C. UN PHÉNOMÈNE QUI S'ÉTEND PROGRESSIVEMENT À D'AUTRES SECTEURS : FONDS D'INVESTISSEMENT, ASSUREURS, BAILLEURS IMMOBILIERS, VOIRE HÉBERGEURS WEB
Les fonds d'investissements représentent une source importante de financement des entreprises du secteur de la défense. Dans une étude de 202215(*), le cabinet Xerfi relève ainsi que 80 % des groupes de défense mondiaux16(*) comptaient des fonds parmi leurs actionnaires. Ces fonds se répartissent en deux catégories : les fonds de capital-investissement, qui réalisent des opérations d'investissement en fonds propres ou quasi-fonds propres et qui peuvent souhaiter orienter les orientations stratégiques des entreprises dans le capital desquelles elles ont pris des participations, et les fonds de gestion d'actifs, qui acquièrent des participations minoritaires dans des entreprises cotées, pour des durées généralement courtes, et peuvent exercer une influence via un vote en assemblée générale.
Dans son étude précitée, Xerfi relève ainsi que « Selon le rapport 2020 de la GSIA (Global Sustainable Investment Alliance), les investissements responsables au niveau mondial étaient évalués à 35 300 Md$ en 2020, soit 36 % des actifs sous gestion totaux. Dans cet ensemble, les actifs sous gestion relevant de politiques d'exclusion s'élevaient à 15 000 Md$ en 2020. L'exclusion était la 2e stratégie employée pour l'investissement durable, derrière l'intégration de critères ESG, et était principalement mise en oeuvre en Europe (en lien avec le contexte réglementaire). L'armement (y compris conventionnel) est l'un des principaux secteurs exclus, avec le tabac et les énergies fossiles ».
À titre d'exemple, plusieurs fonds norvégiens (Government Pension Fund Global17(*) et KLP18(*)) ont purement et simplement exclu de leurs investissements des groupes actifs dans le secteur de la défense, en raison notamment de leurs activités liées à la dissuasion nucléaire.
Ce phénomène semble s'être étendu à l'ensemble de l'Europe continentale, comme le soulignait Patrice Caine, Président-directeur général de Thales, dans une tribune publiée dans les Échos le 28 septembre 2022. Il relevait ainsi que l'accès aux marchés de capitaux est plus difficile. La part de l'actionnariat flottant d'Europe continentale (hors France) du groupe Thales est ainsi passée de 20 % à 8 % entre 2017 et 2021.
Par ailleurs, à terme, selon Xerfi, il existe un risque de pression de la part des investisseurs pour séparer activités civiles, susceptibles d'investissement, des activités militaires devant être exclues des stratégies d'investissement, à l'instar du mouvement en cours dans le secteur des hydrocarbures : « le fonds activiste américain Third Point a ainsi appelé à une scission des activités de Shell pour séparer les métiers historiques dans le pétrole et le gaz des énergies alternatives, tandis que le fonds activiste britannique Bluebell exhorte Glencore à isoler ses activités liées au charbon dans une entité séparée ».
Un second risque réside dans l'acquisition des entreprises de la BITD par des fonds non-européens, ou des groupes industriels, notamment américains, qui sont à l'heure actuelle moins soumis aux pressions en matière ESG, alors que de nombreux analystes considèrent le secteur de la défense en Europe comme particulièrement porteur sur le long terme19(*). Plusieurs exemples doivent ainsi alerter, qu'il s'agisse de Photonis que le groupe américain Teledyne Technologies souhaitait acquérir, ou encore d'Exxelia récemment rachetée par l'américain Heico.
Pour pallier les carences des investisseurs privés et éviter la survenance de ces risques, plusieurs solutions pourraient être étudiées telles que des mesures en faveur de la constitution de fonds d'investissement privés pour épauler le volet « amorçage » du financement de la BITD ou encore orienter l'épargne des Français vers le soutien aux entreprises de défense via la création d'un livret réglementé, alors que l'encours total sur le livret A et le livret de développement durable et solidaire atteignait un montant record de 520,9 milliards d'euros fin janvier 2023.
Recommandations :
- encourager, par la création ou l'élargissement d'incitations fiscales, la constitution de fonds d'investissement privés dans le secteur de la défense ;
- envisager la création d'un livret réglementé destiné au financement des entreprises de la BITD.
De manière inquiétante, cette « frilosité », qui se limitait jusqu'à présent aux organismes financiers, semble avoir gagné d'autres secteurs. En particuliers, des cas de refus d'assureurs de couvrir des entreprises, d'hébergeurs ou de développeurs refusant d'accueillir ou d'assurer la maintenance de sites internet de ces entreprises ou encore de bailleurs immobiliers refusant la location de bureaux ont été portés à la connaissance de vos rapporteurs.
Si ces situations semblent encore marginales, elles révèlent cependant une tendance de fond inquiétante, tendant à assimiler les industries de défense à des activités controversées.
* 15 Xerfi specific, Étude prospective et stratégique n° 2021-02, « Les fonds d'investissement et les entreprises de défense », mars 2022.
* 16 Sur un panel de 80 entreprises.
* 17 Airbus, BAE Systems, Boeing, Honeywell, Huntington Ingalls Industries, Lockheed Martin, Northrop Grumman et Safran.
* 18 Babcock, China Shipbuilding Industry Co, Dassault Aviation, Elbit Systems, General Dynamics, KBR, L3Harris Technologies, Larsen & Toubro, Leidos Holdings, Leidos, Leonardo, Raytheon Technologies, Rolls-Royce et Thales.
* 19 Voir en ce sens l'article des Échos du 8 février 2023, Private equity : Weinberg Capital lance un fonds dans l'industrie de la défense.