B. DES CHIFFRES QUI NE PEUVENT À EUX SEULS RENDRE COMPTE DE LA RÉALITÉ DE LA DÉLINQUANCE
Comme l'a rappelé la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), « il est erroné de considérer que le nombre de mineurs pris en charge par la police puis la justice illustre la délinquance des mineurs ».
Les chiffres de la police, de la gendarmerie ou de la justice ne peuvent rendre compte, à eux seuls, de l'ampleur du phénomène, ce qui peut expliquer un certain décalage avec la réalité et le ressenti de la population .
En effet, l'évolution de la délinquance relevée par la police et la gendarmerie nationales se base sur les individus « mis en cause » dans le cadre d'une enquête, et non les faits délictueux , dont les auteurs peuvent rester inconnus. De surcroît, une personne est considérée comme « mise en cause » dès lors qu'il existe une procédure comportant notamment son audition par procès-verbal ainsi que des indices rendant vraisemblable qu'elle ait pu participer à la commission de l'infraction comme auteur ou complice, et qu'elle soit ensuite signalée à la justice. Cette notion est donc plus restrictive que l'usage courant, qui désigne toute personne soupçonnée à un moment donné d'avoir participé à la commission d'une infraction 8 ( * ) .
Entendus par les rapporteurs, les représentants du SSMSI ont indiqué que « l'évolution réelle de la délinquance des mineurs ou de toute autre population de délinquants ne peut être réellement observée à partir de l'évolution du nombre de mis en cause enregistrés par les services de sécurité car cette dernière reflète non seulement l'évolution de la délinquance réellement commise mais aussi celle de la propension des victimes à porter plainte, de la tolérance de la société vis-à-vis de certains phénomènes ou encore des moyens mis en oeuvre pour lutter plus spécifiquement contre certaines formes de délinquance ».
Le rapport annuel « Insécurité et délinquance en 2021 » publié par le ministère de l'intérieur en 2022 confirme donc logiquement que : « la comptabilisation des infractions enregistrées peut fournir une indication du volume réel des infractions commises, et donc de l'insécurité qui en découle, dans les domaines où la part des délits qui arrivent à la connaissance des services est élevée » 9 ( * ) . Il s'agit donc d'une simple « indication » du volume réel de la délinquance des mineurs , de la même manière que pour la délinquance en général.
À cet égard, le niveau de délinquance enregistré par les forces de sécurité dépend largement des pratiques de terrain et des consignes de gestion des affaires ou de saisie des données. Pour certaines infractions comme les infractions à la législation sur les stupéfiants , qui ne font pas toujours de victime directe ou dont les victimes sont peu enclines à porter plainte, les statistiques dépendent quasi exclusivement de l'activité des forces de sécurité et, comme le reconnaît le SSMSI, « sous-estiment parfois lourdement le nombre d'actes de délinquance » 10 ( * ) .
À l'inverse, une personne mise en cause qui a été entendue, qu'elle soit mineure ou majeure, n'est pas forcément, in fine , condamnée par la justice .
De plus, la minorité repose sur l'âge du mis en cause tel qu'enregistré ou déclaré . Selon la direction générale de la police nationale (DGPN), les mineurs non accompagnés peuvent fausser les statistiques car nombre d'entre eux sont majeurs, dans une proportion impossible à quantifier.
Par ailleurs, d'après le SSMSI, les enquêtes de victimation telles que « Cadre de vie et de sécurité » (CVS), qui ont pour objet de mesurer la délinquance réellement subie par la population sur un échantillon de victimes 11 ( * ) , ne donnent que très peu d'informations sur les auteurs hors sphère familiale. Cette enquête qui comptabilise notamment des atteintes non qualifiées pénalement par la loi 12 ( * ) pose d'ailleurs une difficulté puisque ne relèvent de la délinquance que les infractions (crimes, délits ou contraventions) pénalement réprimables. Elle ne concerne en outre que certaines infractions et peu de victimes mineures.
De la même manière, l'évolution du nombre de condamnations par la justice ne peut être un indicateur, à lui seul, d'une augmentation ou d'une diminution de la délinquance : cette donnée doit notamment être interprétée à la lumière du taux de poursuites engagées par les parquets, et du recours aux mesures alternatives aux poursuites, majoritaires pour les mineurs 13 ( * ) .
Comme le résume le Conseil national des barreaux, « les statistiques de la délinquance nécessitent d'avoir beaucoup de prudence dans leur interprétation , que l'on regarde la délinquance constatée par les forces de l'ordre, les condamnations par la justice, ou les enquêtes de victimation et de délinquance déclarée qui s'appuient plus sur des sentiments voire des ressentis que sur des réalités tangibles ».
Regrettant le manque de données scientifiques solides, Sébastian Roché, sociologue et directeur de recherche au centre national de recherche scientifique (CNRS), a présenté aux rapporteurs les résultats d'enquêtes alternatives sur la délinquance des jeunes fondées sur leurs propres déclarations, conduites notamment à Lyon et Grenoble . Ce type d'enquêtes dites « auto-déclarées » pourrait utilement compléter le panel d'outils à disposition des pouvoirs publics pour mieux connaître la délinquance des mineurs.
Recommandation n° 2 : développer des enquêtes sociologiques sur les auteurs des faits ainsi que des suivis de cohortes 14 ( * ) ( ministère de l'intérieur, ministère de la justice) .
* 8 Source : réponse du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) au questionnaire des rapporteurs.
* 9 « Insécurité et délinquance en 2021 » : bilan statistique, publié le 21 janvier 2022 par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), p. 225.
* 10 « Insécurité et délinquance en 2020 » : bilan statistique, publié le 29 avril 2021 par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), p. 54.
Ce document est consultable à l'adresse
suivante :
https://www.interieur.gouv.fr/Interstats/Publications/
Hors-collection/Insecurite-et-delinquance-en-2020-bilan-statistique
* 11 Cette enquête réalisée auprès d'un échantillon de la population concerne les victimes d'infraction, y compris celles non comptabilisées par les forces de sécurité soit faute de dépôt de plainte, soit faute d'avoir été identifiées, soit en raison d'atteintes non qualifiées pénalement par la loi.
* 12 « Insécurité et délinquance en 2021 », déjà cité, p. 8.
* 13 Voir infra.
* 14 Une cohorte est, d'une manière générale, un ensemble d'individus caractérisés par un même événement (ici une mise en cause par exemple ou une condamnation) qu'une étude suit dans le temps pour en analyser l'évolution.