N° 578

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 16 mars 2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 mars 2022

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques sur « Un phénomène tentaculaire : l' influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques »,


Président

M. Arnaud BAZIN,

Rapporteure
Mme Éliane ASSASSI,

Sénateur et Sénatrice

Tome II : Auditions

(1) Cette commission est composée de : M. Arnaud Bazin, président ; Mme Éliane Assassi, rapporteure ; M. Jérôme Bascher, Mme Valérie Boyer, M. Jean-Pierre Corbisez, Mmes Nicole Duranton, Nathalie Goulet, MM. Jean-Marie Janssens, Patrice Joly, Franck Montaugé, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Dany Wattebled, vice-présidents ; MM. Laurent Burgoa, Gilbert Favreau, Mme Christine Lavarde, MM. Sébastien Meurant, Jean-Marie Mizzon, Stéphane Sautarel, Mickaël Vallet.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Audition de M. Thierry Lambert, délégué interministériel
à la transformation publique

(Jeudi 2 décembre 2021)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous commençons les auditions de notre commission d'enquête sur le recours aux cabinets de conseil en accueillant M. Thierry Lambert, délégué interministériel à la transformation publique.

Je le remercie de sa présence aujourd'hui.

Créée en 2017, la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a pris la suite du secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP). Elle a pour objectif d'accompagner les projets de modernisation de l'administration, à l'exception des projets informatiques, qui relèvent d'une autre direction interministérielle.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, monsieur le délégué interministériel, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thierry Lambert prête serment.

M. Thierry Lambert, délégué interministériel à la transformation publique. - La DITP assure quatre missions.

La première est le pilotage de la mise en oeuvre des réformes suivantes : d'une part, les décisions prises par le Gouvernement au sein du comité interministériel de la transformation publique (CITP), dont je suis le secrétaire et dont l'objectif est de promouvoir une action publique plus proche, plus simple et plus efficace et de coordonner l'action des ministères pour atteindre cet objectif ; d'autre part, les réformes prioritaires du Gouvernement. Ce dernier pilotage, qui a fait l'objet d'une circulaire du Premier ministre en novembre 2020, vise à s'assurer que les réformes soient très concrètement perceptibles par les Français dans leur territoire et dans leur vie quotidienne.

La deuxième mission de la DITP est l'amélioration de la qualité de service et de l'expérience des usagers. La direction coordonne les actions qui visent à améliorer les standards de qualité de service et les engagements de service public, lesquels sont formalisés dans la charte « Marianne », devenue la charte « Services publics + ».

Cette charte est adossée à une plateforme qui permet aux Français de connaître les résultats de chaque service public dans leur territoire - la mise à disposition de l'information au plus près des usagers et du terrain revêt pour nous une grande importance - et aux usagers de donner leur avis sur les services publics, afin d'encourager ceux-ci à évoluer dans le bon sens ou de leur proposer des pistes d'amélioration. Cette plateforme, ouverte le 28 janvier 2021 par Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, monte actuellement en puissance.

La troisième mission de la DITP, plus connue, est de promouvoir la modernisation et l'innovation publiques, en partenariat avec les directions interministérielles compétentes, et de travailler sur l'adaptation de l'organisation des administrations de l'État aux niveaux central et déconcentré : promouvoir l'innovation managériale et les nouvelles méthodes de travail, la simplification pour les agents, comme nous le faisons pour les usagers dans le cadre de la deuxième mission. Cette symétrie des attentions entre les agents et les usagers est extrêmement importante.

La quatrième mission consiste à promouvoir de nouvelles méthodes pour faire évoluer le logiciel de l'action publique en étant davantage à l'écoute des agents et des usagers, et en associant davantage les parties prenantes à l'élaboration des politiques publiques. Nous animons ainsi un réseau de laboratoires d'innovation publique au niveau territorial, dans chaque région, ce qui nous permet d'être en contact très étroit avec les territoires.

Ces quatre missions de pilotage, d'animation et de programmation occupent à peu près la moitié des agents de la DITP. L'autre moitié est orientée vers l'appui aux administrations publiques, pour les aider dans leurs projets de transformation. Nous avons à cette fin plusieurs compétences dans les domaines du design, des sciences comportementales, de la facilitation et de la participation citoyenne. Parmi ces personnels, une équipe d'une vingtaine d'agents sont des consultants internes spécialisés dans l'organisation, la transformation et la conduite de projets, qui interviennent également auprès des ministères. Ces ressources représentent une vaste palette de compétences, et deux tiers de nos agents sont des agents publics sous contrat.

Lorsque les ministères se tournent vers nous, ils ont auparavant regardé ce que pouvaient leur apporter leurs inspections générales et leurs conseils généraux, qui sont le recours naturel des administrations publiques lorsqu'il s'agit de dégager des ressources en interne pour des projets ou lorsqu'un avis indépendant est recherché.

Néanmoins, la DITP a une première valeur ajoutée particulière : nos consultants internes sont recrutés dans des cabinets de conseil. Il s'agit donc de profils expérimentés, ayant cinq à huit d'expérience pour les chefs de projet, et de huit à quinze ans pour les directeurs de projet, qui sont familiers des techniques du conseil, de la direction de projet et du secteur public. Nous les recrutons, aussi, parce qu'ils ont un sens particulier du service public, et le plus grand nombre d'entre eux poursuivent leur carrière dans ce secteur. En ce sens, nous sommes un vivier.

La DITP a une deuxième valeur ajoutée particulière : nous avons une posture de partenaire exigeant et une méthode de travail très coopérative. Nous coconstruisons avec les administrations, tout en veillant au respect des orientations données par le Gouvernement en matière de transformation. Notre posture, originale, ne s'apparente ni à celle d'une inspection générale indépendante et distanciée ni à celle d'un prestataire externe, puisque nous ne facturons pas et n'avons pas d'objectifs commerciaux. Nous ne vendons pas du temps et n'essayons pas de faire durer les missions plus que nécessaire.

Par ailleurs, nos travaux ne visent pas à la remise de rapports ; c'est le résultat qui compte : l'administration que l'on est venu épauler a-t-elle réussi à faire aboutir le projet qu'elle souhaitait entreprendre ?

Je prendrai l'exemple des centres ressources autisme, qui sont engagés dans une démarche nationale d'optimisation et ont eu besoin de l'aide de la DITP ; grâce à ce travail, ils ont pu diminuer de cent jours les délais d'instruction et, surtout, réaliser 42 % de diagnostics en plus. Ils ont d'ailleurs appelé ce programme d'amélioration du service « mission DITP ». Cette mission a été une réussite, car, à la fin, une équipe était formée, capable de prendre le relais et de poursuivre la transformation.

Pour réaliser nos missions, nous utilisons des capacités externes. Nous avons plusieurs marchés publics en fonction des compétences que nous recherchons pour atteindre nos résultats. Notre objectif est d'augmenter la force de frappe. Dans un projet de transformation, le temps est extrêmement important, notamment le temps d'écoute passé avec les agents d'exécution de terrain. Il faut aussi appréhender les situations complexes que ceux-ci rencontrent. Pour augmenter nos capacités d'écoute et de production, nous avons recours à des prestataires externes, que nous utilisons aussi pour apporter une compétence qui nous manque, notamment pour déployer la solution que nous construisons avec les administrations de manière très concrète et opérationnelle.

À chaque fois que nous intervenons avec des prestataires externes, nous fonctionnons en équipe intégrée, comme c'est le cas dans le marché que nous utilisons. Le pilotage de la mission et le contact avec les administrations sont donc toujours assurés par la DITP ; nous ne déléguons jamais un travail à un tiers.

Par ailleurs, lorsque nous intervenons, nous demandons toujours que soit mobilisée une équipe de l'administration, avec laquelle nous travaillons en coconstruction, montons en compétences et intégrons les savoir-faire et les outils développés, afin que cette équipe puisse piloter les interventions elle-même. Ce modèle fonctionne bien et le recours à des consultants extérieurs est envisagé à chaque fois au cas par cas, en fonction des besoins, de manière très pragmatique. Encore une fois, nous ne déléguons jamais nos missions à des conseils externes.

Héritiers du SGMAP, nous avons une longue expérience du recours aux cabinets de conseil. Nous avons reçu mandat de la direction des achats de l'État (DAE), au début du présent quinquennat et à la suite du rapport de la Cour de comptes qui appelait à des rationalisations, de construire un marché interministériel d'assistance à la conception et à la mise en oeuvre de projets de transformation de l'action publique.

Ce mandat, qui a été notifié en juin 2018, est parfois appelé, à tort, le « marché DITP ». En effet, ce marché que la direction a passé pour le compte de tous les ministères, à l'exception de celui des armées, n'est pas centralisé à la DITP : chaque ministère demeure entièrement responsable de son utilisation, sans qu'il y ait de contrôle a priori ou a posteriori de la direction. Celle-ci n'exerce aujourd'hui aucun rôle de pilotage, de suivi ou d'évaluation du recours aux consultants par les ministères.

Si l'accord-cadre facilite l'accès à des prestations, du fait qu'elles ont été normalisées, rationalisées, avec une optimisation des prix, des modes d'intervention et des méthodes, la DITP n'a aucun mandat pour encourager les administrations à recourir à des prestations externes. Nous parvenons néanmoins au terme des quatre ans prévus pour cet accord-cadre. À la suite d'une demande du CITP, nous avons commencé à réfléchir à un plan des achats de l'État, donc à la façon de mieux maîtriser nos politiques de consommation en vue d'assurer un plus grand contrôle des dépenses de conseil ; dans ce cadre, la DITP pourrait avoir un rôle renforcé de conseil aux acheteurs, voire de « tour de contrôle ». Ces évolutions ont été proposées, mais ne sont pas encore arbitrées.

Vous m'avez invité à intervenir sur la question des règles de déontologie, qui sont pour nous très strictes. Ainsi, les personnels que nous recrutons et qui travaillaient auparavant dans un cabinet de conseil ne sont pas autorisés à prendre des décisions relatives audit cabinet. Par ailleurs, des personnes qui auraient pris des décisions au bénéfice d'un cabinet de conseil ne peuvent pas, pendant une période de trois ans, travailler pour ce cabinet. Des procédures internes sont prévues à cet égard et un déontologue travaille au sein de la délégation.

Je vous citerai un exemple personnel. J'ai un fils, étudiant à l'École nationale des ponts et chaussées, qui a réalisé un stage chez McKinsey, à l'issue duquel ce cabinet lui a proposé un contrat à durée indéterminée (CDI) à compter de septembre 2022. Je me suis donc immédiatement déporté : je n'ai plus de contact avec ce cabinet, et c'est mon adjoint qui prendra part à l'analyse de la négociation et des décisions le concernant. Je tenais à apporter ces précisions afin de donner à votre commission une image complète de la situation.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je vous remercie, monsieur Lambert, pour vos propos liminaires.

Vous êtes la première personne auditionnée par notre commission d'enquête. Nous avons choisi de créer celle-ci pour obtenir des éléments d'information précis sur ce sujet très encadré. Mais je tiens à préciser d'emblée, comme je l'ai dit à nos collègues, qu'il ne s'agit pas d'un tribunal : nous ne sommes pas des procureurs. Nous cherchons à comprendre les mécanismes et les rouages expliquant l'augmentation du recours aux cabinets de conseil privés. Comme la presse s'en est fait l'écho, les sommes engagées par les pouvoirs publics à cette fin sont considérables, sans pour autant que les résultats obtenus soient toujours positifs.

D'autres sujets me tiennent à coeur : le rôle et la place des services publics et des fonctionnaires dans notre pays, de même que le respect de notre souveraineté nationale. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce dernier point.

Vous avez dit, dans votre propos liminaire, que vous recrutiez des personnels qui travaillaient auparavant dans des cabinets de conseil et qui ont, au sein de la DITP, le statut d'agents publics sous contrat. Avant de procéder à ces recrutements, vérifiez-vous que les services de l'État ne seraient pas en mesure d'assurer les missions auxquelles on destine ces personnels ?

M. Thierry Lambert . - Pour répondre à votre première question, lorsque nous procédons à des recrutements, nous publions des fiches de poste en précisant les compétences que nous souhaitons ; nous recrutons donc les personnes en fonction de leurs compétences. Dès lors qu'un fonctionnaire d'État ou territorial ayant ces compétences présente sa candidature, nous le recrutons.

Ainsi, l'une de nos directrices de projet, qui travaillait auparavant dans l'administration fiscale, vient de faire un travail remarquable sur le dispositif MaPrimeAdapt'. L'accès à la DITP n'est donc pas réservé aux contractuels venant du secteur du conseil.

Il m'est difficile de répondre à votre deuxième question. Nous sommes une toute petite équipe au regard des besoins, immenses, de l'État, et nous n'avons pas de trop de moyens pour répondre aux demandes qui nous sont adressées par les administrations. Par conséquent, nous n'avons pas d'idée a priori sur les besoins des administrations en termes de ressources ; nous sommes simplement à leur disposition quand elles en ont besoin.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pour préciser ma question, avant de recruter des personnels issus de cabinets de conseil, qui deviennent des agents publics sous contrat au sein de la DITP, vous assurez-vous que ces profils de postes n'existent pas déjà dans l'administration ?

M. Thierry Lambert. - Nous n'examinons pas dans le détail les organigrammes des administrations ; nous répondons à une demande. Nous ne faisons pas d'analyse a priori sur l'existence de tels profils dans l'administration.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Comment vous assurez-vous de l'absence de conflit d'intérêts lors de l'intervention d'un cabinet de conseil pour le compte de l'État ?

M. Thierry Lambert. - Sur les conflits d'intérêts, notre analyse est extrêmement rigoureuse. Nous n'acceptons aucun déjeuner avec un cabinet de conseil, nous sommes très attentifs lorsque nous passons des commandes ou analysons des offres, pour que jamais une personne chargée d'un dossier ne soit en situation de conflit lors de la passation du marché. Nous pourrons transmettre à la commission tous les éléments et grilles d'analyse qui en attestent.

Lors des missions menées par la DITP, les cabinets de conseil sont rarement en contact direct avec l'administration : c'est la délégation qui pilote. On ne voit donc pas apparaître de conflits d'intérêts. Si tel devait être le cas, nous serions très vigilants.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous avez confirmé que vous disposiez d'une charte de déontologie et qu'un déontologue répondait aux questions des agents lors de leur formation. Cela relève de la déontologie interne.

Les intervenants extérieurs que sont les cabinets de conseil, évoqués par Mme la rapporteure, sont-ils soumis à des obligations déontologiques ? Je m'interroge aussi sur le devenir des données publiques qu'ils peuvent recueillir, lesquelles ont une valeur et pourraient être revendues.

Je prendrai un exemple de conflit d'intérêts : le recours en matière de santé, pour définir des éléments d'amélioration de la politique gouvernementale, à un cabinet de conseil qui travaille pour un grand groupe pharmaceutique. Dans une telle situation, procédez-vous à des vérifications et quels seraient les engagements dudit cabinet de conseil en termes de déontologie sur ces sujets délicats ?

M. Thierry Lambert. - Cette question est clairement établie dans les appels d'offres, et ce sont des cahiers des charges qui s'appliquent.

À chaque fois qu'un conflit d'intérêts est connu, c'est au cabinet de conseil de faire une déclaration d'intérêts ; sinon, il serait en faute. Dans cette situation, dans la mesure où nous avons des lots multi-attributaires, le déclarant « passe son tour ». Nous n'avons pas de pouvoir d'investigation pour vérifier ce que fait un consultant à l'étranger, par exemple.

Tout ce qui concerne les données est spécifié dans l'appel d'offres, lequel est appliqué rigoureusement.

Les questions de déontologie se posent aussi dans les organisations privées ; quand on fait appel à un cabinet de conseil, on veut du benchmark, de la connaissance sur le marché, laquelle s'acquiert en travaillant pour plusieurs personnes ; voilà ce que l'on recherche au travers d'un parangonnage. Dans le même temps, on n'a pas envie que la personne qui nous donne un conseil transmette la même information à nos concurrents...

Pour ma part, je n'ai pas rencontré de situation de conflit d'intérêts à l'occasion de nos missions - notamment celle que vous avez évoquée, monsieur le président. Encore une fois, c'est au cabinet de conseil de faire cette déclaration d'intérêts.

Mme Christine Lavarde . - Le recours à des contractuels venant de cabinets de conseil n'est-il pas lié au fait que l'État ne sait pas rémunérer correctement des compétences particulières ? Quelles sont les conditions salariales appliquées à ces agents contractuels ?

M. Thierry Lambert. - La loi de 2019 de transformation de la fonction publique permet de recourir plus facilement à des contractuels. Lorsque l'on cherche des compétences pointues, les secrétariats généraux et les directions des ressources des ministères sont désormais capables d'apprécier, au regard de l'expertise des personnes recrutées, le niveau de rémunération qu'il convient d'offrir. Pour les métiers du numérique, un travail a ainsi été fait pour construire des grilles de rémunération compétitives. Et, lorsque nous recrutons, nous essayons de faire des propositions permettant d'attirer des personnes disposant d'une telle expertise. Aujourd'hui, cette souplesse existe et elle est mise en oeuvre.

Mme Christine Lavarde . - Vous venez de répondre sur les agents contractuels recrutés hors de la fonction publique. Pour ce qui concerne les agents de la fonction publique, sur quelle grille salariale les recrutez-vous ? Leur offrez-vous les mêmes opportunités ?

M. Thierry Lambert. - Les agents titulaires sont soumis aux règles de leur statut. La carrière d'un titulaire s'apprécie sur le long terme, tandis que les agents contractuels ont des contrats à durée déterminée ; les situations sont donc un peu différentes.

M. Franck Montaugé . - Le sujet auquel s'intéresse la commission d'enquête a-t-il été quantifié, étudié et documenté pour mettre en évidence ses évolutions sur une période significative ? Quelles sont l'ampleur et la dynamique de cette façon de travailler ?

Vous est-il possible de fournir à la commission d'enquête la charte de déontologie que vous appliquez ?

Au-delà des options politiques et de la vision du rôle de l'État qui en résulte, ces recrutements externes ne sont-ils pas le reflet d'une faiblesse en matière de formation des fonctionnaires d'État ou des contractuels de la fonction publique qui assument des missions de longue durée ?

Quelle est votre approche de cette facilité que représente, selon moi, le déport, lequel n'est pas forcément adapté aux situations rencontrées, y compris parfois au niveau local et pas seulement aux niveaux supérieurs de l'État ? Cette disposition ne mériterait-elle pas d'être reconsidérée et retravaillée au plan législatif pour aboutir à des garanties supérieures à celles qui existent aujourd'hui ?

M. Thierry Lambert. - La DITP n'assure pas le suivi des dépenses de conseil et n'a pas accès aux outils pour le faire. Nous n'avons pas une vision de l'évolution de ces dépenses sur le plan général.

Pour ce qui concerne nos propres dépenses, après une hausse très forte du recours au conseil à l'époque de la direction générale de la modernisation de l'État (DGME), on observe depuis 2014 une stabilisation, voire une décrue au cours du présent quinquennat. La DITP n'a donc pas davantage recours aux cabinets de conseil. En revanche, effectivement, on voit bien qu'il y a un recours au conseil qui a lieu à l'extérieur, soit en utilisant le marché interministériel soit d'autres, mais je ne sais pas le quantifier. La direction du budget le pourra peut-être.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel est l'ordre de grandeur pour ce qui concerne la DITP ? À votre connaissance, existe-t-il une liste des prestations de conseil commandées par l'État, un endroit où l'on peut trouver une consolidation des commandes ?

M. Thierry Lambert. - À ma connaissance, il n'y a pas de consolidation.

Du temps de la DGME, la dépense était d'environ 222 millions d'euros entre 2007 et 2012, c'est-à-dire à peu près 37 millions d'euros par an en moyenne. À l'époque du SGMAP, de 2013 à 2017, la dépense était de 76 millions d'euros, soit une baisse importante et une moyenne de 15,2 millions d'euros. Depuis la création de la DITP en 2018, la dépense totale s'élève à 46 millions d'euros, soit une moyenne annuelle de 11,6 millions d'euros. Encore une fois, lorsque la DITP intervient, il s'agit de dépenses pour les ministères. On intervient pour d'autres.

M. Arnaud Bazin , président . - À ce stade, nous retenons de vos réponses que vous ne disposez pas de consolidation de l'ensemble des prestations de conseil passées pour le compte de l'État à l'intérieur du marché que vous avez évoqué, et que vous n'avez pas connaissance de listes permettant d'estimer la commande globale sur la période.

M. Thierry Lambert. - Nous disposons de l'estimation pour l'accord-cadre de conseil interministériel et pouvons vous transmettre les documents y afférents. Depuis le début de ce marché, 208 millions d'euros ont été dépensés.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela correspond-il aux chiffres donnés par Mme Olivia Grégoire, secrétaire d'État chargée de l'économie sociale et solidaire ?

M. Thierry Lambert. - Non. Elle parle d'une étude faite en son temps par la direction du budget, qui correspond à une partie de la nomenclature Chorus. Il vaudrait donc mieux poser la question à cette direction. Ce sont leurs chiffres, pas ceux de notre marché.

M. Arnaud Bazin , président . - On arrive à un ordre de grandeur de 206 millions d'euros avec les chiffres de Mme Grégoire et vous venez d'évoquer 208 millions. Mais ce sont deux choses différentes...

M. Thierry Lambert. - Notre accord-cadre comprend trois lots : stratégie-organisation-évaluation ; transformation ; excellence opérationnelle et performance, pour mieux travailler avec les agents, mieux allouer le temps et améliorer les process, ce que l'on appelle aussi la « réingénierie des process ».

Ces trois lots, qui sont au niveau interministériel, donnent lieu aujourd'hui à une dépense de 208 millions d'euros.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourrez-vous nous communiquer le nombre de marchés subséquents de cet accord-cadre ?

M. Thierry Lambert. - Il n'y a pas de marché subséquent, mais des bons de commande. Nous vous communiquerons toutes les données correspondantes.

La deuxième question portait sur la formation. Elle est extrêmement importante. On ne fait pas assez d'efforts, dans l'administration en général, sur la formation. La formation initiale bénéficie de certains moyens, mais la formation continue, assez peu. À la DITP, nous considérons que cet axe est important, raison pour laquelle nous avions créé le campus de la transformation. Notre objectif est de transférer les connaissances et savoir-faire vers les ministères et les administrations.

J'ai évoqué notre travail sur l'autisme : nous avons formé une équipe à cette fin. De même, pour les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), si l'on peut aujourd'hui avoir des droits à vie et si les délais d'accès à l'allocation aux adultes handicapés (AAH) sont considérablement améliorés, c'est aussi parce qu'un travail de fond a été fait avec 21 MDPH, en associant toutes les parties prenantes, les conseils départementaux, les agents, les usagers, la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), pour trouver des solutions et construire ensemble des équipes qui savent conduire cette amélioration de la qualité pour les usagers.

Nous avons comme projet de renforcer l'année prochaine les crédits que nous allouons à la formation des agents. Plus généralement, et c'est un point auquel notre ministre est extrêmement attachée, la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) est en train de développer la plateforme Mentor, qui met à disposition, en ligne, un certain nombre de formations. Nous sommes en tête de pont sur les questions de transformation, sur la direction de projets, sur le lean management sur l'utilisation des sciences comportementales, sur la relation à l'usager.

Un des grands axes de la réforme de la haute fonction publique, qui n'est pas sous pilotage de la DITP, est d'attacher davantage d'importance à la formation continue. Les modules communs de formation initiale des hauts fonctionnaires s'attachent aussi à intégrer des points qui sont aujourd'hui sous-représentés dans les formations, notamment le management et la direction de projet.

Dans le cadre de la haute fonction publique, la ministre nous a demandé de faire des ateliers dans les territoires pour avoir des retours des agents sur la formation qu'ils recevaient et à quel point ils se sentaient équipés pour relever leurs défis. Ces besoins seront pris en compte par la ministre et la DGAFP, et nous y apporterons notre part sur l'innovation, la direction de projet et le lean management.

Troisième point, le déport. Cette règle est importante du fait de sa transparence. Je vous l'ai dit dès mon propos introductif, même si, en fait, le conflit est théorique puisque mon fils sera recruté en septembre 2022, et il n'acceptera peut-être même pas l'offre qui lui est faite, pour qu'il n'y ait pas de risque que l'on dise qu'il a eu cet emploi en contrepartie d'un marché que je pourrais accorder à McKinsey. J'ai annoncé à mes équipes, à la secrétaire générale du Gouvernement, à la ministre et au cabinet que je cessais de m'occuper de McKinsey : pas de contacts commerciaux, pas de travail sur les bons de commande, pas d'évaluation et pas d'implication dans les lots où McKinsey se porterait candidat. C'est la transparence et la fermeté sur les principes qui comptent.

Est-ce suffisant ? Je n'ai pas d'avis personnel sur la question. Aujourd'hui, en tout cas, dans mon périmètre de responsabilité, les choses sont extrêmement claires.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pensez-vous qu'il faudrait modifier les règles du déport ?

M. Franck Montaugé . - La question ne vous visait pas personnellement.

M. Thierry Lambert. - Je ne peux répondre que sur ce que je connais.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le choix de vous déporter peut aussi vous mettre en difficulté dans la responsabilité qui est la vôtre. Pensez-vous que, sur le fond, il faudrait repenser le déport ?

M. Thierry Lambert. - Je n'ai pas suffisamment réfléchi au sujet.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Sur la question de la formation, pensez-vous sincèrement qu'aujourd'hui l'expertise des cabinets privés est meilleure que celle des agents publics de l'État ?

M. Thierry Lambert. - « Meilleure » n'est peut-être pas le bon mot.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Plus efficace alors ?

M. Thierry Lambert. - Non, car ce ne sont pas des blocs.

Nous avons travaillé sur les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) ; avec le plan de relance, elles ont beaucoup de travail, et il s'agit d'une mission très régalienne. On nous a demandé de les aider à revoir leurs processus pour absorber une plus grande charge. On ne connaît pas le travail d'une DRAC...

Nous apportons une méthode, une technique, une capacité de travail. Ce que nous faisons, c'est en quelque sorte de la maïeutique de performance. Les DRAC connaissent leur métier, les usagers, leur terrain d'action ; elles n'ont pas besoin que l'on vienne leur donner des leçons. En revanche, elles ont besoin qu'on leur apporte une capacité de travail, de l'écoute, l'expérience d'autres process et qu'on les aide à construire elles-mêmes des solutions.

Nous ne sommes pas des donneurs de leçons, nous ne connaissons pas mieux les sujets que les personnes que nous venons aider. On les aide à ne pas s'enliser, parce que, concrètement, les services font leur travail au quotidien pour répondre aux besoins des Français. Il n'est pas illégitime que, à un moment où l'on veut changer les choses, des personnes viennent vous aider à le faire.

M. Arnaud Bazin , président . - Mme la rapporteure souhaite savoir, me semble-t-il, quel est l'apport de votre direction interministérielle par rapport à des cabinets privés.

M. Thierry Lambert. - La plupart des compétences que nous avons en interne sont très comparables à celles des cabinets de conseil : je ne dirais pas qu'ils sont meilleurs que nous. Nous sommes très attentifs à notre recrutement, et nous avons des agents extrêmement engagés. Notre apport, c'est la force de frappe.

Pour le travail sur les MDPH, nous avons commencé sans consultants ; ces derniers nous ont simplement aidés à faire des consultations en ligne. Un rapport parlementaire, auquel nous avons apporté notre soutien, a formulé 113 propositions pour simplifier la vie des personnes handicapées. Ensuite, nous sommes allés sur le terrain, dans 16 MDPH. Ces maisons ne sont pas toutes pareilles : il était important de passer du temps avec les agents pour comprendre les différences. Nous avons bénéficié du renfort de consultants externes : avec nos deux équivalents temps plein (ETP), cela aurait été difficile... Cette force de frappe nous aide à produire plus vite. Lors de la phase d'opérationnalisation avec la CNSA et les MDPH, nous avons réduit la voilure.

Le recours aux consultants n'est pas toujours justifié par le fait que nous ne savons pas faire : ils servent à renforcer ponctuellement nos moyens.

M. Arnaud Bazin , président . - Il faut dire que votre équipe est extrêmement réduite.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Se pose la question du manque de moyens humains !

M. Thierry Lambert. - Dans le cadre du plan achats de l'État, nous avons fait une proposition qui me semble, à ce stade, bien reçue : transformer une partie des crédits d'achat de prestations en internalisation d'ETP. Cela représenterait pour nous une économie : une personne qui travaille pour nous coûte moins cher, notamment parce qu'il n'y a pas de TVA...

M. Arnaud Bazin , président . - La TVA, c'est une affaire de vases communicants !

M. Thierry Lambert. - Absolument. Néanmoins, cela joue pour le décaissement du ministère.

Pour recruter ces compétences, il convient d'être suffisamment attractif, et capable de recruter rapidement. Les CDD ne sont pas très attractifs, il faut pouvoir proposer un plan de carrière. C'est d'ailleurs ce qui se passe : trois agents de la DITP - un titulaire et deux contractuels - sont partis travailler à la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal).

Il n'est pas si facile de recruter des talents. Nous devons leur proposer un poste d'une attractivité équivalente à ce qu'ils pourraient avoir dans le privé.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Cela rejoint la question de Mme Lavarde sur la grille salariale.

M. Thierry Lambert. - En début de carrière, la grille salariale ne pose pas vraiment problème ; la question est plutôt celle des perspectives à moyen terme. La ministre a bien intégré cette question. La fonction publique comprend maintenant de nombreux contractuels, à qui il faut proposer aussi une carrière.

M. Arnaud Bazin , président . - Un sujet d'importance n'a pas été encore abordé : celui des prestations gratuites, dites « pro bono ».

La DITP en a-t-elle bénéficié ? De manière plus générale, qu'en pensez-vous ? Ne posent-elles pas un problème déontologique, avec le risque que des contreparties soient demandées à l'administration ? Je pense à McKinsey, qui a offert des prestations gratuites en 2018 lors de l'organisation du sommet Tech for Good , mais on pourrait citer bien d'autres exemples. Sur les réseaux sociaux, on dit : « quand c'est gratuit, c'est vous le produit. » Se pose donc la question des données : sont-elles, à votre connaissance, potentiellement monnayables et monnayées ?

M. Thierry Lambert. - À ma connaissance, en tout cas depuis mon entrée en fonctions, nous n'avons pas eu de pro bono .

En revanche, pendant la crise sanitaire, les cabinets de conseil ont connu une chute d'activité, avec des agents disponibles. La plupart d'entre eux ont cherché comment ils pouvaient apporter leur aide, et ont donné du temps gratuitement aux administrations, ce qui me paraît plutôt positif.

D'une manière générale, il faut que le pro bono soit extrêmement transparent. Dans le nouvel accord-cadre, nous voulons organiser ce cadre de transparence : tout ce qui est fait en pro bono doit être déclaré. La décision d'interdire aux cabinets de conseil de faire don de leur temps à des organismes publics n'a pas été prise, mais la question de la transparence et du souci d'éviter tout conflit dans le choix postérieur du recours à un consultant, notamment d'avoir la possibilité de refuser un droit de suite sur une prestation pro bono , nous paraît extrêmement importante. Cela sera prévu plus explicitement dans le prochain accord-cadre.

M. Mickaël Vallet . - Vous avez partiellement répondu à la question que je souhaitais vous poser, mais je voudrais vous donner l'occasion de préciser les choses.

Dans votre propos liminaire, vous avez dit que c'était le résultat qui comptait, et pas simplement la remise de rapports, que vous ne vendiez pas du temps et que vous n'aviez pas intérêt à faire durer les missions.

Vous nous apprenez ce matin qu'il pourrait y avoir une tendance, de la part des cabinets de conseil extérieurs, à faire durer la mission ou à rendre des rapports qui peuvent être, selon certains articles de presse, des « copier-coller ». Nous connaissons aussi cela dans les collectivités territoriales !

Vous avez déclaré que votre service mettait à la disposition des ministères 20 agents consultants internes, auxquels il faut ajouter les inspections générales et les conseils généraux. Vous avez indiqué qu'il n'y avait pas de document, à votre connaissance, listant le montant des prestations de conseil. Néanmoins, pour ce qui est de l'État, on sait que ce montant est au minimum de plusieurs milliards d'euros. La différence entre les 20 agents et ce montant ne rend-elle pas évidente la nécessité de multiplier par cinq, dix ou cent le nombre d'agents que vous avez à votre disposition pour intervenir, sans faire durer les missions et en recherchant l'efficacité, et non la simple remise d'un rapport ? La marge de manoeuvre n'est-elle pas énorme ?

