives de « stratagème manifeste » ont été qualifiées comme telles par les juridictions et bloquées soit par un juge des libertés et de la détention, soit par une chambre de l'instruction, soit par la chambre criminelle qui a pu statuer en distinguant ce qui relevait d'un manquement de la part des juridictions et ce qui tenait à la roublardise d'un avocat.

Vous nous interrogez sur la réponse du barreau, mais le plus important reste sans doute qu'il y ait une réponse de l'institution judiciaire, qui fait le tri entre ce qui relève d'une demande légitime et ce qui ne l'est pas. Pour ce qui est de savoir s'il y a eu un manquement déontologique, à ma connaissance, nous ne sommes pas saisis de ce genre de sujet au barreau de Paris. Il semble que les parquets ne jugent pas utile de saisir les ordres en matière déontologique sur ces questions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour préciser ma question, est-ce que, selon vous, il y a lieu pour les ordres professionnels d'intervenir sur ce sujet et de rappeler, notamment aux jeunes avocats, qu'il ne faut pas trop s'aventurer dans ce type de manoeuvre ? Les ordres professionnels ont-ils une politique spécifique en la matière ?

Me Vanessa Bousardo. - Les ordres ont vocation à se pencher sur les comportements de leurs confrères dès lors que ceux-ci contreviennent au serment des avocats. En effet, l'avocat est assujetti à un serment, celui d'exercer ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Par conséquent, dès lors que les juridictions nous font remonter ce genre de comportement et que nous considérons que cela pose une difficulté au regard du serment d'avocat, ...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les juridictions font donc remonter ce genre de comportement ? Votre collègue vient de nous dire que les barreaux n'étaient a priori pas saisis. À Paris, vous l'avez donc été ?

Me Vanessa Bousardo. - Mon confrère est un ancien membre du Conseil de l'ordre du barreau de Paris. Celui-ci compte 34 000 avocats et est très souvent saisi, mais pas sur des situations comme celles que vous avez mentionnées. Il faut rappeler le caractère extrêmement résiduel de ces manoeuvres, même si elles existent puisque vous en faites état et que nous en avons connaissance. Elles sont anecdotiques au regard de l'activité des avocats au quotidien. Dès lors que nous en avons connaissance, bien évidemment, le bâtonnier dans ses pouvoirs d'autorité et de poursuite disciplinaire intervient pour rappeler les avocats à leurs obligations : telles sont notre fonction et notre raison d'être.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La question du dossier « coffre », sujet connu et ancien, a été au coeur d'un certain nombre d'auditions que nous avons faites. Deux points sont ressortis de ces entretiens. Le premier concerne le principe du contradictoire sur le fond du dossier : le prévenu ou l'accusé doit connaître précisément les éléments de la prévention. Le second, sur lequel nous souhaiterions avoir votre éclairage, porte sur la procédure, en particulier sur les techniques ou technologies utilisées pour apporter les éléments probants de l'accusation. Je veux parler de toutes ces technologies nouvelles, comme les balises ou l'interception des conversations.

Indiquer très précisément dans le dossier pénal les conditions dans lesquelles ont été utilisées ces technologies, c'est les rendre parfaitement contradictoires, et c'est donner à la défense et aux prévenus ou à l'accusé les éléments de compréhension de ce système.

En revanche, ne pas révéler les technologies employées, est-ce porter atteinte aux droits de la défense ? Ne faudrait-il pas envisager de les placer dans un dossier « coffre », dont les pièces ne sont pas révélées et dont le contrôle pourrait être réalisé par un magistrat et par des avocats désignés, chargés de s'assurer que les libertés publiques sont respectées ?

Ne faudrait-il pas distinguer les éléments de la prévention des éléments techniques qui permettent d'aboutir à la prévention ?

Me Laurent Caruso. - C'est une question intéressante et légitime. Selon moi, la réponse est non, car le contradictoire est le principe fondamental de la procédure pénale.

Si la défense n'est pas en mesure de connaître les éléments qui étayent l'accusation, qui permettent de contester les éléments justifiant les éventuelles charges rapportées - je rappelle d'ailleurs que le travail du juge d'instruction est de collecter les éléments à charge et à décharge -, comment va-t-il faire pour jouer son rôle ?

Si des éléments à charge contre la défense sont contenus dans ce dossier « coffre » et que nous n'en avons pas connaissance, quelles observations pourrons-nous transmettre au juge d'instruction avant qu'il ne rende son ordonnance de règlement ?

Nous avons parlé des recours en nullité : comment la défense pourra-t-elle contester les investigations faites et les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées, si elle n'a pas connaissance de ces éléments ?

Votre question implique, d'une part, que l'avocat n'a pas connaissance des éléments à charge et, d'autre part, qu'il ne peut s'assurer de la régularité de la procédure des éléments qui sont dans le dossier, lesquels peuvent servir dans le cours de l'instruction à des questions posées dans le cadre d'interrogatoire du juge, soit en audition simple de la personne, soit dans le cadre d'une confrontation.

Pour ces raisons, l'absence de contradictoire est de notre point de vue une atteinte injustifiée aux droits de la défense.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les éléments à charge seraient bien placés dans le dossier et communiqués au prévenu ou à l'accusé ; ce que contiendrait le dossier « coffre », ce sont les éléments relevant non pas de la prévention, mais de la technologie qui a permis d'y aboutir. Cela étant, j'entends votre réponse : selon vous, les éléments de la prévention et les éléments techniques qui permettent d'y aboutir sont consubstantiels.

Me Guillaume Martine. - Je tiens tout de même à souligner que l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du 23 mai 2017 a validé la procédure « coffre », à partir du cas belge, mais sur un point extrêmement précis.

La conformité de la procédure ne tient qu'au fait qu'un document faisant état des motivations de la technique ordonnée - en l'occurrence, l'infiltration - a été versé in extremis dans la partie du dossier de la procédure ouverte à la défense. Si ce document n'avait pas été versé, la décision de la CEDH aurait pu être tout autre, tout comme notre discussion !

Au surplus, le cas belge concerne des actes d'investigation très spécifiques. Certaines revendications, portées par les services enquêteurs ou par les magistrats, viseraient une extension à l'ensemble des techniques spéciales d'enquête. Mais la procédure a été validée par la CEDH pour la technique spécifique de l'infiltration et rien ne dit qu'elle serait validée de la même manière dans le cadre d'une géolocalisation ou d'un placement sur écoute. Les enjeux ne sont pas les mêmes : s'agissant de la technique de l'infiltration, la sécurité des agents infiltrés est en jeu, ce qui n'est pas le cas d'une balise GPS posée quelque part !

Se pose ensuite la question des types de documents versés ou non dans ce « coffre ». Faute d'avoir travaillé dans le détail le cas belge, je ne saisis pas bien encore ce qui est dedans et ce qui n'y est pas.

En revanche, je comprends pourquoi cette question a été soulevée devant votre commission d'enquête : des magistrats ont demandé de pouvoir entraver les possibilités d'exercer les moyens de recours - les requêtes en nullité -, notamment sur les techniques spéciales d'enquête, au prétexte qu'il faudrait protéger les moyens techniques ou, pour le dire autrement, protéger l'avance des enquêteurs.

Voilà comment les choses vous ont été présentées, mais tel n'est pas le véritable enjeu, selon moi. Il s'agit en réalité d'empêcher les avocats de déposer des requêtes en nullité sur la base d'éléments qui sont aujourd'hui accessibles à la défense.

D'ailleurs, tout n'est pas ouvert et transparent. Des enquêteurs qui diraient avoir posé un micro n'auraient pas à dire ni comment ni où ils l'ont posé. Ne croyez pas qu'un malfaiteur puisse avoir ce genre d'informations par le biais de son avocat ! En réalité, certaines précisions ne sont d'ores et déjà pas versées à la procédure.

S'il s'agit de mettre dans la procédure « coffre » des ordonnances motivant la nécessité et la proportionnalité de la mesure, cela va poser une difficulté, aussi bien aux avocats qu'aux juges de la CEDH.

On laisse aux chambres de l'instruction ou aux juges des libertés et de la détention le soin de contrôler la procédure sans que des avocats viennent challenger les magistrats, notamment dans le cas belge. Or je rappelle que le code de procédure pénale prévoit que le premier acteur capable de déposer une requête en nullité est le juge d'instruction, viennent ensuite le procureur et enfin seulement les parties, notamment la personne mise en examen, par la voie de son avocat.

Demandez aux avocats et aux présidents de chambre de l'instruction - en avez-vous interrogé ? - combien de requêtes en nullité sont formées par les magistrats instructeurs ou par le parquet !

Aujourd'hui on veut retirer l'avocat du débat et s'en remettre aux magistrats : ils en sont capables, mais ce n'est pas dans leur ADN. De plus, les JLD peuvent déjà contrôler la proportionnalité et la nécessité des mesures au sujet desquelles on leur demande de rendre une ordonnance, et les chambres de l'instruction sont engorgées ! Et l'on souhaite leur demander d'exercer un contrôle sans même que les avocats leur mâchent le travail, ce qu'ils font dans le cadre des requêtes en nullité ? Pour toutes ces raisons, pratiques et de principe, cette procédure est hautement critiquable.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En tout cas, sa mise en oeuvre, son champ d'application de même que ses conditions d'application méritent d'être précisés. Nous avons bien entendu votre opinion.

Nous l'avons constaté, il est possible, même si l'on est en détention, de continuer à piloter un réseau de trafic, de commanditer un homicide ou de faire circuler des stupéfiants ou des téléphones dans les établissements pénitentiaires. Cette situation suscite une véritable émotion, chacun le comprendra, parmi les magistrats, les forces de l'ordre et parmi l'opinion publique.

À ce problème, on répond par l'incarcération dans des quartiers de détention plus surveillés, plus étanches, avec des systèmes de brouillage plus performants, des fouilles plus fréquentes et une organisation de la détention différente. Qu'en pensez-vous ?

Me Vanessa Bousardo. - Bien sûr, cette situation suscite l'émotion des citoyens que nous sommes. La poursuite des trafics en prison, la circulation de téléphones est un problème qui, d'ailleurs, dépasse largement celui du narcotrafic.

Selon nous, l'administration pénitentiaire dispose déjà de moyens légaux pour aggraver les conditions de détention, à l'instar du statut de détenu particulièrement signalé (DPS) qui empêche l'accès à certaines activités, qui impose un changement de cellule toutes les trois semaines, des rotations de sécurité, des placements en cellule seule, des fouilles de cellule très fréquentes, des déplacements en détention accompagnés par des surveillants pour éviter de trop grands contacts avec les autres détenus.

En réalité, on met ici le doigt sur une situation qui malheureusement existe mais à laquelle une réponse est déjà apportée par l'administration pénitentiaire. Créer des quartiers différents pour cette population de détenus ne paraît pas être une solution adaptée à la situation aujourd'hui.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous vous interrogeons, car, malgré les moyens mis à la disposition de l'administration, la situation ne s'améliore pas.

Me Pierre Dunac. - Quelle est la situation de nos prisons ? La surpopulation carcérale ! Cela obère le travail en détention, la surveillance de populations qui sont plus à risques. Aujourd'hui la culture de la détention - on envoie en prison le primodélinquant - fait que nos prisons sont surpeuplées et que le travail en détention est impossible.

Me Valentine Guiriato. - Ce problème existe. Ce matin encore, six surveillants de la prison de Réau ont été placés en garde à vue pour trafic de stupéfiants. Le problème n'est pas que celui du quartier sécuritaire.

M. Jérôme Durain, président. - Je trouve, sans malice, que vous jouez quelque peu en défense. Nous vous avons interrogés sur l'asymétrie des moyens, car nous constatons un basculement dans l'ampleur du trafic, dans sa nature, dans son emprise territoriale, dans les modalités de la criminalité associée, dans les volumes financiers qu'il génère, dans la perméabilité de la société. Tous les secteurs sont touchés par la corruption.

Nous vous demandons si, selon vous, il faut faire évoluer certains points. À cela vous répondez qu'il s'agit non pas de changer le cadre juridique, mais d'augmenter les moyens.

Notre travail, en tant que parlementaires, est d'adapter la loi à l'évolution des circonstances. Or les circonstances justifient-elles de procéder à quelques changements dans l'ordre juridique ? Voilà la question que nous examinons.

Par ailleurs, selon vous, le dossier coffre empêche les recours en nullité. Nombre d'enquêteurs, au cours de nos travaux, nous ont rapporté que dès qu'ils font jeu égal avec les criminels, ces derniers prennent de l'avance, car eux jouent à découvert, alors que les criminels savent comment éviter et trouver les parades aux techniques d'enquête qu'ils mettent au point.

L'enjeu est donc non pas simplement les recours en nullité, mais également la capacité pour les enquêteurs de travailler dans de bonnes conditions.

J'en viens à une question relative aux menaces et à la corruption. Dans certains pays, les avocats eux-mêmes sont menacés. Notre commission d'enquête montre que la frontière entre l'appât du gain, la corruption, la criminalité forcée et la menace est très étroite. Dans d'autres pays, des avocats, menacés, ont dû divulguer des informations et rompre leur serment. Avez-vous rencontré ce problème en France ? Des signaux faibles vous indiquent-ils que des avocats doivent être protégés ? Si oui, comment envisager leur protection ?

Me Mathieu Jacquier. - Chaque modification législative va créer une période d'incertitude pour les juges, pour les policiers et pour les avocats, c'est-à-dire un moment de flottement au cours duquel la jurisprudence va s'établir. Tout changement législatif entraînera des dépenses supplémentaires de l'État, nécessaires pour qu'il s'y adapte.

Selon nous, il est plus pertinent d'augmenter les moyens financiers et humains accordés aux services de police, qui sont déjà très compétents : à Marseille, ils ont récemment arrêté un narcotrafiquant de renom et dix personnes d'un autre réseau. Le trafic est en augmentation, mais les services de l'État agissent.

Au barreau de Marseille, aucun de mes confrères ne m'a contacté pour m'indiquer qu'il se sentait menacé, de même qu'aucun d'entre eux ne m'a rapporté que tel ou tel avocat a été menacé dans le cadre d'un dossier. Je ne suis pas informé de menaces pesant sur des avocats du barreau de Marseille.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Certains signaux - ils sont encore faibles -laissent à penser que l'on s'achemine vers un narco-État. Voilà pourquoi une telle question vous a été posée.

Me Mathieu Jacquier. - À Marseille, nous n'avons pas constaté de tels signaux.

Me Vanessa Bousardo. - J'irai dans le sens de M. le bâtonnier de Marseille. Vous nous dites que nous sommes dans la défensive et, en quelque sorte, que les avocats pensent que tout va bien et qu'il n'y a rien à faire.

En réalité, nous pensons que changer la loi n'est pas forcément nécessaire. Bien sûr, la loi doit s'adapter à l'évolution de la criminalité, car celle-ci n'est pas la même qu'il y a quarante ans. Mais nous pensons surtout qu'il faut toucher la loi avec une main tremblante.

Dire que c'est une question de moyens ne revient pas à botter en touche ou à prétendre que tout va bien. Selon nous, si les moyens étaient à la hauteur, le cadre en vigueur permettrait de lutter efficacement contre cette criminalité. Nous pensons que des moyens supplémentaires permettraient d'être plus efficace et plus efficient dans le cadre en vigueur.

Nous ne jouons pas en défense ; nous ne nous cachons pas non plus derrière une vision idéologique de la situation. Nous l'avons dit dans notre propos liminaire, nous sommes concernés par cette situation en tant que citoyens ; l'avocat est inquiet de voir se dégrader la société dans laquelle il vit.

Toutefois, nous pensons surtout qu'il est de notre responsabilité de demander que soient donnés les moyens d'application et d'exécution de la loi.

Bien sûr, des avocats peuvent être menacés ou subir des pressions, cela serait faux de le nier ; cela a toujours existé, tout comme la criminalité, hélas ! Bien sûr, des avocats ont été confrontés à des pressions fortes pour donner un dossier, pour communiquer des informations, mais cela ne concerne qu'une minorité d'entre eux, et il faut la prendre en compte. Pour autant, la grande majorité de la profession est en mesure d'exercer son office selon les principes et le respect de la loi qui s'imposent à elle.

Me Pierre Dunac. - La profession est soumise à un certain nombre d'incivilités, que nous constatons dans les barreaux, mais elle n'est pas spécifiquement confrontée à des menaces qui émaneraient de trafiquants de stupéfiants.

Me Mathieu Jacquier. - Exactement, les menaces proférées à l'encontre des avocats sont quotidiennes, mais ce n'est pas directement lié au narcotrafic. Il y a aussi des tentatives d'influer sur l'avocat, mais, je le répète, l'indépendance est dans son ADN.

M. Jérôme Durain, président. - Tout comme ce principe l'est dans l'ADN du fonctionnaire territorial, du policier, du magistrat, du douanier, ou du greffe. Pourtant, il y a des failles. L'enjeu est tel que lorsqu'une seule personne se comporte mal dans un ordre, dans une profession ou dans une fonction publique, les conséquences de ses actes peuvent être dramatiques.

Me Mathieu Jacquier. - Notons tout de même que nous avons un pouvoir non pas de décision, mais seulement d'évocation d'un dossier ; on ne peut pas faire grand-chose ! Je ne vois pas ce qu'un avocat peut apporter à un narcotrafiquant, si ce n'est des éléments qui ne relèvent pas du narcotrafic. On l'a vu, dans certains cas des confrères sont sortis de leur rôle, mais ce n'est pas directement lié au narcotrafic. Dans d'autres pays d'Europe, des avocats ont subi des menaces physiques, mais dans notre barreau, ce niveau de menace n'a pas été atteint.

Me Pierre Dunac. - Vous évoquez les pressions auxquelles un avocat pourrait être soumis pour communiquer un dossier. En réalité, nous communiquons à notre client les éléments du dossier, et s'il le souhaite, il est libre d'en faire autant. Il est bien plus facile de passer par le principal intéressé que par son avocat. Au surplus, l'avocat qui en ferait commerce serait poursuivi et risquerait sa carrière.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - C'est une question bien plus complexe. Dans l'organisation des réseaux de narcotrafiquants, certains
- cela peut être un gardien de prison, par exemple - risquent d'être poussés à commettre une toute petite infraction. Or à partir du moment où une personne a commis un manquement, elle entre dans une spirale infernale qui l'entraînera vers des faits encore plus graves. Cette personne sera soumise à

une très forte emprise. C'est vrai pour l'ensemble des professions, comme pour le gamin de 14 ans qui a commencé à faire le guetteur et qui veut se retirer du réseau, au péril de sa vie.

Ce que nous avons appris à Marseille est sidérant. Bien sûr, il ne faut pas stigmatiser cette ville, mais il se trouve que nous nous y sommes rendus, parce que la commission d'enquête émane notamment de demandes des sénateurs des Bouches-du-Rhône.

Les ordres doivent être extrêmement vigilants sur ces sujets-là, car de tout petits manquements peuvent avoir d'immenses conséquences ; quand la spirale est enclenchée, elle n'est plus maîtrisée. À l'étranger, un avocat et un journaliste ont été assassinés.

Me Guillaume Martine. - Lorsque j'étais membre du Conseil national de l'ordre, j'étais chargé des poursuites disciplinaires, sous l'autorité du bâtonnier. En deux ans, un seul confrère du barreau de Paris a été sanctionné au pénal et au disciplinaire pour des questions d'information. Parmi les avocats pénalistes, ce n'est pas un sujet.

Mme Karine Daniel. - Je souhaite revenir sur vos propos relatifs aux amendes forfaitaires, que j'entends. Vous dressez également le constat d'un manque de moyens, dans un contexte où il faut économiser des milliards d'euros d'argent public. Or je ne suis pas sûre que, malgré notre volonté, les moyens du secteur de la justice soient considérablement augmentés. Ne considérez-vous donc pas que les amendes forfaitaires sont une manière pragmatique de gérer une partie du sujet, au moins à un faible niveau ?

Me Laurent Caruso. - Si nous entrons dans une logique de pragmatisme, nous renions les principes juridiques. Cette logique pourrait être déclinée à l'infini : on pourrait dire, par exemple, que nous n'avons pas les moyens d'assumer les enquêtes parce que la garde à vue en quarante-huit heures est trop courte. Cet exemple avait été évoqué lors des États généraux de la justice. On va simplifier les procédures, les notifications de droit, mais où cette simplification s'arrêtera-t-elle ?

Le manque de moyens amène des réponses qui, chaque fois, entraînent un recul des droits des personnes. Si nous entrons dans cette logique, nos droits actuels se réduiront comme peau de chagrin.

Je dirai donc intuitivement que les amendes forfaitaires relèvent du bon sens, car elles permettent de gérer une situation que l'on ne peut gérer autrement. Toutefois, elles posent une difficulté, car y recourir revient à mettre le doigt dans l'engrenage. Or, on le constate, le traitement des procédures judiciaires est trop souvent motivé par des problèmes de gestion, au mépris des principes et des droits des personnes.

Cette solution est donc pragmatique, mais ne convient pas du tout sur le plan juridique.

Me Pierre Dunac. - Nous ne constatons pas une diminution drastique de la consommation de stupéfiants, sous l'effet de l'application de ces amendes forfaitaires. Elles n'ont aucune efficacité, ce qu'il faudrait sans doute rechercher.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - J'ai effectué, voilà deux ans, un point d'étape sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, le territoire dont je suis élue. À cette occasion, j'ai rencontré le bâtonnier de la Guyane de l'époque, maître Fabienne Landry, et j'ai été très impressionnée par le travail que réalisaient nos avocats, en dépit des contraintes locales.

J'ai une question spécifique pour maître Laurent Caruso. C'est en Île-de-France qu'atterrissent les vols en provenance de Guyane - l'aéroport d'Orly est à cheval sur les départements du Val-de-Marne et de l'Essonne. Le phénomène des « mules » occupe donc beaucoup la justice de ce territoire. Comment les avocats de votre département parviennent-ils à prendre en charge ce contingent de personnes, souvent perdues et sans famille ? Obtenez-vous de l'aide de la part de vos confrères guyanais ?

Me Laurent Caruso. - Le contentieux de l'aéroport d'Orly est exclusivement géré par le tribunal judiciaire de Créteil, dont c'est une compétence exclusive, non par celui de l'Essonne.

J'ai toutefois eu à connaître le problème des « mules ». Nous n'avons que très peu de moyens pour obtenir des informations permettant de mieux assister ces personnes dans leur défense. C'est une difficulté, vous avez raison de le souligner, d'autant plus que se multiplient les procédures d'urgence - comparution immédiate, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), défèrement. Nous parlons donc d'une défense d'urgence, laquelle ne laisse pas à l'avocat le temps de rassembler des éléments permettant de mieux prendre en charge les personnes en difficulté, exploitées dans le cadre de ces trafics.

Nous n'avons que très peu d'échanges avec nos confrères guyanais en particulier, ou d'outre-mer en général.

Me Pierre Dunac. - Nous avons là une illustration de la répression indifférenciée que nous critiquions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos déclarations liminaires ont été denses ; nous vous avons bien entendus. Je vous remercie de cet échange particulièrement nourri.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Céline Berthon,
directrice générale de la sécurité intérieure

JEUDI 14 MARS 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

LUNDI 18 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour avec l'audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, que nous entendons pour la seconde fois.

Monsieur le directeur général, je suis tenu de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Veaux prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Alors que le narcotrafic est une fois de plus au coeur de l'actualité - Rennes, puis Dijon ont été touchées par des fusillades liées au trafic de stupéfiants ; de nombreux événements se déroulent également à Marseille -, je tiens avant tout à saluer l'engagement et le courage des forces de l'ordre mobilisées face au narcotrafic et à leur exprimer notre gratitude.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins bien sûr au président : nous avons pu rencontrer des agents absolument remarquables, personnellement très impliqués dans leur action et animés d'un sens aigu de la recherche pour lutter contre le narcotrafic.

Je souhaite ouvrir cet échange en abordant la question du renseignement.

À ce titre, nous avons dressé deux constats. Premièrement, au sein des services de la police nationale, les informations ne circulent pas de manière fluide : souvent, les échanges procèdent d'initiatives personnelles, sans organisation très structurée. Deuxièmement, nous avons été frappés par la difficulté résultant des différences de nature entre le renseignement criminel, d'une part, et le renseignement administratif, d'autre part. À cet égard, la fluidité de l'information pourrait être, selon nous, nettement améliorée.

Quelle différence faites-vous entre le recueil de renseignements et l'obtention d'indices destinés à nourrir une enquête judiciaire ?

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. - Permettez-moi de vous remercier des propos que vous avez adressés aux fonctionnaires de police qui luttent contre les trafics de stupéfiants. Je vous le disais lors de ma première audition, je connais l'exigence de cette mission pour l'avoir exercée moi-même. C'est une activité qui nécessite une présence considérable, une réactivité sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour d'autres types d'infractions, on peut anticiper un tant soit peu la manière dont on va travailler ; ce n'est pas le cas de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Vous devez vous adapter sans cesse à l'activité des trafiquants et réagir immédiatement lorsque des informations sont portées à votre connaissance.

Le renseignement ne circule peut-être pas de manière aussi fluide que nous pourrions l'espérer, mais nous avons fait en sorte de l'organiser, de le structurer : à cette fin, nous avons créé les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).

Ces instances ne sont bien sûr pas encore parfaites, mais nous travaillons à les améliorer. Aux niveaux départemental, régional, zonal ou national, elles permettent de procéder au partage de l'information, que ce soit pour enrichir une enquête conduite par tel ou tel service ou dans un souci de déconfliction. En effet, il faut éviter que plusieurs services ne ciblent en parallèle le même objectif, ne travaillent sur le même trafic : il s'agit, ce faisant, d'éviter les déperditions de moyens ou les risques de télescopage. Il ne faudrait pas qu'une enquête nuise à une autre. Aujourd'hui, les Cross doivent notamment empêcher les situations que vous avez pu évoquer.

Par ailleurs - je l'ai vécu à titre personnel -, étant donné l'exigence de discrétion entourant certaines enquêtes, le partage des informations doit parfois être extrêmement limité et encadré.

Quand j'étais chef de la division des stupéfiants et du proxénétisme à Marseille, nous devions faire face, entre autres, aux risques de corruption d'agents des divers services. Je sais que votre commission d'enquête a connaissance de ces risques. Il est évident que, pour certains dossiers extrêmement sensibles, le meilleur moyen d'assurer la discrétion des investigations conduites, c'est de n'en informer que celles et ceux qui ont à en connaître. Il n'est pas judicieux d'en faire un sujet d'échanges très larges, que ce soit au sein du service ou avec d'autres services. À la brigade des stups de Marseille, quand un groupe était sur une affaire sensible, on ne partageait pas l'information relative à ce dossier avec les autres groupes du service. L'exigence de discrétion était absolue.

Je ne pense pas que ce soit un handicap à la conduite de l'action contre les trafics de stupéfiants. En effet, on ne manque pas de renseignements en la matière. Ces derniers sont même extrêmement nombreux. La difficulté, pour les services, c'est plutôt de traiter l'ensemble des informations portées à leur connaissance et de les prioriser.

Vous m'interrogez sur la différence entre renseignement judiciaire et renseignement administratif. La difficulté que rencontrent les officiers de police judiciaire (OPJ) tient au fait qu'ils ont l'obligation, lorsqu'ils ont connaissance d'une information, de la transmettre immédiatement

au procureur de la République. Dans la mission de police judiciaire, la notion de renseignement administratif reste finalement assez marginale par rapport à celle de renseignement judiciaire.

Nous sommes donc face à une question d'appréciation. Lorsqu'il dispose d'un renseignement, communiqué par exemple par un informateur, l'officier de police judiciaire peut décider d'en faire un renseignement judiciaire et de le porter à la connaissance du procureur de la République, pour qu'une enquête soit engagée ou pour enrichir une enquête en cours. L'exercice est particulièrement difficile, mais c'est un domaine que la police nationale ne doit pas négliger. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) investit de plus en plus le terrain de la lutte contre les trafics de stupéfiants, que ce soit sous l'angle de l'analyse stratégique ou sous l'angle de la recherche du renseignement opérationnel. C'est également vrai de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) : le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a demandé de s'investir davantage sur tous les sujets touchant à la lutte contre les trafics de stupéfiants.

Face à la quantité d'informations judiciaires disponibles et de renseignements que l'on peut être appelé à recueillir sur un mode administratif, à quel moment et de quelle manière assure-t-on le recoupement de l'ensemble des données ?

La mémoire humaine a ses limites ; les fonctionnaires peuvent changer d'affectation. Une des grandes attentes des enquêteurs est donc de disposer d'une base de données relative à la criminalité organisée ou au trafic de stupéfiants, où l'on pourrait stocker toutes les informations recueillies dans les enquêtes judiciaires et les renseignements d'ordre administratif. Ainsi, on ferait en sorte que la mémoire ne s'efface pas et on serait en capacité d'effectuer des recoupements entre l'ensemble des affaires conduites ici ou là.

Les seules bases qui, aujourd'hui, permettent de faire des rapprochements entre les dossiers sont les bases d'analyse sérielle, par exemple pour la pédocriminalité. Ces bases permettent également de procéder à l'analyse judiciaire au sein d'un seul et même dossier judiciaire. En revanche, pour tout ce qui concerne les recoupements entre dossiers, entre affaires, entre ce qui est de l'ordre administratif ou judiciaire, nous ne disposons pas de la base juridique autorisant le rassemblement de ` ces informations.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment imaginez-vous concrètement ce dispositif ? S'agirait-il d'une banque de données ?

M. Frédéric Veaux. - Ce serait effectivement une banque de données, alimentée notamment par les informations recueillies au titre des dossiers clôturés. En effet, il serait sans doute dangereux d'utiliser

les dossiers d'affaires en cours, car certains croisements pourraient alerter telle ou telle personne. Cela étant, il existe des dispositifs techniques permettant de cloisonner les accès à une même base. On peut se protéger de ces risques.

L'idée, c'est de réunir l'ensemble des éléments de téléphonie, l'ensemble des identifications faites au cours d'une enquête, les plaques d'immatriculation, les surnoms ou encore les lieux. Aujourd'hui, nous sommes face à un paradoxe : pour recourir à ce type de dispositif, nous devons nous tourner vers Europol, qui, au travers de la création de fichiers, peut nous fournir de tels supports de documentation. Tel a été le cas, par exemple, avec Sky ECC, ou encore avec EncroChat.

Ce que nous souhaitons, pour la lutte contre la criminalité organisée, c'est une base de données comparable à celle dont disposent les services de renseignement de premier cercle avec les fichiers de souveraineté, pour la lutte contre le terrorisme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour éviter les dérives, sous quelle autorité cette base de données devrait-elle être placée ?

M. Frédéric Veaux. - C'est au législateur de concevoir un dispositif garantissant les droits et libertés individuels tout en évitant les abus ou les risques de fuites. On peut penser à une autorité administrative indépendante (AAI), ou encore à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'en viens à l'organisation des opérations « place nette ». Du point de vue de l'opinion publique, ces actions sont très efficaces - elles permettent de « pacifier » certains quartiers -, mais on sait qu'elles n'ont pas d'incidence sur la consommation ; cette dernière change simplement de forme. On constate ainsi le développement des livraisons via « Uber shit » ou « Uber coke ». Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

M. Frédéric Veaux. - J'ai eu l'occasion de vous livrer cette réflexion lors de ma première audition : nous n'avons pas pour ambition d'éradiquer le trafic de stupéfiants dans notre pays. Ce n'est malheureusement pas possible. En revanche, l'un des objectifs que nous nous sommes fixés, c'est zéro impunité pour les auteurs de ces trafics, où qu'ils se trouvent, quels que soient les territoires.

Pour lutter contre les trafics, nous disposons de différents modes d'action.

Des enquêtes judiciaires menées en profondeur conduisent en général, après quelques mois de travail, à l'interpellation des trafiquants. Ces derniers sont alors mis hors d'état de nuire pendant quelques années. Néanmoins - votre commission d'enquête l'a observé -, les trafics continuent parfois à s'exercer, y compris depuis les maisons d'arrêt. Le trafic persiste au même endroit, même si ses responsables ont été interpellés : en résulte, finalement, un impact assez négatif dans l'opinion, chez les élus et chez les habitants du quartier.

En parallèle, on conduit ponctuellement des opérations de harcèlement des points de deal, qu'elles soient structurées et coordonnées, avec des forces mobiles, ou occasionnelles - elles sont alors menées par les brigades anticriminalité ou par les policiers de sécurité publique présents sur le terrain, qui procèdent à des interpellations en fonction de l'information dont ils disposent ou de surveillances qu'ils effectuent.

Avec les opérations « place nette », l'objectif du ministre de l'intérieur et des outre-mer est vraiment que les uns et les autres puissent voir un avant et un après. On cite souvent la cité de La Paternelle, à Marseille, mais il existe bien d'autres exemples. Il y a quelques jours encore, un maire de province a écrit au ministre pour se féliciter de l'opération « place nette » menée dans sa ville.

Ces opérations doivent mobiliser non seulement des policiers, mais aussi des opérateurs de transports, des bailleurs sociaux, des collectivités territoriales et, évidemment, d'autres administrations de l'État, que ce soient les douanes, les finances publiques ou encore la direction départementale de l'emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP) - tous les services qui peuvent contribuer à ramener la tranquillité - : il faut que l'on puisse constater cet avant et cet après.

Pendant la durée de l'opération, on doit assurer une présence massive sur la voie publique. Il faut que l'on fouille les caves et les parties communes. Il faut que l'on récupère les appartements occupés par des squatteurs. Il faut que l'on remette en état les parties communes dégradées parce que les peintures sont abîmées, parce que les boîtes aux lettres ou les portes d'entrée sont détruites. Il faut que l'on enlève les épaves ventouses qui se trouvent sur les parkings des cités où les opérations sont conduites. En parallèle, les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) doivent intervenir dans les commerces dont on sait qu'ils ne respectent pas les règles d'hygiène ou les normes administratives de base.

Il s'agit bel et bien d'une action d'ensemble, qui, au-delà du temps des opérations, doit s'inscrire dans la durée. Les habitants doivent véritablement pouvoir constater que leur cadre de vie a changé et que, là où il s'exerçait, le trafic ne s'exerce plus.

M. Jérôme Durain, président. - Que ce soit à Marseille ou ailleurs, les opérations « place nette » ou les opérations de « pilonnage », menées précédemment par la préfète de police des Bouches-du-Rhône, ont effectivement un effet très positif : d'une certaine manière, elles symbolisent le retour de l'État. Mais, même si l'on a supprimé définitivement des points de deal, certaines zones de « non-droit », si je puis dire, persistent après le départ des forces de l'ordre. Les habitants insistent sur ce point. Quant aux policiers, ils ont le sentiment que, s'ils arrivent à mener des interpellations et à saisir des produits, les saisies d'espèces sont insuffisantes.

Je reprends les chiffres que vous nous avez indiqués lors de votre première audition : en 2022, plus de 16 000 opérations ont été conduites sur les points de deal, et elles ont entraîné 2 000 écrous. À l'évidence, on ne va pas loin dans la ramification des réseaux eux-mêmes. Ne sommes-nous pas face à un risque déceptif, d'autant que le trafic a tendance à s'adapter à l'intervention de la puissance publique ?

M. Frédéric Veaux. - Permettez-moi de rebondir sur cette expression de « risque déceptif ». Certaines des personnes auditionnées par votre commission d'enquête ont, à l'évidence, une vision un peu pessimiste ou négative de l'avenir. Nous ne sommes pas du tout dans cet état d'esprit.

Nous savons que la lutte est difficile. Nous savons que nous n'allons pas régler les problèmes du jour au lendemain. Mais nous en sommes convaincus, c'est la mise en oeuvre de tous les dispositifs existants à ce jour qui nous permettra de réaliser des avancées significatives, et il ne faut rien lâcher face aux trafiquants. Nous le devons à la population, qui est la première victime : il ne faut pas laisser un instant de tranquillité à ces trafiquants, où qu'ils se trouvent et quels qu'ils soient. C'est en ce sens que je parlais de zéro impunité.

Les opérations de harcèlement, quelle que soit leur forme, me semblent non seulement utiles, mais nécessaires. Elles peuvent aussi dissuader certains usagers de venir s'approvisionner sur des points de deal, dès lors qu'ils savent qu'ils pourront, à un moment où un autre, être confrontés à la police.

J'ai la faiblesse de penser que, en harcelant, en pilonnant, on fait perdre du chiffre d'affaires aux trafiquants ; qu'on leur rend la vie plus difficile. Peut-être se trouvent-ils contraints d'imaginer d'autres modes de fonctionnement que ceux qu'ils pratiquent et qui pourrissent au quotidien la vie des habitants. Je sais que vous en êtes convaincus vous-mêmes : c'est insupportable pour les habitants de voir des trafics pratiqués au vu et au su de tout le monde et d'imaginer que la puissance publique reste passive. Dans certaines circonstances, les enquêteurs qui travaillent sur un trafic ont besoin d'un peu de temps pour en matérialiser la réalité, pour identifier tous les protagonistes et remonter jusqu'au sommet du point de deal. Mais les habitants doivent être convaincus qu'un minimum de sécurité est assuré et qu'il n'y a pas d'impunité pour ces individus.

Il faut vraiment être sur le dos des trafiquants en permanence, leur compliquer la vie en occupant le terrain et en étant présent. Dans le même temps, il faut consacrer des moyens à des investigations plus approfondies, pour démanteler des trafics et saisir des quantités de produits stupéfiants, par des opérations de remontée ou d'entrée sur le territoire national.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On vous entend bien ; mais l'enjeu, c'est de conjuguer les différentes initiatives. Les opérations « place nette » donnent satisfaction à la population, incontestablement, mais elles ne frappent pas les réseaux de trafic au coeur. Elles ne permettent d'interpeller que de petits vendeurs, ou ceux qui font le « chouf ». Comment mieux les articuler avec les opérations permettant, elles, de remonter plus haut ? Ces deux politiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre, bien au contraire.

M. Frédéric Veaux. - Il faut aussi compliquer la vie de ces petits vendeurs, de ceux qui font le « chouf », comme vous le dites. Ils doivent faire l'objet d'une réponse pénale. Cette action doit s'inscrire dans les politiques pénales conduites par les parquets, à l'instar des initiatives menées contre les usagers.

En parallèle, de nombreuses enquêtes sont conduites pour trafic de stupéfiants. Le nombre de trafiquants arrêtés par les services de police a d'ailleurs augmenté en 2023 par rapport à 2022. L'un n'exclut pas l'autre. Je pense, au contraire, que ces deux actions sont extrêmement complémentaires.

Aujourd'hui, la police nationale a la chance de disposer de directeurs départementaux ou interdépartementaux ayant à la fois sous leur autorité la branche « police judiciaire », la branche « voie publique » et le renseignement territorial. Ils ont connaissance de l'ensemble des actions conduites et peuvent veiller à ce qu'aucune d'elles ne soit laissée de côté.

En parallèle, le procureur de la République et le préfet du département, pour la police administrative, se voient de manière extrêmement régulière et - je l'espère - font en sorte que les opérations de police administrative qui sont conduites ne portent pas préjudice aux opérations de police judiciaire plus approfondies. J'y insiste - vous avez d'ailleurs sans doute vu les chiffres -, le nombre de trafiquants interpellés a été plus élevé en 2023 qu'il ne l'avait été en 2022.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, manque-t-il à la police nationale des moyens juridiques ou matériels pour remonter un peu plus haut dans la hiérarchie des réseaux ?

M. Frédéric Veaux. - Objectivement, on peut toujours faire mieux et je ne prétendrai pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles...

Toutefois, contrairement à ce qu'affirment certains, nous obtenons des résultats. On en mesure les effets en ce moment à Marseille. À ce titre, je reste très prudent, car, dans ce domaine comme en matière d'inflation, les chiffres peuvent évoluer très vite. Mais le nombre de règlements de comptes diminue pour l'heure par rapport à 2023. Nous portons des coups sérieux aux organisations criminelles qui, à Marseille, contrôlent le trafic de stupéfiants.

Si l'on devait réfléchir à une amélioration de nos dispositifs, sans doute faudrait-il travailler à la saisie des avoirs criminels. Dans ce domaine, nous ne sommes pas assez performants, ne serait-ce qu'au titre des outils dont nous disposons - il faut le reconnaître.

Avec la réforme de la police nationale, nous avons l'ambition que la saisie des avoirs criminels ne soit pas simplement à la main des services qui relevaient autrefois de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Elle doit être à la main de tous les enquêteurs et doit devenir un réflexe.

Bien sûr, nous devons tenir compte des capacités électroniques et numériques dont disposent aujourd'hui les trafiquants. J'ai cité les exemples de Sky ECC et d'EncroChat : on le voit bien, nous devons développer davantage d'outils ou nous donner les capacités juridiques d'accéder à tel ou tel outil existant pour décrypter les échanges de ces organisations criminelles.

S'y ajoute un phénomène que vous avez évoqué à plusieurs reprises lors de vos travaux, à savoir la corruption dite de basse intensité - je n'apprécie d'ailleurs pas trop ces termes : la corruption reste la corruption, quelles que soient les sommes en jeu.

Les malfaiteurs cherchent, par divers moyens, à contrer l'action des forces de l'ordre. Ils cherchent notamment à savoir ce qui se passe dans les services de police. C'est un phénomène assez ancien, que j'ai connu à l'époque où je faisais une police plus opérationnelle que celle qui m'est confiée aujourd'hui. Les organisations criminelles veulent savoir si elles figurent parmi les objectifs de la police nationale, si elles sont surveillées et à quel moment, éventuellement, elles pourront être des cibles. On le voit notamment au travers de la consultation des fichiers : ce sujet s'impose à nous de manière assez significative.

