EXAMEN EN DÉLÉGATION
M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui les conclusions de nos rapporteurs, Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, sur le foncier agricole.
Avant de leur céder la parole, je voudrais saluer l'importance de l'étude réalisé par nos collègues. L'enjeu du foncier est crucial dans les outre-mer, comme l'a souligné le rapport que les représentants d'Interco' Outremer sont venus nous présenter le 25 mai dernier.
Notre délégation s'y est intéressée de longue date. Elle a publié trois rapports par le passé qui ont tous été coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi dont je salue une fois encore la persévérance, l'implication et la constance.
Je tiens à remercier nos deux rapporteurs, Thani et Vivette Lopez, d'avoir formé ce binôme hexagonal-ultramarin qui est en quelque sorte notre ADN et notre plus-value. Cette parité est une façon d'ancrer la dimension ultramarine dans l'activité sénatoriale qui est un choix fondamental depuis la création de notre délégation.
Je remercie aussi notre collègue Victoire Jasmin qui est à l'origine de ce rapport et qui nous a proposé ce sujet pour la présente session parlementaire qui s'achève. Nous ne l'avions pas encore traité à part entière dans notre programme de travail et je crois que c'est une heureuse conclusion à nos activités particulièrement nombreuses cette année.
J'aurais d'ailleurs l'occasion de faire le point le mercredi 12 juillet sur le triennat 2020-2023 avant que nous nous séparions. Ce bilan est une obligation de nos statuts.
Concernant l'étude sur le foncier agricole, je vous livre d'abord quelques éléments sur les travaux préparatoires réalisés dans un laps de temps restreint, entre mars et juin, compte tenu des nombreux travaux inscrits à notre programme et d'une étude conjointe que nous menons avec la Délégation aux droits des femmes sur la parentalité et qui s'achève aussi dans les prochains jours.
La présente étude a donné lieu à 11 réunions soit 18 heures d'auditions et 57 personnes entendues
Elle a aussi occasionné un déplacement en Martinique du 17 au 20 avril au cours duquel nos rapporteurs ont tenu 12 réunions, et auditionné 28 personnes, en se rendant sur différents sites et en rencontrant les principaux acteurs du monde agricole.
Comme d'habitude, les rapporteurs ont complété leurs connaissances avec les réponses écrites aux questionnaires adressés systématiquement.
Pour le présent rapport, je vous précise aussi que comme à l'accoutumée, les comptes rendus de toutes les auditions seront annexés au rapport d'information dont la retranscription représente près de 200 pages, ce qui contribuera à éclairer et enrichir ce dossier promis à de prochains développements.
En effet, nous sommes aussi à la veille d'un Comité interministériel aux outre-mer (CIOM), prévu le 6 juillet, après plusieurs reports successifs.
Le ministre Marc Fesneau a aussi confirmé lors de son audition par la délégation le mardi 20 juin dernier que le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles sera présenté à l'automne en conseil des ministres. Même si la question de savoir s'il comportera un volet outre-mer n'est pas encore tranchée, il est certain qu'il y aura des mesures impactant les agricultures d'outre-mer.
Ces deux temps forts doivent être l'occasion de promouvoir une stratégie ambitieuse pour la gestion concertée des terres agricoles de chaque territoire et la mise en place les outils adaptés à nos outre-mer.
Je ne doute pas de l'excellence des propositions de nos rapporteurs à partir de leur état des lieux approfondi.
Pour suivre commodément les présentations de nos rapporteurs, comme d'habitude plusieurs supports vous ont été distribués :
- une note de synthèse du rapport sous forme d'un « Essentiel »,
- la liste des recommandations,
- et le tableau de mise en oeuvre et de suivi.
Sans plus tarder, je cède la parole aux rapporteurs.
Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la problématique du foncier dans les outre-mer est cruciale pour les raisons qui ont été détaillées dans les 3 rapports que Thani Mohamed Soilihi a coordonné : l'exiguïté des territoires, la topographie accidentée, l'exposition aux risques naturels, l'intensité des conflits d'usage...
D'un point de vue général, le foncier disponible est rare et menacé. Un aspect particulier de ce foncier - que nous n'avions pas encore approfondi - doit retenir l'attention : celui du foncier agricole.
Vous le savez, le président de la République a fait de la souveraineté alimentaire un objectif pour les outre-mer à l'horizon 2030. Annoncé lors d'un déplacement d'Emmanuel Macron à La Réunion en octobre 2019, il figure dans les missions du ministre de l'Agriculture ainsi que de celles du Délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer (que nous avons reçu à 3 reprises). La crise du Covid et la guerre en l'Ukraine ont montré, plus que jamais, l'importance de cette question.
Or, au regard de cet objectif, les chiffres révèlent une évolution préoccupante. Le dernier recensement agricole montre qu'entre 2010 et 2020 la surface agricole utile (SAU) a encore reculé dans les DROM, à l'exception de la Guyane qui progresse de 44 % et de la Guadeloupe qui se maintient. La Réunion, la Martinique et Mayotte, enregistrent respectivement une baisse de 10 %, 12 % et 15 %, après un recul ininterrompu depuis des décennies.
