B. CHANGER DE REGARD SUR DES QUARTIERS SAS

Pour autant, malgré ces insuffisances, malgré l'absence de normalisation des quartiers populaires, examiner ces quartiers dans le temps long, prendre en considération leur rôle comme sas et tremplin et abandonner certaines idées reçues sur leur dynamisme économique permet de changer de regard, de voir les réussites et de s'orienter vers une meilleure évaluation des résultats de la politique de la ville.

1. Replacer la politique de la ville dans le temps long depuis l'après-guerre

La politique de la ville, nous l'avons évoqué, s'est beaucoup construite en réaction à des événements violents qui ont marqué l'opinion et l'image des quartiers. L'urgence et l'immédiateté pèsent toujours sur cette politique qui a pourtant 40 ans, si l'on prend comme point de départ les émeutes des Minguettes et les initiatives prises par Hubert Dubedout. Mais ses racines remontent plus loin, dès le tournant des années 1960, dès que les grands ensembles apparaissent commun un problème en soi . D'une certaine manière, ces quartiers forment un « Mezzogiorno archipellisé » que la République ne parvient pas à intégrer .

L'histoire de beaucoup de ces quartiers démarre vingt ans au préalable, comme l'a bien montré Xavier de Jarcy dans Les abandonnés, Histoire des cités de banlieue 4 ( * ) . Ce livre est devenu une sorte de manifeste pour ces villes. Philippe Rio, le maire de Grigny, l'a offert publiquement à Emmanuel Macron pour tenter de faire comprendre la situation impossible de villes comme la sienne qui se sont vus imposées de grands ensembles sans disposer des moyens pour accueillir les populations nouvelles, et sont dans la dépendance de l'État depuis 1971.

En effet, les difficultés d'aujourd'hui naissent de l'urbanisme conçu après-guerre pour faire face à la reconstruction, au baby-boom, à l'exode rural puis aux rapatriements d'Algérie. Ces constructions conçues dans l'esprit de la Charte d'Athènes marquée par le fonctionnalisme et l'hygiénisme, bien que résultant parfois de gestes architecturaux remarquables, ont le plus souvent souffert d'une réalisation défectueuse, d'un manque d'équipements publics, d'enclavement et progressivement, à cause de ces premiers défauts, de la concentration de populations déracinées et en difficulté, avant même la concentration de populations extra-européennes. Dans certains lieux, comme à Val-de-Reuil, que nous avons visité, c'est une forme d'utopie qui s'est heurtée à la réalité de la crise économique et qui a laissé une ville inachevée, profondément déficiente, que les élus continuent avec détermination de réparer cinquante ans plus tard.

Si les problèmes urbains viennent de loin, il en est de même des problèmes sociaux des populations des grands ensembles. En lisant et écoutant Xavier de Jarcy, on se rend compte que plusieurs, associés aujourd'hui à l'immigration et à la ghettoïsation, étaient présents alors même que ces zones étaient beaucoup plus mélangées. Nous avons retenu quelques exemples.

Le meurtre d'un jeune , Jean-Pierre Huet, en mars 1971 , dans un bistro de la Cité des 4 000 à La Courneuve par le cafetier, qui sera acquitté, déclenche de premières émeutes lors de son enterrement. Les manifestants dénoncent le « racisme anti-jeunes » et « l'oppression policière » . Des drames similaires éclatent le même printemps à Saint-Étienne, Sceaux ou au Mirail à Toulouse.

En 1967, Jean-Luc Godard dans son film Deux ou trois choses que je sais d'elle , met en scène Marina Vlady qui joue une femme des 4 000 contrainte de se prostituer à Paris en raison de la cherté de la vie. Il s'inspire d'un reportage du Nouvel Observateur , un an plus tôt, qui révélait un phénomène massif de prostitution des femmes des grands ensembles.

Dès 1962, le caractère déshumanisant des grands ensembles et leur mauvaise construction sont dénoncés . À Sarcelles, une fuite de vapeur qui se répand dans les étages tue deux personnes. Une petite fille était morte peu avant dans cette même chaufferie. C'est sur Europe 1 qu'apparaît le mot « sarcellite » pour désigner le mal-être de la population qui sera repris et analysé par Le Monde dans plusieurs reportages tandis qu'Henri Verneuil, en 1963, dans Mélodie en sous-sol , met en scène un Jean Gabin perdu dans cette ville nouvelle.