M. Thierry Lambert. - Merci de me donner l'occasion de préciser ma réponse. Je ne dis pas que j'ai des preuves que certains cabinets de conseil font durer leurs missions. En revanche, je peux vous dire qu'à la DITP, notamment avec mon adjoint, qui connaît bien ces sujets, nous sommes des acheteurs professionnels de conseil. Nous savons lorsqu'un devis est un peu « chargé ». On ne peut pas reprocher à des organisations commerciales, qui doivent réaliser un profit, d'essayer de maximiser leurs marges : il est donc très important d'être capable de « challenger » les devis et les factures. Nous ne sommes pas certains que toutes les organisations publiques soient capables de le faire. C'est pour cela que, dans le cadre de ce plan achats, la DITP augmente son rôle de conseil aux acheteurs, afin d'être plus disponible pour aider les ministères à acheter leurs propres prestations. Nous avons demandé des moyens supplémentaires à cette fin.

Nous ne facturons pas notre temps : pour nous, la vraie mesure, c'est l'impact final et le retour sur investissement. Pour les DRAC, nous avons réussi à dégager 13 % de temps en revoyant les process avec les agents, qui sont très enthousiastes d'avoir trouvé les solutions avec notre aide. Le coût de cette mission est remboursé en deux mois et demi ! L'aide ponctuelle et l'ajout de ressources peuvent aider à débloquer l'énergie que l'on trouve dans les services de l'État.

Nous avons proposé d'augmenter nos effectifs pour avoir une plus grande capacité de réponse aux demandes qui nous sont adressées. Nous ne sommes pas seuls : il y a les inspections générales et, dans le secteur de la santé, une agence qui donne aussi des conseils internes. Certains ministères ont une petite cellule de conseil.

Avec nos crédits, et si nous parvenons à recruter les compétences nécessaires, nous pensons pouvoir augmenter un peu la part interne, et faire un peu moins d'achats externes. J'insiste sur la nécessité d'être capable de recruter ces talents qui font la différence dans les missions.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel est le montant prévisionnel du prochain accord-cadre ?

M. Thierry Lambert. - Pour l'instant, nous ne l'avons pas fixé. Nous sommes en train de travailler sur la question.

M. Arnaud Bazin , président . - Quelle échéance vous êtes-vous fixée pour le lancement du marché ?

M. Thierry Lambert. - Le printemps 2022.

M. Laurent Burgoa . - Vous faites appel de temps en temps à des cabinets de conseil : recevez-vous beaucoup de candidatures ? Les mêmes cabinets sont-ils souvent candidats ?

M. Thierry Lambert. - Nous avons des lots multi-attributaires : nous avons donc beaucoup de cabinets de conseil qui se présentent. Nous pourrons bien entendu communiquer toutes les pièces à la commission d'enquête. Effectivement, on trouve parmi eux les grands noms du conseil, qui ont les capacités d'apporter l'expertise et qui ont la surface pour répondre à nos missions. Mais nous avons aussi la volonté d'aider les petites boîtes de conseil à entrer sur le marché. Un de nos lots comprend la société Inop's, qui fédère des offres de cabinets plus petits afin de leur permettre d'avoir accès à nos marchés. C'est un point sur lequel nous avons également travaillé dans le nouvel accord-cadre.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quel est votre rôle précis dans le recours aux consultants dans le contexte de la crise sanitaire, et comment cela s'articule-t-il avec l'accord-cadre interministériel ?

Les missions que vous aviez confiées à des cabinets ont-elles toutes abouti à des résultats positifs ? On connaît quelques missions qui ont été des échecs...

Enfin, une question me tient à coeur, celle de notre souveraineté. Confier des missions à ces cabinets de conseil n'entraîne-t-il pas des difficultés en termes de souveraineté ? Comment procédez-vous pour maîtriser les informations confidentielles qui sont de facto divulguées à des consultants, par exemple par le ministère de la défense ?

M. Thierry Lambert. - Je répondrai rapidement à la dernière question : le ministère de la défense est en dehors de notre champ d'action.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Mais vous n'êtes pas indifférent à la question de la souveraineté !

M. Thierry Lambert. - Nous la prenons en compte dans la question des données, dans les documents auxquels les consultants peuvent avoir accès pour le besoin de leurs missions et qu'ils doivent restituer. Toute une procédure a été mise en place dans le cadre général des prestations intellectuelles. Il faut dire que la DITP travaille sur des questions de qualité de service. Nous ne sommes pas tous les jours confrontés à ce genre de problèmes.

J'en viens à la crise sanitaire. Pendant le premier confinement, comme tous les services de l'État, nous avons essayé d'aider autant que possible la première ligne. Tous ceux qui pouvaient se rendre disponibles, qui n'étaient pas malades, qui n'avaient pas à s'occuper de leurs enfants, ont donné de leur temps sans compter pour répondre aux grands besoins des administrations de première ligne.

Nous l'avons fait avec nos propres ressources : quatre consultants ont été affectés à la plateforme Covidom. Un grand cardiologue prend la direction médicale de cette plateforme de télésurveillance médicale des malades du covid qui n'existait pas avant la crise, avec une start-up qui apporte une solution numérique, l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), les médecins généralistes, les urgences... Et nous inventons un nouveau système de télésurveillance pour éviter l'engorgement des urgences, rassurer les malades du covid à Paris. Nous avons créé la plus grande plateforme de télésurveillance médicale.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Cela ne marche pas très bien !

M. Thierry Lambert. - Je l'ai utilisée : elle marchait très bien !

Notre mission a été d'aider des professeurs de médecine, des sociologues, des urgentistes à structurer et à industrialiser le dispositif. Nous apportons des techniques pour trouver les bonnes solutions.

Sur certaines missions, nous avons eu besoin de quelques apports techniques : nous avons eu recours à des consultants sur des questions de modélisation quand nous sommes allés aider la cellule qui s'occupait des tests au ministère de la santé. Nous avons également mis nos ressources à la disposition de la direction générale des entreprises, qui travaillait sur l'approvisionnement en masques pour la partie non médicale. Nous avons aussi mis à disposition des crédits de la région Île-de-France pour travailler sur le reconfinement. En tout, nous avons dépensé un peu plus d'un million d'euros de conseil pour accompagner sur ces missions ou pour les mettre à disposition des administrations qui en avaient besoin de manière urgente.

Quant aux ministères, ils sont passés par les marchés.

M. Arnaud Bazin , président . - Par l'accord-cadre interministériel ?

M. Thierry Lambert. - Certains sont passés par l'accord-cadre, mais ils auraient pu s'en affranchir au vu de l'urgence.

Nous n'intervenons pas sur ces renforts, très utiles pour beaucoup d'administrations dont les équipes étaient fatiguées et très sollicitées et qui ont permis d'apporter une force de frappe et de l'expertise pour faire face à la crise.

Nous faisons toujours une évaluation des missions. Nous fonctionnons en équipe intégrée : quand cela ne va pas, on le sait très vite ! L'échec d'une mission est un peu le nôtre aussi. Dans les services de l'État, certains projets ne sont finalement pas choisis, notamment parce qu'un changement d'orientation est intervenu. Tout n'aboutit pas comme on l'espérait, mais nous sommes satisfaits dans l'essentiel des cas. C'est pour nous une grande satisfaction de voir les résultats très concrets sur l'amélioration de la qualité de service aux usagers ou sur les conditions de travail des agents. À chaque mission, des évaluations très concrètes sont réalisées, avec une grille d'analyse qui permet de valider le service fait. Si le consultant n'a pas fait le travail attendu ou ne le rend pas à temps, des pénalités sont prévues. Honnêtement, la plupart du temps, les problèmes sont détectés très en amont, et nous sommes capables de les régler en cours de mission.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous des exemples d'échec ?

M. Thierry Lambert. - Nous avons travaillé sur une réforme de la DGCS, et la crise est arrivée. Les décisions que nous avions proposées n'ont pas été prises. Cela arrive donc, mais c'est aussi le cas avec les missions d'inspection.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Sauf, qu'en l'espèce, cela peut coûter cher !

M. Thierry Lambert. - Le coût de l'administration qui ne produit pas ce qui est attendu d'elle pose aussi question.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous n'avons pas abordé la question des prestations d'accompagnement informatique, qui pourraient représenter des montants importants. En 2018, un rapport du rapporteur général de la commission des finances, qui faisait suite à des travaux de la Cour des comptes, a été assez critique sur la question.

Quels sont vos rapports avec la direction interministérielle du numérique (Dinum) pour choisir les modalités de mise en oeuvre des grands projets informatiques de l'État ? On parle là de dizaines ou de centaines de millions d'euros. Ces sujets sont extrêmement sensibles.

M. Thierry Lambert. - Nous avons de très bons rapports avec la Dinum : nous sommes dans les mêmes locaux et rapportons à la même ministre. C'est aussi le sens du ministère de la transformation publique de mettre ensemble la stratégie de transformation, le numérique et les ressources humaines. Nous avons donc des conditions de travail extrêmement privilégiées.

Nous ne sommes pas, en l'occurrence, l'acheteur interministériel des prestations que vous évoquez.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-ce le rôle de la Dinum ?

M. Thierry Lambert. - La Dinum a un rôle très important de suivi des grands projets informatiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Chaque ministère achète-t-il ses propres prestations informatiques ?

M. Thierry Lambert. - Non, c'est la direction des achats de l'État (DAE) qui le fait.

La Dinum porte une grande attention à la revue des projets et à la prévention des risques. Des procédures permettent d'apporter du conseil, mais également de faire du contrôle sur les très grands projets. On observe une diminution des problèmes observés.

Nous intervenons au travers du Fonds pour la transformation de l'action publique (FTAP) en matière de financement de grands projets de transformation, avec la Dinum dès qu'il s'agit de système d'information, afin de recueillir son avis sur l'état de préparation du projet, la composition de l'équipe, l'architecture qui est choisie, sa conformité à la stratégie « Cloud au centre », etc.

M. Arnaud Bazin , président . - En quelque sorte, vous les utilisez comme cabinet de conseil !

M. Thierry Lambert. - Oui, c'est du conseil interne. La Dinum apporte des conseils aux ministères pour les aider à développer des projets informatiques sous contrôle, de bonne qualité et conformes aux prescriptions interministérielles, telles que la stratégie « Cloud au centre » et la souveraineté.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous été associé au projet de logiciel Scribe du ministère l'intérieur, qui semble avoir été un échec, avec Capgemini ?

M. Thierry Lambert. - Non.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Dernière question : vous est-il déjà arrivé de refuser à des ministères le recours à des prestations de cabinets extérieurs ?

M. Thierry Lambert. - Non, car nous ne contrôlons pas le recours aux cabinets extérieurs par les ministères.

Nous avons refusé des missions à des ministères parce qu'elles n'étaient pas prioritaires par rapport à ce qui nous était demandé. Quand on sélectionne une mission avec notre équipe, c'est d'abord parce qu'il s'agit d'une demande de haut niveau émanant du ministre ou de son directeur de cabinet. Une fois le portage garanti, le projet est aussi choisi en fonction de son impact et de son alignement sur nos priorités, qui sont le programme de transformation publique et des objectifs prioritaires de politique publique.

M. Franck Montaugé . - Je me permets d'évoquer le Pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), composé de grands spécialistes informatiques chargés de discuter avec les industriels des questions de fonctionnement des plateformes.

C'est un exemple intéressant d'internalisation de compétences de très haut niveau dont l'État a besoin pour piloter ses politiques et être efficace, dans un monde économique très innovant. Le secrétaire d'État chargé de la transition numérique avait évoqué ce pôle lors des travaux de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique.

M. Thierry Lambert. - Nous sommes très heureux de pouvoir internaliser des compétences pour bien faire nos missions.

M. Arnaud Bazin , président . - Il est probable que nous vous demandions la transmission de documents écrits à la suite de l'audition, en application du droit de communication renforcé de la commission d'enquête.

Nous vous remercions de votre diligence.

Audition de M. Frédéric Pierru, chargé de recherche au CNRS

(Jeudi 2 décembre 2021)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, dans la suite des auditions du jour, nous accueillons M. Frédéric Pierru, sociologue, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste du secteur de la santé.

Monsieur Pierru, je vous remercie de votre présence.

Vous avez consacré de nombreux travaux au système de santé français et à ce que vous appelez le « tournant managérial des politiques publiques de santé ». Vous décrivez comment les réformes successives du système de santé ont ouvert la voie à une intervention croissante du secteur privé, notamment aux cabinets de conseil chargés d'introduire des principes de gestion managériale dans l'hôpital. Nous allons donc vous entendre sur ce point.

Conformément à la procédure applicable aux procédures d'enquête, je vais maintenant vous demander de prêter serment. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Pierru prête serment.

M. Arnaud Bazin , président. - Je vous donne la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Mme la rapporteure, puis de nos collègues.

M. Frédéric Pierru, sociologue, chargé de recherche au CNRS . - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Je suis ravi qu'un chercheur soit invité à faire part de ses résultats et de ses conclusions, ce qui est trop rare.

Deux remarques préliminaires me permettront de cadrer mon propos.

La première, c'est que je ne suis pas venu aux consultants ; ce sont eux qui se sont imposés à moi au cours de mes enquêtes sur les réformes hospitalières des années 2000. Je ne voulais pas travailler sur eux, mais, en travaillant sur la fabrique des politiques publiques hospitalières, en enquêtant dans les services, j'ai trouvé, sur mes terrains, ces acteurs de plus en plus omniprésents.

Il en fut de même pour mon collègue du CNRS Nicolas Belorgey, qui a d'ailleurs écrit un livre sur le sujet, L'Hôpital sous pression , où il relate comment il a réussi à se faire embaucher par un cabinet de conseil pour un « chantier de réduction du temps d'attente aux urgences ». Autrement dit, pour ceux qui s'intéressaient à l'hôpital, les consultants étaient devenus des acteurs incontournables.

Ma seconde remarque préliminaire concerne les propos du ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran. Interpellé lors d'une séance de questions au Gouvernement, il a dit que les gouvernements, y compris ceux de gauche, ont toujours eu recours à des cabinets de conseil, car, selon lui, « on a du talent dans le privé ».

De tels propos méritent d'être amendés car ils naturalisent la présence des cabinets de conseil dans l'État en faisant l'impasse sur les sauts qualitatifs et quantitatifs qui se sont opérés depuis les années 2000. Si le phénomène a toujours existé, il a, jusqu'à la fin des années 1990, été marginal.

La réforme de l'État puisait en effet dans les ressources de ce dernier jusqu'à la fin des années 1990 et au début des années 2000, comme mon collègue de Sciences Po Paris Philippe Bezès l'a montré dans son maître ouvrage, Réinventer l'État .

Des cabinets de conseil sont toujours intervenus dans l'action publique et dans l'État, mais pas à l'échelle que nous connaissons, et avec des acteurs différents. Il y a donc eu un changement, une rupture, au cours des années 2000.

Le politiste canadien Denis Saint-Martin, qui a mené une approche comparative internationale sur le sujet, estimait encore, au début des années 2000, que la France se montrait relativement imperméable à la colonisation des États par les grandes firmes du conseil, en raison de l'obstacle représenté par les grands corps de l'État.

Pour Denis Saint-Martin, il ne pouvait y avoir, en France, de « consultocratie » à l'image de celle que l'on observe dans les pays anglo-saxons. Cette expression a été forgée par d'éminents politistes britanniques, notamment Christopher Hood, pour désigner l'irruption croissante, à partir des années 1980, de grands cabinets de conseil dans les États des pays anglo-saxons. Ces derniers sont très poreux aux intérêts privés et ne possèdent pas de grands corps ; les revolving doors y fonctionnent à plein régime.

Denis Saint-Martin a eu raison jusqu'au début des années 2000. Mais, à partir de ces années, on a assisté à un alignement de la France sur les pratiques que l'on trouve dans les pays anglo-saxons, notamment en ce qui concerne l'appel fait aux grands cabinets de conseil.

Depuis les années 2000, le recours aux consultants est devenu un quasi-réflexe chez les décideurs politiques et administratifs. Comme toujours, la demande crée l'offre, qui entretient à son tour la demande. Les grandes firmes du conseil ont créé des départements « services publics » peuplés de hauts fonctionnaires et d'ingénieurs d'État qu'elles débauchent. C'est la raison pour laquelle on assiste à cette accélération, l'affaiblissement de l' ethos de service public d'une partie des hauts fonctionnaires aidant. Nous reviendrons peut-être sur ce point.

Cette accélération doit aussi au « paradoxe du serpent », selon l'expression que l'on emploie dans l'administration : les préconisations des cabinets de conseil affaiblissent les ressources de la sphère publique, qui dépend de plus en plus d'eux. En quelque sorte, les cabinets de conseil organisent la dépendance à leur égard.

Outre le changement d'échelle, il y a aussi eu un changement de nature des acteurs. Les cabinets de conseil étaient souvent petits et spécialisés ; aujourd'hui, ce sont les multinationales du conseil qui interviennent à tous les stades de l'action publique, de l'élaboration des politiques à leur mise en oeuvre.

Concernant le domaine de la santé, une problématique spécifique est posée à partir du constat qu'en France, comme tous les historiens l'ont montré, l'État sanitaire est historiquement faible. En 1996, Aquilino Morelle parlait, à propos de la crise du sang contaminé, d'« État Gulliver ». En 1987, la Revue française d'administration publique avait intitulé l'un de ses numéros « La santé est-elle sous-administrée ? ».

Historiquement, l'administration de la santé est peu prestigieuse, peu attractive, faiblement dotée en moyens humains, matériels et d'expertise. Or c'est au moment où se construit cette administration, notamment sous la houlette de Didier Tabuteau, que le rabot budgétaire commence à passer. L'irruption des grands cabinets de conseil a percuté cet affaiblissement historique.

Dans le domaine de la santé, des cabinets de conseil étaient intervenus avant les années 2000. Mais il s'agissait majoritairement de petits cabinets, très spécialisés, créés par des acteurs hospitaliers sur des sujets techniques bien particuliers. Une date doit être retenue : en 1986, Jean de Kervasdoué, ancien directeur des hôpitaux au ministère de la santé, crée sa propre société de conseil, la Sanesco, notamment pour proposer aux hôpitaux des outils leur permettant d'analyser leur part de marché, en se servant du programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI). L'École des Mines avait aussi des quasi-consultants - on peut penser à Jean-Claude Moisdon ou à Dominique Tonneau -, qui travaillaient en lien avec la direction des hôpitaux.

Que constate-t-on au tournant des années 2000 ? Je reprendrais volontiers la phrase de Philippe Bezes : la réforme de l'État est passée « en mode industriel », d'abord avec la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), puis avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), ainsi qu'avec les audits de modernisation lancés par Jean-François Copé. Des structures spécifiquement dédiées à l'organisation du travail ont alors été élaborées avec les cabinets de conseil, la direction générale de la modernisation de l'État (DGME), le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP), puis aujourd'hui la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

La LOLF appelait évidemment les grands cabinets de conseil, puisqu'elle est gourmande en indicateurs de performance, dont les multinationales américaines du conseil ont fait l'une de leurs spécialités.

Pour revenir au domaine de la santé, la tarification à l'activité (T2A) et les plans de retour à l'équilibre financier, avec un objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) de plus en plus contraint, ont représenté des opportunités pour les cabinets de conseil. La création de la mission nationale d'expertise et d'audit hospitaliers (MEAH), puis de l'agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP) en 2009 ont fait travailler des cabinets de conseil sur la rationalisation des achats des établissements publics, la réduction du temps de passage aux urgences, l'optimisation des blocs opératoires, les services de biologie, l'élaboration des projets d'établissement, les systèmes informatiques ou la mise en place de tableaux de bord, soit sur tout un panel de services proposés par les multinationales du conseil.

Lorsque je m'intéressais à la fabrication de la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » (HPST), j'ai appris que le brillant haut fonctionnaire responsable de la création des agences régionales de santé (ARS) au sein du cabinet de Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé, était immédiatement parti chez McKinsey une fois son travail effectué.

Puis, lors de la mise en place du groupe chargé de préfigurer les ARS, j'ai constaté que celui-ci comportait davantage de consultants de Capgemini que de hauts fonctionnaires. Ces derniers dénonçaient d'ailleurs l'omniprésence des consultants, sans nier leur apport méthodologique dans la conduite de projet, mais en disant que les ressources attribuées aux membres des cabinets de conseil auraient pu être allouées à de hauts fonctionnaires tout aussi compétents, qui connaissaient, eux, le secteur de la santé. L'un des reproches faits aux membres des cabinets de conseil est qu'ils ne connaissaient rien aux cultures et aux identités professionnelles, aux corps de l'administration de la santé.

La mise en place des ARS a aussi été organisée par Capgemini. Cette omniprésence des cabinets de conseil a beaucoup heurté et irrité les entités fusionnées et les fonctionnaires de terrain. La loi HPST comporte aussi l'idée que l'audit des comptes hospitaliers doit être fait par des cabinets de conseil. Cette loi est donc emblématique de l'irruption massive des multinationales du conseil dans la fabrique des politiques hospitalières.

Je n'ai pas les moyens de mener une étude exhaustive sur l'intervention des cabinets de conseil dans l'ensemble des établissements, mais j'ai réalisé un sondage auprès de médecins ayant eu affaire à des cabinets de conseil pour la réorganisation de leurs établissements.

Un grand chef de service du CHU de Tours m'a fait part de son expérience : il s'agissait de construire un nouvel hôpital, avec, pour contrepartie, la suppression de 250 lits. La direction a engagé Capgemini pour mener ce projet. Chaque consultant était payé 1 000 euros par jour - il s'agit souvent de consultants juniors, placés sous l'autorité d'un senior regardant les choses d'assez loin. Ces consultants se sont entretenus des heures durant avec les chefs de service, avec des diagrammes comparant les services à ceux des autres régions, portant le message qu'ils travaillaient mal, n'allaient pas assez vite et gardaient les malades trop longtemps. Dans sa présentation finale, Capgemini a fait l'éloge de l'hôpital de flux, sans stocks, de l'« hôpital aéroport ». La commission médicale d'établissement (CME) a alors voté à l'unanimité l'éviction pure et simple de Capgemini.

J'aurais pu prendre d'autres exemples : celui des hôpitaux civils de Lyon, qui ont dépensé 2 millions d'euros en audits entre 2015 et 2017 au profit de McKinsey, KPMG et Capgemini ; celui du centre hospitalier d'Aulnay, qui a commandé un service de coaching à Ylios pour 100 000 euros. On retrouve des pratiques similaires à l'hôpital de Versailles ou au CHU de Grenoble.

Je veux vous faire part d'une anecdote plus personnelle : vers 2016, j'ai accepté la proposition faite par Martin Hirsch et la direction de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) de participer à un groupe de travail comportant des médecins, des économistes, des gestionnaires et des sociologues pour réfléchir à la façon de mieux organiser le temps à l'hôpital. Rémi Salomon, aujourd'hui président de la CME de l'AP-HP, m'a appris que Martin Hirsch avait mandaté un consultant sur ce sujet, et que son rapport était déjà prêt avant que le groupe de travail n'ait commencé à se réunir. C'est dire combien la technostructure ne peut plus travailler aujourd'hui sans avoir recours à des consultants !

J'en viens à la crise pandémique. Il est compliqué de parler des cabinets sans étude empirique, même si le cas de McKinsey a défrayé la chronique. Un livre d'Henri Bergeron et de son équipe, intitulé Covid-19, une crise organisationnelle , montre comment la gestion de crise de la pandémie s'est traduite par la création et l'empilement de nouvelles structures qui court-circuitent les instances et les autorités légitimes, comme le Haut Conseil de la santé publique. Le recours automatique aux consultants relève de la même logique : avoir à sa main des gens qui ne contesteront pas les décisions, qui vont parler le même langage managérial, pour contourner des instances existantes.

Cela renvoie, à mon avis, à des transformations profondes du monde des décideurs politiques et administratifs, qui n'ont plus confiance dans les compétences de leurs troupes, qui par ailleurs s'étiolent. La technostructure préfère s'appuyer sur des homologues, passés dans le privé. La députée Les Républicains Véronique Louwagie a attiré l'attention sur certains chiffres pendant cette crise : vingt-huit commandes auprès des cabinets de conseil en dix mois, soit plus d'une commande toutes les deux semaines ; 11,35 millions d'euros de dépenses, soit plus de 1 million d'euros par mois, ou 50 000 euros de conseil par jour ouvré.

Certes, quand on rapporte ce montant au coût global de la crise, cela représente une goutte d'eau, mais cela témoigne à mon sens d'un défaut d'organisation et d'une perte de savoir-faire. Là est le problème : l'intervention systématique des consultants fait perdre des compétences, ce qui rend encore plus nécessaire l'intervention des cabinets de conseil.

Voici un autre exemple : la Haute Autorité de santé (HAS) est constamment débordée - je le sais pour être membre de sa commission d'évaluation économique et de santé publique (CEESP). Une grande économiste de la santé, Brigitte Dormont, a voulu structurer une offre d'universitaires pour aider la HAS à mener à bien sa tâche d'évaluation médico-économique et à traiter les dossiers qui s'empilent. Mais, pour l'instant, plutôt que de structurer une expertise interne à l'État, on préfère recourir à des cabinets de conseil, comme si l'on préférait externaliser. Pourtant, dans le monde de la recherche, beaucoup de gens sont disponibles, peuvent travailler et formuler une offre interne de conseil.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - M. Lambert, que nous avons auditionné avant vous, a évoqué l'apport des sciences comportementales dans le conseil aux administrations publiques. Avez-vous connaissance de cet aspect de l'activité de conseil ? Des sociologues y contribuent-ils ? De manière plus générale, avez-vous vu évoluer le contenu des prestations de conseil ?

Vous avez parlé à plusieurs reprises de l'affaiblissement de l'administration dans le domaine de la santé. Pourtant, dans ce domaine, des cadres sont formés par l'École des hautes études en santé publique (EHESP). Leur formation n'est-elle pas à la hauteur ? Ses étudiants seraient-ils attirés par les cabinets de conseil ? Ces cabinets interviennent-ils d'ailleurs dans ces formations ?

M. Frédéric Pierru. - À l'EHESP, dont je précise qu'il s'agit de mon institution de rattachement, il y a une forme d'affinité d' habitus , pour reprendre le langage des sciences sociales, qui fait que la formation managériale délivrée construit un terrain commun avec les consultants. Mais de nombreux directeurs ont un discours critique, et regrettent le recours aux consultants, notamment parce que ces derniers ne rendent souvent des comptes qu'aux chefs d'établissement, ce qui leur réserve les décisions stratégiques, alors que les directeurs adjoints se sentent en quelque sorte relégués dans l'opérationnel.

L'EHESP est de plus en plus une école managériale, surtout depuis que l'Assurance maladie la finance, je crois, à hauteur de 70 %. La culture managériale est d'ailleurs très valorisée par Laurent Chambaud, son directeur. En ce qui concerne le management, la conduite de projet, la réalisation de tableaux de bord, les directeurs d'hôpital ont largement acquis, dans leur formation, les compétences pour faire ce que font les consultants. Certains sont d'ailleurs réticents, car ils trouvent que l'esprit de service public passe sous la toise de la nouvelle gestion publique.

Concernant l'évolution des missions des cabinets de conseil, on vante aujourd'hui beaucoup la polyvalence des grandes firmes du conseil. Ces firmes n'ont cessé d'élargir l'éventail de leurs missions, qu'il s'agisse de l'optimisation d'un bloc opératoire ou d'un service de radiologie, de l'élaboration et de la conduite d'un projet d'établissement, de la mise en place d'un système informatique ou d'un tableau de bord.

Ces grands cabinets de conseil suivent une stratégie d'élargissement de l'ensemble de leurs missions, et proposent des packages de compétences. Jean-Marie Bertrand, qui dirigeait le groupe chargé de la création des ARS en 2009, me disait avoir choisi Capgemini, car ils avaient le package de compétences pour mener à bien une telle mission.

Mme Éliane Assassi . rapporteure . - Quel est le profil des gens qui travaillent dans un cabinet comme Capgemini ?

M. Frédéric Pierru. - Ce qui est remarquable avec les cabinets de conseil, c'est qu'ils se fabriquent une légitimité composite en s'efforçant d'enrôler des professionnels. Par exemple, s'il faut rationaliser un bloc opératoire, un chirurgien, un cadre de santé, un infirmier sont embauchés. La légitimité d'un consultant pour intervenir dans un milieu qui ne lui est pas favorable consiste à fabriquer des équipes composites en agrégeant des professionnels.

Les consultants sont vantés pour le regard extérieur qu'ils apportent ; mais dans le même temps, ils sont contraints de recourir à des acteurs professionnels de santé pour pouvoir faire accepter leurs préconisations.

Il y a sûrement un marché des sociologues qui travaillent avec des cabinets de conseil, mais je ne les fréquente pas... Les consultants sont surtout des ingénieurs. Lorsqu'il s'est fait embaucher comme consultant, Nicolas Belorgey, à qui j'ai fait référence dans mon propos liminaire, ne s'est pas présenté comme sociologue. La sociologie, c'est mal vu, c'est assez critique...

M. Mickaël Vallet . - Vous avez évoqué le cas particulier d'un conseiller chargé de l'élaboration de la loi HPST, venant de McKinsey et y étant retourné une fois son travail effectué. Cet exemple a été mentionné dans un article de L'Obs de juin 2021. Ma question est en réalité surtout adressée à la commission : comment une telle chose est-elle possible, d'un point de vue juridique ?

Vous avez brièvement évoqué la question des agences. D'un côté, l'État s'organise de plus en plus en agences, peut-être depuis l'époque que vous avez identifiée ; de l'autre, le recours aux cabinets de conseil est généralisé, au moins dans le domaine de la santé. Exagère-t-on en disant qu'il s'agit d'une logique générale, des deux faces d'une même médaille ?

M. Frédéric Pierru. - D'une façon générale, qu'il s'agisse des ARS ou de Santé publique France (SPF), les agences ont la particularité, en France, d'être issues de fusions. J'ai dit que l'administration territoriale de la santé était très pauvre en moyens matériels, humains et d'expertise. Les ARS ont servi à réduire encore les effectifs. Dans certaines d'entre elles, on m'a dit que, pour compenser le manque de moyens humains et d'expertise, on faisait appel à des consultants. On voit donc bien le lien entre les deux éléments : c'est la faiblesse structurelle des agences, qui a d'ailleurs bien été perçue lors de la crise du covid, qui explique qu'on ait recours aux cabinets de conseil.

L'ancien directeur de Santé Publique France, François Bourdillon, m'a confié que 20 % d'équivalents temps plein ont été perdus dans la fusion de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) et de l'Institut national de veille sanitaire (InVS). Je ne dispose pas de vos moyens d'enquête, mais je sais que des commandes ont été adressées par SPF à des cabinets de conseil, pour des montants que l'on ne connaît pas. C'est toujours la même logique : un État sanitaire déjà peu vaillant, auquel on impose des réductions d'effectifs qui le rendent encore plus dépendant des cabinets de conseil.

Le conseiller de Mme Bachelot parti chez McKinsey l'a fait très peu de temps après la fin de son travail sur la loi HPST, comme il me l'a lui-même confié en entretien.

M. Arnaud Bazin , président . - Je voudrais rebondir sur la faiblesse de l'administration sanitaire, que vous avez évoquée dans votre propos liminaire. Avec 34 % de personnel administratif dans les hôpitaux français, contre environ 20 % en Allemagne, on parle souvent d'une administration pléthorique dans l'hôpital. Dès lors, comment s'explique cette carence de compétences dont vous parlez ?

M. Frédéric Pierru. - J'ai déjà entendu citer ce chiffre, qui me semble sujet à caution. Au cours de mes investigations sociologiques sur l'administration de la santé, dans les hôpitaux comme dans les ARS, ce sont les bureaucraties de contrôle que j'ai vues se multiplier, plutôt que les fonctionnaires opérationnels. C'est particulièrement net dans les ARS. Les délégations départementales et territoriales ont été déshabillées, alors qu'elles constituent l'échelon de proximité des ARS. On les a vidées de leurs rôles et de leurs missions, en rapatriant tout ce qu'on pouvait aux sièges des ARS. Certes, un mouvement inverse a récemment eu lieu, avec un « repeuplement » des délégations territoriales, mais il ne compense pas le premier mouvement.

