B. ADOPTER UNE STRATÉGIE D'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE AVEC UN VOLET OFFENSIF RENFORCÉ AFIN DE MIEUX FAIRE VALOIR NOS INTÉRÊTS NATIONAUX
1. Affermir notre stratégie de normalisation
La capacité d'un État à influer sur les normes internationales en matière économique, c'est-à-dire sur les règles du jeu dans une économie mondialisée, est un élément essentiel de compétitivité pour les entreprises. À ce titre, l'influence normative est une composante de l'intelligence économique, voire du soft power, qui demeure sous-estimée en France.
Ces « normes volontaires » sont omniprésentes dans notre quotidien : elles sont utilisées pour la conception de nos prises de courant, les dimensions de nos feuilles de papier ou encore la teneur en eau du miel. Élaborées dans un cadre technique par un réseau d'organismes privés aux niveaux national, européen et international, elles sont d'application volontaire par les acteurs économiques - qui ont tout intérêt à les suivre notamment parce qu'elles conditionnent l'accès aux marchés.
Ces normes ne sont jamais innocentes : elles fixent des modes de gouvernance, donnent aux acteurs de moyens de devancer la concurrence ou de la freiner, déterminent des stratégies de production et d'échanges de biens et services, etc. Elles sont donc un enjeu de compétitivité et de souveraineté, surtout pour les secteurs en croissance et en mutation. Claude Revel indiquait ainsi dans son rapport en 201322(*) qu'il est de plus en plus difficile de séparer la technique du politique. Ne pas anticiper une évolution de la norme, à défaut de pouvoir en être l'auteur, conduit éventuellement à manquer un avantage concurrentiel voire à subir les évolutions de la réglementation, car les normes volontaires appuient et outillent de plus en plus la mise en oeuvre de la règlementation, notamment européenne. Il n'est pas rare que la Commission européenne demande aux trois organisations de normalisation européennes23(*) d'élaborer des normes contribuant à la bonne mise en oeuvre du droit européen, à l'aide de référentiels ou de méthodologies.
a) Une position française encore favorable mais fragilisée par l'absence de stratégie et de moyens
Les États et, indirectement, les entreprises ont donc tout intérêt à développer une stratégie d'influence normative : qui maîtrise la norme maîtrise le marché. Or, la France se distingue par une position relativement attentiste : elle reste bien placée dans les classements internationaux mais sa stratégie de présence et d'influence est insuffisante, dans un contexte où l'élaboration de la norme fait l'objet d'une compétition au même titre que les produits : 90 % des normes actuelles sont élaborées au niveau international. Les États, via leurs organismes nationaux de normalisation, se mènent donc une concurrence rude à la détention de secrétariats de comités et à la formulation de propositions au sein de groupes de travail.
Déjà en 2008, le rapport de Nicolas Tenzer24(*) sur l'expertise internationale déplorait que la France pèse peu sur l'élaboration des normes et du droit souple et qu'elle peine à mobiliser des experts lors de missions pour des organisations internationales ou pour d'autres États. En 2013, le rapport de Claude Revel soulignait quant à lui l'insuffisante ambition de la stratégie d'influence normative de la France et la fragilité de sa position.
Le baromètre établi depuis 2006 par l'Association française de normalisation (Afnor) montre qu'en 2022, la France peut se targuer d'une position favorable en termes d'influence normative, mesurée par le nombre de comités dont elle assure le secrétariat : elle est 2ème à l'échelle européenne en termes de présence au CEN et CENELEC et demeure 3ème au niveau international pour sa présence aux comités de l'Organisation internationale de standardisation (ISO) et de la Commission électrotechnique internationale (IEC). Toutefois, elle est de loin devancée par l'Allemagne et les États-Unis et est au coude à coude avec le Japon, le Royaume-Uni et la Chine à un secrétariat près.