Ce travail historique de Xavier de Jarcy, dont nous ne donnons ici qu'un aperçu, ne doit pas conduire à relativiser les problèmes du jour, mais permet de prendre de la distance et contribue à une meilleure compréhension de difficultés profondément enracinées, sans procéder à des amalgames. Ce temps long permet également d'évaluer avec plus de justesse les réussites ou les échecs des politiques publiques de lutte contre les concentrations de pauvreté et les déficiences urbaines.

2. Les quartiers pauvres, un rôle de sas et de tremplin

Les quartiers pauvres, malgré les difficultés pour lesquelles ils peuvent être stigmatisés, jouent un rôle de sas et de tremplin comme l'ont souligné plusieurs personnes auditionnées, dont Marie-Christine Jaillet qui s'intéresse plus particulièrement à la métropole de Toulouse. François-Antoine Mariani, Directeur général délégué de l'ANCT, a pu dire que la Seine-Saint-Denis était un « Ellis Island à la française ».

Des études traitant des mobilités économiques et résidentielles apportent des arguments en ce sens, même s'il est souvent difficile d'étudier le phénomène faute de données géolocalisées suffisamment précises, car elles ne sont pas enregistrées à cette échelle, de données permettant de suivre des individus sur plusieurs générations, ainsi qu'en raison du secret statistique qui interdit que l'on puisse identifier des noyaux d'individus en croisant plusieurs données.

a) Une mobilité économique intergénérationnelle effective

En termes de mobilité intergénérationnelle des revenus, une étude de l'Institut national de la statistique et des études économiques, l'INSEE, publiée en mai 2022 5 ( * ) , est venue battre en brèche bien des idées reçues en matière de reproduction des inégalités et de blocage de l'ascenseur social . Les chercheurs Hicham Abbas et Michaël Sicsic ont pu utiliser les données fiscales, incluses dans l'échantillon démographique permanent (EDP) de l'INSEE depuis 2016, afin de comparer les revenus de jeunes adultes aux revenus de leurs parents, alors qu'ils étaient encore dans leur foyer fiscal. Ont ainsi été comparés les revenus des parents en 2010 avec ceux de leurs enfants de 28 ans en 2018. L'EDP permet en effet d'identifier des cohortes d'enfants âgés d'environ 18 ans en 2010 et de les suivre chaque année jusqu'en 2018. L'étude a porté sur 60 000 paires de parents et d'enfants âgés entre 26 et 29 ans, en 2018.

Cette étude aboutit au résultat inattendu que la mobilité de l'échelle des revenus est plus importante en France qu'aux États-Unis , tout en étant plus faible que dans les pays nordiques ! Ce travail montre qu'à revenu égal des parents, cinq déciles séparent les 25 % des enfants les plus riches des 25 % les plus pauvres. Il y a de nombreuses situations de mobilité ascendantes et descendantes. Parmi les enfants de parents défavorisés, un quart fait partie des 40 % ayant les revenus les plus élevés à leur génération alors que, parmi ceux des parents les plus aisés, un quart des enfants appartiennent aux 40 % des revenus les plus faibles. Si les mobilités sont donc importantes, les chercheurs observent toutefois un « plancher collant » pour les moins aisés, 31 % des enfants restant au bas de l'échelle des revenus comme leurs parents et, inversement, d'un « plafond collant », 34 % des enfants des familles aisées conservant la situation de leurs parents.

Mobilité entre cinquièmes de revenu des parents et cinquièmes de revenu des enfants

En termes géographiques, l'étude ne descend pas en deçà de la maille départementale. Mais en Île-de-France, ils observent que la mobilité ascendante pour les catégories inférieures est plus importante qu'en province en raison du grand nombre d'opportunités professionnelles et n'est pas différente selon les départements . Le taux de mobilité est le même entre les Hauts-de-Seine, département le plus riche de France, et la Seine-Saint-Denis, qui est le plus pauvre .