Ce recul est à rapprocher de trois autres constats préoccupants :
- la diminution du nombre d'exploitations. La Martinique et La Réunion notamment, ont perdu un cinquième de leurs exploitations agricoles en 10 ans ;
- la part des exploitations de petite et très petite taille. Les petites exploitations représentent plus de 90 % des exploitations ultramarines dans tous les territoires, et jusqu'à 99 % à Mayotte. La surface moyenne des exploitations agricoles est ainsi de moins de 6 hectares, contre environ 70 hectares dans l'Hexagone ; ces exploitations sont donc très vulnérables aux aléas économiques et climatiques ;
- une population d'exploitants agricoles particulièrement âgée. Aux Antilles, plus d'un tiers des exploitants ont aujourd'hui plus de 60 ans, contre 25 % dans l'Hexagone. À Mayotte, cette proportion atteint 42 %.
D'où l'interrogation qui a été le fil conducteur de nos travaux en tant que rapporteurs : de telles évolutions ne sont-elles pas de nature à compromettre l'objectif d'autosuffisance alimentaire pour les outre-mer ?
Au fil des 85 auditions au total que nous avons menées, nos interlocuteurs nous ont fait part des raisons de ce grignotage progressif du foncier agricole dans ces territoires : urbanisation rampante, fléau de l'indivision, spéculation immobilière, etc.
Elles nous ont permis d'identifier quatre difficultés majeures :
- une protection insuffisante des terres agricoles ;
- un phénomène d'enfrichement des terres exploitables ;
- des entraves multiples à la transmission ;
- et un aménagement inadapté à la survie des exploitations.
Le paradoxe est qu'il existe actuellement d'importants moyens financiers et de nombreux dispositifs juridiques mais qui ne sont pas mis au service d'une stratégie et d'une vision d'ensemble du foncier agricole.
Il manque une « conscientisation » de cet enjeu agricole comme l'a dit le président d'Interco' Outre-mer, M. Maurice Gironcel, autrement dit une réelle prise de conscience de la gravité et des conséquences de cette érosion.
Sur la base de ce constat, notre rapport s'articule autour de 20 propositions regroupées autour de 4 axes d'action :
- sauvegarder les terres agricoles existantes ;
- reconquérir les terres exploitables ;
- transmettre pour assurer la relève des générations ;
- et aménager dans une perspective d'agriculture durable.
Je vais vous exposer à présent les deux premiers axes, et Thani vous présentera les deux derniers.
Le premier axe : sauvegarder les terres agricoles existantes. Cette sauvegarde passe, selon nous, par trois leviers.
Premier levier : la sanctuarisation du foncier agricole existant.
Il faut souligner que les terres agricoles sur ces îles exiguës et au relief accidenté se trouvent de plus en plus « prises en tenaille » entre l'urbanisation rampante et la protection des zones naturelles - essentiellement des forêts gérées par l'ONF pour le compte de l'État et des collectivités -, protection qui a été renforcée par la législation, ainsi que par l'encadrement réglementaire et administratif.
Si ce phénomène de recul du foncier agricole n'est pas propre aux outre-mer, il y revêt une acuité particulière :
- en premier lieu, la production agricole a crû moins vite que la population sur l'ensemble des DROM. La production agricole destinée à l'approvisionnement des marchés locaux (hors canne et banane) enregistre une tendance à la baisse sur la période 2009-2019, avec une diminution d'environ 900 tonnes par an. Cette baisse est particulièrement forte à La Réunion et à la Martinique.
- en second lieu, le foncier en outre-mer revêt une dimension très sensible, compte tenu de l'histoire et des cultures locales. L'attachement à la terre y est très fort mais le foncier n'est pas assez considéré comme un outil de travail, ni comme ayant une vocation agricole pérenne.
Pour inverser l'évolution, il faut une réflexion sur le modèle agricole que les collectivités souhaitent mettre en place, ce modèle étant naturellement différent pour chacun d'entre eux. Celle-ci permettre d'adopter une stratégie de sauvegarde des terres nourricières, qui selon nous passe par plusieurs actions.
Il faut d'abord optimiser les outils de planification foncière disponibles.
La révision des schémas d'aménagement régional (SAR), qui définissent la destination générale des différentes parties du territoire et précisent la cartographie des zones à protéger, doit permettre de sanctuariser le foncier agricole par rapport aux projets d'aménagement.
Il faut veiller naturellement à sa déclinaison dans les PLU et les SCoT. Il faut naturellement renforcer les zones agricoles protégées (ZAP) et développer les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels périurbains (PEAN). À La Réunion, par exemple, la commune de Petite Île est la seule à l'avoir mis en place mais M. Serge Hoareau, vice-président du conseil départemental, a précisé que 6 communes étaient entrées dans cette démarche qui s'inscrit dans un plan d'action défini par décret. Pour lui, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion.
C'est donc notre proposition n° 1 : sanctuariser le foncier agricole dans les outils de planification.
Un autre instrument à mobiliser : les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF).
Comme vous le savez, elles se prononcent sur les permis de construire, les dossiers individuels et sur les documents d'urbanisme notamment ceux présentés par les maires.
Elles font l'objet de beaucoup de critiques, à la fois sur leur composition et sur la portée de l'avis qu'elles délivrent.