Là encore, il faut préciser de quels fonctionnaires et de quelle bureaucratie on parle. Dans les délégations territoriales, ceux qui sont chargés de faire de l'animation n'ont pas d'argent, pas de personnel. C'est une véritable misère, avec une vraie souffrance au travail, renforcée par l'inflation de cette bureaucratie de contrôle dont on peut questionner tant l'efficacité que le coût.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez dénoncé la « mission impossible » confiée aux ARS, pour reprendre le titre de l'un de vos articles, paru en avril 2020. Olivier Véran a annoncé le 21 juillet 2020 que les excès de la loi HPST devaient être corrigés. Pouvez-vous vous projeter sur une telle réorientation ? Quel rôle concret les cabinets de conseil seraient-ils susceptibles de jouer, avec quelles prestations, quelles implantations, quels instruments ?

Vous défendez l'idée que les cabinets sont aujourd'hui davantage impliqués dans l'élaboration de stratégies, et non plus seulement dans leur mise en oeuvre. Il y aurait une accentuation de l'ingérence des cabinets de conseil dans les stratégies de santé.

M. Frédéric Pierru - Je ne sais pas quels excès sont visés par M. le ministre Véran, s'il parle de la gouvernance hospitalière, des ARS ou de l'organisation territoriale de l'administration de la santé.

Pour décrire le rôle des cabinets de conseil, je dirais qu'ils ont été les opérateurs d'une centralisation croissante de la gouvernance du système de santé, d'une forme d'autonomisation des décideurs.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - J'ai lu que des cabinets de conseil recrutaient les directeurs d'ARS sur la base d'un formulaire - une sorte de fiche de poste. En avez-vous entendu parler ?

M. Frédéric Pierru. - Non, mais cela ne m'étonne pas. Il y a de la part des cabinets de conseil une stratégie de débauchage des très hauts fonctionnaires de la santé, des grands médecins, etc. Les cabinets de conseil ont été les acteurs d'une forme d'autonomisation de la décision par rapport à la mise en oeuvre.

Si je devais corriger les excès de la loi HPST, j'inverserais la gouvernance pour réinvestir l'échelon territorial de proximité, en supprimant par ailleurs les strates bureaucratiques de contrôle pour « remédicaliser » la gouvernance des hôpitaux.

Le rôle des cabinets de conseil est de vendre des recettes tout terrain, quelle que soit la situation. Ils peuvent intervenir sur la santé comme sur tout autre secteur. Intellectuellement, c'est choquant. Les acteurs et les fonctionnaires de terrain le leur reprochent beaucoup : les consultants ne connaissent ni les cultures, ni les identités professionnelles, ni l'histoire du secteur, et viennent avec des propositions formelles.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous avons vu se multiplier les interventions pro bono , c'est-à-dire gratuites, des cabinets de conseil, en particulier pendant la crise covid. Pourquoi ces interventions ont-elles eu lieu, et quels genres de problèmes cela pose-t-il ?

M. Frédéric Pierru. - Vous m'entraînez vers le procès d'intention... Pour l'image de marque de ces cabinets de conseil, il est un peu scandaleux d'avoir gagné de l'argent en conseillant les autorités sanitaires confrontées à la pandémie. Je vois plutôt ces interventions comme une volonté de préserver une image de marque, pour continuer ensuite les affaires.

Ce qui m'a étonné, c'est de voir un cabinet comme McKinsey, qui ne connaît rien à la vaccination, assister un ministre, alors que des spécialistes de la question sont disponibles à l'intérieur de l'État. L'administration de santé publique est capable d'élaborer logistiquement une campagne de vaccination, et on va chercher un consultant de McKinsey.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie. Vos propos nous seront très utiles pour la suite de nos travaux.

Achat de prestations de conseil par l'État - Audition de MM. Michel Grévoul, directeur du service des achats de l'État, Stéphane Morin, adjoint au directeur du service des achats de l'État et directeur de projet du plan achat de l'État et Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP)

(Mercredi 8 décembre 2021)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde sur l'achat de prestations de conseil par l'État.

Nous accueillons Michel Grévoul, directeur des achats de l'État (DAE) depuis 2014 et son adjoint, Stéphane Morin, qui est également le directeur de projet du plan achat de l'État.

Votre audition doit nous permettre de mieux comprendre la manière avec laquelle l'État recourt aux prestations de conseil : existe-t-il une doctrine d'emploi ou une grille de tarifs ? Comment l'administration définit-elle ses besoins et évalue-t-elle les livrables des cabinets de conseil ?

Nous accueillons également Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Nous souhaitons mieux connaître les prestations de conseil proposées dans votre catalogue, l'administration étant dispensée des procédures de la commande publique lorsqu'elle recourt à vos services.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Messieurs, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. À tour de rôle, levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Michel Grévoul, Stéphane Morin et Edward Jossa prêtent successivement serment.

M. Michel Grévoul, directeur des achats de l'État . - Je vais tout d'abord vous présenter le rôle de la direction des achats de l'État (DAE).

La DAE est une direction interministérielle qui a pour responsabilité, en vertu du décret du 3 mars 2016, de définir la politique d'achat pour l'État, les ministères et établissements publics de l'État, et d'en suivre l'application. Du fait de leur autonomie de gestion, les établissements publics ont la possibilité, et non l'obligation, d'adhérer aux marchés interministériels portés par la DAE, afin de bénéficier des conditions avantageuses.

En revanche, le périmètre d'action de la DAE ne couvre pas les achats de défense et de sécurité, ni les achats du secteur hospitalier - qui relèvent du programme Performance Hospitalière pour des Achats Responsables (PHARE) de la direction générale de l'offre de soins (DGOS) -, ni les achats de la sécurité sociale et de l'assurance maladie, ni les achats des bailleurs sociaux, ni enfin ceux des collectivités territoriales. Cette précision est importante dans la mesure où mon collègue Edward Jossa travaille, quant à lui, pour la sphère publique au sens large.

La DAE a un double rôle, à la fois stratégique et opérationnel. Le but est de définir des stratégies d'achat grâce à des acheteurs experts, qui interviennent dans une grande variété de secteurs : les fournitures générales, l'entretien des bâtiments, les travaux, l'énergie, les déplacements, l'informatique, les prestations intellectuelles dont le conseil... La DAE intervient aussi dans le portage de la procédure d'achat interministérielle, aux niveaux national et régional. Il y a des segments d'achat dont nous nous occupons complètement et d'autres qui sont délégués à des plateformes régionales sous l'autorité hiérarchique du préfet de région et sous notre autorité fonctionnelle afin de permettre aux PME d'accéder à nos marchés. Nous pouvons également déléguer le portage d'un marché interministériel à un ministère ou à l'UGAP. Pour tout ce qui ne fait pas l'objet d'un marché interministériel, les ministères peuvent lancer leurs marchés librement ou recourir à l'UGAP. D'une manière générale, l'idée est « d'interministérialiser » au maximum.

La DAE a également un rôle de conseil achat et d'appui aux services acheteurs de l'État, notamment sur les méthodologies d'achat et sur la professionnalisation et la formation des acheteurs. Nous disposons d'un pôle dédié aux achats responsables, qui anime un réseau de référents dans les ministères et dans les établissements publics. Nous avons aussi un pôle dont l'objectif est d'acheter des innovations. Nous mettons à disposition un outil unique, le Système d'information achat (SIA) de l'État, qui utilise le serveur Apache, à l'exception du ministère des armées qui dispose de son propre outil.

La DAE mesure les résultats sur plusieurs objectifs fixés par le Gouvernement : la facilitation de l'accès des PME à nos marchés, qui est d'ailleurs en progression, l'objectif écologique et social, qui consiste à intégrer un maximum de considérations environnementales et sociales en faveur des publics éloignés de l'emploi ou des personnes en situation de handicap, l'objectif d'économie et, enfin, de promotion d'achats innovants utiles à l'État.

Les besoins en nature et en volume sont définis par les ministères et les établissements publics, qui en informent la DAE dans le cadre de groupes de travail pilotés par des acheteurs experts. La DAE intègre les besoins dans des cahiers des charges qu'elle construit pour les consultations de marchés interministériels, en visant la plus large standardisation possible. Les ministères et les établissements publics sont responsables de leur politique de consommation et d'utilisation des marchés et du choix d'opportunité du recours, ou pas, à des conseils extérieurs plutôt qu'à des expertises internes ou à des inspections pour disposer d'un appui technique sur un projet particulier.

Cette répartition des rôles s'applique à l'ensemble des natures d'achats dans le périmètre de la DAE, parmi lesquels les prestations de conseil.

Lorsque la DAE considère qu'il faut mutualiser les achats au niveau interministériel, elle peut décider, soit de conduire elle-même la procédure d'achat, soit d'en confier la conduite à un ministère ou à un autre service interministériel, comme la direction de l'immobilier de l'État (DIE), la direction interministérielle du numérique (DINUM) ou encore la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), soit enfin à l'UGAP, notamment pour les marchés de véhicules. En pratique, la plupart des établissements publics de l'État viennent se greffer à nos marchés.

La DAE a une relation partenariale avec l'UGAP, qui est son plus gros fournisseur. Dès lors que l'on s'interroge sur la stratégie d'achat interministérielle, on s'interroge aussi sur le choix du meilleur vecteur pour porter cette stratégie, soit nous-même lorsque nous avons la compétence et le temps, soit en la déléguant à des plateformes régionales ou à l'UGAP. Ce dernier couvre la sphère publique et para-publique, dont les collectivités territoriales et le secteur hospitalier.

M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP . - L'intervention des cabinets de conseil dans l'activité des gouvernements n'est pas récente.

C'est un mode d'action traditionnel dans de nombreux pays anglo-saxons, qui s'est développé à l'époque du « new public management » dans les années 1970. Il a été promu par les organisations internationales, notamment par la Banque mondiale et le FMI. Le paroxysme a été atteint lors de la chute du mur de Berlin, où il y a eu une ruée sur les consultants de l'Europe de l'Est dans les gouvernements de l'époque. Ils ont d'ailleurs contribué à écrire l'histoire de cette région avec l'appui de la Commission européenne, notamment pour l'entrée de ces pays dans l'Union européenne.

La France a été un peu en décalage par rapport à ce mouvement, ce qui n'a pas été sans incidence sur la qualité des missions : à l'époque, les cabinets de conseil étaient plus nourris de l'expérience issue des pays en voie de développement que de notre propre pays.

En France, le développement du conseil est intimement lié à la transformation numérique et informatique des administrations dans les années 90, avec l'apparition de grands programmes informatiques publics dans un contexte où les directions informatiques des ministères étaient sous-dimensionnées. C'est par ce biais que nous avons vu arriver massivement la consultance, puis c'est dans le cadre d'audits de modernisation que les prestations de conseil se sont étendues.

Avec plus de 20 ans de recul, je pense qu'il y a beaucoup d'éléments qui contribuent à l'amélioration de la qualité des prestations de conseil dont bénéficient les administrations publiques : la spécialisation accrue, la montée en compétence et en maturité des administrations et la montée en puissance de la qualité dans le recrutement des cabinets de conseil.

L'UGAP a choisi de se lancer dans le conseil car c'est sa vocation de centrale d'achat généraliste, qui dispense les administrations soumises au code de la commande publique de passer elles-mêmes leurs propres procédures. Ce n'est pas spécifique à l'UGAP, mais c'est propre à toutes les centrales d'achat, y compris pour la DAE lorsqu'elle intervient pour le compte de personnes morales autres que l'État stricto sensu. C'est aussi vrai pour le secteur hospitalier ou les collectivités territoriales. Nous sommes un établissement public industriel et commercial (EPIC) et nous fonctionnons comme un grossiste : il y avait un besoin que nous avons cherché à combler.

En 2012, l'UGAP a lancé son premier marché de prestations intellectuelles informatiques. Après ce succès, nous nous sommes lancés en 2016 dans le conseil en organisation puis, en 2019, nous avons alloti ce marché en plusieurs branches : conseil en organisation, en immobilier, en stratégie et conseil financier.

Notre activité était de 26 millions d'euros dans le domaine des prestations intellectuelles en 2013, de 125 millions d'euros en 2015, de 207 millions d'euros en 2018 et de 253 millions d'euros en 2021.

L'intérêt de passer par l'UGAP est, comme pour toutes les centrales d'achat, un gain de procédure : passer un marché de conseil en direct prend six mois ; l'acheteur gagne du temps lorsqu'il achète une prestation sur étagère, à l'UGAP ou à une autre centrale d'achat.

Pour les élus, le sujet est sensible car il existe toujours un risque juridique, politique ou réputationnel lié au fait de gérer soi-même les procédures, notamment lorsque l'écosystème de proximité met la pression sur ces élus. C'est un élément de tranquillité pour les décideurs.

Les solutions mutualisées sont toujours plus intéressantes au niveau des prix. De même, les règles de la commande publique compliquent l'évolution des prestations : lorsqu'un besoin dépasse l'évaluation initiale, l'acheteur doit faire un avenant au marché, cette procédure étant très encadrée. C'est l'enfer. Pouvoir acheter une prestation externe au moyen d'une centrale d'achat, sans avoir à gérer toutes les autorisations d'engagement sur son propre budget, représente donc un élément de souplesse et de flexibilité.

Enfin, il n'y a aucune incompatibilité entre les prestations sur catalogue, d'une part, et l'ajustement de la prestation pour faire du sur-mesure, d'autre part.

D'autres éléments sont plus propres à l'UGAP : notre réussite s'explique aussi par l'accompagnement renforcé des entités qui font appel à nos services. Nous avons constitué une équipe de prestations intellectuelles composée de 10 chargés d'affaires, qui ont entre 10 et 15 ans d'expérience et qui sont principalement issus de sociétés de services informatiques ou d'entreprises de services du numérique (ESN).

Comme nous sommes un établissement public industriel et commercial (EPIC), tous nos agents sont de droit privé. Leur mission consiste à la fois dans l'accompagnement du réseau pour détecter les opportunités, la mise en relation du client avec un titulaire des prestations, la participation à la qualification des besoins, la vérification de la prestation en fonction de la nature et de la complexité de la demande, le bon déroulement des prestations, la tenue des réunions intermédiaires, le respect des règles de bonne fin de la mission, la bonne remise des livrables, la validation du service fait et, éventuellement, le rôle de médiateur en cas de litige. C'est extrêmement rare dans le domaine du conseil, même si cela peut arriver dans le domaine des prestations intellectuelles informatiques.

En 2020, le volume de notre activité s'élevait à 203 millions d'euros sur le conseil en système d'information et à 51 millions d'euros sur le conseil en stratégie, en organisation, en immobilier et en finances. 80 % de l'activité porte sur des prestations informatiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Avant de redonner la parole à M. Grévoul pour compléter son propos liminaire, je souhaiterais que vous nous précisiez les notions de prestations informatiques et de conseil en informatique. Faites-vous la distinction entre l'investissement, comme pour l'achat d'un logiciel, et le conseil, qui est considéré comme une dépense de fonctionnement ?

M. Edward Jossa . - Dans les 203 millions de prestations informatiques, il y a des prestations de conseil en système d'information, la conception d'une réorganisation informatique, l'assistance à maîtrise d'ouvrage informatique, l'assistance à maîtrise d'oeuvre, les prestations de sécurité, l'assistance à la dématérialisation, l'intelligence de la donnée et l'informatique décisionnelle. Nous avons spécialisé nos marchés en fonction des besoins.

En ce qui concerne l'UGAP, nous avons une activité industrielle et commerciale. C'est du chiffre d'affaires de notre point de vue. Du côté du client, les dépenses peuvent entrer, en fonction de ses règles budgétaires, soit en section de fonctionnement, soit en section d'investissement.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous pourrez nous détailler tous ces éléments dans vos observations écrites.

M. Michel Grévoul . - Je vais vous présenter les principaux marchés de conseil, dont certains sont portés par l'UGAP.

Il y a le conseil en organisation, stratégie et transformation publique, porté par la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

Le conseil en informatique constitue la majeure partie des commandes, avec un accord-cadre interministériel de prestations d'assistance à maîtrise d'oeuvre sur l'exploitation et l'intégration d'applications et de sites web et un accord-cadre de prestations à maîtrise d'ouvrage en cours de renouvellement. Nous avons aussi un accord-cadre de valorisation de la donnée, « data science », porté par le ministère de l'intérieur. Nous avons un accord-cadre de conseil d'assistance à maîtrise d'ouvrage et de tierce recette applicative (TRA), que nous portons. Nous avons aussi un accord-cadre relatif à la cotation des points de fonction dans les projets d'ingénierie informatique, délégué au ministère de l'Agriculture. Nous avons enfin un accord-cadre interministériel de conseil d'expertise et d'audit en sécurité des systèmes d'information. Ce sont nos principaux accords-cadres pour des prestations intellectuelles liées à l'informatique.

Les ministères qui utilisent nos accords-cadres peuvent y déroger de droit sur les projets soumis à l'article 3 du décret de la DINUM, à savoir les grands projets informatiques dont le coût est supérieur à 9 millions d'euros, avec un avis favorable de la DINUM.

Dans les autres catégories de conseil, nous trouvons le conseil juridique, le conseil en ressources humaines - porté par la DAE -, le conseil en immobilier pour l'optimisation des baux de l'État et le conseil en achat.

Pour le conseil en communication, l'accord-cadre est porté par le service d'information du Gouvernement (SIG), au bénéfice de l'ensemble des ministères.

Enfin, pour le conseil en formation, nous recourons largement à l'offre de l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), qui dépend de Bercy. Cette offre est complétée par des marchés passés par les ministères.

Voici le panorama des marchés mis à disposition.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Il est difficile de s'y retrouver dans tous ces méandres...

Je tiens à préciser d'emblée, comme je l'ai dit à plusieurs reprises, que nous ne sommes pas des procureurs. Nous cherchons à comprendre les mécanismes et les raisons expliquant le recours par les pouvoirs publics aux cabinets de conseil privés. Il s'agit, d'une part, de l'utilisation d'argent public et, d'autre part, du respect de notre souveraineté nationale.

J'aimerais connaître le nombre d'accords-cadres et de marchés passés par vos soins. Qu'est-ce que cela représente ? Pour quels montants ?

Le recours aux cabinets privés ne date pas de la chute du mur de Berlin. Il s'est accentué ces dernières années et la crise sanitaire a révélé au grand public ce phénomène. C'est aussi une des raisons de la demande de création de cette commission d'enquête.

Avez-vous été sollicités pour le recours par l'État à des cabinets de conseil pour faire face à la crise sanitaire ?

Dans le fichier disponible sur le site de la DAE portant sur la programmation 2021-2024 de commandes publiques, dans la catégorie « prestations intellectuelles et formation », nous apprenons que la direction générale de l'aviation civile (DGAC) a eu recours et va renouveler un marché pour « la prise de note en réunions » pour un montant compris entre 40 000 et 200 000 euros !

Le rôle de la DAE n'est-il pas de conseiller les services de l'État, en se fondant sur un cadre de référence permettant d'atteindre des objectifs d'efficacité et d'efficience des organisations et des moyens consacrés ? Quelle est votre appréciation de la stratégie mise en oeuvre dans ce marché de la DGAC ?

M. Michel Grévoul . - J'ai cité les accords-cadres, chaque ministère ayant la possibilité de passer des marchés subséquents en fonction des besoins ou des marchés à bons de commande lorsque les besoins sont moins importants.

En 2020, les chiffres sont disponibles dans le système du logiciel Chorus de la direction du budget concernant l'informatique et les télécoms, les systèmes d'information, le conseil qualité, le conseil d'urbanisation, les études sur les projets applicatifs et surtout l'expertise technique. Cela représente 457 millions d'euros. Pour les autres prestations intellectuelles et de formation, dont le conseil en stratégie, cela atteint 167 millions d'euros. Le montant total s'élève à 628 millions d'euros en 2020. 72 % de ce total est directement lié à l'informatique et aux télécoms. La DINUM est chargée de définir la stratégie de l'État en matière de numérique et la DAE applique cette stratégie. Il en est de même pour la communication avec le service d'information du Gouvernement (SIG).

Sur la décision de recourir à un cabinet de conseil pour des expertises, la DAE qui est une petite équipe de 80 personnes, ne porte pas d'appréciation sur l'opportunité ou pas de la décision d'un ministère d'utiliser une prestation de conseil ou de réaliser cela en interne, s'il en a la capacité.

Il y a une piste d'évolution intéressante : sur les achats, la DAE a mis en place un réseau social professionnel où tous les acheteurs de l'État peuvent échanger et partager leurs retours d'expérience. Nous souhaitons développer ces « task forces » ou groupes d'experts répartis dans différents ministères et sur différents sujets.

M. Sébastien Meurant . - Peut-on trouver un montant consolidé de tous les achats de conseil de l'État ? Y compris les directions régionales et les ministères ?

M. Michel Grévoul . - 628 millions d'euros.

M. Sébastien Meurant . - Comment référencez-vous vos prestataires ? Avez-vous des critères de référencement d'entreprises nationales en matière de cybersécurité et de traitement de la donnée, notamment pour les données de santé ?

M. Michel Grévoul . - J'associe mon collègue de l'UGAP à ma réponse car nous avons co-porté le marché du cloud du cercle 3 sur les données non sensibles, sachant que les données du cercle 1 sont classifiées sensibles.

Chaque ministère gère ses données de cercle 1 et les traite lui-même. Nous n'intervenons pas dans les domaines qui touchent à la défense et à la sécurité. Seules des entreprises habilitées « secret défense » peuvent intervenir. Il n'y a pas de risque à ce niveau.

M. Arnaud Bazin , président . - Sur cette question de sécurité, la rapporteure vous a posé la question de souveraineté. Lorsque vous passez vos marchés, comment maîtrisez-vous les risques sur la divulgation d'informations confidentielles aux consultants ? Est-ce que vous le prenez en compte lors de la rédaction des pièces de marché ?

Sur un autre sujet, quel est le nombre de cabinets qui peuvent intervenir en matière de stratégie ? Au moins un ordre de grandeur...

M. Edward Jossa . - Nos marchés sont des appels d'offres soumis au code de la commande publique. Les entreprises sont toutes traitées de la même façon. Nous appliquons le droit communautaire : on ne peut pas discriminer les entreprises en fonction de leur nationalité lorsqu'elles font partie des pays membres de l'accord de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sur les marchés publics. Les entreprises qui répondent aux appels d'offres sont dans leur grande majorité des sociétés françaises ou des filiales françaises de sociétés étrangères.

S'agissant de la protection des données, le règlement général sur la protection des données ( RGPD) s'applique à nous même, sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Nous avons un délégué à la protection des données et des contrôles croisés.

Dans les marchés de l'UGAP, il y a un certain nombre de règles destinées à sécuriser les prestations : nous avons un code de déontologie interne ; les prestataires doivent en prendre connaissance et le respecter. Nous avons des règles sur la non-embauche pour protéger les consultants - car il y a une certaine tendance chez les clients publics à débaucher les consultants -, des clauses d'impartialité et des clauses de propriété intellectuelle qui précisent que les travaux sont la propriété exclusive du bénéficiaire.

Cela ne veut pas dire pour autant que les sociétés de conseil ne capitalisent pas les données collectées. C'est normal d'une certaine manière. Les cabinets ont une capacité inégale à s'enrichir des travaux issus de leurs missions, ce qui augmente leur performance sur les missions suivantes. Dans l'exemple du secteur des études de marché, les cabinets de conseil disposent de bases de données considérables qu'ils utilisent en général à des fins commerciales. Mais, juridiquement, ils ne peuvent pas utiliser telles quelles les données qui sont la propriété des clients.

Enfin, toutes les dispositions sur les conflits d'intérêts reposent sur un dispositif déclaratif, de part et d'autre, chez nous comme chez les entités clientes.

M. Michel Grévoul . - Dans les marchés, nous mettons des clauses strictes sur le respect du RGPD. Nous demandons parfois des labélisation sur certains marchés, notamment la labélisation SecNumCloud, qui garantit la notion de souveraineté sur des marchés sensibles.

Nous inscrivons aussi des clauses liées aux conflits d'intérêts et à la déontologie pour les entreprises qui postulent. La DAE a une charte de déontologie que nous vous transmettrons. Nos acheteurs sont soumis à cette charte spécifique sur les achats mais aussi à la charte de déontologie du ministère des finances, auquel nous sommes rattachés. Nous sommes tous sensibilisés à ce sujet.

Sur la capitalisation des livrables, qui fait partie des techniques utilisées par les cabinets de conseil pour améliorer leurs offres, ils recyclent des travaux déjà effectués et font bénéficier à l'administration d'informations déjà collectées.

Nous ne pouvons pas éviter que les cabinets de conseil capitalisent sur des travaux déjà effectués. En revanche, la DITP pourrait avoir un service qui centralise tous les livrables qui appartiennent à l'État, sans données confidentielles et nous donner accès à cette banque de données. Mais c'est un énorme travail ! Il ne suffit pas de stocker des livrables dans un ordinateur. Il faut être capable d'extraire les données importantes.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Avons-nous les ressources humaines pour le faire ?

M. Michel Grévoul . - Actuellement, pas du tout ! À ma connaissance, nous n'avons pas les ressources pour avoir cette cellule de traitement des données.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Et dans l'absolu ?

M. Michel Grévoul . - Oui, dans l'absolu je ne vois pas ce qui l'interdirait. Ce serait une manière pour l'État de capitaliser sur les livrables reçus. Mais, j'insiste, il faut aussi être capable de traiter les informations.

Je me permets de compléter car vous m'avez posé une question sur la crise sanitaire. Je ne veux pas botter en touche mais la DAE n'a pas du tout été consultée par rapport au recours aux cabinets de conseil sur ce sujet. Cela relevait uniquement du ministère de la santé. Nous sommes simplement intervenus sur des achats de masques textiles.

M. Arnaud Bazin , président . - Et qu'en est-il de l'UGAP ? Est-elle intervenue pendant la crise sanitaire ?

M. Edward Jossa . - Comme je vous l'avais dit, nous avons du mal à identifier les missions propres à la crise sanitaire.

En 2020, la progression du secteur « conseil » de l'UGAP était de 8 %. Dans cet ensemble, il est difficile de savoir exactement ce qui est lié à la crise sanitaire ou pas. Nous avons tout de même identifié quelques missions qui semblent concerner les conséquences de cette crise. Je peux par exemple citer une expertise de conseil commandée par le ministère du travail sur le renforcement de la lutte contre la fraude dans le domaine de l'activité partielle, un sujet sur lequel il y a eu une vraie problématique. Une caisse de sécurité sociale et un ministère ont souhaité être accompagnés dans leurs plans de continuité d'activité, ce qui relève plutôt du conseil en organisation. Une mission a aussi été demandée sur le pilotage et l'amélioration du dispositif « tester-alerter-protéger ». Enfin, une mission commandée par le ministère du travail a consisté à repérer les publics qui ont pu être laissés de côté dans le contexte de la crise sanitaire.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourriez-vous préciser le contenu de cette dernière mission ?

M. Edward Jossa . - Il s'agissait de mobiliser les publics « invisibles » du numérique.

M. Jérôme Bascher . - La direction des achats de l'État et l'UGAP disposent principalement d'accords-cadres. Les prestations sont proposées sur étagère : on vient les prendre mais qui évalue ensuite le service fait ? Vous organisez l'appel d'offres en vous appuyant sur des personnels spécialisés, très bien. Mais, après, qui fait l'évaluation, notamment dans les ministères ? Que se passe-t-il si le livrable ne convient pas ?

Dans mes fonctions antérieures, j'ai refusé de payer un très grand cabinet de conseil parce que le livrable était un « copier-coller » d'un rapport ministériel, rendu avec retard. Mais que se serait-il passé si personne n'avait regardé ? Si, par malheur, je n'avais pas lu ce rapport ?

Procédez-vous à un référencement des livrables ou ces derniers ne servent-ils qu'à enrichir les uns ou les autres ? Ce n'est peut-être pas forcément un learning by doing ...

M. Edward Jossa . - Il y a deux sujets. Il y a le service fait stricto sensu et puis l'évaluation. Il existe une règle en comptabilité publique : on ne paie que sur la base d'un constat de service fait. Quand la mission se termine, il y a une réunion de terme puis, à la suite de cette réunion, un constat de service fait.

M. Jérôme Bascher . - L'UGAP est-elle associée à cette réunion de conclusion ?

M. Edward Jossa . - Non, pas pour le service fait, qui dépend uniquement de l'entité cliente. Mais nous participons à la réunion de clôture.

Nous faisons un questionnaire d'évaluation pour voir si le client est satisfait ou non. Nous avons un taux de réponse de 68 % sur ce questionnaire et le taux de satisfaction reste assez élevé : il est supérieur à 90 %.

M. Michel Grévoul . - Nous essayons de sensibiliser fortement les ministères au suivi des prestations des cabinets de conseil. C'est d'ailleurs valable pour les prestations intellectuelles comme pour tous les autres achats. Nous demandons par exemple aux acheteurs de faire des bilans partiels en cours d'exécution, de ne pas attendre le livrable final.

Ce pilotage du prestataire doit être réalisé au fil de l'eau : il ne faut pas attendre le livrable pour savoir si le travail est bien fait ou pas. Et, au moment du livrable, le service fait doit être lié à l'adéquation entre ce qui a été demandé et ce qui est fourni. La dimension de qualité des livrables est importante dans ce cadre-là.

Pour les prestations de conseil, que ce soit en informatique ou autre, chaque entité doit donner une grande importance à la gouvernance et au pilotage. Évidemment, vous nous dites : « vous faites un accord-cadre et puis les administrations se débrouillent ensuite ». Mais les ministères sont heureux que nous disposions d'un accord-cadre et que nous ayons sélectionné des prestataires. La définition précise de leurs besoins et le suivi de la prestation relèvent de leur responsabilité. Ils élaborent d'ailleurs les cahiers des charges des marchés subséquents et il est important qu'ils aient ce suivi.

M. Jérôme Bascher . - S'agissant de la procédure applicable, le ministère qui fait appel à la DAE ou à l'UGAP se dit : « je sécurise la méthode car je respecte le code de la commande publique ». Mais il y a une différence avec un ministère qui passerait son propre marché : vous constituez un « tuyau » sur le plan procédural mais vous n'êtes pas associés à l'évaluation des prestations.

Ai-je tort ? Je veux bien l'admettre mais je crains que non ! Je crains que celui qui passe sa commande, par exemple pour un système d'information, vous confie la passation du marché mais que son degré de satisfaction ne vous importe pas. Le livrable est rendu et vous ne savez pas si l'entreprise retenue donne satisfaction. Et que ferez-vous si elle ne donne pas satisfaction ? Allez-vous la sortir de votre référencement ?

M. Edward Jossa . - C'est pour cela que nous faisons des réunions de suivi.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Mais que faites-vous de l'évaluation de la prestation ? Si elle est bonne ?

M. Edward Jossa . - Notre mission s'arrête là.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Et si elle n'est pas bonne ?

M. Edward Jossa . - Si elle n'est pas bonne, nous en tirons les conséquences sur le prochain marché.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Et pour quelles conséquences ?

M. Edward Jossa . - Je précise un point : à l'UGAP, l'équipe qui suit le marché sait globalement si la prestation s'est bien passée ou non.

Qu'en tirons-nous comme conséquence ? D'abord nous faisons des retours aux cabinets de conseil. Ce sont généralement de grands cabinets et nous ne travaillons qu'avec un seul titulaire par marché. Dans l'exemple du conseil en finances, c'est le cabinet Deloitte qui réalise les commandes de l'État, les collectivités territoriales et des hôpitaux.

Si nous avons des mauvais retours, nous avons des réunions stratégiques où l'on dit : « sur cette prestation là, ça ne s'est pas bien passé ». Comme les cabinets de conseil ont beaucoup d'activités avec nous, nous discutons de ces retours et nous demandons pourquoi le marché n'a pas fonctionné. Il y a donc un vrai suivi qualité.

L'équipe de l'UGAP qui passe les marchés ne les suit pas. C'est une autre équipe qui s'en charge. Nous avons une forme d'étanchéité entre ces deux séquences. Mais, quand nous passons le marché, l'équipe « prestations » participe à la notation de la qualité du service.

Nous essayons de nourrir l'offre de ces retours d'expérience, quitte à devoir préciser deux ou trois choses dans les cahiers des charges. Nous essayons d'améliorer la mise en concurrence pour « le coup d'après » car ces marchés s'étendent sur quatre années.