La position favorable de la France est donc fragile. Elle est menacée par la poussée rapide de la Chine : cette dernière assurait le secrétariat de seulement 30 comités en 2010 contre environ 80 en 2022, tandis que l'influence de la France stagne, voire se réduit. Cette poussée chinoise s'inscrit dans le cadre d'une stratégie offensive de placement de ressortissants à la tête d'organisations internationales spécialisées, comme l'Union internationale des télécommunications (UIT) dont elle assurait la direction générale de 2015 à 2022, l'Organisation des nations unies pour le développement industriel (ONUDI) de 2013 à 2021, l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) dont elle assurait le secrétariat général de 2015 à 2021 ou encore l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) dont le directeur général, chinois depuis 2019, a été réélu pour 4 ans en juillet 2023.
En Europe, l'Allemagne jouit d'une position stable et avancée. Sur le dossier énergétique, sa stratégie d'influence normative est bien plus offensive que celle de la France : en mai 2021, l'École de guerre économique25(*) démontrait déjà comment la stratégie allemande de promotion des énergies renouvelables et du gaz au détriment du nucléaire au niveau européen s'appuyait sur un réseau organisé de partis politiques, de contrôle de postes stratégiques et de liens étroits entre représentants d'intérêts et administrations allemandes. En juin 2023, un nouveau rapport d'alerte de l'École de guerre économique dénonce quant à lui l'ingérence des fondations politiques allemandes, dont certaines sont soutenues à plus de 90 % par l'État et les pouvoirs publics allemands, dans la sphère publique française en vue de réduire la crédibilité de la filière nucléaire26(*).
b) La France doit développer une véritable stratégie normative définissant les domaines prioritaires en termes d'influence normative et associant les entreprises à sa mise en oeuvre
Dès 2013, le rapport de Claude Revel appelait à un décloisonnement des sujets règlementaires et normatifs internationaux et à leur intégration dans une approche d'intelligence économique dynamique afin de lier politiques publiques et normalisation.
De même, en 2017, le rapport d'Élisabeth Lamure déposé au nom de la commission des affaires économiques du Sénat27(*) soulignait le manque de « stratégie collective » des industries françaises en matière de normes et l'absence de concertation entre État, collectivités, entreprises et organes de normalisation.
Depuis, des initiatives pouvant être saluées ont été mises en oeuvre. Ainsi, le Grand défi « Sécuriser, fiabiliser et certifier des systèmes fondés sur l'intelligence artificielle » lancé fin 2019 par le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) contient un important volet normatif qui a abouti à l'élaboration d'une feuille de route stratégique nationale sur la normalisation de l'intelligence artificielle, ayant vocation à être portée au niveau européen et à structurer la participation concertée des acteurs français dans les travaux conduits au CEN et CENELEC pour outiller le futur règlement européen sur l'intelligence artificielle28(*).
Une composante « normalisation » devrait donc être systématiquement incluse dans les politiques publiques sectorielles portées par l'État afin de favoriser une approche française coordonnée et efficace dans les enceintes européennes ou internationales de normalisation. Ces composantes « normalisation » sectorielles devraient être regroupées au sein d'un volet normalisation de la Stratégie nationale d'intelligence économique (SNIE) identifiant les sujets d'importance stratégique pour la France à échéance pluriannuelle.
Recommandation n° 6 : définir au sein de la SNIE la stratégie française de normalisation et les sujets prioritaires pour la France.
Afin d'inciter les entreprises à s'investir au sein des instances de normalisation, engagement qui peut être consommateur en temps et ressources compte tenu du niveau de technicité des sujets, la prise en charge des dépenses de normalisation via le crédit d'impôt recherche (CIR) pourrait être renforcée. Le CIR prend aujourd'hui en compte la moitié des dépenses de normalisation afférentes aux produits de l'entreprise, définies comme suit :
- les salaires et charges sociales afférents aux périodes pendant lesquelles les salariés participent aux réunions officielles de normalisation ;
- les autres dépenses liées à ces mêmes opérations, fixées forfaitairement à 30 % de ces salaires ;
- les frais de participation aux réunions officielles de normalisation des chefs d'entreprises individuelles et des dirigeants de personnes morales, dans la limite de 437,35 euros par jour.
Aujourd'hui, sont exclues les dépenses qui ne participent pas à la définition des normes en amont mais adaptent des produits aux normes déjà définies.
