DEUXIÈME PARTIE : « LES FUTURS POSSIBLES »
LUTTER CONTRE LES DÉSÉQUILIBRES EN PRÉSERVANT LA DIVERSITÉ DES TERRITOIRES

I. UNE MULTITUDE DE FUTURS POSSIBLES DE L'OCCUPATION DU TERRITOIRE

A. LES GRANDS FACTEURS D'ÉVOLUTION DE NOS TERRITOIRES

1. La démographie française face au défi du vieillissement de la population
a) L'accélération du vieillissement de la population

Le futur de l'occupation du territoire est grandement dépendant des perspectives en matière de démographie. Lors de son audition devant la délégation à la prospective en juin 2022, Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l'INSEE80(*), avait dressé un panorama détaillé des prévisions à l'horizon 2070.

La croissance démographique est le résultat du jeu de deux paramètres : la différence entre naissances et décès, appelé solde naturel et celle entre les entrées et sorties du territoire, appelé solde migratoire. En 2021, le solde naturel était de 81 000 personnes et le solde migratoire de 141 000, marquant un ralentissement très net de la croissance de la population française, qui était de 0,5 % par an durant la dernière décennie et qui tombe désormais à 0,3 % par an. Nous allons donc vers une stabilisation de la population française.

Cette population est en moyenne de plus en plus âgée : le vieillissement est un phénomène général dans tous les pays développés, résultant de l'allongement de l'espérance de vie. En France, en 2022, 21 % des habitants étaient âgés de 65 ans et plus. Le vieillissement s'accélère depuis les années 2010 du fait de l'arrivée dans les tranches d'âge élevées des premières générations nombreuses nées après-guerre durant le baby-boom.

L'INSEE anticipe une stabilisation de la fécondité autour de 1,8 enfant par femme, soit un taux de fécondité qui n'assure pas un renouvellement des générations, et la poursuite de la hausse de l'espérance de vie à la naissance. En 2070, elle serait de 90 ans pour les femmes et de 87,5 ans pour les hommes (l'écart entre les deux se réduisant). La combinaison de ces phénomènes conduit à stabiliser la population mais avec un âge moyen bien plus élevé. D'après Christel Colin, nous aurions en 2070 5,7 millions de personnes de 75 ans ou plus supplémentaires et une baisse de 5 millions des personnes de 60 ans ou moins. La part des plus de 65 ans, qui était déjà passée de 16 % à 21 % en 20 ans, gagnerait encore 5 points à l'horizon 2040 et potentiellement 3 points à l'horizon 2070. La part des 80 ans ou plus passerait de 6 % à 10 % au cours des vingt prochaines années, contre 4 % à 6 % au cours des vingt dernières, et devrait encore augmenter jusqu'à 13 % en 2070. « Il faut bien avoir à l'esprit que le vieillissement de la population d'ici à 2040 est inéluctable, au sens où il ne dépend pas des hypothèses, mais s'observe quels que soient les scénarios et variantes retenus » ajoutait Mme Colin.

b) Un impact territorial important du vieillissement de la population

La structure par âge de la population varie déjà fortement selon les territoires. Le taux des « + de 65 ans » dépasse déjà les 25 % dans la majorité des départements du Sud-Ouest de la France, mais aussi dans certains territoires de Normandie et Bretagne et dans le Sud-Est. À l'inverse, les départements dont la part des moins de 20 ans est supérieure à 25 % se trouvent essentiellement au nord de la France, notamment dans la grande couronne de l'Île-de-France, ainsi qu'en outre-mer, avec le cas particulier de la Guyane et de Mayotte. Néanmoins, c'est dans la moitié Nord du pays que la part des 65 ans ou plus a le plus augmenté sur les dix dernières années.

Le vieillissement a aussi un impact indirect : la réduction de la taille des ménages. La réduction de la taille des familles doit être naturellement prise en compte. Mais il faut aussi avoir conscience de la hausse vertigineuse à attendre de la proportion de personnes âgées vivant seules, ce qui bouleversera les manières d'habiter le territoire.