Certains proposent d'élargir leur composition pour en faire une sorte de Conférence territoriale de l'aménagement, (avec les Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), les commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC), les commissions départementales de la nature, des paysages et des sites (CDNPS))... Mais il est délicat de s'engager dans cette voie car la composition de ces instances est le résultat d'un équilibre complexe et fragile. Elle réunit déjà les principaux représentants du monde agricole. Le changement de composition, pour y faire entrer d'autres partenaires, n'irait pas forcément dans le sens des intérêts agricoles. L'essentiel, à nos yeux, est qu'elle soit un véritable lieu de présentation des projets et de dialogue.
C'est pourquoi nous vous proposons de nous concentrer sur la question de l'avis conforme. On peut considérer que l'avis conforme - je rappelle qu'un avis simple suffit dans l'Hexagone - est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression ce qui est le cas en outre-mer. Mais comme l'ont bien fait valoir Viviane Malet et d'autres collègues, l'avis ne devrait pas surgir brutalement, sans présentation ou échange préalable. Il faut organiser une présentation argumentée du projet, et un dialogue approfondi avec les élus qui ont porté des projets pendant des mois et ne devraient pas se voir soudain opposer une « décision couperet ».
D'où notre proposition n° 2 : rendre obligatoire une phase de présentation et d'échanges (« pré-CDPENAF ») sur les documents d'urbanisme, avant l'avis des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers.
Naturellement, la CDPENAF ne doit pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. Comme je l'ai rappelé, l'élaboration des documents de planification SCoT, PLU est un moyen de dépassionner le débat, d'éclairer les uns et les autres sur l'action conduite et de trouver des points d'équilibre...
Deuxième levier : conforter l'action des Safer comme acteur central de la sauvegarde des terres agricoles.
Le droit de préemption est entravé dans les DROM. L'implantation des Safer a été plus tardive : en 1966 à La Réunion, en 1967 en Guadeloupe et en 1968 à la Martinique. Elle est aussi incomplète.
Mayotte n'a pas de Safer : l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) dispose d'un droit de préemption mais rencontre des difficultés. L'EPFAM fonctionne sans dotation de l'État. C'est grâce à la volonté du conseil départemental qu'il a réussi à fonctionner. Les préemptions réalisées par l'établissement sont mal vécues sur le territoire.
Le président de la FNSafer a annoncé une mission sur ce territoire à l'occasion d'un prochain déplacement à La Réunion où la situation n'a strictement rien à voir. Il nous paraît important d'expertiser le projet de création d'une Safer pour Mayotte... De même, il est indispensable d'accélérer l'agrément de la Safer de Guyane afin qu'elle soit opérationnelle avant la fin de l'année. Je vous rappelle que cette Safer est annoncée depuis 2017 !
Par ailleurs, il est nécessaire de repenser pour les outre-mer le modèle économique des Safer, compte tenu de l'étroitesse du marché foncier sur ces îles, pour qu'elles puissent disposer d'un financement suffisant, pérenne et autonome, nécessaire à leurs interventions. Les auditions ont fait remonter des méthodes de contournement consistant à laisser en friches des terres agricoles dans l'espoir d'un déclassement en terres constructibles ou la vente de terres agricoles par lots, avec un effet de mitage des terres agricoles avec des habitations sur lesquelles les Safer n'arrivent pas à exercer leur droit de préemption, Safer qui de toute façon n'ont pas de ressources suffisantes pour intervenir. Les tables rondes sur la Guadeloupe et La Réunion ont aussi été éclairantes à ce sujet.
Concernant le financement, plusieurs pistes ont été avancées : hausse des dotations de l'État, augmentation du fonds de péréquation géré par la FNSafer, prélèvement sur la taxe spéciale d'équipement, taxe sur les transactions immobilières, partage des dotations allouées aux Établissements publics fonciers (EPF)...
Nous proposons de retenir la proposition de la Safer Martinique qui milite pour un prélèvement additionnel de l'ordre de 2 euros sur la taxe spéciale d'équipement (TSE). Ce sujet pourrait être discuté dans le cadre de la prochaine loi de finances. Même si le statut de société anonyme des Safer n'apparaît pas juridiquement compatible avec le bénéfice d'une taxe affectée, nous considérons qu'à situation exceptionnelle, il faut des ressources exceptionnelles !
La proposition n° 3 du rapport est renforcer les moyens des Safer outre-mer :
- en instaurant un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;
- en apportant la garantie de l'État sur les emprunts des Safer en cas de préemption partielle ;
- en agréant au plus tôt la Safer de Guyane afin de la rendre opérationnelle avant la fin de 2023 ;
- et en expertisant le projet de création d'une Safer pour Mayotte.
Autre sujet essentiel : l'eau.
J'avoue que j'ai découvert l'ampleur de cette problématique lors de notre déplacement à la Martinique où les périodes de sécheresse sont de plus en plus longues, malgré des périodes pluvieuses intenses. Les effets du réchauffement climatique sont très présents, y compris dans les grandes plantations de banane et canne !
Pour ces milieux insulaires, la question des usages de l'eau, de son partage et de sa préservation doit être réfléchie de façon globale et urgente, car sans eau, pas d'agriculture !
C'est la raison pour laquelle dès notre retour, par lettre en date du 2 mai 2023, nous avons appelé l'attention des ministres des outre-mer, de l'agriculture et de la transition écologique et de la cohésion des territoires, sur l'importance vitale de mener une politique ambitieuse d'investissements (il y a un retard structurel avec des équipements anciens et un manque de moyens pour leur entretien), de gestion et de préservation de la ressource en eau.