Nous avons déjà mentionné la base de données « criminalité organisée ». Selon nous, nous disposons là d'une marge de progrès importante pour améliorer l'efficacité des services de police.

Je pense aussi à la problématique des drogues de synthèse, dont la production explose actuellement en Europe : telle ou telle évolution dans l'assemblage des molécules permet d'échapper à la qualification de produit stupéfiant.

Entre autres dispositifs auxquels nous portons attention, il y a évidemment le statut du repenti, qu'il serait peut-être souhaitable de faire évoluer en lui donnant un peu plus de solidité juridique et administrative. Celui ou celle qui est tenté de s'engager dans un programme aurait ainsi la certitude de bénéficier, in fine, d'un certain nombre de mesures associées à la contribution apportée à l'élucidation de certaines affaires criminelles.

La place de l'informateur est elle aussi source d'interrogations récurrentes chez les enquêteurs : doit-on tendre vers un statut de l'informateur ? Je sais que cette piste fait l'objet de discussions ; mais, de mon point de vue, la charte des informateurs apporte aujourd'hui des garanties suffisantes. Vous le savez, les enquêteurs judiciaires sont assez attentifs à ce que l'on ne complexifie pas outre mesure la procédure, qui est déjà extrêmement chargée.

L'informateur doit rester à sa juste place : ce n'est pas un collaborateur de justice. Il apporte, à un moment donné, une information qui va permettre d'orienter une enquête de manière significative ; mais il ne doit pas être placé au même niveau que tel ou tel autre intervenant, par exemple le repenti. L'informateur reste un malfaiteur. Je ne suis pas favorable à ce qu'on lui donne un statut.

En revanche, le statut du traitant mérite sans doute débat. Aujourd'hui, celui-ci peut considérer qu'il est placé dans une situation d'insécurité juridique. De notre côté, nous avons besoin d'avoir des informations. Pour que les policiers continuent de s'engager dans cette mission de recueil de sources et d'informations, il faut garantir au traitant une forme de protection juridique.

Au titre des méthodes employées pour pénétrer les organisations criminelles, j'ai oublié d'évoquer la question du dossier« coffre ».

Je me suis permis de consulter les comptes rendus de vos auditions, notamment avec les représentants du monde judiciaire, et j'ai noté les réticences que suscitait, de la part du barreau, le fait de masquer une partie de la procédure. Mais aujourd'hui la bataille - je n'emploierais pas le terme de guerre - est vraiment déséquilibrée.

Si l'on donne connaissance aux malfaiteurs des méthodes que l'on utilise pour les techniques spéciales d'enquête, ou de l'identité de celles et ceux grâce à qui elles sont mises en oeuvre, nous ne pourrons pas y avoir recours comme nous le souhaitons. Or ces méthodes me semblent nécessaires, face à des organisations criminelles extrêmement structurées.

Il est évident que, dans le débat judiciaire, le contradictoire doit pouvoir s'exercer sur le fond. Mais, aujourd'hui, face à ces organisations criminelles puissantes et transnationales, qui s'adaptent sans cesse en se servant de toutes les capacités technologiques disponibles, nous devons disposer de moyens préservant l'efficacité et la sécurité des opérations conduites à l'aide des techniques spéciales d'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, on le sait, l'action la plus efficace, c'est la confiscation : il faut frapper les trafiquants au portefeuille et mettre un terme aux enrichissements personnels que procurent les trafics. À cet égard, que pensez-vous du fonctionnement des groupes interministériels de recherche (GIR) ? Faut-il les réorienter vers leur mission initiale, à savoir la lutte contre l'économie souterraine ?

De même, nous avons été surpris d'entendre que la coopération menée à ce titre entre les services fiscaux et les services de police n'était pas particulièrement efficace. On nous a même dit que les services fiscaux étaient là pour assurer le recouvrement, non pour contribuer aux enquêtes criminelles. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

M. Frédéric Veaux. - Vous avez raison, à l'origine, la mission des GIR était la lutte contre l'économie souterraine. Ils n'étaient pas chargés de l'identification et de la saisie des savoirs criminels, mais devaient détecter, au travers de certaines pratiques commerciales ou associatives, d'éventuels recyclages d'argent sale, dans les quartiers notamment. D'ailleurs, ce sont souvent les élus locaux qui faisaient remonter ces informations.

Je suis convaincu, avec d'autres, que l'identification et la saisie des avoirs criminels ne sont pas l'affaire des GIR : c'est l'affaire de tous les enquêteurs de police judiciaire. Chacun doit avoir le réflexe et la capacité, à son niveau, sans avoir recours aux GIR, de procéder à des mesures de saisie d'avoirs criminels lors des enquêtes.

Évidemment, pour les dossiers les plus complexes, nous avons besoin de fonctionnaires spécialement formés. Je pense en particulier à tout ce qui touche aux cryptomonnaies - dans ce domaine, les saisies en sont encore à leurs balbutiements. Mais la saisie de l'avoir criminel doit être un réflexe quotidien du policier qui enquête.

La police judiciaire a commencé par créer la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui relève de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). S'y sont ajoutées des antennes territoriales de la Piac, qui viennent en soutien des services d'investigation pour procéder aux saisies d'avoirs criminels. Faisons attention, les services ne doivent pas partir du principe que c'est l'affaire des GIR et non la leur. Ce serait une erreur, d'autant qu'il n'y a pas de GIR partout.

Vous évoquez le rôle des services fiscaux. Évidemment, tout le monde a ses contraintes d'effectifs. Quand nous sollicitons le détachement d'un agent d'une direction départementale des finances publiques (DDFiP) ou de la direction générale des finances publiques (DGFiP) dans un service de police, nous demandons de faire un sacrifice. Nos requêtes ne rencontrent pas toujours un écho très favorable, ce que je comprends parfaitement. Les services en question ont leurs propres contraintes internes. Toutefois, ce concours est extrêmement apprécié par les enquêteurs de police, notamment pour la phase d'identification. En effet, les finances publiques peuvent consulter un certain nombre de fichiers auxquels les policiers n'ont pas accès eux-mêmes. Ces collaborations sont tout à fait utiles, précieuses et remarquables.

Ainsi, M. le ministre de l'intérieur et des outre-mer a décidé de créer un GIR à Nîmes. Pour le moment, quatre policiers y sont affectés. Des gendarmes vont bientôt les rejoindre, et on a demandé, pour renforcer cette équipe, un agent des services fiscaux et un agent des douanes : l'action de ces personnels complète extrêmement bien celle des policiers et des gendarmes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ne faut-il pas renforcer la formation au sein de la police nationale sur les questions financières, voire recruter des policiers spécialisés titulaires, par exemple, d'un diplôme d'études supérieures comptables et financières (DESCF) ?

Il est difficile pour la police de traiter ces sujets, car ce n'est pas son métier. Les techniques utilisées par les narcotrafiquants, de plus en plus sophistiquées, appellent des formations spécifiques. Avez-vous une opinion à ce sujet ?

M. Frédéric Veaux. - Vous avez raison, il faut renforcer la formation, initiale ou continue. Nous avons eu l'occasion d'en parler avec M. le président dans un autre contexte. C'est l'un des objectifs de la réforme de la police nationale, qui prévoit une filiarisation de la police judiciaire. Le réflexe de l'identification et de la saisie des avoirs criminels doit être partagé par tous les enquêteurs de police, dans le groupe d'appui judiciaire d'un commissariat comme dans un service territorial. On ne doit pas toujours attendre les services spécialisés pour agir. Un effort de formation considérable est notamment à faire pour que les enquêteurs soient capables d'identifier au cours d'une perquisition qu'ils sont en présence de cryptomonnaies pouvant faire l'objet d'une saisie.

Pour ce qui est du recrutement, nous recrutons des personnels contractuels. Par ailleurs, nous identifions parfois des profils intéressants dans les écoles de police, au regard de leurs études ou des métiers qu'ils ont pu exercer auparavant, pour rejoindre des métiers spécialisés.

Le meilleur moyen est tout de même de recruter du personnel contractuel, la difficulté étant toutefois d'avoir un niveau de rémunération suffisamment attractif par rapport aux rémunérations proposées dans le secteur privé pour les mêmes compétences.

M. Jérôme Durain, président. - Depuis le début de notre commission d'enquête, la situation a évolué. La « marseillisation » de Dijon évoquée récemment dans la presse bourguignonne et les événements survenus à Rennes la semaine dernière n'appellent-ils pas un réel changement d'échelle ?

L'Office antistupéfiants (Ofast) a des compétences, mais est-ce suffisant ? Une coordination réelle existe-t-elle ? Les préfectures de police travaillent parfois sur certains réseaux sans que les informations soient suffisamment communiquées. On évoque la subsidiarité historique de

la gendarmerie. Ne pourrions-nous pas former un système plus robuste et pyramidal, à la place des entités actuelles qui semblent ne pas communiquer suffisamment entre elles ?

M. Frédéric Veaux. - Je ne suis pas naïf, je ne vais pas vous dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Les difficultés que nous rencontrons sont la conséquence de comportements individuels. Nous avons essayé de structurer les choses du mieux que nous pouvions. Il n'existe pas de solution idéale. Nous avons challengé notre organisation avec d'autres organisations exerçant dans des pays équivalents, qui sont parfois différentes, mais qui correspondent à la sociologie et aux problèmes que rencontrent ces pays.

Faut-il, par exemple, sortir le stratégique de l'opérationnel ? Nous pensons qu'ils sont intimement liés et que nous ne pouvons pas avoir une réflexion intéressante, utile et forte autour du premier sans nous nourrir du second. Je n'en tire aucune gloire particulière, mais, si l'on regarde les chiffres du trafic de stupéfiants dans notre pays, on constate que les quatre cinquièmes de ces faits sont traités par la police nationale. Il me paraît plus intelligent que nous répartissions le travail entre nous en fonction de nos spécialités, de la connaissance et de la maîtrise que nous avons des dossiers, plutôt que d'essayer de faire tous un peu la même chose.

L'Ofast joue pleinement son rôle. Nous pouvons sans aucun doute l'améliorer. Comme vous l'avez rappelé, l'amélioration de notre coordination avec la préfecture de police de Paris est un sujet. Nous avons fait le choix de ne pas le traiter avant les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, mais je sais que le préfet de police est attaché à l'idée de mettre cette question sur la table dès la fin des Jeux.

Autour de ceux qui traitent majoritairement les faits de trafic et de délinquance liés aux stupéfiants, il faut que nous puissions agréger la coordination opérationnelle et la réflexion stratégique. L'Ofast, placé auprès du directeur national de la police judiciaire (DNPJ), lui-même rattaché au directeur général de la police nationale (DGPN), me paraît être le bon positionnement. Les faits de trafic sont importants, mais il faut aussi tenir compte de la délinquance induite par le trafic, qui relève principalement de l'action et du traitement de la police nationale. Je pense en particulier aux assassinats et aux tentatives d'assassinat commis sur fond de trafic de stupéfiants.

Si notre organisation est perfectible, le modèle, tel qu'il est installé aujourd'hui, a fait ses preuves.

M. Jérôme Durain, président. - Les réseaux criminels présentent une capacité d'adaptation impressionnante. Ils sont très agiles et ont beaucoup de moyens. Depuis votre dernière audition, des modifications ont-elles été introduites dans le cadre du plan national de lutte contre les stupéfiants, dit « plan stups », en voie d'être rendu public ?

Vous avez parlé de corruption de basse intensité. Il s'agit d'une corruption qui touche le bas du spectre administratif, non le coeur de l'État. L'inspection générale de la police nationale (IGPN) est-elle dotée de moyens suffisants pour gérer les difficultés qui se présentent dans nos organisations ?

L'action conduite à Marseille a produit des effets. Mais on nous a dit sur le terrain que, si cette accalmie était liée aux résultats de l'action des forces de l'ordre, elle venait également du fait que les trafiquants s'étaient entretués. Ne se produit-il pas, en sus de l'action publique, un appauvrissement provisoire de la ressource humaine locale ?

M. Frédéric Veaux. - On ne peut jamais se réjouir de la mort de quiconque, mais j'aimerais pouvoir dire que le combat cesse faute de combattants. En réalité, les trafiquants ont la capacité de mobiliser. Des formes de vendettas s'exercent, se prolongent dans le temps, et connaissent des périodes de répit, jusqu'à ce qu'une opportunité se présente ou que l'un d'eux sorte de prison. Cela peut repartir malheureusement à tous les instants.

J'ai la faiblesse de penser que la situation présente est en très grande partie le résultat de l'action de la police judiciaire, au sens générique du terme, et au sens organique, à Marseille. Je connais les compétences et le travail remarquables de la brigade criminelle de Marseille. Le grand nombre de faits élucidés, d'individus interpellés et de chefs neutralisés recensés nous permet d'observer que nous sommes plutôt bien placés en ce moment. Je crains néanmoins que le calme ne soit précaire, mais nous ferons en sorte de continuer. Nous avons de nombreux dossiers en cours et des objectifs identifiés. La police judiciaire locale poursuivra sur le même rythme.

Pour ce qui est de la lutte contre la corruption, ce n'est pas le seul fait de l'IGPN. Celle-ci n'est saisie, dans sa configuration actuelle, que des faits les plus complexes ou les plus sensibles. Il y a aussi malheureusement beaucoup de manquements constatés qui sont traités par des cellules de déontologie directement rattachées au directeur interdépartemental de la police nationale (DIPN) ou au directeur départemental de la police nationale (DDPN). Certains faits très simples n'appellent pas une investigation très complexe. Nous sommes attentifs à la réponse disciplinaire apportée et au travail de prévention engagé, qui est absolument nécessaire au niveau des écoles de police. L'enjeu est de faire en sorte que des policiers ne se retrouvent pas, à partir de ce qu'ils pourraient considérer comme un petit écart, entraînés dans une forme de spirale et poussés à commettre des actes bien plus graves.

Il faut une réponse disciplinaire adaptée, qui ne se décide pas dans un délai trop long par rapport au moment où les faits sont constatés.

Concernant le « plan stups », dont je pense qu'il ne tardera pas à sortir, le Premier ministre ayant prévu de l'annoncer, aucune modification significative n'a été introduite, à ma connaissance, par rapport à ce qui avait été envisagé.

M. Olivier Cadic. - Plusieurs agents nous ont fait part des problèmes qu'ils rencontrent sur le terrain. Que pensez-vous de l'organisation américaine de la Drug Enforcement Administration (DEA) ?

Vous disiez que la charte existante sur les sources était satisfaisante. Or lorsqu'une source enregistrée est interpellée pour un délit on me dit que l'on ne peut pas la sortir de prison ni lui obtenir une réduction de peine faute de statut légal. La source est donc perdue pour plusieurs années, en fonction de la peine, ou pour toujours, par peur. D'autres pays offrent un véritable statut aux sources. Une telle évolution serait-elle possible ?

M. Frédéric Veaux. - Interrogé en 2015 à ce propos par le journal Libération, j'avais indiqué : « recruter un informateur, c'est le début des ennuis. » C'est cette phrase qui avait été mise en exergue de cette interview. Il est effectivement très compliqué de recruter un informateur et de le garder. Ce sont des gens compliqués, des délinquants à qui nous ne pouvons rien promettre de manière affirmative, surtout pas `de les dédouaner des infractions qu'ils seraient susceptibles de commettre dans la foulée.

Il faut agir en transparence totale avec le procureur de la République ou le juge d'instruction, pour voir, en soupesant la contribution de cet informateur à l'élucidation d'un certain nombre d'enquêtes, ce qu'il serait possible de lui accorder en retour. Mais cela ne peut se faire qu'au cas par cas.

Il existe plusieurs catégories d'informateurs. J'en ai eu quelques-uns dans ma vie professionnelle. Quand on se parle entre flics, on se dit que les meilleurs sont ceux que l'on recrute « au béguin », ceux qui vont le faire pour nous, parce qu'ils nous aiment bien. Dans un univers où tout le monde se ment et se déteste, un rapport peut se nouer, pour un délinquant, avec un policier. Parce qu'il l'aime bien et parce qu'il s'interroge aussi sur le sens de sa vie de délinquant, il peut alors décider de lui balancer quelques informations. D'autres espèrent obtenir une rétribution personnelle à un moment ou à un autre. D'autres enfin se servent de ces informations pour se débarrasser de la concurrence.

C'est pour cela qu'il est indispensable de ne jamais se retrouver seul face à un informateur. Il faut toujours quelqu'un qui supervise la relation. Il faut aussi être toujours à deux quand on le rencontre.

Cette réalité est très difficile à normer et à structurer. Mieux vaut ne pas complexifier les choses, au risque de décourager les informateurs de devenir informateurs et les policiers de les recruter. Le statut actuel est


sans doute imparfait, mais la charte a le mérite d'exister et de fixer un certain nombre de règles auxquelles tout le monde doit se conformer. Si l'on s'y conforme, il ne doit pas se produire beaucoup de problèmes.

Il est très difficile par ailleurs de comparer le système fédéral américain avec le nôtre. L'organisation en matière de sécurité et de justice est très différente. On observe une multiplication d'agences en fonction des sujets à traiter. Ce n'est pas transposable chez nous.

On dit souvent que la DGSI est le Federal Bureau of Investigation (FBI) à la française. On pourrait dire que l'Ofast est le DEA à la française, avec une organisation et un fonctionnement différents.

M. Jérôme Durain, président. - On a parlé de taylorisme, voire de toyotisme à certains endroits pour qualifier l'organisation du trafic. Face à des flux permanents de petites quantités, les opérations policières ne parviennent pas à mettre la main sur des quantités suffisantes pour obtenir de fortes incriminations. Le public mineur impliqué bénéficie par ailleurs d'une forme de protection et est plus difficile à mettre en cause. La réponse pénale est donc altérée.

Cette organisation qui tourne beaucoup avec des mineurs ne permet pas non plus de saisir beaucoup de liquide. Où passe ce liquide ? Avez-vous des propositions sur ce sujet, qui nous paraît central ?

M. Frédéric Veaux. - Le taylorisme tel que vous le définissez est une manière de fonctionner assez ancienne. Les meilleurs trafiquants de produits stupéfiants sont ceux qui n'en voient ni n'en touchent jamais un gramme. Je suis allé témoigner il y a quelques années aux assises à Aix-en-Provence, dans un dossier très difficile. De très grands voyous marseillais et varois étaient jugés et se défendaient d'être des trafiquants de stupéfiants. D'ailleurs, dans leurs conversations, lorsqu'ils étaient en Amérique du Sud, ils parlaient de tout autre chose, de jeans, par exemple.

Cette évolution n'a fait que se renforcer. Il existe des producteurs, des logisticiens, des distributeurs, des organisateurs, des blanchisseurs. Plusieurs équipes de trafiquants différentes s'associent parfois pour chacune de ces activités. Un logisticien propose ainsi à plusieurs équipes différentes d'assurer le transport de la marchandise entre l'Amérique du Sud et l'Europe ou entre le Maroc et la France. Cela rend effectivement les choses très difficiles.

L'un des petits avantages que nous avons cependant dans la lutte contre le trafic de stupéfiants est qu'il faut toujours un grand nombre de personnes pour l'organiser. Il y a toujours le risque qu'un membre du groupe parle. Il faut trouver celui qui sera capable de parler. De plus, les membres du groupe se déplacent, échangent par des moyens de communication et se retrouvent, à un moment ou à un autre, avec de l'argent


sur les bras. Et tout cela laisse des traces. L'enquêteur devra mettre la main sur l'ensemble de ces traces et, en les associant, faire la démonstration de l'existence du trafic.

La question de savoir où passe le liquide est effectivement importante. Les collecteurs ramassent parfois l'argent pour plusieurs équipes différentes et s'occupent aussi de créer des compensations avec d'autres organisations criminelles intéressées par l'idée de disposer d'espèces en France et de faire des transferts à l'étranger sur des comptes bancaires. Cela se fait selon des systèmes de transaction un peu compliqués impliquant, par exemple, d'acheter de l'or en Inde, d'alimenter des comptes au Pakistan, en Chine ou à Dubaï, ou encore d'acheter des propriétés dans certains pays d'Afrique du Nord. Des communautés étrangères présentes sur notre territoire récupèrent ces sommes d'argent ou les font transiter par des pays voisins comme la Suisse, les Pays-Bas, ou le Royaume-Uni.

Toutefois, certains de ces délinquants ne sont pas d'une intelligence exceptionnelle et n'ont qu'une idée en tête : claquer bêtement leur argent en partant en vacances et en louant des villas de luxe pour y organiser des fêtes incroyables, jetant ainsi l'argent par les fenêtres. Nous n'avons pas affaire qu'à des types très structurés cherchant à réinvestir à l'étranger l'argent qu'ils ont récupéré.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Si vous aviez des priorités à afficher pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, quelles seraient-elles ? Dans quelle hiérarchie pourriez-vous les placer ? Au-delà des moyens juridiques et matériels, compte tenu de l'importance que prend le narcotrafic en France, quelle est la priorité absolue pour la police nationale ?

M. Frédéric Veaux. - Nous devons faire un effort dans les mois à venir sur l'identification et la saisie des avoirs criminels. Il y a là une marge de progression importante. Je parle ici des actions que nous pourrions conduire à notre niveau, sans même bénéficier d'évolutions législatives, pour améliorer la mise en oeuvre des techniques spéciales d'enquête ou le statut du repenti, ou renforcer notre capacité d'accès aux systèmes de communications électroniques cryptés.

Un deuxième point ne dépend pas de nous, mais plutôt de vous : la capacité juridique de mettre en commun et de recouper l'ensemble des informations dont nous disposons.

Nous devons agir pour améliorer la saisie des avoirs criminels. Grâce à vous, nous pouvons avoir une base de données disponible aux niveaux judiciaire et administratif. Et enfin, nous devons améliorer les conditions d'accès aux systèmes de cryptage des communications.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les services les mieux à même d'améliorer les saisies et de lutter contre le blanchiment d'argent sont ceux de Bercy, comme Tracfin ou la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) qui ont un véritable savoir-faire en la matière. Doter la police nationale d'un service de renseignement spécifique dédié ou confier des missions à la DGSI serait-il un moyen d'améliorer la lutte contre le narcotrafic, ou bien les renseignements que vous obtenez de la part de Tracfin ou de la DNRED sont-ils suffisants ? Quel est votre avis sur la circulation des informations depuis ces deux structures ?

M. Jérôme Durain, président. - L'existence de plusieurs structures - DNRED, Tracfin, Bercy, Beauvau - n'est-elle pas une difficulté dans notre organisation collective ?

M. Frédéric Veaux. - La difficulté serait de créer un nouveau service, qui créerait éventuellement les conditions de la concurrence. Vu la charge qui se présente, l'essentiel est de bien se répartir le travail. Chacun doit accomplir sa mission selon ses compétences et les moyens qui lui sont donnés. Il faut que le renseignement territorial (RT) investisse le sujet de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il connaît bien les quartiers dans lesquels s'exerce ce dernier. La DGSI doit également, avec les moyens particuliers dont elle dispose, investir ce terrain. C'est ce qu'a demandé le ministre de l'intérieur.

Au travers de l'animation de la communauté du renseignement et des services du premier cercle, sous le contrôle de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), il faut améliorer les choses.

C'est leur métier, ils ont des moyens importants, ils ont été formés pour cela. Nous ne serons jamais capables de rivaliser avec Tracfin ou la DNRED sur ces sujets. Je préfère que l'on se concentre sur l'action consistant à identifier et saisir les avoirs criminels.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Christian Rodriguez, général d'armée,
directeur général de la gendarmerie nationale

LUNDI 18 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Merci, général, d'être présent pour cette seconde audition de la direction générale de la gendarmerie nationale devant notre commission d'enquête consacrée au narcotrafic. Les déplacements que nous avons pu effectuer dans l'intervalle nous ont permis de mieux cerner l'ampleur du phénomène.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Christian Rodriguez prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Je tiens à préciser que nous avons été fortement impressionnés par l'engagement remarquable des gendarmes que nous avons pu rencontrer et auditionner, et que nous tenons à leur témoigner notre gratitude et notre admiration pour le travail qu'ils accomplissent dans cette lutte difficile contre le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins à ces remerciements. Nous avons en effet été frappés par l'implication des personnels, qui ne comptent pas leurs heures et n'hésitent pas à s'affranchir de leurs contraintes familiales afin de se consacrer à ce combat.

Ma première question porte sur le partage du renseignement entre les services : nous avons notamment constaté que les échanges d'informations entre les secteurs urbains et ruraux et entre les départements ne sont ni naturels ni fluides lorsqu'une opération est menée dans une ville tout en concernant d'autres territoires. Auriez-vous des suggestions en vue d'améliorer cet échange de renseignements ?

Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - Les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) ont été créées afin de constituer cet espace d'échanges et de discussion entre les services au sujet des opérations en cours, et semblent être l'instrument approprié pour le partage d'informations entre policiers et gendarmes.

Des marges de progrès subsistent, à mon sens, en matière de croisement des renseignements de nature judiciaire et des renseignements de nature administrative. Par construction, les services chargés du trafic de stupéfiants sont des organes spécialisés qui peuvent assez aisément, si l'on n'y prend garde, s'éloigner des services de droit commun. Le véritable enjeu réside dans notre capacité à relier un réseau de trafiquants à, par exemple, l'apparition de commerces d'alimentation connus des services chargés de contrôles administratifs, mais sans être nécessairement suivis par les services spécialisés. Il conviendrait de remédier à cette trop faible porosité entre ces deux types de renseignements.

Dès lors que nous réussissons à faire travailler de concert cette « main droite » et cette « main gauche » de l'État, en intégrant les aspects liés au blanchiment et les sujets d'ordre patrimonial, nous gagnons en performance. C'est d'ailleurs tout le sens des opérations « place nette », même si cet aspect n'a pas été immédiatement visible. Nous profitons en effet à cette occasion d'un travail judiciaire - sur des dossiers en cours ou qui débutent - et de l'action d'organismes tels que les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) : en croisant l'ensemble des éléments, nous parvenons ainsi parfois à identifier et à relier des individus qui apparaissent des deux côtés de la Toile, en nous posant des questions qui n'auraient pas émergé si nous avions travaillé de manière isolée.

De la même manière, les groupes interministériels de recherche (GIR) ont pu contribuer à cette mise en commun des efforts, mais le fonctionnement de certains d'entre eux a sans doute pâti d'un déficit de gouvernance au niveau national. Ce raisonnement transversal me semble être la principale amélioration, en associant l'ensemble des administrations concernées, sur le plan judiciaire comme sur le plan administratif.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » n'entraînent-elles pas mécaniquement un report des réseaux vers les livraisons ? Auriez-vous quelques suggestions pour surveiller ces reports au moment où de telles opérations sont menées ? Cette tâche est probablement plus aisée à réaliser lorsque l'électrochoc se produit a posteriori, quand d'autres habitudes plus difficiles à repérer ont été prises.

Général Christian Rodriguez. - Les transferts des modes d'action se sont déjà produits par le passé, les livraisons à domicile s'étant développées à la faveur du confinement. Cet effet de report existe bien, mais je rappelle que la finalité de ces opérations consiste à déstabiliser les points de deal et les réseaux. Dès lors qu'une forme d'économie souterraine émerge, adopter une double logique administrative et judiciaire nous permet de couper les racines - même naissantes - du trafic, de stabiliser une zone donnée et d'alourdir les curriculum vitae des individus qui essayent de mettre ces réseaux sur pied. Afin de pouvoir les juger, les magistrats doivent en effet être parfaitement informés des faits délictuels ou criminels commis : retourner sur les lieux d'une opération trois ou quatre mois après, en harcelant les individus en cause, permet de durcir les dossiers d'individus qui seront poursuivis à la hauteur de ce qu'ils méritent.

Pour vous donner un bilan des actions lancées depuis la fin septembre : nous en sommes à environ un millier d'interpellations, 200 incarcérations, 300 armes et 1,1 tonne de résine de cannabis saisies. Retourner sur place trois mois après s'il le faut permet de parvenir à un réel apaisement de la zone de l'opération, au bénéfice de la sécurité des citoyens.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » répondent incontestablement à un besoin d'ordre public exprimé par des citoyens dont le quotidien est affecté par les points de deal, ces derniers ne manquant d'ailleurs pas de remercier les forces de l'ordre pour leur action. Pour autant, ces opérations sont-elles réellement utiles en termes de déstructuration de réseaux plus profonds ? Permettent-elles de remonter vers le haut du spectre ?

Général Christian Rodriguez. - Interrompre un trafic de stupéfiants qui constitue un trouble à l'ordre public produit un effet immédiat, mais ce type d'opérations doit se conjuguer avec un travail d'enquête de longue haleine sur les réseaux. Certes, la lenteur avec laquelle ces dossiers progressent nous expose à des critiques de la part de la population, qui peut avoir le sentiment que nous restons inactifs alors que des consommateurs de drogue meurent d'overdose et que les troubles perdurent ; nous devons néanmoins travailler dans la durée, en infiltrant par exemple les réseaux au moyen d'écoutes téléphoniques.

Les deux démarches ne s'opposent pas selon moi, la stratégie de harcèlement ayant des vertus si elle est déployée de manière continue et sur l'ensemble du territoire, y compris dans les petites et moyennes villes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » ne compromettent donc pas, selon vous, les enquêtes plus longues permettant de remonter vers le haut du spectre.

Général Christian Rodriguez. - Non.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Au sujet des livraisons de type « Uber shit » ou par voie postale, l'un des modes d'action suggérés pour les agents consiste à accepter une livraison de manière à pouvoir identifier l'auteur, une démarche qui frôle la provocation à commettre une infraction. Ce type d'action peut-il être pertinent selon vous ?

Général Christian Rodriguez. - Ce mode opératoire n'est pas uniquement utilisé en matière de trafic de stupéfiants. Il permet d'identifier les membres du trafic, au même titre que les enquêtes menées sur le dark web, et représente un bon moyen de faire progresser des dossiers parfois difficiles à boucler.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes donc plutôt favorable à ce dispositif.

Général Christian Rodriguez. - Tout à fait.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Disposez-vous des moyens et des outils suffisants pour lutter contre les filières économiques et financières du trafic ? L'identification des auteurs doit en effet se conjuguer au repérage des produits du trafic.

Général Christian Rodriguez. - Je ne suis pas certain que nous soyons allés aussi loin que sur les sujets de blanchiment, l'acquisition des compétences requises nécessitant un certain temps. En 2019, nous avons mis en place une formation dédiée à la délinquance financière, aux cryptomonnaies et à la blockchain, ce qui nous a permis de durcir considérablement notre réponse dans ce domaine.

Les difficultés que nous rencontrons tiennent aux limitations fixées en matière de croisement de fichiers, alors que relier des éléments disponibles dans différentes enquêtes nous aiderait grandement. Lesdites limitations sont édictées pour des raisons juridiques et de contrôle que je ne conteste pas, mais d'autres pays se montrent bien plus performants que nous, tout en étant vigilants à la protection des libertés individuelles : la Belgique et l'Italie ont ainsi bien avancé sur ces sujets.

Aujourd'hui, le principal défi d'une enquête réside dans le traitement des données, tâche pour laquelle nous avons besoin de l'intelligence artificielle (IA) et d'algorithmes, ce qui implique à la fois des compétences techniques et des référentiels juridiques adaptés au monde contemporain. Si de nécessaires contrôles doivent être maintenus, je pense que nous sommes en train de changer d'ère et que nous devons nous adapter.

De la même manière, il faudrait pouvoir aller plus vite sur les expérimentations d'outils et de dispositifs, là aussi en prévoyant des contrôles adaptés, mais en changeant de rythme et d'échelle. Les expériences de nos voisins pourraient à ce titre être une source d'inspiration.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous recours à des cabinets extérieurs compte tenu de la complexité des montages financiers concernés ? Nous savons qu'une partie de l'argent du narcotrafic s'oriente vers des entreprises de travaux publics à des fins de blanchiment : enquêter sur ces aspects nécessite des compétences spécifiques.

Général Christian Rodriguez. - Pas à ma connaissance. En revanche, nous avons créé une task force Défi (délinquance financière) regroupant des réservistes spécialisés dans des domaines variés. Ces derniers présentent davantage de garanties que des prestataires extérieurs et nous sont fort utiles.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les relations que vous entretenez avec Tracfin et les douanes vous satisfont-elles en termes de soutien apporté dans les affaires lourdes ?

Général Christian Rodriguez. - Ma réponse aurait sans doute été différente trois ans plus tôt, mais nous sollicitons désormais davantage Tracfin, qui offre une masse d'informations phénoménale. La formation que nous dispensons aux enquêteurs inclut d'ailleurs une présentation du rôle et de l'utilité de Tracfin.

Concernant les douanes, notre collaboration s'est renforcée, la concurrence entre services qui pouvait exister dix ans plus tôt n'étant plus de mise. J'ai pris l'habitude d'échanger régulièrement avec le patron des douanes pour faire le point sur l'ensemble des dossiers dans lesquels nous pourrions mieux travailler de concert. De surcroît, nous intervenons dans les mêmes territoires.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de vos rapports avec les services fiscaux ?

Général Christian Rodriguez. - Des connexions existent également, mais j'insiste sur la nécessité de moderniser le pilotage des GIR, qui risquent de perdre en attractivité si rien n'est entrepris en vue de mieux équilibrer la gouvernance entre les services. Faute de pouvoir participer aux décisions, certains d'entre eux risquent de ne pas mobiliser les effectifs nécessaires alors que les GIR présentent l'intérêt de regrouper les agents de différentes administrations et de faciliter les échanges sur les dossiers. Nous pouvons encore gagner en fluidité de ce côté-là.

Au niveau des départements, les synergies entre services donnent plutôt satisfaction.

Mme Valérie Boyer. - S'agissant des liens entre le narcotrafic et la prostitution, notamment des mineurs, travaillez-vous en liaison avec les foyers d'accueil ? Ces mineurs ont-ils un profil particulier ? Il nous a été indiqué que les clients fidèles du trafic de stupéfiants recevaient parfois une fille en « cadeau ». Ce phénomène est-il répandu dans toute la France ? Comment collaborez-vous avec les autres forces de l'ordre sur ce sujet ?

Général Christian Rodriguez. - Je ne dispose pas de remontées établissant un lien particulier entre prostitution et narcotrafic, ce qui ne signifie pas qu'il n'existe pas. L'Office mineurs (Ofmin) ou l'Office antistupéfiants (Ofast), dont le périmètre d'action est large, pourraient sans doute davantage vous éclairer sur ce point.

M. Jérôme Durain, président. - Le positionnement de l'Ofast comme chef de file soulève justement une série de questionnements au sujet de l'organisation globale de la réponse apportée par les pouvoirs publics au narcotrafic. Si l'Ofast porte une démarche interministérielle, certains services de renseignement très actifs dans cette lutte, dont Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), sont placés sous la tutelle du ministère de l'économie et des finances. Jugez-vous cette structuration efficace ?

Général Christian Rodriguez. - La question du rattachement optimal se pose dès lors qu'une nouvelle structure est créée. En l'espèce, l'Ofast a résolu la problématique des relations entre la police et la gendarmerie, le fait que l'Office dépende du directeur général de la police nationale ne posant aucune difficulté.

En revanche, rattacher l'Ofast à Bercy poserait d'autres problèmes. Polyvalents au regard de leurs missions, les gendarmes jouent un rôle de capteurs des indices et des renseignements au niveau des brigades territoriales : décider de confier le traitement des dossiers à Bercy risquerait d'entraîner une perte de lien avec ces capteurs, car le gendarme de terrain
- déjà fort occupé - estimera probablement qu'il n'aura que peu d'intérêt à transmettre ces données, se sentant attendu par ses supérieurs pour d'autres missions. La solution actuelle est sans doute la moins mauvaise, l'Ofast étant un outil utile favorisant le partage d'informations.

M. Jérôme Durain, président. - La gendarmerie nationale est-elle suffisamment dotée en termes de renseignement ?

Général Christian Rodriguez. - En ajoutant les services spécialisés de renseignement à notre savoir-faire en matière de captation des informations sur le terrain, je pense que nous sommes correctement dotés. Les véritables efforts doivent porter sur les moyens de diffuser le renseignement au bon endroit et de le traiter.

Le service central de renseignement criminel (SCRC) joue à la fois un rôle d'appui aux enquêteurs et un rôle d'agrégateur des signaux faibles, et fonctionne de manière très efficace. Il est d'ailleurs mobilisé lorsque les interventions s'effectuent dans des zones difficiles, lorsque la concentration des efforts est nécessaire : tel a été le cas en Guyane dans des dossiers de criminalité organisée, ainsi qu'à Mayotte.

J'en profite pour revenir sur la question de notre capacité juridique à croiser un certain nombre de fichiers et à en tirer le maximum d'éléments dans la recherche des criminels. Lors du démantèlement du réseau de téléphonie chiffré EncroChat, un « implant » a été conçu par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la gendarmerie pour infiltrer 50 000 téléphones utilisés anonymement par le haut du spectre criminel, dans le monde entier.

Dans le cadre de cette opération, l'enjeu essentiel était celui du traitement en masse des données : il a fallu que des gendarmes codent un algorithme permettant de traiter l'ensemble des données et des messages contenus dans les téléphones, cette surveillance ayant donné des résultats exceptionnels, notamment en termes de saisies. Nous savons donc traiter la donnée, encore faut-il être en mesure de pouvoir la capter.

M. Jérôme Durain, président. - La création de bases de données centralisées soulève la question de la « corruption de basse intensité », qui se pose pour vos services également.

Général Christian Rodriguez. - Des policiers et des gendarmes consultent régulièrement des fichiers auxquels ils ne devraient pas avoir accès.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel est le nombre approximatif de ces consultations non autorisées ?

Général Christian Rodriguez. - Nous recensons trois à quatre cas par an sur les sujets relatifs à la criminalité organisée, mais le nombre de ces consultations est bien plus élevé - plusieurs dizaines - si l'on intègre l'interrogation de fiches de certaines personnalités. La problématique de la sécurisation des accès est effectivement posée, bien que chaque gendarme dispose d'une carte pour utiliser son poste de travail, celle-ci conditionnant les fichiers auxquels il a accès.

Il nous faut sécuriser les accès et assurer la traçabilité de tous les contrôles, les groupes criminels disposant à l'évidence des moyens de « graisser la patte » des agents. Le phénomène semble limité pour ce qui nous concerne, même si nous ne sommes pas nécessairement au courant de tout. Si nous souhaitons bâtir des bases de données riches, nous devrons en effet être extrêmement performants en matière de contrôle des accès.

M. Jérôme Durain, président. - Un phénomène de saturation de certaines zones a été évoqué, d'où une expansion du trafic vers des villes telles que Rennes ou Dijon, qui ont récemment connu des mitraillages tels que ceux qui sont survenus à Marseille. Comment appréciez-vous ce phénomène, qualitativement et quantitativement ?

Général Christian Rodriguez. - Les groupes criminels s'étendent, ne tenant guère compte de la répartition des zones entre la gendarmerie et la police. Cette expansion concerne les communes jouxtant les grands centres urbains et des zones relevant de la gendarmerie, les élus nous alertant à ce sujet.

L'autre grand intérêt des opérations « place nette » vise d'ailleurs à décourager cette extension du trafic, dès lors qu'une activité criminelle commence à se structurer. Cette nécessaire anticipation a conduit à la création des Cross, afin que nous empêchions collectivement l'apparition de bases arrière du narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'ai évoqué précédemment la possibilité, pour les agents, de se faire passer pour un client afin d'identifier les auteurs. Dans le même registre, il a été suggéré à plusieurs reprises de recourir davantage à l'infiltration à l'intérieur des réseaux. Ce dispositif est-il adapté à la gendarmerie, davantage présente dans les zones rurales, ou doit-elle être réservée à des secteurs urbains plus anonymes ?

Général Christian Rodriguez. - Oui, nous travaillons avec des sources. Il y a deux ans et demi, nous avons revu notre dispositif qui n'offrait pas suffisamment de garanties, un gendarme déviant pouvant nous abuser sans que l'on s'en rende compte. Avec les sources et l'observation-surveillance, nous disposons de deux outils qui, aujourd'hui, nous permettent d'obtenir des résultats ; c'est l'une de mes convictions en police judiciaire. Les sources sont nécessaires et nous travaillons beaucoup avec elles. En une année, pour 600 000 euros d'indemnisation des sources, nous avons saisi 13 millions d'euros d'avoirs criminels. Nous n'en avons pas beaucoup parlé, mais il convient d'insister sur les avoirs criminels.

Se pose ensuite le sujet des repentis. Jusqu'où peut-on aller dans les infractions commises par les repentis ? Cela mérite qu'on en discute. Je n'ai pas une vision très objective sur ce sujet ; je pense que nous devons aller plus loin et que nous avons intérêt à utiliser le plus possible ce dispositif.

Les sources dont nous parlons sont des truands. Il faut accepter l'idée que l'on traite avec des truands, et procéder avec eux de manière contrôlée. C'est tout le sens du dispositif mis en place il y a deux ans et demi, avec différents contrôles et des magistrats informés. Il s'agit d'un bon moyen d'avancer sur les dossiers. Les repentis nous permettent d'obtenir des informations que nous n'aurions pas autrement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'en reviens aux opérations « place nette ». De telles opérations permettent d'appréhender un certain nombre de participants au trafic. Ne serait-il pas utile, pour ces opérations, de mener systématiquement des enquêtes patrimoniales et financières ? La gendarmerie en a-t-elle aujourd'hui les moyens ?