Enfin, l'Insee s'intéresse à l'origine des parents. L'étude observe que les enfants d'immigrés ont en moyenne une probabilité plus forte de réaliser une mobilité ascendante . Cela s'explique par leur concentration dans les grandes métropoles qui sont des territoires plus dynamiques, mais sans doute également par un décalage entre la rémunération et les compétences des parents, surtout lorsque ceux-ci sont diplômés, et un investissement plus important dans l'éducation des enfants. Toutefois ces enfants ont également la probabilité la plus forte de rester en bas de l'échelle des revenus. Par ailleurs, on observe des différences par continent d'origine des parents, le rang espéré par centième de revenu des enfants issus du premier quartile de revenu est de 47 pour l'Asie, 43 pour l'Afrique du Nord et 39 pour l'Afrique subsaharienne.

D'autres travaux de France Stratégie, menés par Clément Dherbécourt et Gustave Kenedi et publiés en juin 2020, confirment et nuancent ces résultats en s'intéressant à l'influence du lieu d'origine sur le niveau de vie à l'âge adulte 6 ( * ) . Comme l'étude précédente, ils exploitent les cohortes permises par l'Échantillon démographique permanent (EDP) en s'intéressant aux enfants d'ouvriers et d'employés nés entre 1970 et 1988.

La principale conclusion de l'étude est que leur espérance de revenu à l'âge adulte est corrélée à la richesse de la région où ils ont grandi. Les différences entre régions, par exemple entre l'Île-de-France et le Nord-Pas-de-Calais avec une différence de 16 % (250 euros mensuels), sont plus importantes qu'au sein d'une même région, par exemple entre les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis (100 euros mensuels), ou entre les zones rurales et urbaines d'un même département (150 euros).

Niveau de vie médian mensuel à l'âge adulte des enfants d'ouvriers
ou d'employés, par région d'origine

En revanche, l'étude montre que des écarts importants de perspectives peuvent exister au sein d'une même agglomération pour ces populations modestes entre celles qui vivent dans les 20 % des quartiers les plus riches et les 20 % des quartiers les plus pauvres. Ces différences sont presque aussi grandes qu'entre régions (200 euros en moyenne) et sont hétérogènes (jusqu'à 400 euros), faisant apparaître un « effet quartier ». Ces différences s'expliquent par rapport aux difficultés propres des immigrés d'origine non-européenne, particulièrement vis-à-vis de l'école. Car c'est l'accès à l'éducation supérieure qui semble jouer un rôle déterminant pour les perspectives de revenu des populations modestes (50 % de l'écart de niveau de vie à l'âge adulte), après l'environnement géographique général et la mobilité (avoir changé de région d'origine).

Cela conduit les auteurs à estimer que les leviers éducatifs, la mixité sociale, la lutte contre la discrimination ainsi que favoriser la mobilité des familles modestes avec enfants vers les quartiers offrant de meilleures perspectives seraient des politiques à promouvoir.

De fait, l'étude met également en évidence à la fois que, si près des deux tiers des enfants d'origine modeste vont voir leur avenir économique entravé par l'absence de diplôme et leur difficulté à saisir des opportunités en dehors de leurs régions d'origine, un tiers environ, ce qui est une proportion significative, va pouvoir, grâce au succès scolaire, s'ouvrir des perspectives plus prometteuses .

Répartition des enfants d'origine modeste selon qu'ils aient ou non quitté la région et obtenu un diplôme du supérieur

b) Des mobilités résidentielles importantes

En termes de mobilités résidentielles , l'étude conduite par Philippe Estèbe et Laurent Davezies, intitulée « Le sas ou la nasse » et réalisée pour l'ANRU en 2011, continue de faire référence. Ils l'ont complétée ensuite par d'autres articles notamment en 2016 et 2018 7 ( * ) .

Ils ont démontré que les habitants des quartiers prioritaires déménageaient autant ou plus que les autres habitants de leur agglomération . Par exemple, en 2015 et 2016, 12,6 % des habitants de QPV avaient changé d'adresse contre 12,1 % en moyenne. Six ménages mobiles sur dix s'étaient installés hors QPV. Dans son rapport public de 2017, l'ONPV avait procédé à la même démonstration.

