C. DÉVELOPPER LES EXPÉRIMENTATIONS ET LA DIFFÉRENCIATION TERRITORIALE
Par définition, les normes ont une portée générale. L'égalité des sujets de droit devant la loi, qui constitue un critère, parmi d'autres, de l'État de droit, suppose que les règles empruntent une forme impersonnelle. Le législateur et tout titulaire d'un pouvoir règlementaire cherchent donc à englober des situations variées lorsqu'ils définissent des règles. Cet état de fait conduit inéluctablement des collectivités à appliquer des règles qui n'ont pas nécessairement été édictées, et donc pensées, en premier lieu pour elles. Il faut ainsi trouver un équilibre entre la vocation généraliste de la règle et de potentiels « effets collatéraux » résultant d'une application trop mécanique. Cette marge d'adaptation constitue un interstice étroit en France où l'homogénéité absolue de la norme est perçue comme un gage d'égalité. C'est pourquoi les mécanismes qui existent d'ores et déjà pour tenir compte de la réalité territoriale, et atténuer les effets liés à l'homogénéité de la règle, sont relativement peu employés.
La rapporteure prône un recours plus fréquent à ces dispositifs et considère que l'homogénéité trop stricte du droit porte davantage atteinte à l'unité nationale, en suscitant du ressentiment, que le droit de recourir à des ajustements locaux, justifiés et encadrés. Contrairement à une partie de la doctrine53(*), elle considère qu'il ne serait pas porté atteinte au principe d'égalité, compte tenu de l'existence de différences objectives dans les situations initiales.
1. Privilégier les expérimentations au niveau local
Le recours aux expérimentations au niveau local sur l'ensemble du territoire national54(*) a été ouvert à la suite de l'adoption de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. Cette dernière ouvre une double faculté d'expérimentation conférée, d'une part, au législateur national et au pouvoir règlementaire, qui peuvent expérimenter un dispositif législatif ou règlementaire sur une portion du territoire, et d'autre part aux collectivités territoriales elles-mêmes qui peuvent, de façon très encadrée, procéder à des expérimentations dans le domaine règlementaire sur le modèle de l'expérimentation dans le domaine législatif.
Le premier cas de figure a été ouvert par l'introduction d'un article 37-1 dans la Constitution aux termes duquel « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ». Le recours à ce mécanisme n'est pas rare mais la rapporteure constate que les décideurs publics devraient davantage objectiver les conséquences tirées de ces expérimentations. Il est, en effet, encore trop fréquent que des dispositifs soient généralisés avant la fin d'une expérimentation ou, à l'inverse, que les dysfonctionnements constatés à l'occasion d'une expérimentation ne soit pas pris en compte. Pour le formuler autrement, la rapporteure considère le couple expérimentation-évaluation comme indissociable. Il est par exemple regrettable que l'expérimentation relative au Revenu de solidarité active (RSA) ait été généralisée le 1er juin 2009 sans une évaluation complète et fiable de l'expérimentation qui avait été conduite dans une trentaine de départements volontaires entre 2007 et 2009. Cette méthode n'est pas étrangère aux dysfonctionnements qui ont par la suite été rencontrés et qui conduisent aujourd'hui à un mouvement de balancier inverse qui consiste à expérimenter le rebasculement à l'échelon national de la gestion du RSA dans certains départements.
Le second cas de figure, l'expérimentation règlementaire décidée par les collectivités territoriales elles-mêmes, est globalement moins fréquent en raison des critères, volontairement restrictifs, initialement mis en place. La loi organique n° 2003-704 du 1er août 2003 relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales avait dans un premier temps calqué le cadre de l'expérimentation ouverte aux collectivités territoriales dans le domaine règlementaire sur celui de l'expérimentation dans le domaine législatif55(*).