Général Christian Rodriguez. - Il s'agit moins d'un problème d'organisation que de compétences, et donc de formation. Avec le dispositif Fintech, nous avons renforcé notre formation. Nous disposons notamment d'un centre de formation cyber à Lille, qui forme des gendarmes, des policiers et des magistrats, par exemple à la cryptomonnaie. Nous devons encore aller plus loin. Des problématiques comme celles du patrimoine ou du blanchiment appellent des compétences particulières.

Concernant la délinquance économique et financière, il existe trois niveaux de formation ; nous devons poursuivre en ce sens. Nous avons même un peu baissé le niveau de formation de manière à former davantage de personnes. Des personnes sont également formées à la saisie d'avoirs criminels et à tous les sujets liés au blanchiment. Aujourd'hui, si l'on ne met pas l'accent sur la formation, on risque de passer à côté de certains sujets.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire davantage sur les formations dispensées ? Sont-elles liées à l'aspect comptable ? Permettent-elles de mieux appréhender les procédés utilisés par les narcotrafiquants pour blanchir l'argent ? Je pense notamment aux ventes de fonds de commerce, sachant que celles-ci sont publiées dans des journaux d'annonces légales...

Général Christian Rodriguez. - Je vous propose de vous envoyer un document retraçant dans le détail les différentes formations. Dans les domaines où nous manquons de compétences, nos réservistes sont là pour nous aider à savoir quoi et où chercher. Nous ne créons pas des formations à partir de rien. L'École nationale de la magistrature (ENM) dispense des formations, et des gendarmes peuvent en bénéficier ; récemment, nous avons rencontré les représentants de la formation des greffiers à l'ENM afin que nos gendarmes puissent suivre les formations. De notre côté, nous prenons en charge la formation des magistrats sur des sujets comme celui de la cryptomonnaie.

Trop souvent, on a tendance à se dire que le sujet est trop compliqué et l'on ne va pas aussi loin qu'on devrait le faire. C'est en continuant à former les gens que l'on évitera de passer à côté de certains sujets.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quand vous avez une suspicion, estimez-vous que l'apport des services fiscaux, par exemple, est aujourd'hui assez fluide et efficace ?

Général Christian Rodriguez. - Je n'ai reçu aucune information me laissant penser que ce ne serait pas le cas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, on estime entre 3 et 6 milliards d'euros le chiffre d'affaires du narcotrafic en France. Il s'agit d'argent liquide et de petites coupures. De quoi manquons-nous pour mieux suivre ces flux d'argent liquide ? La gendarmerie a-t-elle des pistes sur ce sujet ?

Général Christian Rodriguez. - Il n'est pas simple de suivre l'argent liquide, dans la mesure où nous disposons tous de petites coupures. Notre attention s'est portée sur la manière dont on peut blanchir cet argent avec la cryptomonnaie et les blockchains.

Il y a quelques années, nous avons travaillé sur les collecteurs ; il s'agissait de l'affaire Kouri, dans le sud de la France, avec d'importants préjudices. Des renseignements peuvent nous permettre d'identifier des collecteurs, et nous intervenons à ce moment du trafic où il y a déjà beaucoup d'argent. Seule la connaissance du terrain peut nous aider à avancer sur ces dossiers. En tirant sur des bouts de ficelle, on arrive à retrouver des gens qui s'avèrent être au coeur des réseaux de collecte.

Nous devons également accroître notre vigilance sur tout ce qui a trait au travail illégal. Par ce biais, on tombe sur des gens qui manipulent de l'argent, ou sont rémunérés. Cette forme de blanchiment est assez facile, et cela renvoie à l'intérêt d'avoir un regard à la fois administratif et judiciaire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le travail au noir, notamment dans les entreprises du bâtiment, représente l'un des moyens de blanchiment. Ce mécanisme de blanchiment est aujourd'hui avéré. Cela appelle des techniques particulières et des rapports réguliers avec l'inspection du travail, le greffe du tribunal de commerce et un certain nombre de services qui peuvent donner des informations utiles.

Général Christian Rodriguez. - Oui, absolument. On retrouve tous ces acteurs dans les Codaf. Nous disposons également d'un office central de lutte contre le travail illégal, qui est très investi sur ce sujet. Aujourd'hui, un certain nombre d'offices traitent de l'argent en circulation. Cela pose la question de la fluidité des échanges entre tous ces services. Sur de tels sujets, qui relèvent à la fois de l'administratif et du judiciaire, on n'en fait jamais trop.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quand on voit les quantités de drogues saisies, les flux financiers gigantesques, le nombre de personnes impliquées dans les réseaux, on a parfois le sentiment d'être un peu débordé. Quelles seraient, selon vous, les priorités à mettre en exergue dans notre rapport ?

Général Christian Rodriguez. - J'ai évoqué la possibilité de mieux traiter les fichiers. Je pense également à la systématisation des enquêtes patrimoniales, au travail sur le blanchiment, la présomption de blanchiment ou la non-justification de ressources, c'est-à-dire tout ce qui concerne l'aspect financier - quand on prend en compte cet aspect, on rend les choses plus compliquées pour les criminels.

Si je devais définir une troisième priorité, ce serait la problématique des médicaments détournés de leur usage et utilisés pour se droguer. Il s'agit peut-être du sujet de demain, on en observe déjà les conséquences à l'étranger ; je pense à la situation liée au Fentanyl aux États-Unis. Le commandement pour l'environnement et la santé (Cesan) travaille sur tous ces sujets liés au trafic de médicaments, qui permettent également d'atteindre de vrais réseaux criminels. Nous avons déjà beaucoup investi ce champ et nous allons continuer à le faire.

Enfin, nous aimerions bien avancer sur le sujet de la captation des données à distance. Il est de plus en plus compliqué de capter les données dans les voitures ou sur les téléphones. La loi fixe des limites, et c'est bien normal. Mais, sur de tels sujets, il faudrait sans doute repenser ce que l'on peut faire, car il s'agit du seul moyen d'obtenir des informations précises sur ce que disent, font et échangent les criminels.

M. Olivier Cadic. - Mon premier sujet concerne la prévention. Enfant, je me souviens de mon premier contact avec un gendarme en salle de classe ; celui-ci nous avait informés sur la prévention routière. À Marseille, on nous a indiqué que la police avait créé un centre de loisirs afin de sensibiliser les jeunes, dès les classes de CM1 et de CM2, aux effets du trafic. Que prévoyez-vous dans ce domaine ?

Enfin, je souhaite évoquer la formidable efficacité de la police de la route au Brésil. Celle-ci a connecté l'intelligence artificielle au système de lecture automatique des plaques d'immatriculation. Cela leur permet de pointer les parcours suspects, et facilite les arrestations du crime organisé. Que pensez-vous de ce dispositif ?

Général Christian Rodriguez. - Concernant le premier point, nous disposons de près de 600 formateurs relais anti-drogue qui se déplacent dans les écoles afin d'informer sur les risques liés à la prise de produits stupéfiants. Nous avons également renforcé notre relation avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il est vital d'en faire davantage encore sur ces sujets de prévention, car il est plus simple d'empêcher que de réparer.

Sur le sujet des lecteurs automatiques de plaques d'immatriculation (Lapi), cela fait dix ans que nous essayons d'avancer sur la mise en commun des Lapi par les douanes, la police et la gendarmerie, afin de pouvoir utiliser les données. Il y a six ou sept ans, on m'avait expliqué qu'il existait aux Pays-Bas un algorithme capable de lire les plaques des véhicules se déplaçant entre les Pays-Bas et l'Espagne, et permettant d'identifier ceux qui avaient des mouvements suspects. Je ne sais pas si le dispositif était expérimental ; en tout cas, c'est celui dont nous pourrions rêver. Toutefois, il pose un certain nombre de questions juridiques. À l'époque, quand nous avions commencé à y réfléchir, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) avait indiqué que la mise en place d'un tel dispositif était envisageable sous certaines conditions. Nous devons avancer sur le sujet des lectures de plaques et sur l'analyse des mouvements de véhicules, car cela nous aidera à mieux contrôler.

Mme Valérie Boyer. - Ma question porte sur la prévention et l'intervention dans les établissements scolaires. Ne serait-il pas judicieux de lancer un programme de santé publique, dans lequel les forces de l'ordre seraient susceptibles d'intervenir, pour chaque enfant à chaque âge de sa vie ? Ces informations pourraient également figurer sur le carnet de santé, l'un des rares documents que l'on garde toute sa vie. Je suis surprise par la difficulté de connaître et de recenser toutes les actions.

Par ailleurs, ces actions s'adressent à une petite partie de la population ; quand on connaît la prévalence de la consommation de stupéfiants, sans même parler du trafic, on ne peut que s'en étonner.

Général Christian Rodriguez. - Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition, mais si un tel programme existait, nous serions tout à fait ouverts à l'idée d'y participer. Les gendarmes se déplacent dans les écoles, cela ne pose aucune difficulté. Je partage votre analyse sur le fait que la prévention doit d'abord nous guider.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, général, vos remarques et vos réflexions nourriront notre rapport qui sera publié en mai.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Stéphanie Cherbonnier,
cheffe de l'Office anti-stupéfiants (Ofast)

LUNDI 18 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Nous entendons aujourd'hui pour la seconde fois Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast).

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Cherbonnier prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Avant d'ouvrir cet échange, je souhaite exprimer, au nom de la commission d'enquête, notre impression très favorable vis-à-vis de celles et ceux que nous avons auditionnés et qui, au sein des forces de l'ordre et des forces de sécurité intérieure, luttent contre le narcotrafic. Nous voulons témoigner de notre admiration et de notre soutien à ces fonctionnaires et à leur engagement résolu dans cette lutte. Dans un commissariat de Marseille où nous nous trouvions la semaine dernière, on nous a dit « ce sont des guerriers » : c'est là un sentiment que nous partageons. Aussi présentons-nous nos félicitations et nos remerciements à toutes ces équipes, et notamment à la vôtre, Madame Cherbonnier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins aux félicitations et aux encouragements formulés par le président.

Dans une réponse écrite que vous nous avez adressée, Madame Cherbonnier, vous indiquiez que la distinction entre criminalité organisée et terrorisme est aujourd'hui ténue. Pourriez-vous préciser cette pensée ? Peut-on déduire de cette observation que le narcotrafic constitue désormais une menace contre les intérêts fondamentaux de la nation ? Dans ces conditions, peut-on imaginer de rapprocher le régime du narcotrafic de celui du terrorisme, afin de lutter contre le trafic de stupéfiants ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je vous remercie de m'offrir l'occasion de m'exprimer à nouveau devant cette commission après mon audition du 27 novembre dernier. Vous vous êtes rendus à l'Ofast, où nous vous avons accueillis avec mes équipes, à qui je ne manquerai pas de transmettre vos félicitations.

J'établis en effet une comparaison entre la criminalité organisée et le terrorisme. La lutte contre la criminalité organisée s'effectue traditionnellement à travers des dossiers judiciaires et des enquêtes. Telle est l'approche qui prévalait jusqu'à présent. Or les phénomènes de criminalité organisée évoluent ces dernières années, avec un nombre croissant de morts. La situation actuelle en Équateur est particulièrement significative. Les membres des forces de l'ordre et des autorités judiciaires y sont menacés, voire assassinés par ces organisations criminelles. On parle d'ailleurs de narcoterrorisme, comme on en parlait quelques années plus tôt en Colombie. Si la situation est bien entendu différente en France et en Europe, observer ce qui se passe à l'étranger est toujours enrichissant. Nos voisins néerlandais ont connu des phénomènes particulièrement graves de menaces à l'encontre des autorités et à l'encontre de la famille royale. En Belgique, des menaces ont été proférées à l'endroit du Premier ministre. Par conséquent, le narcotrafic constitue bien un risque d'atteinte aux institutions, et un risque de déstabilisation de l'État. Ces phénomènes qui se produisent aux portes de la France nous questionnent sur notre approche de la criminalité organisée. Le nombre de morts généré par cette criminalité est d'ailleurs très élevé : outre les morts occasionnées par des règlements de compte entre trafiquants, nous voyons apparaître des victimes dites collatérales des trafics, atteintes par des balles perdues. Dès lors, il convient à mon sens de ne pas s'interdire de réfléchir autour de ce sujet dans les termes que j'ai proposés.

Le narcotrafic peut naturellement faire l'objet d'enquêtes judiciaires. Cependant, comme je l'avais indiqué lors de ma première audition, les services de la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) sont également des services de renseignement du second cercle. À ce titre, ils sont en mesure de mettre en oeuvre ce que l'on appelle des techniques de renseignement et d'agir dans le cadre de la loi de 2015 sur le renseignement. C'est la raison pour laquelle un pôle renseignement a été créé au sein de l'Ofast, lorsque ce service est devenu opérationnel en 2020. L'objectif de l'Ofast consiste à prendre en compte ce volet renseignement de manière très claire et distincte de l'activité judiciaire. En effet, une activité judiciaire et une activité de renseignement ne sauraient être mélangées. Nos agents sont par conséquent tenus de connaître précisément dans quel cadre juridique ils sont appelés à intervenir. Développer l'approche du renseignement en matière de criminalité organisée revêt un intérêt particulièrement fort. L'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure permet ce développement, à travers la finalité 6, et nous donne un cadre légal d'intervention.

L'objectif de la création du pôle renseignement au sein de l'Ofast réside dans la possibilité d'échanger d'égal à égal avec d'autres services de renseignement. Il nous incombait de professionnaliser ce renseignement à tous les niveaux, du niveau territorial avec le réseau des cellules


du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), que vous avez pu voir à l'occasion de vos déplacements dans les territoires, au niveau international, puisque l'activité de renseignement ne s'arrête pas aux frontières de la France.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comme vous l'avez indiqué, l'Ofast est compétent dans le domaine du renseignement et dans celui des enquêtes judiciaires. Dans la pratique, cette distinction est extrêmement difficile à opérer. Quelles sont, selon vous, les traductions concrètes de cette distinction ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et plus généralement de lutte contre la criminalité organisée, et à la différence de la lutte contre le terrorisme, la finalité du renseignement est systématiquement la judiciarisation. La distinction entre ces deux phases, le renseignement et l'enquête judiciaire, est cependant très claire. Les agents de l'Ofast opèrent soit dans le cadre du code de la sécurité intérieure, soit dans le cadre du code de procédure pénale à travers leurs enquêtes. Nous avons souhaité cloisonner ces deux activités afin d'éviter toute confusion entre ces deux cadres et entre les prérogatives des uns et celles des autres. Nos agents sont séparés et spécialisés dans l'une ou l'autre de ces thématiques.

Ce cloisonnement n'implique pas que les agents n'échangent pas entre eux. Mais la finalité reste bien la judiciarisation du renseignement, afin d'alimenter une enquête judiciaire sous l'autorité du parquet ou d'un juge d'instruction. C'est là tout l'enjeu d'une construction solide du renseignement, à partir d'une base légale parfaitement identifiée et d'une connaissance sans faille des domaines dans lesquels interviennent les enquêteurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Ofast tient un rôle de chef de file en matière de lutte contre le narcotrafic. Cependant, nous avons constaté une certaine confusion des genres dans un certain nombre de territoires. Je pense en particulier au bureau de lutte contre le narcotrafic créé au sein du parquet de Marseille, et qui joue un rôle de coordination. Partagez-vous ce sentiment quant à la confusion des genres ? Avez-vous connaissance de la situation marseillaise ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je connais en effet le bureau de liaison au niveau du parquet de Marseille. Je considère qu'il est extrêmement important que la coordination se produise à plusieurs niveaux. Bien entendu, l'Ofast est le chef de file de la lutte contre les trafics de stupéfiants et agit, comme je l'ai indiqué, sous l'autorité du parquet dans le cadre d'enquêtes judiciaires. Cela ne fait pas doublon avec les dispositifs de coordination mis en place par l'autorité judiciaire. D'ailleurs, cette coordination existe même au-delà du parquet de Marseille,


avec la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui se trouve au-dessus des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) sur les dossiers d'une particulière complexité.

Ces instances ne se trouvent pas en situation de concurrence avec l'Ofast, et leurs rapports n'engendrent pas de cacophonie. Il importe avant tout que l'ensemble des acteurs, tant au sein des forces de sécurité entendues au sens large, y compris les douanes, qu'au niveau des autorités judiciaires, se parlent. En matière de criminalité organisée, nous avons face à nous une masse extrêmement importante d'informations et de données issues des enquêtes judiciaires ou pré-judiciaires. Chaque service apporte sa pierre à un édifice particulièrement étendu.

Cloisonner le volet judiciaire et le volet renseignement est fondamental. Cependant, dès la phase de renseignement, il est crucial d'informer l'autorité judiciaire quant à certains éléments qui donneront lieu à l'ouverture d'une enquête. Autrement dit, il est impossible de conserver de manière confidentielle des éléments qui, à terme, nourriront une enquête judiciaire. Dès lors, il est nécessaire de procéder en amont à des échanges avec l'autorité judiciaire, c'est-à-dire avec les Jirs dans les territoires et avec la Junalco pour la criminalité d'une particulière complexité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les opérations « place nette » se développent et font preuve d'une certaine efficacité en termes de sécurité publique. Les Français qui habitent près d'un point de deal le constatent. Qu'apporte ce type d'opérations aux enquêtes pénales ? On peut avoir l'impression que ces opérations « place nette » sont utiles pour éliminer un point de deal, mais n'aident pas sur le plan du suivi, ni ne permettent de remonter les filières. J'aimerais avoir votre opinion sur cette question.

Mme Stéphanie Cherbonnier - Le périmètre des opérations « place nette » intègre naturellement le trafic de stupéfiants, mais il le dépasse largement. Ce type d'opérations permet de faire évoluer une situation sur le terrain et d'agir concrètement dans les quartiers, ce qui me semble particulièrement important et très attendu par la population. En effet, la vie des habitants de certains quartiers est détériorée par l'occupation des halls d'immeubles et par des fixations sur les points de deal.

Nous avons engagé depuis janvier 2021, sur l'ensemble du territoire, des opérations de démantèlement des points de deal préalablement cartographiés. Quatre mille points de deal avaient été recensés en janvier 2021. Aujourd'hui, on en dénombre un peu moins de trois mille. L'impact de ces opérations est donc sensible. Ces opérations ne sont pas toutes le résultat d'enquêtes de longue haleine, impliquant le démantèlement en profondeur d'organisations criminelles. Toutefois, elles présentent le mérite de faire émerger des faits et de sortir d'un territoire certains individus très implantés sur ces points de vente. Nous avons pour objectif de poursuivre ces actions, qui sont complémentaires d'actions portées dans le cadre des enquêtes judiciaires visant des trafiquants dits du haut du spectre, c'est-à-dire des têtes de réseau. Certaines opérations « place nette » alimentent des cadres d'enquêtes existants, ou les font naître, et produisent des résultats en termes d'efficacité opérationnelle.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour l'instant, on ne peut pas dire que ces opérations « place nette » apportent des renseignements de première main utiles aux enquêtes pénales. Leur objectif premier reste la tranquillité publique, l'ordre public. Mais peut-être est-il prématuré de tirer un bilan de ces opérations mises en place récemment.

Mme Stéphanie Cherbonnier - L'évaluation de ce type d'opérations ne relève pas de l'Ofast, puisque leur périmètre ne se limite pas à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Cependant, il convient de relever qu'elles permettent de découvrir des stocks de produits stupéfiants, mais aussi des stocks d'armes, parfois des armes de guerre, qu'il est crucial de retirer de la circulation.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Ofast déploie des malwares, avec le concours de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ces malwares représentent le seul moyen de connaître le contenu de conversations cryptées entre trafiquants. Pensez-vous qu'ils puissent être davantage utilisés par l'Ofast comme par d'autres services ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je n'entrerai pas dans les détails concernant l'injection de pièges, puisque ce dispositif est couvert par le secret de la défense nationale. Je suis toutefois en mesure de vous dire que ce dispositif extrêmement intéressant monte en puissance de façon progressive. Nous y avons recours dès que la situation le permet, mais il est soumis à l'observation d'un certain nombre de conditions opérationnelles, outre les conditions techniques. Il a vocation à évoluer dès lors que la technique, notamment d'injection, évoluera elle-même. En effet, l'injection suppose de disposer d'un accès à l'appareil que l'on souhaite piéger.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'augmentation, prévisible dans les années à venir, du recours à ces technologies, introduit la question de la confidentialité et du dossier « coffre ». Celui-ci représente-t-il selon vous une réponse satisfaisante au problème de la protection de la confidentialité ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - J'avais évoqué cette question du dossier « coffre » lors de ma précédente audition devant votre commission, et je n'ai pas changé ma position sur ce sujet. Ce dossier répond à un double objectif et sa mise en place est déjà possible dans certains cas - elle est permise par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation.

Le premier objectif de ce dispositif consiste à rééquilibrer la lutte, qui se déroule à mes yeux à armes inégales. En effet, nous sommes tenus de révéler dans la procédure toutes les techniques d'enquête que nous avons employées. Or cette disposition permet aux organisations criminelles de connaître nos techniques et de mettre en place des contre-mesures, par exemple de baliser les produits qu'elles trafiquent, de baliser leurs véhicules, de sonoriser et de placer de la vidéo, exactement de la même manière que des policiers qui enquêtent. Le second aspect relatif à cette question est celui de la protection de la vie humaine. En effet, des informations obtenues par un informateur qui sont révélées en procédure peuvent conduire à la mise en danger de la vie de cet informateur.

La loi permet, sous certaines conditions restrictives, de recourir au dossier « coffre », mais sans écarter de manière définitive certaines données. Il s'agit au contraire de les protéger en partie du débat contradictoire, de préserver ce que j'appellerais les secrets de fabrication des services de police, notamment la manière dont les pièges sont posés, ainsi que de préserver l'avenir des enquêtes, ce qui est extrêmement important. En matière d'infiltration, très peu de dispositifs de dossier « coffre » sont mis en oeuvre dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Ne pas disposer de tels dossiers pour la criminalité organisée explique en partie l'absence de recours à ces techniques.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le centre de commerce CIFA à Aubervilliers a été identifié comme un acteur majeur du blanchiment, en matière de narcotrafic comme dans d'autres domaines. Il est connecté à de puissants réseaux internationaux, notamment asiatiques. Comment expliquer le manque d'efficacité de la lutte contre le blanchiment d'argent sur ce site ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je ne dispose pas d'éléments d'information pour répondre précisément à votre question sur le CIFA d'Aubervilliers. Il convient toutefois de noter que les réseaux de blanchiment de haut niveau sont traités par l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). J'ajoute qu'une cellule financière a été créée au sein de l'Ofast, de manière à prendre en compte systématiquement le volet blanchiment dans les enquêtes judiciaires.

M. Jérôme Durain, président. - Permettez-moi de vous poser une question quelque peu taquine : êtes-vous vraiment une cheffe ? Autrement dit, jusqu'où s'étend votre chef de filât ? Cette question m'est venue lorsque je vous ai entendue répondre à la question de Monsieur le rapporteur sur les points de deal que ce sujet dépassait celui du trafic de stupéfiants. N'est-il pas souhaitable de repositionner l'Ofast dans une situation surplombante, et d'amplifier votre chef de filât afin d'améliorer la coordination d'outils extrêmement variés ? Nous constatons que de nombreuses administrations sont engagées dans la lutte contre le narcotrafic. Certaines dépendent du ministère de l'Économie, d'autres du ministère de l'Intérieur. Ne serait-il pas pertinent de « cheffer » davantage ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je vais tenter de vous répondre en évoquant plusieurs aspects. J'aborderai en premier lieu ma situation personnelle. Ai-je l'impression d'être une vraie cheffe ? Je vous répondrai qu'être cheffe est tout sauf ce que l'on attend de moi. Mon travail relève bien davantage de la coordination. Si je me comportais en chef, je vous assure que la réaction serait épidermique. La lutte contre les trafics de stupéfiants est une activité éminemment concurrentielle. Chacun cherche une place sur la photo d'une saisie de produits stupéfiants. Cette attitude ne produit pas de résultats probants, d'autant que la concurrence intervient même à l'intérieur des équipes, ce qui, en termes d'efficacité opérationnelle, nuit à la limpidité et à la pertinence de l'action.

La comparaison internationale entre les différents services de lutte contre le narcotrafic montre qu'il n'existe pas de modèle idéal. On dit souvent de l'Ofast qu'il est une sorte de Drug Enforcement Administration (DEA) à la française. La DEA américaine est un partenaire de premier plan, avec lequel l'Ofast travaille régulièrement et dont il s'est inspiré lors de sa création. Mais la comparaison, selon moi, n'est pas pertinente puisque la DEA est un service rattaché au département de la justice américain, et placée sous la tutelle directe des procureurs, ce qui n'est pas du tout le cas de l'Ofast.

En Espagne, la lutte contre le narcotrafic est conduite par la garde civile et par une unité de police judiciaire, la Unidad de Droga y Crimen Organizado (Udyco), qui disposent chacune d'une propre direction d'appartenance. La coordination de leurs actions est assurée par une instance supérieure, le Centro de inteligencia contra el terrorismo y el crimen organizado (Citco), dirigée alternativement par un représentant de l'une ou l'autre de ces structures, et qui ne mène aucune mission opérationnelle. En Italie a été mise en place la Direzione Centrale per i Servizi Antidroga (DCSA), qui est elle aussi une instance de coordination des forces, et qui elle non plus n'est chargée d'aucune mission opérationnelle. Cependant, en matière de coopération internationale, nous sommes tenus par obligation de passer par elle afin d'obtenir des renseignements ou des exécutions de pièces.

Aux Pays-Bas, une tentative de créer une équipe d'intervention multidisciplinaire (MIT) a eu lieu à la même époque que la création de l'Ofast. Dirigée par une magistrate, cette structure n'est pas parvenue à fonctionner efficacement et demeure à mon sens un projet inabouti. En Belgique, où la structure des forces est différente de la France puisque la police et la gendarmerie ont fusionné, une commissaire nationale aux drogues a été nommée récemment, et vous l'auditionnerez demain. Elle joue également un rôle de coordination, mais ses fonctions ne recouvrent pas d'aspect opérationnel. Au Royaume-Uni, enfin, la lutte contre le narcotrafic est assurée par la National Crime Agency (NCA), qui possède une forte dimension de renseignement.

En France, par le passé, l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) était un office central classique, avec une organisation très opérationnelle et un réseau territorial qui avait commencé à voir le jour. En parallèle existaient ce que je nommerais des préfets « drogues », rattachés directement au ministre de l'Intérieur. Par ailleurs, la Mission de lutte antidrogue (Milad) était quant à elle une instance dite stratégique, rattachée au Directeur général de la police nationale. L'émiettement des structures, ainsi que la séparation de l'opérationnel et du stratégique, complexifiait le dispositif de lutte contre le narcotrafic. Cette situation a conduit à mener une réflexion tenant compte des modèles étrangers et de l'expérience française, et portant sur la création d'une instance disposant du meilleur rattachement possible et d'une structuration autour de missions bien identifiées. De cette réflexion est né l'Ofast. Lorsque les arbitrages conduisant à sa création ont été rendus en 2019, le débat a porté sur sa structure, sa mission et son niveau de rattachement. En effet, le caractère interministériel pose la question du positionnement de la structure.

La police nationale prend une part importante dans la lutte contre les trafics de stupéfiants en termes de volume. L'Ofast relève aussi d'un travail de police judiciaire parce qu'il appréhende le trafic de stupéfiants de manière globale, en le rattachant à la criminalité organisée. Traiter la criminalité organisée ailleurs qu'au sein de la police judiciaire serait dangereux, parce que seules l'enquête judiciaire et la coopération internationale sont en mesure de démanteler en profondeur des organisations criminelles dont l'activité n'est pas limitée au trafic de stupéfiants. Cette lutte ne peut se produire que dans un cadre judiciaire. La construction intègre une part de renseignement, mais, encore une fois, c'est le volet judiciaire qui permet un aboutissement de la lutte.

Cantonner la lutte contre le narcotrafic dans une structure hors-sol et déconnectée du reste de la lutte contre le crime organisé serait contre-productif. Ce serait la priver d'une masse importante de renseignements, et des moyens de comprendre les motivations des règlements de compte, les connexions entre les délinquants ainsi que le fonctionnement des réseaux de blanchiment d'argent, que les dispositifs d'identification et de saisie des avoirs criminels liés à l'enquête judiciaire permettent d'appréhender. En outre, il convient de prendre en compte le sujet de la corruption. En résumé, la lutte contre la criminalité organisée est un tout, et c'est la raison pour laquelle, en 2019, le choix a été fait de laisser l'Ofast au sein de la police nationale et au sein de la police judiciaire.

Placer l'Ofast au sein de la police judiciaire ne signifie pas que l'approche fondée sur le renseignement doit être ignorée. Au sein de la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), de nombreux services de renseignement du second cercle développent leurs capacités. Il convient de prendre en compte cette évolution des méthodes de travail, et nous les avons mises en oeuvre à l'Ofast.

Je vais prendre l'exemple du renseignement maritime. Lorsqu'un travail de renseignement maritime est mené, il ne débouche pas nécessairement sur l'ouverture d'un dossier judiciaire en France, eu égard à des questions de compétences territoriales. Lorsque plusieurs tonnes de cocaïne sont saisies dans le golfe de Guinée grâce à un partage de renseignements entre des agences étrangères et la France, le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (Maoc-N), basé à Lisbonne, intervient comme instance de coordination de ce partage de renseignements, et les préfectures maritimes ainsi que le procureur de la République de Brest sont impliqués. Cela ne constitue pas un dossier judiciaire, mais cela oeuvre à l'interception d'un flux. Et ces tonnes de cocaïne interceptées dans le golfe de Guinée seront autant de produits stupéfiants qui ne viendront pas inonder les marchés européen et français.

Notre rôle consiste aussi à repenser nos modes d'action. Nous disposons d'outils judiciaires lisibles et bien éprouvés, qui fonctionnent. S'y ajoutent des outils de renseignement qui doivent nous permettre de prospérer. C'est la raison pour laquelle j'ai tracé un parallèle entre la lutte contre le narcotrafic et la lutte contre le terrorisme. En effet, le travail conduit en matière de lutte antiterroriste est en majorité un travail de renseignement, même si le volet judiciaire importe, bien sûr, lorsque se produit un attentat ou que des actes préparatoires sont identifiés. En matière de criminalité organisée également, et le parallèle s'arrête là entre les deux matières, il convient de ne pas se cantonner aux seuls dossiers judiciaires. Encore une fois, cela ne revient pas à écarter l'autorité judiciaire, mais cela signifie qu'il faut choisir ses moyens d'action. Parfois, ceux-ci consistent à réaliser de l'entrave à l'étranger et notamment de l'entrave de produits.

M. Jérôme Durain, président. - Le raisonnement et la démonstration que vous venez de présenter me semblent propres au ministère de l'Intérieur. Mais sur le sujet du narcotrafic, les douanes et la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) montent en charge alors même qu'elles relèvent du ministère de l'Économie et des Finances. Par ailleurs, l'Ofast n'est pas saisi par les Jirs sur un certain nombre de sujets. Aussi, lorsque j'évoquais un chef de filât, je pensais qu'il pourrait être mis en place un cran au-dessus. Le directeur général de la police nationale reconnaissait ici même qu'il existe des problèmes de coordination entre les services. Dès lors, un saut interministériel ne serait-il pas pertinent afin de donner à l'Ofast davantage de surplomb par rapport aux questions policières et aux questions douanières ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - En évoquant le renseignement maritime, j'ai omis de citer la DNRED. La douane est naturellement un acteur central de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Le périmètre de ses missions est d'ailleurs bien plus large que le narcotrafic. La coordination entre l'Ofast et les services douaniers est quotidienne, à travers les enquêtes et les actions de renseignement que nous conduisons, mais aussi à travers l'analyse stratégique des phénomènes auxquels nous sommes confrontés. En effet, les services douaniers fournissent des observations à travers le réseau des attachés douaniers. Nous faisons de même avec nos propres capteurs, notamment le réseau des attachés de sécurité intérieure, et l'intérêt d'une coordination réside dans cette coproduction d'analyse, ce que nous pratiquons de plus en plus régulièrement. Lorsqu'une information parvient à l'un des deux services, elle est transmise rapidement à l'autre. Nous nous retrouvons souvent dans les réunions des Jirs ou de la Junalco, notamment lorsqu'est annoncée l'arrivée d'un container contenant des produits stupéfiants, afin de déterminer la meilleure manière de traiter ce renseignement.

La coordination entre les services douaniers et l'Ofast s'est renforcée. À l'époque de l'OCRTIS, seul un officier de liaison assurait cette coordination en son sein. Nous avons changé d'ère, puisque dorénavant nous n'avons plus d'officiers de liaison, mais des personnels de la douane intégrés à l'Ofast. Le premier d'entre eux est le chef du pôle stratégie, qui bénéficie d'une très bonne connaissance du terrain et d'une expérience à la DNRED. Au niveau du pôle renseignement, des douaniers de la section des vecteurs sont connectés en permanence avec la DNRED.

Aujourd'hui, les mécanismes et les structures sont en place, mais il convient de rappeler que l'Ofast est une instance jeune. Et, pour revenir à la question du chef de filât, j'estime qu'avant d'être cheffe, il me revient de coordonner les agents, de les mobiliser autour d'un même objectif, et de les inciter à se parler à travers le réseau des Cross. En d'autres termes, il me revient de mettre tous les acteurs autour de la table au niveau local afin qu'ils échangent du renseignement.

Il est certain que les Cross fonctionnent plus ou moins bien d'un territoire à l'autre. Vous l'avez constaté lors de vos déplacements. Ce dispositif est réévalué quasiment une fois par an. En fin d'année dernière, nous avons interrogé le réseau des Cross sur les difficultés rencontrées, et nous réajusterons le dispositif en fonction des remontées du terrain. Certaines structures ne fonctionnent parce que le dispositif est défaillant. Ce n'est pas le cas, à mes yeux, des Cross. D'autres fonctionnent mal parce que l'humain n'y met pas toute l'énergie attendue. Les exemples des Cross qui fonctionnent très bien correspondent à des Cross faisant l'objet d'un fort investissement des chefs de service, et dans lesquels l'accent est mis sur le partage de renseignement et le décloisonnement.

La réussite des Cross implique aussi une dimension collective et la révision de nos méthodes de travail. J'estime que nous avons beaucoup progressé sur ce point. Je mesure le chemin parcouru et j'identifie des marges de progression. Comme vous l'a dit le directeur général de la police nationale, nous savons ce qui mérite d'être amélioré. Les bilans des Cross sont très significatifs : nous savons où elles fonctionnent et où elles ne fonctionnent pas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Que recouvre la convention signée par l'Ofast avec la DNRED ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Cette convention, qui n'est à ce stade qu'un projet, représente davantage qu'une liste d'obligations et d'interdits. Elle permettra de fixer le rôle des uns et des autres, et l'articulation du travail des différents acteurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'aimerais revenir sur le positionnement de l'Ofast. Placer l'Ofast au-dessus des directions des ministères de l'Intérieur d'une part et des Finances de l'autre ne constituerait-il pas un moyen d'améliorer la coordination des politiques menées dans chacun de ces ministères ? Je me pose également cette question à propos d'un rapprochement entre le pôle stratégie et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Il ne s'agirait pas de donner à l'Ofast une autorité sur la Mildeca, mais de mieux coordonner les actions en donnant à l'Ofast un positionnement plus clair.

Mme Stéphanie Cherbonnier - Un tel positionnement représente le risque d'une totale déconnexion de l'opérationnel. Nous avons produit en début d'année un état de la menace, ce qui représente un travail de partenariat extrêmement important, et la preuve que le chef de file parvient à mobiliser autour de lui un certain nombre d'acteurs. Déconnecter l'Ofast des structures opérationnelles ferait de lui une structure hors sol, privée des richesses de l'opérationnel et de la coopération entre les services. Seulement deux étages séparent le pôle stratégie du pôle opérationnel : ils sont très faciles à gravir pour se nourrir des connaissances de chacun sur l'émergence et l'évolution des phénomènes auxquels nous sommes confrontés.

Le positionnement actuel de l'Ofast lui permet de travailler très fréquemment et de manière très fluide avec la Mildeca sur des sujets à la fois distincts et complémentaires. La Mildeca étant perçue comme une structure chargée de la communication autour de la santé, nous lui avons soumis une proposition de travail commun autour de la déconstruction de l'image positive des trafics, et elle s'est montrée très réceptive à cette proposition. Nous sommes très fréquemment en lien avec Nicolas Prisse et ses équipes, et nous abordons un grand nombre de sujets ensemble, en particulier à travers notre pôle stratégie. De plus, un policier, un gendarme et un douanier en poste au sein de la Mildeca représentent pour nous des interlocuteurs privilégiés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons reçu de la part de différents services de police des suggestions visant à faciliter les infiltrations de civils dans les réseaux. Que pensez-vous de cette méthode d'infiltration ? Quels en sont, selon vous, les bénéfices et les risques ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Quelques pays recourent en effet à l'infiltration de civils, notamment les États-Unis. Ce dispositif peut s'avérer dangereux. En France, on confond souvent l'infiltration de personnels de la police, de la gendarmerie ou de la douane dans des réseaux, et le traitement de sources. Or ces deux méthodes sont très différentes et doivent le rester. Avoir recours à un infiltré civil suppose une contractualisation, et je ne suis pas certaine que la France souhaite s'engager dans cette voie. D'ailleurs, je n'ai pas entendu les représentants du ministère de la Justice évoquer ce sujet au cours des auditions. Pour ma part, je considère que l'infiltration de civils est une source de danger. De manière générale, nous recourons très peu aux infiltrations pour des raisons de sécurité et de complexité de la procédure.

En revanche, j'attire votre attention sur la question des sources, qui n'est pas réglée. La loi est complètement muette sur le sujet des informateurs. Le code de procédure pénale n'en fait pas état et le seul texte qui l'évoque est un décret prévoyant la rémunération des sources. La charte de traitement des informations pour la police nationale a été refondue en 2019. À défaut de texte législatif, le traitement des sources est donc régi par un texte interne.

Les informateurs existent en creux dans les procédures pénales, et n'apparaissent jamais explicitement, sauf en cas de difficulté procédurale. Aujourd'hui, un peu plus de six mille sources sont enregistrées par la police nationale, et correspondent à peu près à autant de traitants policiers. Les policiers sont de plus en plus réticents à enregistrer et à traiter des sources, parce qu'il s'agit d'une matière éminemment complexe, sensible et dangereuse, qui appelle une formation spécifique et un encadrement extrêmement strict.

Le traitement des sources est pourtant indispensable en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants. Les informateurs ne sauraient être les seuls capteurs utilisés par les enquêteurs, mais il est impossible de travailler sans eux. J'estime qu'il serait utile de mener une nouvelle réflexion sur ce sujet, après celle qui a déjà eu lieu, mais qui n'a pas trouvé de traduction concrète ni dans la loi, ni dans le règlement, ni dans les doctrines en lien avec le ministère de la Justice. Progresser dans ce domaine me semble intéressant également pour éviter de glisser vers l'infiltration de civils, qui à mon sens n'est pas une bonne option.

M. Jérôme Durain, président. - Il existe une sorte de chape morale sur le sujet des sources. On préférerait que les informateurs soient de bons pères de famille. Or il s'agit de criminels ou de délinquants. N'y a-t-il pas des verrous à faire sauter dans l'approche de ce sujet ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - En matière de stupéfiants, les sources sont généralement des délinquants, en effet. Ce sont des individus qui, à un moment de leur parcours, souhaitent non pas apporter leur concours à la justice, mais livrer des informations. Dès lors, il convient de se montrer particulièrement prudent dans la gestion de ces sources, puisqu'elles peuvent piéger ou manipuler leur agent traitant. C'est la raison pour laquelle une formation spécifique est essentielle, de même que la mise en place de dispositifs de contrôle interne. Le renforcement de la charte de traitement des informations pour la police nationale en 2019 va également dans le sens de cette prudence. Le poids moral dont vous parlez existe probablement. Lorsque l'informateur est lui-même l'un des organisateurs du trafic, de graves difficultés en termes de déontologie et de procédure adviennent.

Il me semble important de sécuriser le traitement des sources. Aujourd'hui, les policiers sont de moins en moins enclins à recruter des sources et à les traiter. Cette activité est extrêmement chronophage ; elle consiste à passer de nombreuses heures au téléphone ou en rendez-vous avec un informateur, qui va apporter toutes sortes d'informations ; elle suppose d'être disponible à toute heure du jour et de la nuit. Dès lors, il importe que le policier ou le gendarme traitant de sources sache bien où le mène cette activité. De même, il convient que les limites à ne pas franchir soient explicitement indiquées. En d'autres termes, j'estime qu'il est nécessaire de définir, davantage qu'un statut de la source, un statut du traitant, qui viserait à ne pas anéantir cette importante source d'informations.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Si vous deviez nous indiquer trois suggestions afin d'améliorer la lutte contre le narcotrafic, quelles seraient-elles ? Et dans quel ordre de priorité ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je citerai en premier lieu la mise en place d'un fichier permettant de croiser des données de renseignement. J'ai entendu le directeur général de la police nationale classer ce sujet en deuxième position dans sa liste de priorités. Pour ma part, j'en ferais la priorité numéro un. Il est absolument nécessaire d'établir une vision globale de la criminalité organisée afin de la combattre plus efficacement.