Cette orientation figure dans la proposition n° 4 visant à renforcer le « volet agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).
Par ailleurs, pour tendre vers la souveraineté alimentaire, il faut absolument soutenir la filière maraîchère qui représente 38 % de la SAU et assure l'approvisionnement des marchés locaux, soit 69 000 hectares. Ce sont des surfaces dédiées aux productions végétales, hors canne et banane, (notamment les jardins créoles) qui fonctionnent en circuit court.
Ces petits producteurs sont peu aidés et leurs revenus très irréguliers. L'État doit soutenir financièrement la structuration de cette filière qui commence à s'organiser. En Martinique, nous avons rencontré la vice-présidente d'une SICA maraîchère - Société d'intérêt collectif agricole - qui regroupe 200 petits producteurs cultivant des superficies de 2 à 3 hectares ! Leurs rendements tendent à diminuer, faute de jachère, et ils sont en difficulté pour payer leurs semences, leurs intrants, leur essence, la main d'oeuvre... Elle demandait pour eux un « ballon d'oxygène » financier (de l'ordre de 5 000 euros).
On constate un niveau global d'aides notamment européennes fortement différencié entre les filières maraîchères et les filières dites de « grandes cultures » comme la banane qui est très bien organisée, nous l'avons vu en rencontrant l'Union des producteurs de banane (Banamart). Dans ce contexte, il faut saluer l'annonce par la Première ministre lors de son déplacement à La Réunion en mai 2023 d'une aide de 10 millions d'euros à la filière fruits et légumes en outre-mer. Il faut continuer dans cette voie, sans forcément copier le modèle des grandes plantations !
Notre proposition n° 5 va dans ce sens : aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires, notamment au travers des SICA, et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.
Le deuxième axe d''action est la reconquête des terres agricoles exploitables.
La préservation des terres actuellement cultivées ne suffit pas. Il est nécessaire aujourd'hui de passer d'une posture défensive à la reconquête des terres cultivables, principalement celles laissées en friche et celles qui ont changé de statut.
Première piste : il faut s'attaquer de façon déterminée au phénomène des terres en friche
Leur étendue est difficile à évaluer même si la loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt (LAAF) de 2014 en a fait une obligation pour l'État. Il existe en réalité plusieurs définitions de la friche agricole, plus ou moins précises, variables selon le type de sources, les finalités ou les problématiques des territoires concernés. L'inventaire repose sur des conventions que les partenaires doivent valider mais qui peuvent être remises en question ultérieurement.
Le ministère de l'agriculture évalue néanmoins leur étendue à 12 000 ha en Martinique, 9 000 hectares en Guadeloupe et 8 000 hectares à La Réunion. Pour lutter contre l'extension des friches, l'article L.125-1 du code rural et de la pêche maritime prévoit que toute personne physique ou morale peut demander au préfet l'autorisation d'exploiter une parcelle susceptible d'une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans.
Mais dans la pratique, cette procédure va rarement à terme. Comme l'a précisé le délégué interministériel M. Arnaud Martrenchar : « Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer ». Le dispositif juridique existe, c'est l'application et - peut-être aussi parfois - la volonté qui font souvent défaut !
Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient par exemple être d'ordre fiscal. Nous vous proposons en tous les cas de durcir la procédure des terres incultes en appliquant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche (proposition n° 6) pour donner un signal fort et tenter de donner un coup d'arrêt à ce type de spéculation.
Deuxième piste de reconquête : le foncier à potentiel agricole détenu par collectivités publiques c'est-à-dire l'État, les collectivités et les établissements publics.
Notre collègue Dominique Théophile a bien posé le problème devant le ministre : « L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent ? ».
Le ministre Marc Fesneau s'y est montré favorable et cela va peut-être faire avancer un sujet que le rapport d'Interco' Outre-mer sur le foncier a également pointé : la connaissance des situations foncières des collectivités est largement incomplète ou inachevée. Il y a un besoin de connaissance partagée des patrimoines publics comme privés, des collectivités et structures publiques (État, collectivités régionales ou départementales, intercommunalités, communes), voire des établissements publics, comme les EPF.
En Martinique par exemple, la Banque de terre appartenant à la collectivité dispose d'une superficie de 480 hectares et a été créée pour mettre du foncier à la disposition des agriculteurs mais elle produit très peu (non-paiement des loyers, présence d'agriculteurs âgés qui ont conduit à la sous-exploitation des parcelles concernées). Or, l'Assemblée de Martinique a voté en décembre 2022 une délibération pour la mise à disposition des jeunes agriculteurs de 1 000 hectares de terres prélevés sur les propriétés privés de plus de 30 hectares, c'est à dire essentiellement sur des terres déjà cultivées plutôt que sur des friches !
D'où notre proposition n° 7 : dans les DROM, faire le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par l'État, les collectivités territoriales et les établissements publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs.
Une troisième piste concerne la remise en culture de terres emboisées et anciennement cultivées.
Le président de la FNSafer notamment a appelé l'attention de la délégation sur la grande difficulté de remettre en culture un terrain laissé pendant une certaine période en friche du fait des particularités climatiques (la végétation pousse très vite) et en raison de la doctrine appliquée aujourd'hui par l'ONF. Il ne s'agit pas de remettre en cause la nécessité de protéger les espaces naturels et la table ronde avec l'ONF a permis de rappeler cette évidence.