La principale question concerne l'administration qui a commandé le rapport au cabinet de conseil : comment l'exploite-t-elle ensuite ?

Je peux prendre l'exemple de l'UGAP : en tant que chef d'établissement, je fais assez régulièrement appel à nos marchés de conseil. Je peux donner quelques exemples car je peux parler en opportunité. Nous avons fait un audit de certification de nos comptes, pour répondre aux demandes de la Cour des comptes. Cela a abouti à une modification d'un certain nombre de provisions et nous en avons bien sûr tiré les conséquences.

Nous avons aussi fait appel à McKinsey, qui est notre titulaire pour le conseil en stratégie, conjointement avec Eurogroupe, car nous avions un enjeu de développement de la vente en ligne : je voulais savoir quels étaient les secteurs menacés par la concurrence des GAFA. Les cabinets nous ont fait une étude qui montrait très précisément les secteurs où l'UGAP risquait d'être en difficulté. Nous avons donc mis en place une stratégie spécifique pour continuer à être présents sur le marché.

Nous avons également fait appel à notre titulaire pour la stratégie immobilière de l'UGAP, qui est aujourd'hui un enjeu très complexe. Nous tirerons prochainement les conséquences de ses travaux.

M. Franck Montaugé . - M. Jossa a dit que passer par un tiers extérieur pouvait être facilitant pour un élu, notamment vis-à-vis de son écosystème.

Je souhaiterais vous demander, dans le cadre de la commission d'enquête qui est la nôtre, avec une libre expression de votre part si possible, quelle est la part de responsabilité qui procède de la volonté propre d'une collectivité territoriale et celle qui revient aux cabinets de conseil, en particulier pour les marchés d'assistance à maîtrise d'ouvrage ? Où se situe la frontière entre la volonté de l'élu et la proposition des cabinets ? Quelles propositions peuvent procéder d'une mode ou de concepts qui, à un moment donné, sont d'actualité et, le temps passant, le sont un peu moins ?

M. Edward Jossa . - Pardon mais je n'ai pas compris la question.

M. Franck Montaugé . - La question que je pose renvoie à la manière, pas forcément systématique, avec laquelle les cabinets de conseil imposent à un donneur d'ordre telle ou telle solution, parfois en tenant peu compte de son souhait et du contexte qui est le sien.

M. Arnaud Bazin , président . - Cher collègue, vous avez évoqué tout à l'heure la volonté de l'élu local. Or, notre commission d'enquête porte sur les relations entre l'État et les cabinets de conseil. Cela dit, votre question peut aussi concerner l'État.

M. Franck Montaugé . - Elle concerne l'État mais aussi les collectivités territoriales.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Les collectivités territoriales ne font pas partie du périmètre de notre commission d'enquête.

M. Franck Montaugé . - Alors je retire la question. Mais M. Jossa n'a-t-il pas parlé d'élus dans son introduction ?

M. Arnaud Bazin , président . - À cette remarque près, nous examinons les commandes de l'État, non celles des collectivités territoriales. La question de notre collègue porte sur les interférences qui peuvent exister entre celui qui commande la prestation - quel est son degré de liberté ? - et les cabinets de conseil.

M. Edward Jossa . - D'une manière générale, personne n'est obligé de passer par l'UGAP. Ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays, qui ont une vision plus volontariste des centrales d'achats.

En France, nous avons un nombre considérable de personnes soumises au droit de la commande publique, dont l'État. Il y a un principe de liberté : vous pouvez toujours lancer votre propre procédure, faire le choix d'une structure de mutualisation ou d'un groupement de commande. L'UGAP intervient dans le cadre qui lui est assigné par la direction des achats de l'État. Il existe également les centrales d'achats des collectivités territoriales et les centrales d'achat hospitalières.

La liberté de choix de l'acheteur public dépend de sa position. Le fait de passer par une structure mutualisée libère l'ordonnateur, qui ne porte pas lui-même la responsabilité du choix du prestataire.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel est le rôle du prestataire retenu par l'UGAP pour le conseil en matière immobilière ? Cette prestation n'est-elle pas redondante avec le rôle de la direction de l'immobilier de l'État (DIE) ?

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Disposez-vous d'une grille indicative pour le coût horaire des prestations de conseil, afin de juger de leur caractère raisonnable ou non ?

M. Edward Jossa . - Sur la première question et l'articulation avec la direction de l'immobilier de l'État, l'UGAP est un établissement public industriel et commercial (EPIC) et passe des marchés sous sa responsabilité pour l'ensemble de ses clients : État, collectivités territoriales et hôpitaux. Nous montons les prestations puis chacun « tire » dessus en fonction des règles qui sont les siennes.

S'agissant de l'État, les ministères sont effectivement tenus de respecter les consignes de la DAE et de la DIE. Normalement, nous n'intervenons que si la DIE nous le demande. Ceci dit, notre offre est un peu plus large et un peu plus complète que celle de la DIE.

M. Arnaud Bazin , président . - Existe-t-il un filtre de la DIE ?

M. Edward Jossa . - Nous intervenons parfois à la demande de la DIE.

M. Arnaud Bazin , président . - Je reformule ma question : existe-t-il un filtre systématique de la DIE lorsque l'État commande une prestation de conseil en immobilier ?

M. Edward Jossa . - Pour les ministères.

M. Arnaud Bazin , président . - Et pas pour les agences ?

M. Edward Jossa . - Pour les établissements publics, il y a un peu plus de liberté et de marge de manoeuvre.

M. Jérôme Bascher . - J'essaie de comprendre. J'entends que l'UGAP n'a qu'un seul attributaire par lot, par exemple McKinsey.

Quelle est la procédure retenue par la DAE ? Avez-vous des cabinets « pré-référencés » ? Les cabinets en stratégie passent voir les directions de tous les ministères, voire tous les cabinets ministériels, pour leur dire : « vous n'auriez pas une mission à nous confier ? ». Cela vous échappe-t-il complètement ?

M. Michel Grévoul . - Nous n'avons pas les moyens de vérifier ce que font directement les cabinets ministériels avec les cabinets de conseil. Ce n'est pas notre métier et nous ne nous prononçons pas en opportunité.

Par contre, nous sommes là pour rappeler aux ministères qu'ils doivent utiliser l'accord-cadre interministériel lorsqu'il existe. Nous le rappelons aux ministères, aux secrétariats généraux des ministères et aux responsables de programme.

Nos accords-cadres interministériels référencent de nombreuses entreprises, pas uniquement les grands cabinets que vous citiez tout à l'heure. Nous avons de plus en plus de groupements d'entreprises qui répondent à nos marchés et qui peuvent inclure des PME de conseil.

Cependant, les ministères peuvent lancer leurs propres marchés lorsqu'ils ont des besoins très spécifiques, qui ne peuvent pas être couverts par un accord-cadre existant.

Nos accords-cadres présentent l'avantage de donner accès à des prestataires qui peuvent être mobilisés assez rapidement en fonction des besoins. Mais cela ne dispense absolument pas les ministères de s'interroger sur l'opportunité du recours à une prestation de conseil. Au minimum, il leur est demandé de s'assurer qu'ils ne disposent pas des compétences nécessaires en interne.

Concernant la grille tarifaire, la plupart des prestations de conseil sont rémunérées au forfait et aux résultats. On ne se lance pas dans un marchandage sur les tarifs : ce sont des bordereaux de prix avec des prestations forfaitaires. Chaque cabinet de conseil mobilise le nombre de consultants qu'il souhaite mais il est jugé sur ses résultats. Si nous connaissons les tarifs moyens des consultants en fonction de leur ancienneté, la plupart des prestations sont au forfait.

M. Edward Jossa . - Il faut absolument éviter les prix à la journée : c'est presque illégal, c'est du marchandage ! Pour l'UGAP, nous travaillons avec des unités d'oeuvre. Une unité d'oeuvre représente des compétences prédéfinies, un livrable et un délai. Nous avons des unités d'oeuvre dans chacun de nos marchés, qui sont classées entre « très simple », « simple », « moyen » et « complexe », en fonction de la difficulté du travail demandé.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quels sont les tarifs correspondants ?

M. Edward Jossa . - Si je prends l'exemple d'un projet en stratégie de restructuration, les tarifs sont de 1 864 euros hors taxe pour une unité d'oeuvre « très simple », 3 821 euros pour « simple », 11 984 euros pour « moyen » et 23 114 euros pour « complexe ». Ces prix résultent directement des réponses à nos appels d'offres. Les discussions avec les cabinets de conseil portent sur le degré de complexité des unités d'oeuvre. Nous vérifions la qualification de la difficulté de la prestation. Le nombre d'unités est également justifié. Si la mission se déroule dans de bonnes conditions, nous payons le forfait, sans compter les heures de travail effectives.

M. Jérôme Bascher . - Passez-vous par les services d'intelligence économique de l'État lorsque vous lancez vos marchés ? Face aux différentes influences, êtes-vous suffisamment protégés par la loi « Sapin II » de 2016 ?

M. Edward Jossa . - Cela dépend des secteurs. Pour la sécurité des systèmes d'information, le cahier des charges prévoit une certification de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

En tant qu'établissement public industriel et commercial (EPIC), l'UGAP est elle-même soumise aux règles applicables aux représentants d'intérêts.

Nous assumons d'avoir une mission commerciale, qui fait partie de notre statut. Notre activité commerciale ou celle de nos fournisseurs est d'ailleurs légitime, dès lors qu'elle respecte quelques règles de transparence et de déontologie.

M. Michel Grévoul . - À la direction des achats de l'État, nous fonctionnons également en unités d'oeuvre, avec différents degrés de prestations au sein de ces unités. Il s'agit du même système. Plusieurs types de consultants peuvent intervenir. Si vous le souhaitez, mon adjoint, qui est un ancien consultant, peut vous donner plus de détails sur la procédure applicable.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans vos accords-cadres, disposez-vous, comme l'UGAP, d'un seul attributaire par lot ou, au contraire, de plusieurs attributaires, avec un système de « tourniquet » ?

M. Michel Grévoul . - La plupart de nos marchés sont multi-attributaires mais nous avons plusieurs systèmes d'attribution. Cela peut être le « tourniquet », comme vous le disiez : la procédure est prévue pour que toutes les entreprises référencées puissent travailler et nous regardons le chiffre d'affaires dégagé par chaque entreprise pour essayer d'équilibrer. Nous avons également des systèmes en « cascade ».

M. Edward Jossa . - À l'UGAP, nous disposons d'un titulaire de premier rang, qui a remporté le marché. S'il ne peut pas réaliser la mission, nous faisons appel au titulaire de substitution. Il s'agit d'un dispositif de multi-attribution à la défaillance.

Dans l'exemple du conseil en stratégie, nous avons un groupement formé par McKinsey et d'Eurogroup, qui sont conjointement titulaires du marché. Nous tenons beaucoup à ce dispositif car nous souhaitons avoir un levier sur le titulaire et lui fixer des objectifs.

L'UGAP est coresponsable de la prestation : nous l'achetons puis nous la revendons à nos clients. Il y a une forme de responsabilité liée, qui est très forte. Nous devons disposer de leviers sur nos titulaires et sur nos partenaires.

M. Stéphane Morin, adjoint au directeur des achats de l'État et directeur de projet du plan achat de l'État . - Pour avoir travaillé 20 ou 25 ans dans le conseil avant de rejoindre la DAE il y a 6 ans, je vous confirme que la facturation en « jours-hommes » est révolue depuis longtemps.

Il peut rester quelques prestations au tarif horaire, notamment chez les avocats, mais dans les cabinets de conseil, que ce soit du conseil en stratégie, en organisation ou en systèmes d'information, il y a très longtemps que l'ensemble des prestations est forfaitisé par l'ensemble des clients, que ce soit dans le secteur public ou privé.

Ce qui intéresse le client, c'est un résultat, un audit, un diagnostic ou encore un benchmark extérieur. Aucune raison de facturer 100 jours ou 1 000 jours de consultants si le résultat n'est pas là. De fait, la DAE demande un résultat et, si le résultat n'est pas là, nous prononçons des réfactions et des pénalités de retard, ce qui est classique dans les marchés de l'État et ce que nous savons mettre en oeuvre.

Pour faire le parallèle avec le plan achat qui est en cours, nous avons une phase de conception d'un portefeuille d'achats menée au sein de l'État, qui comprend notamment des ateliers, des livrables, du benchmark extérieur ou encore la consultation des agents. C'est un prix forfaitaire unique.

Évidemment, on analyse les offres des candidats, on leur demande de nous donner une idée des équipes qu'ils prévoient de mobiliser. S'ils nous disent : « je fais tout cela avec un seul consultant », cela ne marche pas. S'ils nous disent : « je fais avec 100 consultants », cela ne marche pas non plus car la prestation est diluée. Nous avons de l'expérience en la matière.

Des acheteurs experts peuvent aider dans le dialogue avec les ministères prescripteurs pour estimer le bon dimensionnement du dispositif de conseil. Mais, au final, si les cabinets nous disent : « je mets 10 consultants » mais qu'ils en mobilisent en réalité 5 ou 15, la prestation est rémunérée au forfait. Nous ne regardons pas dans le détail le nombre de jours et nous n'avons pas de « tarif jour ».

À l'inverse, les cabinets de conseil pointent le nombre de jours : ils ont des fiches à remplir pour optimiser leur marge. Du coté des cabinets, on essaie de faire le plus avec le moins de jours possible. Les journées sont longues mais l'inspection du travail n'est pas là et cela marche comme ça.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel est votre sentiment sur les prestations gratuites dites « pro bono » ? Plus particulièrement du côté de la direction des achats de l'État : ce type de prestations soulève-t-il des difficultés dans les rapports avec les cabinets de conseil ?

M. Michel Grévoul . - Je pense qu'il n'y a pas beaucoup de prestations pro bono . Elles ont pu exister, notamment au moment de la crise sanitaire, lorsque des cabinets de conseil ont proposé leur aide.

En matière déontologique, il est important de bien vérifier au moment du lancement du marché que le cabinet qui a fait une prestation pro bono ne bénéficie pas d'un avantage sur la ligne de départ par rapport à ses concurrents. Cette responsabilité relève de l'acheteur, dans cette capacité à faire abstraction. En théorie, une prestation pro bono doit être désintéressée.

Je crois que notre charte de déontologie confirme que l'acheteur doit faire abstraction de ce genre d'opérations : les marchés publics étant conclus à titre onéreux, l'analyse des offres doit être réalisée sans prendre en compte ces prestations pro bono .

M. Arnaud Bazin , président . - Nous vous remercions pour cette audition.

Nous vous demanderons probablement de nous transmettre certains documents pour nourrir notre rapport.

Recours aux cabinets de conseil pendant la crise sanitaire (le point de vue de l'administration) - Audition de Mmes Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France, et Amélie Verdier, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France

(Mercredi 15 décembre 2021)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition conjointe de Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France, et Mme Amélie Verdier, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France.

Nous avions également convoqué M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui n'était toutefois pas disponible. Sa présence devant notre commission d'enquête est confirmée pour le 26 janvier prochain.

Au plus fort de la crise sanitaire, la passation de contrats avec des cabinets de conseil a pu susciter une certaine émotion dans l'opinion publique : acheminement des masques et des tests, création de fichiers de gestion de l'épidémie, politique vaccinale...Les cabinets de conseil sont intervenus sur des pans entiers de la crise.

La facture s'élève à au moins 25 millions d'euros, sans compter les prestations pro bono que des cabinets de conseil ont réalisées à titre gratuit, mais peut-être dans l'attente d'un « retour » de la part de l'administration.

Quel a été le rôle exact des cabinets de conseil dans la gestion de la crise sanitaire ?

Pourquoi notre administration a-t-elle dû s'appuyer sur des cabinets extérieurs pour remplir sa mission de protection des populations ? Est-ce en raison de l'urgence de la situation ou d'un manque de ressources en interne ?

C'est sur ce point que nous souhaitons vous entendre et, plus généralement, sur le recours au conseil privé au sein de l'administration de la santé.

Un sociologue que nous avons auditionné a parlé du « paradoxe du serpent » : les cabinets de conseil inciteraient les acteurs hospitaliers à réduire leurs moyens, pour ensuite chercher de l'expertise dans ces mêmes cabinets de conseil. Ce paradoxe existe-t-il réellement ?

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, mesdames, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Geneviève Chêne et Mme Amélie Verdier prêtent successivement serment.

Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France . - Santé publique France a été créée en 2016 pour assurer la surveillance de l'état de santé de la population, pour lancer l'alerte, pour répondre au besoin de créer un environnement favorable à la santé par la prévention et pour concevoir des stratégies de réponse de santé publique. Nos missions concernent également, pour le compte de l'État, la réponse en soutien au système de soins, y compris en situation sanitaire exceptionnelle, en mobilisant la réserve sanitaire et l'établissement pharmaceutique. Ce dernier est chargé de la constitution et de la gestion des stocks stratégiques d'État en produits et matériels de santé, comme les vaccins contre le covid-19.

Pour accomplir ses missions, Santé publique France s'appuie sur 622 agents permanents, qui représentent 579 équivalents temps plein travaillé (ETPT) et sur près de 90 renforts recrutés en contrat à durée déterminée (CDD) pour la gestion de la crise sanitaire.

Sur le plan de la déontologie, nos agents enregistrent une déclaration publique d'intérêts (DPI), accessible sur Internet et mise à jour annuellement. Il est essentiel qu'une agence scientifique comme Santé publique France, qui intervient en appui des politiques publiques, dispose d'un cadre déontologique très strict. Les contrats de marché public prévoient toujours une clause relative à la déontologie, ainsi qu'une clause de confidentialité.

L'organisation de nos compétences d'expertise est optimisée en interne. En dehors des situations de crise, les crédits consacrés aux prestations de consultants s'élevaient, en 2018, à près de 720 000 euros et, en 2019, à environ 635 000 euros.

Le niveau de mobilisation de consultants reflète le caractère exceptionnel et la complexité de la gestion de cette crise sans précédent. Ces prestations d'appui et de consultance ont essentiellement concerné la logistique et les systèmes d'information, mobilisables en continu. Le montant total des prestations liées au covid-19 s'élevait à 2,8 millions d'euros en 2020 et à près de 5 millions d'euros en 2021.

Quelques chiffres clés illustrent le caractère exceptionnel de l'accomplissement de nos missions sur la période 2020-2021 : le budget annuel de l'agence est passé de moins de 200 millions d'euros en 2019 à 6,2 milliards au titre des autorisations d'engagement et 4,4 milliards au titre des crédits de paiement en 2020, puis à 6,9 milliards d'autorisations d'engagement et 5 milliards de crédits de paiement en 2021.

Sur la seule logistique vaccinale, 127 millions de doses de vaccins ont été expédiées dans les différents flux : hôpitaux, centres de vaccination, médecine de ville. Voilà un an, nous n'avions pas encore administré une seule dose ! Nous desservons 20 000 points de livraison dans les officines, les hôpitaux, les centres de vaccination. Nous détenons aujourd'hui 403 millions de matériels d'injection en stock et assurons le traitement des commandes de vaccins de plus de 87 000 professionnels de santé.

Au-delà de ces volumes inédits, la logistique de réception, de stockage et d'acheminement des vaccins a dû répondre à des contraintes également exceptionnelles : à titre d'exemple, les vaccins devaient être conservés à - 80°C. Cela a nécessité de démultiplier les compétences disponibles en logistique pour définir et adapter en temps réel des circuits de distribution très complexes, notre finalité étant d'atteindre chaque point du territoire en un temps limité.

Nous avons également dû, dans des délais courts, inventer et rendre opérationnels et adaptables, pour une surveillance épidémiologique en temps réel, des systèmes d'information très complexes, tout en étant réactifs à chaque phase de l'épidémie. Les dispositifs de surveillance spécifiques mis en place se sont enrichis pour répondre aux nouvelles questions qui se présentaient.

Les systèmes d'information sont en effet le support indispensable pour les flux de données venant de multiples sources. Ces indicateurs alimentent tous les sites publics, dont TousAntiCovid. Il faut donc pouvoir s'appuyer sur des systèmes robustes et évolutifs.

En cohérence, les prestations de consultance auxquelles nous avons eu recours ont eu pour objet la réalisation de prestations d'appui opérationnel, principalement dans les domaines de la logistique, du contrôle et de l'assurance qualité pharmaceutique, ainsi qu'en gestion de projet informatique. Nous passons soit par une centrale d'achat soit par des appels d'offres et des marchés en direct.

Il s'agit de prestations opérationnelles, essentiellement dans les domaines de la logistique pharmaceutique et des systèmes d'information. Il ne s'agit donc pas de prestations ou d'interventions sur des orientations stratégiques ou la conception de politiques publiques. Ce sont toujours les équipes de Santé publique France qui sont en responsabilité, qui pilotent les activités, qui prennent les décisions. Les consultants, comme les autres renforts contractuels, sont en appui et répondent à des commandes qui leur sont passées. Ils sont évalués de façon quotidienne.

Ces prestations nous apportent une expertise complémentaire, parfois très pointue, pour obtenir tous les éclairages techniques nécessaires dans des délais contraints, par exemple sur des aspects de modélisation logistique. Nos logisticiens analysent bien évidemment ces prestations, qui nous permettent également de démultiplier notre capacité d'intervention en période de crise, dans des délais courts.

M. Amélie Verdier, directrice de l'agence régionale de santé Île-de-France . - Je voudrais tout d'abord souligner que je ne dirige l'ARS d'Île-de-France que depuis le 9 août dernier.

Le secteur de la santé est un secteur très régulé, mais qui ne relève pas d'un monopole de l'État. La part du secteur privé, en termes économiques, est importante. Les dépenses de santé représentent environ 11 % du PIB en France, soit près de 200 milliards d'euros.

Plus que d'autres secteurs, la santé est traversée par des évolutions technologiques très rapides. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons parfois besoin d'une expertise complémentaire et approfondie.

De manière générale, indépendamment de la crise sanitaire, ce secteur a de longue date recours à des expertises complémentaires, qu'il s'agisse de conseil en organisation, d'audits comptables, etc.

L'ARS d'Île-de-France compte un peu plus de 1 100 personnes, auxquelles s'ajoute une centaine de renforts pour assurer les missions nouvelles engendrées par le contexte sanitaire comme le contact tracing . Nous avons fait appel à des contrats à durée déterminée, dont le volume est adaptable. Nous avons également alloué ces renforts au pilotage de la campagne de vaccination.

À aucun moment l'agence n'a recouru à des cabinets de conseil pour prendre des décisions relevant de sa compétence stricte. Les quelques prestations de conseil qui ont été réalisées concernaient des développements informatiques et des besoins ponctuels. Bien souvent, l'urgence de la réponse à apporter ne permettait pas que l'on s'appuie sur une expertise interne.

Le recours accru aux cabinets de conseil ne traduit aucune désaffection pour la fonction publique. Au sein d'une agence régionale de santé, nous disposons de profils très variés : le comité de l'agence comporte des attachés d'administration, des médecins ou encore des pharmaciens inspecteurs. Nous essayons de rassembler l'expertise la plus large possible pour remplir une mission elle-même relativement large. Quand il s'est agi de remplir de nouvelles missions, avec un contenu opérationnel très concret, plus éloigné de nos missions traditionnelles, nous avons fait appel à des renforts humains ponctuels.

Le budget principal de l'agence est d'environ 105 millions d'euros, dont 90 millions de masse salariale. C'est essentiellement un budget de fonctionnement. Sur les quatre dernières années, les achats de prestations externes s'élèvent à 250 000 euros par an dans des champs assez classiques : conseils juridiques dans des contentieux impliquant l'agence, audits, informatique et ressources humaines.

Nous avons également mis au point un outil de prévision des besoins de lits en soins critiques, dénommé STEP. Il s'agit de la principale dépense de l'agence en lien avec un conseil externe. Si cette réflexion préexistait à la crise, l'urgence a entraîné le recours à un prestataire extérieur pour un budget de 1,2 million d'euros. L'agence en a la propriété intellectuelle et peut le faire évoluer.

Nos recours aux prestations de conseil ne me semblent pas illégitimes, dès lors que le besoin est ponctuel et que l'on ne dispose pas d'une expertise suffisante en interne.

En ce qui concerne l'appui à la mise en oeuvre de nos politiques, l'agence régionale de santé peut venir aider, via le fonds d'intervention régional (FIR), des porteurs de projets et faire appel à des consultants. Je pense, par exemple, à la conception de dispositifs d'appui à la coordination entre différents professionnels de santé. La conception même de ces appels à projets, la définition des besoins et la sélection des porteurs sont toujours réalisées directement par l'ARS.

Il a pu arriver aussi que l'agence, dans le cadre de programmes généraux de transformation, finance l'intervention de cabinets de conseil pour aider plusieurs structures à comparer leurs pratiques. Dans ce second champ, qui n'est pas le champ traditionnel de l'agence, les dépenses varient beaucoup selon les années - de plusieurs centaines de milliers d'euros à quelques millions.

Nos agents sont également soumis à déclaration publique d'intérêts.

La gestion de la crise sanitaire est venue percuter l'exercice traditionnel des missions de l'ensemble des agences sanitaires. Les ARS ont été confrontées à des missions nouvelles, notamment en matière logistique, et à des besoins humains nouveaux. Nous avons dû faire appel à des renforts, essentiellement à des personnels contractuels, mais des agents d'autres administrations, et parfois des étudiants, sont aussi venus nous prêter main-forte.

En ce qui concerne la définition stratégique de nos orientations, nous n'avons considéré ni nécessaire ni opportun de recourir à des prestataires extérieurs.

L'agence a régulièrement recours à des prestations ponctuelles à des fins d'expertise. En matière de maîtrise de la donnée et de développement d'outils numériques, l'expertise se trouve souvent dans le secteur privé.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Sur son site Internet, Santé publique France souligne sa capacité d'anticipation « afin de détecter et d'anticiper les risques sanitaires et d'apporter les éléments de décision à la puissance publique ». N'y avait-il pas matière à anticiper en ce qui concerne l'évaluation des stocks de masques au début de la crise sanitaire ? Pensez-vous que ce manque d'anticipation a conditionné le recours à des cabinets privés, notamment Citwell consulting, pour un montant de 2 294 000 euros entre le 12 mars et le 24 septembre 2020 ? Pouvez-vous nous confirmer ces montants ? Peut-on dire que les membres de ces cabinets se sont substitués à vos agents en ce qui concerne la mission de logistique et d'approvisionnement en masques et en équipements de protection individuels ?

Dans son rapport, la députée Véronique Louwagie a relevé que le coût moyen des supports logistiques s'élevait à 11 764 euros par jour sur la même période, pour des contrats conclus à cinq jours d'intervalle. Il semblerait que vous ayez eu recours à des cabinets de conseil pour mener des missions organisationnelles de coordination, qui me paraissent assez étranges. Je pense notamment à la mission confiée au cabinet McKinsey, en décembre 2020, pour mettre à disposition un « agent de liaison positionné majoritairement auprès de Santé publique France et secondairement au ministère de la santé » en vue « d'assurer la coordination opérationnelle sur le volet logistique-approvisionnement-distribution des vaccins ». Comment cette mission s'est-elle déroulée ? N'avez-vous pas les compétences nécessaires en interne pour une mission comme celle-ci, facturée 170 000 euros ? Cela me rappelle une autre audition, au cours de laquelle a été mentionnée une mission de prise de notes confiée à un cabinet pour un montant assez considérable...

Mme Geneviève Chêne . - Je suis directrice générale de Santé publique France depuis fin octobre 2019. J'ai donc géré la crise sanitaire avec l'ensemble des éléments dont je disposais à l'époque. La capacité d'anticipation est à la fois scientifique et opérationnelle. Elle se fonde sur les compétences essentielles de l'établissement pharmaceutique et sur la capacité à mobiliser des prestataires en matière de logistique pharmaceutique et de systèmes d'information. Nous agissons sur les stocks pour le compte de l'État.

Les montants facturés par Citwell découlent, pour nous, du marché passé en juin 2021 sur la base d'un appel d'offres lancé en avril 2021. Nous les montants très précis, nous vous communiquerons bien évidemment tous les éléments dont nous disposons.

En 2020, il me semble que la prestation de Citwell relevait du ministère et non de Santé publique France. De même, le cabinet McKinsey vient en appui du ministère ; ce n'est pas l'un de nos prestataires. Nous avons été en lien avec McKinsey dans le cadre des travaux de la task force mise en place auprès du ministère pour la coordination de la campagne vaccinale. Dans ce cadre, McKinsey a tout à fait pu réaliser des missions de liaison et de coordination avec Santé publique France.

M. Arnaud Bazin , président . - Une mission aurait été confiée par Santé publique France à McKinsey en janvier 2021 pour « l'appui à la mise en place d'une tour de contrôle stratégique » pour un montant de 605 000 euros. De quoi s'agit-il précisément - et pouvez-vous m'expliquer ce qu'est une « tour de contrôle stratégique » ?

Mme Geneviève Chêne . - Nous n'avons pas de contrat avec le cabinet McKinsey. Encore une fois, il s'agit de la mission d'appui du ministère.

M. Arnaud Bazin , président . - Plus généralement, pouvez-vous décrire le paysage des différentes prestations de conseil utilisées par Santé publique France et leur provenance ? J'aimerais savoir ce qui relève des marchés que vous passez vous-même, des marchés du ministère ou encore, par exemple, de l'accord-cadre de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

Mme Geneviève Chêne . - Nous n'avons jamais sollicité de cabinets de conseil via l'accord-cadre de la DITP. Nous passons soit par une centrale d'achat, comme le réseau des acheteurs hospitaliers (Resah) pour les appuis conseils sur les systèmes d'information, soit par des appels d'offres ou des marchés en direct.

Le marché lancé en avril 2021 a été attribué à Citwell, en juin de la même année. Nous transmettrons à la commission l'ensemble des éléments dont nous disposons.

Deux secteurs sont prédominants dans ce marché : la prestation d'appui opérationnel en matière de logistique, de contrôle et d'assurance qualité pharmaceutique et un appui conseil en matière de systèmes d'information.

Deux prestataires nous ont appuyé en matière logistique : JLL en 2020 et Citwell en 2021.

M. Laurent Burgoa . - La décision de faire appel à des cabinets de conseil est-elle prise en interne ? Émane-t-elle d'une autre instance ? Le cas échéant, est-elle formalisée par écrit ou seulement exprimée par oral ?

Mme Geneviève Chêne . - Santé publique France dispose de compétences internes clés et socles, en particulier pour ce qui concerne la logistique et les systèmes d'information. Toutefois, c'est dans ces deux domaines que nous avons dû le plus faire appel aux prestataires durant la crise. Nous mobilisons également des renforts au travers des CDD.

Nous pouvons avoir besoin, dans des délais extrêmement courts, de prestations à même d'éclairer nos décisions. Je pense, par exemple, à la modélisation logistique : faut-il ouvrir un dépôt supplémentaire compte tenu des flux de masques en aval et en amont et des besoins de distribution ? Comment optimiser la campagne vaccinale sur l'ensemble du territoire ? Nous avons besoin de compétences pointues, ponctuelles, qui sont assez rares, pour venir en appui de nos équipes et leur permettre de prendre l'ensemble des décisions nécessaires.

En ce qui concerne les systèmes d'information, nous avons à gérer des flux considérables par rapport à l'architecture des données pour produire des indicateurs quotidiens. Il nous faut des systèmes absolument robustes et fiables et donc mobiliser des prestations et des compétences supplémentaires extrêmement pointues.

À certains moments, nous pouvons aussi avoir besoin de surdimensionner les équipes : l'établissement pharmaceutique compte onze permanents - bientôt douze - et trente à quarante renforts en CDD. Les prestations logistiques apportent, quant à elles, quarante à cinquante ETP si nécessaire.

La décision est prise en interne, par la direction générale de Santé publique France, sur la base d'une analyse relevant de nos agents, pour faire face à des besoins logistiques ou pour gérer des systèmes d'information.

Mme Nathalie Goulet . - Vous avez souligné que McKinsey était un prestataire du ministère des solidarités et de la santé, mais j'ai cru comprendre que Santé publique France avait réglé le montant de la facture. Comment le financement est-il réparti quand la demande émane du ministère ?

Sur un autre sujet, quelles dispositions avez-vous prises pour vous prémunir contre tout problème de conflit d'intérêts ?

Mme Geneviève Chêne . - La prestation de McKinsey, effectuée à la demande du ministère, est financée par ce dernier.