La loi pouvait autoriser une expérimentation en précisant son objet, sa durée (plafonnée à cinq ans), les caractéristiques des collectivités territoriales en droit d'y recourir et éventuellement les dispositions non contournables. Sur cette base, les collectivités manifestaient leur intention par l'adoption d'une délibération motivée. Puis le gouvernement fixait, par décret, la liste des collectivités admises à expérimenter. Seules quatre expérimentations avaient été conduites dans ce cadre, dont trois ont été généralisées (revenu de solidarité active, tarification sociale de l'eau et accès à l'apprentissage jusqu'à l'âge de 30 ans).
Le législateur organique a permis aux collectivités de se saisir davantage des opportunités ouvertes par l'expérimentation du fait de l'adoption de la loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution.
Il suffit désormais aux collectivités territoriales ou leurs groupements, de décider par une simple délibération, de recourir à une expérimentation. Le législateur organique a par ailleurs assoupli le contrôle de légalité sur les actes des collectivités adoptés dans le cadre d'une expérimentation.
Quel que soit le cadre expérimental retenu, des exemples d'expérimentation réussie existent, en matière financière notamment. L'expérimentation de la certification des comptes des collectivités territoriales, toujours en cours mais dont l'issue approche, constituera probablement à terme un exemple de bonne pratique. En l'espèce, après une phase d'élaboration du dispositif conduite par les chambres régionales et territoriales des comptes pendant une durée de trois ans, puis des « audits à blanc », des collectivités territoriales de toute taille ont pu, sur la base du volontariat, tester la certification de leurs comptes. Sur cette base, une généralisation est aujourd'hui envisageable, sous réserve de pouvoir déterminer les strates de collectivités concernées : l'expérimentation semble en voie de confirmer, sans grande surprise, que les communes de petite taille n'ont pas vocation à faire certifier leur compte par un commissaire aux comptes. L'expérimentation du compte financier unique pour les collectivités devrait suivre la même voie. Ces bonnes pratiques supposent que les élus acceptent le recours au temps long, pas toujours indexé sur le temps de la communication politique.
Par ailleurs, la rapporteure considère que le pacte de confiance entre la Loi d'une part et le pouvoir règlementaire d'autre part a vocation à être repensé.
En premier lieu, elle considère que les décideurs nationaux, qu'il s'agisse de la Présidence de la République, du Gouvernement ou du Parlement, semblent avoir oublié le caractère général de la Loi. Rappelons que l'article 34 opère en théorie une distinction entre des matières pour lesquelles la Loi fixe les règles, principalement des compétences régaliennes, et des matières pour lesquelles la Loi ne détermine que des « principes fondamentaux », comme la préservation de l'environnement. Or, dans la pratique, les règles relatives à cette seconde catégorie sont tout aussi précises que les premières, les privant de la souplesse du Règlement. Il apparaitrait bien plus opportun de ramener la loi à ses objectifs.
En second lieu, elle souligne la nécessité de corréler cette nouvelle approche de la loi à l'instauration d'un pouvoir règlementaire local, à qui serait confié le soin de déterminer les moyens les plus propices d'atteindre les objectifs fixés par la loi. Les territoires, auxquels il faut faire davantage confiance, sont les entités les plus à-mêmes de déterminer comment atteindre localement des objectifs qui resteraient nationaux. Là encore, un tel changement d'approche suppose que la France se dote d'outils d'évaluation fiables, objectifs et nationaux pour vérifier que les règles sont respectées sur l'ensemble du territoire. La rapporteure considère en tout état de cause qu'il s'agit de la voie la plus propice pour éviter les effets pervers de règles à la fois trop précises et trop homogènes.
Enfin, la rapporteure plaide pour la prise en compte d'une voie médiane entre la cessation d'une expérimentation et, à l'opposé, sa généralisation : une expérimentation peut avoir fonctionné sur un territoire et avoir vocation à y être pérennisée sans nécessairement être généralisée sur l'ensemble du territoire. À ce titre, l'option consistant à laisser les collectivités déterminer si elles souhaitent exercer certaines compétences ou si celles-ci doivent relever de l'échelon national constitue une voie de réflexion, en particulier pour les politiques publiques donnant lieu aux disparités territoriales les plus fortes.