Mais il est nécessaire de rechercher de la cohérence et de la complémentarité dans les approches pour une stratégie de gestion du foncier agricole et forestier. Aux Antilles, la compensation pécuniaire, qu'on appelle « taxe ONF » localement, est fixée à un euro par mètre carré, avec un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu'à cinq lorsqu'on touche à des espaces classés ou extrêmement sensibles. Il existe de plus un minimum forfaitaire de 1 000 euros. Cette décision a été prise par l'État pour dissuader le mitage par de nombreux petits défrichements qui finiraient par se mailler et in fine impacter davantage les surfaces.
En théorie, il est possible de remettre une surface emboisée en culture mais dans les faits cela est extrêmement difficile et rare. Notamment du fait qu'il appartient au demandeur de démontrer qu'il y a moins de trente ans, sa parcelle était agricole, ce qui n'est pas toujours évident, faute d'accès par ces derniers aux documents photographiques ou cadastraux.
Une meilleure concertation est donc absolument nécessaire et d'ailleurs, les responsables de l'ONF s'y sont montrés ouverts, rappelant qu'ils ne sont que gestionnaires et que c'est à l'État et aux collectivités d'ouvrir le chantier.
D'où la proposition n° 8 : développer les procédures de concertation entre l'Office national des forêts (ONF), les élus locaux et les représentants du monde agricole pour la remise en culture de terres anciennement cultivées.
Enfin, les outre-mer pourraient aussi s'inspirer des solutions innovantes pour améliorer le rendement des productions et qui ont fait leur preuve à l'étranger ou dans l'Hexagone. Lors du déplacement en Martinique, il a beaucoup été question des performances de l'agriculture israélienne et du potentiel de développement de l'agro-tourisme.
Deux pistes méritent sans doute d'être particulièrement approfondies : l'agroforesterie et l'utilisation de certaines zones boisées pour permettre aux terres contaminées de se reconstituer.
L'agroforesterie présente un fort intérêt compte tenu de l'importance des terrains boisés sur ces territoires et de la démarche de transition vers l'agro-écologie. Beaucoup de jeunes se tournent vers la culture du cacao, du café, de la vanille... Il est certain qu'il ne s'agit pas de grandes superficies mais cette voie d'avenir figure dans de nombreux plans, à l'instar de la Martinique qui souhaite encourager le développement de l'agroforesterie et de l'apiculture sur les zones N des PLU avec des jeunes exploitants.
En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, a exprimé les attentes et la frustration ressentie par la jeunesse : « On observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie ».
Il ne faut pas ignorer non plus la problématique des terres contaminées à la chlordécone qui ne sont pas impropres à l'agriculture mais doivent être réorientées vers certains types de production moins sensibles et poussant en hauteur. Dans la stratégie de la collectivité territoriale de la Martinique pour la transformation de l'agriculture figure la proposition d'un échange foncier entre les terres chlordéconées et des terrains boisés (classés N).
Interrogé sur le sujet, M. Jean Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF), a admis que la question était très importante mais estimé qu'actuellement la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie.
Il nous semble utile de continuer à étudier cette possibilité car si la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement une solution à explorer aux Antilles.
Je passe la parole à présent à mon co-rapporteur pour les deux derniers volets de cette stratégie.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Monsieur le président, chers collègues, le troisième axe de notre réflexion porte sur l'enjeu de la transmission du foncier agricole et des exploitations.
En effet, outre-mer, le blocage du foncier agricole entrave largement le développement et la modernisation de l'agriculture. Le foncier est « peu liquide ». Les causes sont bien identifiées : raréfaction des terres, désordre foncier et faiblesse des retraites. S'y ajoute aussi le fait que les porteurs de projets, les jeunes agriculteurs, ont des moyens financiers limités.
Nos propositions que je vais vous présenter tendent à lever les blocages et à accélérer la transmission.
Toutefois, avant de les détailler, il convient de constater l'énorme déficit de communication et de connaissance des dispositifs existants pour faciliter les transmissions. Ce constat concerne aussi bien les questions foncières proprement dites que celles des retraites ou les outils juridiques accompagnant une transmission.
Premier blocage à lever : celui du désordre foncier bien connu et analysé par notre délégation.
Notre diagnostic est ancien et a contribué à inspirer plusieurs réformes, que ce soit la création de la CUF à Mayotte ou la loi dite Letchimy de 2018.
Le législateur est déjà intervenu pour tenter de mettre de l'ordre.
En 2014, la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a ainsi introduit deux dispositions, les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural, afin de faciliter respectivement la mise en fermage et la sortie de l'indivision d'un bien agricole. Elles permettent de passer outre la règle de l'unanimité dans des conditions encadrées.
En 2018, la loi dite Letchimy a également introduit un dispositif qui concerne cette fois tous les biens, pas seulement agricoles. Elle permet à une majorité de coïndivisaires de mettre un terme à une indivision successorale de plus de 10 ans.
Quel bilan peut-on tirer de ces deux lois au regard du foncier agricole ? Le bilan reste maigre. Des dossiers ont été résolus, mais la tâche reste immense et de premières limites apparaissent déjà : complexité, insécurité juridique, professionnels du droit hésitants.
De plus, ces dispositions achoppent souvent sur le problème initial du titrement.