En deuxième lieu, il est nécessaire de protéger certains aspects de la procédure du contradictoire grâce au dossier « coffre » que nous avons évoqué. Ce terme est peut-être impropre, mais il me paraît le mieux adapté pour exprimer cette idée. La mise en place du « coffre » risque, il est vrai, d'ajouter de la complexité procédurale. Néanmoins, il peut être justifié sur certains types de procédures.

En troisième lieu, il est nécessaire d'apporter des réponses rapides au problème de la corruption. À tous les niveaux, tant privés que publics, la corruption est un outil majeur de la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons entendu des magistrats à Marseille déclarer, je cite, que la guerre contre la drogue était « perdue ». Que vous inspire ce propos ? Du point de vue de l'Ofast, nos points faibles risquent-ils de nous entraîner dans une situation absolument irrémédiable, ou peut-on encore terrasser ce mal qui affecte un grand nombre de pays d'Europe ?

Mme Stéphanie Cherbonnier - Je me refuse à la résignation. Si je considérais que la guerre contre la drogue était perdue, je ne me présenterais pas devant vous aujourd'hui. J'ai écouté l'audition du procureur de la République de Marseille et, sauf erreur de ma part, il évoquait le contexte pénitentiaire. Son propos n'était donc pas général.

Nous ne pouvons admettre que la guerre contre le narcotrafic est perdue. Nous repensons en permanence la forme du combat, nous adaptons continuellement nos méthodes, et nous y mettons beaucoup d'énergie. Vous avez vous-mêmes salué l'action des policiers et des gendarmes, et j'associerais à cet éloge les douaniers et les magistrats. Notre lutte doit se poursuivre au quotidien. Elle passe par la compréhension de la menace, ainsi que par la réflexion sur l'organisation de nos services quand les formes traditionnelles de lutte contre la criminalité organisée ne répondent plus aux besoins. L'évolution de nos structures et la création de l'Ofast en 2020 vont dans ce sens. Pour autant, nous ne nous satisfaisons pas de cette réorganisation. Nous remettons en question nos modes de fonctionnement de manière constante, par exemple à propos du recueil du renseignement ou de l'alimentation des bases de données. Il nous revient de réfléchir à la pertinence de nos outils de lutte contre la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La réponse ne passe-t-elle pas par une lutte sans merci contre la consommation et une sensibilisation dès le plus jeune âge ? Nous avons su le faire sur certaines addictions telles que le tabac et l'alcool. Nous avons évoqué précédemment les opérations « place nette ». Nous savons bien que ces opérations entraînent un report de l'activité vers d'autres modes d'acheminement vers le consommateur. Quel est votre avis sur ce point ? Le prérequis d'une lutte efficace contre le narcotrafic n'est-il pas la lutte contre la consommation ? Tant qu'il y aura de la consommation, il y aura du trafic.

Mme Stéphanie Cherbonnier - Vous pointez du doigt le rôle de tous les acteurs de la lutte contre le narcotrafic. Réduire cette lutte à l'Ofast constituerait une erreur d'appréciation. D'autres acteurs y ont pleinement leur part, à l'image de la Mildeca qui conduit des actions de prévention et en faveur de l'appréhension de certains phénomènes. Je pense également à l'éducation et aux sports, puisque les activités sportives permettent de sensibiliser des jeunes publics, ainsi qu'à la déconstruction de l'image positive des trafics que j'évoquais précédemment. De nombreuses séries et une multitude de clips musicaux véhiculent en effet une image idéalisée du trafic de stupéfiants et de l'ascension par le crime.

L'approche par le consommateur est donc importante. Le consommateur dans son canapé porte une part de responsabilité dans une chaîne animée par des organisations criminelles qui se financent, qui tuent, qui, depuis l'étranger, exploitent des populations vulnérables pour


le transport des substances dans des conditions extrêmement dangereuses. Penser à une mère de famille qui prend un avion avec ses deux enfants mineurs chargés de cocaïne in corpore devrait faire réfléchir.

L'Ofast n'a pas vocation, à lui seul, à régler l'ensemble du problème de la drogue. Il joue un rôle majeur et un rôle de chef de file pour le partage du renseignement, la conduite des enquêtes et la coopération internationale, en s'appuyant sur de nombreux acteurs jouant chacun leur partition dans leur domaine de compétence.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Ine Van Wymersch,
commissaire nationale aux drogues de la Belgique (en téléconférence)

MARDI 19 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Nous auditionnons ce matin Mme Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues de la Belgique.

Notre commission d'enquête, qui a débuté ses travaux en novembre 2023 et les achèvera en mai prochain, s'est essentiellement intéressée à la situation française, mais nous savons que le trafic de drogue est un problème mondial, et notamment européen puisque le chiffre d'affaires du secteur atteint 30 milliards d'euros en Europe. Nous avons souhaité vous entendre, Madame, afin de mieux comprendre la situation belge en matière de narcotrafic.

Mme Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues de la Belgique. -En Belgique, la criminalité organisée liée au narcotrafic concerne principalement deux grandes villes.

La première est Anvers. En 2023, 111 tonnes de cocaïne ont été saisies dans le port d'Anvers, auxquelles il faut ajouter 10 tonnes interceptées au port de Zeebruges. Plus de la moitié de cette cocaïne provient de l'Équateur, qui est un pays non pas producteur mais de transit. La drogue est en effet majoritairement produite en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Ce trafic s'accompagne de violences telles que le lancement de projectiles explosifs sur les portes d'entrée de maisons. Sont arrêtés surtout de jeunes Hollandais, et notamment des mineurs, de plus en plus jeunes, entre autres dans les ports lorsqu'ils essaient de récupérer la cocaïne qui se trouve dans les containers. Pour lutter contre ce trafic, la Belgique collabore avec les Pays-Bas.

La deuxième ville concernée est Bruxelles, qui connaît des violences liées au trafic de stupéfiants - cannabis, cocaïne et crack, ce dernier produit étant surtout consommé par un public très paupérisé et précarisé. L'offre y augmente, et je suis pour ma part convaincue que c'est elle qui détermine la demande. La conséquence de cette augmentation est une intensification de la guerre de territoires. Par ailleurs, pour faire le « sale boulot », les organisations criminelles font de plus en plus appel à une main-d'oeuvre jetable - populations précaires, mineurs, jeunes sans perspective - et facilement remplaçable.

L'anonymat de la grande ville est un facteur facilitateur pour la criminalité organisée. L'Institut flamand pour la paix a indiqué dans un rapport que les trafiquants se fournissaient en armes à feu et en armes de guerre via le dark web. S'agissant du trafic proprement dit, des enquêtes ont montré qu'il y avait un lien entre Bruxelles et Marseille, mais on ne sait pas clairement en quoi il consiste.

La mission du commissariat national aux drogues de la Belgique n'est pas opérationnelle ; je ne m'occupe donc pas des enquêtes en cours. Créé sur l'initiative de quatre cabinets ministériels fédéraux - santé, justice, intérieur, finances -, le commissariat est chargé de coordonner la lutte contre la criminalité organisée liée à la drogue, sert de laboratoire d'idées pour développer de nouvelles approches, fait le lien entre les différents acteurs concernés et établit des relations avec les États voisins - France, Pays-Bas, Allemagne, etc. - ainsi qu'avec les pays d'où provient la drogue.

Le seul et unique but des organisations criminelles étant de faire de l'argent, il est important de prévoir des barrières au sein de la chaîne logistique. La Belgique est particulièrement ciblée parce que son hub logistique, conçu pour servir l'économie légale, est très performant et utilisé, de ce fait, par les organisations criminelles.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels sont les motifs précis ayant justifié la création de la fonction de commissaire nationale aux drogues que vous exercez aujourd'hui ? Comment l'exercez-vous au sein de cet État fédéral ?

Mme Ine Van Wymersch. - La création du commissariat national aux drogues de la Belgique a été proposée par la ministre de l'intérieur à la suite du décès d'une fillette de 11 ans victime de l'attaque de son domicile par des narcotrafiquants. Cette idée a été très vite acceptée par le ministre de la justice.

La décision a été prise de nommer à ce poste de commissaire national un magistrat - je suis en effet magistrate de profession - pour garantir l'indépendance à l'égard du monde politique de cette agence sui generis, créée par une loi entrée en vigueur en avril 2023. Cet organe étant très récent, il faut recruter du personnel et faire valider le processus par l'inspection des finances.

Le commissariat a pour mission de coordonner les acteurs compétents en matière de lutte contre la criminalité organisée - autorités locales, régionales et fédérales, douanes, services de l'inspection des finances, secteur privé, monde portuaire, etc. -, une liste bien plus étendue que la chaîne judiciaire, laquelle fonctionne bien : le procureur du Roi définit la politique criminelle ; les missions de la police fédérale et de la police locale sont déterminées par circulaires.

J'utiliserai une métaphore : la chaîne judiciaire attaque l'iceberg que constitue le narcotrafic, quand l'objectif du commissariat national aux drogues est de coordonner tous les acteurs susceptibles de faire évoluer la température de l'eau pour faire fondre cet iceberg. Nous rédigeons aussi, à destination du monde politique, des rapports portant sur les difficultés de terrain ou sur les bonnes pratiques. Nous avons déterminé nos priorités à la suite des entretiens que nous avons menés avec les partenaires concernés, au cours desquels je leur ai posé à chaque fois la même question : en quoi le commissariat peut-il représenter un atout et rendre votre travail quotidien plus efficace ?

Notre priorité n'est donc pas de mener une lutte globale contre la criminalité liée à la drogue, mais plutôt de voir comment le commissariat national peut apporter une plus-value dans le cadre de cette lutte.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Êtes-vous une sorte de Drug Enforcement Administration (DEA) à la mode belge ?

Mme Ine Van Wymersch. - Il y a une différence : notre mission est non pas opérationnelle, puisque nous ne menons pas d'enquête, mais de coordination et de stratégie. Par exemple, nous avons impliqué la chaîne judiciaire dans l'élaboration de la stratégie de lutte contre l'augmentation des violences liées au trafic de drogue.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels sont les points forts et les points faibles de la procédure pénale belge dans la lutte contre le narcotrafic ?

Mme Ine Van Wymersch. - Un procureur fédéral ou un procureur d'arrondissement seraient mieux placés que moi pour répondre à cette question.

La difficulté - je le dis en tant que magistrate -, c'est que les organisations criminelles ne sont liées par aucune règle, aucune norme, tandis que le pouvoir judiciaire, les enquêteurs, doivent tenir compte de plusieurs lois visant à protéger la vie privée. Par ailleurs, et c'est un grand défi, notre code pénal doit être adapté aux évolutions technologiques utilisées par les organisations criminelles ; nous en faisons le constat au niveau européen et mondial. Le ministre de la justice a ainsi proposé une réforme de la loi pénale et de la procédure pénale. L'un des points faibles de notre droit est qu'un juge d'instruction a de grandes difficultés à obtenir le contenu des conversations cryptées. Il faut pouvoir accéder non seulement au dark web, mais aussi aux contenus cryptés ; des lois-cadres relatives aux méthodes particulières de recherche permettent de le faire ; pour autant, ce n'est pas évident. Pour ce qui est du dossier du service de messagerie cryptée Sky ECC, les tribunaux belges ont accepté les pièces à conviction issues du décodage de messages cryptés, ce qui n'était pas gagné d'avance.

Les règles concernant la protection de la vie privée sont très sévères en Belgique, un pays qui n'autorise pas les techniques de reconnaissance faciale dans les aéroports. Je me suis aperçue la semaine dernière qu'en Autriche les policiers pouvaient s'en servir et recueillir des empreintes digitales sur place. Il convient aussi d'investir dans des outils permettant de


détecter des transactions en cryptomonnaies. On sait, par ailleurs, que les criminels se paient sous forme de biens immobiliers ; lorsqu'un appartement en Espagne change de propriétaire, il peut s'agit d'une transaction criminelle qui n'est pas facile à identifier comme telle.

Enfin, des effectifs sont nécessaires pour mener des recherches. Il faudrait un investissement important en faveur des services de police judiciaire. En effet, si l'on ne peut pas avoir accès à toutes les conversations, il faut effectuer des filatures, avoir des indicateurs, voire infiltrer les milieux criminels.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On a évoqué devant notre commission d'enquête la possibilité d'ouvrir, sous le contrôle d'un magistrat, un dossier « coffre » contenant des informations qui ne seraient communicables ni aux prévenus ni à leurs défenseurs. Cette procédure évite que les méthodes et les technologies utilisées pour obtenir des preuves ne soient identifiées. En avez-vous connaissance en Belgique ?

Mme Ine Van Wymersch. - En Belgique, nous connaissons cette procédure sous la dénomination « rapport confidentiel » : certaines pièces ne sont communiquées qu'entre magistrats et les méthodes particulières de recherche utilisées ne sont décrites que dans ce dossier. Cela permet, par exemple, de ne pas dévoiler l'identité des indicateurs ou des policiers sous couverture.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Un protocole d'accord a été signé entre les ports européens sur le sujet. Qu'en attendez-vous ? Plus largement, comment améliorer la coordination entre nos deux pays et, par extension, au sein de l'Union européenne ?

Mme Ine Van Wymersch. - Vous faites référence à l'European Ports Alliance. Cette coopération, qui n'en est qu'à ses débuts, permettra d'échanger des informations entre secteurs public et privé, dans les limites du cadre légal, et d'instaurer une culture de sécurité partagée ; les ports européens pourront partager leurs modus operandi, les bonnes pratiques et leurs expériences. Cette initiative a inspiré des pays d'Amérique latine, qui souhaitent construire une Latin American Ports Alliance ; nous aurons ainsi des interlocuteurs dans cette partie du monde et nous pourrons instaurer des normes qui soient partout les mêmes.

Les responsables du port d'Anvers, qui respectent les règles strictes du SPS code (Special Purpose Ships), définies par les États-Unis après les attaques du 11 Septembre, ne veulent pas qu'il devienne le port le plus sévère d'Europe, de peur de perdre des clients. Le secteur privé portuaire réfléchit donc à élargir ces règles à tous les ports de l'Union. La question sera tranchée au niveau européen. Par ailleurs, au-delà de l'Europe, le respect par les ports de normes de base garantit d'avoir des interlocuteurs fiables pouvant résister à la corruption. Ce sont les points forts de cet accord

portuaire. Enfin, une fois la confiance instaurée, il faudra passer au niveau supranational des accords relatifs aux innovations numériques, et notamment à l'intelligence artificielle.

Pour résumer, les règles du jeu doivent être les mêmes dans tous les ports, notamment pour éviter les distorsions de concurrence.

S'agissant des relations entre la France et la Belgique, il existe des accords au niveau opérationnel et de nombreux contacts entre nos services de police judiciaire. Je sais aussi que les responsables du port du Havre ont rendu visite à ceux du port d'Anvers. Je n'ai pas entendu dire qu'il y avait des difficultés en la matière.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Belgique a envisagé de mettre en place une injonction pour richesse inexpliquée (Unexplained Wealth Order), procédure visant à enjoindre à une personne d'expliquer l'origine de son patrimoine. Est-elle intégrée dans le droit belge ?

Mme Ine Van Wymersch. - Vous faites référence au procédé du renversement de la charge de la preuve. La nouvelle loi communale confère aux bourgmestres des pouvoirs en la matière ; ils peuvent ainsi confisquer une Jaguar, par exemple, et demander à son propriétaire de présenter les pièces justificatives de l'origine du bien. Tous les bourgmestres ne font pas une interprétation aussi large de cette loi communale. Nous attendons la jurisprudence des tribunaux à cet égard. J'ajoute que le renversement de la charge de la preuve existe aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

En vue des élections de juin prochain, nous souhaitons proposer d'intégrer ce procédé dans notre droit, tout en assurant le respect des droits de la défense, et d'adopter une approche plus large visant à utiliser les biens mal acquis des criminels pour lutter contre la criminalité organisée et financer des initiatives de santé publique.

Le gouvernement belge n'a pas créé de fonds drogue, mais il en a accepté la logique en consacrant à ce problème 10 millions d'euros - une attribution que devrait valider le prochain conseil des ministres -, dont le commissariat national aux drogues assure la répartition entre des projets concrets destinés à lutter contre le narcotrafic. Il s'agit d'un premier pas vers la création d'un fonds drogue global, inspiré par les systèmes existant en Espagne, en Italie au travers des lois anti-mafia, et aux États-Unis. Dans ces pays, les biens confisqués aux criminels bénéficient non pas seulement aux services de police et de justice, mais aussi à des actions de santé publique et de prévention.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez soutenu un projet visant à conférer des compétences et des pouvoirs nouveaux aux communes pour qu'elles puissent surveiller le commerce illicite qui s'exerce sur leur territoire. Il serait ainsi possible de confisquer un fonds de commerce


ou d'interdire une activité commerciale lorsque les investissements qui ont permis de les financer proviennent d'agissements illégaux. Ces procédures ont-elles été mises en place, et si oui, sont-elles efficaces ?

Mme Ine Van Wymersch. - La loi sur l'approche administrative communale, qui confère ces nouveaux pouvoirs, a été votée récemment et les arrêtés royaux d'exécution n'ont pas encore été pris. Nous soutenons cette loi car elle permet - je reprends la métaphore employée au début de mon propos - aux autorités locales d'influer sur la température de l'eau qui entoure l'iceberg du narcotrafic. Le problème étant complexe, il faut des solutions multiples, parmi lesquelles figure l'approche administrative communale. L'objectif est d'empêcher les organisations criminelles d'installer leur business.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est votre stratégie pour lutter contre la corruption, laquelle gangrène en France un grand nombre de services d'État ?

Mme Ine Van Wymersch. - À la suite de l'affaire Sky ECC, nous faisons le même constat en Belgique. Aucun secteur et aucune autorité, quel que soit son niveau de pouvoir, ne sauraient être complètement épargnés par une tentative de corruption. Pour autant, notre pays n'est pas encore un narco-État, c'est-à-dire un État dans lequel le monde criminel est établi au sein des institutions démocratiques. Il convient cependant d'être vigilant et de mener des actions de sensibilisation à destination des autorités, des responsables économiques mais aussi du monde associatif, des syndicats, des grandes écoles, des écoles d'enseignement professionnel, etc. Il faut que les agissements suspects puissent être dénoncés de façon anonyme ; cela fonctionne assez bien dans le port d'Anvers.

Nous participons à des projets européens sur la résilience et l'intégrité. Les seules procédures disciplinaires ne permettront pas de dissuader les comportements criminels : il faut mettre en place une culture de la vigilance. Par ailleurs, les médias doivent veiller à ne pas répéter sans cesse que tous les services des douanes sont corrompus, par exemple, car cela encourage la corruption... Jusqu'à présent, nos actions se sont focalisées sur les individus ; il convient désormais de créer des organisations résilientes et intègres.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment les services de renseignement sont-ils organisés en Belgique ? Quelle est l'articulation entre le renseignement, procédure administrative, et les procédures judiciaires visant à sanctionner les participants au narcotrafic ?

Mme Ine Van Wymersch. - Ce point ne relève pas de mon domaine d'expertise. La sûreté d'État procède actuellement à une réforme du renseignement dans le sens d'un approfondissement et d'un élargissement.


Les compétences de l'organe de coordination pour l'analyse de la menace (Ocam) font actuellement l'objet de discussions. En effet, le narcotrafic n'est pas une activité isolée, il peut être lié au trafic d'armes ou au terrorisme...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les parquets et les services d'enquête souhaitent l'instauration de techniques particulières d'investigation, lesquelles se heurtent parfois à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Il en va ainsi de l'interception et du décryptage des communications téléphoniques, qui posent un problème en termes de libertés publiques. Partagez-vous ce constat et avez-vous engagé des démarches pour lever ces obstacles ?

Mme Ine Van Wymersch. - Nous faisons le même constat. La Belgique présidant actuellement le Conseil, nous souhaitons que des règles soient prévues au niveau européen pour permettre aux pouvoirs judiciaires des États démocratiques d'être réellement efficaces. Plusieurs éléments doivent être pris en compte : s'il convient de préserver la vie privée des personnes de bonne foi, il ne faut pas protéger de façon absurde celle des criminels. Nous devons aussi discuter avec les opérateurs de télécommunications afin de savoir quels outils ils comptent lancer sur le marché, qu'il soit européen ou mondial.

Une réglementation européenne adaptée aux réalités d'aujourd'hui est indispensable. Dans cet objectif, le commissariat national aux drogues informe le gouvernement belge des problèmes concrets rencontrés sur le terrain par les parquets fédéraux, les parquets d'arrondissement et la police judiciaire, afin qu'il puisse formuler des propositions au niveau européen.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le gouvernement belge a-t-il pris la mesure du risque que fait peser le narcotrafic sur les institutions démocratiques du pays ? Consacre-t-il des moyens suffisants à la lutte contre cette forme de criminalité ?

Mme Ine Van Wymersch. - L'urgence est là : tous les partis sont conscients qu'il faut lutter contre les organisations criminelles et que le narcotrafic est, avec le terrorisme, notre problème prioritaire.

Il n'y a jamais suffisamment de moyens, mais après une période de sous-investissement dont ont souffert les services de police et de justice, le gouvernement actuel a commencé à rattraper le retard. S'agissant du narcotrafic, personne n'est aveugle ou sourd ; simplement, pour régler le problème, on se tourne seulement vers la justice et la police, alors qu'il s'agit d'une question sociétale complexe. Il faut travailler sur l'éducation pour éviter que des jeunes sans perspective ne soient recrutés par les organisations criminelles, sur l'amélioration des conditions de vie, sur les soins prodigués aux personnes précaires. Tous les services de l'État doivent être impliqués dans cette lutte, au travers d'un investissement intégral et intégré. En arrêtant les criminels, le monde judiciaire s'attaque à l'iceberg. Il faut aussi s'intéresser à la température de l'eau !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le narcotrafic s'appuie sur des consommateurs, qu'il faut approvisionner, et sans lesquels cette vaste entreprise n'existerait pas. Quelles réflexions sont menées en Belgique sur l'interdiction, la prohibition et les sanctions à l'égard des consommateurs ? Le pays est-il plutôt permissif ou partisan de l'interdiction ?

Mme Ine Van Wymersch. - Je suis convaincue que l'offre détermine la demande. Dans un tout autre domaine, c'est Apple qui a fait naître en nous le besoin d'avoir un smartphone... Il ne faut donc pas surestimer le rôle des consommateurs. Les trafiquants trouveront toujours un marché pour leurs produits et en proposeront à chaque fois de nouveaux. Il est ainsi possible que le Fentanyl s'impose sur le marché européen. D'ailleurs, les consommateurs de drogues synthétiques ne savent plus ce qu'ils consomment. Quoi qu'il en soit, il faut leur faire prendre conscience des conséquences de leur comportement sur l'activité des organisations criminelles et sur l'environnement.

« Le » consommateur n'existe pas. Il y a des consommateurs de luxe et d'autres très précaires, mais dans un cas comme dans l'autre la condamnation à une amende ne sert à rien. En Belgique, la consommation de drogues illicites, qui sont interdites, n'est pas toujours poursuivie ; ce sont les procureurs du Roi qui décident de l'opportunité des poursuites. La politique criminelle peut changer selon le lieu de consommation : on appliquera la tolérance zéro aux environs d'une école, mais on préférera informer lors d'un festival.

Le débat sur la dépénalisation ou la légalisation n'est pas d'actualité, mais je suis convaincue que le prochain gouvernement devra l'ouvrir.

M. Jérôme Durain, président. - Madame, nous vous remercions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition conjointe de M. Jean-François Dutheil,
directeur général par intérim des douanes et des droits indirects, et M. Florian Colas, directeur de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières

LUNDI 25 MARS 2024

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances
et de la souveraineté industrielle et numérique

MARDI 26 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, merci de votre présence devant notre commission d'enquête. Avant d'entamer nos échanges, je dois vous soumettre à la rituelle prestation de serment. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On estime aujourd'hui entre 3 et 6 milliards d'euros le chiffre d'affaires en France du narcotrafic. Il est le fait de narcotrafiquants qui organisent une véritable entreprise s'appuyant sur des consommateurs. Pour l'essentiel, il s'agit d'argent liquide et de petites coupures. Monsieur le ministre, pouvez-vous confirmer l'évaluation de ce chiffre d'affaires ? Et pourquoi n'arrive-t-on pas à mieux identifier, suivre et capter ces flux de petites monnaies qui circulent rapidement et constituent des avoirs considérables entre les mains des têtes de réseaux ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je confirme ce chiffre de 3,5 milliards d'euros, même s'il me paraît largement sous-estimé. Mais avant de répondre précisément à vos questions, je souhaite inscrire mon propos d'introduction dans une réflexion plus large sur le narcotrafic en France.

La drogue est une gangrène pour la France et les Français, et cette gangrène, dont nous n'avons pas encore pris toute la mesure, gagne du terrain. La tolérance zéro, aussi bien à l'égard des trafiquants que des consommateurs, est, à mes yeux, le seul remède. Le Président de la République et le ministre de l'intérieur en ont fait une priorité nationale, et ma détermination en tant que ministre de l'économie et des finances est, sur ce sujet, totale.

Quel est l'état des lieux ? Nous devons être lucides sur la présence massive de multiples drogues partout sur le territoire ; tous les territoires sont aujourd'hui concernés, les grandes villes comme les territoires ruraux, les grandes métropoles comme les petites communes. Ce narcotrafic représente 200 000 personnes en activité et un chiffre d'affaires, encore une fois probablement sous-estimé, d'au moins 3,5 milliards d'euros.

Le cannabis reste - de très loin - la drogue la plus consommée, avec 1,3 million d'usagers réguliers et 5 millions de Français qui en consomment au moins une fois chaque année. Ces chiffres placent notre pays à la triste première place des pays européens en termes de consommation de cannabis. Ce dernier provient à 70 % du Maghreb ; il arrive chez nous après avoir traversé la mer Méditerranée, l'Espagne et les Pyrénées. À tous ceux qui veulent relativiser la gravité du cannabis, je rappelle que celui-ci s'avère de plus en plus fort, que son taux de tétrahydrocannabinol (THC) a été multiplié par sept en vingt ans, qu'il est responsable d'effets psychotropes, d'addictions et de risques de schizophrénie chez les jeunes.

Vient ensuite la cocaïne, dont la consommation a été multipliée par quatre en Europe en vingt ans ; nous pouvons parler, à ce sujet, de tsunami blanc, et celui-ci n'épargne pas la France. En effet, 2 millions de nos compatriotes ont déjà fait usage de cocaïne. Nous devons cette explosion au double effet d'une augmentation de la production et d'une saturation du marché nord-américain, foyer historique de consommation de cocaïne. Pour trouver de nouveaux débouchés, les trafiquants ont décidé de cibler le continent européen et notamment la France. Cette cocaïne provient à 90 % de Colombie et du Pérou, et traverse l'Atlantique par bateau ou avion. Produite à environ 1 000 euros le kilogramme, elle est revendue au détail à au moins 32 000 euros le kilogramme, ce qui en fait l'un des commerces les plus rentables de la planète.

Enfin, une troisième forme de drogue nous inquiète ; ce sont les drogues de synthèse - méthamphétamine, ecstasy, GHB - et les opioïdes
- morphine, fentanyl ou tramadol. Ces drogues font déjà des ravages aux États-Unis où, au cours de la seule année 2023, 120 000 personnes sont mortes d'une overdose. Soyons lucides, ces drogues arrivent aussi en Europe et en France avec des agents chimiques, comme des solvants ou des acides, qui peuvent être utilisés légalement dans l'industrie chimique et sont importés de Chine et de Hong Kong. Ces agents chimiques sont ensuite détournés, transformés sous forme de drogues particulièrement addictives, et vendues quelques euros sur le marché français.

En résumé, nous sommes confrontés à des produits de plus en plus nocifs, de plus en plus accessibles et qui enrichissent de plus en plus les narcotrafiquants. Cette présence est renforcée par deux évolutions dont nous devons avoir conscience.

Premièrement, une grande nouveauté est que les trafiquants de drogue ont désormais des moyens comparables à ceux des États. Ils disposent d'un arsenal technologique : des sous-marins grâce auxquels ils peuvent transporter la drogue sans être repérés, des balises, des caméras positionnées dans les containers de stupéfiants pour mieux les tracer. Ils ont accès à des téléphones cryptés qui leur permettent de communiquer sans aucune crainte d'être écoutés. Ils utilisent des méthodes de corruption des agents portuaires, de menaces contre le personnel politique, comme nous l'avons vu récemment aux Pays-Bas. Nous n'avons plus affaire à des réseaux artisanaux ; j'ai vu, en sept ans, l'artisanat se transformer en professionnalisme, en grand banditisme, avec un système mafieux ultra-professionnel qui, je le répète, gangrène le territoire français. Ces groupes mafieux ne craignent pas les États ; ils les concurrencent et sont prêts à les terroriser par tous les moyens.

La deuxième évolution majeure concerne l'endogénéisation de la production de drogue. Celle-ci n'est plus simplement importée, sa production progresse sur les sols européen et français. On assiste, comme le savez, à une régionalisation des chaînes de valeur ; je crains que cette régionalisation ne concerne également la production de drogue. Nous regardons attentivement deux pays : les Pays-Bas et l'Espagne.

Les Pays-Bas sont en train de devenir pour la production de drogues de synthèse l'équivalent de la Colombie pour la production de cocaïne. Les composants chimiques débarqués dans les ports d'Amsterdam et de Rotterdam sont à double usage. Acheminés dans des laboratoires à proximité, ils sont transformés en drogue et diffusés par les axes routiers sur le reste du continent. La drogue n'est plus uniquement importée mais désormais produite sur le sol européen. Si les mesures nécessaires ne sont pas prises, nous risquons de voir apparaître de nouveaux Medellín au coeur du continent européen.

L'Espagne, de son côté, produit de plus en plus de cannabis, mais aussi des drogues de synthèse sous l'impulsion de chimistes mexicains arrivés récemment et repérés dans les territoires espagnols. Si l'on ne constate pas, à ce jour, de production à un niveau industriel en France, nous restons très vigilants. Nous commençons notamment à voir s'implanter des trafiquants étrangers, venus de cartels sud-américains, sur le sol national. Nous devons agir vite, car bientôt il sera trop tard.

Ce narcotrafic représente un danger majeur pour notre sécurité nationale ; je le considère avec la même gravité que le danger terroriste. En 2023, on a recensé 315 homicides ou tentatives d'homicide, dont 47 à Marseille, liés au narcotrafic ; cela appelle une réponse intraitable, dont les dernières opérations lancées par le ministre de l'intérieur et le ministre de la justice sont le reflet.

De quels moyens dispose le ministre de l'économie et des finances pour faire face à ces trafics ? Et quels sont les moyens supplémentaires, qui me paraissent indispensables à déployer face à la montée en puissance de la menace ?

Nous contrôlons d'abord les frontières ; je veux rendre hommage au travail exceptionnel accompli par les services des douanes, leurs agents de renseignement et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Ils ont procédé, l'année dernière, à 16 000 saisies,
représentant un total de 92 tonnes de drogue, pour une valeur marchande de près de 1 milliard d'euros ; cela représente 70 % du total des saisies de stupéfiants dans notre pays.

Ma deuxième responsabilité porte sur la lutte contre le blanchiment d'argent, qui consiste à réinjecter l'argent illégal de la drogue dans le circuit légal courant. Concrètement, l'argent est collecté par les trafiquants sous forme de petites espèces, de cryptoactifs, de cartes prépayées, de virements dans des comptes éphémères proposés par des néo-banques. Cet argent est ensuite intégré à la comptabilité d'un bar à chicha ou d'un garage automobile dont le chiffre d'affaires va augmenter artificiellement ; il peut aussi être dépensé, on le voit de plus en plus, dans l'achat d'un bien immobilier de luxe ou dans des jeux d'argent. Concrètement, un trafiquant préfère aujourd'hui perdre une partie de ses gains illégaux en les jouant, dans la mesure où il peut récupérer légalement une somme même inférieure ; c'est le prix à payer du blanchiment. Traquer ce blanchiment d'argent est le rôle des 220 agents de Tracfin.

Depuis 2017, nous avons augmenté les moyens humains ; les effectifs de surveillance des douanes ont été augmentés de 287 équivalents temps plein (ETP) et ceux de Tracfin ont quasiment doublé. Concernant les moyens matériels, nous avons modernisé les équipements et les moyens de détection des douanes avec le « plan stups » de 2019 et le plan sur la sûreté des ports de 2023. Les douanes vont désormais mobiliser 120 lecteurs automatiques de plaques d'immatriculation (Lapi) afin de traquer les trafiquants sur les routes, et des camionnettes scanners seront prochainement positionnées dans les terminaux sensibles pour détecter les cargaisons. Enfin, un algorithme de détection des stupéfiants envoyés par colis postaux est en cours d'expérimentation.

Concernant les moyens juridiques, l'arsenal des douanes a été renforcé par la loi de juillet 2023, qui comprend l'assouplissement des procédures de saisie des agents chimiques nécessaires aux drogues de synthèse. Dès que nous avons un doute sur le caractère illégal de l'utilisation du solvant, nous le saisissons, ce que nous ne pouvions pas faire auparavant ; cela permet de prévenir l'éventuelle mise en place de laboratoires de fabrication sur le sol français. Nous avons également élargi le recours aux techniques spéciales d'enquête, comme la captation d'image ou la sonorisation, et nous pratiquons la retenue temporaire de sommes d'argent liquide à l'intérieur du territoire, en cas d'indice de lien avec une activité criminelle. Au total, 664 tonnes de drogue ont été saisies depuis 2017, pour une valeur marchande de plus de 5 milliards d'euros.

En conclusion, je souhaite insister sur la nécessité de disposer de moyens renforcés, notamment au niveau juridique, pour faire face à une menace qui a explosé en intensité et en gravité. Nous voulons permettre à nos services douaniers d'accéder à un maximum de données et de les croiser. Nos douaniers et nos forces de sécurité ont besoin de recueillir plus d'informations de la part des grandes compagnies de transport maritime et de logistique, afin de pouvoir rapidement déceler les conteneurs suspects ; je réunirai prochainement les représentants de ces grandes compagnies pour avancer avec eux sur le sujet.

Nous devons renforcer la coopération internationale. Tel est l'objet notamment de l'alliance des ports européens, promue par la Commission européenne et dont nous soutenons l'idée ; nous devons avoir la même intensité à Rotterdam, Anvers, Gênes ou au Havre.

Nous avons également besoin de renforcer nos moyens technologiques. Face à la diffusion des techniques de chiffrement des téléphones, notre avantage en matière d'écoute et d'interception téléphoniques est désormais insuffisant. Nous devons réinvestir, de manière à réaliser un saut technologique nous permettant de repérer les conversations cryptées des trafiquants, ce dont nous ne sommes pas capables actuellement. Les États-Unis peuvent pénétrer les applications les plus sécurisées ; il est temps que la France puisse le faire également.

Enfin, au niveau administratif, nous devons simplifier, accélérer et renforcer les procédures afin de taper plus efficacement les trafiquants au niveau du portefeuille. Nous devons ajouter une lame préventive, celle de la procédure administrative. Dès que nous disposons d'indices graves, notre proposition, avec le Président de la République et le ministre de l'intérieur, est de passer à l'action pour geler immédiatement les avoirs des têtes de réseaux et de leurs lieutenants. Il ne sera plus nécessaire d'engager une procédure judiciaire ; des indices graves et concordants seront suffisants pour appliquer un gel des avoirs à tous les narcotrafiquants, aux gestionnaires financiers, aux gérants d'actifs, aux banques, aux assurances, aux notaires et aux agents immobiliers qui disposent des biens des narcotrafiquants. Ce gel des avoirs administratif, qui n'existe pas pour l'instant, est un point absolument capital.

J'insiste sur notre mobilisation totale avec le Président de la République sur ce sujet. Et je voudrais enfin profiter de cette audition pour que chacun prenne conscience de la gravité de la menace que fait peser le trafic de stupéfiants sur la stabilité de la société française.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous êtes l'un des piliers d'une équipe gouvernementale qui est aux affaires depuis sept ans. Ma première question concerne la méthode. On a le sentiment que la gravité de la situation que vous décrivez aujourd'hui avec des mots forts, presque alarmistes, donne lieu à des propositions un peu tardives et parfois imprécises. J'en veux pour preuve le « plan stups » rénové dont la présentation, pourtant annoncée, n'est toujours pas programmée. Nous nous en sommes procuré un exemplaire qui est assez famélique. Avez-vous été associé à la préparation de ce plan ?

Un certain nombre de mesures annoncées ces derniers jours ne figurent pas explicitement dans ce plan. Vous avez annoncé, dès le 8 décembre 2023, le gel administratif des avoirs ; on a également parlé de tests salivaires, de cours spéciales ; or, le document qui sera proposé à la représentation nationale ne mentionne rien de cela.

Sur le point précis du gel des avoirs, dont nous pouvons partager l'idée qu'il s'agit d'un élément essentiel, comment cela va-t-il se mettre en place ? Pouvez-vous préciser l'articulation de cette mesure avec les autres dispositifs, ainsi que sa conformité avec le droit européen ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je profite de cette audition pour insister sur le caractère systémique de la menace ; elle est aussi grave pour la société française que la menace terroriste. De la même façon que nous devons avoir conscience que l'islam radical livre une guerre aux pays européens en général et à la France en particulier, nous devons avoir conscience que les narcotrafiquants ont décidé de faire l'Europe, et en particulier de la France, l'une de leurs bases avancées. Le marché nord-américain est saturé, les narcotrafiquants ont besoin d'un autre marché : c'est la France et l'Europe. La France se trouve prise en étau entre, d'une part, le développement du marché de la cocaïne qui était auparavant principalement nord-américain et, d'autre part, le maintien d'un réseau de cannabis venu du Maroc et d'autres pays d'Afrique du Nord.

Pour ces raisons, il est urgent de changer notre posture. Ce changement est aussi lié à de récentes évolutions systémiques du commerce mondial. Après le covid-19, nous avons assisté à un repositionnement global des chaînes de valeur ; et le marché de la drogue est également concerné par cette évolution.

Nous avons, avec le ministre de l'intérieur, apporté une série de réponses. J'ai évoqué l'augmentation des moyens de la douane et de Tracfin ; nous avons doublé les moyens de ce dernier. Le ministère de l'économie et des finances pilote trois des cinquante-cinq mesures du plan annoncé par le ministre de l'intérieur, concernant notamment le domaine routier, le ciblage et la détection des conteneurs maritimes, ainsi que la lutte contre le trafic de stupéfiants via le fret express et postal.

Nous avons besoin de la coopération des opérateurs maritimes afin de repérer, par exemple, si un nouvel agent circule dans le port ou si une nouvelle cargaison se retrouve sur un porte-container. Tous ces éléments supposent de disposer des données pertinentes à exploiter et, pour cela, la coopération des opérateurs maritimes ; je dois voir prochainement le groupe CMA CGM pour échanger avec eux sur le sujet. Seul le scannage des données permet de savoir si un produit apparaît suspect dans un container.

Le gel des avoirs des narcotrafiquants est un dispositif essentiel, qui s'inspire du dispositif existant en matière de terrorisme ; c'est aussi pour cela que je ne cesse de faire la comparaison entre terrorisme et narcotrafic. La menace est, à mes yeux, de la même intensité.

Il existe un gel des avoirs dans la lutte contre le terrorisme. Nous proposons que le gel des avoirs dans la lutte contre les narcotrafiquants soit adopté dès cette année par le Parlement. Concernant la doctrine d'emploi, il importe déjà qu'un certain nombre de cibles soient identifiées. Nous proposons que ces cibles soient proposées conjointement par mes services, avec la DNRED, et ceux du ministère de l'intérieur, avec l'Office antistupéfiants (Ofast). La coordination en termes de renseignement entre ces deux services devrait permettre d'identifier ces cibles. Pour éviter toute confrontation avec des procédures en cours, l'autorité judiciaire serait évidemment associée à cette désignation afin que les mesures administratives d'entrave financière interviennent en complémentarité avec l'action judiciaire et ne perturbent pas les enquêtes en cours.

Une fois la désignation effectuée par les services du ministère de l'intérieur et ceux du ministère des finances, en coopération avec l'autorité judiciaire, l'ensemble des assujettis à la réglementation anti-blanchiment devront geler les avoirs des personnes concernées dont on aura fourni le nom. Cela concerne les banques, les agences, les assurances, les notaires, les avocats, les agents immobiliers ; la loi leur permettra de geler les avoirs des personnes désignées administrativement. Si le narcotrafiquant se trouve à Medellín ou ailleurs en Europe, et s'il ne peut pas être poursuivi pour toutes sortes de raisons juridiques, nous pouvons quand même geler ses avoirs. Le fait d'accepter une restriction de liberté publique, par la voie administrative, afin d'assurer la protection de nos compatriotes est une véritable révolution. Par rapport à l'action judiciaire et policière, avec des saisies et des confiscations pénales qui n'étaient prises qu'en fonction de la connaissance du patrimoine, cela permet de gagner du temps, en plus du caractère automatique. Désormais, peu importe le patrimoine, tous les actifs seront gelés.