Recommandation n° 3 : Privilégier les expérimentations avant toute réforme impactant les collectivités.
2. Donner aux collectivités davantage de visibilité budgétaire
À défaut d'une systématisation des expérimentations, les décisions prises unilatéralement doivent être assorties de garanties fortes pour prévenir les collectivités contre des facteurs déstabilisants. La rapporteure considère que la libre administration des collectivités suppose de garantir la prévisibilité de leur cadre budgétaire. Il n'est ainsi pas acceptable d'imposer, en cours d'exercice, des mesures qui portent atteinte à leur équilibre budgétaire.
L'augmentation du point d'indice56(*) des agents de la fonction publique de 3,5 %, passant de 4,68 euros à 4, 85003 euros en cours d'année, constitue un exemple récent de ce qu'il convient d'éviter. Sans se prononcer sur le fond, et sur la probable nécessité de revaloriser les carrières des agents publics, annoncer « l'augmentation la plus forte depuis 1985 du point d'indice » le 28 juin, pour une réforme effective au 1er juillet, contribue à rompre le pacte de confiance entre l'État est les collectivités et porte atteinte à la libre administration des collectivités. Prendre la même décision six mois plus tôt ou six mois plus tard, après des années de gel, aurait au moins laissé aux collectivités la possibilité de s'organiser en conséquence, à défaut de répondre au problème du financement. C'est pourquoi la rapporteure préconise de calquer les décisions ayant un impact significatif sur les collectivités sur un exercice budgétaire complet afin d'intégrer toute mesure nouvelle d'ampleur dans le budget primitif.
Recommandation n° 4 : Prévoir que les décisions de l'État impactant les finances locales doivent entrer en vigueur avant le vote des budgets locaux, et non en cours d'exercice.
3. Vers une application différenciée de certaines normes et décisions
Ces dernières années ont été marquées par une forme de recentralisation qui ne dit pas son nom, comme l'a souligné M. David LISNARD, président de l'Association des maires de France, dans le cadre des États généraux de la simplification, organisés au Sénat le 16 mars 2023 : « L'action publique, ce n'est pas seulement définir un cadre, c'est aussi exécuter, et la grande difficulté c'est que l'exécutif s'occupe moins d'exécuter que de légiférer (...) Il faudrait en effet revenir à de grandes dispositions et de grandes lois qui fixent des objectifs, avec des évaluations, des clauses de rendez-vous. La loi serait la même pour tout le monde, et sa mise en oeuvre dépendrait d'un pouvoir règlementaire qui serait transféré aux collectivités selon le type de loi et l'objectif. Cela changerait tout. Lorsque nous ne sommes pas dans l'exigence du praticien, nous ne pouvons produire que des textes déconnectés de la réalité des objectifs, comme un médecin qui ne voit jamais un malade (...) Laissons un pouvoir règlementaire aux collectivités territoriales, respectueux de grandes dispositions dans le public et de droits, et vous verrez que nous aurons beaucoup moins de production normative, beaucoup plus d'actions publiques et de démocratie »57(*).
Toutes les associations d'élus locaux entendues dans le cadre de la présente mission d'information plaident également pour laisser une marge de manoeuvre plus importante aux collectivités, par le biais d'une systématisation du principe de différenciation territoriale. Les grands principes et les objectifs fixés par la Loi demeureraient en vigueur sur le territoire national dans son ensemble, avec davantage de Loi-cadre, mais une marge d'appréciation plus importante permettrait aux collectivités de déterminer les moyens les plus efficients de les atteindre, dans un cadre limitativement énuméré.
Plusieurs travaux parlementaires soulignent ainsi la « nécessité de rompre radicalement avec la « méthode descendante qui a prévalu jusqu'ici au profit d'une approche territorialisée et concertée »58(*).