Le conseil supérieur du notariat a tenu en début d'année un colloque pour faire un premier bilan de la loi Letchimy. De ces travaux, nous tirons plusieurs préconisations pour renforcer les dispositifs en vigueur, qui vont dans le bon sens mais doivent aller plus loin.
Ainsi, en matière de titrement par prescription trentenaire, nous proposons d'une part, de proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre, après 5 ans sans contestation. D'autre part, dans les situations d'indivision ancienne, qui font normalement obstacle à la prescription trentenaire, la prescription pourrait être acquise, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas. Ce serait une innovation importante par rapport au principe de la possession non équivoque. Mais la situation particulière des outre-mer pourrait la justifier. C'est notre proposition n° 9.
S'agissant de la loi Letchimy proprement dite, nous proposons plusieurs améliorations :
- tout d'abord, simplifier le formalisme des notifications ;
- ensuite, créer une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage, de manière à mieux informer les coïndivisaires non identifiés ou dont les coordonnées sont inconnues ;
- enfin, améliorer la sécurité juridique en écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.
C'est notre proposition n° 10.
Une dernière proposition pour remédier au désordre foncier consisterait à généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre. C'est notre proposition n° 11.
Enfin, pour réduire les frais afférents à ces procédures lourdes, qui peuvent dissuader de nombreux propriétaires ou occupants, nous proposons de mobiliser des fonds FEADER sur cet enjeu foncier agricole. Une faculté de cantonnement pourrait aussi être ouverte dans le cadre de la loi Letchimy afin de permettre aux petits coïndivisaires de renoncer à tout ou partie de leur succession sans frais pour eux.
Deuxième blocage à lever en matière de transmission : la question des retraites agricoles.
De manière unanime, l'ensemble des personnes auditionnées ont jugé que la faiblesse des retraites agricoles était un frein majeur à la transmission des exploitations à de jeunes agriculteurs.
Le faible niveau des pensions contraint les exploitants à demeurer en activité, même réduite, quitte à baisser les rendements et les surfaces cultivées. Il peut aussi être tenté de spéculer sur la vente de ses terrains au prix d'un terrain constructible.
Il en résulte partout, comme dans l'Hexagone, un vieillissement des exploitants.
Mayotte est le territoire où les chefs d'exploitation sont les plus âgés, avec une moyenne de 57 ans, à rebours de la population générale qui est la plus jeune de France.
Quelles sont les pistes ?
Une revalorisation des retraites agricoles outre-mer paraît compliquée.
Plusieurs textes très récents ont modifié et réévalué les retraites des non-salariés agricoles hexagonaux et ultramarins. Dans ce contexte, de nouvelles revalorisations paraissent difficilement envisageables à court terme.
Les retraites agricoles dans l'Hexagone ne sont pas beaucoup plus élevées que celles de la majorité des DOM. Des dispositifs plus favorables existent déjà pour les outre-mer. Aller plus loin encore, hormis pour Mayotte, pourrait poser un problème d'égalité de traitement.
Nous ne préconisons donc une revalorisation des retraites agricoles que pour Mayotte, compte tenu du retard particulier de ce territoire.
En revanche, une réforme de l'Aspa est la solution plébiscitée.
Cette solution présente plusieurs avantages : technique (mise en oeuvre aisée), lisible (une réforme de l'Aspa est plus compréhensible qu'une réforme des régimes de retraite) et équitable vis-à-vis des retraités exploitants de l'Hexagone.
L'Aspa a déjà fait l'objet de plusieurs adaptations outre-mer. Toutefois un point de blocage demeure : celui de la récupération sur succession de la résidence principale.
Nous vous proposons d'exclure du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Aspa, y compris lorsque la résidence est éloignée de l'exploitation. C'est notre proposition n° 14.
En revanche, nous ne proposons pas de revalorisation de l'Aspa, sauf à Mayotte où elle est deux fois inférieure au montant national.
Enfin, sur cette question des retraites, nous proposons également de rétablir un mécanisme de préretraite. C'est notre proposition n° 15. Ce serait un accélérateur pour renouveler les générations d'exploitants. Afin de favoriser des transitions douces, la préretraite pourrait être couplée à une forme de tutorat des repreneurs lorsqu'il s'agit de jeunes agriculteurs en première installation. La préretraite pourrait être bonifiée en fonction de l'intensité du tutorat.
Troisième blocage à lever en matière de transmission : Faciliter l'accès au foncier des porteurs de projet.
Des outils existent pour alléger le coût d'entrée des jeunes agriculteurs. Mais beaucoup sont trop peu développés outre-mer. Le fermage par exemple est minoritaire, voire quasi-inexistant à Mayotte et en Guyane.
Les GFA ont permis de nombreuses installations il y a quelques décennies, mais la perception difficile des loyers gâtent aujourd'hui cet outil.
Une piste intéressante consisterait à rendre plus attractif le fonds agricole.
Là encore cet outil est trop peu connu. Il a certes des défauts, notamment l'impossibilité de faire entrer dans son champ les biens immobiliers, ainsi que les baux ruraux classiques.
Pourtant, il permet à l'exploitant agricole de rester propriétaire de ses biens et d'accorder une location gérance à une tierce personne.