Nos marchés publics comportent toujours des clauses spécifiques en termes de déontologie, de confidentialité, de propriété intellectuelle et de protection des données. Le titulaire du marché s'engage à respecter le cadre de référence international des pratiques professionnelles de l'audit interne, qui est le meilleur référentiel possible. Les missions sont ainsi confiées à des consultants dégagés de tout conflit d'intérêts.

M. Arnaud Bazin , président . - Cette réponse ne nous surprend pas, mais vérifiez-vous que ces conditions sont bien remplies ?

Mme Geneviève Chêne . - Je vous le confirme.

M. Jérôme Bascher . - Madame Verdier, il me semble que vous avez bénéficié de renforts, au début de la crise, venus de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'inspection générale des finances (IGF). Cet appui vous a-t-il permis de vous passer des cabinets de conseil ou avez-vous eu besoin de recruter des cadres plus opérationnels eu égard à la charge de travail ?

Vous avez évoqué l'emploi de CDD. Avez-vous pu faire appel à des contractuels pour des postes en informatique ou avez-vous dû recourir à un cabinet de conseil en raison de la pénurie de personnels ? Quel choix était le plus judicieux financièrement ?

M. Amélie Verdier . - Au début de la crise, nous avons reçu le soutien de nombreuses administrations, que je tiens encore une fois à remercier. Beaucoup de personnes ont interrompu leur mission pour nous rejoindre : je pense à des fonctionnaires de l'IGAS, de la Cour des comptes, du tribunal administratif de Paris, aux élèves de l'École polytechnique, de l'École nationale d'administration (ENA)... Les agents de l'ARS eux-mêmes n'ont pas compté leurs heures, leurs soirs, ni leurs week-ends. Cet effort fut remarquable dans la durée.

Durant cette période, à ma connaissance, nous n'avons pas recouru à des cabinets de conseil pour renforcer notre force de frappe ou notre force de travail. Nos missions sont quelque peu différentes de celles de Santé publique France : nous servons d'intermédiaires pour décliner une politique nationale et répartir ensuite des approvisionnements.

Pour ce qui est de l'informatique, il est quasiment impossible de trouver des CDD. Il ne s'agit pas d'un facteur dirimant en soi. C'est l'illustration de la tension particulière de ce secteur. Il a pu arriver que des administrations fassent appel à un prestataire qui dispose de permanents dans ces équipes pour répondre à un besoin ponctuel, faute de trouver une solution sur le marché du travail. Mais je fais ici davantage appel à mes fonctions antérieures pour vous répondre.

L'agence régionale de santé d'Île-de-France, comme les autres ARS, s'appuie, en matière de politique numérique, sur un groupement régional d'appui au développement de la e-santé (GRADeS). Cette structure, qui dispose d'une personnalité juridique, regroupe les acteurs de la région pour faire se rencontrer l'offre et la demande et développer des outils numériques adaptés. Ce GRADeS, transformé en groupement de coopération sanitaire, est dénommé SESAN en Île-de-France. Il développe des outils pour les agents de la région. De petites applications ont aussi été développées durant la crise avec les différents acteurs de santé du territoire, soit à travers SESAN, soit en s'appuyant sur l'ensemble de l'écosystème régional, qui regroupe des acteurs publics et privés, notamment les unions régionales des professionnels de santé libéraux.

M. Sébastien Meurant . - L'outil de prévision STEP, développé par un cabinet de conseil, est-il propre à la l'ARS d'Île-de-France ? Va-t-il être étendu à la France entière au regard de son utilité ?

M. Amélie Verdier . - L'ARS n'a pas demandé à un cabinet de conseil de répondre à ce besoin. Une réflexion interne avait déjà été menée sur la nécessité de croiser des données en santé existantes dans la région pour développer un modèle prédictif. Nous utilisons plusieurs modèles au quotidien. Il nous est très utile de confronter cet outil « ARS » aux outils « AP-HP ». Cette épidémie nous a appris à mettre en regard nos manières de faire.

Pour ce qui concerne les autres agences, je vous répondrai plus complètement par écrit.

Mme Valérie Boyer . - En février 2021, j'avais interrogé le Président de la République sur le recours aux cabinets de conseil. Le secrétaire général de l'Élysée avait transmis ma demande au ministre de la santé, lequel n'y a pas donné suite...

Je ne sais toujours pas, à vous écouter, si vous faites appel à ces cabinets pour compenser un manque de moyens ou s'il s'agit d'un choix. Nous connaissons à peu près le coût des prestations, mais nous ne connaissons pas le contenu des contrats signés ni l'analyse des résultats obtenus. On considère souvent que les sommes en question sont considérables, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, mais on ne dispose d'aucun retour sur les résultats...

M. Amélie Verdier . - Ces prestations étant disséminées au sein de notre action, nous n'avons pas d'équipe dédiée à leur évaluation. Je peux toutefois vous rassurer : une telle démarche d'évaluation existe bel et bien. Nous avons décidé, par exemple, de ne pas retenir une solution SI d'appui logistique pour la distribution des masques qui nous avait été proposée. Chaque ARS a regardé quels étaient ses effectifs et ses logiciels de suivi de stock. Nous avons trouvé l'outil trop complexe et pas assez flexible et avons décidé de ne pas le retenir. D'autres agences ont fait des choix différents.

La gestion de crise est d'abord guidée par l'absolue recherche d'efficacité. Nous n'adoptons pas systématiquement les outils proposés sans nous interroger sur leur utilité.

En ce qui concerne STEP, nous en ferons une évaluation plus complète quand nous aurons un peu plus de recul temporel. Nous sommes propriétaires de cet outil, que nous avons acheté à notre groupement SESAN. Nous sommes globalement satisfaits de la prestation, qui correspondait aux besoins, avec toutes les réserves que l'on peut imaginer s'agissant d'un outil de prédiction utilisant des données très variables.

Mme Geneviève Chêne . - Les missions confiées aux prestataires consistent en un appui à l'évolution de l'architecture des systèmes d'information de Santé publique France afin de recevoir les flux provenant de systèmes conçus pour être exhaustifs. Il faut donc traiter des volumes de données tout à fait considérables, produire des indicateurs chaque jour et les mettre en open data . La crise nous a montré qu'il était essentiel de disposer en temps réel d'indicateurs au plus fin du territoire. Se posent aussi des questions de sécurisation très importantes. Le pilotage est quotidien. J'oserai dire que le résultat se voit à travers l'ensemble des sites publics qui reprennent ces données, notamment TousAntiCovid.

En ce qui concerne l'appui logistique pharmaceutique, un appel d'offres a été publié le 9 avril 2021. Cet appel étant public, vous pouvez retrouver l'ensemble des éléments. L'accord-cadre monoattributaire pour trois lots a été attribué en juin 2021. Il comporte trois volets : un appui opérationnel en logistique et distribution des produits de santé ; un appui à la définition, à l'adaptation et à la mise en oeuvre des processus assurance et contrôle qualité, ce qui est extrêmement important en ce moment très particulier de gestion de la crise ; un appui en accompagnement et gestion de projet.

Le pilotage est quotidien, voire pluriquotidien. Le pilotage de la responsable de l'établissement pharmaceutique consiste en des points journaliers avec les prestataires pour suivre l'ensemble des livrables, leur adaptation à la cinétique de la crise et les faire évoluer, le cas échéant, au jour le jour. Les interactions sont quotidiennes avec l'ensemble des personnels de l'établissement. La politique qualité applicable aux produits de santé est suivie de manière extrêmement exigeante.

Lors du paiement de la commande, conformément aux règles de comptabilité publique, une vérification complémentaire du service fait est effectuée pour l'ensemble des prestations.

M. Patrice Joly . - Madame Chêne, quelle appréciation portez-vous sur la qualité des prestations fournies par McKinsey ? Quelles sont les insuffisances - en raison d'une simple méconnaissance du secteur public, par exemple - que vous avez pu relever ? Que pensez-vous, au final, du rapport qualité-prix ? Était-il possible de trouver des alternatives à ces prestataires extérieurs ?

Mme Geneviève Chêne . - McKinsey n'étant pas notre prestataire, j'ai quelques difficultés à répondre à votre question.

M. Patrice Joly . - J'ai cru comprendre que ce cabinet était intervenu indirectement auprès de vous. Vous avez donc pu avoir une idée de la qualité de la prestation fournie.

Mme Geneviève Chêne . - Dans le cadre de notre coordination avec la task force du ministère, je n'ai pas connaissance de difficultés particulières.

J'ai indiqué comment nous pilotions de manière très étroite nos propres prestataires. Dans le contexte de la cinétique de la crise et de l'ampleur des travaux à mener chaque jour, nous nous sommes efforcés d'identifier quotidiennement les meilleures solutions possible à la fois pour les systèmes d'information et la logistique. Le travail de nos prestataires a permis de servir la santé des Français.

M. Patrice Joly . - Rétrospectivement, diriez-vous que la prestation de McKinsey était de qualité et qu'elle valait le prix demandé ?

Mme Geneviève Chêne . - Si vous le permettez, j'essaierai de vous répondre par écrit. Il ne s'agit pas de mon périmètre : je n'ai pas à évaluer McKinsey, qui n'est pas mon prestataire. Il faut poser cette question au donneur d'ordre de ce cabinet.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous n'y manquerons pas.

M. Mickaël Vallet . - Vous avez indiqué que Santé publique France ne faisait que rarement appel à un cabinet extérieur. Mme Verdier a, quant à elle, utilisé l'adjectif « marginal » pour qualifier le recours de l'ARS à ces cabinets conseil.

Pour autant, des articles d'universitaires sérieux évoquent l'existence d'une « consultocratie hospitalière ». Où McKinsey et autres cabinets interviennent-ils dans le domaine de la santé ? Vous avez toutes les deux une expérience et une vision de ce que font les établissements hospialiers. Pourriez-vous nous donner une idée de la proportion de l'activité de ces cabinets dans le secteur de la santé ?

M. Stéphane Sautarel . - Quelle est part de ce qui est externalisé dans le secteur opérationnel ? Est-ce une façon de compenser un manque de ressources internes ou s'agit-il d'une stratégie ?

Je m'interroge également sur le pilotage, le contrôle et la maîtrise de ce qui est confié à ces prestataires. Il semble difficile pour l'organisme d'évaluer le service rendu quand il n'en assure pas la rémunération...

Mme Valérie Boyer . - On compare souvent le coût des prestations de la sécurité sociale à celui des mutuelles, la sécurité sociale étant beaucoup moins chère au regard du nombre de personnels et du volume traité. Avez-vous essayé de comparer le coût des prestations des cabinets conseil avec celui des services de l'administration, au sens classique du terme ?

M. Amélie Verdier . - Une des particularités de notre secteur est de mélanger des opérateurs publics et privés. Il est difficile, pour l'agence régionale de santé, qui est le régulateur de l'ensemble, de considérer que des outils seraient disponibles pour certains et non pour d'autres.

Nous sommes en train de finaliser la stratégie régionale d'investissement du Ségur de la santé. Un hôpital ne rénove pas son bâti entièrement tous les jours. Dans ces conduites de projet, des phases de mise en oeuvre suivent les phases de conception. Il est très fréquent de faire appel à des cabinets de conseil pour élaborer des programmes techniques détaillés avec une expertise immobilière qu'un établissement ne possède pas forcément. Il peut aussi arriver de faire appel à des consultants pour faire travailler ensemble différents prestataires.

L'éclairage d'un tiers, qui produira d'autres analyses que celles qui émanent de la structure elle-même, peut s'avérer utile. Selon les cas, l'État, les pouvoirs publics ou les collectivités territoriales ne disposent pas en interne d'une expertise suffisamment pointue sur un domaine précis. Il ne s'agit pas de définir la stratégie à leur place, mais de leur fournir des éléments de comparaison, par exemple de coûts standards.

Sur un plan plus opérationnel, notamment pour de gros investissements hospitaliers, il n'est pas forcément légitime de disposer de certains équipements de manière permanente dans un établissement. Il existe d'ailleurs des formes de consultance publique et de mutualisation publique d'un certain nombre d'expertises. Dans d'autres cas, il peut être pertinent de se reposer sur une offre privée.

Il me semble qu'il faut être attentif à ne pas être captif d'un consultant ou d'un prestataire, en externalisant, par exemple, une partie de ses fonctions principales. En revanche, dans le cas d'un besoin non récurrent ou pour une expertise qu'il n'est pas pertinent de développer en interne, il peut être légitime de recourir à la consultance.

L'agence régionale de santé a aussi un rôle de tutelle vis-à-vis des établissements de santé et des établissements médico-sociaux. À ce titre, le recours à la consultance est l'un des éléments qui peuvent être examinés dans le cadre de la vérification des comptes.

Mme Geneviève Chêne . - Santé publique France a fait le choix d'externaliser l'appui logistique et les systèmes d'information. La liste des missions qui ont été externalisées a été rendue publique dans le cadre du marché qui a été passé.

Je partage les propos de la directrice générale de l'ARS : un établissement public ne peut pas être dimensionné pour faire face à une crise exceptionnelle.

En tant que directrice générale de Santé publique France, je peux témoigner de la mobilisation très forte de l'ensemble des agents de cette instance, auxquels je souhaite rendre un hommage appuyé, mais aussi du ministère des solidarités et de la santé et de toutes les structures de l'État. La décision de l'État a pu s'appuyer sur les compétences et l'expertise de l'ensemble de ses agents.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous saluons toutes et tous le travail qui a été effectué avec abnégation par les fonctionnaires de l'État, des collectivités territoriale et de la fonction publique hospitalière, et nous ne sous-estimons pas l'ampleur de la crise sanitaire qui, malheureusement, se poursuit, avec des conséquences peut-être tout aussi graves.

Notre propos n'est pas de remettre en cause l'appel à des cabinets de conseil privés dès lors qu'il s'agit d'éclairer l'action publique. Mais, au cours de nos travaux, nous avons constaté qu'il y a parfois ingérence des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques et que les sommes dépensées sont considérables. Or, il s'agit d'argent public.

Nous sommes en droit de nous interroger sur ces deux aspects, sans parler de la question de la souveraineté de notre pays, qui peut également se poser.

J'entends vos propos, madame Chêne, mais je me demande malgré tout comment Santé publique France trouve son rôle dans cet enchevêtrement de strates de décision et de mise en oeuvre. Je ne remets pas en cause vos compétences, mais j'avoue que c'est assez peu lisible pour moi.

Santé publique France a tout de même été vivement critiquée, notamment par l'ex-ministre de la santé et d'autres acteurs du secteur médical. Cela nous conduit à nous poser la question d'éventuelles défaillances qui auraient entraîné le recours à des cabinets de conseil privés pour intervenir dans des choix stratégiques en matière de politiques publiques, particulièrement dans la santé.

Je crois savoir que plusieurs contrats ont été confiés au cabinet Accenture pour développer des systèmes d'information...

Mme Geneviève Chêne . - Non, nous n'avons pas de contrat avec Accenture.

M. Arnaud Bazin , président . - Madame Chêne, vous avez indiqué que vous aviez eu des besoins spécifiques en matière de distribution. Je suis parfaitement conscient que la logistique est une discipline en elle-même et que cette compétence n'est pas nécessairement disponible dans toutes les administrations. Il nous serait toutefois très utile que vos réponses écrites nous permettent de comprendre spécifiquement en quoi le niveau de complexité a pu justifier le recours à la consultance par une administration qui compte 622 agents et de nombreuses compétences.

Comme l'a rappelé Mme la rapporteure, il ne s'agit pas de remettre en cause le recours à des cabinets de conseils, mais, au vu des montants engagés, d'en comprendre la nécessité.

M. Amélie Verdier . - Je souhaite insister sur fait que dans un contexte de crise, les administrations ont dû apporter des solutions d'urgence. Toutes vos questions sont par définition pertinentes, mais il me semble que l'on ne peut pas apprécier exactement de la même manière le recours à la consultance en général et dans un contexte de crise.

L'ARS, et plus encore Santé publique France, se sont trouvées dans des situations d'urgence difficilement imaginables. Il appartiendra à la représentation nationale de commenter leurs résultats, mais il me paraît important d'insister sur la nécessité d'adopter une grille de lecture différente pour une telle situation.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous avons bien compris que le recours à la consultance pouvait être motivé par un impératif soit de qualité, lié à l'indisponibilité d'une compétence, soit de quantité, lié à un contexte de crise. Nous attendons simplement que tout cela soit explicité.

Recours aux cabinets de conseil pendant la crise sanitaire (le point de vue des cabinets) - Audition de MM. Charles Boudet, directeur général de JLL France, Olivier Girard, président d'Accenture pour la France et le Benelux, et Laurent Penard, président de Citwell Consulting

(Mercredi 15 décembre 2021)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions avec le point de vue des cabinets de conseil sur leur intervention pendant la crise sanitaire.

Nous accueillons M. Olivier Girard, président d'Accenture pour la France et le Benelux, M. Charles Boudet, directeur général de JLL France, et M. Laurent Penard, président de Citwell Consulting.

Il s'agit de la première audition de cabinets de conseil par notre commission d'enquête. Nous souhaitons mieux comprendre les formes que peut prendre votre intervention auprès de l'État d'une manière générale et la teneur de vos prestations pendant la crise sanitaire en particulier.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, messieurs, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Olivier Girard, Charles Boudet et Laurent Penard prêtent successivement serment.

M. Olivier Girard, président d'Accenture pour la France et le Benelux . - Je vous remercie de me recevoir en ma qualité de président d'Accenture France, fonction que j'occupe depuis trois ans.

En toute transparence, il s'agit pour moi d'une première. Je n'ai en effet jamais eu l'occasion de participer à un exercice de ce type. J'espère donc pouvoir compter sur votre bienveillance en cas d'hésitation momentanée.

De mon côté, je vais m'employer à vous apporter de la manière la plus claire possible des éléments de réponse complets sur les activités d'Accenture en France, notamment sur les activités liées à nos prestations au service de l'État.

Par ailleurs, j'ai conscience que nous pouvons avoir une tendance au jargon. Aussi, je vous invite à m'interrompre à tout moment si mon propos manque de clarté.

Mon propos liminaire s'articulera autour de la présentation d'Accenture France, de notre action au service du secteur public et, plus précisément, du rôle joué par Accenture au cours des derniers mois, dans le cadre de la crise sanitaire.

De manière synthétique, nous sommes des experts en technologies. Nous accompagnons nos clients dans la conduite de leurs activités, depuis la conception d'un logiciel jusqu'à son développement et son déploiement. Nous mettons à la disposition de nos clients des experts qui maîtrisent chaque aspect et chaque étape d'un projet de déploiement d'une nouvelle technologie.

Je prendrai un exemple illustrant la complexité du type de missions que nous pouvons être amenés à réaliser. Les grandes entreprises qui sont clientes d'Accenture utilisent dans la conduite de leurs activités plusieurs centaines, parfois plusieurs milliers d'applications différentes. L'ensemble de ces systèmes ne sont souvent pas conçus pour communiquer et fonctionner entre eux : ils ne sont pas intégrés, ou interopérables, et ils ne peuvent donc pas échanger d'informations.

Notre mission peut se résumer ainsi : concevoir et réaliser l'intégration des technologies au sein d'organisations grâce à la mise à disposition d'experts.

Nous sommes présents en France depuis quarante-cinq ans. Nous y réalisons un chiffre d'affaires de 1,6 milliard d'euros grâce à nos 7 500 collaborateurs répartis au sein de 25 sites, sur l'ensemble du territoire national. Notre ambition est de poursuivre ce mouvement, avec le recrutement de 2 000 personnes par an pour atteindre 10 000 collaborateurs à la fin de l'année 2022. Nous avons d'ailleurs poursuivi cette démarche tout au long de la crise sanitaire en maintenant notre dynamique de recrutement, sans avoir recours aux aides de l'État pendant cette période.

Enfin, et même si ce n'est pas l'objet de notre échange aujourd'hui, je tiens à mentionner la volonté d'Accenture d'être reconnu à la fois comme un expert des transformations technologiques, mais également comme un employeur responsable et un acteur engagé au coeur des territoires. La Fondation Accenture, dont j'espère pouvoir développer l'action, a été créée il y a vingt-cinq ans.

Notre chiffre d'affaires annuel auprès du secteur public s'élève à un peu moins de 10 % de notre chiffre d'affaires global en France, soit 160 millions d'euros. Ce chiffre a progressé de manière linéaire au cours des dernières années avec, il faut le noter, une accélération au cours de l'année 2020 en raison des projets spécifiques liés à la gestion de la crise sanitaire.

La capacité d'Accenture à travailler sur ces domaines est fondée sur trois piliers : des expertises techniques et sectorielles reconnues, des expertises méthodologiques fiables et des équipes compétentes et engagées qui ont parfaitement conscience des devoirs d'exemplarité et de sérieux qui s'imposent lorsque leurs missions sont effectuées au service de l'État.

Je donnerai deux exemples des expertises techniques et sectorielles : d'une part, la maîtrise des principes de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et, d'autre part, la connaissance des normes et des standards d'échanges de données entre les différents fournisseurs de santé à l'échelle européenne - norme FHIR, pour Fast Healthcare Interoperability Resources .

Une de nos missions importantes pour l'État fut la mise en oeuvre du service en ligne de télédéclaration des revenus, qui concerne chaque année 30 millions de foyers.

J'en viens à notre travail dans le cadre de la crise sanitaire.

Je souhaite tout d'abord partager avec vous notre fierté d'avoir contribué, dans une dimension mesurée bien entendu, à l'effort collectif dans un moment si particulier pour notre pays.

Le démarrage de notre intervention a coïncidé avec le lancement des travaux sur la future campagne vaccinale. Le ministère des solidarités et de la santé, par l'intermédiaire de son pôle modernisation, a transmis à Accenture, le 3 novembre 2020, une expression de besoins pour une étude relative à la mise en oeuvre du système d'information spécifique au programme de vaccination.

L'arrivée des premiers vaccins était prévue pour début janvier 2021. Il était donc nécessaire que le système d'information associé réponde à des fonctionnalités essentielles pour lancer la campagne de vaccination : envoi de courriers pour inviter les patients éligibles à se faire vacciner, enregistrement de la vaccination, traçabilité des événements indésirables, chaîne logistique, etc.

À la suite de cette expression de besoins, nous avons élaboré un devis dans le cadre du lot n° 1 du marché de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) qui, une fois accepté par le ministère, nous a conduits à mobiliser une équipe de trois à quatre personnes dotées des compétences nécessaires.

Cette équipe s'est concentrée principalement sur deux aspects de la lutte contre l'épidémie de covid-19 : le déploiement du système d'information lié à la mise en oeuvre de la stratégie vaccinale et le déploiement du système d'information lié à celle du passe sanitaire.

Le rôle d'Accenture s'articule en trois temps : le temps de la conception, qui nous a amenés à participer à l'élaboration de schémas directeurs, d'études de cadrage sur des fonctionnalités spécifiques, notamment logistiques, et d'une étude de pérennisation du système d'information ; un temps de mise en oeuvre opérationnelle, qui est celui de rédaction de spécifications techniques et d'organisation de campagnes de tests ; et un temps d'analyse de la donnée, notamment en renfort auprès de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES).

Il est essentiel de noter qu'Accenture ne participe pas à la réalisation de ces systèmes d'information.

Ces missions ont participé à la mise en oeuvre, en un temps record, de systèmes qui permettent, entre autres, d'assurer la gestion de la campagne de vaccination, notamment les services de prise de rendez-vous, le suivi des effets indésirables, la gestion logistique, le bon fonctionnement de l'application TousAntiCovid et, enfin, l'interopérabilité avec les systèmes européens pour permettre le déploiement du passe sanitaire entre les différents pays.

Sur un volet plus administratif, nos missions en lien avec la gestion de la crise sanitaire s'effectuent sur le fondement de deux véhicules contractuels : le lot n° 1 de l'accord-cadre de la DITP et le lot n° 6 de l'accord-cadre de l'UGAP.

Permettez-moi d'exposer le déroulé de la première semaine de notre intervention. Le 5 janvier 2021, le ministre de la santé a annoncé une accélération du rythme de la vaccination. Il est notamment décidé que les centres de vaccination devront être équipés d'une solution de prise de rendez-vous en ligne opérationnelle une semaine plus tard, soit le 13 janvier 2021.

Dans ce cadre, nos experts ont identifié et instruit différentes options pour la mise en place de la prise de rendez-vous au sein du système d'information de la vaccination - une solution nationale via la contractualisation avec des acteurs privés établis, une autre solution nationale via le lancement d'un outil public et la mise en visibilité de solutions existantes via le portail national sante.fr . Le ministère a retenu la première solution pour répondre à l'urgence.

Entre le 6 et le 8 janvier, nos experts ont contribué à la rédaction du cahier des charges informatique, comprenant notamment les fonctionnalités requises, les modalités d'interconnexion, les exigences de sécurité, de performance et de disponibilité du service.

Les 11 et 12 janvier, nous avons participé aux tests techniques entre les systèmes, et, le 13 janvier, le Premier ministre a annoncé l'ouverture du dispositif le 14 janvier au matin. Le délai était tenu.

Enfin, je tiens à préciser que les exigences déontologiques sont au coeur de toutes nos missions. Au-delà des réglementations qui s'appliquent à notre métier, elles sont définies dans notre code éthique qui couvre l'ensemble de nos activités, la gestion des carrières de nos collaborateurs et nos rapports avec nos clients.

Nous disposons ainsi de processus internes qui nous permettent de garantir que l'ensemble de nos activités sont réalisées conformément aux règles et bonnes pratiques applicables.

M. Laurent Penard, président de Citwell Consulting . - Citwell Consulting est l'un des cabinets les plus reconnus en France dans le domaine de la supply chain . Nous intervenons au niveau logistique, pour assurer les flux d'approvisionnement et les flux de production.

Nous sommes un cabinet français, avec des actionnaires français et nous payons nos impôts en France. Ce n'est pas le cas de tous les cabinets. Je tiens à le souligner.

Le cabinet existe depuis 2004 et compte environ 70 collaborateurs. Jusqu'en 2020, nous n'avions effectué aucune mission pour l'État.

Du fait de notre notoriété, nous avons été appelés au tout début de la crise des masques par la cellule de crise du ministère de la santé, qui cherchait à se renforcer dans le domaine de la logistique. Nous sommes venus à un rendez-vous et avons fait une proposition commerciale d'un montant de 50 000 euros qui a convenu tout de suite.

Nous avons donc démarré notre mission le plus vite possible, en plein confinement. Celle-ci consistait à gérer le flux d'approvisionnement de masques qui allaient débarquer très vite d'Asie : on ne savait pas où stocker ces masques, comment opérer le flux ni comment le répartir entre les établissements de soins.

Il s'agissait donc d'une mission de schéma directeur comme celles que nous effectuons pour nos clients privés, mais dans un délai extrêmement court et en plein confinement. Beaucoup de nos autres clients ayant arrêté toute activité, nous avions beaucoup de personnels disponibles. Nous avons fait appel aux bonnes volontés de nos bureaux de Paris, Lyon et Nantes pour venir quotidiennement au ministère de la santé, à la cellule de crise, dans la salle Simone Veil si je me rappelle bien. Nous avons travaillé de longues heures pour monter l'ensemble des outils et des processus nécessaires pour passer les commandes, sous l'autorité du général Chassac.

Nos équipes ayant donné satisfaction, nous avons enchaîné sur une nouvelle mission, cette fois pour gérer les flux de médicaments, notamment de réanimation, et les équipements de protection individuels. Après l'été, nous sommes passés à une phase nommée « consortium », avec comme objectifs la transmission de notre savoir-faire et la pérennisation des outils et tableaux de bord mis en place. Cette mission s'est terminée en novembre 2020.

Nous pensions en avoir fini, alors que nos clients habituels reprenaient leurs activités. Nos équipes, que je tiens à saluer, étaient épuisées. Plusieurs de nos collaborateurs, qui prenaient les transports en plein confinement, avaient contracté le covid-19.

Il y a un an presque jour pour jour, la cellule de crise nous a de nouveau appelés pour nous proposer une mission sur les vaccins. Tout était à faire. Il fallait construire toute la logistique : on ne savait pas où commander les congélateurs, où stocker les vaccins, etc. Il fallait livrer les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Or, nous n'avions pas de base de données des Ehpad. On ne connaissait pas leur adresse ; on n'avait pas la liaison entre les officines et les Ehpad. Il y avait des équipes très limitées chez Santé publique France : il fallait apporter des outils, des méthodes et constituer les schémas logistiques.

Ces missions ont représenté 20 à 25 % de notre chiffre d'affaires en 2020. Cette année, nous dépasserons largement les 10 millions d'euros, sachant que les missions relatives à la logistique des vaccins représentent 30 à 35 % et que pour faire face à l'intensité des sollicitations, nous avons fait appel à des sous-traitants ou à des co-traitants. Nous sommes toujours en difficulté aujourd'hui pour répondre à la demande.

M. Charles Boudet, directeur général de JLL France . - JLL France est un groupe de conseil spécialisé dans l'immobilier d'entreprise, avec une palette très large de métiers.

Le groupe compte environ un millier de collaborateurs en France, où il fête ses cinquante ans cette année. Nous avons des métiers de la transaction, des métiers du conseil, des métiers du design and build , c'est-à-dire une activité de contracteur général pour l'aménagement des bureaux. Nous assurons aussi des fonctions de conseil dans les différentes classes d'actifs, y compris dans la logistique.

Notre chiffre d'affaires en France est de l'ordre de 400 millions d'euros - 425 en 2019, autour de 350 en 2020. Nos missions pour l'État représentent 2,8 % de notre chiffre d'affaires en 2019 et 2 % en 2020.

Dans le cadre de la crise sanitaire, nous avons été sollicités pour quatre missions bien précises, qui sont aujourd'hui terminées. Nous n'avons pas aujourd'hui de mission en cours avec l'État.

En avril 2020, nous avons apporté un support opérationnel pour la distribution des masques. Nous avons dépêché une personne dans chacun des sept lieux de consignation, deux personnes en central, et quatre auprès de la cellule de crise. L'idée était de fiabiliser les stocks - nous étions alors en période de pénurie. Nous avons apporté un support très opérationnel pendant deux mois pour assurer la bonne remontée d'informations entre les consignataires et la cellule de crise pour que celle-ci puisse prendre les bonnes décisions.

Nous avons ensuite été mandatés pour vérifier la technicité et la faisabilité opérationnelle des schémas logistiques proposés pour passer d'une logique liée à la disponibilité des stocks à une logique centrée sur la demande des différentes entités de santé. C'était une petite mission qui a duré un mois, avec seulement deux personnes dépêchées et pour un montant de 60 000 euros TTC.

Certaines de nos recommandations portaient sur la segmentation des clients pour avoir un schéma logistique optimal pour les équipements de protection individuels, dont font partie les masques. Il a finalement été décidé de mettre en oeuvre trois types de schémas logistiques : les répartiteurs géraient l'approvisionnement des pharmacies, Santé publique France gérait l'approvisionnement des groupements hospitaliers de territoire (GHT) et nous avons été sollicités pour gérer les approvisionnements des établissements médico-sociaux (EMS), dans le cadre d'un consortium avec des centrales d'achat et La Poste. Nous avons travaillé au déplacement du stock stratégique de Santé publique France vers le consortium pour fournir cette troisième catégorie de clients. Il fallait gérer les quantités, le type de commandes, le type de livraison : en logistique, les commandes par palettes diffèrent des commandes en plus petite quantité. Tout ça, ça s'étudie.

Enfin, nous avons été sollicités dans le cadre de la distribution des vaccins pour mettre en place une logistique sous contrainte, à cause des délais et des caractéristiques des vaccins. Encore une fois, nous avons dépêché des personnels chez les consignataires pour assurer une remontée d'informations fiables et donc une distribution efficace dans un moment de crise.

Les chiffres qui ont été publiés correspondent globalement à notre intervention, sous réserve de quelques écarts.

Comme vous l'avez compris, l'État n'est pas un client structurel ou significatif de notre cabinet, mais nos équipes ont été très fières de pouvoir travailler sur ces dossiers en plein confinement.

L'éthique est une de nos valeurs primordiales. Chaque employé signe à son arrivée un code d'éthique visant à prévenir les conflits d'intérêts et l'utilisation de l'argent issu du terrorisme ; il reçoit chaque année une formation sur cette thématique.

Enfin, dans le cadre de la préparation de cette audition, nous avons vérifié, et nous n'avons pas d'ancien fonctionnaire parmi nos 1 000 collaborateurs.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le cabinet JLL est basé aux États-Unis et Accenture en Irlande. Est-ce que cela a des conséquences sur le droit applicable au traitement et à la conservation des données, par exemple au regard du Cloud Act américain ? Est-ce que cela a des conséquences sur les impôts payés en France par vos sociétés ?

