IV. L'INNOVATION DOIT ÉGALEMENT PASSER PAR UNE TRANSFORMATION DES ORGANISATIONS

A. LE DÉFI DE LA MASSE DOIT ÊTRE PRIS EN COMPTE DÈS LE STADE DES ÉTUDES AMONT

Si l'innovation est essentielle pour conserver une supériorité opérationnelle et, en cela, pour « gagner la guerre avant la guerre », il convient toutefois de trouver le juste équilibre entre sophistication technologique, qui implique des coûts plus élevés, et prise en compte de l'importance de la masse, comme l'a mis en lumière le retour d'expérience (RETEX) du conflit ukrainien.

En audition, il a ainsi été indiqué que, dès le stade des études amont, plusieurs versions d'une même technologie pouvaient être envisagées : une version de « haute technologie », permettant l'entrée en premier, et une version moins sophistiquée mais pouvant être produite en plus grande quantité, permettant un volume d'attrition plus important et dont l'exportation serait facilitée.

Ces différentes versions, correspondant à des usages et des besoins différents, doivent être pensées dès le départ, une évolution a posteriori étant généralement coûteuse ou impossible à développer.

Interrogée sur ce point par vos rapporteurs, l'AID a indiqué que les différentes formes d'innovation soutenues par l'Agence devraient permettre d'envisager deux versions différentes en matière de sophistication et de coût.

La nécessité de retrouver de la masse doit également inviter à interroger certaines exigences en matière de qualification et de spécification, qui peuvent conduire à fixer des cahiers des charges très ambitieux au regard de l'utilisation qui sera effectivement faite de l'équipement ou du matériel en question.

B. DIFFÉRENTES MESURES DESTINÉES À FAVORISER LE PASSAGE À L'ÉCHELLE DEVRAIENT ÊTRE PRISES

Le passage à l'échelle consiste en la prise en compte de l'innovation par les programmes d'équipement, de préparation et d'emploi, ou de soutien des forces, en vue d'un déploiement auprès des utilisateurs finaux. Cette étape cruciale se heurte pourtant à plusieurs types de contrainte :

- une contrainte budgétaire : la France travaillant avec des ressources limitées, il est difficile de généraliser le lancement de démonstrateurs ou de micro séries destinées à tester une innovation ou un concept ;

- une contrainte calendaire des programmes d'équipements dont la durée n'est pas compatible avec le rythme de vie des PME et des start up ;

- une contrainte liée à la nécessaire homogénéité des parcs, pour des questions d'entraînement et de maintenance.

1. Une enveloppe destinée aux projets d'accélération d'innovation matures utile mais limitée

Depuis janvier 2021, une enveloppe de 20 millions d'euros (10 millions d'euros au titre du programme 146 « Équipement des forces » et 10 millions d'euros au titre du programme 178 « Préparation et emploi des forces ») est réservée en amont des arbitrages afin de soutenir le début du passage à l'échelle des projets d'accélération d'innovation matures au plan technologique et répondants aux besoins exprimés par les forces. Un comité de gouvernance du passage à l'échelle (CGPAE) évalue les projets qui lui sont présentés par le Comité permanent d'accélération de l'innovation (CPAI) présidé par l'AID.

14 projets ont ainsi fait l'objet d'un passage à l'échelle en 2022 et 10 projets ont déjà été validés au titre de l'année 2023.

Si ce dispositif a été salué par l'ensemble des personnes entendues par le groupe de travail, toutes ont rappelé le caractère limité des moyens qui y sont consacrés. Par ailleurs, si ce mécanisme assure un flux financier pour le passage à l'échelle, il ne règle pas la question contractuelle, qui nécessite d'intégrer le passage à l'échelle au plus tôt dans le démarche d'innovation.

2. Un recours aux démonstrateurs qui doit être développé

Comme il a été rappelé au cours des auditions, une technologie non intégrée de façon réaliste dans son environnement d'utilisation pour l'application prévue ne peut pas dépasser le TRL 4, d'où l'importance de mener des expérimentations de mise en situation.

À cet égard, les démonstrateurs revêtent une importance cruciale en permettant de confirmer le besoin et de procéder aux ajustements nécessaires.

Ces démonstrateurs de technologies doivent en outre être réalisés en grand nombre, pour tester plusieurs concepts/options en parallèle plutôt qu'en série, et sur davantage de domaines technologiques.

La volonté affichée de s'appuyer sur des démonstrateurs d'envergure dans le cadre de la prochaine programmation constitue à cet égard une orientation bienvenue.

Il conviendra en outre que ces démonstrateurs puissent être soumis aux opérationnels à un stade relativement précoce afin de leur permettre de confirmer le cas d'usage et de proposer les incréments nécessaires, dont la prise en compte à un stade plus avancé serait plus coûteuse voire inenvisageable.

Par ailleurs, des initiatives du type Perseus, démarche engagée par la marine nationale et la DGA, qui vise à rapprocher les industriels, la DGA et les unités, et qui permet de tester en conditions réelles des innovations prometteuses lors d'exercices ou de déploiements, devraient être encouragées, dans la mesure où celles-ci contribuent à favoriser l'innovation continue et à en accélérer le déploiement.