Ce dispositif est tout à fait conforme au droit européen. Il va dans le sens de l'initiative de la Commission européenne, qui a proposé de renforcer les procédures de saisie et de confiscations judiciaires. Le sujet mérite d'être porté au niveau européen. Nous souhaitons que le choix français fasse jurisprudence et soit étendu, ensuite, à tout le territoire européen.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Lors de nos travaux, nous avons été frappés par la capacité des réseaux de narcotrafiquants à être conseillés lors d'une procédure. Ils s'entourent des meilleurs conseillers fiscaux, avocats et autres juristes. Votre dispositif sera, à n'en pas douter, exposé à des contestations permanentes de la part de conseils de plus en plus chevronnés.

Mon interrogation porte sur les liens entre le narcotrafic et l'économie légale. Ces petites coupures intègrent l'économie légale dans des secteurs parfaitement identifiées : le bâtiment, la restauration, les services de sécurité privés, ainsi qu'une foule de petits commerces dans le domaine de la téléphonie, de l'onglerie ou des barbiers avec des chiffres d'affaires complètement fictifs. Quels dispositifs pouvons-nous mettre en place pour mieux les surveiller ? Comment se fait-il que l'on ne puisse pas repérer plus facilement ces flux d'argent liquide ? Est-ce lié à un manque de moyens, de dispositifs de surveillance ou de coordination entre les différents services ?

Si l'on s'attaque à ces flux, cela risque de fragiliser l'économie réelle, quand bien même ils sont illégaux. Avez-vous identifié les conséquences d'un renforcement des confiscations dans les secteurs concernés, notamment le bâtiment ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Les petits ruisseaux qui deviennent les grandes rivières du trafic sont les plus difficiles à traquer. Il existe d'anciennes méthodes, comme les commerces d'onglerie, les barbiers ou les bars à chicha qui présentent des chiffres d'affaires en décalage avec l'activité de leur commerce. D'autres méthodes ont émergé plus récemment. Je pense au « schtroumpfage », qui consiste à déposer de petites sommes en espèces, pour ne pas attirer l'attention, sur des comptes bancaires détenus par des personnes différentes. Les complices, titulaires de ces dizaines voire centaines de comptes, sont appelés les « schtroumpfs », et touchent une commission sur l'argent déposé.

Je pense également à la méthode du fractionnement pour contourner les obligations déclaratives prévues par la réglementation de contrôle de l'argent liquide, qui consiste à fragmenter une somme d'argent en une multitude de petites sommes remises à plusieurs passeurs. Je pense, enfin, à l'utilisation des banques en ligne et des cryptomonnaies.

Pour lutter contre ces phénomènes, nous avons renforcé les moyens humains. Tracfin comptait 125 agents en 2017, contre 220 en 2023. Nous avons également créé une nouvelle sous-direction dédiée aux sanctions et à la lutte contre la criminalité financière à la direction générale du Trésor. Enfin, les effectifs de la branche surveillance des douanes sont passés de 8 196 à 8 483 ETP.

Les derniers développements européens nous permettent de lutter plus efficacement contre l'utilisation des espèces. Nous nous sommes beaucoup battus pour fixer le seuil européen maximal de paiement en espèces à 10 000 euros ; c'est la première fois qu'une telle mesure est prise en Europe, sachant la forte réticence des pays utilisant davantage les espèces comme l'Allemagne.

Nous avons également introduit au niveau européen une obligation de vérification et d'identification du client pour les transactions supérieures à 3 000 euros. Le cadre européen de la lutte contre le blanchiment est renforcé par cette nouvelle directive adoptée en janvier dernier. Nous avons créé l'AMLA - Anti-Money Laundering Authority -, l'autorité de lutte contre le blanchiment, dont les activités débuteront mi-2025. En outre, nous avons soumis les prestataires de services de cryptoactifs aux règles anti-blanchiment et aux obligations de transparence. Enfin, nous avons renforcé le registre des bénéficiaires effectifs, et nous avons mis en place une supervision européenne des opérateurs les plus risqués.

Un des enjeux majeurs concerne la capacité de nos services de renseignement à appréhender les télécommunications cryptées des narcotrafiquants ; actuellement, ils n'ont pas les moyens technologiques pour les casser.

M. Jérôme Durain, président. - Ma question portait sur le « plan stups » à venir, et non sur celui de 2019 sur lequel portait votre réponse. Pouvez-vous préciser les modalités de mise en oeuvre de cette mesure de gel des avoirs ? Au niveau judiciaire, les choses sont déjà compliquées, et l'on se demande quelles seront les marges de manoeuvre au niveau administratif.

Je voudrais vous interroger sur les moyens car il y a un sujet capacitaire. Vous êtes le ministre des comptes publics dans une période où nous serons amenés, collectivement, à réaliser des économies. Beaucoup de personnes auditionnées ont exprimé la nécessité de moyens supplémentaires. Ne serait-il pas judicieux d'investir dans le champ de la justice et de la police pour capter ne serait-ce qu'une partie des 3,5 milliards d'euros liés au narcotrafic ? Ce serait, à n'en pas douter, un service rendu à nos concitoyens et aux comptes de la Nation.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le président, je partage votre évaluation. Concernant le gel des avoirs, il s'agit de s'inspirer de ce que nous avons mis en place pour la lutte contre le terrorisme, avec une coopération entre les services, un ciblage des individus et, ensuite, un gel imposé à l'ensemble des entités gérant les biens. Cela fonctionne très bien pour le terrorisme, et le niveau de menace appelle la même détermination et la même nécessité de s'affranchir d'un certain nombre de règles que nous avons respectées jusqu'à présent mais avec lesquelles jouent les narcotrafiquants ; telle est ma position de ministre de l'économie et des finances. Je connais les réticences de certains quant aux libertés publiques, et je peux les entendre ; mais, à mes yeux, il convient d'appliquer au narcotrafic la même jurisprudence qu'au terrorisme.

Nous aurons effectivement besoin de moyens supplémentaires, notamment pour ce qui concerne la détection et la capacité à appréhender les communications cryptées, soit des moyens technologiques et matériels. Bientôt, nous disposerons des nouveaux Lapi. Les scanners plus puissants sont chers, mais sont efficaces ; les aéroports en Guadeloupe et en Martinique, notamment, ont besoin de scanners afin de repérer les passeurs transportant des boules de cannabis dans leur corps.

Je suis favorable à un investissement permettant de lutter contre le narcotrafic. Mon avis est conforme à la position que je défends depuis plusieurs semaines : notre État-providence doit céder la place à un État-protecteur. Nous devons être capables de renoncer à certaines politiques publiques, ou de les faire évoluer, car elles ne donnent pas les résultats escomptés. Ainsi, nous disposerons des moyens nécessaires pour protéger nos compatriotes face à des menaces grandissantes qui peuvent déstructurer la société française ; le trafic de stupéfiants, aujourd'hui, fait partie de ces menaces.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur le ministre, vous avez parlé de l'argent des narcotrafiquants et de sa facilité de circulation. Ces derniers achètent notamment du patrimoine immobilier et des produits de luxe. Comment vos services travaillent-ils sur ces signes extérieurs de richesse et quels moyens ont-ils pour constater cela ?

Mon autre interrogation porte sur les banques qui doivent vous opposer le secret bancaire la plupart du temps. Comment travaillez-vous avec elles ?

M. Laurent Burgoa. - Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur les groupes interministériels de recherche (GIR), auxquels est associée la direction générale des finances publiques (DGFiP). Existe-t-il une circulaire sensibilisant vos directions départementales sur le sujet des GIR ?

Par ailleurs, étant sénateur du Gard, une personne de vos services peut-elle prendre contact avec le GIR de Nîmes ? Le directeur attend cela avec impatience.

M. Olivier Cadic. - La lutte contre le blanchiment est un enjeu international. Le blanchiment ne concerne pas seulement le trafic de drogue, mais également le terrorisme, le trafic d'êtres humains, la cybercriminalité, l'évasion fiscale, le contournement des sanctions internationales. Nous faisons face à un blanchiment à grande échelle, avec des systèmes de compensation, des systèmes occultes basés sur la confiance ou encore la cryptomonnaie. Lors des auditions, on a souvent mentionné le travail effectué à Dubaï, avec notamment la nomination d'un magistrat de liaison.

À Hong Kong en revanche, les autorités locales n'apportent semble-t-il pas de réponses aux demandes de traque des trafiquants ; les États-Unis sont dans la même situation que nous. Hong Kong, porte d'entrée financière vers la Chine, est devenue une sorte de trou noir du blanchiment. Comment tracez-vous la qualité des fonds qui reviennent de Chine pour être ensuite investis en France ? Avez-vous mis en place des mesures de lutte anti-blanchiment liées à cette origine de fonds ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - À ma demande et à celle de Gérald Darmanin lorsqu'il était ministre des comptes publics, nous avons mobilisé les services fiscaux pour détecter de manière efficace tous les signes extérieurs de richesse. On a beaucoup glosé sur les piscines, mais il existe d'autres moyens, concentrés dans l'unité de renseignement fiscal que nous avons créée à la DGFiP, pour repérer ces signes extérieurs de richesse qui peuvent aller de la montre à 200 000 euros jusqu'au patrimoine immobilier et aux voitures. Nous avons donc un service spécifiquement dédié au traçage de ces mouvements légaux de fonds.

Madame la sénatrice, le secret bancaire n'intervient pas sur ce sujet. Les banques ont des obligations légales, notamment celle d'adresser des déclarations de soupçon pour tous les flux illicites liés au blanchiment du trafic de stupéfiants ; les banques représentent à peu près 90 % des déclarations spontanées. Enfin, elles sont obligées de répondre aux demandes de communication de Tracfin ; si nous avons un doute sur tel individu, Tracfin demande à la banque les renseignements pertinents. Je précise que nous n'avons aucune difficulté à traiter avec le secteur bancaire, dont je salue la coopération en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants.

La coopération entre les GIR et la DGFiP fonctionne bien. Chaque année, nous traitons 2 000 demandes de renseignements. Je prends note pour le GIR de Nîmes ; nous allons rapidement le contacter.

La coopération internationale est l'un d'un des enjeux des prochaines années. Il faut davantage de transparence entre les États. Il y a un certain nombre d'États avec lesquels les relations sont plus compliquées ; je confirme vos propos au sujet de Hong Kong. La coopération internationale, en règle générale, fonctionne de manière efficace ; nous avons notamment signé un accord de coopération avec les Émiratis pour identifier les avoirs criminels.

M. Khalifé Khalifé. - Monsieur le ministre, avez-vous évalué le coût sanitaire et le coût social des méfaits des drogues ? Je souhaite également revenir sur l'ubérisation des ventes via les plateformes. Les banques sont-elles proactives et s'intéressent-elles à ces ventes sur les plateformes ? Enfin, vous avez mis en parallèle le narcotrafic et le terrorisme en matière de menace, mais vous n'avez pas - peut-être volontairement - établi de lien entre les deux. Quelle est votre position sur ce point ?

Mme Karine Daniel. - Monsieur le ministre, je souhaite évoquer la question du blanchiment qui passe par les jeux d'argent. Il me semble gênant voire provocant qu'un établissement avec le mot « française » dans son nom apparaisse au grand jour comme un vecteur de blanchiment. Dispose-t-on de moyens concrets pour fixer des règles limitant ce système de blanchiment ?

Mon autre interrogation porte sur les coopérations européennes. Au-delà des ports, celles-ci se renforcent-elles avec les équivalents de Tracfin ? Dans votre introduction, vous avez indiqué qu'une partie du trafic convoyait par la route, en proximité immédiate avec nos partenaires européens. Quelles sont les avancées en la matière ? Il me semble important pour les États européens de montrer leur unité en matière de lutte contre le narcotrafic.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne dispose pas d'évaluation précise du coût sanitaire et social du trafic de stupéfiants, il faudra solliciter la ministre de la santé à ce sujet.

Je tiens à vous faire part de ma conviction personnelle, à la fois comme citoyen et comme ministre de l'économie et des finances : si « Le cannabis, c'est cool » et « La cocaïne c'est chic » sont des représentations sociales communément admises, ces deux drogues sont des poisons destructeurs qui participent à la fragilisation de l'ensemble de la société française, au-delà des quartiers difficiles. À côté des centres-villes et des grandes agglomérations, les communes rurales sont elles aussi affectées : en l'espace d'une quinzaine d'années, j'ai pu constater, dans ma circonscription de l'Eure, comment des communes rurales ont été gangrenées par le trafic de drogue, le lieu de rencontres qu'était le bar-tabac devenant progressivement un lieu de trafic en raison de la proximité avec les réseaux de Mantes-la-Jolie.

Cette commission doit être l'occasion, pour nous tous, d'ouvrir les yeux et de dénoncer ce discours de complaisance à l'égard de la consommation de stupéfiants. Je partage totalement la ligne du ministre de l'intérieur sur ce sujet : la cocaïne n'a rien de « chic » et le cannabis n'est aucunement « cool », ces substances entraînant au contraire des problèmes de santé mentale et de santé tout court dans notre pays. Ne pas parvenir à relier ces derniers, qui constituent un véritable enjeu de santé publique, à l'explosion de la consommation de stupéfiants paraît très étonnant et, sans vouloir aller sur des domaines qui ne relèvent pas de ma compétence, je ne peux que constater les grandes difficultés auxquelles sont confrontées les associations qui accompagnent les personnes en situation de dépendance.

Une fois encore, nous devons ouvrir les yeux, dénoncer cette consommation prétendument sympathique - alors qu'elle est en réalité délétère - et, dans le même temps, frapper les trafiquants au portefeuille. Cette tâche s'impose d'autant plus à nous que les phénomènes du narcotrafic et du terrorisme, comparables de par leur intensité et de par la menace qu'ils font peser sur la France, sont liés. Je confirme ainsi que nous disposons d'éléments attestant l'existence de liens financiers entre le terrorisme et le narcotrafic : un phénomène d'hybridation des menaces est à l'oeuvre, rendant plus malaisée leur détection comme la mise en place d'une réponse appropriée. Le nombre d'exemples concrets, avérés et documentés est limité, ce qui ne nous permet pas de définir une doctrine de riposte globale à ces deux phénomènes.

Concernant les jeux d'argent, Tracfin a été mobilisé afin de sensibiliser les acteurs du secteur par le biais d'ateliers dédiés. À la suite de cette mobilisation, le nombre de déclarations de soupçon a augmenté de 24 % en 2023, soit une forte progression.

La coopération européenne au travers de Tracfin fonctionne, quant à elle, de manière satisfaisante. Par ailleurs, la Commission européenne a proposé une alliance des ports que nous soutenons pleinement, celle-ci devant se traduire par trois actions très concrètes : la mobilisation commune des douanes de tous les États pour faire face au trafic de stupéfiants et échanger des données ; le renforcement des opérations des administrations répressives sur les conteneurs et les scellés ; enfin, la mise en place de partenariats publics-privés contre le trafic de stupéfiants et les infiltrations criminelles dans les ports. Cette dernière action est particulièrement importante à mes yeux, car nous ne parviendrons pas à mener une lutte efficace sans une coopération avec les acteurs du transport maritime. Cette alliance sera effective au 1er janvier 2025.

M. Jérôme Durain, président. - Si vos propos ne nous ont pas jusqu'à présent appris grand-chose de plus que ce que nous savions déjà, vous êtes en revanche le premier à établir un lien entre terrorisme et narcotrafic, à la différence des personnes auditionnées précédemment, y compris les membres des autorités les mieux informées. Il conviendra de transmettre à notre commission les éléments dont vous disposez sur ce sujet crucial.

M. Guy Benarroche. - Le narcotrafic est en quelque sorte le nec plus ultra d'une économie commerciale mondialisée, dans laquelle l'offre crée la demande. Pourriez-vous détailler les moyens consacrés au démantèlement des centres de production installés en Europe ?

Par ailleurs, le rapporteur vous a interrogé sur l'évaluation du lien entre le blanchiment d'argent et l'économie locale. Combien d'emplois sont-ils concernés ? Quels sont les montants en jeu ? Procéder à cette évaluation semble malaisé pour vos services, puisque vous n'avez pas répondu sur ce point. En tout état de cause, près de 200 000 personnes vivraient actuellement du narcotrafic : quel pourrait être l'impact de la lutte que mènent les pouvoirs publics sur cette population, dont une partie est attirée par le gain et l'autre, confrontée à des conditions de vie précaires, cherche simplement à vivre décemment ?

Concernant votre propos relatif à un discours de complaisance à l'égard de la consommation de stupéfiants, je ne suis pas persuadé qu'il existe réellement. Pour autant, il existe bien un hiatus entre la façon dont la société appréhende la consommation de drogue et le fait que celle-ci est forcément liée au trafic. Il me semble, néanmoins, que les pouvoirs publics n'ont organisé, depuis sept ans, aucune campagne visant à faire du trafic de drogue une grande cause nationale.

Quelles mesures financières envisagez-vous afin de soutenir la prévention, les associations qui tentent d'accompagner les consommateurs vers une sortie des addictions, ainsi que les familles des victimes, qu'il s'agisse des consommateurs ou des dealers victimes d'homicides ?

Mme Valérie Boyer. - Pourriez-vous nous apporter des détails sur les mesures concrètes et les conséquences économiques attendues du plan de lutte contre la drogue ? De la même manière, le lien financier que vous avez évoqué entre narcotrafic et terrorisme appelle davantage de précisions, à un moment où la menace terroriste s'accroît en France.

Sur le plan « Marseille en grand » en particulier, quelles sont les mesures économiques mises en place ?

S'agissant enfin des mesures concrètes pour agir sur les liens entre la drogue et l'économie locale, quel soutien comptez-vous apporter aux mairies confrontées à l'ouverture de commerces dont personne n'ignore la finalité ? Quelles actions de prévention économique comptez-vous mettre en place ?

Mme Catherine Conconne. - Monsieur le ministre, j'attire votre attention sur la situation de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, territoires qui sont devenus de véritables plaques tournantes du trafic par la position qu'ils occupent sur la route entre l'Amérique latine, productrice de stupéfiants, et l'Europe. Un certain nombre d'éléments nous ont été apportés hier par les services des douanes, et les chiffres sont aussi élevés qu'alarmants. Nous avons pourtant tendance à oublier ces données qui pourraient conduire Marseille, qui focalise toute l'attention, à ne plus occuper la plus haute marche du « podium » du trafic de stupéfiants.

Je souhaite insister sur la notion d'éducation, partageant votre intransigeance face à la candeur des propos qui présentent le fait de fumer un joint comme anecdotique, car permettant simplement de se détendre pendant le week-end, sans autres conséquences. Je serai de tous les combats pour faire barrage aux tentatives de minorer les effets sur les cerveaux des adolescents de drogues présentées à tort comme douces.

Je souhaiterais, monsieur le ministre, que vous puissiez agir auprès de la ministre de l'éducation nationale Nicole Belloubet, afin de déployer un plan massif d'information en direction des collégiens et des lycéens. Certes, quelques actions sont entreprises, au gré de la volonté des enseignants et des équipes dirigeantes, mais un plan d'information d'ampleur porté par des professionnels - pourquoi pas par des retraités - me semble s'imposer afin de dire aux élèves tout le mal que l'on pense de la consommation de drogue.

Nous entendons en effet trop souvent, dans la bouche d'élèves, des propos qui n'ont jamais pu être rectifiés par l'éducation nationale. Je crois à l'école, qui peut pallier la défaillance de certaines familles, et je tiens à ce que l'État, parallèlement à ses actions répressives, apporte sa pierre à l'édifice et contribue aux mesures éducatives permettant de prémunir les écoliers, les collégiens et les lycéens de cette espèce de candeur entourant la consommation de drogue.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je confirme le risque d'hybridation entre terrorisme et narcotrafic, surveillé de très près par les services de Bercy, en particulier par la DNRED. Les cas concrets restent pour l'instant limités, mais il y en a. L'augmentation du risque terroriste et la réalité du trafic de stupéfiants nous conduisent à accentuer notre vigilance à l'égard de ce risque d'hybridation, qui pourrait concerner - et j'emploie le conditionnel tout en maintenant le propos - les filières d'approvisionnement en armes. Je reste prudent sur ce sujet, mais, dès lors que nous avons des indications de cette hybridation, il me semble nécessaire et légitime de renforcer notre surveillance.

Le démantèlement des centres de production installés en Europe passe, quant à lui, d'abord par un repérage en amont des agents chimiques. Les douanes peuvent désormais saisir tout agent - solvant ou autre - dont on estime qu'il pourrait servir au trafic de stupéfiants.

Je ne dispose pas de chiffrage plus précis sur l'économie de la drogue, mais je pense que vous êtes parfaitement avertis de la rémunération que peut toucher un guetteur et de la comparaison qu'il aura vite effectuée avec les revenus qu'il pourrait tirer d'une activité légale.

Madame Boyer, je suis évidemment favorable à l'association des mairies à la lutte contre le développement du trafic de stupéfiants et nous pouvons travailler ensemble là-dessus.

S'agissant des outre-mer, ces territoires sont en effet très fortement exposés au trafic de stupéfiants, comme j'ai pu le constater à l'occasion d'un déplacement à la Martinique et à la Guadeloupe, lors de discussions avec les douaniers. Ainsi, 15 % des saisies de cocaïne réalisées en France concernent l'aéroport de la Guyane et le phénomène des « mules », ce qui justifie l'achat de scanners évitant à nos douaniers d'avoir à transporter ces individus à l'hôpital.

Les Antilles et les Caraïbes sont une zone de stockage et de rebond : 43 % des saisies de cocaïne proviennent des Antilles, qui font l'objet d'une surveillance toute particulière des services, avec un ciblage des ports et un renforcement des contrôles douaniers sur les filières de porteurs de cocaïne à Orly, à Roissy et dans les aéroports de départ. S'y ajoute la prise en compte de la spécificité des outre-mer en matière de lutte anti-blanchiment, avec le contrôle effectif du respect des seuils de paiement en espèces - une priorité absolue -, la formation des enquêteurs et des sessions de sensibilisation des acteurs locaux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les États-Unis ont mis en place la Drug Enforcement Administration (DEA), qui supervise l'ensemble des dispositifs de lutte contre le narcotrafic. Que pensez-vous de la mise en place en France d'un système de même nature ? Une autorité supérieure, calquée sur le parquet national financier (PNF), pourrait superviser l'ensemble du dispositif et permettre de se concentrer sur les affaires les plus importantes.

Par ailleurs, la corruption gagne peu à peu des services importants de l'État, dont les douanes, la police judiciaire ou encore certains services administratifs des collectivités territoriales. N'y a-t-il pas là le signe d'un affaiblissement et d'une fragilité de la puissance publique face à des trafiquants qui disposent d'une puissance financière telle qu'elle peut corrompre des services essentiels à la protection de la France contre le narcotrafic ? Quels dispositifs déployez-vous pour contrer ce phénomène ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous avons pris un certain nombre de mesures afin de lutter contre la corruption, notamment en matière de sécurisation des plateformes logistiques. Un plan d'équipement des ports prévoit ainsi le déploiement, à compter de 2024, de scanners mobiles. En lien avec le garde des sceaux, j'ai par ailleurs demandé à la directrice de l'Agence française anticorruption (AFA), le 14 février dernier, de lancer un contrôle sur l'ensemble des grands ports maritimes afin de lutter contre ce risque de corruption. Je rappelle qu'il s'agit d'une demande inédite : pour la première fois, l'AFA est chargée de dresser un état des lieux précis des processus de prévention et de détection des risques de corruption dans les ports. Je partage évidemment votre inquiétude, cet état des lieux devant nous permettre d'identifier d'éventuelles mesures complémentaires à adopter.

Concernant le modèle de la DEA, la France est dotée d'un système différent, l'Ofast jouant le rôle de chef de file. La coopération entre l'Ofast et la DNRED est très bonne, garantissant ainsi le contrôle des frontières. Je me garderais bien d'avoir une réponse définitive, mais j'estime que le système actuel donne satisfaction et que le renforcement de ses moyens - humains comme technologiques - doit se poursuivre.

Je note que la DEA, qui contrôle pourtant les flux, n'a pas réussi à contrer le développement massif du Fentanyl et l'utilisation de psychotropes qui ont gangrené la société américaine.

Afin de clore mon intervention devant votre commission, que je juge particulièrement utile et nécessaire, j'insiste sur la nécessité de nous détacher des schémas du passé et de ne pas considérer uniquement le risque d'importation de cannabis et de cocaïne. La menace réside en effet dans le développement du trafic par le biais de laboratoires installés sur le territoire français et utilisant des agents chimiques. Afin d'y faire face, la prise de conscience et les moyens de lutte comme de prévention doivent être considérablement renforcés.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, monsieur le ministre. Nous pensons effectivement que la lutte contre le narcotrafic peut être financée par les trafiquants eux-mêmes, il s'agit en tout cas d'un objectif que nous pouvons nous fixer collectivement. Je compte sur vos services pour nous transmettre tous les éléments utiles à nos travaux, notamment ceux concernant le gel administratif des avoirs.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. François Molins,
ancien procureur général près la Cour de cassation

MERCREDI 27 MARS 2024

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le procureur, je vous remercie de votre présence devant notre commission d'enquête. Nous vous avons invité en raison de vos connaissances en matière de narcotrafic et, plus généralement, en matière d'organisation judiciaire et de procédure pénale.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Molins prête serment.

M. François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, sans vouloir relativiser les propos que je m'apprête à tenir, je les entourerai d'une certaine modestie. J'ai en effet quitté le terrain il y a cinq ans lorsque j'ai été nommé procureur général près la Cour de cassation en novembre 2018, après avoir eu la chance d'exercer des fonctions éminemment sensibles telles que procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bobigny et procureur de la République près le tribunal de Paris, qui comprend la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) la plus importante. J'ai ensuite été amené, début 2019, à la suite d'une lettre de mission de Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, à animer un groupe de travail dédié au traitement de la criminalité organisée et financière en France. Les travaux de ce dernier ont débouché sur un certain nombre de recommandations.

Mes propos et constats n'auront donc nécessairement pas la précision de ceux tenus par mes collègues de Marseille ou d'ailleurs, engagés au quotidien dans la lutte contre le narcotrafic. Je tiens d'ailleurs à leur exprimer ici toute mon admiration, car ces magistrats vous ont dit toute la vérité à propos du combat qu'ils mènent chaque jour.

J'ajoute qu'ils me paraissent parfaitement irréprochables, ce qui m'amène à éprouver une incompréhension majeure face au comportement du garde des Sceaux lors de son déplacement à Marseille. Les remontrances qu'il leur a adressées me semblent être en effet aux antipodes de l'office d'un garde des Sceaux, censé soutenir la justice et défendre son indépendance. Leur reprocher d'avoir dit la vérité devant la représentation nationale n'est pas convenable : je rappelle que les magistrats n'ont pas vocation à soutenir ou à justifier les discours politiques, qu'il s'agisse de ceux de la majorité ou de l'opposition.

Pour en revenir au sujet qui nous réunit, les phénomènes que j'avais déjà pu observer à Bobigny et Paris se sont considérablement aggravés, ce qui doit objectivement nous inciter à nous interroger sur l'efficacité et l'efficience des politiques publiques conduites en la matière. En dépit de lourds investissements, financiers comme humains, celles-ci ne parviennent pas à endiguer un trafic de stupéfiants désormais présent sur tout le territoire.

Lorsque je présidais la formation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) compétente à l'égard des magistrats du parquet, j'avais pu être surpris d'entendre à plusieurs reprises des procureurs proposés pour exercer des fonctions dans des zones rurales et des petits tribunaux tels qu'Aurillac ou Brive expliquer que le trafic de stupéfiants était l'un des principaux problèmes auxquels ils allaient être confrontés. C'est quelque chose que nous n'aurions pas pu concevoir il y a quelques années. De la même manière, et cela démontre la métastase du phénomène, les règlements de compte violents ne sont plus circonscrits aux grandes agglomérations telles que Marseille, Lyon, Grenoble ou Paris, et se sont étendus à des villes moyennes telles que Nîmes, Valence ou Dijon.

D'autres tendances se sont accentuées, à commencer par l'internationalisation du trafic de stupéfiants : nous sommes de plus en plus confrontés à des réseaux complexes dont les têtes agissent depuis l'étranger et parviennent à donner leurs instructions à distance grâce aux moyens de communication cryptés, en choisissant de préférence de s'abriter dans des pays non coopératifs en matière pénale, ce qui permet de mieux garantir leur impunité.

Le deuxième phénomène est celui de la complexification : plus une organisation grossit, plus elle est axée sur la recherche du profit et plus elle se professionnalise. Nous avions ainsi relevé une tendance à la professionnalisation du marketing et des livraisons, qui ont pris la forme d'une sorte d'ubérisation. En tant que procureur de Paris, j'ai pu assister à l'apparition de « centrales d'achat » permettant de commander des stupéfiants aussi simplement qu'une pizza et de se faire livrer à domicile. Signe de la rentabilité de ce trafic, nous avons même été confrontés à des cas de cessions de clientèle, comme s'il était question d'un fonds de commerce classique ou de la clientèle d'un avocat ou d'un notaire. Le trafiquant qui souhaitait se retirer des affaires cédait son « fichier clientèle ».

Sur le plan de la stratégie et des moyens, l'efficacité doit se dégager de la complémentarité. Il y a bien sûr ce qu'on pourrait qualifier d'effet « toilettage » d'opérations de sécurité publique, mais cela doit toujours aller de pair avec des opérations de police judiciaire. Or, la logique des enquêtes judiciaires est parfois peu compatible avec la politique du chiffre et la pression exercée sur les services de premier niveau. Longues et complexes, lesdites enquêtes judiciaires nécessitent d'aller au fond et visent normalement à démanteler les réseaux, à interpeller les personnes et à identifier les commanditaires, alors que nous nous situons trop, à l'heure actuelle, dans une logique de répression des premiers niveaux de revente et de saisie de produits.

Autre écueil, la coopération pénale internationale, dont la qualité dépend de la bonne volonté des pays considérés : nous savons, malheureusement, que certains ne sont pas à la hauteur et servent de refuge aux malfaiteurs.

Dernier phénomène sur lequel je voudrai insister, et qui s'est encore développé ces dernières années, celui du blanchiment. Les échanges que j'avais pu avoir avec des agents de Tracfin en 2022 et en 2023 avaient attiré mon attention sur l'importance de la lutte anti-blanchiment au regard de la professionnalisation de la logistique financière du trafic de stupéfiants. Nous avions en effet assisté à l'émergence de nouveaux acteurs, les « lessiveuses », c'est-à-dire des structures réparties entre trois groupes de criminalité organisée qui se faisaient concurrence et qui agissaient de concert - c'était le cas en région parisienne, j'ignore s'il en va de même dans la région marseillaise. À l'époque, il s'agissait des Asiatiques, des Franco-Israéliens, malfaiteurs spécialisés dans l'escroquerie se réfugiant en Israël grâce à leur double nationalité, et enfin des Libanais.

La présence de ces trois communautés était récurrente dans les activités de logistique financière permettant de blanchir l'argent du trafic de stupéfiants, avec une utilisation d'instruments financiers toujours plus sophistiqués, dont des sociétés-écrans éphémères ou des sociétés dormantes pouvant être réactivées le moment venu, en fonction des besoins. S'y ajoute un phénomène de bancarisation se traduisant par l'ouverture de comptes à l'étranger, de préférence dans des pays lointains et non coopératifs.

Tous ces éléments m'amènent à dire que, si l'on souhaite véritablement mener une action de fond, il est essentiel de décloisonner l'activité de lutte contre le trafic de stupéfiants et la lutte anti-blanchiment. À mes yeux, trop peu de dossiers portent sur le blanchiment, tandis que les investigations manquent d'une logique patrimoniale suffisamment poussée. Diverses raisons peuvent l'expliquer, mais je ne peux m'empêcher de mettre cette insuffisance en parallèle de la crise de la spécialisation en matière financière à l'oeuvre dans les services de police judiciaire.

Afin de faire converger les enquêtes relatives à la criminalité organisée et celles qui visent la logistique financière, nous pourrions essayer de mieux travailler avec Tracfin et - pour reprendre l'expression d'un collègue - croiser la logique des flux financiers avec celle des objectifs. Telle est la démarche que semble avoir entreprise le parquet de Marseille en croisant les informations avec Tracfin et en demandant des criblages sur tout individu faisant l'objet d'investigations, afin de permettre au service de renseignement financier de lancer des recherches dans la bonne direction et de ramener des informations à l'autorité judiciaire.

En conclusion, j'évoquerai deux des propositions contenues dans le rapport de 2019 consacré au traitement de la criminalité organisée et de la grande délinquance économique et financière, celles-ci n'ayant pas été, sauf erreur de ma part, suivies d'effet.

La première portait sur la création d'une cour d'assises spéciale, compétente pour juger non pas les crimes en relation avec le trafic de stupéfiants - formule juridiquement impropre -, mais plutôt les meurtres et assassinats commis en bande organisée. Une telle juridiction serait en effet mieux adaptée à des dossiers reposant plus souvent sur des preuves numériques que sur des témoignages, avec des stratégies accusatoires et probatoires spécifiques et différentes de celles soumises habituellement aux jurés populaires. De surcroît, certaines affaires ont illustré les pressions et menaces qui peuvent être exercées sur les jurés populaires : on peut légitimement se demander s'il est raisonnable de faire peser sur leurs épaules la responsabilité de juger de tels dossiers.

La deuxième proposition renvoyait davantage au partage du renseignement, puisque nous avions suggéré de conférer l'habilitation « confidentiel défense » à tous les magistrats du ministère public travaillant dans les Jirs. Ces magistrats auraient pu, d'une part, accéder à l'ensemble des notes de renseignement régulièrement émises par la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et, d'autre part, avoir la capacité de discuter avec les membres de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) lorsque des problématiques de délimitation entre le judiciaire et le renseignement émergent.

J'y ajoute une troisième proposition, formulée par l'ancien président de la Commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR). S'il appartient aux responsables politiques de tirer le bilan du dispositif instauré pour les « repentis », j'ai pour ma part le sentiment que nous avons raté la cible dans la mesure où son champ d'application est par trop limité. Il conviendrait non seulement d'élargir ce champ aux infractions contre les personnes, en intégrant les assassinats, les meurtres et les trafics d'armes, mais surtout de revoir la conception du dispositif.

Je renvoie, sur ce point, au rapport remis par le précédent président de cette commission, qui soulignait un emploi trop marginal du dispositif ainsi qu'une diminution du nombre d'ouvertures annuelles de programmes de protection. À un moment où le crime organisé et spécifiquement le narcotrafic ont pris l'envergure que nous connaissons, il me semble que nous devrions mener une véritable réflexion sur ce sujet, en faisant preuve d'une plus grande ambition et en adoptant une autre philosophie d'approche pour effectivement avancer dans les investigations en favorisant le recours à ces collaborateurs de justice

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans le cadre des enquêtes, les nouvelles technologies sont de plus en plus utilisées. Elles sont, en constante évolution et font l'objet de recherches et d'échanges internationaux. Lorsque les techniques utilisées pour percer ces technologies à jour apparaissent dans un dossier pénal, elles sont révélées à l'accusé ou au prévenu ainsi qu'à ses conseils, en raison du principe du contradictoire. Ces informations sont évidemment utilisées pour comprendre le système utilisé et pour pouvoir ensuite le déstructurer.

Que pensez-vous de l'opportunité de créer en droit français une sorte de « dossier-coffre », c'est-à-dire un dossier protégé qui ne serait pas accessible aux prévenus et à leurs conseils en raison de ces particularités techniques ? Si vous jugez une telle mesure opportune, comment nous assurer que ce dispositif soit placé sous le contrôle de magistrats, afin d'éviter un certain nombre de dérives ?

M. François Molins. - La question est lourde de conséquences, car une telle mesure heurte de plein fouet les principes conventionnels du procès équitable et du respect du contradictoire. Il me semble que l'attestation de sincérité permet déjà aux agents publics concernés de ne pas dévoiler les moyens de l'État employés pour casser les codes et les cryptages. La chambre criminelle de la Cour de Cassation a eu l'occasion de se prononcer sur ces attestations, qui permettent de garantir que les moyens employés par l'État l'ont été de manière conforme et correcte.

Aller plus avant serait sans doute malaisé, car la dissimulation de données objectives et nécessaires à l'exercice des droits de défense serait problématique, quels que soient les enjeux et la gravité des faits reprochés aux individus. Je crois que l'Espagne a prévu cette possibilité en matière terroriste, les juges d'instruction ayant la possibilité d'instaurer le secret autour du dossier dans le cadre de certaines investigations, mais de manière limitée dans le temps.

La proposition me gêne du point de vue du caractère équitable du procès, au cours duquel il faudra bien dévoiler les arguments et les données objectives mobilisés. Quoi que l'on en pense, il n'est pas envisageable d'empêcher les avocats de faire leur travail.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le « dossier-coffre » existe en Belgique et a fait l'objet de recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui a considéré qu'il n'était pas contraire au droit à un procès équitable, permettant à ce pays de le maintenir.

Concernant l'organisation du parquet pour poursuivre les infractions les plus graves, ne pensez-vous pas que la création d'un parquet national antistupéfiants doté d'un procureur général spécifique serait pertinente ?

M. François Molins. - Je ne le crois pas, dans la mesure où il est question d'un problème national, déjà traité au moins en partie par la création de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Il faudrait peut-être aller plus loin et se pencher sur des partages de compétences, ce qui renvoie à des enjeux de pouvoir - je le dis sans langue de bois - entre l'administration centrale et le ministère public, en faisant de la Junalco un chef de file pour la criminalité organisée, au même titre que le parquet national financier (PNF) pour certaines infractions financières. Une telle évolution se justifierait d'autant plus que le trafic de stupéfiants est souvent mené par des réseaux « multicartes », qui commettent d'autres infractions, telles que des meurtres et des assassinats, et qui peuvent se livrer à des pratiques d'extorsion.

Si nous souhaitons véritablement nous orienter vers cette idée d'un parquet national, nous devrons à nouveau soulever la question d'un outil que nous réclamons en vain depuis la création des Jirs par la loi Perben II du 9 mars 2004, à savoir un fichier automatisé permettant de partager les données entre ces juridictions. Cet instrument serait pourtant essentiel afin de mettre en commun les renseignements présents dans les procédures.

Le groupe de travail que j'avais animé avait envisagé plusieurs solutions à ce sujet, dont l'offre d'Eurojust consistant à nous prêter, à titre gratuit, son Case Management System. Nous avions souligné l'urgence de procéder à une véritable évaluation de ces dispositifs, afin de choisir le plus utile pour les parquets, mais nous n'avons jamais obtenu de réponse. Nous ne pourrons pas améliorer la coordination sans un tel outil.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce partage d'informations est d'autant plus nécessaire que le trafic de stupéfiants affecte désormais l'ensemble du territoire.

M. Jérôme Durain, président. - Tous les éléments recueillis jusqu'à présent quant à l'état de la menace représentée par le narcotrafic nous donnent le sentiment d'être à la veille d'un basculement et d'un changement d'échelle. Sans parler de la France comme d'un narco-État, une série d'indicateurs montrent une dégradation, qu'il s'agisse du volume de stupéfiants ou de la corruption de basse intensité. Quel diagnostic faites-vous sur ce point ?

Cette interrogation recoupe celle du chef de filât : les différents services - l'Office antistupéfiants (Ofast), la DNRED, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) - n'agissent-ils pas un peu en ordre dispersé ?

M. François Molins. - Je partage votre avis : nous sommes confrontés à un phénomène que nous ne parvenons pas à endiguer et qui grossit, malgré les différents plans nationaux de lutte contre le trafic de stupéfiants et les investissements considérables que nous avons consentis en termes d'énergie policière, judiciaire et financière. À terme, il n'est pas exclu que le narcotrafic, doté de moyens toujours plus importants, déstabilise la puissance publique.

Sans nier l'utilité des opérations « place nette », qu'elles soient ou non « XXL », j'estime qu'elles ne suffisent pas. Selon moi, la qualité doit résulter de la complémentarité et de l'emploi dual des investigations de premier niveau et des investigations de fond, ce qui recoupe les enjeux liés à la transformation de la police judiciaire. Cela renvoie aussi au fait, une fois encore, que nous ne viendrons pas à bout de ce trafic sans nous attaquer à sa dimension patrimoniale et financière.

Pour ce qui concerne l'organisation des services, disposer d'un chef de file spécifique qui s'assurerait de la fluidité de l'échange de renseignements entre les différents services de renseignement et les parquets constituerait probablement un atout. Nous gagnerions également à nous pencher sur ces problématiques du renseignement : si Tracfin effectue de nombreux signalements, à tel point que son directeur avait pu douter de la capacité de la justice à tous les traiter, nous pourrions envisager un chef de filât qui s'attacherait à coordonner et à mettre en ordre la judiciarisation du renseignement en matière de trafic de stupéfiants.

Dans ce domaine, les renseignements devraient en effet circuler rapidement et être transmis à l'autorité judiciaire dès lors qu'ils sont vérifiés et qu'ils rendent crédible la commission d'une infraction pénale. Je ne suis pas persuadé que ce soit toujours le cas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les trafiquants sont des chefs d'entreprise qui font évoluer leur organisation vers une forme de taylorisme, avec un partage des tâches poussé. Il est ainsi parfois difficile de relier au reste de l'organisation un individu impliqué dans le trafic et appréhendé à ce titre.