Cette faculté est particulièrement intéressante pour des exploitants âgés ou malades qui ont besoin de conserver des revenus, en particulier si leurs pensions sont très faibles. Le fonds agricole permet de conserver la propriété du fonds, tout en tirant un revenu de celui-ci. La location gérance d'un fonds agricole pourrait donc être une solution pour préparer une transmission et mettre le pied à l'étrier d'un jeune agriculteur.
C'est la raison pour laquelle, afin de rendre plus attractif le fonds agricole outre-mer, nous proposons d'étudier la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ainsi que de sécuriser juridiquement la location gérance. Quelques avantages fiscaux actuels pourraient aussi être prorogés. C'est notre proposition n° 16.
J'en viens à présent au quatrième et dernier axe de nos travaux, celui de l'aménagement du foncier agricole dans une perspective d'agriculture durable moderne.
Cela a déjà été évoqué par ma collègue Vivette Lopez au début de sa présentation. Il ne suffit pas de disposer de foncier agricole. Encore faut-il qu'il soit attractif et exploitable dans des conditions satisfaisantes et durables. La question cruciale de l'eau a déjà été parfaitement mise en lumière.
Cet enjeu de l'aménagement foncier soulève la question des financements.
Pour protéger et développer le foncier, d'autres leviers peuvent être mobilisés sachant que des financements importants sont consacrés au soutien des agricultures ultramarines, tant au plan national qu'au niveau européen.
Pour rappel, les aides versées au secteur agroalimentaire outre-mer représentaient 599 millions d'euros en 2021, dont 321 millions au titre du programme POSEI.
Or, les mécanismes d'aides peuvent avoir un effet important sur l'utilisation du foncier, selon les incitations choisies.
Dans l'Hexagone, les aides du premier pilier de la PAC sont liées à la surface des exploitations. Les agriculteurs déclarent leurs surfaces agricoles et reçoivent des subventions, indépendamment du niveau de production des exploitations.
En outre-mer, un choix différent a été fait compte tenu des particularités et des besoins de ces territoires. Depuis 1989, et ce choix n'a pas été remis en cause, les aides POSEI du premier pilier sont couplées à la production, pour inciter à produire plus.
Régulièrement, des représentants du monde agricole ultramarin réclament la mise en place d'aides surfaciques, comme dans l'Hexagone. Le Gouvernement s'y oppose toutefois, au motif qu'une aide surfacique n'augmenterait pas la production.
Des aides surfaciques ont été mises en place par exception à Mayotte, car une proportion trop infime des agriculteurs était assez structurée pour pouvoir déclarer des productions.
Sans remettre en cause ces arbitrages, une aide surfacique pourrait inciter les exploitants à remettre en culture des terres incultes. Elle soutiendrait l'exploitation de terres moins faciles à travailler. Elle limiterait ainsi la déprise agricole en sécurisant financièrement les agriculteurs.
Notre proposition n° 17 consiste donc, dans le cadre du programme POSEI, à introduire une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler.
Par ailleurs, il apparaît nécessaire d'orienter plus de crédits vers l'agriculture de diversification qui contribue directement à la souveraineté alimentaire des territoires. Ces aides pourraient notamment renforcer les filières fruits et légumes, sur le modèle des filières des cultures d'exportation. Des dispositifs de préfinancement des aides sont à imaginer. C'est notre proposition n° 18.
L'aménagement du foncier agricole, c'est aussi la question d'y vivre, et pas seulement d'en vivre.
De nombreux acteurs du foncier agricole ont exprimé la demande de permettre aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation. En effet, si cette pratique est courante dans l'Hexagone, où les corps de ferme sont ancrés dans le paysage agricole, elle demeure rare en outre-mer pour des raisons historiques.
Dans ce cadre, il importe de permettre l'installation des agriculteurs sur leur exploitation, d'abord pour des raisons pratiques. En effet, en vivant sur place, les agriculteurs sont en mesure de répondre rapidement aux besoins de leur exploitation.
Être en mesure de résider sur place permet aussi aux exploitants de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle.
Surtout, face à l'augmentation de la délinquance, et notamment des vols de la production et du matériel sur les exploitations agricoles, les agriculteurs s'inquiètent aussi pour la sécurité de leurs biens. Le fléau des chiens errants est aussi présent chaque jour.
Au bilan, l'interdiction stricte de nouvelles habitations sur le foncier agricole apparaît contre-productive, car de nombreux agriculteurs font prévaloir le fait accompli et construisent sans autorisation.
Mais les opposants sont presque aussi nombreux que les partisans de la construction d'habitations sur les biens agricoles. La crainte du mitage et de l'urbanisation des espaces agricoles motivent souvent un refus systématique des demandes.
Que faut-il faire ?
Un refus systématique ne paraît pas légitime ni tenable. Toutefois, un encadrement strict est aussi indispensable pour éviter les dérives et détournements. Un faisceau de critères pourrait être pris en compte, notamment le statut d'exploitant agricole actif, en démontrant une production régulière et significative et l'exercice, à titre principal, de l'activité agricole. Le simple statut d'exploitant agricole ne suffirait pas. L'interdiction de céder le logement séparément de l'exploitation ou d'allotir la parcelle en séparant le logement pourrait aussi être imposée. C'est notre proposition n° 19.
Je terminerai en évoquant l'accessibilité des terres.