La hausse de l'âge moyen des français et la part croissante prise par les personnes âgées, voire très âgées, doivent conduire à revoir la manière d'habiter les logements et d'aménager la ville. Publié en 2021, le rapport Broussy intitulé « nous vieillirons ensemble »81(*) pointe la volonté de vieillir chez soi plutôt qu'en établissement, mais insiste sur la nécessité d'adapter les logements, notamment en y déployant de la domotique, de construire des résidences autonomie pour séniors dans les coeurs de ville et non dans des périphéries éloignées, et demande aux bailleurs sociaux d'élargir leur palette de services pour répondre aux besoins des personnes âgées logées dans le parc social. Le rapport insiste aussi sur la nécessité de repenser les services rendus aux personnes âgées, en s'appuyant sur l'existant, par exemple les registres canicule. Mais au-delà, il faut penser au piéton âgé, disposer des bancs à intervalles réguliers pour permettre des pauses dans les déplacements pédestres, ou encore déployer des services de transport adapté, le rythme et les moyens physiques de la personne âgée ne lui permettant plus forcément de se déplacer par bus, tramway ou métro classique.

2. La digitalisation, opportunité ou menace pour les territoires ?
a) La digitalisation massive de l'économie et de la vie quotidienne

Issue de la révolution informatique démarrée dans les années 1980 et accélérée par le développement d'Internet, la digitalisation touche tous les domaines d'activité : production, commerce, transports, loisirs. Elle prend une place prépondérante dans l'ensemble de la vie quotidienne et transforme le rapport à l'espace en abolissant les distances.

Les commandes peuvent être passées en ligne, les services peuvent être fournis à distance, pour le meilleur et parfois pour le pire : les enfants peuvent délaisser les terrains de jeux pour se réfugier derrière leurs écrans et les échanges virtuels tendent à remplacer la rencontre directe. Parfois, plus on communique, moins on se parle ! La sociabilité numérique sur les réseaux sociaux supplante les cadres traditionnels d'échanges. Selon la dernière étude de Médiamétrie82(*), 45 millions de français soit 3 Français sur 4 surfent chaque jour sur Internet. Le temps moyen passé sur Internet s'élève à 2 h 18 par jour, dont 52 minutes correspondent à l'utilisation des réseaux sociaux. Internet est devenu la porte d'entrée principale vers l'information : 86 % des lecteurs de la presse le font en ligne.

La numérisation des activités s'appuie sur l'explosion des données numériques, mise en évidence par le sénateur Ludovic Haye dans une note récente de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST)83(*). Le volume de données créées par an dans le monde est passé de 2 zettaoctets84(*) en 2010 à 64 en 2020 et devrait atteindre 181 en 2025. C'est cette collecte massive de données (appelées big data en anglais) qui permet de déployer des solutions utilisant l'intelligence artificielle.

Le développement de la géolocalisation ou encore de l'imagerie satellitaire permettent au monde numérique d'appréhender de mieux en mieux le territoire. Les agriculteurs peuvent par exemple surveiller la pousse des plantes par satellite. Le fisc peut repérer les piscines non déclarées de la même manière. Les applications de guidage routier équipent désormais la quasi-totalité des véhicules et remplacent les plans et cartes routières ou rendent les panneaux indicateurs routiers largement obsolètes : en plus de nous orienter, ces applications nous indiquent les temps de trajet et nous informent sur la circulation.

La fiabilité de ces outils numériques et leur perfectionnement incessant laissent penser qu'on les utilisera encore plus à l'avenir et que notre relation à notre territoire sera de plus en plus médiatisée par les outils numériques.

Il importera d'ailleurs de veiller à ce que les infrastructures nécessaires pour accéder au numérique soient partout disponibles, pour ne pas condamner certains espaces à être privés de services numériques. Qu'il s'agisse d'Internet fixe avec la fibre ou d'Internet mobile avec les réseaux 5G et les objets connectés, la demande de débit est croissante et généralisée.

b) Un effet ambigu sur les territoires

Les conséquences de la digitalisation pour les territoires sont déjà présentes. Le développement du télétravail, le commerce électronique ont commencé à remodeler les lieux et modes de vie.

Le numérique apparaît ainsi comme une opportunité de modernisation, élargissant le spectre des services disponibles. La télémédecine peut ainsi constituer une réponse à un manque structurel de médecins installés physiquement sur le territoire. Les « micro-folies », initiative portée par le ministère de la culture et les principaux établissements culturels français (Le Louvre, le centre Pompidou, la Philharmonie de Paris, le Château de Versailles, la Réunion des Musées nationaux) installent des musées numériques dans des lieux éloignés de la culture. La création de tiers-lieux dans des communes rurales permet de conserver sur place une population active qui, sinon, irait habiter les grandes villes. D'une manière générale, le « service public connecté » peut également accélérer les procédures et faciliter la tâche des entreprises ou des individus qui sont loin des services physiques.