Lutter contre le trafic de stupéfiants, c'est aussi s'attaquer à la consommation : que préconisez-vous pour réduire celle-ci ? Quels dispositifs pourrions-nous déployer, au-delà du système de l'amende forfaitaire délictuelle, pour tarir le chiffre d'affaires des trafiquants ?

Ledit chiffre d'affaires est d'ailleurs constitué d'espèces et de petites coupures. Comment expliquez-vous que les parquets ne parviennent pas à mieux repérer ces flux, qui finissent par former des rivières, puis des fleuves et qui sont ensuite blanchis ?

M. François Molins. - S'agissant des consommateurs, j'ai le sentiment que les actions de prévention et de sensibilisation sont moins importantes que dans les années 1980 et 1990, alors qu'il existe un réel besoin en termes de santé publique compte tenu par exemple du développement de la production de cocaïne et de l'aspect festif qu'a acquis sa consommation. Parallèlement, les taux de tétrahydrocannabinol (THC) du cannabis sont bien plus élevés dans les produits vendus aujourd'hui qu'il y a vingt ou trente ans.

Mieux éduquer et mieux sensibiliser l'ensemble de nos concitoyens quant aux dangers de ces produits serait à l'évidence un levier utile, notamment en présentant aux jeunes les risques d'apparition de troubles psychiatriques liés à la consommation de cannabis.

Pour ce qui est des flux, nous disposons souvent d'indicateurs permettant d'identifier l'émergence d'une économie souterraine dans une zone donnée, au sein de laquelle les flux financiers ne peuvent être liés qu'au trafic de stupéfiants ou au crime organisé. La difficulté réside, comme vous l'avez souligné, dans la modestie de ces flux. J'ai en souvenir un instrument qui a eu son heure de gloire, à savoir les groupes interministériels de recherche (GIR), qui présentaient l'avantage d'associer la police judiciaire, l'Urssaf et le fisc, modèle qui mériterait probablement d'être davantage utilisé sur le terrain aujourd'hui.

Certes, il existe un service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF), mais ce dernier a plutôt vocation à traiter le haut du spectre : au quotidien, mieux vaudrait s'appuyer de nouveau sur ce type d'équipes mixtes, appuyées sur la logistique et les compétences des agents de l'Urssaf et des impôts. Dans certains départements, la fin du trafic de stupéfiants entraînerait à coup sûr une chute importante du PIB local.

M. Jérôme Durain, président. - L'une des recommandations du rapport que vous évoquiez portait sur la possibilité de centraliser auprès du parquet de Paris le traitement de tous les aspects juridiques liés aux infiltrations, afin d'en simplifier l'usage. Pourriez-vous développer ce point ?

M. François Molins. - Le rapport doit être resitué dans son contexte, les parquets avaient alors été confrontés à une série de dossiers dans lesquels la gestion des informateurs par la police avait donné lieu à un non-respect des règles de la procédure pénale. Nous avions alors remarqué que les services étaient tellement investis dans leurs dossiers qu'ils en venaient parfois à choisir le parquet auquel ils s'adressaient, afin de bénéficier d'un regard plus favorable sur les pratiques employées.

Les infiltrations soulevant des problèmes de coopération avec l'étranger, nous avions donc estimé qu'il convenait de faire du parquet de Paris le point d'entrée unique pour statuer sur ces demandes, afin d'avoir une connaissance de l'ampleur des dispositifs et de s'assurer de la cohérence des stratégies utilisées.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Le territoire que je représente, la Guyane, est situé sur un continent où le narcoterrorisme a causé des souffrances terribles, notamment au Pérou et en Colombie. Le narcoterrorisme a contribué à la fragilisation de l'État de droit en Amérique latine, qui peine toujours à contrecarrer un phénomène qui s'approche peu à peu de la Guyane, où il se mêle à la problématique déjà existante de l'orpaillage clandestin.

Je souhaite donc une mobilisation de la Nation entière afin de ne pas laisser la Guyane glisser vers cet enfer. Votre audition me fournit l'occasion de solliciter votre avis sur la situation de ce territoire, localisé dans cette vaste région où drogue et terrorisme sont souvent mêlés. Le Président de la République vient d'effectuer un déplacement sur place, la mise en place du contrôle à 100 % au départ de l'aéroport de Cayenne devrait s'étendre à la Martinique, par laquelle transitent aussi les mules, les trafiquants s'adaptant habilement aux contrôles.

M. François Molins. - Un contrôle exhaustif doit se conjuguer à une procédure qui l'est tout autant : le contrôle à 100 % ne suffit pas, il faut après un 100 % de prise en charge en procédure. À l'époque où j'exerçais mes fonctions, j'avais eu à affronter le phénomène des mules arrivant massivement dans les aéroports de Paris avant de prendre des trains et d'effectuer leur livraison dans toutes les zones de province. Nous ne parvenions déjà pas à traiter l'ensemble de ces flux, la stratégie des réseaux consistant simplement à saturer la capacité des services de police et de douane, en laissant trois ou quatre personnes se faire arrêter. Cette problématique renvoie à la cohérence de l'action de l'État : la stratégie du « 100 % » doit s'appliquer à tous les niveaux, sans quoi nous ne réussirons pas à endiguer les phénomènes.

Je vous rejoins sur le drame qu'affronte l'Amérique latine, continent où douze procureurs ont été assassinés en 2022 - hors Mexique - en lien avec le crime organisé.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez soulevé le problème de la fluidité des échanges entre le pôle du renseignement et le pôle judiciaire. Quels sont selon vous les principaux points de blocage, et comment pourrions-nous les lever ?

M. François Molins. - Le renseignement échappe par définition aux magistrats puisqu'il arrive soit à la DGSI, soit dans les services de renseignement territoriaux, soit directement dans les services de police. N'ayant pas pu observer l'expérience des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), je resterai prudent sur le sujet, mais, de manière générale, le magistrat ne prend connaissance du renseignement que le jour où le policier a décidé de venir lui en parler, afin de déterminer comment il pourrait être traité sur le plan judiciaire. Le magistrat est donc tributaire de la bonne volonté du service.

Si j'en crois mon expérience, cette prise de connaissance du magistrat est sans doute trop tardive alors que la phase de renseignement ne devrait pas être très longue en matière de trafic de stupéfiants, puisque le renseignement dans ce domaine n'a a priori pas d'autre finalité que l'enquête judiciaire. La collaboration autour de ces éléments mériterait donc sans doute d'être développée.

Le magistrat qui présidait la CNPR soulignait qu'il s'agissait peut-être d'un problème culturel propre à notre pays et que certains services avaient certainement trop tendance à garder par-devers eux les renseignements et les personnes qui les avaient divulgués, et à ne pas vouloir les partager avec qui que ce soit, et notamment avec les magistrats. C'est à cette évolution culturelle qu'il faudrait probablement réfléchir.

J'ignore en revanche si les Cross ont permis d'avancer sur ces sujets.

M. Michel Bonnus. - Je vous remercie pour la limpidité de votre propos.

Ma première question concerne la prévention : que pourrait-on faire aujourd'hui pour éviter que de très jeunes individus s'impliquent dans le trafic de drogue ? Les personnes qui souffrent d'addictions bénéficient-elles d'une prise en charge satisfaisante dans notre pays ?

Ma seconde question a trait au contrôle : beaucoup de Français consomment et achètent des produits illicites aujourd'hui. Ne pourrait-on pas étendre les contrôles, à des fins de prévention toujours, aux visites médicales obligatoires de la médecine du travail ?

M. Khalifé Khalifé. - Monsieur le procureur général, je vous remercie d'avoir apporté toutes ces précisions.

Le trafic de drogue est un phénomène international de plus en plus sophistiqué et de mieux en mieux organisé : il s'appuie sur des trafiquants ayant de multiples facettes, défendus par des avocats très compétents.

Vous avez parlé des limites des juridictions nationales. De quelle manière collaborez-vous avec les instances internationales pour lutter contre les trafiquants de drogue ?

Mme Karine Daniel. - Votre audition confirme que les motivations financières et le blanchiment font probablement partie des motivations principales des trafiquants de drogue.

La collaboration avec les instances européennes peut-elle encore progresser ? Il me semble que seules les sanctions financières et patrimoniales, plus encore que les mesures de privation de liberté, sont en mesure de prouver leur efficacité aujourd'hui.

M. François Molins. - Je vais vous répondre dans la mesure de mes possibilités. Je le répète, j'ai quitté le terrain il y a cinq ans.

Je le redis, monsieur le sénateur Bonnus, je ne retrouve pas la qualité de la prévention des risques que j'ai connue il y a trente ans. Les données collectées à l'occasion des visites de la médecine de prévention relèvent selon moi du secret médical ; cela étant, elles pourraient, à l'évidence, permettre à l'acteur médical qui constate une addiction d'engager un travail de sensibilisation sur les méfaits de tel ou tel produit. Une telle mesure ne mange pas de pain et pourrait être mise en oeuvre facilement.

Les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) gagneraient, comme ils l'ont fait par le passé, à adopter de nouveau une approche fondée sur la sensibilisation aux dangers de l'usage de stupéfiants, avec une campagne destinée à tous les mineurs sur lesquels ils exercent une responsabilité au pénal. Je pense aux publics pris en charge par la PJJ, notamment en détention et dans les centres dont elle a la responsabilité.

Je vous rejoins sur le constat que vous avez dressé : de plus en plus de jeunes consomment de la drogue et s'adonnent au trafic. Certains jeunes revendeurs touchent près de 80 euros par jour...

M. Michel Bonnus. - Dans le Var, c'est plutôt 200 euros par jour !

M. François Molins. - Je cite l'exemple de petits revendeurs exerçant leurs méfaits dans un département francilien. Avec 80 euros par jour, cela représente tout de même 2 400 euros par mois pour un gamin de quinze ou seize ans !

Au moment où j'ai quitté mes fonctions, monsieur le sénateur Khalifé, la coopération judiciaire internationale était de bonne qualité, notamment avec l'Espagne, par le territoire de laquelle passe la route du cannabis en provenance du Maroc, et avec d'autres pays européens. L'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust) constitue de ce point de vue un outil extrêmement intéressant, qui a acquis une véritable légitimité pour coordonner toutes les enquêtes multilatérales en la matière.

Sur le plan européen, notre regard devrait certainement davantage se tourner vers ce qui se passe aujourd'hui en Belgique et aux Pays-Bas. C'est l'exemple de ce qui risque de nous arriver si le trafic de drogue continue à se développer dans notre pays : on y assiste à des dérives mafieuses, et certains représentants de l'État sont désormais la cible d'organisations criminelles. Je pense aux menaces d'enlèvement contre le ministre de la justice belge il y a quelques mois ; je pense aussi aux enquêtes que l'on envisageait de faire sur certains magistrats belges avant de les autoriser à travailler contre le crime organisé.

Mme Karine Daniel. - Pourriez-vous nous en dire davantage sur les enjeux propres au blanchiment et aux flux financiers, sachant que l'on a l'impression que l'on s'intéresse davantage aux flux de marchandises qu'aux flux financiers, ce qui me conduit à penser que nous avons encore des marges de progression dans ce domaine ?

M. François Molins. - J'ai la conviction que nous n'arriverons jamais à endiguer le problème du narcotrafic si nous nous cantonnons à une logique de saisie des produits. En règle générale, pour en avoir discuté avec des douaniers et des policiers, on considère que l'on ne saisit qu'environ 10 % du volume total des produits illicites. Ce n'est pas en saisissant une telle quantité de substances que nous parviendrons à freiner le trafic. Il y a des logiques financières qui sont à l'oeuvre et axées vers la recherche du profit, et qu'il faut entraver.

À côté du travail de grande qualité réalisé par l'Ofast et certains services de pointe dans ce domaine, je suis persuadé qu'il faut systématiser la dimension patrimoniale des enquêtes. Chaque fois qu'un dossier est ouvert en matière de narcotrafic et qu'il y a des cibles bien identifiées, on pourrait solliciter Tracfin pour effectuer un criblage de ces personnes et lui demander une analyse de leur environnement économique et financier. Tracfin en aura-t-il les moyens ? En tout cas, une évolution de cette nature ferait véritablement progresser les choses. Je le répète, nous ne parviendrons pas à régler le problème du narcotrafic si nous ne nous attaquons pas à sa dimension patrimoniale et à la saisie des avoirs.

Mme Catherine Conconne. - Monsieur le procureur général, pourriez-vous garantir aux personnes qui dénoncent et qui font des signalements une protection contre toutes les représailles possibles ?

M. François Molins. - Il est primordial d'être capable de gérer et de protéger celles et ceux qui, à un moment donné, nous livrent des renseignements. C'est le souci permanent de tous les policiers et de tous les magistrats. Avant de judiciariser une affaire, il faut déterminer si le renseignement est exploitable et si la procédure ne conduit pas à placer une cible dans le dos de celui qui a fourni ce renseignement. L'un des objectifs des services d'enquête est de protéger leur source, ce qui leur interdit normalement de judiciariser tout élément qui la mettrait en danger. Je ne peux pas garantir que cette protection est assurée à 100 % mais, dans ce genre d'investigations, il faut toujours être en mesure de garantir la sécurité de celui qui a fourni les renseignements qui permettront de faire évoluer l'affaire favorablement.

M. Jérôme Durain, président. - À l'issue de cette audition, monsieur le procureur général, je tiens à vous remercier de votre disponibilité et de l'ensemble des éléments que vous nous avez communiqués, lesquels sont autant de réflexions qui alimenteront notre rapport.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Éric Dupond-Moretti,
garde des sceaux, ministre de la justice

MARDI 9 AVRIL 2024

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le garde des sceaux, merci de votre présence devant notre commission d'enquête.

En préambule, j'insiste sur la reconnaissance que les membres de la commission d'enquête souhaitent exprimer envers les personnels dont vous avez la responsabilité. Nous pensons ici aux magistrats, aux greffiers, aux agents de l'administration pénitentiaire et à tant d'autres, dont nous avons pu constater, lors de chacune de nos auditions et de chacun de nos déplacements sur le terrain, le dévouement et l'implication en première ligne dans la guerre contre le narcotrafic.

La corruption - elle reste marginale au regard du grand nombre d'agents que compte votre ministère - ne doit pas faire oublier que la très grande majorité de ceux qui défendent notre société contre les trafiquants de drogue mérite notre respect pour le travail qu'ils accomplissent, un travail dur, exigeant, parfois dangereux et souvent moins rémunérateur à court terme que le crime.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Dupond-Moretti prête serment.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Le sujet qui nous intéresse aujourd'hui est d'une particulière gravité. Notre pays, le Gouvernement, nos enquêteurs, nos magistrats mènent un combat quotidien contre les trafics de stupéfiants : ce phénomène, que nous appelons désormais « narcotrafic », tue notre jeunesse, terrorise nos concitoyens et met à l'épreuve nos institutions, notre République et même l'État de droit.

Aucun territoire ne semble aujourd'hui épargné ; pire encore, le narcotrafic semble bénéficier d'une image valorisante, aidé en cela par les réseaux sociaux. De trop nombreux jeunes répondent à l'appel de l'argent facile et s'enorgueillissent parfois d'appartenir à un réseau criminel, tandis que ce fléau atteint une partie de notre jeunesse, enrôlée d'abord, puis menacée ensuite, pour « charbonner » ou guetter.

L'usage du cannabis s'est banalisé et, si sa consommation décline chez les plus jeunes pour la première fois depuis vingt ans, les points de deal se sont diversifiés, tout comme les substances proposées. Qui plus est, les trafiquants ont recours à des techniques commerciales offensives, sans oublier les nouvelles drogues de synthèse qui arrivent sur notre territoire. Les moyens financiers et logistiques des réseaux criminels ne sauraient être minorés, d'autant qu'ils disposent de relais sur l'ensemble du territoire national, ainsi qu'à l'étranger.

Si ces constats ne sont pas nouveaux, le phénomène s'amplifie, les organisations criminelles ayant désormais recours à une violence totalement débridée : les trafiquants tuent leurs rivaux, assassinent les membres de leur propre réseau et exécutent les « petites mains » des trafics, alors que les habitants vivent dans la terreur des balles perdues.

Le constat ainsi dressé ne doit surtout pas nous conduire à baisser les bras, mais bel et bien à redoubler d'efforts dans cette lutte sans merci que nous livrons aux trafiquants. Ce combat doit être mené sans relâche sur l'ensemble du territoire, toutes les juridictions, interrégionales ou locales, étant concernées par une lutte qui doit être menée avec les armes de l'État de droit.

Je souhaite tout d'abord vous assurer de ma résolution, de celle de mon ministère et de celle de tous les agents qui servent la justice. Comme vous l'avez fait en introduction, j'apporte mon soutien à l'ensemble des magistrats, des greffiers et des agents de l'administration pénitentiaire engagés dans cette lutte contre le narcotrafic. Ces derniers s'adaptent, au gré des enquêtes, aux évolutions du trafic ; élaborent et mettent en place de nouvelles stratégies ; innovent, en lien avec les enquêteurs spécialisés, afin de déployer de nouvelles techniques permettant d'investiguer au plus vite, avec l'objectif de faire tomber les réseaux. Je veux, devant votre commission, saluer leur courage, leur détermination et leur investissement.

Au-delà des mots, il existe des preuves de ce soutien, à commencer par la création, entre 2017 et 2022, de 700 postes de magistrats, de 850 postes de greffiers et de 2 100 postes de contractuels qui ont désormais été pérennisés. Entre 2023 et 2027 ensuite, 1 500 postes de magistrats seront créés, ainsi que 1 800 postes de greffiers et 1 100 postes d'attachés de justice. Je tiens d'ailleurs à saluer le rôle du Sénat, qui a toujours soutenu le Gouvernement dans cet effort de recrutement.

Afin que chacun comprenne ce que cet effort représente, je rappelle que 102 postes de magistrats ont été supprimés entre 2007 et 2012, et que seulement 20 postes de magistrats ont été créés entre 2012 et 2017. À titre de comparaison également, je signale que nous avons envoyé 54 magistrats supplémentaires à Marseille depuis 2017. Si nous réarmons ainsi la justice, c'est bien parce qu'il n'est pas question de nous résigner : nous n'avons pas failli face au terrorisme, nous ne faillirons pas face au crime organisé.

Nous sommes incontestablement mis à l'épreuve par le fléau de la criminalité organisée : l'État est testé, ainsi que la police et la justice, mais cette dernière fait face et fera face. Je me suis battu pour obtenir une augmentation considérable du budget de la justice et un renforcement des juridictions en magistrats, en greffiers et en contractuels, et je me battrai tout aussi fermement afin que mon ministère puisse agir encore plus efficacement contre le narcotrafic. Je n'écarte aucune piste de réflexion ou de réforme en la matière, et vos travaux viendront nourrir les miens. Ce combat est au coeur des actions de mon ministère.

Les réseaux des narcotrafiquants ont connu trois grandes évolutions. Premièrement, s'ils se sont mondialisés depuis plusieurs années, la dimension internationale de cette nouvelle criminalité est aujourd'hui consolidée sous la forme d'alliances entre les différents groupes criminels. Pour blanchir les fonds provenant des trafics de stupéfiants, les narcotrafiquants français n'hésitent ainsi pas à s'allier avec des groupes implantés en Asie. S'ajoutent, à ces unions d'opportunité, des alliances plus éphémères et spontanées entre groupes criminels locaux et réseaux étrangers : ce phénomène s'observe notamment aux Antilles pour ce qui concerne le trafic de cocaïne. De la même manière, l'acheminement du cannabis en France suppose évidemment une coopération intensive avec des groupes de trafiquants implantés au Maroc.

Par ailleurs, cette internationalisation des réseaux spécialisés dans le narcotrafic est facilitée par la professionnalisation des organisations criminelles. Leurs membres sont devenus des experts, notamment en dissimulation, à l'aide de solutions de téléphonie cryptées.

Le dernier marqueur de cette nouvelle criminalité est en revanche plus récent et renvoie au recours à une violence débridée. Contrairement aux méthodes plus anciennes des groupes mafieux, fondées sur le caractère dissimulé et précis des modes opératoires, les narcotrafiquants contemporains n'hésitent pas à afficher auprès du grand public leurs méthodes ultraviolentes. L'utilisation d'armes automatiques, confiées à de très jeunes individus rémunérés à l'acte, est de plus en plus fréquente, l'objectif consistant à asseoir l'ascendance du groupe criminel au travers de la conquête d'un territoire.

Le phénomène des règlements de comptes, qui concernait principalement Marseille, Grenoble, Nantes et la région parisienne, touche désormais des villes moyennes traditionnellement épargnées telles qu'Amiens, Valence, Besançon, Saint-Nazaire, Metz, Cherbourg ou encore Belfort. Selon la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), 85 règlements de comptes entre malfaiteurs ont été recensés en 2023 sur l'intégralité du territoire, soit une augmentation de 27 % en l'espace d'un an. Nous avons tous en tête les victimes collatérales de ces actions criminelles, dont ce gamin de 10 ans, mortellement touché dans une voiture à Nîmes en août 2023, et cette jeune femme de 24 ans qui se trouvait dans sa chambre, à Marseille, en septembre dernier.

L'implantation de ces groupes criminels sur notre territoire a désormais atteint un niveau très élevé, même si la France n'a pas été confrontée à des tentatives de déstabilisation similaires à celles subies par nos voisins néerlandais et belges. Je rappelle que la princesse héritière néerlandaise et le ministre de la justice belge ont été directement menacés.

Cette mondialisation doit nous amener à accorder la plus grande vigilance aux événements survenant dans les ports, dans lesquels des organisations criminelles menacent et intimident les dockers. L'importance de notre façade maritime et de l'activité de nos aéroports nous expose davantage aux arrivées de cocaïne et d'héroïne : en 2022, 27,7 tonnes de cocaïne et 130 tonnes de cannabis ont été saisies par les autorités françaises, soit des volumes en augmentation de 15 % par rapport à 2021.

Dans ce contexte, le ministère de la justice s'est investi dans la définition d'une politique de répression déterminée et pragmatique, tenant compte non seulement des évolutions globales du trafic, mais aussi de ses ancrages dans certains de nos territoires. Au niveau national, j'ai fait de la lutte contre le narcotrafic une priorité de ma politique, en rappelant dans la circulaire de politique pénale générale de septembre 2022 que les parquets devaient être pleinement mobilisés contre ce fléau, en s'attaquant à la fois à l'offre et à la demande. Au niveau local, j'ai assuré la diffusion de circulaires relatives à la politique pénale territoriale, dont celle du 13 octobre 2021 relative au département des Bouches-du-Rhône érigeant la lutte contre le trafic et l'usage de stupéfiants au rang de priorité absolue.

La réponse judiciaire repose en réalité sur deux axes. D'une part, un circuit court de traitement vise à limiter le nombre de points de vente et à décourager le recrutement de vendeurs ou de guetteurs par les réseaux ; d'autre part, un circuit long d'investigation doit permettre de démanteler les groupes criminels les plus actifs.

Au titre du premier axe, je me dois d'évoquer les opérations « place nette » menées conjointement avec les forces de sécurité intérieure. Adossée au traitement d'une procédure identifiée avec l'autorité judiciaire, la mobilisation des différents moyens et des services de l'État permet de doubler les opérations de police judiciaire et de police administrative, afin d'assurer une remise en état des lieux.

Comme je l'ai rappelé dans la dépêche adressée aux procureurs et aux procureurs généraux en date du 12 mars 2024, je crois fermement à l'action concertée de l'ensemble des services de l'État : celle-ci doit être forte et visible afin de contrecarrer les phénomènes d'emprise sur l'espace public. Je crois d'ailleurs tout autant que de telles opérations répondent à l'objectif premier de démantèlement des réseaux et de lutte contre les infractions connexes. Si les ouvertures d'information judiciaire demeurent privilégiées dès lors que des


stratégies spécifiques d'enquête doivent être mises en oeuvre, les opérations « place nette » permettent également d'apporter une réponse pénale rapide à l'encontre des « petites mains » qui sévissent sur les points de vente.

Les défèrements décidés par les parquets à l'issue de telles opérations sont nombreux : pour les huit ressorts concernés par les opérations « place nette XXL » lancées depuis trois semaines, le bilan s'élève à 365 individus déférés devant la justice, dont plus de la moitié a été déférée en comparution immédiate. Cette voie de poursuite présente l'avantage d'une réponse pénale rapide, permettant de limiter le recrutement des vendeurs et des guetteurs, notamment par le biais d'interdictions de paraître ou de séjour sur les lieux du trafic. Par ailleurs, près d'une centaine de mandats de dépôt ont été prononcés dans le cadre de ces opérations.

Le deuxième axe, d'investigation, s'inscrit davantage dans la durée et repose tant sur une approche patrimoniale que sur la coopération internationale. Le premier aspect correspond à l'un des piliers prioritaires de mon action, qui consiste à frapper les narcotrafiquants au portefeuille. Il convient de souligner les efforts accomplis par les juridictions en la matière : l'année dernière, près de 1,4 milliard d'euros d'avoirs criminels a été saisi, soit le double du montant saisi l'année précédente et quatorze fois plus que les 109 millions d'euros saisis en 2011.

Ces chiffres parlent d'eux-mêmes et montrent que l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) est devenue le bras armé de l'État en matière de saisies et de confiscations, l'un des axes structurants de la politique pénale que je conduis. Je m'engage d'ailleurs à ce que cette mobilisation totale continue sans relâche. Depuis 2021, huit antennes régionales ont été créées, notamment à Marseille, Lyon et Rennes, assurant une efficacité redoublée de l'Agence dans la conduite de ses missions, au plus près des juridictions et des réalités locales de la délinquance, afin d'améliorer la gestion des scellés à visée confiscatoire et l'exécution des décisions de confiscation.

Depuis la loi du 8 avril 2021 améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale, les biens immobiliers confisqués peuvent faire l'objet d'une réaffectation sociale au bénéfice d'associations - caritatives la plupart du temps. En 2022, une villa confisquée par le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre a ainsi été remise à une association chargée de prévenir la récidive en matière de violences conjugales.

Nous avons surtout considérablement renforcé les moyens de l'Agrasc, dont les effectifs sont passés de 45 agents en 2020 à plus de 85 agents en 2022. De surcroît, notre arsenal sera renforcé par la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et


de confiscation des avoirs criminels déposée par le député Jean-Luc Warsmann, que je soutiens : récemment adopté par le Sénat, ce texte facilitera grandement de telles actions.

En outre, le développement d'un nouveau dispositif administratif de gel des avoirs ayant vocation à s'appliquer lorsque l'action judiciaire a cessé ou qu'elle paraît inopérante, notamment à l'encontre d'importants narcotrafiquants déjà condamnés ou en fuite à l'étranger, me paraît parfaitement opportun.

J'en viens au second aspect de cet axe relatif à l'investigation, à savoir l'inscription de la lutte contre le trafic de stupéfiants dans une dimension internationale. Les magistrats de liaison constituent un réseau essentiel dans l'animation de la coopération internationale, au service de l'action des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Ce réseau doit être renforcé pour accélérer les processus d'entraide aux fins d'enquête et de remise des personnes interpellées.

Il convient d'investir les zones principales d'exportation de stupéfiants, ainsi que les territoires où les commanditaires s'abritent et où ils blanchissent le produit de leurs trafics. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de créer deux postes supplémentaires de magistrats de liaison dans des pays clés, le premier aux Émirats arabes unis, le second dans la zone Caraïbes, à Sainte-Lucie.

Par ailleurs, le ministère de la justice participe activement - aux côtés du ministère de l'intérieur - à la coalition créée à la fin de l'année 2021 à l'initiative des Pays-Bas et dédiée au renforcement de la coopération en matière de criminalité organisée, principalement autour de la lutte contre les trafics de stupéfiants et de la problématique portuaire. À ce titre, nous soutenons la feuille de route de l'Union européenne relative à la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants présentée au mois d'octobre 2023, qui doit permettre d'améliorer la coordination des opérations répressives dans les ports. Cette initiative vise notamment à renforcer le partenariat entre les acteurs publics et privés contre l'infiltration des ports par les réseaux criminels, tandis qu'un réseau de procureurs et de juges spécialisés dans cette problématique portuaire devrait voir prochainement le jour, avec le soutien d'Eurojust.

Enfin, concernant l'administration pénitentiaire, nous savons que le trafic se poursuit parfois au sein des établissements pénitentiaires et nous mettons donc en oeuvre plusieurs actions de sécurisation. Tout d'abord, la sécurisation des domaines pénitentiaires et la lutte contre les projections font l'objet d'une action prioritaire, via l'achat de différents équipements, la mise en oeuvre de plans pluriannuels de sécurisation ou l'optimisation


du parc de vidéosurveillance. La politique pénitentiaire de lutte anti-drogue et le brouillage des communications illicites constituent également deux axes forts du combat contre les stupéfiants en milieu carcéral.

Les équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP) permettent quant à elles de renforcer la sécurité périmétrique et interne des établissements : 100 ELSP ont été créées à ce jour, et leur déploiement se poursuit. Les équipes régionales d'intervention et de sécurité (Éris) viennent par ailleurs en renfort des structures lors des opérations de fouille de grande envergure nécessitant un dispositif de sécurité renforcée. De surcroît, les trois équipes cynotechniques pénitentiaires, dotées de chiens spécialisés en recherche de produits stupéfiants, de billets, d'explosifs et d'armes, interviennent régulièrement au sein des établissements.

J'ai d'ailleurs demandé le lancement d'opérations « place nette » en milieu carcéral, avec des opérations de fouille ciblées dans les cellules de détenus impliqués dans le milieu du narcobanditisme. Dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, ces opérations ont mobilisé plus de 250 personnels pénitentiaires : 60 téléphones portables ont été saisis, ainsi que 600 grammes de produits stupéfiants, 18 clés USB, 13 cartes SIM et des armes artisanales. Ces opérations se poursuivent, en espérant que l'analyse des téléphones et des cartes SIM permettra de transmettre de précieux renseignements à la justice.

Je ne peux pas conclure ce propos liminaire sans avoir un mot sur la demande de stupéfiants. Le débat sur ce point est sans arrêt relancé, et même si nos amis allemands ont fait un choix bien différent, je persiste et signe : nous souhaitons conduire une politique pénale dissuasive à l'égard des consommateurs. Alors que l'usage du cannabis ne faisait l'objet que de rares poursuites depuis fort longtemps, le recours à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour usage illicite de stupéfiants, dès septembre 2020, a permis, outre la déstabilisation des points de deal, la verbalisation d'un grand nombre d'usagers. Au 31 décembre 2022, 275 637 verbalisations ont ainsi été dressées par AFD pour usage de stupéfiants. Qu'on le veuille ou non, les consommateurs participent au développement des trafics et à l'enrichissement des organisations : il convient donc de les responsabiliser et d'ajouter une dimension sanitaire à notre réponse pénale. C'est pourquoi j'ai invité les parquets à se servir des obligations de soins s'agissant des personnes souffrant d'addiction, et à recourir aux stages de sensibilisation aux dangers de l'usage des stupéfiants pour les usagers occasionnels, y compris pour les mineurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons précédemment auditionné le ministre de l'économie, selon qui le chiffre d'affaires - ou le bénéfice, les calculs étant malaisés - du narcotrafic en France s'élève à environ 3,5 milliards d'euros. Selon d'autres données, le chiffre d'affaires avoisinerait plutôt 6 milliards d'euros, pour un bénéfice proche de 4 milliards d'euros. Or ces montants représentent quasiment la moitié du budget du ministère de la justice que vous avez augmenté - c'est incontestable - et porté à environ 12 milliards d'euros. Autant dire que le narcotrafic dispose d'une force de frappe assez exceptionnelle, ce constat étant valable partout en Europe, ainsi qu'aux États-Unis. Les forces de police et les magistrats ont ainsi exprimé le sentiment d'avoir affaire à une véritable déferlante.

Comment peut-on expliquer que le montant des saisies ne soit pas proportionné à un tel chiffre d'affaires ? Vous avez mentionné des progrès incontestables dans ce domaine, mais ceux-ci restent modestes.

Par ailleurs, les personnes auditionnées ont souligné que les moyens juridiques et procéduraux ne sont pas nécessairement à la hauteur face à cette déferlante. S'agissant des moyens d'investigation, les réseaux de narcotrafiquants vont plus vite que nous sur des sujets touchant à l'intelligence artificielle (IA) et au cryptage des communications : la politique du Gouvernement est-elle suffisante pour lutter contre ce phénomène ?

Concernant les avocats, nous avons constaté, au cours de multiples auditions, que les magistrats se plaignent du fait que certains avocats peuvent user de stratagèmes en s'appuyant sur la complexité du code de procédure pénale. L'un de ces stratagèmes consiste à adresser une demande de mise en liberté à une juridiction sans l'intituler comme telle et en la glissant, en quelques lignes, au milieu d'un document important. Quelles sont les pistes de travail sur ce sujet au sein de votre ministère ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Les chiffres que vous évoquez au sujet du chiffre d'affaires du narcotrafic doivent en effet nous inciter à être plus performants.

Dans les cités, le trafic de stupéfiants ne s'accompagne pas de signes extérieurs de richesse : généralement habillés en survêtement, portant des baskets et une casquette à l'envers, les trafiquants habitent dans des appartements la plupart du temps très modestes, voire dans des logements sociaux. Je pense que les flux d'argent générés par le trafic repartent très souvent - et très rapidement - par le chemin inverse qu'empruntent les stupéfiants, et souvent vers l'étranger.

Nous interpellons rarement des trafiquants au volant d'une Ferrari, la plupart d'entre eux mène un train de vie visiblement modeste. Cette caractéristique n'est pas sans nous poser problème, car elle nous empêche de recourir à certaines armes de notre arsenal législatif, qui permettent notamment d'incriminer les personnes incapables de justifier la provenance de tel ou tel élément de leur fortune.

Nous travaillons également sur les cryptoactifs, qui constituent un refuge relativement récent pour les narcotrafiquants. L'Agrasc, en pleine expansion, va prochainement mettre en vente le yacht Stefania : d'une valeur de plusieurs dizaines de millions d'euros, ce sublime navire a été saisi à des narcotrafiquants. Nous avançons donc, mais je concède que notre marge de progression demeure importante.

Pour ce qui concerne les moyens d'investigation, nous avons nous aussi beaucoup évolué : je pense ainsi au renforcement de la législation européenne sur les preuves électroniques stockées dans un autre État membre
- les normes dites « e-evidence » - initié durant la présidence française de l'Union européenne. Je rappelle que nous nous trouvions par le passé dans une situation folle : si deux trafiquants français échangeaient via une plateforme logée en Irlande, il était quasiment impossible d'y accéder tant les autorisations demandées étaient nombreuses. Nous disposons désormais de cet outil supplémentaire.

S'agissant des nullités de procédure, l'ancien avocat que je suis exploitait bien sûr les possibilités offertes par le code de procédure pénale, ladite procédure étant selon l'adage la soeur jumelle de la liberté. Néanmoins, adresser une demande de mise en liberté à une autorité qui n'est pas compétente, tout en insérant des phrases sans lien avec la requête afin de semer la confusion relève de la tricherie. J'ai été très clair lorsque cette question a été portée à mon attention : s'il s'avère qu'un avocat ne se comporte pas correctement, le magistrat qui constate ces faits doit saisir le procureur de la République, qui saisira à son tour l'ordre des avocats, qui statuera sur le caractère acceptable ou non du comportement en cause. Les avocats ne sont pas au-dessus des lois et doivent respecter un certain nombre de règles, dont la loyauté.

J'ajoute que nous travaillons d'arrache-pied à la simplification de la procédure pénale, tâche suivie par un comité scientifique et soumise à un contrôle parlementaire. Vous pouvez ainsi vous assurer que nous respectons les limites du droit constant, comme je m'y étais engagé devant le Parlement. Ce travail considérable - pour ne pas dire titanesque - débouchera sur une simplification de notre procédure pénale, demandée par les magistrats comme par les policiers, tout en préservant bien sûr les équilibres inhérents à l'exercice des droits de la défense.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les forces de sécurité nous ont indiqué que l'utilisation des nouvelles technologies pose problème dès lors que celles-ci sont susceptibles d'être révélées, au cours du débat contradictoire, aux prévenus et à leurs conseils, risquant ainsi d'être fragilisées. Que pensez-vous de la mise en place d'un dossier « coffre », à l'instar de ce qui a été décidé en Belgique et accepté par les juridictions européennes en charge des droits de l'homme ?

Pour en revenir à mon interrogation sur l'appréciation du montant des saisies par rapport à celui du trafic, nous avons constaté la faiblesse, au niveau de l'enquête comme des juridictions, des dispositifs de soutien à la recherche des produits du trafic et du blanchiment. Quelle est votre opinion concernant l'utilisation du renseignement et des services fiscaux dans ce domaine ? Comment pourrait-on, par exemple, associer davantage la direction générale des finances publiques (DGFiP) aux procédures d'enquête, de manière à mieux comprendre les circuits de blanchiment et à en saisir les produits ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Des travaux sont en cours au sujet du secret de l'enquête et du dossier « coffre », car les opérations « place nette » ne sauraient suffire, même si elles sont importantes, tant pour moi que pour le ministre de l'intérieur. Nous réfléchissons ainsi à plusieurs évolutions, dont la mise en place d'un statut du repenti, en partant du constat d'une faiblesse de la législation actuelle, qui n'est que très peu utilisée.

Dans le cadre des travaux en cours, nous nous sommes inspirés du modèle développé par les Italiens, qui connaissent les phénomènes mafieux depuis des temps immémoriaux, comme nous l'avons fait en matière de confiscation et de réattribution des biens à des associations caritatives.

En outre, il me semble évident que nous n'allons pas informer les narcotrafiquants des techniques employées et que le contradictoire peut avoir cette limite : je pense que tout le monde peut l'entendre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il d'une meilleure implication de la DGFiP et des autres dispositifs dépendant du ministre de l'économie et des finances ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous souhaitons évidemment une collaboration accrue avec Tracfin. De manière générale, le travail en commun paye, qu'il s'agisse des violences intrafamiliales, de la délinquance de droit commun ou des phénomènes de violence observés dans l'éducation nationale. Une réunion récente tenue place Beauvau a permis d'associer - pour la première fois, me semble-t-il - des procureurs généraux, des recteurs et des préfets. Nous avons intérêt à ne plus nager chacun dans son couloir, mais, au contraire, à partager nos expériences.

J'ai demandé aux procureurs d'aller vers davantage de saisies et de confiscations. C'est en train de monter en puissance. Il est indispensable que les juridictions s'emparent de cet outil.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un policier de premier rang nous a raconté que la seule fois où il a vu pleurer un trafiquant, c'est quand on lui a annoncé la saisie de sa maison. La commission, dans son rapport, vous invitera sans doute à faire pleurer souvent les trafiquants !

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous avez détaillé les moyens importants déployés entre 2023 et 2027 : 1 500 magistrats, 1 800 greffiers et 1 100 attachés de justice. Vous avez parlé de circuit court et de circuit long. Je parlerai, quant à moi, de haut du spectre et de bas du spectre. À de très nombreuses reprises, des policiers nous ont dit être contraints de s'arrêter au milieu du spectre. On a du mal à aller chercher ceux qui roulent en Ferrari - car il y en a.

Il reste un sujet quantitatif, à en croire tous ceux que nous avons auditionnés, et un sujet qualitatif. Deux tribunes sont parues hier dans la presse. Si leurs auteurs n'ignorent pas les efforts que vous déployez, la première regrette que « face à la montée en puissance du crime organisé, la justice française souffre d'un manque durable de moyens » et que l'on ne parvienne pas aller chercher les volets financiers des dossiers de blanchiment, où, pourtant, des bénéfices exceptionnels sont réalisés. La deuxième tribune souligne que « la lutte contre la délinquance financière est un investissement vital pour la démocratie et l'État de droit ». Elle déplore que la lutte contre la délinquance financière reste un parent pauvre de la chaîne pénale alors qu'elle est un investissement rentable. A-t-on vraiment les moyens d'aller chercher les généraux, en haut du spectre ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui et d'ailleurs, on en trouve. Nous venons de demander l'extradition d'un homme interpellé au Maroc, considéré par la police comme l'un des chefs du trafic marseillais - c'est une réussite.

Si je n'y croyais pas, je n'irais pas, dans les prochains jours, inaugurer le nouveau poste de magistrat de liaison à Dubaï. Pourtant, on a eu du mal à y récupérer des trafiquants de haut niveau. Il en est de même à Sainte-Lucie. La demande m'a été formulée lorsque je suis allé dans l'arc antillais.

La Junalco a été créée pour traiter le haut du spectre. Je réfute l'idée que l'on ne traite que les petits dealers, qui emboliseraient les audiences correctionnelles, sans traiter le haut du spectre.

Nous avons beaucoup recruté. Quelque 1 350 magistrats ont été répartis sur l'ensemble du territoire. D'autres suivront. La création de la Junalco est à elle seule la démonstration que l'on peut atteindre le haut du spectre. On peut toujours faire mieux. C'est la raison pour laquelle je suis allé en Italie voir ce qui se faisait, et je n'aurai aucune difficulté à m'inspirer de votre rapport. Votre commission a aussi pour but de nourrir les réflexions des différents ministres - intérieur, finances, justice.

On a beaucoup avancé. Les taux de réponse pénale sont en évolution. Les peines d'emprisonnement sont en hausse. La sévérité s'accroît. J'en veux pour preuve les propos de la Cour des comptes et la surpopulation carcérale. Si nos prisons sont pleines, c'est que l'on y envoie des gens !