3. Une utilisation de l'ensemble des possibilités offertes par la règlementation en matière de marchés publics qui doit être favorisée

Dans leur rapport de 2019 consacré à l'innovation de défense, nos collègues Cédric Perrin et Jean-Noël Guérini4(*) relevaient que « l'un des principaux obstacles à l'innovation de défense est la complexité et le délai d'achat public qui rend obsolète l'innovation au terme du long processus d'achat, voire décourage les acteurs du ministère de tenter d'intégrer l'innovation ». Or, force est de constater que la situation a peu évolué depuis.

L'instruction n° 546/ARM/CAB/CM31 relative à la politique d'achat du ministère des Armées du 28 janvier 2019 appelle les acheteurs ministériels à « développer leur connaissance de la réglementation pour mieux identifier leurs domaines de liberté d'action afin d'être plus agiles, plus innovants et mener ainsi de meilleurs achats ».

Elle rappelle en outre « les principaux outils de la commande publique permettant de procéder à une contractualisation performante » (cf. annexe). À cette liste pourrait être ajouté le dispositif prévu par l'article 1er du décret n° 2018-1225 du 24 décembre 20185(*) permettant à l'acheteur public de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables portant sur des travaux, fournitures ou services innovants et répondant à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 100 000 euros hors taxes et non 25 000 euros comme le prévoit le droit commun. Ce mécanisme, prévu initialement pour une durée de 3 ans, a été pérennisé6(*) et figure désormais à l'article R. 2122-9-1 du code de la commande publique.

Pour autant, ainsi qu'il a été indiqué en audition, ces différents dispositifs ne sont pas suffisamment utilisés par les acheteurs du ministère en raison notamment des risques de recours, alors qu'une analyse bénéfice/risque serait souvent à l'avantage du choix d'une procédure simplifiée.

Certains dispositifs spécifiques prévus au sein du code de la commande publique, s'ils simplifient la phase initiale de recherche et développement, s'avèrent néanmoins également source de complexité s'agissant de la phase d'acquisition. Cela est notamment le cas des marchés soumis à l'exclusion « recherche et développement » au titre du 2° de l'article L. 2512-5 du code de la commande publique, qui doivent faire l'objet d'une mise en concurrence à l'issue de la phase de recherche et développement (cf. graphique ci-après).

Source : direction des affaires juridiques des ministères économiques et financiers

Ainsi, comme le relève la direction des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, les entreprises peuvent être réticentes à participer à ces marchés dans la mesure où elles n'ont aucune assurance de se voir attribuer le marché d'acquisition de la solution. Par ailleurs, à l'occasion de cette phase de remise en concurrence, l'acheteur doit se garder de révéler les solutions techniques issues de la phase de recherche et de développement, ce qui se traduit par « des définitions du besoin qui ne permettent pas de donner tout leur poids aux éléments " qualité " et " caractère innovant " au sein du critère de l'offre économiquement la plus avantageuse ».

Cette situation sous-optimale aboutit in fine par un ralentissement important du cycle de développement des matériels militaires.

Une solution à cette difficulté consisterait à faciliter le recours au « partenariat d'innovation ». Ce dispositif, qui figure à l'article L. 2172-3 du code de la commande publique, permet à l'acheteur public de mettre en place un partenariat structuré de long terme couvrant à la fois la phase de recherche et de développement ainsi que l'achat ultérieur des produits, services ou travaux en résultant, sans remise en concurrence, sous réserve que ces derniers répondent à un besoin ne pouvant pas être satisfait en ayant recours à l'offre disponible sur le marché.

Néanmoins, comme l'a indiqué le directeur de l'AID en audition, ce dispositif est peu utilisé à l'heure actuelle en raison notamment de la charge qu'il représente pour les équipes achat. Un travail est actuellement mené pour en simplifier la mise en oeuvre, ce qui passe par l'amélioration de la connaissance préalable des quantités à acquérir ou encore une meilleure identification des critères de sélection.

Par ailleurs, les marchés de défense et de sécurité, qui permettent de ne pas avoir recours à la procédure formalisée pour les marchés de fournitures et de services dont le montant est inférieur à 431 000 euros hors taxes, sont actuellement limités à l'acquisition de produits fabriqués uniquement à des fins de recherche et de développement à l'exception de la production en quantités7(*). Selon le directeur de l'AID, l'extension du champ d'application de ce dispositif ne se heurterait pourtant à aucune disposition européenne. Aussi, vos rapporteurs appellent à une modification rapide de la réglementation nationale afin de permettre un recours plus étendu à ce dispositif par le ministère des Armées.


* 4 Innovation de défense : dépasser l'effet de mode, rapport d'information de MM. Cédric PERRIN et Jean-Noël GUÉRINI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées n° 655 (2018-2019) - 10 juillet 2019.

* 5 Décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique.

* 6 Décret n° 2021-1634 du 13 décembre 2021 relatif aux achats innovants et portant diverses autres dispositions en matière de commande publique.

* 7 Article R. 2322-7 du code de la commande publique.

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