Plus récemment, l'avis de la commission des affaires économiques sur le PLF 2021 8 ( * ) s'était intéressé à l'étude de l'Insee et de l'Institut Paris Région, de juillet 2020, sur « Les trajectoires résidentielles des habitants des QPV ». Celle-ci confirmait les travaux antérieurs selon lesquels les habitants de ces quartiers sont tout autant mobiles que les autres , c'est-à-dire qu'environ 10 % de la population déménagent par an. Dans plus de la moitié des cas, ils quittent la géographie prioritaire. Dans plus de 40 % des cas, ils changent de statut d'occupatio et 31 % d'entre eux accèdent à la propriété . Il y a donc une réelle trajectoire d'émancipation et d'ascension sociale . C'est le premier point important. Le second est que cette trajectoire se réalise à proximité immédiate des quartiers pour ne pas perdre l'ancrage amical et familial. Dans 30 % des cas, ces habitants s'installent dans la bande des 300 mètres bénéficiant d'un taux de TVA réduit pour le logement neuf intermédiaire . Dans cette même zone, plus de 40 % des primo-accédants ont un revenu inférieur à 30 000 euros 9 ( * ) , deux fois plus qu'ailleurs. C'est la raison pour laquelle, le Sénat avait adopté un amendement pour étendre ce périmètre et revenir à 500 mètres, tel que voulu en 2003 par Jean-Louis Borloo, car cela fonctionne. Cette bande à proximité des quartiers est une zone dynamique et de mixité effective qui facilite l'insertion des QPV rénovés dans leur environnement urbain et social plus large. Cet amendement n'a malheureusement pas été conservé par le Gouvernement précédent. Nous nous proposons de le redéposer .

Ces quelques travaux sont partiels car nous manquons de données, de cohortes et de capacités à suivre les parcours individuels qu'ils soient résidentiels ou économiques, mais ils sont confortés par de nombreux constats de terrain. Au cours de la mission, nous avons reçu beaucoup de beaux témoignages sur le fait que la politique de la ville avait permis de s'émanciper.

Bien entendu, pour certains, le QPV est une nasse, mais une autre réalité existe, elle est quantitativement importante et il faut savoir la voir comme la contribution de ces quartiers à la dynamique économique nationale .

3. Des zones dynamiques contribuant à l'économie de la Nation

Le rapport de l'Institut Montaigne sur les quartiers pauvres, déjà évoqué, a marqué un tournant en montrant que ces quartiers ne sont pas que des zones en décrochage, dépendante de la solidarité nationale.

Le rapport s'est particulièrement intéressé à la Seine-Saint-Denis. Il montre qu'entre 2007 et 2018, c'est le département où se sont créés le plus d'emplois et où l'augmentation de la masse salariale a été la plus importante (+ 29 %). Ce département était aussi celui, en 2017, où le taux de création d'entreprises était le plus élevé de France. La Seine-Saint-Denis reste pourtant le département le plus pauvre de France. Cette situation ne fait pas de lui un bénéficiaire net de la solidarité nationale, il est au contraire le 8e contributeur de la protection sociale .

Par ailleurs, globalement, les habitants des QPV reçoivent moins de transferts sociaux que les autres, notamment parce qu'ils sont plus jeunes et que le poids des retraites et de la couverture maladie est structurellement importante.

*

Au total, sans nier les difficultés et les échecs des politiques publiques à l'égard des quartiers pauvres, qui ont été égrenés dans de nombreux rapports, nous avons voulu montrer, même si nous n'avons que des données partielles, qu'une autre réalité existe également.

Pour éviter la myopie de bien des analyses statiques et le défaitisme qui en résulte, il faut savoir changer de regard et prendre en compte la dynamique des habitants.

Aujourd'hui, c'est ce rééquilibrage que nous appelons de nos voeux dans la définition des objectifs et les outils de la politique de la ville pour pouvoir mobiliser les énergies.


* 4 Albin Michel, 2019, 464 p.

* 5 Une nouvelle mesure de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France, Insee Analyses, n° 73, mai 2022, Hicham Abbas et Michaël Sicsic. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6441 712#onglet-2 .

* 6 Quelle influence du lieu d'origine sur le niveau de vie ? Note d'analyse, juin 2020, n° 91, France Stratégie. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-na91-niveau-territoire-juin.pdf.

* 7 Un territoire tremplin ? La politique de la ville en trompe l'oeil , Hérodote, n° 162, 2016 et « Seine-Saint-Denis : le sas et la nasse », Tous Urbains, n° 22, 2018.

* 8 Avis n° 139 (2020-2021) de Mme Viviane ARTIGALAS, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 19 novembre 2020.

* 9 Chiffre Nexity 1 er semestre 2020.

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