M. Olivier Girard . - Accenture France fait partie d'un groupe international, mais c'est une société française depuis quarante-cinq ans.

À ce titre, nous payons nos impôts sur le territoire français. Par ailleurs, toutes les missions que nous effectuons pour l'État sont soumises au code des marchés publics.

M. Charles Boudet . - Nous sommes en France depuis cinquante ans, nous y payons nos impôts et tous nos salariés sont soumis au droit français.

Par ailleurs, la question de la conservation des données étant sensible pour l'État comme elle l'est pour l'ensemble de nos clients, nous avons mis en place toutes les procédures nécessaires pour que la gestion des données soit localisée dans les pays où nous les traitons. Toutes les données européennes sont stockées en Europe.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur Girard, sur combien de systèmes d'information êtes-vous intervenus ? Pouvez-vous les nommer ? L'application TousAntiCovid entre-t-elle dans votre champ d'intervention ? Pouvez-vous nous présenter votre intervention sur les autres dispositifs informatiques, notamment sur le système d'information du passe sanitaire, les fichiers de vaccination et le système d'information « SI logistique » ?

Quelles sont vos relations avec la direction interministérielle du numérique (Dinum) ?

M. Olivier Girard . - Nous vous répondrons précisément dans la note écrite sur le nombre de systèmes d'information sur lesquels nous sommes intervenus.

Dans le cadre de la gestion de la crise, nous n'avons pas construit de système. Nous avons participé, avec une équipe de cinq à dix personnes, à des travaux en amont de la construction du système : des spécifications, des plans de test, des plans d'interfaçage.

Nous n'avons développé ni TousAntiCovid ni le système d'information du passe sanitaire. En revanche, nous avons construit des spécifications qui permettent de faire parler les systèmes, notamment à l'échelle européenne. Nous ne sommes pas intervenus sur le codage dans le cadre de cette mission. Par ailleurs, nous travaillons effectivement avec la Dinum.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur Penard, pouvez-vous nous indiquer en quoi votre cabinet de conseil est-il plus performant que l'État dans l'organisation logistique ?

M. Laurent Penard . - Toute entreprise fait aujourd'hui appel à du conseil. Amazon ou Decathlon font appel à du conseil, et pourtant, ils ont des spécialistes de la logistique.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Mais nous parlons ici de politiques publiques...

M. Laurent Penard . - Je ne sais pas pourquoi l'État n'a pas de spécialistes de la logistique. De fait, les agents de l'État qui étaient affectés aux missions sur lesquelles nous avons travaillé étaient compétents, mais peu nombreux sur ces sujets-là et ravis d'être accompagnés par des collègues de travail, qui leur disaient comment améliorer les solutions. Il ne me paraît pas irréaliste que l'État français ne sache pas opérer des supply chain mondiales. À quoi serviraient des services de l'État qui seraient en permanence sur cette question ?

Pour notre part, nous avons beaucoup de mal à recruter et à former nos spécialistes. Ce sont des collaborateurs qui veulent des projets attrayants, qui ont des connaissances de méthode et qui sont compétents car ils travaillent dans beaucoup d'environnements.

M. Stéphane Sautarel . - Ma question concerne MM. Penard et Boudet. Je m'interroge sur la manière dont la commande publique a été passée. Vous avez évoqué des commandes en cascade, une première commande en suscitant d'autres pour satisfaire un besoin existant. Mais quel a été alors le vecteur de la commande ? Vous avez également déclaré avoir été « sollicités » ; or, normalement, la commande publique repose sur des appels d'offres...

M. Laurent Penard . - J'ai décrit la manière dont la première commande est arrivée. Je pense que cette cascade de commandes s'explique par le contexte d'urgence et de crise.

Santé publique France a ensuite lancé un appel d'offres, que nous avons remporté en avril ou en mai 2021 avec BearingPoint, JLL étant sous-traitant. Nos prestations depuis le 15 juillet s'inscrivent dans ce cadre.

M. Stéphane Sautarel . - Dans un premier temps, il n'y a donc pas eu de mise en concurrence. Cela peut s'expliquer par l'urgence.

M. Arnaud Bazin , président . - Ou par le montant de la prestation.

M. Girard a indiqué que le cabinet Accenture est d'abord intervenu par l'accord-cadre de la DITP puis par le biais de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Y-a-t-il d'autres éléments ?

M. Olivier Girard . - Non. Ce sont les deux véhicules par lesquels nous sommes intervenus.

M. Charles Boudet . - C'est parce que nous avions fait l'acquisition en 2019 d'un cabinet de conseil en supply chain que nous avons émergé, lors de la première mission sur les masques, comme sous-traitants ; nous avons dès lors été repérés et c'est pourquoi on nous a sollicités par la suite, lorsque d'autres besoins sont apparus.

M. Arnaud Bazin , président . - Toujours comme sous-traitants ?

M. Charles Boudet . - Je vérifierai.

M. Arnaud Bazin , président . - Si vous n'étiez pas sous-traitants, vous avez dû répondre à un appel d'offres...

M. Charles Boudet . - Dans l'état de mes connaissances, nous n'avons pas répondu à un appel d'offres et il me semble que notre mission s'inscrivait dans un cadre de l'urgence impérieuse. Je vous répondrai plus précisément par écrit.

Mme Nathalie Goulet . - Monsieur Girard, vous êtes président d'Accenture pour la France et le Benelux. J'ai bien compris que votre société payait ses impôts en France, c'est très bien, mais s'agit-il de tous les impôts ? Comment fonctionne votre politique de dividendes ? Reversez-vous une partie des revenus à une société mère qui serait installée ailleurs, par exemple au Luxembourg ? Pourriez-vous nous donner plus de précisions sur la structure fiscale de l'entreprise ?

Monsieur Boudet a parlé de « segmentation des clients ». Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s'agit ?

M. Olivier Girard . - La réponse est très simple : Accenture France paie ses impôts en France. Je vous fournirai plus de précisions, si vous le souhaitez, par écrit. Accenture France a des revenus en France, signe des contrats dans ce pays, avec des clients français.

M. Charles Boudet . - S'agissant de la segmentation des clients, un schéma logistique dépend de la fréquence des commandes, de leur volume moyen et des capacités de stockage. Amazon, par exemple, prend votre commande et vous livre en quelques heures. Si vous allez dans un autre magasin, un autre schéma logistique s'appliquera.

Dans le cas d'espèce, les clients qui participaient à la chaîne de production et de distribution des équipements de protection individuelle avaient des besoins logistiques différents : les pharmacies commandent le matin pour être livrées l'après-midi ; les groupements hospitaliers de territoire (GHT) commandent par palettes, à la différence des petits hôpitaux qui n'ont besoin que de quelques cartons, etc. Pour assurer la qualité de service, au meilleur coût, nous avons donc préconisé des schémas logistiques différenciés.

Mme Nicole Duranton . - Les projets de transformation que vous avez menés dans de grands groupes industriels sont-ils différents de ceux que vous avez réalisés pour l'État ?

Un cabinet de conseil est-il plus influent lorsqu'il intervient dans la phase de conception d'une politique publique ou bien lors de sa mise en oeuvre ?

M. Laurent Penard . - Tout dépend de la temporalité. Une entreprise qui nous consulte parce qu'elle réfléchit à sa manière d'aborder ses marchés et ses clients va prendre le temps d'exprimer ses besoins avec ses directions commerciales et marketing. Il peut s'agir de modifier ses modalités de transport ou de stockage. Ces schémas s'inscrivent souvent dans la durée : il faut fermer ou ouvrir des sites, redéployer des équipes, etc. Cette phase de réflexion prend du temps. Ensuite, il faut opérer la transformation, accompagner les équipes. Là encore, cela peut prendre plusieurs années. Mais on constate que ces délais ont fondu car les entreprises ont dû revoir leurs chaînes logistiques très rapidement pour faire face à la fermeture de certains marchés et à l'indisponibilité de certaines sources d'approvisionnement.

Cette situation présente beaucoup de similitudes avec celle que l'on a observée pendant la crise sanitaire. Le vaccin d'AstraZeneca, par exemple, devait être livré de manière massive, mais il ne l'a pas été. Nous avons donc dû revoir au dernier moment le schéma de répartition des flacons lorsque nous avons appris que les volumes livrés seraient très inférieurs à ceux qui avaient été promis. Plusieurs scénarios ont été proposés à la cellule de crise. Il a fallu refaire les calculs en urgence, en lien avec les agences régionales de santé, pour déterminer les volumes que l'on pouvait livrer à chaque médecin ou pharmacie. Il convenait de prendre des décisions en quelques heures, alors que cela prend des jours en temps normal. Les réunions du comité de pilotage duraient jusque tard dans la nuit pour préparer les scénarios destinés à être présentés à la cellule de pilotage le lendemain.

Mme Nicole Duranton . - Monsieur Boudet, vous avez travaillé en Allemagne et en Russie. Quelles sont, selon vous, les différences en matière d'interaction entre le public et le privé dans la définition des politiques publiques ?

M. Charles Boudet . - Je ne sais pas répondre à cette question. Nos interactions avec le secteur public restent assez limitées en France. En Allemagne, j'étais responsable de la supply chain de Danone, tandis qu'en Russie, si j'avais rejoint JLL, je ne travaillais pas avec l'État.

Pour répondre à votre première question, un cabinet de conseil a beaucoup plus d'influence lorsqu'il intervient dans la phase de conception d'une politique publique. Or, toutes les missions que nous vous avons décrites concernaient la mise en oeuvre opérationnelle. Les décisions étaient prises par une cellule de crise. JLL France aidait les exécutants à les mettre en oeuvre.

Mme Nathalie Goulet . - Avez-vous suscité des vocations dans les administrations avec lesquelles vous avez travaillé ? Des personnes ont-elles été formées, des services ont-ils été créés pour pallier les failles que vous avez identifiées ? Ou bien le recours aux cabinets privés a-t-il vocation, selon vous, à perdurer ?

M. Charles Boudet . - Dans la mesure où nous sommes dans une période de fort recrutement, j'espère que nous avons suscité des vocations. On sera ravi d'accueillir ces talents dans nos équipes...

En tant que chef d'entreprise, je n'essaye pas de posséder en interne toutes les compétences pour faire face à toutes les crises possibles : cela me coûterait beaucoup trop cher ! Il me semble que cela ne serait pas économiquement viable pour l'État non plus.

M. Laurent Penard . - Nous avions commencé à transférer des savoir-faire, mais notre mission est allée au-delà. Les centrales d'achat pour les hôpitaux, comme l'Union des hôpitaux pour les achats (UniHA) ou le Réseau des acheteurs hospitaliers (RESAH), intervenaient pour consolider les besoins, mais la logistique relevait des établissements. La crise sanitaire leur a fait prendre conscience du rôle qu'elles pouvaient jouer et elles commencent à se structurer pour devenir un intermédiaire entre les établissements de soins et leurs fournisseurs. Elles montent en compétence dans ce domaine, ce qui sera à l'avenir très positif pour la capacité de réaction de l'État. Si la crise des masques se reproduisait, celui-ci serait en mesure de réagir.

Mme Nicole Duranton . - Quelles raisons pourraient pousser un cabinet de conseil à moins s'intéresser aux politiques publiques ?

M. Patrice Joly . - L'intervention d'un cabinet de conseil est d'autant plus pertinente qu'il existe déjà chez le client un minimum d'expertise, afin que les cahiers des charges soient définis de la manière la plus pertinente possible et, qu'ensuite, pendant la mission, celle-ci donne lieu à un véritable accompagnement.

Avez-vous eu le sentiment que vos interlocuteurs étaient suffisamment compétents sur les matières sur lesquelles vous êtes intervenus ?

M. Olivier Girard . - Oui, incontestablement : il y a eu une conjugaison d'expertises, celles du milieu de la santé et celles des cabinets de conseil, en matière logistique et technologique.

M. Patrice Joly . - Je ne doute pas qu'il y ait eu des complémentarités, mais avez-vous trouvé des interlocuteurs disposant d'assez de connaissances sur votre expertise pour pouvoir en tirer le meilleur parti ?

M. Olivier Girard . - Oui.

M. Charles Boudet . - Les membres de nos équipes qui découvraient l'interaction avec les équipes publiques ont été impressionnés par le niveau de leurs interlocuteurs.

M. Laurent Penard . - Il a été question d' « influence » des cabinets de conseil sur la sphère publique. Ce terme me met mal à l'aise. Quand on répond à une sollicitation, on ne cherche pas nécessairement à influencer. Mais c'est peut-être ma posture de cabinet plus opérationnel...

À l'issue de cette crise, il pourrait y avoir un regret : nous nous demandons si nous avons essaimé des savoir-faire au sein des instances que nous avons accompagnées. C'est un retour d'expérience qui nous intéresserait. Certains de nos interlocuteurs sont toujours là ; d'autres ont changé de poste depuis, parfois malheureusement. D'autres sont arrivés pendant la crise et nous les avons de nouveau formés, ce qui n'était pas forcément simple.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous effectué des prestations pro bono pendant la crise sanitaire ? Si oui, combien et pour quelles missions ? Combien de consultants ont été mobilisés ? Ces missions se sont-elles prolongées par la facturation de prestations complémentaires, à titre onéreux ?

Pouvez-vous nous décrire les conditions dans lesquelles vous avez accédé à la cellule interministérielle de crise ? Des mesures de sécurité particulières étaient-elles prévues ?

M. Laurent Penard . - Nous n'avons pas fait de pro bono . Nous avons constitué des équipes avec des niveaux de séniorité très différents et appliqué un taux journalier moyen inférieur de 20 à 30 % à celui que nous appliquons à nos clients privés, soit un taux journalier d'environ 1 000 euros, contre 1 300 dans le privé. Nous avons aussi fait beaucoup d'heures supplémentaires, un sacrifice que nos collaborateurs étaient prêts à faire dans cette mission. Nos prestations faisaient l'objet de bons de commande, dont la rémunération variait en fonction du temps de travail nécessaire.

En ce qui concerne l'accès à la cellule de crise, je vérifierai auprès des équipes qui travaillaient là-bas.

M. Olivier Girard . - Il n'y a pas eu d'enchaînement de notre part entre des prestations gratuites et des prestations payantes. Nous avons répondu à des demandes et soumis des devis avant d'intervenir.

Accenture fait du pro bono , mais essentiellement pour le secteur associatif. Je vous répondrai plus précisément par écrit, de même que pour l'accès à la cellule de crise.

M. Charles Boudet . - Je vous répondrai aussi par écrit. Nous ne faisons pas de pro bono .

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Utilisez-vous les données transmises par l'État français pour répondre aux commandes d'autres clients, notamment pour réaliser un benchmark avec d'autres pays ?

Monsieur Girard, l'État pourrait-il continuer d'utiliser le passe sanitaire si Accenture décidait aujourd'hui de se retirer du système d'information correspondant ?

Monsieur Boudet, la dernière commande passée par l'État à JLL France date de décembre 2020. Pourquoi n'êtes-vous pas intervenu depuis ? Historiquement, JLL est spécialisé dans le conseil en immobilier. De quelle manière êtes-vous devenu un cabinet généraliste, capable d'accompagner l'État dans la gestion de la crise sanitaire ?

M. Laurent Penard . - Tous nos contrats sont réalisés dans un cadre de confidentialité totale. Les données étaient hébergées sur un serveur de l'administration. Nous n'aurions pas d'intérêt à faire un benchmark pour répondre à des commandes d'autres pays, car nous travaillons en France.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous n'utilisez pas les données recueillies pour nourrir des bases de données susceptibles d'être réutilisées pour aider d'autres clients ?

M. Laurent Penard . - Nos contrats nous l'interdisent !

M. Arnaud Bazin , président . - Lorsque les cabinets de conseil répondent à des appels d'offres de collectivités publiques, ils ont recours à des comparaisons, des benchmarks, qui sont manifestement nourris par leurs autres expériences. Cela correspond d'ailleurs à la demande des clients. N'est-ce pas le fonds de commerce du conseil en stratégie ?

M. Laurent Penard . - En l'espèce, c'était strictement interdit. Lorsque nous signons un contrat avec une entreprise privée, il est assorti d'une clause de confidentialité d'une certaine durée. Les benchmarks internationaux que vous évoquez de la part de certains confrères ne peuvent reposer que sur des données anciennes, périmées ou alors déjà publiques.

M. Olivier Girard . - Si nous partons, le passe sanitaire demeurera, je n'en doute pas. Je vous répondrai précisément par écrit. Transférer les compétences fait partie de notre mission, et elle s'arrêtera lorsque ces dernières auront été transmises.

En situation de crise, on construit souvent de nouveaux systèmes à côté des systèmes existants. Une de nos préoccupations concerne la pérennisation des « briques » logicielles que nous avons livrées dans l'urgence. Il s'agit d'identifier les éléments qui méritent d'être conservés et qui ajoutent de la valeur aux systèmes d'information de la santé.

Quant aux données, tous nos contrats sont confidentiels. Des benchmarks peuvent être réalisés sur des modes de fonctionnement, sur la manière dont les pays ont géré la crise - de manière centralisée ou décentralisée par exemple -, mais ils ne peuvent pas utiliser des données spécifiques, sur les flux ou la consommation par exemple.

M. Charles Boudet . - Nous respectons tous une charte de déontologie et sommes soumis aux mêmes exigences de confidentialité. Je ne vois d'ailleurs pas quelles données seraient exploitables pour faire un benchmark, dans la mesure où nos missions étaient de nature très opérationnelle.

Comment un cabinet de conseil en immobilier a-t-il pu devenir un cabinet de conseil généraliste ? L'évolution de nos métiers nous a conduits à intervenir de plus en plus en amont pour répondre aux demandes de nos clients. Avec le développement du télétravail, nous devons aider nos clients à redéfinir le rôle du bureau. Il ne s'agit plus seulement de trouver un lieu, à un endroit souhaité, à un prix donné. Nous avons dû faire évoluer nos métiers.

En ce qui concerne la logistique, nous avons acheté un cabinet de conseil en supply chain , en 2019, pour aider nos clients à utiliser leurs entrepôts, à les automatiser, à créer des réseaux logistiques, bref à trouver des réponses à des problèmes qui se posent en amont, avant de décider d'acheter un entrepôt à tel ou tel endroit. Et c'est cette expertise que nous avons mise à contribution dans la mission qui vous intéresse.

Ce que nous avons fait en matière de supply chain nous le faisons aussi d'ailleurs dans d'autres domaines : les bureaux, le commerce de détail, les hôtels, etc.

J'en reviens à la crise sanitaire. Notre dernière mission consistait à aider à la réalisation des plans de transport des vaccins - c'est fait ! -, à valider les processus de transport pour les dépositaires - c'est fait ! -, à valider les processus logistiques - là encore, c'est fait ! L'État n'a donc plus besoin de nous, notre mission est accomplie.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Au-delà de la crise sanitaire, Accenture aurait été recruté par Bercy en 2021 pour proposer un plan d'économies d'au moins un milliard d'euros pour le budget de l'État d'ici à 2022, en collaboration avec McKinsey. Confirmez-vous cette information ?

M. Olivier Girard . - Oui, mais sans McKinsey !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Outre l'État, Citwell possède parmi sa clientèle des entreprises comme Sanofi. Cette pluralité de clients a-t-elle posé des difficultés dans vos interventions sur la crise sanitaire, notamment sur le plan déontologique ?

M. Laurent Penard . - Au contraire, être capable de maîtriser toute la chaîne logistique du médicament est perçu comme une richesse. Les contraintes sont très particulières : les principes actifs sont souvent fabriqués à l'étranger, dans des pays éloignés, mais les médicaments sont assemblés dans des usines plus proches des marchés visés. Les logiques de distribution sont complexes, la qualité est essentielle, etc. Dans ces conditions, posséder une vision globale constitue un vrai atout, et nous pourrions même, le cas échéant, aider les hôpitaux à améliorer leur logistique : des gains significatifs peuvent être obtenus car des médicaments sont perdus ou périmés, les matériels ne sont pas toujours stockés au meilleur endroit, etc.

M. Arnaud Bazin , président . - Monsieur Girard, quel est le montant du marché passé avec Bercy pour proposer un plan d'économies ? Avez-vous déjà rendu des livrables ? D'un point de vue méthodologique, comment déterminez-vous les économies à réaliser au sein du budget de l'État ?

M. Olivier Girard . - Je n'ai pas tout en tête. Je vous répondrai plus précisément par écrit. Le projet est déjà bien avancé. Il y a déjà bien sûr des livrables et des plans d'économie à la clef. Nous travaillons notamment sur la mutualisation des commandes dans la sphère publique pour jouer sur l'effet de masse.

M. Arnaud Bazin , président . - Je note votre engagement à nous répondre par écrit. Il est important pour nous de bien connaître la commande et de savoir comment vous y répondez.

Quel est le montant de la commande ?

M. Olivier Girard . - Je n'ai pas le montant en tête.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est étonnant ! C'est quand même un élément de management essentiel !

M. Olivier Girard . - Non, je ne l'ai pas en tête. Et ce n'est pas de la pudeur !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Estimez-vous que vos compétences n'existent pas dans la fonction publique ?

M. Olivier Girard . - L'accélération du progrès technologique à laquelle nous assistons rend de plus en plus difficile de maintenir à jour ses compétences, y compris pour nous. Alors qu'une vague technologique durait dix ans en moyenne, ce temps a été réduit par deux. Le défi à relever est considérable.

M. Charles Boudet . - Il y a trois parties dans votre question. On fait appel à un cabinet de conseil soit pour répondre à un pic d'activité lié à une situation extraordinaire, soit pour bénéficier d'une compétence clé qui sort du giron de l'administration, de l'entreprise ou de l'équipe, soit pour engager une transformation. Dans ce dernier cas, un cabinet de conseil a la chance d'avoir beaucoup de clients et de savoir comment chacun aborde la problématique de la transformation dans un monde qui s'accélère, ce qui permet de créer des sauts de valeur importants pour celui qui veut se transformer à grande vitesse. Le conseil peut alors apporter une réelle valeur ajoutée. C'est la raison pour laquelle beaucoup de nos clients privés, qui représentent 98 % de notre activité, font appel à nous.

On trouve beaucoup de compétences dans l'administration, mais on ne peut pas être le meilleur dans tout, tout le temps ; sinon, cela coûte trop cher. Aller chercher une compétence clef, qui sort de l'activité structurelle, peut expliquer le recours à des cabinets de conseil.

M. Arnaud Bazin , président . - Pensez-vous que les administrations en général prennent suffisamment en compte la dimension logistique de leurs activités ?

M. Laurent Penard . - Comme vous le savez, la logistique a été inventée par l'armée. En 2020, au début de la crise, je me suis même demandé pourquoi l'armée française n'avait pas été missionnée pour venir aider le ministère de la santé. Cela m'a étonné.

L'armée fait aussi appel à des cabinets de conseil, y compris sur des lots logistiques. J'ai pu lire récemment un appel d'offres qui traitait de cette question. Même l'armée se fait accompagnée sur cette dimension. Je pense toutefois que les compétences existent.

Mme Nathalie Goulet . - Vous avez souligné qu'il n'existait pas de fichier des Ehpad, avec les adresses, avant votre arrivée. Il s'agit tout de même d'une base de fonctionnement. Vous avez formé des gens, mais le turn-over va entraîner une perte des apports. Peut-être faudra-t-il veiller, dans le cadre du suivi, à ce que vous ayez toujours le même correspondant ?

M. Laurent Penard . - La crise a été très usante : nos consultants tenaient quatre mois sur leur poste en moyenne. Les agents de l'État, qui étaient sur les mêmes horaires et les mêmes contraintes, n'étaient pas relevés au bout de ces quatre mois... Nous pouvions le faire, de manière limitée, parce que nos collaborateurs connaissent ces domaines par coeur. Le temps d'apprentissage est très court.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie de votre participation.

Audition de M. Matthieu Courtecuisse, président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, fondateur du cabinet de conseil Sia Partners

(Mercredi 5 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous reprenons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête sur l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques avec l'audition de M. Matthieu Courtecuisse, président de Syntec, syndicat des professionnels du conseil.

J'indique que vous êtes par ailleurs président et fondateur du cabinet SIA Partner, spécialisé dans le conseil en transformation des organisations et sur les projets informatiques.

Votre audition doit nous permettre d'en apprendre davantage sur la structure du marché du conseil au secteur public et sur les conditions dans lesquelles les pouvoirs publics recourent aux services des cabinets de conseil.

Je précise enfin que vous avez été destinataire, comme d'autres cabinets de conseil, d'une demande de contribution écrite de la part de Mme la rapporteure. Il vous revient d'y répondre d'ici au lundi 17 janvier 2022, conformément au droit de communication renforcé des commissions d'enquête. Je sais que vous avez commencé à y travailler et je vous en remercie.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison de la situation sanitaire, nos collègues peuvent intervenir par visioconférence.

J'excuse mes collègues du groupe Les Républicains, actuellement convoqués en réunion de groupe. Certains vont certainement pouvoir nous rejoindre en cours de séance.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, M. Courtecuisse, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Matthieu Courtecuisse prête serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Mme la rapporteure, puis de nos collègues.

M. Matthieu Courtecuisse, président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, fondateur du cabinet de conseil Sia Partners . - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis présent parmi vous au titre de mes fonctions de président fondateur d'un cabinet de conseil dénommé Sia Partners et également au titre de Syntec Conseil, syndicat professionnel qui réunit l'ensemble des cabinets de conseil en management et en stratégie, ainsi que les instituts de sondage, les cabinets de recrutement, les métiers de la communication et de l' out-placement en matière de ressources humaines.

Au total, ce syndicat représente environ une vingtaine de milliards d'euros de chiffre d'affaires et regroupe environ 120 000 personnes.

Adhérents de la fédération Syntec, qui fait elle-même partie du MEDEF, nous comptons environ 250 membres, ce qui fait de nous le syndicat représentatif de la profession. La fédération CINOV représente par exemple environ 10 % du marché selon les mécanismes de représentativité patronale, alors que Syntec Conseil représente 90 % de la profession.

Nous représentons en particulier les sociétés les plus importantes, avec un taux de couverture élevé dans les entreprises de plus de 50 personnes, même si nous comptons bien entendu des adhérents de plus petite taille. 200 cabinets de conseil jouissent aujourd'hui d'une certaine importance et sont établis dans la durée.

Ce métier a connu une forte évolution depuis 30 ou 40 ans. Il est relativement récent : il a pris son envol dans les années 1960 et a connu une forte accélération depuis une quinzaine d'années. La profession a doublé de taille en dix ans, même si l'on a connu un incident de parcours en 2020 du fait de la crise liée au covid-19 : la société française a vécu un instant de sidération, entraînant une légère baisse de notre activité, de l'ordre de 7 %.

Globalement, nous sommes revenus à un niveau supérieur à l'activité « pré-covid » : les besoins de transformation liés au monde postpandémique - si tant est que nous soyons dans une phase postpandémique - sont de plus en plus forts. Nous sommes très sollicités depuis l'été 2020.

Ce métier représente aujourd'hui environ 40 000 consultants en France en emplois directs et une dizaine de milliers d'emplois de fonctions support dans les entreprises, notre profession créant également des emplois indirects. Notre métier revêt une importance réelle dans l'économie car il fait levier sur un certain nombre d'éléments.

Notre chiffre d'affaires s'élève, en France, à environ 7 milliards d'euros. En volume, il ne s'agit pas d'une filière extrêmement importante. En revanche - et toutes les études le montrent à l'échelle mondiale -, plus la dépense de conseil est élevée dans une économie donnée, plus l'économie est performante.

Sur le plan européen, ce sont les Pays-Bas qui recourent le plus au conseil. Or ils sont très nettement supérieurs, en termes de performances économiques, à beaucoup de pays européens.

Notre influence vient également du fait que le métier de consultant possède une capacité normative. Ce sont par exemple souvent les cabinets de conseil qui vont penser le travail de demain. Ces travaux de recherche et développement influencent les modes de fonctionnement des entreprises et, potentiellement, des administrations.

On établit donc, à la demande du marché, des concepts dans le domaine de la performance et de la conquête des marchés ou du développement international. Ce sont souvent les consultants, en lien avec les universités, qui définissent les standards.

Par ailleurs, nous sommes le premier recruteur des étudiants qui sortent des grandes écoles. Nous avons donc un rôle de formation complémentaire à ce qui est fait dans les grandes écoles pour accompagner les premiers pas professionnels des étudiants issus de telles formations.

Les cabinets de consultants recrutent environ 30 % des promotions issues du top 15 des grandes écoles de commerce. Les écoles d'ingénieurs progressent dans ce classement, mais sont encore en retrait par rapport aux écoles de commerce, tournant autour de 15 à 20 % selon les établissements.

De fait, vis-à-vis des jeunes diplômés, notre filière joue un rôle très important en accompagnant les premiers pas professionnels des jeunes cadres, dont beaucoup ont déjà réalisé un passage dans les métiers de conseil avant de prendre leurs fonctions dans un certain nombre de grands groupes.

Notre filière a donc, de ce point de vue, une influence sur un certain nombre de méthodologies destinées à conduire la transformation des entreprises.

Existe-t-il une influence des cabinets de conseil dossier par dossier ? La réponse est très différente selon les sujets, la maîtrise des prestations étant réalisée par les clients et non par les consultants. Nous pourrons y revenir plus tard si vous le souhaitez.

Notre filière est à la fois composée de très grands groupes, dont certains sont cotés en bourse, d'entreprises de taille intermédiaire internationales, mais aussi strictement nationales, ainsi que d'un grand nombre de petites et moyennes entreprises.

À noter que la France a produit des acteurs de conseil d'une certaine taille, dont mon entreprise, mais aussi des acteurs comme Capgemini, Sopra Steria, hybrides entre le conseil et le numérique, ainsi que d'autres sociétés cotées en bourse, comme Wavestone. Ces sociétés rayonnent à l'international. Dans le top 15 des sociétés de conseil aux États-Unis, il n'existe que deux sociétés qui ne soient pas américaines, toutes deux françaises.

Cette performance se traduit aussi par le fait qu'un certain nombre de Français ont occupé des postes très importants dans des compagnies de conseil. Il y a encore des Français qui occupent des postes clés chez McKinsay ou BCG. La société Accenture a été longtemps pilotée par un président-directeur général français. De même pour Roland Berger, un cabinet d'origine allemande.

Les Français réussissent très bien dans ce panorama du conseil mondial.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez beaucoup parlé de vos activités dans le domaine privé. Ce qui nous intéresse, ce sont vos rapports avec l'État et le processus de décision à l'intérieur de celui-ci.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Votre société, M. Courtecuisse, a en effet mené un certain nombre de projets pour le compte de l'État.

Pourriez-vous nous préciser les prestations que vous fournissez pour celui-ci, leur montant et leur calendrier ? Nous connaissons le projet Portalis, qui prévoit une dématérialisation complète des démarches judiciaires, l'analyse des commentaires web pour cibler les inspections sanitaires des restaurants pour le compte de la direction générale de l'alimentation (DGAL), la détection de faux avis sur Internet pour la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), la mise en place d'un agent vocal conversationnel pour l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), la transformation de la direction des ressources humaines des services du Premier ministre, les missions et les ressources d'une caisse nationale de protection sociale.

Quels sont, pour ces missions, les tarifs moyens et les marges dont votre cabinet a bénéficié ? Plus largement, en tant que président du syndicat professionnel Syntec Conseil, pouvez-vous nous indiquer les tarifs moyens pratiqués par type de prestations ou par catégorie de cabinets ? Quels sont les taux de marge moyens observés dans le conseil au secteur public ? Ceux-ci sont-ils plus ou moins importants que ceux pratiqués pour des prestations comparables dans le secteur privé ?

Une autre question fait écho à vos propos. Vous dites que la France produit des cabinets de conseil qui rayonnent à l'international. Parmi eux, vous avez indiqué que deux sont français. C'est ce que l'on pourrait appeler la french touch ! Pouvez-vous nous donner les noms de ces deux cabinets ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Je distinguerai tout d'abord le marché de mon entreprise.

Sia Partners réalise un chiffre d'affaires global d'environ 360 millions d'euros, dont 55 % en France, le secteur public - administrations centrales, collectivités territoriales et grandes agences - représentant quant à lui environ 7 millions de revenus en base annuelle.