La combinaison du recours élargi aux expérimentations et d'une différenciation territoriale mesurée pourrait ainsi conduire à décliner les politiques publiques en fonction des réalités territoriales, tout en conservant des objectifs nationaux. D'une certaine manière, c'est déjà le cas, pour des raisons historiques sur une partie du territoire hexagonal : le Conseil constitutionnel a par exemple érigé le droit local dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il a ainsi proclamé, dans une décision59(*) du 5 août 2011 :
« Considérant qu'ainsi, la législation républicaine antérieure à l'entrée en vigueur de la Constitution de 1946 a consacré le principe selon lequel, tant qu'elles n'ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et règlementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur ; qu'à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent ne sont pas accrues et que leur champ d'application n'est pas élargi ; que telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de dispositions particulières applicables dans les trois départements dont il s'agit ; que ce principe doit aussi être concilié avec les autres exigences constitutionnelles ; ».
Cette spécificité du droit local alsacien et mosellan conduit à rendre applicables des textes issus du droit français antérieur à 1870 mais conservé par la suite, du droit allemand appliqué entre 1870 et 1918 et du droit français postérieur à 1918 dans des matières comme le régime des cultes, le régime de l'artisanat, la législation sociale, le droit du travail ou encore la chasse. Ces particularités ne portent pas atteinte au droit national dans la mesure où elles ne constituent que des déclinaisons locales de principes qui restent pour leur part nationaux et la rapporteure considère que ce qui peut se justifier aujourd'hui pour des raisons historiques dans certains territoires, peut également être pertinent pour des raisons d'efficience sur l'ensemble du territoire national.
Comme l'ont souligné plusieurs personnes auditionnées, la libre administration ne se traduit pas que par des transferts, mais doit être accompagnée des moyens juridiques d'assumer efficacement ces nouvelles compétences et de les rendre compatibles avec les réalités locales. C'est par exemple le sens de l'intervention de M. Philippe BAILBÉ, délégué général de Régions de France, lors de son audition60(*) par la mission :
« Les libertés locales ne se traduisent pas seulement au travers des constructions ou des compétences transférées, mais aussi au travers de la capacité technique, juridique et budgétaire à les exercer. La liberté à s'administrer est contrôlée, parfois empêchée. Surtout, elle ne permet pas le plein exercice de la démocratie de proximité et la mise en oeuvre de leur projet par les élus. »
La rapporteure plaide ainsi pour repenser la philosophie globale de la prise de décision politique en France. Elle fait sienne la remarque de M. Antoine HOMÉ, entendu au titre de l'association des petites villes de France : « Le Squelette de l'État jacobin demeure mais ses moyens ont disparu, il nous faut repenser la prise de décision au regard de cette nouvelle réalité ».
* 53 Sur une position contraire, cf., par exemple, Laetitia JANICOT. « La décentralisation et l'expérimentation normative », Titre VII, n° 9, La décentralisation, octobre 2022, consultable à l'adresse : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-decentralisation-et-l-experimentation-normative
* 54 Certaines collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution font l'objet d'un cadre juridique particulier.
* 55 Ces dispositions sont codifiées au chapitre III du titre unique du livre Ier de la première partie du code général des collectivités territoriales.
* 56 Décret n° 2022-994 du 7 juillet 2022 portant majoration de la rémunération des personnels civils et militaires de l'État, des personnels des collectivités territoriales et des établissements publics d'hospitalisation.
* 57 L'intervention de M. David LISNARD est disponible en vidéo consultable à l'adresse : http://videos.senat.fr/video.3342870_6412c19937307.États-generaux-de-la-simplification?timecode=8988000
* 58 C'est le cas par exemple pour la politique en matière de logement dans les Antilles : sur ce point, cf. rapport d'information n° 728 (2020-2021) de M. Guillaume GONTARD, Mme Micheline JACQUES et M. Victorin LUREL fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur la politique du logement dans les outre-mer.
* 59 Conseil constitutionnel, décision QPC n° 2011-157 du 5 août 2011, Société SOMODIA [Interdiction du travail le dimanche en Alsace-Moselle], consultable à l'adresse : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2011/2011157QPC.htm
* 60 Le compte rendu de cette audition est consultable à l'adresse : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/mi_fin_loc.html