Afin de soutenir les PME-ETI qui souhaitent se lancer à la conquête de nouveaux marchés et ne pas les pénaliser pour l'insuffisance de la stratégie d'influence normative française, il serait donc judicieux d'intégrer ces dépenses, seulement pour les TPE-PME, au CIR dans le cadre de la réforme de ce dernier.
Recommandation n° 7 : dans le cadre de la réforme annoncée du CIR, intégrer dans l'assiette les dépenses des TPE-PME liées à l'adaptation à la normalisation et augmenter le plafond de la prise en charge actuelle des dépenses de participation aux réunions de normalisation.
2. Adopter une posture proactive de partage de l'information
La capacité de toute organisation à capter, traiter et partager l'information est un gage de réussite de la stratégie d'intelligence économique, et plus particulièrement de son volet offensif qui fait aujourd'hui défaut au niveau français.
Or, les rapports Martre de 1994, Carayon de 2003 puis Revel de 2013 constatent tous trois des freins organisationnels et culturels à une gestion performante de l'information économique : un changement culturel est donc nécessaire, aussi bien dans les entreprises que dans les administrations, au profit d'une vision plus décloisonnée, plus horizontale, plus propice à la concertation, à la remise en question et à l'adaptation.
À cet égard, le référentiel unifié de sécurité économique élaboré par le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) devrait être diffusé et adopté par toutes les administrations chargées de la mise en oeuvre d'un volet de la PPSE. Ce référentiel unifié est en effet transversal : il comprend une liste nationale confidentielle de 791 entreprises stratégiques à protéger en priorité, une liste de 364 technologies critiques ainsi qu'une liste de 328 laboratoires et des organismes publics de recherche à protéger en priorité.
De nombreux autres travaux ou documents élaborés par nos administrations gagneraient à être davantage connus en interministériel et utilisés comme référentiels : la direction générale du Trésor a par exemple mené un travail d'identification de la vulnérabilité des approvisionnements français pour les produits métalliques en 202129(*), à l'aide de trois critères : la part des importations extra-européennes, la concentration des importations sur un faible nombre de fournisseurs hors Union européenne et l'insuffisance de la production européenne. Des travaux antérieurs, à l'instar d'une note Trésor-éco de décembre 202030(*) évaluent quant à eux la vulnérabilité des approvisionnements français et européens à l'aune de deux critères différents. Non seulement les résultats de ces travaux devraient être partagés et utilisés par d'autres administrations (SGDSN, SISSE, services contrôlant les IEF) mais les méthodologies d'identification des approvisionnements vulnérables devraient être unifiées au sein d'un référentiel afin de disposer d'une stratégie claire. À cet égard, le rapport de la commission des affaires économiques sur la souveraineté économique appelait déjà à une cartographie intégrale des vulnérabilités de notre économie31(*).
Par ailleurs, les bonnes pratiques de partage d'information grâce à l'intelligence artificielle doivent se diffuser au sein des administrations concernées et des entreprises : notre capacité collective à traiter l'information ne peut souffrir aucun conservatisme. L'intelligence artificielle peut être efficacement mise au service de l'intelligence économique puisque cette dernière repose sur une collecte, un traitement et une diffusion intelligentes de l'information économique, souvent accessible en source ouverte.
Afin de favoriser le changement culturel et la diffusion d'une culture de l'intelligence économique, le partage d'informations doit toucher tous les services de l'État, y compris les plus secrets : en 1994, le rapport Martre mentionnait le rôle structurant des services de renseignement aux États-Unis, qui jouaient déjà à l'époque un rôle de quasi conseil auprès des administrations voire des entreprises. Le rapport annuel déclassifié publié par la CIA (rapport « ATA », annual threats assessment) est d'ailleurs devenu un rapport structurant et fortement attendu chaque année par les acteurs économiques américains comme internationaux.
Recommandation n° 8 : donner pour mission aux services de renseignement d'établir un rapport annuel national déclassifié cartographiant les menaces pesant sur la France, sur le modèle du rapport ATA aux États-Unis dédié à l'évaluation annuelle des menaces. Ce rapport inclurait, en lien avec le Haut-commissariat au Plan et France Stratégie, des informations sur les menaces économiques, technologiques et scientifiques ainsi que sur l'impact des normes et des législations extraterritoriales.