Il existe deux catégories de contrats : d'une part, des marchés directs passés par un certain nombre d'administrations, avec une mise en concurrence directe ; d'autre part, des marchés-cadres, qu'il s'agisse de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) ou d'autres marchés, comme la direction interministérielle du numérique (DINUM), Bercy ou le ministère de l'intérieur.

Vous avez cité des contrats relatifs à différents types de marché, dont celui que nous avons avec la DINUM, qui est à la frontière du management consulting puisqu'il s'agit d'intelligence artificielle.

Mon entreprise a développé une pratique importante en la matière, avec 200 spécialistes de la donnée et ingénieurs en intelligence artificielle.

Nous avons avec la DINUM un contrat-cadre pour lequel nous intervenons pour un certain nombre de prestations touchant à l'intelligence artificielle, comme pour la détection des faux avis concernant les inspections sanitaires ou des constructions illégales sur certains terrains par imagerie satellite. Tout ceci concerne le secteur technologique, que je ne rapprocherai pas forcément du conseil en management tel que vous l'avez défini.

Vous avez également évoqué Portalis, qui est destiné aux justiciables dans le cadre des procédures civiles. Il s'agit d'un contrat direct avec le ministère de la justice, pour lequel nous sommes intervenus en appui au pilotage et à la définition des services de ce portail. Nous réalisons la même chose sur la refonte du permis de conduire pour le ministère de l'intérieur.

Nous avons une multitude de contrats : nous intervenons en France pour le compte de différents donneurs d'ordre traditionnels dans la sphère publique, où certains clients ont un rythme de transformation plus soutenu que d'autres.

Ceci peut aussi varier dans la durée. Le ministère de la justice a par exemple fortement accéléré ses projets de transformation, alors qu'il y en a mené peu ces dernières années. Bercy, le ministre des armées ou celui de l'intérieur ont quant à eux une habitude structurelle de conduite de ses projets.

Nous répondons donc à la fois à des marchés directs et à des marchés-cadres.

Je l'ai dit, cela représente environ 5 % de notre revenu en France. Ceci peut paraître paradoxal car nous sommes, dans notre pays, dans le top 5 des cabinets de conseil. En France, le marché du secteur public est de l'ordre de 10 % en moyenne. Nous sommes donc sous-représentés dans le secteur public, bien que Français d'origine.

Syntec est également adhérent de la fédération européenne des cabinets de conseil, FEACO, un organisme associatif qui regroupe l'ensemble des cabinets de conseil en Europe, y compris au Royaume-Uni. Selon la fédération, le secteur public en Europe représente, en moyenne, environ 14 % de chaque marché, avec une pointe à 22 % pour le Royaume-Uni. La France est donc plutôt en retrait par rapport aux autres marchés en termes de dépenses de conseil.

Le premier segment, en France, est le secteur financier, à hauteur de 30 %. Le secteur industriel a varié depuis ces deux ou trois dernières années en raison de la crise sanitaire mais il se situe à un étiage de 23 à 25 %. En Allemagne, le secteur industriel représente 35 % du marché du conseil. Ceci reflète le tissu économique de chaque pays. En Suisse, le marché de la santé est très important, alors qu'en France, il est pour nous de 3 à 4 % à cause du délitement de l'industrie pharmaceutique dans notre pays, qui se reflète dans nos chiffres.

Sia Partners n'est quasiment pas intervenu sur les projets directement liés à la crise sanitaire, bien qu'énormément de projets en résultent indirectement et bien que nous travaillions avec les laboratoires pharmaceutiques. Nous avons, dans ce domaine, doublé notre chiffre d'affaires durant la période sanitaire.

M. Arnaud Bazin , président . - Mme la rapporteure a évoqué la transformation de la DRH des services du Premier ministre. Selon votre site internet, il s'agit de « repenser l'organisation, les processus et le positionnement vis-à-vis d'entités des services du Premier ministre ».

Quel est votre rôle exact dans ce domaine ? Il n'échappe à personne que cette question est assez sensible.

M. Matthieu Courtecuisse . - Nous avons durant plusieurs années accompagné les services du Premier ministre dans des problèmes de réorganisation liés à des changements de lieu de travail.

Les services du Premier ministre sont, comme vous le savez, à géométrie variable dans le giron ou non du Premier ministre en fonction des moments de la mandature. En tout état de cause, ils rencontrent souvent des problèmes de place. Nous avons beaucoup travaillé sur des éléments liés à l'accessibilité et à la réorganisation des sites, impactés par cette refonte.

Ceci peut toujours servir : nous avons récemment conduit une enquête auprès du service d'information du Gouvernement (SIG), qui constitue l'un des services du Premier ministre, à propos de l'ambiance sociale qui y régnait dans le cadre de la crise sanitaire. Il s'agit d'un marché-cadre qui peut être déclenché par rapport à une problématique.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela répond-il à une insuffisance de disponibilité des services du Premier ministre pour mener cette action eux-mêmes ou à un manque de compétences spécifiques ? Quelle est la motivation de l'appel qui vous est fait ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Dans le cas évoqué, c'est une question d'indépendance : il s'agit en fait de mener un audit. Ceci entre dans une catégorie de services que les prestataires de conseil peuvent être amenés à réaliser sous forme d'enquête, afin d'aboutir à un certain nombre de préconisations. Une expertise indépendante est donc nécessaire.

De façon plus générale, il s'agit aussi d'absorber la masse de travail par rapport aux réalités : aujourd'hui, les corps administratifs ne produisent pas suffisamment de personnes spécialisées en conduite de projets. C'est un problème important dans l'administration de façon générale, et variable selon les administrations. Comme je le disais, certaines sont plus rompues à la gestion managériale que d'autres. Mon rôle n'est pas de distribuer les bons points, mais on sait que, dans le champ des agences, Pôle emploi fait référence en termes de conduite de projet et de transformation.

On sait aussi que, dans les ministères, Bercy ou le ministère des armés bénéficient d'une compétence de longue date en matière de conduite de projets pour en avoir mené beaucoup et avoir pu former un vivier de talents. D'autres ministères n'ont pas la taille critique ou cette culture et sont plus en difficulté pour conduire ces transformations.

Ceci est de notoriété publique : il suffit de regarder les différentes administrations. On peut à la fois apporter un appui, réaliser un transfert de compétences et mener une formation sur le terrain pour certains personnels des administrations.

Par ailleurs, d'autres types de prestations relèvent de l'expertise pure. Un certain nombre de prestations n'ont pas vocation à être internes aux administrations, comme dans certaines entreprises privées. Dans d'autres cas, il faut le temps que l'administration s'adapte pour recruter et former ses personnels, comme dans le domaine de la cybersécurité par exemple.

Si, demain, on estime qu'il faut développer le Métavers dans des services publics, je ne suis pas certain qu'on trouve beaucoup de personnels de la fonction publique formés à la 3D.

Nous pouvons donc réaliser différents mix de services. C'est parfois difficile car, sur une unité d'oeuvre donnée, cela peut être un mélange.

M. Arnaud Bazin , président . - Ces projets informatiques représentent donc la moitié de vos interventions...

M. Matthieu Courtecuisse . - Dans le périmètre de Syntec conseil, nous sommes à environ 15 %. Ce sont plutôt nos confrères du numérique qui se chargent de ces dossiers.

M. Arnaud Bazin , président . - Votre diagnostic serait-il cependant le même que celui que vous venez de présenter concernant le manque de ressources de l'État et la nécessité de combler les lacunes dans l'attente de recrutements ?

M. Matthieu Courtecuisse . - C'est une question d'équilibre. Il est indispensable que des agents soient formés au sein de l'administration afin de piloter les transformations, les prestations de conseil et les prestations informatiques.

Il est donc impératif que des ressources internes à l'administration soient en capacité de le faire mais il faut aussi adapter les processus de recrutement de ces personnes pour qu'elles puissent avoir de vrais parcours de carrière au sein l'administration. C'est là une difficulté.

Dans le secteur privé, beaucoup de grandes entreprises ont essayé de monter des cabinets de conseil internes et ont quasiment toutes échoué. Ce n'est donc pas un problème spécifique à l'administration mais une question d'ADN et de capacités à conduire la carrière des personnes concernées.

Dans les ministères, ce sont souvent les secrétaires généraux qui sont en charge de la transformation. Or ces personnes peuvent connaître des parcours relativement variés et n'ont pas forcément été recrutées à ces postes dans cette optique.

Des ministères ont atteint une taille critique et sont en capacité de piloter ces prestations. D'autres s'appuient davantage sur une logique transverse. C'est pourquoi il était très important que la DITP se mette en place pour pallier ce besoin et commencer à construire une stratégie de ressources humaines à l'intérieur de l'administration pour disposer de compétences internes afin de bien piloter les prestations de conseil.

Une prestation réussie, surtout dans le cas de projets longs, nécessite une approche très duale et très intime entre le consultant et le donneur d'ordre. Il faut des deux côtés des consultants spécialisés dans le domaine public car il existe des codes managériaux spécifiques à l'administration. Il faut aussi que les agents soient rompus à ces méthodes de transformation.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez évoqué votre intervention auprès du secteur privé. Nous faisons bien ici la distinction entre le secteur privé et le secteur public, la différence venant de l'utilisation qui est faite de l'argent public. C'est ce qui nous intéresse.

Je m'adresse à vous en tant que président de syndicat : quels sont les taux de marge moyens que l'on retrouve en matière de conseil aux services publics ? Si vous ne pouvez répondre à cette question dans l'immédiat, vous pouvez le faire par écrit. C'est un point important au regard de l'exposé des motifs de notre commission d'enquête.

M. Matthieu Courtecuisse . - C'est extrêmement simple : selon les contrats, l'écart se situe entre - 30 % et - 70 % par rapport aux prix pratiqués dans le secteur privé. C'est considérable.

Par exemple, dans le marché du conseil de stratégie passé il y a quatre ou cinq ans par le ministère des armées, les taux journaliers moyens concernant les unités d'oeuvre étaient de l'ordre de 600 euros, sur un secteur où le taux moyen constaté est de plus de 2 000 euros. L'écart est extrêmement important.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous rappeler ce qu'est une unité d'oeuvre ?

M. Matthieu Courtecuisse . - La tarification de nos prestations s'établit sur le temps passé. En France, c'est à la journée, dans d'autres pays, c'est à l'heure. Mais une institution achète un « livrable ». Pour simplifier les achats, nous avons donc constitué des référentiels d'unités d'oeuvre.

L'unité d'oeuvre est déterminée par la complexité d'un audit, dont le nombre de jours peut varier. Nous avons bâti à partir de là des unités d'oeuvre, notamment dans les marchés d'accords-cadres, qui viennent régir des prestations génériques. Lorsqu'il s'agit de marchés directs, le client achète un livrable pour lequel nous fixons un prix. C'est quelque peu différent. Ces unités d'oeuvre se traduisent en taux journaliers.

Dans le domaine du conseil en stratégie, en France, le taux moyen tourne autour de 2 000 euros. À ma connaissance, les marchés DITP sont compris entre 1 000 et 1 200 euros, contre 600 euros pour le ministère des armées.

Les écarts sont considérables entre le secteur privé et le secteur public. C'est pourquoi un certain nombre de cabinets de conseil ne traitent pas de marché public.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quel est votre intérêt, dans ce cas, à intervenir pour le secteur public ?

M. Matthieu Courtecuisse . - C'est une bonne question. Nous avons d'abord un intérêt en termes de marque employeur. Les cabinets de conseil, lorsqu'ils travaillent pour le secteur public, ont le sentiment de travailler pour le bien commun.

Cela répond à une demande d'un certain nombre de nos collaborateurs, qui souhaitent montrer que nous ne travaillons pas seulement pour le secteur privé mais aussi pour servir le bien commun et assurer des missions d'intérêt général.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ils pourraient rejoindre l'administration !

M. Matthieu Courtecuisse . - En effet. Vous savez d'ailleurs comme moi que la population qui compose aujourd'hui la DITP est quasiment exclusivement composée d'anciens consultants, qui ont démarré dans le conseil avant d'aller vers la DITP ou vers des fonctions contractuelles dans des ministères.

Ils ont ensuite essayé de faire carrière dans l'administration, mais cela devient dès lors plus compliqué : ils n'ont pas toujours souhaité passer les concours, leurs compétences ne correspondant pas toujours aux critères du secteur public. Pour un expert en cybersécurité ou en intelligence artificielle, il n'est pas évident de trouver la bonne case. Les cabinets de conseil peuvent servir de lien en tant que plateformes de compétences.

Par ailleurs, le différentiel de tarification est bien plus important en France que dans d'autres pays. Au Royaume-Uni, il n'existe pas de différentiel de taux entre le secteur privé et le secteur public. C'est une spécificité française. Non seulement il existe un écart en volume, mais également en valeur.

De façon générale, les cabinets de conseil réalisent sur le marché entre 10 % et 15 % de marges d'exploitation. Pour les cabinets de conseil en direction générale, cela va de 20 % à 30 %.

Lorsque l'impact de taux journalier moyen est inférieur de 30 % à 50 %, les marges réalisées dans le secteur public sont plus faibles, voire presque nulles, comparées au secteur privé.

Mme Nathalie Goulet . - Monsieur, vous avez presque répondu à ma première question : je voulais en effet savoir si vous comptiez parmi vos collaborateurs d'anciens fonctionnaires. C'est important : comme l'ont rappelé M. le président et Mme la rapporteure, travailler pour le service public n'est pas la même chose que travailler pour le secteur privé.

Vous avez parlé de « livrables directement achetables ». Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s'agit ? Est-ce que ces « livrables » entre guillemets font aussi l'objet d'appels d'offres ?

Vous avez enfin qualifié Pôle emploi de « bon élève de la réorganisation ». Je ne suis pas sûre que ce soit l'avis des usagers. Qu'est-ce qui vous le fait penser ?

Enfin, vous avez estimé que la révision générale des politiques publiques (RGPP) était nécessaire : nous n'avons pas forcément tous le même avis sur cette politique.

M. Matthieu Courtecuisse . - S'agissant de la RGPP, je ne parle pas des politiques publiques qui y sont associées. L'un des objectifs de l'ancienne direction générale de la modernisation de l'État (DGME) a été de mettre en place un vivier de talents sachant conduire des projets de transformation.

Je distingue donc la politique publique de réduction des coûts et le fait qu'il faut absolument que l'administration se dote d'un vivier de talents à même de conduire des projets de transformation, sauf à ce que l'on considère que l'État et les administrations ont vocation à être totalement immobiles. Si ce n'est pas le cas, il faut des spécialistes dans l'appareil de l'État en matière de conduite de projets, indépendamment de la nature même des projets, qui sont impulsés par la décision politique.

Je pense simplement qu'il faut des artisans de la transformation. C'est en cela qu'il est impératif qu'une structure interministérielle les héberge. Cela me semble même indispensable. Tous les États au monde, sans exception, ont adopté cette démarche.

Pour ce qui est des livrables, nous sommes sur des prestations dotées d'un cahier des charges précis, qui demande un audit, des éléments de scénario pour conduire une réorganisation, une réponse stratégique en matière de cybersécurité, des indications pour utiliser les données d'un service, etc.

Face à cela, on définit un certain nombre de livrables, qui répondent à une demande précise. En général, la définition de l'architecture du livrable est réalisée par l'acheteur public lui-même, à l'inverse de ce qui se passe sur les marchés de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ou à la DITP, qui constituent des marchés génériques.

Dans les accords-cadres, des cas d'usage sont utilisés pour choisir les consortiums qui vont répondre aux différents besoins. S'agissant de contrats pluriannuels, il est impossible de définir ce qui est demandé au cas par cas. On demande un exercice intellectuel sur ce qui pourrait être réalisé dans un contrat de longue durée.

Les livrables sont en général assez précis : ils correspondent à des missions qui ne sont pas forcément très longues, de quelques dizaines de jours à quelques semaines. L'écart type est très important entre des missions de petite taille et de très longue durée.

J'évoquais, au titre de mon entreprise, la refonte du permis de conduire. Des livrables, il en existe des centaines. C'est extrêmement complexe.

Quant à la présence des fonctionnaires, à ma connaissance, il y a plus d'anciens consultants embauchés par les administrations que d'anciens fonctionnaires présents dans les cabinets de conseil - même si on en compte quelques-uns.

Dans le secteur de la santé, nous comptons effectivement parmi nos effectifs un certain nombre de médecins. Pour des prestations dans le secteur de la défense, il nous arrive d'avoir d'anciens militaires haut gradés dans nos équipes.

Nous avions un contrat-cadre d'accompagnement des généraux en vue de les aider à réfléchir à ce qu'ils pourraient faire après leur carrière militaire. Dans 80 % des cas, ils souhaitent faire du conseil. Cela correspond à un parcours de carrière pour certains hauts fonctionnaires.

Il me semble que cette mixité va dans les deux sens : beaucoup d'anciens consultants sont dans l'administration et c'est la même chose dans le secteur privé. Dans ce dernier, plus d'un client sur deux est un ancien consultant, ce qui est logique.

Une des fonctions de notre marché est de préparer et de mettre à disposition des ressources rompues aux techniques de transformation. Il est donc logique que nos clients, quels qu'ils soient, cherchent à embaucher nos personnels.

Enfin, je me suis tout à l'heure surtout exprimé sur la perception que nous avons de la maturité de l'acte d'achat des administrations ou de certaines agences. Nous sommes toujours plus à l'aise lorsque nous sommes face à des professionnels qui ont une connaissance de notre métier. C'est plus efficace dans la durée. D'un point de vue interne, cela permet un meilleur fonctionnement.

Cela se traduit-il dans le service aux usagers ? C'est une autre question, plus politique. Lors de nos prestations, en particulier dans le cas de projets de longue durée, nous pouvons faire face à plusieurs impulsions politiques car nous pouvons dépasser les mandatures et connaître des réorientations majeures lors des changements de majorité. J'ai tête un certain nombre de projets où cela a été le cas. C'est d'ailleurs normal, l'impulsion politique étant différente.

M. Jérôme Bascher . - Quand le secteur public représente 55 % du PIB, il peut être attractif de réaliser 2 % ou 3% de son chiffre auprès des administrations. En Grande-Bretagne ou ailleurs en Europe, le secteur public est, me semble-t-il, un peu plus modeste.

N'est-ce pas intéressant pour vous « d'occuper » vos consultants dans le secteur public - ce qui n'est d'ailleurs pas scandaleux ? Cela ne vous permet-il pas également d'apprendre d'autres choses pour d'autres clients ? Sans cela, baisser votre taux de marge n'a pas d'intérêt...

M. Matthieu Courtecuisse . - En France, le secteur public représente pour nous un marché de 700 millions d'euros. Cela ne pourra pas correspondre avec les chiffres de la commande publique, le numérique étant partagé entre nous et les acteurs de ce secteur.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous parlez là de votre syndicat ?

M. Matthieu Courtecuisse . - En effet. Nous apprécions ce marché à 700 millions d'euros.

M. Arnaud Bazin , président . - Soyons précis : vous parlez du secteur public de l'État ou de l'ensemble de celui-ci, y compris les collectivités territoriales ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Je parle de l'ensemble du secteur public, y compris les collectivités territoriales. Leur part est toutefois relativement faible par rapport à l'Allemagne ou au Canada, où les collectivités territoriales sont bien plus importantes en termes de consommation de prestations, leurs missions étant plus larges.

Nous avons connu un pic avec la fusion des régions, mais ce sont essentiellement les grandes régions et les grandes municipalités qui consomment du conseil, ainsi que la fonction publique hospitalière, les administrations centrales et les grandes agences comme Pôle emploi.

Le marché britannique représente quant à lui plus de 2 milliards d'euros. L'État britannique est en effet dans une logique d'externalisation. Le poids de PIB n'est donc pas le bon point de mesure par rapport à nos prestations.

M. Arnaud Bazin , président . - A-t-on davantage recours au conseil et à l'externalisation dans le cas d'un État « maigre » ? A contrario , cette tendance est-elle également très forte lorsqu'un État a tendance à l'obésité - pour rester aimable ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Je ne sais si c'est à moi d'en juger.

M. Arnaud Bazin , président . - Ma question porte simplement sur la base des chiffres dont vous disposez au titre de votre groupement.

M. Matthieu Courtecuisse . - En tant que contribuable, je parlerais plus d'État stratège que d'État maigre. Selon moi, l'administration britannique est une administration stratège. Cela n'a rien à voir avec une administration maigre. Il ne faut pas confondre les deux. C'est un avis personnel.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - M. le président voulait parler des services publics...

M. Matthieu Courtecuisse . - C'est ce que je dis : il existe plusieurs « couches » : la couche stratégique et la couche opérationnelle. La stratégie doit toujours être entre les mains de l'administration.

En revanche, plusieurs modèles peuvent exister pour ce qui est de l'exécution. En outre, les modèles fédéraux sont très différents des modèles très centralisés. En Europe, le seul État comparable à la France, c'est le Royaume-Uni. On y trouve, comme en France, un jacobinisme qui n'existe pas vraiment dans les autres pays. La Belgique compte par exemple trois régions et la consommation de l'État fédéral est quasiment nulle. C'est un sujet qui dépend de la construction des États et des administrations.

Votre question porte sur l'externalisation et l'internalisation des compétences par rapport à une mission donnée. J'ai répondu sur ce point à la mission d'information de l'Assemblée nationale, qui porte sur l'externalisation en direction des acteurs privés.

Je n'ai pas d'avis sur ce point. C'est toujours une question d'équilibre et d'ADN. Comment les administrations fonctionnent-elles ? Quelle est leur souplesse de l'organisation ?

Lorsque certains corps administratifs sont très « siloïsés » et qu'un ministère a besoin de transformations alors qu'il ne possède pas les ressources internes qui peuvent exister dans d'autres ministères, la gestion des carrières et la gestion managériale doivent être repensées. Ce n'est pas un problème d'obésité ou de maigreur. C'est une question d'agilité de fonctionnement par rapport à des missions données et à un agenda politique qui peut varier selon les mandatures.

Si, à titre d'exemple, le prochain Gouvernement souhaite faire porter son action sur l'éducation et abandonner l'agriculture, il faudra bien réallouer les ressources au bon endroit. Le problème de fond de l'administration française, ce sont les silos qui font des ministères ont la taille critique quelles que soient les orientations politiques, alors que d'autres sont plus en difficulté.

Les ministères à qui l'on demande de se transformer à grande vitesse, comme celui de la justice, qui connaît un rattrapage majeur, n'ont pas les ressources ad hoc . Il faut donc créer les conditions d'une certaine agilité. Ce n'est pas un problème d'obésité, mais de statut, de gestion et de pensées. Avec le numérique, nous avons de plus en plus vocation à « transversaliser » les choses, à avoir une versatilité, au sens anglais du terme, pour allouer les bonnes ressources au bon endroit et au bon moment.

Si ce n'est pas possible du fait de rigidités internes, les administrations se tournent vers les consultants, faute de pouvoir recourir au meilleur directeur de projet, qui se trouve à Bercy. C'est un problème.

M. Franck Montaugé . - Vous avez parlé de couches stratégiques et de couches opérationnelles. Considérez-vous que la tendance qui s'est développée depuis quinze à vingt ans en matière de new management public, pour laquelle nombre de cabinets que vous représentez ont effectué des prestations auprès des collectivités territoriales, relève des donneurs d'ordre ? Je n'ai pas cette impression. Je pense que cela procède d'un contexte général, où le secteur public se voit appliquer des règles de fonctionnement et des processus d'entreprises.

M. Matthieu Courtecuisse . - C'est un constat que nous partageons également et c'est pourquoi nous sommes en partie obligés de spécialiser nos consultants dans le domaine public. On dit souvent en plaisantant qu'il faut parler langue vivante 1 ou 2 pour comprendre les codes de l'administration...

Vous ne pouvez pas appliquer de façon stricte des méthodes rompues dans d'autres secteurs à un appareil administratif dont le code de valeur et les rigidités structurelles ne sont pas les mêmes.

Il est plus difficile de mobiliser des gains de productivité dans un appareil administratif que dans des organismes privés, qui peuvent redéployer leurs ressources bien plus facilement.

On a donc été obligés de spécialiser des consultants dans le domaine public. Très concrètement, en cas de concurrence dans le cadre d'un marché public, ce qui est le plus valorisé par les donneurs d'ordre, ce sont les références dans le secteur public.

De fait, les acheteurs du secteur public vont d'abord regarder le nombre de références que nous avons dans ce domaine. Ce n'est pas uniquement par rapport à des compétences techniques mais aussi par rapport à une compréhension de la réalité du terrain, afin de pouvoir proposer des solutions adaptées au contexte.

M. Franck Montaugé . - Suivez-vous l'effet ou la traduction des prestations que vous avez vendues aux responsables publics ? Disposez-vous d'un retour d'expérience à ce sujet ?

Dans beaucoup de domaines, je n'ai pas l'impression que le new management public ait été très efficace. On pourrait par exemple citer le cas de l'hôpital, qui est d'actualité.

M. Arnaud Bazin , président . - À ce propos, comment jugez-vous l'évaluation de vos prestations par l'État ? Est-elle du même niveau d'exigence que dans vos partenariats avec le privé ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Je répondrai de plusieurs façons.

Nous avons un devoir de conseil, mais aussi un devoir de réserve. Dans nos livrables, lorsque nous proposons de faire évoluer une organisation, nous soumettons plusieurs scénarios. Le choix du scénario relève du donneur d'ordre public. Nous ne sommes pas responsables de la décision qui est prise.

Notre métier consiste à essayer de « balayer » le spectre, de proposer toutes les solutions possibles, de souligner les avantages et les inconvénients avant que la décision soit prise, celle-ci n'étant pas de notre fait. Juridiquement, nous avons une obligation de moyens, mais non une obligation de résultats.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous pouvez néanmoins chercher à savoir si l'un des scénarios que vous avez conseillé s'est réalisé comme vous l'avez envisagé...

M. Matthieu Courtecuisse . - Je pourrais vous fournir des exemples. J'évoquais la fusion de régions. Nous avons proposé la rationalisation de deux hôtels régionaux mais on nous a expliqué qu'il fallait conserver les deux. Dans ce cas, qui est responsable de la décision ?

M. Arnaud Bazin , président . - Ce n'est pas ma question. Vous intéressez-vous à l'évaluation du résultat attendu ? Cela peut réserver des surprises, car les choses peuvent ne pas se dérouler comme prévu dans votre scénario.

M. Matthieu Courtecuisse . - Nous avons une obligation de moyens. Il existe des dispositifs pour évaluer la conduite d'une mission mais ils portent d'abord sur l'objectif de celle-ci. A-t-on livré dans les délais ? A-t-on pu donner satisfaction par rapport au cahier des charges ? C'est d'abord là-dessus que nous sommes évalués, comme dans le secteur privé, et non sur les conséquences in fine de ce que nous pouvons être amenés à réaliser.

M. Franck Montaugé . - C'est important pour la qualité de vos propositions et leur évolution...

M. Matthieu Courtecuisse . - Il s'agit d'un métier non régulé, à la différence de l'expertise comptable. Nous sommes révocables ad nutum : lorsqu'une mission ne se passe pas bien, nous pouvons être déchargés de celle-ci du jour au lendemain. Celui qui achète notre prestation peut y renoncer à tout moment. C'est important pour la maîtrise de la qualité de la prestation.

Si un client n'est pas satisfait, il peut arrêter la mission en cours et a le choix de ne pas faire à nouveau appel à nous. C'est une filière hautement compétitive. Notre évaluation est quotidienne : il existe environ 200 cabinets structurés en France et la concurrence est donc extrêmement importante. L'effet de réputation est majeur pour une marque. Aucun client n'est obligé de travailler avec nous. Notre évaluation est permanente.

Quand vous remportez une commande publique, les clients cherchent à savoir comment les choses se sont passées dans vos précédents marchés. Le système le permet : avec les centrales d'achats, il est assez facile de se mettre en relation avec celui qui a déjà bénéficié d'une prestation. Nous sommes dans une filière hautement compétitive.

Toutefois, quelques règles de marchés publics qui dépendent de certaines centrales d'achats peuvent avoir un aspect limitatif en matière de concurrence.

La régularité et la réactivité sont nécessaires et les règles contractuelles permettent de tester les consortiums dans la durée. Il faut une certaine stabilité car les cabinets investissent sur les compétences par rapport à des environnements donnés. Si, au bout d'un an ou deux, le cabinet ne donne pas satisfaction, il est remercié.

M. Patrice Joly . - Certaines de vos prestations ne sont pas uniquement techniques.

Quelles sont les règles ou les procédures d'ordre déontologique que vous avez mises en place pour identifier le niveau à partir duquel vous devez faire effectuer des choix à votre donneur d'ordre ?

Lorsque des choix sont à opérer, avez-vous trouvé auprès des services de l'État des interlocuteurs ayant la compétence suffisante pour arrêter des choix de nature politique ?

J'entends que mon propos apparaît quelque peu général mais vous êtes forcément confrontés à des choix de nature politique dans les réponses que vous apportez à certaines problématiques. Personne n'est neutre - pas même dans le domaine de la physique, en matière d'observation par exemple. C'est a fortiori le cas des questions sociales, sociétales ou d'organisation administrative.

Enfin, s'agissant de la régulation du marché, l'expérience des dernières années a démontré que celui-ci ne permet pas de suffisamment encadrer les prestataires. Je ne reviendrai pas sur le scandale Enron aux États-Unis mais il existe d'autres cas dans ce domaine.

Nous avons deux solutions par rapport aux professions, soit la réglementation afin de les encadrer, soit recourir au marché - mais celui-ci n'apporte pas de meilleure réponse que la réglementation.

M. Matthieu Courtecuisse . - Vous évoquez le marché très régulé de l'expertise comptable : lorsqu'on a un commissaire aux comptes, on l'a pour six ans et on n'a aucun moyen de s'en défaire. En revanche, vous pouvez vous défaire d'un consultant du jour au lendemain. Cela n'a strictement rien à voir !

Vous citez le scandale Enron : il s'agit d'un scandale qui touche un cabinet d'audit. Je vous mets au défi de me citer un scandale de cette nature concernant un cabinet de conseil. Je pense que la mécanique de marché est nettement supérieure à la logique régulatoire.

Avons-nous une influence par rapport à l'objectif politique qui serait associé à une prestation ? Je suis désolé de vous dire que, lorsque nous recevons un cahier des charges, l'objectif politique y est déjà consigné.

Je ne pense pas me tromper en disant que l'un des objets de la discussion d'aujourd'hui porte sur la politique vaccinale. Je ne crois pas que les consultants qui ont travaillé sur sa mise en oeuvre aient défini le périmètre de la population à vacciner. Les objectifs politiques qui ont été assignés ne viennent pas des consultants.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - C'est précisément une de nos questions !

M. Matthieu Courtecuisse . - Ma société n'a malheureusement pas bénéficié de ce type de marchés, car nous avons travaillé pour les laboratoires pharmaceutiques. Cependant, qui peut imaginer, s'agissant par exemple de l'éducation nationale, que ce sont les consultants qui vont décider de réaliser une réforme du collège ?

Les objectifs politiques sont la propriété de la sphère politique. Ce sont les administrations elles-mêmes qui sont en charge de les exécuter. On a déjà connu des changements de pied relativement importants à propos de certains sujets.

Vous citiez le projet Portalis, qui portait initialement sur une refonte de l'interaction avec les justiciables dans le cadre des procédures civiles. Ce sujet a perdu sa priorité, au bénéfice des procédures pénales. Pensez-vous qu'on ait à un seul moment pu influencer les décisions en la matière ? En aucun cas !

M. Mickaël Vallet . - Vous avez dit en introduction que le métier de conseil avait un poids normatif. Vous avez également précisé qu'un certain nombre de Français avaient occupé des postes importants dans le conseil mondial. Enfin, vous venez d'évoquer le fait que ce n'est pas celui qui exerce l'activité de conseil qui fixe les objectifs politiques.

Nous ne lisons pas la même chose de la part de certains analystes, notamment à propos des questions hospitalières. Lorsqu'un conseil est sollicité au sujet de questions de réorganisation, certains choix reçoivent une traduction qui peut être politique.

La norme vient d'un contexte culturel, d'une vision du monde. Cela implique des choix de société. Existe-t-il un aspect normatif propre aux sociétés de conseil qui agissent en France ou en Europe et qui sont dirigées par des Français, ou ceci correspond-il à des normes plus larges ? Qui les établit ? Dans quel contexte culturel ?