M. Jérôme Durain, président. - Avec toute la courtoisie qui sied aux commissions d'enquête sénatoriales, nous exprimerons un désaccord. Nous considérons que nous sommes encore trop faibles sur le haut du spectre. Pour un Félix Bingui, dit « Le Chat », interpellé, trop de chefs de clan sont encore épargnés.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Si vous voulez dire que nous devons être meilleurs, je l'entends bien volontiers. Je ne suis pas venu faire un exercice de culturisme devant vous. Mais nous ne sommes pas inactifs. Nous n'avons pas les deux pieds dans le même sabot. Nous réfléchissons à un certain nombre de mesures. Par exemple, comment explique-t-on que, dans notre droit, les trafiquants de haut niveau ne soient plus jugés par des jurés ? Parce que certains ont été menacés. Or ceux qui tuent, dans le cadre du trafic de stupéfiants, sont jugés par la cour d'assises ordinaire. Cela ne va pas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On l'a bien noté.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous réfléchissons à ce non-sens. Les jurés sont encore plus menacés en cas d'assassinat qu'en cas de trafic. La cohérence s'impose à nous. Nous travaillons, évidemment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous savons que vous n'êtes pas inactif sur le sujet. Nous formulerons des propositions utiles dans notre rapport.

Il y a la question des moyens ; il y a aussi la question de l'organisation. Les chefs de filat ne sont peut-être pas suffisamment bien assumés. On a créé le parquet national financier (PNF), le parquet national antiterroriste (Pnat). N'est-il pas temps, face à une menace croissante et très sérieuse, de créer un parquet national antistupéfiants (Pnast) ?

M. Francis Szpiner. - Non !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous y réfléchissons ; notre réflexion n'est pas aboutie. Ce qui est sûr, c'est que nous voulons renforcer la Junalco, et ne pas dévitaliser les Jirs. La réponse ne doit pas être apportée dans la précipitation. Nous ne nous interdisons aucune réflexion, en dépit de l'intervention spontanée de M. Szpiner.

M. Laurent Burgoa. - Merci, monsieur le garde des sceaux, pour vos propos. Vous avez valorisé, avec raison, le travail des magistrats, qui mènent un réel combat. Votre volonté de mener des actions fortes face à ce fléau est claire.

J'ai été un peu surpris de lire dans la presse que l'État serait prêt à réduire les sanctions face au trafic de drogue en prison. Je profite de votre présence, qui honore le Sénat, pour vous interroger. Est-ce une fake news ? Si c'était vrai, le message ne serait pas très bon.

M. Francis Szpiner. - Une grande partie des affaires de stupéfiants sont initiées à la suite du travail d'informateurs. Vous avez parlé d'un statut du repenti. Envisagez-vous de créer un statut de l'informateur ? Beaucoup de policiers sont déconcertés par des jurisprudences contradictoires. Ils sont dans l'incertitude quant à ce qu'ils ont le droit de faire.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - C'est grâce à la brigade de soutien d'urgence, dont la création a été annoncée lors de votre passage en Guyane en octobre 2022, que les opérations « 100 % contrôle » ont pu être menées. Cette brigade n'a pas vocation à durer. Toutefois elle permet de contourner le problème d'attractivité de la Guyane. La ferez-vous perdurer ? Vous êtes certainement informé de l'ampleur que prend la lutte contre les factions provenant du Brésil. Envisagez-vous d'augmenter les moyens, notamment humains, pour que la lutte contre les gangs et la lutte contre le trafic de stupéfiants puissent être menées de front ?

Il est indéniable que le travail mené sur le terrain porte ses fruits. Le noeud gordien se situe dans la faible capacité à juger ces personnes. Le créneau d'audience au tribunal de Cayenne serait extrêmement cher. Comment faire en sorte que le tribunal de Cayenne juge ces personnes dans un délai raisonnable ?

Mme Karine Daniel. - Ma question porte sur les saisies et le gel des avoirs. Où en est la réflexion ? Concrètement, quelles avancées peut-on espérer ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Tout à l'heure, monsieur le garde des sceaux, vous avez dit qu'il n'était pas question de se résigner face au crime organisé : la justice fait face et fera face. On peut dire la même chose de la police. Et c'est exactement ce que nous avons entendu de toutes les personnes auditionnées. Nous avons cependant acquis la conviction qu'il faut passer à la phase supérieure.

L'opération « place nette XXL » est nécessaire. C'est l'occasion pour les populations des quartiers défavorisés que la République s'intéresse à eux. Mais on ne peut pas la présenter comme une nouvelle méthode de lutte contre le trafic. C'est insuffisant. Tout à l'heure, vous avez dit que vous arrêtiez souvent des « petites mains », que rien n'empêche de revenir. Nous voudrions nous attaquer tant aux « petites mains » qu'au haut du spectre. Ce n'est pas toujours la peine d'aller le chercher loin. Il est quelquefois à Dubaï, quelquefois au Maroc, mais quelquefois aussi dans les prisons françaises.

Aux Baumettes, on nous a dit que les brouilleurs rendaient la prison étanche, et voilà qu'à la radio on entend un mafieux interviewé depuis sa cellule. Les prisons françaises sont-elles des passoires ?

Les saisies de l'opération « place nette » en prison sont impressionnantes. Comment faire en sorte que les prisons ne soient plus des passoires d'où les mafieux commanditent des assassinats ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Burgoa, c'est une fake news ! Le disciplinaire, en prison, est chronophage. Sur le bas du spectre, tel que le jet de détritus, on met en place une réparation immédiate : « Tu casses, tu répares ; tu salis, tu nettoies », selon la formule du Premier ministre. Évidemment que les outrages, les violences, les trafics et la consommation de stupéfiants restent du ressort du disciplinaire classique. C'est donc une fake news. J'espère vous avoir rassuré.

M. Laurent Burgoa. - Vous m'avez convaincu !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Szpiner, le statut des informateurs relève du ministère de l'intérieur. Vous interrogerez Gérald Darmanin.

M. Francis Szpiner. - Tout cela se fait sous le contrôle des magistrats !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les informateurs et leurs traitants sont parfois poursuivis. C'est pour cela que la question vous a été posée.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Le statut de l'informateur et le lien avec les officiers traitants relèvent du ministère de l'intérieur.

M. Francis Szpiner. - Lorsque, dans les procédures judiciaires, l'informateur doit être protégé, cela se fait sous le contrôle des magistrats ; or, dans un certain nombre de décisions de justice, il est reproché aux policiers d'avoir utilisé des informateurs au-delà de ce qui est admis. Les jurisprudences fluctuent. Monsieur le garde des sceaux, vous ne pouvez pas dire que la justice ne peut pas s'y intéresser. Vous avez votre mot à dire sur ce sujet.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - On ne peut pas mélanger l'informateur et le repenti. Je travaille, pour ma part, sur le statut du repenti, qui a besoin d'un vrai réaménagement, parce qu'il est peu utilisé, n'est ni efficace ni efficient, et que la protection proposée ne vaut rien et n'est pas incitative. En outre, le périmètre du statut exclut une partie des infractions. Sur ce sujet comme sur d'autres, la porte de la Chancellerie est ouverte à tous ceux qui ont des idées.

On a déjà un nouveau statut du X. Ce n'est plus celui de l'informateur anonyme digne de foi, qui avait cours il y a trente ans. Nous avons amélioré la judiciarisation, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention. La protection est certes minimale, mais elle existe.

M. Francis Szpiner. - Je viendrai vous voir !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je participerai à la réunion avec M. Szpiner.

Un informateur entre dans le réseau. On ne le lui interdit pas. Il peut être sanctionné, car on peut considérer qu'il est manipulé. Si, à l'inverse, on lui interdit d'entrer dans le réseau, là encore, sa situation juridique est fragile, car on peut lui reprocher de ne pas suffisamment lutter contre l'infraction. Deux jurisprudences sur le statut de l'informateur se contredisent.

M. Jérôme Durain, président. - On nous dit que les policiers se mettent en danger sur le terrain, étant dans une zone grise et un inconfort professionnel.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - C'est pour répondre à toutes ces questions que nous créons un nouveau statut.

Les gens ne parlent pas, soit par fidélité, soit parce qu'ils ont peur pour eux ou leur famille, et qu'ils savent que la protection n'est ni efficace ni efficiente. Il faut que le repenti y trouve un certain bénéfice. Il n'agit pas par bonté d'âme ni sens de la justice.

Nous sommes en cours de finalisation. Venez pour que nous en discutions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il y a deux sujets distincts : celui des repentis et celui des informateurs ; ce dernier touche les policiers du quotidien et de la proximité. S'ils n'en font pas assez, ils peuvent souffrir d'une fragilité juridique, et s'ils en font trop, ils peuvent être considérés comme participant à l'infraction ou l'ayant provoquée.

Je note que vous êtes preneur d'échanges, et je m'en réjouis.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il existe plusieurs sortes d'informateurs. Certains sont rémunérés, d'autres non.

J'en viens à la Guyane. Nous avons réparti les nouvelles embauches dans les différents tribunaux, selon un principe de déconcentration que les chefs de cour appelaient de leurs voeux. Des recrutements sont à venir d'ici à 2027. Le tribunal de Cayenne sera doté de 15 magistrats, 12 greffiers et 7 attachés de justice supplémentaires.

Les brigades d'urgence ont été inventées par la Chancellerie. L'idée était de proposer aux magistrats de partir six mois à Cayenne ou à Mayotte, pour découvrir, y trouver un intérêt financier, et surtout aider. Ces brigades ont connu un certain succès. Elles fonctionnent et seront pérennisées, car la situation n'est pas stabilisée en Guyane.

Nous avons mis en place le « 100 % contrôle », qui donne des résultats, avec une baisse assez drastique des quantités de stupéfiants importées vers l'Hexagone. La pérennisation de la brigade de Guyane, j'y reviens, est d'ailleurs prévue par la dernière loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice.

La réflexion sur le gel des avoirs est en cours avec Bruno Le Maire. Le gel administratif, que l'on estime très opportun, s'inspire de ce que nous faisons en matière de terrorisme. C'est complémentaire aux saisies et aux confiscations. Ce sera utile lorsque les mesures judiciaires sont obérées, par exemple dans le cas d'une personne condamnée en fuite.

Mme Carlotti m'a demandé si les prisons étaient des passoires. Dans le cadre de l'opération « place nette », après la fouille, peu de temps après, nous sommes retournés dans la même cellule, pour éviter tout pied de nez. Nous avons considérablement augmenté les budgets en faveur des brouilleurs et de la lutte contre les drones.

Nous n'avons pas encore parlé du renseignement pénitentiaire. Ses effectifs se sont beaucoup accrus, parce que ce renseignement est utile et qu'il travaille très bien avec le renseignement classique. Cela permet de déjouer un certain nombre de plans mis en place depuis la prison.

L'administration pénitentiaire porte une attention particulière au placement des différents détenus, afin que leur communication soit rendue plus compliquée. Mais nous devons encore améliorer le dispositif.

Parfois les choses sont compliquées. Il arrive qu'un brouilleur affecte tous les voisins de la prison. Si elle doit s'améliorer, la technique a déjà beaucoup évolué. Certains outils sont très performants.

Mme Catherine Conconne. - Il y a un an, monsieur le garde des sceaux, vous êtes venu en Martinique. Le « 100 % contrôle » de Guyane, par ricochet, déverse une grande quantité de trafiquants sur la Martinique. Pour prendre souvent l'avion, je n'ai pas encore bien constaté l'application de ce « 100 % contrôle » dans mon territoire.

En Martinique, nous avions réussi à stabiliser la population carcérale, mais nous sommes de nouveau en surpopulation. La Jirs fonctionne à plein régime. Qu'en est-il des renforts d'effectifs ? Sous les tropiques, le trafic augmente et on réalise des saisies considérables.

M. Pascal Martin. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué la question sensible de la corruption du personnel placé sous votre autorité. Quels sont les moyens mis en place pour lutter contre ce phénomène ? Quelle en est l'ampleur ?

M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, je souhaite une réponse plus précise sur le brouillage au sein des prisons. On nous a dit que seules quatre d'entre elles étaient pourvues de brouilleurs, que cela coûterait 200 millions d'euros et que l'on n'était pas sûr de leur efficacité. Un marché public a-t-il été passé ? Des tests sont-ils en cours ? Quand cela sera-t-il mis en place ? Les gens ne comprennent pas que l'on puisse téléphoner depuis une prison pour commanditer un crime ou animer un réseau.

L'économie du narcotrafic est le nec plus ultra de l'économie libérale mondialisée, sur des produits interdits. Ce sont les mêmes réseaux, les mêmes modes de fonctionnement, les mêmes impératifs économiques. Il faut toucher la production et la répartition des richesses, avec le gel et la confiscation. Y a-t-il des coopérations envisagées avec certains pays pour y freiner ou y arrêter la production de stupéfiants ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - D'ici à 2027, le tribunal de Fort-de-France sera renforcé par 8 magistrats, 6 greffiers et 6 attachés de justice.

La corruption est tout à fait résiduelle. Quand un parquet est saisi d'un tel fait, il enclenche immédiatement une procédure. Nous avons réalisé une sensibilisation particulière du personnel pénitentiaire, avec un plan d'action spécifique de prévention du risque corruptif communiqué à l'Agence française anticorruption (AFA) en novembre 2023. Des déontologues et des formateurs relais ont été formés par l'École nationale d'administration pénitentiaire, dans huit des dix directions interrégionales des services pénitentiaires. Pour les deux dernières, c'est programmé au premier semestre de cette année.

Récemment, dans un établissement pénitentiaire où il y avait des suspicions, des membres du personnel ont été mis en examen ; certains ont été placés en détention. Nous n'avons pas de chiffre. Dès qu'il y a une suspicion, le procureur fait son travail. Personne n'a intérêt à ce qu'il y ait des corrompus parmi les agents du ministère de la justice.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous trouve optimiste, monsieur le garde des sceaux. Nous avons le sentiment que ce sont des choses qui progressent çà et là.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - « Çà et là », « le sentiment » ... Moi, je vous réponds de façon objectivée. De tels cas ne sont pas relevés tous les jours. Attention au message que nous envoyons.

M. Jérôme Durain, président. - À l'issue de plusieurs de nos auditions, notamment avec les inspections générales de la police, de la gendarmerie et des douanes, l'impression qu'une corruption de basse intensité semble poindre nous inquiète.

Nous mesurons les efforts de certaines administrations, dont la pénitentiaire. Mais il n'y a pas que l'appât du gain, il y a aussi les menaces qui pèsent sur de nombreux fonctionnaires. Cela vaut aussi pour la pression qui règne dans certaines audiences. Ce paysage à de quoi préoccuper.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il n'est pas une strate de notre société qui soit totalement immunisée contre le venin de la corruption. Cela doit arriver, mais cela reste résiduel. Aucune procédure ne m'a été remontée - aucune ! Mais quand on trouve, on sanctionne.

Monsieur Benarroche, vous me demandez quels sont les opérateurs de brouillage que nous utilisons. Je suis incapable de vous répondre à l'instant, d'autant que nous utilisons des appareillages différents.

J'entends ce que vous me dites sur les pays producteurs. Pensez-vous que nous avons la possibilité de demander aux Colombiens de ne plus produire de cocaïne, aux Marocains de ne plus produire de kif ? Les choses ont été dites. Pour autant, nous en sommes là aujourd'hui. Et franchement, cela dépasse mon périmètre.

En outre, sont susceptibles d'arriver en Europe des produits de synthèse d'une extraordinaire dangerosité qui touchent déjà l'Amérique du Nord.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur les brouilleurs, ce n'est pas la marque qui compte. Y en a-t-il assez ? Comment peut-on réagir ?

M. Guy Benarroche. - Je demandais si vous aviez des contrats, et si oui, avec qui et combien. À quoi les fournisseurs sont-ils tenus ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je pensais que vous vouliez la marque des brouilleurs. On m'a déjà demandé celle des bracelets électroniques...

Le brouillage a commencé en 2017. Quelque 19 établissements sont équipés. Cela représente un budget de 15 millions d'euros par an. En 2024, 33 dispositifs supplémentaires ont été commandés. Quelque 45 sites sont dotés d'outils anti-drones. Fin 2024, 60 sites seront équipés, pour un budget entre 3 et 4 millions d'euros. Vous ai-je bien répondu ?...

M. Guy Benarroche. - En partie. Quels sont les contrats ? Les brouilleurs permettent-ils de faire aujourd'hui ce à quoi on aspire ? N'a-t-on pas d'autre choix que d'attendre des progrès techniques ? On nous a dit qu'il était impossible de communiquer depuis les prisons, et le lendemain, nous avons eu la preuve du contraire. Il n'y avait d'ailleurs nul besoin de preuve, puisque tout le monde sait que les détenus téléphonent.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - La communication ne passe pas que par les portables. Il y a aussi le téléphone fixe de la prison, le parloir, ou celui qui sera libéré dans quatre jours et qui peut faire passer un message. Le brouillage, cela fonctionne là où les établissements sont équipés. Je vous ai donné les chiffres. La progression est extrêmement importante. Mais il est illusoire de penser que la communication ne passe que par le téléphone portable.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette », au coeur de l'actualité, sur lesquelles on communique beaucoup, nous rapprochent-elles du haut du spectre ? Elles sont indiscutablement utiles pour la tranquillité et la paix publiques, mais on nous a dit qu'elles pouvaient gêner des enquêtes en cours.

Dans votre dépêche du 12 mars, vous demandez aux procureurs de la République de se rapprocher des préfets de telle sorte qu'il y ait une coordination entre la police et la justice. Des magistrats nous expliquent que ces opérations perturbent les services, en y déversant une foule de citations directes ou d'instructions. La coordination entre l'institution judiciaire et la préfecture est-elle satisfaisante ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Merci pour vos propos sur ces opérations, qui sont très utiles. Comme d'habitude, il y a eu des polémiques. Le Président de la République s'est rendu à Marseille. Il y avait des centaines de membres des forces de sécurité intérieure, de magistrats. J'ai trouvé formidable qu'on vienne les encourager.

J'ai du mal à penser que ces opérations entravent les instructions en cours, puisqu'il y a une judiciarisation en amont. On ne débarque pas à Marseille au premier rayon de soleil. Le procureur de la République, les forces de sécurité intérieure, le préfet savaient qu'il y aurait cette opération au jour dit, et personne, à ma connaissance, n'a regretté que cette opération ait lieu. Cela fait du bien aux gens. La présence incarnée de l'État a du sens. J'ai entendu des gens me dire que c'était formidable que l'on soit là. Bien sûr, cela ne règle pas tout. On peut toujours critiquer. J'étais, avec le procureur Bessone, le Président de la République, le commissaire de police Frizon, pour regarder la carte de l'opération, sur le capot d'une voiture. Tout se fait en concertation totale avec la justice. Je travaille très bien avec Gérald Darmanin et si je pensais que ces opérations entravaient le cours ordinaire de la justice, je le dirais.

Peut-on trouver un gros poisson au cours de ces opérations ? C'est tout à fait possible au gré des interpellations, et il est envisageable de trouver un numéro de téléphone ou tout autre indice permettant d'aller plus loin. Outre les comparutions immédiates, des informations judiciaires plus larges ont été ouvertes. On part parfois d'un simple contrôle d'une plaque, qui conduit à un contrôle du véhicule, puis du conducteur, puis, de fil en aiguille, à découvrir quelque chose d'extrêmement important.

Le temps de la justice, plus long et bien distinct du temps médiatique et du temps politique, permettra d'obtenir un certain nombre de résultats. La centaine de mandats de dépôt que j'ai mentionnée n'a d'ailleurs pas été décidée au hasard, puisqu'elles correspondent à des indices graves et concordants d'une culpabilité dans le domaine du trafic de stupéfiants.

M. Jérôme Durain, président. - Un objectif de communication n'est pas choquant en soi, l'affichage du retour de l'État dans les quartiers et les zones de non-droit nous paraissant tout à fait bienvenu. Nous soulevons bien la question de l'efficacité au long cours, celle-ci passant, au-delà des opérations « place nette », par un « plan stups » rénové. La trame qui nous a été communiquée - mais peut-être n'est-elle que provisoire - ne nous paraissait guère fournie : elle ne mentionnait pas les propositions que vous avez formulées sur les repentis, et seules quelques lignes étaient consacrées à la réforme de la procédure pénale.

J'ignore si vous avez déjà une date pour la publication de la nouvelle version du « plan stups », mais il faudra y insérer tous les sujets que nous venons d'évoquer afin de le rendre plus attrayant.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Nous y travaillons et j'espère que nous pourrons présenter un plan ciselé qui recueillera l'adhésion de la représentation nationale. Nous serons prêts à brève échéance.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, monsieur le garde des sceaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Gérald Darmanin,
ministre de l'intérieur et des outre-mer

MERCREDI 10 AVRIL 2024

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue devant notre commission d'enquête.

Votre audition vient clore nos travaux - sauf éventuel rebondissement... Elle est attendue, le ministère de l'intérieur étant l'un des ministères les plus concernés, si ce n'est le plus concerné, aux côtés de la Place Vendôme et de Bercy, par la lutte contre le narcotrafic.

La commission d'enquête dans son ensemble tient à rendre hommage aux policiers, aux gendarmes et aux autres personnels de votre ministère qui sont impliqués nuit et jour dans ce combat. Nos auditions et nos déplacements nous ont donné à voir des gens extrêmement motivés, qui ont une tâche difficile. Nous considérons tous ici, me semble-t-il, que la lutte contre le narcotrafic mérite, à certains égards, une forme d'union nationale, laquelle n'empêche pas les critiques et les interrogations, notamment sur les opérations « place nette ».

Pour commencer, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très honoré de pouvoir m'exprimer devant votre commission d'enquête.

Je souscris à vos propos introductifs, monsieur le président. Pour être ministre de l'intérieur depuis quatre ans et pour avoir précédemment été, durant trois ans, ministre des comptes publics, et, à ce titre, chargé des douanes, qui réalisent la plus grosse part des saisies, et de Tracfin, et peut-être aussi un peu en tant qu'élu local d'un territoire très touché par ce phénomène, je pense que la drogue est la plus grande menace sécuritaire que notre pays et que le monde vont connaître - cette menace est, par nature, internationale.

On pourrait penser que le terrorisme est notre menace principale. Nous le combattons avec force, car il fait des drames et des centaines de morts, mais il fait moins de morts que la drogue. La drogue, ce sont des millions de morts chaque année, que ce soit par la consommation de substances, par les règlements de comptes, par l'exploitation de femmes et d'hommes ou par la création de puissances financières et de banditisme
- c'est le point le plus important sur lequel se fonde notre stratégie de lutte. Ce fléau est sans doute plus important encore que les pandémies cyber, qui sont les grands défis de sécurité que devront affronter les prochains gouvernants. Je pèse mes mots en le disant : je pense que la drogue est la grande menace qui nous touche collectivement.

La situation me paraît extrêmement préoccupante. Elle l'est pour le monde entier, pour l'Europe et pour la France en particulier.

Si je devais résumer, je dirais que la drogue est désormais partout, et pas seulement dans certains quartiers, dans certains territoires, chez certaines populations. Les Français le voient et s'en sentent - à raison - bousculés.

Le constat est le même partout en Europe - la situation est même beaucoup plus dramatique dans certains pays - et dans à peu près tous les pays du monde. S'ils ne sont pas tous confrontés aux mêmes phénomènes migratoires, sécuritaires ou de sécurité civile, les ministres de l'intérieur, quand ils se rencontrent, ont tous à partager des expériences extrêmement négatives sur le trafic de drogue, qui est ancien, qui ne pourra pas être annihilé, quel que soit le travail que réalisent les forces de police et de gendarmerie et les magistrats ou les législations, mais qui peut être diminué.

De manière paradoxale, si la drogue est partout, toutes les études portées à notre connaissance montrent que moins de 10 % de la population consomme de la drogue en France. Autrement dit, celle-ci ne constitue, pour 90 % de la population, qu'un désagrément involontaire.

La situation est extrêmement préoccupante, parce que la drogue commande, en réalité, la quasi-intégralité des autres faits de délinquance, à l'exception peut-être des violences intrafamiliales, même si une partie d'entre elles sont commises sous l'effet de stupéfiants. En effet, l'expérience montre que les homicides et les tentatives d'homicide, lorsqu'ils ne relèvent pas du cercle familial, sont quasiment tous liés aux stupéfiants et à leur usage. Ainsi, de très nombreux cambriolages « d'opportunité » - par opposition aux cambriolages sériels organisés - sont commis par des individus sous emprise, qui cherchent de quoi payer leur dose. C'est aussi le cas des violences sur la voie publique, commises sous emprise, pour récupérer de l'argent ou pour conquérir un territoire, ou encore des escroqueries et du blanchiment.

Pour le ministre de l'intérieur, faire de la lutte contre la drogue la première de ses priorités, ce que j'ai fait dès mon arrivée - je l'ai dit dès mon premier discours, et je l'ai sans cesse répété depuis -, c'est donc aussi lutter contre ce qui explique une très grande partie des autres délinquances. On le voit notamment dans le travail que nous réalisons sur le financement de la prostitution ou de la contrebande de tabac. Cette contrebande de tabac est d'ailleurs un point noir : permise notamment grâce à l'argent de la drogue, elle donne généralement lieu à des condamnations pénales moins lourdes, mais - ne nous leurrons pas - la logistique et les financements sont les mêmes, les organisations pouvant être comparées à des multinationales exerçant des activités bancaires.

La drogue vient se substituer aux règles morales incontestables, aux règles familiales et aux règles de l'État. Sa puissance d'argent est telle dans notre monde occidental que, si l'on met à part les recréations d'États là où les États classiques ont été détruits, comme ce qu'a fait l'État islamique, les organisations criminelles financées en premier lieu par la drogue sont les seules à pouvoir concurrencer les États classiques, définis par une population, un territoire et des frontières.

Nous devons combattre la création de ces puissances financières. Certes, les policiers chercheront toujours à éradiquer 100 % de la consommation ou de l'offre de drogue, mais l'objectif du ministre de l'intérieur est d'empêcher la puissance financière des organisations criminelles de devenir tellement importante qu'elle pourrait mettre l'État en faillite. Je pense notamment à la corruption de fonctionnaires de mon ministère, mais aussi de dockers dans les ports, de chefs d'entreprise, de chauffeurs de taxi, de concierges d'immeubles... Je défends, sur ces sujets, des dispositions dans différents projets de loi - tout le monde est concerné, et pas seulement trois ministères.

La possibilité, par exemple, de payer son logement HLM en argent liquide est un drame - je l'ai vu qu'en tant que maire et je le vois désormais en tant que ministre de l'intérieur. Elle permet la corruption, notamment de nourrices - parfois des femmes seules avec enfants, qui stockent de la drogue pour pouvoir payer leur loyer. La corruption est sans doute l'un des maux sur lesquels la société ne se penche pas suffisamment. Cette corruption à bas bruit est parfois très subie, notamment dans le cas de menaces contre certaines familles - ce n'est pas qu'une question d'argent. La corruption peut aussi inciter certains à ne pas faire leur travail.

Quand la puissance des organisations criminelles est trop forte, il peut y avoir des règlements de comptes contre d'autres points de deal ou personnes qui dealent. Les Français, tout en regrettant ces violences, pensent que ce sont des communautés qui s'entretuent. Mais aujourd'hui, ces violences peuvent toucher des avocats, des magistrats, des policiers, des femmes et des hommes politiques, des journalistes. Si les Pays-Bas, qui constituent pour moi le contre-exemple absolu, essaient maintenant, grâce au gouvernement de M. Rutte, de retrouver des moyens contre la drogue, notamment en nouant des coopérations très fortes, ils ont pendant très longtemps laissé faire ce que les policiers appellent parfois un « narco-État », notamment via la porte d'entrée des ports. Des journalistes et des avocats ont été assassinés. Le ministre de la justice belge a vécu sous protection avec ses enfants, qui ont failli être enlevés. La fille du roi des Pays-Bas a, me semble-t-il, fait l'objet d'un projet d'enlèvement. On pourrait aussi parler de l'Espagne...

En France, en revanche, il n'y a pas eu, à ma connaissance, de règlement de comptes, sauf peut-être le meurtre du policier Éric Masson à Avignon, mais qui n'était pas le fait d'une organisation criminelle qui aurait mis sa tête à prix. Il n'y a pas d'hommes politiques, de ministre de l'intérieur, de ministre de la justice, de journalistes qui soient menacés de mort. Nous devons éviter que des organisations criminelles commettent de tels agissements, qui existent dans les pays très voisins que sont la Belgique, les Pays-Bas ou l'Espagne - je ne parle même pas de ce qui se passe en Amérique du Sud.

Sur le sujet du financement des autres activités, je maintiens, monsieur le rapporteur, les propos que j'ai tenus sur le terrorisme. Le lien entre drogue et terrorisme est avéré. Désormais, les organisations terroristes ou dites « révolutionnaires » - on pourrait en parler à l'envi - se financent notamment par la surproduction de drogue, comme, par exemple, en Afghanistan. Mais il y a aussi des liens avérés sous forme de circuits de financement. Je pense, bien sûr, aux réseaux de cybercriminels, qui, de plus en plus souvent, sont des filiales de grandes entreprises criminelles de drogue ayant assez d'énergie pour diversifier leur activité délinquante. Les deux affaires Sky ECC, pour la police, et Encrochat, pour la gendarmerie, ont démontré l'ingéniosité technologique de personnes désormais capables d'investir dans des réseaux parallèles de communication - c'est un point important, car c'est l'État qui est concurrencé. Les messageries cryptées sont, pour nous, un enjeu majeur de la lutte contre le grand banditisme. Et je demande depuis longtemps, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, des moyens supplémentaires pour lutter contre ces communications modernes, les « écoutes à la papa » donnant des résultats limités. Ainsi, le ministère de l'intérieur n'est pas en capacité d'écouter les communications satellitaires, qui relèvent de ce que fait le ministère des armées dans les théâtres d'opérations extérieures.

Quand on laisse des organisations criminelles devenir trop fortes, on leur permet de peser sur la vie de personnes que l'on ne devrait pas toucher : journalistes, avocats, responsables de l'État... On leur permet de se diversifier dans bien d'autres activités, dont le terrorisme, mais aussi le cyber. On leur permet évidemment de créer leurs propres réseaux de communication. On leur permet, incontestablement, de faire du blanchiment, notamment dans l'immobilier, les entreprises ou les commerces légaux
- le temps où elles rachetaient des casinos ou des salles de jeux est révolu. Repérer ces activités légales derrière la façade illégale est difficile pour le ministère de l'intérieur, du fait de cette puissance d'installation - c'est une évidence dans les pays qui nous entourent.

Autre évolution très importante, les trafiquants de drogue font de la recherche et développement, notamment dans les drogues de synthèse qui seront, demain, le grand drame du monde et peut-être de la France. On le voit déjà aux États-Unis, où la première cause de mortalité est le fentanyl. Toutes les drogues de synthèse augmentent de manière absolue, avec une fabrication marquée par l'ingéniosité. Il y a des drogues que nous ne connaissons pas, qui n'ont pas été qualifiées comme telles, soit parce que nos laboratoires ne les découvrent que trop tard, soit parce que les précurseurs chimiques utilisés ne sont pas interdits. Il peut y avoir des drogues mortelles sur lesquelles on se fait beaucoup d'argent, mais que l'on ne peut interdire a priori, parce que nous n'en connaissons pas les substances.

Oui, la situation est très préoccupante. Oui, la drogue est partout, même s'il n'y a que 10 % de consommateurs. Oui, c'est un combat difficile, qui doit être toujours répété. Mais je crois, monsieur le président, que, grâce au travail collectif que nous réalisons, notre pays n'est pas concurrencé par les organisations criminelles. Notre travail vise justement à éviter cette situation et à réduire les organisations criminelles qui sont sur notre sol.

Au contraire, beaucoup de pays ont laissé tomber ou sont dépassés. C'est le cas des pays européens que j'ai cités. C'est le cas de beaucoup d'États africains, qui sont désormais des territoires d'accueil, de transit, et de certains pays du Golfe. C'est le cas, bien sûr, de beaucoup de pays de l'ex-Union soviétique, de l'Afghanistan, mais pas seulement , avec un lien évident avec le terrorisme, notamment pour la production du pavot. C'est le cas de l'Amérique du Sud, qui connaît une situation extrêmement difficile.

Bien sûr, nous cherchons à empêcher les gens de consommer, à arrêter les dealers, à démanteler les points de deal, mais le travail stratégique que nous essayons de faire vise à limiter la puissance des organisations criminelles. Nous voulons couper les bras de la pieuvre et, si possible, rétrécir sa tête, pour que, à la fin, l'État l'emporte et la police gagne, même si c'est difficile. Il est des pays où la police n'intervient plus parce qu'elle a physiquement peur des organisations criminelles. On peut très bien penser, comme le montre l'histoire de l'Amérique du Sud, que demain des organisations criminelles puissent acheter des partis, présenter et financer des candidats. C'est évidemment un danger très important.

Je veux maintenant évoquer l'état de la menace.

On observe, d'abord, une surproduction de la drogue dans le monde. C'est un fait nouveau. Pendant très longtemps, les États-Unis notamment ont travaillé à limiter la production, en particulier en Amérique du Sud. Ils épandaient des produits toxiques, faisaient la guerre à des organisations criminelles très importantes. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

D'après des articles que j'ai pu lire, on pourrait juger de l'efficacité d'une politique contre la drogue en regardant l'évolution des prix de la cocaïne ou du cannabis : s'ils augmentent, les policiers seraient efficaces ; s'ils baissent, ils ne le seraient pas. Ce raisonnement est absurde, puisque la surproduction, associée à l'hyperfacilité des échanges, du fait de la mondialisation, fait que le produit est très abondant et plus facile à récupérer.

L'offre est énorme. La production a augmenté de 43 % en trois ans en Colombie et de 23 % au Pérou, pour prendre les deux plus grands producteurs qui nous intéressent. La production a augmenté de 230 000 hectares et de 24 % en un an en Amérique du Sud. Au Pakistan et en Iran, 32 000 hectares supplémentaires par an sont consacrés à la culture de l'opium - soit 233 000 en moins de huit ans ! Et je ne parle là que des opiacés ; le cannabis est un autre sujet. La surproduction crée, dans un contexte de concurrence de drogue, un déversement de quantités énormes.

Cela explique évidemment les saisies très importantes que nous réalisons. Lorsque la marine nationale fait des saisies de plusieurs tonnes au large de la Martinique ou de la Guyane, cela ne surprend plus grand monde ! Pourtant, il y a encore cinq ou dix ans, de telles saisies n'existaient pas.

Cette surproduction doit être reliée à un autre phénomène mondial : l'accélération des échanges commerciaux, hors période covid. On compte 900 % de conteneurs de plus sur les mers du monde depuis huit ans. Qui peut penser que ce qui est valable pour les chaînes hi-fi, les bananes ou la production de melons ne le serait pas pour la drogue, qui emprunte en premier lieu le vecteur maritime ? Je veux y insister : si les prix sont très bas, c'est parce que la surproduction facilitée par les transports mondialisés rend la lutte contre la drogue très difficile - et non en raison de l'efficacité de tel ou tel service de police.

La drogue de synthèse est le sujet d'avenir sur lequel nous devrons nous battre. Elle connaît une explosion dans le monde, même si la France reste, pour l'instant, assez protégée, y compris dans ses outre-mer.

Nous avons constaté que des laboratoires s'organisaient pour produire la drogue de synthèse, comme on le faisait hier pour la cocaïne. Des précurseurs chimiques, qui viennent souvent d'Asie, arrivent, pour prendre l'exemple du fentanyl, au Mexique, où des cartels les transforment dans des laboratoires, avant de les expédier sous forme de médicaments aux États-Unis. C'est donc à la fois mondialisé et organisé. L'utilisation de précurseurs chimiques légaux - du chlore pour les piscines ou encore des précurseurs pour l'industrie médicamenteuse -, transformés dans des laboratoires pour être exportés sous forme de drogues, rend la lutte contre ces exportations très difficile.

En France, nous n'avons pas, à ma connaissance, découvert de laboratoires comparables à ceux qui existent au Mexique ou dans certains pays d'Asie, mais il y en a beaucoup en Europe, notamment dans les pays qui ont fait le choix de la légalisation, comme la Belgique ou les Pays-Bas. Neuf pays concentrent 215 laboratoires trouvés par Europol, Interpol ou par nos polices.

Nous sommes de plus en plus efficaces dans la lutte contre les flux, par l'activité des services des douanes et des attachés douaniers, par le travail que réalisent certaines entreprises - je pense à CMA CGM, qui nous aide véritablement, mais aussi à d'autres transporteurs -, par les informations, par la prédictibilité, par le renseignement criminel, par les écoutes, par l'intelligence artificielle. Cependant, les organisations criminelles envoient de plus en plus de matériaux qui permettent la production de ces drogues sans que celles-ci soient pénalement répréhensibles, trouvent des laboratoires pour les transformer en Europe, puis trouvent leur marché près de chez nous.

Cette situation est évidemment très inquiétante, parce que ces laboratoires sont très difficiles à démasquer. Elle démontre la grande ingéniosité et, surtout, l'importance du financement et la grande efficacité des grosses organisations criminelles - il faut des lieux, des chimistes, des gens pour assurer la sécurité...

Les personnes impliquées, sur le territoire national, forment un savant mélange de communautés et de territoires. De manière un peu caricaturale, on peut dire que les Nigérians de Marseille se sont spécialisés dans la cocaïne ou l'héroïne ; que des communautés albanaises, notamment dans l'est de la France, se sont spécialisées dans l'héroïne ; qu'une petite partie des Sénégalais - sans aucun lien avec l'État du Sénégal, qui nous aide beaucoup - se sont spécialisés dans le crack, notamment à Paris, souvent en lien, d'ailleurs, avec la Guyane et l'exportation par les « mules ».

Souvent, dans un fonctionnement qui peut être soit intracommunautaire, soit intrafamilial, soit les deux, les personnes agissent comme si elles tenaient une multinationale : elles ont des filiales et essaient de conquérir des territoires. L'entreprise familiale qui a été créée dans telle ville essaie d'avoir des filiales dans d'autres villes. Cependant, le patron, souvent, n'est pas en France : il se trouve soit dans un État du Golfe, soit dans un pays du Maghreb, d'où il commande ses conteneurs sur les mers du monde, tel un trader, ainsi, parfois, que ses règlements de comptes, même lorsqu'il est en prison. Si 45 des 50 plus gros trafiquants de drogue identifiés par mon ministère dans le cadre de sa stratégie nouvelle - les most wanted - sont français ou binationaux, 90 % ne se trouvent pas en France, parce qu'ils ont fui la police ou la justice française ou parce qu'ils ont peur pour leur vie - en tout cas, on peut penser qu'on leur fait collectivement assez peur pour qu'ils ne restent pas en France... Ce n'est pas en France qu'ils mènent une vie rêvée, mais c'est parfois le cas ailleurs.

Ce trafic, de nature « communautairo-territoriale » et parfois familiale - tout le monde s'y met -, est surtout multinational, avec une organisation du travail que l'on pourrait qualifier de « tayloriste ». Il y a, au service des trafiquants, des comptables, des équipes de tueurs, des responsables de la logistique, qui, eux, ne consomment pas et ne trafiquent pas. Cette division de tâches rend très difficiles le travail de reconstitution de la police et de la justice et la condamnation des personnes.

Les réseaux s'adaptent tous les jours. Or une règle générale de fonctionnement de la police et de la gendarmerie est que la voiture du policier doit rouler aussi vite, voire plus vite que la voiture du voleur. Dans les ports du Havre ou de Dunkerque, mais aussi dans des ports intermédiaires, comme La Rochelle ou Nantes, notre contrôle a beaucoup progressé. C'est pourquoi la drogue est désormais stockée sous les cales des navires ou jetée à l'eau avec un point GPS. De telles pratiques sont assez dangereuses : il n'est pas rare de lire dans la presse que quelqu'un, en Normandie, a trouvé un ballot de cocaïne en se baladant...

Face au développement du drop off dans les grands ports français, nous demandons à nos gendarmes, policiers et douaniers d'avoir des équipes de plongeurs qui pourront vérifier la coque des bateaux. C'est, me semble-t-il, la démonstration que nous sommes de plus en plus performants et efficaces, mais aussi que nous devons constamment changer de stratégie face à des trafiquants très ingénieux - et que nous sommes capables de le faire.

M. Jérôme Durain, président. - Votre description de l'état de la menace est passionnante. Compte tenu de votre connaissance des dossiers, nous pourrions vous écouter jusque demain, mais je souhaite que nous gardions du temps pour pouvoir vous poser des questions.

M. Gérald Darmanin, ministre. - J'en termine, monsieur le président.

Nous constatons un rajeunissement des dealers, dans le contexte d'une hyperviolence qui rencontre l'hyperjeunesse.

La prison est, pour nous, un sujet très important. De fait, ce n'est pas parce que l'on met un gros dealer en prison que le trafic s'arrête et qu'il cesse de commander des meurtres.

Je ne referai pas ici le bilan de notre action, mais je rappelle que nous avons essayé d'éradiquer le deal sur la voie publique. Le nombre de points de deal est passé de 4 000 à 2 980 aujourd'hui, et ceux qui se reconstituent ne sont pas si nombreux. En revanche, ils se transforment : rendez-vous fixés via Telegram, WhatsApp ou Snapchat, livraisons par drone, par scooter... Nous devons, là aussi, nous adapter.