Bien que toute démarche d'intelligence économique soit indissociable de la notion de réseau, l'information ne doit pas pour autant être accessible à tous : l'intelligence économique entend réduire la diffusion de l'information « en silo » et promouvoir la transversalité, tout en protégeant l'information stratégique.
À ce titre, le rapport Carayon de 2003 constatait que le nombre de personnes habilitées au secret-défense était, aux dires des personnes auditionnées, « excessif » tandis que « certaines fonctions sensibles touchant directement à la sécurité économique et financière échappent toutefois au secret »32(*). Il proposait donc de repenser le nombre et la qualité des personnels habilités au secret-défense au sein des administrations afin que les services compétents au sein des services de renseignement puissent faire un travail d'instruction dans de bonnes conditions.
Ce rapport identifiait également un risque pour la sécurité nationale du côté des sociétés de renseignement ou de sécurité privées, qui se dissimulent souvent sous d'autres vocables comme le conseil en intelligence économique, le lobbying, la communication, etc. Or, il précisait que « la nature-même de leur métier exige des précautions particulières ; leur activité n'est pas neutre au regard du respect des libertés publiques ; et les entreprises ont besoin de partenaires de confiance présentant des garanties d'éthique, de confidentialité et de professionnalisme »33(*). Il proposait donc de créer un comité de déontologie de ces sociétés, chargé de conduire une réflexion sur l'élaboration et la mise en place d'un label d'éthique ainsi que de créer un fichier de recensement de ces sociétés.
Aujourd'hui, leur encadrement est toujours un enjeu auquel s'ajoute celui des éventuelles mobilités entre secteurs public et privé dans le domaine du renseignement et de la sécurité. Les rapporteurs soulignent que ce sujet a été soulevé à de nombreuses reprises lors des auditions menées, constatant que de nombreux anciens militaires ou des services de renseignement travaillent aujourd'hui pour des cabinets internationaux d'intelligence économique ou des entreprises étrangères.
Recommandation n° 9 : renforcer le cadre déontologique applicable aux mobilités vers le secteur privé des fonctionnaires et des contractuels ayant occupé des postes dans des domaines souverains, dans des services de renseignement ou faisant partie des domaines stratégiques en matière d'intelligence économique tels que définis par la stratégie nationale d'intelligence économique, en restreignant fortement leur mobilité vers des entreprises contrôlées par des puissances étrangères voire vers les États étrangers eux-mêmes.
* 22 Rapport « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » de Claude Revel au Premier ministre, 31 janvier 2013
* 23 Le Comité européen de normalisation (CEN), le Comité européen de normalisation en électronique et en électrotechnique (CENELEC) et l'Institut européen des normes de télécommunications (ETSI)
* 24 Rapport « L'expertise internationale au coeur de la diplomatie et de la coopération au XXIème siècle » de Nicolas Tenzer, 2008
* 25 « J'attaque ! » Comment l'Allemagne tente d'affaiblir durablement la France sur la question de l'énergie ? Mai 2021, École de guerre économique
* 26 Rapport d'alerte - Ingérence des fondations politiques allemandes et sabotage de la filière nucléaire française, 22 juin 2023, École de guerre économique
* 27 Rapport d'information n° 627 de Mme Elisabeth Lamure, « Où va la normalisation ? - En quête d'une stratégie de compétitivité respectueuse de l'intérêt général », déposé au nom de la commission des affaires économiques du Sénat le 12 juillet 2017.
* 28 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle (législation sur l'intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l'Union.
* 29 Note Trésor Eco - 2020
* 30 Note Trésor Eco - 2021
* 31 Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, Rapport d'information n° 755 (2021-2022) de Mme Sophie Primas, Mme Amel Gacquerre et M. Franck Montaugé, déposé le 6 juillet 2022.
* 32 Rapport d'information sur la stratégie de sécurité économique nationale présenté par M. Bernard Carayon, déposé à l'Assemblée nationale le 9 juin 2004.
* 33 Ibid.