Ces aspects positifs sont cependant contrebalancés par d'autres qui le sont beaucoup moins : fracture numérique (l'illectronisme touchant environ 20 % de la population), réduction de la présence physique au profit des téléprocédures et consommation d'énergie du secteur numérique. En outre, pour les territoires, la digitalisation peut nécessiter des investissements lourds qui ne sont pas dans les moyens de petites collectivités. Dans un rapport publié en 2022, la sénatrice Patricia Demas alertait sur les risques d'un développement numérique à deux vitesses sur les territoires et appelait à renforcer la cohésion numérique à travers une vingtaine de propositions85(*).

Par ailleurs, le numérique peut faciliter la mise en oeuvre d'initiatives qui s'affranchissent des cadres réglementaires préétablis. En témoigne le développement de plateformes comme Uber, qui est venu profondément remettre en cause le transport individuel de personnes par les taxis dans les grandes villes. Les vélos ou trottinettes en libre-service sur la voie publique sont également venus percuter l'offre organisée et mise à disposition par les collectivités sur l'espace public. Le numérique permet des ruptures, des contournements, des déstabilisations extrêmement rapides de politiques menées localement par les collectivités.

Tout l'enjeu est donc de domestiquer la puissance du numérique : d'en utiliser toutes les potentialités, et notamment celles liées à la relocalisation d'activités, tout en maîtrisant les risques.

3. Les autres facteurs de transformation des territoires

Si la démographie et le numérique peuvent être considérés comme deux grands facteurs de transformation des territoires, d'autres paramètres entrent également en jeu.

Parmi les facteurs auxquels il convient de prêter attention, figure notamment la disponibilité et le coût de l'énergie. L'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022 a mis en évidence la grande fragilité de l'Union européenne en matière d'approvisionnement énergétique.

Or, l'énergie est indispensable pour se loger, pour se déplacer ou encore pour produire. L'autonomie énergétique est l'un des piliers d'une véritable autonomie stratégique. Devant la hausse des coûts de l'énergie, les manières d'occuper l'espace doivent être repensées d'abord pour davantage de sobriété.

Un autre facteur de transformation de l'occupation du territoire relève du changement climatique. Aller vers une neutralité carbone pour le freiner et s'adapter à ses effets, notamment à des pics de chaleur et une modification du cycle de l'eau, sont des impératifs auxquels sont déjà confrontés tous les territoires, certains ayant plus d'atouts que d'autres pour y faire face.

D'une manière générale, nous allons devoir davantage prendre en compte les contraintes imposées par la nature. Lors de son audition, le géographe Michel Lussault indiquait qu'on avait trop longtemps négligé la question de la protection des sols, pas seulement en artificialisant et en consommant trop d'espace, mais aussi en procédant à des forçages environnementaux transformant les cycles du carbone et de l'azote. Or, altérer le bon fonctionnement des sols pose d'innombrables problèmes : pollutions, moindre rétention d'eau, perte de biodiversité, perte de fertilité des terres. Le souhait d'aller vers une plus forte prise en compte de la préservation de l'environnement s'exprime très fortement parmi les jeunes générations.

Enfin, la transformation des territoires dépend des moyens que l'on pourra y consacrer. À cet égard, lors de son audition, Mathieu Dougados, directeur général de la société Capgemini Invent, soulignait que la puissance publique n'avait pas, à elle seule, la capacité d'investir et plaidait pour qu'elle soit plutôt orchestrateur des services rendus à la population et organisateur de la mobilisation de cofinancements. En tout état de cause, la situation des finances publiques devra être prise en compte dans les scénarios de transformation des territoires.


* 80  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20220627/pro_2022_06_29.html

* 81  https://www.vie-publique.fr/rapport/280055-80-propositions-pour-un-nouveau-pacte-entre-generations

* 82  https://www.mediametrie.fr/fr/lannee-internet-2022

* 83  https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-291-notice.html

* 84 1 zettaoctet correspond à 1021 octets

* 85  https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-588-notice.html