Je veux tordre le cou à une idée reçue : pour la première fois, la consommation de cannabis baisse en France. Tout le monde appelle à sa légalisation, au prétexte que la lutte serait impossible. C'est faux : des études sanitaires successives réalisées par le ministère de la santé ont montré que, pour la première fois, grâce au travail général de lutte, la consommation de cannabis - contrairement à la consommation de cocaïne et de drogue de synthèse - diminue, notamment chez les plus jeunes. Il faut savoir saluer collectivement les victoires ! La France est l'un des seuls pays où cette consommation baisse.

Enfin, les saisies sont très impressionnantes depuis deux ans, particulièrement grâce à notre travail en matière de renseignement criminel
- 12 tonnes de cannabis ont été saisies cette année, contre 7 l'année dernière. C'est l'une des grandes réponses que nous pourrons apporter demain.

Il y a aussi beaucoup plus de personnes qui sont mises sous écrou : sur un an, il y a eu 20 % d'écrous supplémentaires, soit 2 372 personnes qui sont allées en prison directement, sans passer par la case jugement. Nous faisons, là aussi, la démonstration de notre efficacité, y compris dans la réponse pénale.

Enfin, 62 % d'usagers supplémentaires ont été contrôlés et condamnés. De fait, l'une des réponses à la question de la drogue consiste à toucher les consommateurs, ce qui est d'autant plus facile qu'ils ne sont pas très nombreux sur le territoire national.

M. Jérôme Durain, président. - Si nous en avions eu le temps, nous aurions pu vous écouter toute la soirée, monsieur le ministre !

Je crois que nous souscrivons quasiment toutes et tous à ce que vous avez dit sur l'état de la menace.

Le ton de nos échanges se doit d'être très franc. Or l'une de nos préoccupations est de toucher le haut du spectre - c'est la plus grosse des difficultés qui se posent. Les opérations « place nette » ont fait l'objet d'une communication gouvernementale XXL. C'est de bonne guerre, et c'est utile : cela permet de montrer que la République, l'ordre public et la tranquillité publique reviennent dans les quartiers.

Toutefois, les opérations « place nette » vont-elles réellement permettre de déstructurer les réseaux ? Va-t-on pouvoir taper les gros bonnets au portefeuille, toucher les généraux, et pas seulement les fantassins ? Peut-on avoir quelques chiffres, monsieur le ministre, sur la proportion de personnes effectivement condamnées après avoir été interpellées et sur les types de peines prononcées ?

Vous avez considéré que les chiffres étaient plutôt satisfaisants. Va-t-on pouvoir maintenir l'effort dans la durée ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Il est important de mener une guerre psychologique.

Quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, j'ai vu passer une note selon laquelle 2 % des policiers étaient impliqués dans la lutte contre la drogue, ce qui est à la fois beaucoup - il y a beaucoup d'enquêteurs spécialisés - et peu, vu le constat que nous pouvons faire collectivement.

Pour ma part, j'ai proposé une réforme de la police nationale, parce que je pense que tout le monde doit s'occuper de la drogue, de l'agent qui s'attaque au point de deal, au haut du spectre de la police judiciaire (PJ), en passant par le renseignement territorial, qui s'informe sur le commerce illégal, au coin de la rue, d'individus parfois radicalisés. C'est l'ensemble de la police nationale qui doit intervenir. L'excès de spécialisation était sans doute d'ailleurs le problème du ministère de l'intérieur. Le dispositif « place nette » permet d'affirmer une communauté de destins de la police et de la gendarmerie dans les interventions. Au-delà, c'est tout le monde qui s'y met à l'intérieur de l'État : les douaniers, l'Urssaf et la direction générale des finances publiques (DGFiP), par des contrôles...

Ce n'est pas évident, parce que, au fond, la France n'a pas choisi entre la tolérance et la prohibition. C'est un vrai sujet. À titre personnel, le point de vue que j'essaie de défendre est qu'il faut aller vers la prohibition. J'essaie de diriger l'administration comme on peut diriger une entreprise ou une mairie, en tendant vers un projet commun : la lutte contre la drogue. J'essaie de trouver des moyens au service de cet objectif à l'intérieur du ministère et sur le plan interministériel.

L'opération « place nette » est aussi, bien sûr, une opération de communication, destinée notamment aux habitants, pour leur dire que nous ne les laissons pas tomber.

Par ailleurs, nous cherchons à embêter les organisations criminelles, qui, comme je l'ai expliqué, sont, en réalité, des organisations économiques. Ils vendent un produit sale, qui donne lieu à du blanchiment d'argent, mais ils pourraient tout aussi bien en vendre un autre !

Mon objectif est de casser ce modèle économique. Si les individus ne peuvent pas payer leurs fournisseurs et leurs salariés, ils doivent trouver d'autres endroits, d'autres habitudes, d'autres nourrices, d'autres protecteurs et, parfois, s'exprimer sur des réseaux de communication sur lesquels ils ne devraient pas parler. Ce faisant, je crée de l'incertitude chez mon ennemi : son banquier l'appelle, son logisticien est dérangé, ses clients doivent changer d'habitudes, il doit modifier ses moyens de communication... Parfois, cette guerre sur la voie publique le conduit à faire des bêtises. Cette incertitude peut aider la police tout en haut du spectre. De fait, nous pensons qu'une partie des personnes que nous visons sont en train de commettre des erreurs.

Aujourd'hui, il y a des policiers 24 heures sur 24 à La Castellane à Marseille, où circulaient 80 000 euros d'argent liquide par jour et où l'on comptait cinq points de deal. Nous avons cassé un modèle économique qui était très intéressant et créé la possibilité d'une discorde chez l'ennemi.

On ne peut pas dire que les opérations « place nette » ne produisent aucun effet : il y a beaucoup d'interpellations, de gardes à vue, de gens qui parlent, de perquisitions qui permettent de saisir des téléphones, des ordinateurs, des livres de comptes... Nous n'en aurons le résultat que dans six mois ou un an, mais je peux déjà vous dire que le dispositif est très intéressant pour l'ensemble de nos services. Nous avons tout de même saisi 3,6 tonnes de cannabis dans le cadre d'opérations anti-points de deal ! C'est énorme.

Autre point important, nous avons saisi 13 millions d'avoirs - immeubles, véhicules -, notamment grâce aux nouvelles lois que vous avez accepté de voter. Nous avons également saisi quasiment 1 000 armes - aujourd'hui 25 % du trafic de drogue se fait avec des armes...

« Place nette », c'est donc à la fois du management interne, une communication externe pour la prohibition, une tentative pour déranger ceux qui nous dérangent et leur créer des problèmes et pour effectuer des saisies.

C'est une opération haut du spectre. Je ne dispose pas du nom de toutes les personnes qui ont été condamnées - j'imagine que le garde des sceaux les a évoquées hier. Je ne peux pas non plus vous répondre sur les réponses pénales qui ont été prononcées. Ce que je puis dire, c'est que des magistrats, y compris du siège, ont, souvent pour la première fois, coopéré avec la police nationale, ce qui a permis d'interpeller 20, 30, voire 40 personnes au même moment, chose qui aurait été quasiment impossible sans la réforme de la police nationale et sans cette coopération.

Oui, « place nette » continuera. Il y a des endroits que nous ne lâcherons pas. Nous ne lâcherons pas La Castellane.

Nous avons fait une opération « place nette » sans le dire à La Paternelle, qui était le plus haut point de la drogue à Marseille : nous y avons mis des policiers toute la journée pendant six mois. Aujourd'hui, n'y a plus de point de deal à La Paternelle. Nous avons cassé la structure économique, expulsé les étrangers délinquants de leur logement social, trouvé des nourrices, des cachettes, monté un projet de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) avec la ville... Nous avons mis fin aux réseaux. La chimiothérapie a été si forte qu'elle a tué la tumeur.

Comme dans tout cancer, il faudra peut-être réintervenir ici ou là, comme à La Castellane. Il est certain que les moyens sont parfois disproportionnés : poster une unité de CRS à La Castellane toute la journée, c'est beaucoup ! Mais nous considérons que c'est un « démonstrateur », pour reprendre le terme des agents immobiliers qui vendent un appartement-témoin.

Donc oui, « place nette » continuera, notamment dans les neuf grandes agglomérations qui ont été mises en avant médiatiquement.

M. Jérôme Durain, président. - Lors de nos auditions et de nos rencontres de terrain, beaucoup de membres des forces de l'ordre et de magistrats ont déploré de ne pas avoir le temps de se consacrer au fond, notamment aux enquêtes économiques et financières. Un préfet de la République nous a dit n'avoir aucun policier spécialisé sur ces sujets. Nous sommes donc convaincus que le haut du spectre va continuer à prospérer.

L'embolisation des services intervenant sur la voie publique et les opérations « place nette » ne font-elles pas perdre du temps aux enquêtes au long cours ? Le trouble qui fait commettre des erreurs aux criminels n'est-il pas aussi de nature à déstabiliser les réseaux et à gêner ces enquêtes ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Quand j'étais maire, le commissaire de police ou le patron de la PJ locale que j'alertais sur l'existence d'un point de deal me répondait toujours : « ne vous inquiétez pas, il y a une enquête ». N'attendons pas que les enquêtes soient absolument parfaites pour faire disparaître les points de deal ! À chacun son travail. Le mien consiste à ce qu'il n'y ait pas de point de deal. S'il peut arriver que l'on n'intervienne pas sur la voie publique parce que l'on sait qu'il y aura une grosse interpellation quelques jours plus tard, il ne faut pas pour autant attendre que toutes les preuves soient réunies pour obtenir la plus lourde condamnation de celui qui a déjà tué - et qui, dans l'intervalle, pourra encore tuer si on ne l'arrête pas.

Je ne partage pas l'idée selon laquelle il ne faut que des enquêtes judiciaires parfaites, et pas de travail de voie publique.

Le préfet avec lequel vous avez échangé connaît sans doute mal la ressource qu'il a sous la main. Je ne suis pas corporatiste : le meilleur travail est parfois celui de la police fiscale, que nous avions mise en place à Bercy. Elle était très peu saisie par les magistrats. La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), Tracfin, la DGFiP peuvent agir. Il n'y a pas que les services du ministère de l'intérieur.

Oui, il existe une crise de l'investigation. Mais c'est le cas partout. Il manque 5 000 officiers de police judiciaire (OPJ) en France.

Je voudrais tout de même rappeler que ce sont les magistrats qui ouvrent les enquêtes. Or il est rare qu'ils en ouvrent une pour blanchiment, parallèlement à une enquête pour trafic de stupéfiants. J'incite les procureurs de la République que je rencontre à le faire.

Je reconnais qu'il faut sans doute affecter du personnel aux questions économiques et financières, ou spécialiser des enquêteurs dans ce domaine, mais je souhaite aussi souligner qu'il existe nombre de polices fiscales hors du ministère de l'intérieur. En outre, beaucoup de schémas de blanchiment de l'argent de la drogue sont classiques. Al Capone est tombé grâce à son comptable !

Lorsque j'étais ministre des comptes publics, j'ai fait en sorte que le directeur général adjoint des finances publiques soit chargé de la lutte contre le radicalisme religieux et la drogue, parce que la DGFiP avait fortement tendance à ne réaliser des contrôles fiscaux que là où elle était certaine de récupérer de l'argent. Même pour de petites sommes, il faut emmerder les gens, dans un autre domaine que celui pour lequel on cherche à les arrêter. Les préfets et les services enquêteurs n'utilisent pas assez les Urssaf pour effectuer des contrôles dans les lieux de blanchiment. La caisse d'allocations familiales (CAF), bien qu'elle gère de petites sommes, est très intéressante. La DGFiP doit réaliser des contrôles fiscaux sur le patrimoine. Quand on sait que quelqu'un a caché son argent, que l'on n'a pas une quantité de drogue suffisante pour obtenir une bonne condamnation, que le train de vie est anormal, ce ne sont pas les enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) qui agiront. C'est à la DGFiP de réaliser des contrôles fiscaux d'opportunité. Si le préfet n'est pas capable de dire à son directeur départemental des finances publiques de contrôler telle liste de personnes, à quoi sert l'État ? Par ailleurs, à Bercy, il est possible de mettre en place des politiques fiscales pour tel ou tel secteur économique : la filière bâtiment et travaux publics (BTP), les bars à chicha, la restauration rapide.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Office antistupéfiants (Ofast) n'a pas les moyens d'exercer son rôle de chef de file. Comment l'y aider ? Les Américains ont créé la Drug Enforcement Administration (DEA). N'a-t-on pas intérêt à créer une autorité unique ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - L'Ofast est une belle invention interministérielle. Encore faut-il que chaque ministère y alloue des effectifs
- et les meilleurs.

L'Ofast est aussi concerné par le renseignement. Pourquoi sommes-nous très bons sur le terrorisme et moins sur le grand banditisme ? Parce que 90 % de la lutte contre le terrorisme, c'est de l'administratif - du renseignement. On entretient un rapport particulier avec un parquet spécialisé, le parquet national antiterroriste (Pnat), et l'on judiciarise quand le dossier est quasiment prêt. Dans la lutte contre le trafic de drogue, c'est l'inverse : 90 % de judiciaire et 10 % d'administratif. Or il faudrait une part de renseignement criminel bien plus importante. Que l'Ofast se transforme en organisme de renseignement criminel, comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour le terrorisme, me paraît une excellente chose. Mais cela signifie davantage d'effectifs pour l'Ofast, et peut-être un parquet spécialisé.

En matière de terrorisme, c'est le ministère de l'intérieur qui mène la lutte. En matière de drogue, ce sont les juges d'instruction qui commandent les enquêtes. Pour que l'Ofast soit chef de file, encore faut-il que ses services soient saisis par la justice.

L'Ofast est une très bonne invention du premier quinquennat du Président de la République. Sans doute faut-il le renforcer. Nous sommes en train de monter en gamme, en installant des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) dans les ports et aéroports et en prenant de l'ampleur outre-mer.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué un parquet spécialisé antidrogue. Qu'en attendriez-vous ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je respecte les prérogatives du garde des sceaux...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Allez-y, il ne nous écoute pas...

M. Gérald Darmanin, ministre. - On ne peut pas se spécialiser sur tout. Je comprends cette difficulté. Le Pnat a été créé parce que le terrorisme a des particularités. Le parquet national financier (PNF) a été créé parce que la délinquance financière a des particularités. Si l'on ne voit pas que la drogue et le grand banditisme ont des particularités... En tout cas, pour le très haut du spectre, on aurait intérêt à travailler avec un parquet spécialisé, d'autant qu'il faut souvent dépayser les affaires dans ce domaine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - À plusieurs reprises, lors des auditions, on a pointé les difficultés de communication ou de coordination entre les douanes, la gendarmerie et la police. Incontestablement, la situation s'améliore et la guerre des polices n'existe plus. Comment aller plus loin ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Le ministère de l'intérieur a encore beaucoup de travail. En son sein, tous n'ont pas le même maillot, mais ils ont la même passion ! Il n'y existe pas de chef d'état-major. Ou, plutôt, c'est le ministre de l'intérieur lui-même. Bien sûr, on organise des réunions interservices, mais la culture du silo est trop importante. Pour caricaturer, il existe quatre silos : le silo de la DGSI, celui de la gendarmerie nationale, celui de la police nationale et celui de la préfecture de police. Avant s'y ajoutaient, dans la police nationale, le silo de la police judiciaire, celui du renseignement territorial, celui de la voie publique. La réforme de la police nationale vise à y mettre fin. Avant de donner des leçons aux autres ministères, nous devons encore améliorer la circulation de l'information en interne.

Je vous donne un exemple : j'ai lancé moi-même l'opération « place nette XXL » à Marseille, qui représentait six mois de travail. J'ai rencontré le procureur de la République, les équipes à Marseille, la préfète de police des Bouches-du-Rhône. Mon cabinet était parfaitement au courant. Lors d'une réunion avec tout le monde que j'organisais très discrètement à Paris, l'Ofast a découvert qu'il y aurait cette opération à Marseille ! Ce n'est pas normal. Si je n'avais pas tenu cette réunion, nous aurions organisé une très grande opération antidrogue sans l'Ofast. Nous devons donc mieux faire circuler l'information.

La lutte contre le trafic de stupéfiants est très interministérielle. Sans les douanes, on se coupe d'une très grande partie du travail, puisque la drogue est une marchandise. Sans la santé, nos actions ne servent à rien. En effet, s'il y a toujours autant de consommateurs, et de gens qui pensent que les personnes droguées sont simplement des malades à accompagner... Sans une politique fiscale qui intervient sur le bas du spectre et ne se limite pas aux gros bonnets, sans Tracfin, cette lutte ne fonctionne pas.

J'insiste sur le côté très interministériel de la lutte contre le trafic de drogue. On devrait davantage se parler. Il y a des exceptions, comme outre-mer, où prévaut une vraie communauté de l'État. Mais, sur le territoire hexagonal, on a du travail.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous apportez de l'eau à notre moulin. Nous ne disons pas autre chose que vous sur le fisc, la CAF, les Urssaf, sur un parquet national spécialisé. Les parquets ne sont pas invités aux Cross et les groupes interministériels de recherche (GIR) marchent sur une jambe. Nous posons donc la question du chef de file. Il faut de l'interministériel XXL !

Vous nous dites de regarder vers Bercy, en rappelant que c'est son comptable qui a fait tomber Al Capone. Pour la commission d'enquête, peu importe : l'essentiel, c'est le résultat. Or il nous semble qu'il faut monter d'un niveau. Vous avez naturellement ce chef de filât à construire. C'est peut-être prévu par le plan antistupéfiants rénové dont nous attendons la publication. La première version que l'on nous a transmise était faiblarde, mais il me semble que vous l'avez musclée.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je n'avais pas vu moi-même le document que l'on vous a transmis. Il ne correspond pas à ce que j'ai annoncé. Que ce soit clair.

Nous avons réussi à montrer, dans la lutte contre le terrorisme, qu'un travail très interministériel par nature pouvait être mené par un service constitué, la DGSI, autour d'un ministre chef de file. Tout le monde se place derrière la DGSI et le ministre de l'intérieur. Sans doute faudrait-il faire la même chose sur la drogue. Mais il faudrait aussi trancher entre prohibition et tolérance. Je ne suis pas sûr que tout le monde, au sein de l'État, partage la même conception. Il n'y a pas eu de campagne de communication gouvernementale unique sur la drogue depuis très longtemps. Grâce à la délégation à la sécurité routière qui m'est attachée, j'ai pu lancer une campagne contre les stupéfiants - vous savez que de plus en plus d'accidents de la route sont provoqués par des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants. Mais il a fallu beaucoup se battre. Or je pense que cela relève du service d'information du Gouvernement (SIG).

On a eu droit à une campagne de communication dont le message était : « si l'on fume un pétard, il faut rester chez soi ». Ce n'est pas ce que l'on demandait ! Il ne faut pas fumer de pétard tout court. Nous sommes parfois confrontés à un blocage culturel. Tout le monde, au sein de l'État, est d'accord pour lutter contre le terrorisme. Ce n'est pas le cas sur la drogue.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption est l'un des signes qui caractérisent les narco-États. Elle peut s'introduire dans tous les services de l'État, quels qu'ils soient, ou des entreprises privées, notamment de fret. Ce risque a-t-il été identifié, et qu'avez-vous mis en place ? Les douanes, par exemple, font travailler les douaniers en binôme. Dans la police, on a constaté que des fichiers étaient consultés de manière incongrue.

M. Gérald Darmanin, ministre. - La corruption concerne les services en charge de la lutte contre la drogue, mais aussi les services préfectoraux chargés des étrangers. Je ne veux pas ouvrir de débat sur la fonction publique, mais c'est parfois le danger de recrutements rapides. Tous les contractuels ne sont pas corruptibles, mais ils apportent moins d'assurances que les fonctionnaires dotés d'un statut. S'il se peut que des policiers ayant réussi un concours consultent indûment des fichiers, on remarque que c'est souvent le fait de policiers adjoints ou de personnes en apprentissage. Nous devons être vigilants sur la nature des personnes qui ont accès aux informations. En Guyane, 11 policiers adjoints ont été déférés dans une enquête sur le passage de « mules ». Ils étaient bien adjoints. C'est pourquoi il y a davantage, aujourd'hui, de gardiens de la paix, et moins d'adjoints.

Nous devons réaliser nos enquêtes de moralité. Je remercie le Parlement d'avoir adopté ma proposition de retirer l'uniforme de la République à quelqu'un qui a été condamné dans une affaire de violences intrafamiliales ou de stupéfiants. La sanction doit être dissuasive. Aujourd'hui, il n'y a plus de passage par le conseil de discipline : c'est la loi de la République qui s'applique.

Il y a désormais deux magistrats à la tête de l'inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Dans la feuille de route que je leur ai adressée, j'ai demandé une vigilance plus particulière sur la déontologie et la lutte contre la corruption. Cela passe notamment, comme vous l'avez évoqué, par l'accès aux fichiers ; désormais, les policiers disposent de cartes professionnelles personnalisées, et nous pouvons savoir qui consulte quoi. Sur ce sujet de la lutte contre la corruption des fonctionnaires, j'ai demandé à l'inspectrice générale de la police nationale de me faire des propositions d'ici l'été.

Cette corruption n'est pas généralisée ; il y a, objectivement, peu de cas. Mais je constate des problèmes dans certains services de préfecture ou de l'administration, ainsi que dans les mairies où circulent beaucoup d'informations ; je pense, par exemple, à ce qui s'est passé récemment en Normandie. La corruption se trouve au sein de l'État, et plus largement dans la communauté de ceux qui ont accès à l'information.

Nous partageons de nombreuses informations, car les élus en demandent sans cesse. Lorsque j'étais maire, je ne supportais pas que mon commissaire de police ne me donne pas d'informations. Mais il faut reconnaître qu'un élu, avec toutes les personnes qui constituent son environnement, ne dispose pas de la même étanchéité qu'un fonctionnaire de police. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, je comprends mieux pourquoi un certain nombre de fonctionnaires préfèrent ne pas partager les informations avec les élus.

La corruption touche de nombreux secteurs, et nous engageons désormais beaucoup de moyens afin de lutter contre ce phénomène, jusqu'à présent peu traité au sein de la fonction publique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption est un bon indicateur de ce que peut être un narco-État. Cette vigilance est donc nécessaire.

M. Laurent Burgoa. - La Belgique et les Pays-Bas sont les principaux pays producteurs de drogues de synthèse. La réponse ne peut-elle se situer qu'à l'échelle européenne ? Travaillez-vous avec vos collègues européens en ce sens ?

Vous avez tenu parole et mis en place un GIR dans mon département du Gard. Toutefois, il nous manque des gendarmes, ainsi que des représentants de l'Urssaf et de DGFiP. Pouvez-vous nous aider, monsieur le ministre ?

Mme Valérie Boyer. - Ma question porte sur la confidentialité et sur la protection des lanceurs d'alerte. De quelles mesures précises disposons-nous pour les protéger quand ceux-ci reçoivent des menaces ? Des instructions sont-elles données aux commissariats ?

Par ailleurs, les élus sont-ils associés à ces missions ? Que se passe-t-il quand leur famille est menacée ?

M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, je partage votre analyse : si l'on veut lutter contre le narcotrafic, il faut casser le modèle économique de la drogue, et j'approuve toutes les opérations de déstabilisation menées en ce sens. Mais, comme vous ne l'ignorez pas, les deux éléments essentiels du système concernent la production et la richesse créée.

Ce n'est pas la consommation qui crée la production : c'est l'augmentation de la production qui entraîne de nouvelles consommations. Comment s'attaquer à cette production, le plus souvent étrangère ? Et de quels moyens disposons-nous pour lutter contre la diffusion de cette production sur notre territoire ? Comment faire en sorte, notamment, que les nouveaux laboratoires de production de drogues de synthèse ne viennent pas s'installer chez nous ?

La richesse créée, c'est-à-dire le profit, est la raison d'être du trafic. Si les trafiquants ne vendaient pas de la drogue, ils chercheraient à s'enrichir par d'autres moyens, tout aussi illégaux. Pour lutter contre ces richesses créées, il y a le gel ou la confiscation des avoirs, éventuellement le gel administratif. La segmentation du marché de la drogue et la spécialisation des métiers liés à ce trafic font que beaucoup d'argent se trouve en circulation. Comment augmenter notre vigilance sur ce sujet ?

On a souvent évoqué, dans le cadre de ces auditions, les 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires liés au narcotrafic en France. Je souhaite insister sur les 100 000 salariés travaillant dans cette économie illégale. Ces personnes gagnent de l'argent, qui, ensuite, revient dans l'économie légale. De quels moyens disposez-vous pour désorganiser ce modèle économique, en vous attaquant aux richesses créées et à leur utilisation dans la consommation de marchandises et de services ?

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Benarroche, on estime plutôt à 200 000 ou 250 000 le nombre de personnes qui vivent du trafic en France.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Longtemps, la cocaïne a été acheminée vers l'Europe depuis le Surinam, via l'aéroport d'Amsterdam. Le trafic s'est déporté vers la Guyane voisine dès que les Pays-Bas ont installé un scanner capable de détecter toute personne transportant de la cocaïne in corpore. Monsieur le ministre, pourquoi la France n'arrive-t-elle pas à imiter les Pays-Bas ? En Martinique et en Guadeloupe, on a instauré les contrôles à 100 % dans les aéroports. Pouvons-nous envisager d'installer des scanners à Orly et à Roissy ?

Mme Karine Daniel. - Je m'interroge sur la forte polarisation entre, d'une part, des territoires et des communautés, et, d'autre part, la mobilité géographique des trafiquants. Dans ces conditions, la situation s'avère compliquée à la fois à analyser et à combattre.

J'observe également un déséquilibre entre les forces dédiées à la question du trafic des produits et celles qui sont engagées dans la lutte contre le blanchiment. Sans doute faudrait-il un lien automatique entre les enquêtes sur le trafic et celles concernant le blanchiment.

Enfin, de quels moyens disposons-nous pour élargir la restriction d'utilisation de l'argent liquide ? Vous avez évoqué le sujet du paiement des loyers. Avez-vous connaissance d'autres leviers ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Concernant les drogues de synthèse, j'ai remarqué que la carte des laboratoires coïncidait avec celle des politiques de tolérance ou de légalisation du cannabis. Cela me conforte dans l'idée que les trafics se nourrissent mutuellement, en partie pour les masses financières que cela entraîne. En même temps qu'ils produisent, ces laboratoires font de la recherche et du développement.

Tant que nous mènerons une politique de lutte contre les substances illicites, je ne pense pas que les laboratoires viendront s'installer en France de façon massive. Il se peut qu'il existe des laboratoires de fabrication de cigarettes illicites sur le territoire national, mais on n'en a pas trouvé beaucoup, contrairement à des pays comme la Pologne, la Roumanie ou l'Ukraine avant la guerre.

La Belgique et Pays-Bas sont nos voisins. Une ville comme Tourcoing a 17 points de passage avec la Belgique ; il est difficile de tenir une telle frontière. Certes, la question du travail à l'échelle européenne se pose, mais je souhaite insister sur le travail de coopération internationale : de cette coopération dépend, de même que pour le terrorisme, la réussite de la lutte contre les grands trafiquants.

Il existe une solution assez simple pour lutter contre les drogues de synthèse. Aujourd'hui, nous analysons ces drogues, nous cherchons les précurseurs et, ensuite, nous les interdisons par arrêté. En résumé, tout est autorisé, sauf ce qui est interdit. Nos amis britanniques, eux, font l'inverse : ils interdisent tout, sauf ce qui est autorisé. Avec l'évolution technologique et chimique actuelle, nous sommes toujours en retard. La semaine prochaine, dans le cadre d'un ensemble de propositions de lutte contre la criminalité, je proposerai que l'on s'inspire du modèle britannique, en interdisant les précurseurs utilisés pour fabriquer de la drogue, sauf ceux qui sont autorisés pour l'industrie du médicament. Cette initiative me paraît de nature à lutter plus vite et plus fort contre les drogues de synthèse.

La coopération européenne existe, notamment pour ce qui concerne les ports. Nous connaissons les portes d'entrée de la drogue en Europe. La logistique du port d'Anvers est admirable, mais il suffit de s'y balader pour voir que l'endroit n'est pas sécurisé. En comparaison, les ports du Havre et de Dunkerque sont « sur-sécurisés » et, de ce fait, moins efficaces en matière de logistique.

Ensuite, les produits prennent la route. Quand on dit que l'A1 est l'autoroute de la drogue, c'est une vérité. Vous avez évoqué les scanners : on y reviendra concernant les ports, mais cela marche également pour les camions et les voitures. Bientôt, la technologie prédictive et l'intelligence artificielle nous aideront beaucoup ; c'est une question que nous finirons par résoudre.

Une alliance des ports a été lancée il y a quelques mois. Les ministres de l'intérieur doivent veiller à ce que les règles de sécurité soient les mêmes pour tous les ports. Mais, lorsque le produit se trouve dans le port, c'est déjà presque fini. Il faut obliger les grandes entreprises internationales de fret à disposer des caméras à l'intérieur des conteneurs et, surtout, à fournir les données qui nous permettraient, grâce à l'intelligence artificielle, de faire de la prédictibilité et de retrouver les personnes concernées. Des moyens existent pour ne pas fouiller tout le port et ne pas embêter la logistique ; ils relèvent de l'intelligence plutôt que d'une législation européenne.

Monsieur Burgoa, je regarderai pour les gendarmes. Comme vous n'avez pas évoqué l'augmentation du nombre de policiers dans le Gard, département qui a connu la plus forte augmentation en France après Mayotte, j'en déduis que vous êtes satisfait... Pour ce qui concerne les Urssaf, je précise qu'elles sont présidées par des chefs d'entreprise.

Madame Boyer, la question du lanceur d'alerte a été un peu modifiée par la création des sites moncommissariat.fr et masécurité.fr. Désormais, chacun peut, de façon anonyme, en se rendant sur ces sites, dénoncer le trafic en bas de chez soi. Parfois, chose amusante, les trafiquants se dénoncent entre eux. En une année, sur le site masécurité.fr., nous avons recensé 2 800 signalements positifs liés au trafic de drogue.

Par ailleurs, les lanceurs d'alerte doivent être particulièrement protégés ; à ma connaissance, ils le sont. Lorsque les élus ou leur famille reçoivent des menaces, je m'en occupe personnellement. Le garde des sceaux travaille actuellement sur la question très importante du statut des « repentis », sujet important comme tous ceux qui concernent les personnes qui donnent des informations. Nous avons un problème de statut des informateurs. Certains policiers, et parfois même des commissaires de police, sont condamnés parce que le statut de l'agent qui interagit avec les informateurs, les « tontons », n'est pas clair. Nous aurions intérêt, collectivement, à donner une protection à ces policiers, ces gendarmes, ces douaniers qui récupèrent des informations dans des conditions parfois difficiles, risquant leur propre vie. De moins en moins de policiers veulent s'occuper des informateurs, car les risques sont trop importants. À Bordeaux, récemment, un commissaire de police a été condamné alors qu'il agissait au nom du ministère de l'intérieur et qu'il n'y a pas eu d'enrichissement personnel. Or, quand on ne dispose pas d'informations, il est difficile d'être efficace.

M. Jérôme Durain, président. - Dans certains endroits, comme cela a été souvent signalé dans le cadre de ces auditions, des policiers se mettent en danger.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je ne sais pas ce que vous proposerez, mais nous reviendrons sans doute vers vous pour améliorer ce statut.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous proposerons quelque chose d'important sur ce sujet.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je m'en réjouis, et j'espère que nous trouverons les moyens législatifs de compléter cela.

Monsieur Benarroche, vous m'avez interrogé sur le problème de la production. On peut évoquer la production locale française, notamment en matière de cannabis ou de drogues de synthèse ; même s'il existe de véritables fermes de cannabis dans certains territoires industriels, ce n'est pas là que réside le principal danger.

Les pays producteurs représentent un problème à l'échelle mondiale. Comment le régler ? Il est difficile de l'envisager à court terme, car cela dépasse les compétences du ministère de l'intérieur. La coopération internationale ainsi que la présence des attachés douaniers et des attachés de sécurité intérieure dans des pays où se déroulent les transits sont des éléments importants. On ne peut pas lutter contre la production, mais on peut le faire contre le transport illicite.

Comment parvient-on à casser le modèle économique ? Et ne faudrait-il pas, au moment où les finances publiques sont dans le rouge, profiter de cette masse d'argent en circulation pour légaliser ? Autour de nous, de nombreux pays légalisent, mais on parle moins de ceux qui reculent - je pense notamment à l'État de l'Oregon aux États-Unis, qui fut le premier à légaliser et qui est désormais le premier à revenir en arrière.

M. Guy Benarroche. - Le préfet de police des Bouches-du-Rhône a développé le même argument que vous.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Il s'agit d'un bon préfet ! Il sera félicité...

Je souhaite dire quelques mots sur la légalisation, car je sens bien qu'un débat pourrait naître à ce sujet. Pourquoi la légalisation est-elle, à mon sens, une faute ? Il ne s'agit pas d'un jugement moral. J'essaie d'agir pour le bien de mon pays ! La drogue, pour ces trafiquants, est une marchandise comme les autres. En imaginant que la légalisation fonctionne, ils n'auront pas l'idée d'ouvrir une échoppe ni de contacter l'Urssaf et la DGFiP. Ceux qui ouvriront des commerces sont d'honnêtes gens ; j'ai vu, notamment, que certains buralistes souhaitaient expérimenter la légalisation du cannabis. Mais les grands trafiquants, eux, vont se tourner vers d'autres drogues, d'autres marchandises, plus dures encore.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Par ailleurs, ces drogues plus dures seront moins chères, car détaxées.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Nous sommes la France, donc nous imposerons des normes et des taxes. Le prix du produit en vente sera plus cher que sur le marché illégal, comme on peut le voir avec l'exemple des cigarettes. De même, le taux de tétrahydrocannabinol (THC) validé par le ministère de la santé ne correspondra pas à celui du cannabis vendu dans la rue, et les personnes qui fument du cannabis ne vont pas s'habituer, du jour au lendemain, à un produit avec un taux plus faible.

Les partisans de la légalisation pensent que les trafiquants ne vendent qu'un seul produit, mais ce n'est pas le cas ; ils vendent non seulement du cannabis, mais également de la cocaïne, de l'héroïne, du crack, des méthamphétamines. Si on légalise un produit, on ne supprime pas pour autant le point de deal ni l'organisation criminelle.

Nulle part, le marché légal n'a remplacé le marché illégal ; il le complète. De la sorte, on augmente le nombre de consommateurs, comme cela s'est passé notamment au Canada ou aux Pays-Bas. Par ailleurs, il est étrange de vouloir légaliser un produit dangereux pour la santé au moment où l'on augmente les prix du tabac. À cela s'ajoute une dimension morale, car une éventuelle légalisation saperait l'autorité de la mère de famille qui incite ses enfants à travailler plutôt qu'à fumer des joints.

Enfin, la légalisation ne réglerait pas le sujet de la production. Seul le Canada s'efforce de régler à la fois le problème de la légalisation de la vente et celui de la production. En effet, si on légalise sans produire ni organiser des filières de production, on se retrouve à importer un produit illicite et l'on enrichit une organisation criminelle.

La lutte contre le cannabis est difficile, et je suis conscient des limites du travail collectif. Mais, depuis deux ans, la consommation de cannabis en France est en baisse. Nous n'allons pas légaliser un produit au moment où sa consommation diminue. Notre principal souci est que les pays voisins légalisent.

Madame la sénatrice, concernant les scanners, je partage votre analyse : il faut en installer davantage, si possible aux aéroports de Roissy et Orly. Il est clair que les contrôles à 100 %, notamment à l'aéroport de Cayenne, sont très efficaces. Lorsque j'étais ministre chargé des douanes, les autorités de santé et de sûreté nucléaire délivraient les agréments pour les scanners - et c'est encore le cas aujourd'hui. Nous disposons de l'argent et de la technologie nécessaires, mais il faut plus d'un an avant d'obtenir l'agrément, ce qui est absurde.

Au sujet de de la mobilité géographique, les policiers me disent, de plus en plus souvent, que les personnes tenant les points de deal ne sont pas de la région. Auparavant, ces personnes vivaient dans le quartier, puis elles sont venues de la ville voisine et, aujourd'hui, elles viennent d'une autre région. Cela a pour conséquence d'augmenter le niveau de violence et cela crée de la torture et de l'exploitation. L'adolescent de 13 ou 14 ans, qui a parfois été mutilé ou violé, vient de lui-même à la police pour qu'on le sorte de cet enfer.

Aujourd'hui, d'autres pays sont concernés. Dans le quartier des Moulins, à Nice, la plupart des guetteurs viennent de Tunisie. De nombreux étrangers en situation irrégulière, notamment des mineurs non accompagnés (MNA), sont utilisés pour cette fonction. Le lumpenprolétariat du trafic de drogue est désormais très mobile, comme peut l'être le capital humain dans un capitalisme effréné.

Ceux qui tiennent les quartiers, loin de l'image des années 1970-80, lorsque sévissaient le gang des Lyonnais, les Corses ou les Marseillais, se définissent par un mélange communautaire, familial et géographique, mais les responsables du trafic, le plus souvent, ne sont plus en France. On observe encore un attachement au territoire, avec parfois la volonté d'en conquérir de nouveaux ; récemment, des trafiquants marseillais ont voulu s'installer en Belgique, peut-être car ils sont pourchassés chez nous. Mais le véritable problème concerne les personnes qui dirigent le trafic depuis la prison. Se pose la question de l'isolement des grands trafiquants - je sais que le garde des sceaux y est attentif -, de la même manière que l'on isole les terroristes.

Un autre sujet important concerne la saisie et la confiscation des avoirs. Nous avons réalisé des progrès dans ce domaine, mais nous devons être plus efficaces encore.

Enfin, il y a la problématique des messageries cryptées. Ce que nous savons faire dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, nous n'y parvenons pas dans la lutte contre le banditisme ou le narcotrafic. Lors des réquisitions, les opérateurs téléphoniques nous donnent des informations, car ils sont patriotes, mais ce n'est pas le cas des grandes compagnies à l'étranger.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez suggéré l'idée de tests salivaires sur la voie publique. Cela peut-il se réaliser d'un point de vue juridique ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Le Président de la République ainsi que le Premier ministre ont validé la proposition. Nous allons soumettre un texte de loi, avec notamment un volet consacré à la lutte contre les consommateurs. Il est problématique, en effet, que l'on puisse effectuer un test salivaire sur une personne se trouvant dans une voiture ou sur un scooter, mais pas sur la voie publique. Je vais donc proposer à la représentation nationale que les policiers et les gendarmes, sous l'autorité des procureurs de la République, puissent effectuer des tests sur la voie publique, de la même manière que l'on effectue des contrôles d'identité.

Les consommateurs doivent savoir qu'ils ne seront jamais tranquilles. Ce texte permettra de rappeler que la consommation personnelle de drogue est interdite. Cette consommation concerne, pour l'essentiel, la catégorie des CSP+ ; le modèle caricatural, c'est le cadre travaillant dans le quartier de la Défense qui va récupérer sa drogue dans le quartier Pablo-Picasso à Nanterre. Les quartiers populaires, où vivent de nombreuses personnes issues de l'immigration, ne sont pas responsables du trafic de drogue. Dans les quartiers très urbains, des personnes très installées dans la vie, qui se permettent de donner des leçons de morale et s'offusquent du niveau de violence, ne perçoivent pas le lien entre un rail de cocaïne dans les toilettes d'une boîte de nuit et les règlements de comptes liés au trafic. Le contrôle que nous souhaitons mettre en place concerne, avant tout, les sorties de boîtes de nuit à Cannes ou sur les Champs-Élysées.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, concernant l'état de la menace et les constats liés au trafic de drogue, vous aurez grand intérêt à lire notre rapport. La consommation ne concerne pas que les bobos : elle est également le fait de personnes ayant des métiers très durs.

Les jeux Olympiques et Paralympiques s'annoncent, avec un dispositif de sécurité nécessitant une forte mobilisation des forces de sécurité. Celle-ci peut-elle cohabiter avec la lutte contre le narcotrafic ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Cela se complète, monsieur le président. La présence de 12 millions de spectateurs en France s'accompagne de sujets liés à la délinquance ; je pense à l'augmentation de la prostitution, notamment des mineurs, ainsi qu'à la circulation de la drogue. De nombreuses personnes avec un fort pouvoir d'achat veulent également des soirées festives. J'ai demandé aux forces de l'ordre de lutter contre le trafic, tout en assurant la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques.

Par ailleurs, les policiers et de gendarmes seront mobilisés sur d'autres sujets susceptibles d'apparaître dans l'actualité ; je pense notamment aux crises migratoires, aux mégafeux de forêt, aux émeutes qui pourraient se déclencher ainsi qu'aux luttes contre la délinquance. À Marseille, 50 unités de forces mobiles accompagneront l'arrivée de la flamme. Jamais il n'y a eu autant de policiers à Marseille ! Nous vous le devons, car vous avez voté le texte de loi permettant de recréer ces unités de forces mobiles.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, monsieur le ministre, pour la qualité de cet échange. Nous aurons l'occasion, dans les prochaines semaines, de nous lire mutuellement. Les propositions dans le cadre du plan national de lutte contre les stupéfiants ne devraient pas tarder, et le rapport de notre commission d'enquête sera rendu public à la mi-mai.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

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