Il est fréquent que les pistes agricoles en outre-mer soient en mauvais état, voire impraticables. La géologie particulière parfois, mais surtout les précipitations, usent prématurément les voies d'accès, en particulier lorsqu'elles sont très sollicitées par le passage d'engins lourds. Ainsi, leur entretien doit devenir une priorité pour désenclaver les zones agricoles et rendre les terres plus accessibles à leurs exploitants.
Lorsqu'elles existent les pistes agricoles posent aussi le problème de leur entretien. Qui est compétent ? Voies privées ou voies publiques ? La prise en charge soulève un problème juridique.
En Guyane, la question des pistes agricoles se confond avec celle des pistes forestières. Cette question y est particulièrement sensible, car elle participe au mal-être agricole.
Ces pistes forestières cessent d'être entretenues lorsque l'exploitation de la forêt est achevée par l'ONF. Se pose alors la question de « l'après » dans les secteurs où des agriculteurs se sont installés.
Les maires seraient prêts à prendre en charge l'entretien des pistes, à la condition que l'État fasse au préalable une remise à niveau complète. Il faut également trancher entre le statut privé ou public de certaines pistes. Le nombre de foyers desservis est pris en compte. Des arbitrages devraient intervenir prochainement selon le ministère.
Notre proposition n° 20 porte donc sur la double nécessité, d'une part de mobiliser des fonds FEADER sur l'entretien de ces pistes et d'autre part, d'obtenir de l'État une remise à niveau des pistes avant leur transfert aux communes.
Pour conclure, je dirais qu'un des principaux défis sera sans doute de parvenir à faire travailler ensemble tous les acteurs de l'agriculture et du foncier sur chaque territoire ultramarin.
Le prochain CIOM et la déclinaison outre-mer du prochain projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles seront scrutés à l'aune de leur capacité à apporter des réponses au défi du foncier agricole.
À défaut, l'objectif de souveraineté alimentaire annoncé risque de s'éloigner.
Je tiens enfin à remercier Vivette Lopez. Nous avons effectué ce travail avec complicité et c'est avec plaisir que je rapporterais à nouveau avec elle. Enfin, je remercie le Président Artano pour avoir relevé avec brio les défis de cette délégation depuis près de trois ans. Ce fut vraiment un plaisir de travailler à ses côtés et de l'avoir à la tête de la délégation.
Mme Micheline Jacques. - Je tiens à féliciter les rapporteurs pour la qualité de ce rapport. Il montre combien les territoires ultramarins peuvent être des exemples en matière d'agriculture car ils sont contraints. Ils doivent relever beaucoup de défis et faire preuve de beaucoup d'ingéniosité.
Mme Annick Pétrus. - Je félicite aussi mes collègues pour ce rapport ô combien important. Je regrette que seuls les DROM aient pu être étudiés parce que nous avons exactement la même problématique. Elle est même beaucoup plus accrue dans les collectivités d'outre-mer comme Saint-Martin, car un territoire très petit est encore plus confronté aux conflits d'usage entre les besoins de logement, de développement économique et de préservation de l'environnement. Nous ne pouvons pas toujours faire ce que font les DROM. Nous avons commencé à développer notre propre réflexion.
Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Un travail complémentaire sur les collectivités d'outre-mer (COM) est tout à fait envisageable.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Le temps imparti et l'ampleur du travail nous ont conduit à faire un choix, mais d'ores et déjà, en attendant le prochain volet, il faut savoir que beaucoup de nos propositions pourraient profiter aussi aux COM, notamment à Saint-Martin. Je pense par exemple à la création d'une préretraite, à la réforme de l'Aspa ou à la modification de la loi Letchimy. Nous ne les avons pas évoqués par manque de temps mais nous ne les oublions pas.
M. Philippe Folliot. - Je voudrais m'associer aux propos tenus par les collègues pour féliciter nos deux excellents co-rapporteurs dont nous apprécions la complicité et la complémentarité.
J'ai deux questions à vous poser. La première porte sur l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN). Comment cet objectif va-t-il s'appliquer dans les départements et collectivités d'outre-mer et, plus particulièrement, pour les territoires insulaires ? Avez-vous abordé cet aspect ?
La seconde est en dehors du champ de votre rapport, mais n'est pas étrangère au défi de la souveraineté alimentaire. Cet objectif passera par l'agriculture, mais aussi par une exploitation raisonnable et raisonnée des ressources de la mer. Est-ce que pour vous cela peut être une piste complémentaire pour atteindre cette souveraineté alimentaire qui est assurément quelque chose d'essentiel ?
Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Vous trouverez à la page 19 du rapport qui vous a été distribué un encart sur la difficile application de la loi dite « ZAN » dans les DROM. Pour l'instant, une proposition de loi sénatoriale recommande de procéder à une étude approfondie des conséquences de sa mise en oeuvre d'ici un an. Il faut d'abord faire une étude d'impact préalable pour voir comment l'appliquer.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - L'exploitation des ressources marines, et halieutiques en particulier, mériterait un rapport à part entière. C'est naturellement une dimension incontournable de la souveraineté alimentaire de ces territoires.
M. Stéphane Artano, président. - S'il n'y a pas d'autres questions ou interventions, je propose de soumettre à votre approbation le rapport et ses recommandations en l'état.
Je vous remercie et vous souhaite de passer une bonne fin de session parlementaire.
La Délégation sénatoriale aux outre-mer a adopté le rapport à l'unanimité des présents.