Mme Christine Lavarde . - Il me semble que la convention collective Syntec est particulièrement intéressante pour les salariés. Or vous nous avez dit qu'un certain nombre de consultants partent vers le secteur public. Comment le transfert se déroule-t-il en termes de rémunération ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Les postes de consultants dans le secteur public sont souvent des emplois de contractuels et entraînent un choix de réduction de rémunération ou, en tout cas, d'absence de dynamique salariale.

J'ai évoqué l'influence normative : je positionne les métiers du conseil dans le soft power . Nous ne sommes pas dans des règles dures, comme en comptabilité, mais dans des éléments qui permettent de définir des normes managériales. Celles-ci sont généralement coétablies entre des cabinets de conseil et les universités, notamment les grandes écoles de commerce.

En France, nous avons la chance d'avoir de grandes écoles de réputation mondiale qui disposent de laboratoires de recherche, le métier du management faisant l'objet de recherches académiques. Je ne connais pas précisément le poids des publications issues du corps de l'enseignement supérieur français par rapport à ce qui se fait de façon globale, mais ce n'est pas négligeable. Les classements des grandes écoles de commerce en Europe situent nos trois ou quatre grandes écoles de commerce dans le top du classement. Cela fait ainsi des années que le Financial Times classe HEC numéro un en Europe. Or un des critères du classement repose sur les recherches académiques, notamment en matière managériale.

Ceci pose également la question de la souveraineté : quelle est la nationalité d'un cabinet de conseil ou d'une école ? Ces écoles font aujourd'hui appel à des professeurs qui ne sont pas tous Français. Ce n'est pas parce que HEC est basée à Jouy-en-Josas que l'ensemble du corps professoral est français !

À l'inverse, de grands professeurs français sont au Massachussetts University of Technology (MIT) ou à Princeton. Il s'agit d'un marché mondial. Il est très difficile d'affecter une nationalité aux cabinets de conseil d'envergure mondiale. Nous faisons partie d'un des vecteurs de l'économie globale. Je ne peux le dire autrement.

Les normes établies correspondent souvent à la vision des grandes entreprises ou d'entreprises en croissance très rapide. Aux États-Unis, le monde de la tech , il y a cinq ou dix ans, ne recourait quasiment pas au consulting . Aujourd'hui, il est devenu le secteur le plus dynamique en matière de consommation de services de conseil.

J'aurais donc du mal à définir une nationalité. Le monde occidental a néanmoins une puissance normative en termes d'édiction des nouveaux modes de travail. Ce sont les pays les plus avancés en termes d'adoption du télétravail qui sont en train de définir les normes managériales qui y sont associées, particulièrement les États-Unis, où le poids du télétravail est nettement supérieur à celui qui existe en France.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je voudrais revenir sur la question de la santé. Vous indiquez sur votre site internet que vous êtes intervenus auprès d'un industriel, en partenariat avec une ARS et des maisons de santé pour lancer une expérimentation de coordination des soins.

Pouvez-vous décrire précisément cette prestation et dire quelles procédures ont été mises en oeuvre pour éviter les conflits d'intérêts entre l'industriel, l'ARS et les maisons de santé ?

Enfin, avez-vous connu des échecs ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Je me permettrai de répondre à votre première question par écrit, n'ayant pas en tête le détail de cette mission, qui me semble assez ancienne.

Enregistre-on des échecs dans la réalisation de nos missions ? Je pense qu'on en compte très peu. Nous sommes très impliqués dans certaines missions. Je l'ai dit, nous avons travaillé pour un laboratoire pharmaceutique concernant notamment des vaccins contre le covid-19. Nous sommes très heureux d'oeuvrer pour un laboratoire qui a trouvé la bonne molécule en vue de retrouver une forme de liberté. Cela nous procure beaucoup de satisfactions.

Les échecs doivent être évalués à deux niveaux, et en premier lieu par rapport à la réalisation de la mission. Selon notre contrôle qualité, notre taux d'échec est extrêmement faible. C'est d'ailleurs globalement le cas du marché du conseil. Le taux de fidélisation de nos clients, tous cabinets confondus, est extrêmement élevé.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Si je puis me permettre, ce n'est pas ce que dit la Cour des comptes !

M. Matthieu Courtecuisse . - On ne peut malheureusement pas évaluer le travail de la Cour des comptes !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'est pas faux !

M. Matthieu Courtecuisse . - Il existe par ailleurs, dans le secteur public - et c'est très bien ainsi -, un principe de renouvellement régulier des prestataires pour éviter tout soupçon de collusion. Ce renouvellement est intrinsèque au secteur considéré et à la nature de la commande.

Dans le secteur privé, les changements sont assez rares.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous, comme certains cabinets, fourni des prestations gratuites pour l'administration ? Peuvent-elles dans ce cas être suivies par des prestations à titre onéreux ?

Par ailleurs, vous assurez la confidentialité des données qui vous sont confiées par vos clients et vendez en même temps une plus-value basée sur des expériences antérieures, des comparaisons avec d'autres modes d'organisation dont les résultats se traduisent en termes de données. Quelle appréciation portez-vous sur ce paradoxe ?

M. Matthieu Courtecuisse . - Sia Partners ne pratique pas le pro bono . Nous avons, en 2021, sur la base d'une lettre de mission de la ministre de l'industrie, mené une réflexion sur les infrastructures de recharge des véhicules électriques pour savoir où positionner les bornes. Nous avons pour ce faire développé un modèle mathématique, mais cela s'arrête là. C'est la seule chose qu'on ait faite en dix ans.

Une logique de mécénat de compétences, comme celle qui existe dans certaines institutions parapubliques, nous intéresserait beaucoup plus. « Périmètrer » ces relations serait plus simple pour nous. J'ai par exemple en tête ce que l'on peut faire pour les musées, etc.

Des contreparties peuvent en effet être apportées dans ce domaine : cela permet par exemple un accès plus facile aux collections. Il est plus aisé d'obtenir des contreparties d'institutions de ce type dans le cadre du mécénat de compétences que de l'administration.

Nous sommes donc, si nécessaire, candidats à une logique de convention de mécénat de compétences.

S'agissant du benchmark , il nous faut un certain nombre d'expériences dans un domaine donné pour pouvoir anonymiser les données que nous utilisons. On détecte des tendances de marché, des tendances organisationnelles, etc., sur la base d'un certain nombre de références connues. Il faut pouvoir les anonymiser. Nous ne fournissons pas d'éléments de référence, sauf autorisation expresse de nos clients.

Ce qui est important, c'est le nombre. C'est pourquoi il existe une barrière à l'entrée de notre profession : il faut avoir réalisé beaucoup de missions dans un domaine donné pour pouvoir anonymiser les résultats.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie.

Nous attirons encore une fois votre attention sur notre attente, pour le 17 janvier, d'éléments écrits liés aux questionnaires que vous avez reçus, qui permettront d'approfondir nos échanges.

Audition de Mme Claire Landais,
Secrétaire générale du Gouvernement

(Mercredi 5 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Claire Landais, Secrétaire générale du Gouvernement depuis juillet 2020.

Notre commission d'enquête a entrepris de cartographier l'action des cabinets de conseil dans la sphère publique, travail qui se révèle particulièrement complexe, tant les intervenants et les instances impliqués sont nombreux.

Madame la Secrétaire générale, nous souhaitions vous entendre afin de déterminer comment sont pilotées, à l'échelon du Gouvernement, les prestations de conseil dans leurs différentes phases, de la sélection du prestataire à l'évaluation, en passant par les contrôles de déontologie.

Nous sommes particulièrement attentifs au rôle du Secrétariat général du Gouvernement (SGG) dans la coordination des différents ministères et dans son rôle d'expertise juridique de l'exécutif. L'intervention de cabinets de conseil en 2018 pour rédiger l'étude d'impact du projet de loi d'orientation des mobilités (LOM) a suscité beaucoup de réserves, sur lesquelles nous souhaiterions vous entendre.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Madame la Secrétaire générale, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Landais prête serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Madame la rapporteure, puis de nos collègues.

Mme Claire Landais, secrétaire générale du Gouvernement . - Je reviendrai si vous me le permettez sur le rôle du SGG pour vous dire d'où je parle, avec quel degré d'information, et vous livrer quelques réflexions d'ordre général.

Je répondrai volontiers à toutes les questions sur lesquelles je pourrai vous apporter des éléments de réponse. Au besoin, je compléterai par écrit.

Le SGG emploie 110 personnes de catégories différentes : des juristes de catégorie A+ mais aussi des catégories B et C pour la confection du Journal officiel .

Le SGG remplit cinq missions principales.

La première concerne le secrétariat du Conseil des ministres avec la préparation de l'ordre du jour et des convocations, l'organisation matérielle, la préparation des dossiers et le compte rendu. J'assiste au Conseil des ministres en prenant des notes avant de les retranscrire sous forme de procès-verbal. C'est la mission qui me relie le plus à l'Élysée.

Autre mission importante : le SGG est la « tour de contrôle » de la production normative de l'État. Tous les textes passent au SGG avant publication au Journal officiel . Beaucoup de textes, dans leur vie antérieure, sont passés par le SGG, très en amont, comme les projets de loi, puisque les réunions interministérielles (RIM) permettent d'en élaborer le contenu.

Le SGG entretient aussi des relations avec les assemblées parlementaires et dépose les textes sur leur Bureau ou demande des auditions dans le cadre des nominations au titre de l'article 13 de la Constitution.

Pour les projets de décret en Conseil d'État et les projets de loi, nous intervenons pour savoir quel texte choisir entre la version du Conseil d'État et la version initiale du Gouvernement.

Notre rôle est aussi un rôle de simplification. La Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) joue un rôle de simplification du stock de règles, évidemment en lien avec les ministères eux-mêmes. Pour sa part, le SGG veille à ce que la production normative conserve une volumétrie maîtrisable.

Les autres missions du SGG concernent l'organisation matérielle des réunions ou des comités interministériels auxquels participent les ministres eux-mêmes, la rédaction des comptes rendus qu'on appelle les « bleus », le conseil juridique du Gouvernement et du Président de la République. Les questions peuvent concerner des sujets très délicats juridiquement. Nous ne faisons que du droit mais certaines questions, lorsqu'elles ont une sensibilité particulière, peuvent nous être soumises.

Enfin, la dernière grande mission du SGG consiste en la défense des lois devant le Conseil constitutionnel, soit en contrôle a priori , avant la promulgation, soit en produisant des mémoires quand des QPC sont soulevées et atteignent le Conseil constitutionnel. Nous défendons également les décrets devant le Conseil d'État.

Les prérogatives du SGG ont évolué dans le temps. Au-delà du droit, on peut considérer qu'il existe deux pôles : à certaines époques, des directions interministérielles dont les champs dépassaient la stricte dimension juridique étaient rattachées au SGG. À l'inverse, il existe aussi une vision d'un SGG très juridique et normatif.

Aujourd'hui, nous sommes plutôt proches de ce second pôle, ce qui n'empêche pas que l'ADN du SGG repose sur la coordination et l'animation interministérielle, le Secrétariat général étant proche du Premier ministre et de l'Élysée.

C'est un poste privilégié de l'action publique, ce qui permet d'entretenir des liens au sein des services du Premier ministre, mais aussi avec les autres entités, comme le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), la Direction de l'information légale et administrative (DILA), qui confectionne matériellement le Journal officiel une fois que nous avons réalisé le travail éditorial, la Direction des services administratifs et financiers (DSAF), que dirige Serge Duval, qui se trouve à mes côtés. Il passe beaucoup de marchés publics au nom des différentes entités composant les services du Premier ministre et le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), même si ce dernier est soutenu par le Secrétariat général de Bercy.

Je cite également ici la Délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE), qui vient d'être créée. J'y reviendrai car je pense que vos travaux présentent un lien avec la réforme de la haute fonction publique.

Le SGG est évidemment connecté aux directions à vocation interministérielle, même s'il ne s'agit pas d'un rattachement hiérarchique, comme la DITP, la Direction du budget (DB), la Direction générale des finances publiques (DGFiP), la Direction des achats de l'État (DAE) et la Direction interministérielle du numérique (DINUM), dont je rencontre les dirigeants très régulièrement.

Enfin, j'anime un comité des secrétaires généraux tous les mois. Il s'agit d'une instance de dialogue et de partage portant sur des sujets d'intérêt commun.

En tant qu'autorité hiérarchique, ma « boutique » est très petite. Le recours à des prestations de conseil n'existe pas au SGG.

En revanche, ce positionnement central me donne une vision pour répondre à des questions plus larges. Je sais que vous avez déjà mené certaines auditions et que vous en aurez d'autres qui vous apporteront des réponses plus précises, mais je peux vous apporter, sur certains sujets, une impression générale du point de vue des services du Premier ministre.

Je pense sincèrement légitime que vous vous posiez des questions au sujet des prestations de conseil liées à la crise sanitaire, à propos de missions touchant à notre « coeur de métier » et proches de la politique publique. C'est le rôle de contrôle du Parlement et, en l'espèce, du Sénat. Une commission d'enquête est un aiguillon précieux pour l'administration elle-même afin qu'elle puisse constater la hausse du recours à ces prestations et, au-delà, réfléchir à ce qui fonctionne bien et ce sur quoi il faut faire porter les efforts.

En revanche, je pense que reprocher aux administrations d'avoir fait appel aux cabinets de conseil dans cette période serait un mauvais procès...

M. Arnaud Bazin , président . - Madame la rapporteure n'a pas encore pu le dire mais, dans l'esprit du groupe Communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE), qui a demandé cette commission d'enquête, il ne s'agit pas de faire le procès de l'administration ni des cabinets de conseil.

Il s'agit de comprendre comment cela se passe et de savoir si l'ensemble des règles relatives à la déontologie et aux marchés publics ont bien été respectées. Ce sont ces questions que nous nous posons. Nous ne faisons le procès de personne !

Mme Claire Landais . - Je ne dis pas que c'est un procès que vous voulez intenter à l'administration mais une polémique médiatique assez importante a eu lieu sur ce sujet.

Je trouve rassurant d'être accompagné et de bénéficier de ressources extérieures. Peut-être a-t-on d'ailleurs un peu tardé sur certains sujets. L'administration ne peut intégrer en permanence suffisamment de ressources pour faire face à une crise de cette ampleur.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - On a recouru aux cabinets de conseil avant la crise. Cela ne date pas d'aujourd'hui !

Mme Claire Landais . - C'est certain. Le recours aux cabinets de conseil, dans un pic d'activités résultant en l'espèce d'une crise majeure, est un des cas de figure dans lesquels il est utile, légitime et ne doit pas être discuté dans son principe - ce qui ne veut pas dire qu'il ne doit pas l'être dans ses modalités.

Il existe deux autres cas de figure dans lesquelles il peut être précieux et légitime de recourir aux cabinets de conseil.

En premier lieu, c'est le cas lorsque certaines compétences internes manquent dans l'administration. Dans le champ informatique et numérique, il est évident que le recours aux cabinets de conseil est lié à des manques internes, qui sont comblés par des compétences extérieures pointues.

Reste à savoir comment nous pouvons essayer de combler potentiellement ces manques. C'est un jeu subtil et nous n'arriverons pas à tout internaliser.

En second lieu, il me semble légitime de disposer d'un regard extérieur, enrichi par l'expérience et la variété de situations, que peuvent porter les consultants, soit dans le secteur privé - non pas pour dupliquer les solutions de façon équivalente, mais parce qu'il s'agit de bonnes sources d'inspiration -, soit grâce au parangonnage international que savent pratiquer ces cabinets pour enrichir la réflexion.

Il existe des cas de figure dans lesquels le recours aux cabinets de conseil est très légitime. Cela ne nous dédouane évidemment pas, sous votre légitime aiguillon, de réfléchir à la question de savoir si l'on recourt à bon escient aux cabinets de conseil, avec les bonnes modalités, et si celles-ci sont optimales. Nous retrouvons là des sujets de déontologie, de conflits d'intérêts, mais également des questions liées à notre capacité à négocier correctement les prix et à évaluer la prestation.

Il nous faut également, à bon escient, savoir quelles sont nos ressources internes, comment les enrichir et comment trouver, en mutualisant les choses et en internalisant des capacités de conseil, une capacité à agir nous-mêmes, en sachant éventuellement juger du coût respectif des deux solutions.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Comme l'a dit Monsieur le président, ce qui nous intéresse, ce n'est pas d'intenter un procès à qui que ce soit, mais de comprendre pourquoi nous utilisons autant d'argent public dans les cabinets de conseil alors que notre pays dispose, sur bien des sujets, d'une administration qui est capable de répondre à ces questions.

Prenons l'exemple du projet de loi LOM : pourquoi a-t-il été nécessaire de recourir à un cabinet privé pour rédiger l'exposé des motifs et l'étude d'impact ? Le Conseil d'État a d'ailleurs relevé plusieurs incohérences dans ces textes...

Nous avons précédemment auditionné le cabinet Sia Partners, qui aurait été missionné pour la transformation de la DRH des services du Premier ministre afin de repenser l'organisation de ces services et les processus mis en oeuvre.

Avez-vous été sollicitée ou informée de cette prestation ? Si c'est le cas, comment cette prestation s'est-elle déroulée et quelles ont été les conséquences sur le Secrétariat général du Gouvernement ?

J'ai parlé du projet de loi LOM. Je pourrais aussi parler du ministère de la transition écologique, qui a décidé de publier une contre-étude d'impact réalisée par la multinationale de conseil Boston Consulting Group (BCG) et portant sur l'ensemble des mesures prises en matière de lutte contre dérèglement climatique depuis le début du quinquennat.

Pensez-vous acceptable que le ministère de la transition écologique court-circuite des institutions qualifiées et compétentes mises en place pour évaluer l'action gouvernementale ? Le Haut Conseil pour le climat créé par le Président de la République ne pouvait-il réaliser une telle prestation ?

Nous avions déjà les appréciations du Haut Conseil pour le climat, du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et du Conseil national de la transition écologique... Était-il opportun, alors que tous ces avis avaient été formulés, d'avoir recours à un cabinet de conseil ?

Nous ne faisons de procès à personne. Je dis souvent que je ne suis pas prête à licencier les milliers de personnes qui travaillent dans des cabinets de conseil. Ce n'est pas mon sujet. Mon sujet, c'est celui de l'utilisation de l'argent public et la souveraineté de notre pays.

Mme Claire Landais . - Pourquoi recourt-on à des cabinets de conseil ? J'ai essayé d'esquisser les cas de figure dans lesquels cela me semble légitime. Je pense que ce recours constitue un bon baromètre des forces et des faiblesses de l'administration.

Je crois honnêtement que l'administration est bien armée dans le champ de l'expertise juridique. Elle sait faire des textes. On nous reproche parfois d'en faire trop ! Je ne suis d'ailleurs pas sûre que produire trop de textes soit un réflexe de juriste, mais l'administration produit du texte quoi qu'il en soit.

Je vous rejoins pour considérer qu'il n'y a pas tellement de raisons d'avoir besoin de conseil juridique. Il existe bien sûr des exceptions : l'agent judiciaire de l'État fait appel à des avocats pour défendre l'État devant les juridictions judiciaires. C'est spécifique, mais je dois dire que je n'ai jamais fait appel à une prestation extérieure dans mes différentes affectations en tant que juriste.

Vous citez un cas de figure qui semble être une exception à ce principe, un cabinet de conseil ayant en effet participé à la rédaction d'une étude d'impact. C'était en 2018 et je ne contrôle pas le recours à des cabinets de conseil. Je ne sais ce qu'il en est de l'exposé des motifs.

Il me semble qu'une étude d'impact, compte tenu des rubriques qui doivent être renseignées, notamment la capacité à montrer les alternatives possibles au choix qui a été fait et à en évaluer les conséquences économiques, sociales, juridiques, fait qu'il n'est pas aberrant que la réflexion soit en partie externalisée. Ce n'est pas totalement de la production normative mais une réflexion destinée à savoir si nous avions besoin de la loi ou s'il existait une autre solution.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous entrons là dans le champ politique...

Mme Claire Landais . - C'est une autre des questions que vous vous posez. Les choix politiques sont-ils ou non préemptés par les travaux des consultants ? Selon mon expérience personnelle, j'ai du mal à le croire.

Il est certain qu'on peut s'habituer, de façon un peu insidieuse, à être alimenté par des cabinets qui n'adaptent pas toujours suffisamment leur production. Il est intéressant d'avoir un regard extérieur, pour peu qu'il ne soit pas toujours le même et n'aborde par tous les sujets de la même façon. C'est une question de diversité des prestataires. Il ne faut pas que solliciter les cabinets les plus importants, mais aussi les petits.

Toute autre est la question de savoir si, dans le champ de la production normative, nous ferions trop appel à des cabinets de conseil. Je crois honnêtement que ce n'est pas le cas.

M. Arnaud Bazin , président . - De façon concrète, faut-il en conclure que le Secrétariat général du Gouvernement n'a pas été consulté lorsque le ministère a confié cette étude d'impact à un cabinet privé ?

Mme Claire Landais . - Je n'étais pas là, mais il n'y a aucune raison.

Le Secrétariat général du Gouvernement assemble l'étude d'impact avant de l'envoyer au Conseil d'État, puis suit son évolution avant le dépôt au Parlement.

M. Arnaud Bazin , président . - La réponse est claire.

Il apparaît depuis le début de ces auditions - je pense que Madame la rapporteure partage cet avis - qu'il existe un recours important, en termes de dépenses publiques, à des cabinets de conseil privés pour le compte de l'administration de notre pays.

Cela représente un volume de 600 ou 700 millions d'euros - c'est un ordre de grandeur - mais tout ceci est totalement éclaté, soit à travers plusieurs accords-cadres, soit par des marchés passés directement par les administrations ou à travers des centrales d'achat.

Nous sommes surpris de constater qu'il n'existe pas de vision centralisée de cette activité particulière, ce qui pose un certain nombre de questions sur lesquelles je ne reviens pas, qui sont à notre sens stratégique pour les décisions de l'État.

On aurait pu penser qu'il existait, au niveau central du Gouvernement, une « tour de contrôle ». Vous venez de nous expliquer que vous ne jouez pas ce rôle et que cela ne se raccroche à aucune des grandes missions que vous nous avez citées.

Je repose donc la question de façon encore plus précise : nous confirmez-vous qu'il n'existe pas de centralisation de l'appréhension du recours aux cabinets de conseil privés dans la détermination des politiques de l'État ?

Mme Claire Landais . - Si la question est de savoir s'il existe une « tour de contrôle » de la volumétrie, la Direction du budget, grâce à l'outil Chorus, a été ou sera en capacité de vous livrer des chiffres. En revanche, il n'existe pas d'administration chargée de contrôler cette volumétrie et de savoir si les choses sont faites à bon escient ou non.

Certaines administrations, sous la houlette de la Direction des achats de l'État, délèguent à d'autres la responsabilité de suivre et d'animer des collectivités d'acheteurs, éventuellement en élaborant des stratégies d'achat.

Je ne dis pas qu'il existe aujourd'hui une doctrine du bon recours aux cabinets de conseil. Je pense personnellement que ce serait difficile à faire. Je ne crois pas que les règles seraient faciles à poser.

Il existe - c'est une certitude - des marges de progrès dans la transparence interministérielle, la capacité d'une administration à y voir plus clair sur les recours aux cabinets de conseil et le partage entre pairs, afin d'aider à comprendre s'il existe d'autres effets, si les livrables ne peuvent pas être réutilisés ou si l'on trouve ailleurs des capacités de mutualisation.

La DINUM est chef de file en matière informatique, même si elle ne passe pas les accords-cadres, puisque c'est la DAE qui s'en charge. Elle a toutefois un rôle de régulation interministérielle dans le champ numérique. La DITP est concernée par le champ qui vous intéresse plus particulièrement s'agissant des conseils en stratégie et en organisation, dans le cadre d'un marché interministériel.

Monsieur Thierry Lambert a dû vous dire qu'il n'a pas aujourd'hui le pouvoir d'autoriser ou de refuser le recours par les ministères à ce marché, mais c'est déjà un outil interministériel. Il a dû également vous dire qu'une réflexion est en cours pour doter la DITP d'une vision plus fine du recours aux cabinets de conseil par les différents ministères, voire pour donner un avis dès lors que certains seuils seraient atteints.

M. Arnaud Bazin , président . - Il est apparu qu'il n'existait aucun dispositif pour faciliter l'utilisation des livrables des cabinets de conseil par d'autres administrations. Il y a des questions stratégiques que l'État pourrait me semble-t-il se poser pour optimiser l'efficacité de son action.

Mme Claire Landais . - Cela n'existe pas aujourd'hui. Je ne suis pas en train de vous dire que nous sommes tous dans nos « silos » interministériels et qu'on ne se parle pas. On se parle ! Je réunis mensuellement un comité des secrétaires généraux, qui se parlent par ailleurs tous les vendredis au cours d'une réunion très informelle. Ils abordent beaucoup de points, même si les choses sont peu institutionnalisées.

C'est évidemment une piste à creuser. Probablement y a-t-il des choses à faire, de l'information à exploiter et des bonnes pratiques à partager. Je pense néanmoins que la réutilisation des livrables qui s'appliquent à certains marchés n'est pas évidente dans d'autres champs. Cela ne fonctionnera pas à tous les coups. Ce sont souvent des prestations très circonstancielles, liées à des situations particulières.

Je pense que le regard des pairs, plutôt qu'une doctrine très théorique, et le fait de se parler et d'institutionnaliser ce dialogue feront partie des pistes que nous retiendrons à l'issue de la réflexion que vous avez fait émerger dans nos rangs.

M. Mickaël Vallet . - Les mots posent un cadre et, en l'occurrence, un cadre politique quand il s'agit de l'exposé des motifs d'une loi.

On peut comprendre qu'un certain nombre de personnes, dans l'administration mais aussi parmi les politiques, ont pu être choquées en apprenant que l'exposé des motifs de du projet de loi LOM avait été rédigé par un cabinet privé ou avec son concours.

C'est d'autant plus étonnant que la responsabilité de la rédaction de l'exposé des motifs devait échoir à une ministre qui connaît l'administration, qui a été préfète de région, directrice de cabinet du ministre de l'écologie et qui connaît bien le secteur privé pour y avoir exercé des fonctions, notamment dans le domaine des transports. Cet étonnement me semble donc légitime.

Je peux comprendre - et cela nous éclaire beaucoup - qu'il n'existe aucune « tour de contrôle » chargée d'observer où se situe le manque de ressources des administrations. Si une entreprise privée ou une collectivité territoriale fait appel à l'extérieur, c'est parce qu'il n'existe pas de ressources internes. Au contraire, on ne fait pas appel à l'extérieur lorsqu'on dispose des ressources internes. Fort heureusement, l'administration est extrêmement bien pourvue en matière de compétences juridiques.

En dépit de l'absence de « tour de contrôle », pouvez-vous nous dire aujourd'hui si un ministre peut, en l'état actuel des choses, faire appel à un cabinet de conseil pour la rédaction de l'exposé des motifs d'une loi, voire pour la rédaction d'un projet de loi ?

Le projet de loi LOM a-t-il permis de faire retentir une sonnette d'alarme ? A-t-on compris de manière générale, dans la culture gouvernementale, qu'agir ainsi n'est pas anodin ? Un ministre s'y aventurerait-il, sauf à être couvert ?

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous connaissance d'autres interventions de cabinets de conseil dans la rédaction d'études d'impact ?

Mme Claire Landais . - Non, je n'en ai pas connaissance. Je ne me suis pas plongée dans ce précédent, qui est à mon sens unique, ce qui démontre bien que ce n'est pas habituel chez nous. J'ai entendu parler de ce travail du cabinet extérieur comme d'une étude portant sur l'étude d'impact et non sur l'exposé des motifs.

Je répète que l'étude d'impact représente autre chose que la production d'un texte normatif. Il s'agit d'une réflexion sur des impacts sociaux ou économiques. C'est une appréciation qui peut relever de techniques qui ne sont pas toutes internalisées, alors que l'exposé des motifs - et j'en ai vu passer un certain nombre depuis que je suis au SGG - est un objet politique. Il est relu avant de partir au Conseil d'État. Si quelqu'un était intervenu pour proposer l'une des « briques » de l'exposé des motifs - même si personne n'a eu ce réflexe -, cela aurait été retravaillé.

Je n'ai jamais pensé qu'une décision politique était entièrement influencée par le livrable d'un cabinet de conseil. Je sens au contraire que la « patte » politique est majeure dans un exposé des motifs. D'ailleurs, autant le SGG est le gardien du temple en matière d'exposé des motifs et veille à ce que chacun des articles soit bien décrit, autant nous n'avons pas la main sur la rédaction. C'est précisément le politique qui a la main, alors qu'il arrive souvent, sur la rédaction de la loi elle-même, que le SGG propose une nouvelle rédaction pour passer la rampe constitutionnelle.

Je peux comprendre l'émoi que cet évènement a pu susciter mais il reste exceptionnel. Je ne suis pas sûre que cela n'ait pas porté sur des parties d'étude d'impact. Un apport extérieur ne me choque pas. Dans le champ du droit et de la production normative, nous ne courrons vraiment pas le risque que des cabinets extérieurs prennent la main.

M. Jérôme Bascher . - Il existe plusieurs types de cabinets de conseil : conseil en informatique, conseil en stratégie, etc. Nous n'avons pas abordé le sujet des cabinets de conseil en communication.

Le service d'information du Gouvernement (SIG) a la possibilité de recruter des conseils en communication, qui peuvent avoir un véritable impact sur les politiques gouvernementales. Je ne sais pas qui a conseillé de faire flotter un drapeau européen sous l'Arc de triomphe, ni si un cabinet de conseil a été mandaté pour cela, mais estimez-vous qu'il existe un marché pour les cabinets de conseil en communication, qui me semblent assez nombreux ?

Mme Claire Landais . - Le SIG constitue en effet une des entités des services du Premier ministre et doit passer des marchés interministériels de prestations de conseil en communication sur lesquels les ministères peuvent tirer.

M. Jérôme Bascher . - Peuvent-ils, comme pour les autres marchés publics, et sous certains seuils, avoir leur propre cabinet de conseil ?

Mme Claire Landais . - Le recours à l'accord-cadre « Stratégie, conception et mise en oeuvre de projets de transformation de l'action publique » est obligatoire, sauf pour le ministère des armées.

Le recours du SGI à des cabinets de conseil pour ses propres besoins est totalement marginal. Ils ont pour le coup la capacité d'assurer les prestations en interne.

La tendance est plutôt à considérer qu'il faut disposer en interne des compétences de conseil à proposer aux ministères. Un véritable effort a été consenti ces dernières années par la DINUM pour créer des équipes de conseil dépêchées à la demande des ministères. C'est un choix concurrent des cabinets extérieurs. Il s'agit d'informatique pour la DINUM, mais la DITP a aussi un « volant » de consultants internes.

M. Arnaud Bazin , président . - Si nous avons bien compris, les personnels de la DITP sont systématiquement associés au cabinet de conseil qui intervient. Le pilotage est donc partagé.

Mme Claire Landais . - La DITP peut en effet proposer un conseil interne, mais lorsqu'un cabinet de conseil externe intervient au profit d'un ministère, une équipe intégrée intervient également. Cela me semble majeur par rapport au sujet de la perte de compétences qui vous inquiète.

C'est un des sujets auquel il nous faut prendre garde pour ne pas perdre des compétences que nous ne saurions pas reconstituer, qui sont utiles pour contrôler, « challenger » ou utiliser au mieux la prestation des cabinets de conseil. L'idée d'équipe intégrée peut éviter ces pertes de compétences.

M. Arnaud Bazin , président . - Je souhaiterais revenir sur la question de Madame la rapporteure concernant l'intervention de SIA Partners sur la transformation de la DRH des services du Premier ministre. Le SGG a-t-il été informé de cette prestation ?

Mme Claire Landais . - J'avoue que je ne me souviens plus, mais c'est tout à fait possible. Je rencontre Serge Duval chaque lundi, et nous faisons le point sur tous les sujets en cours. C'est le genre de sujet dont il a pu m'informer.

M. Arnaud Bazin , président . - Si vous ne pouvez répondre aujourd'hui, je souhaite que vous puissiez le faire précisément par écrit. Si cette prestation a bien existé, nous aimerions avoir vos commentaires sur la façon dont cela s'est déroulé, et savoir s'il y a eu des conséquences pour le Secrétariat général du Gouvernement.

Mme Claire Landais . - Le SGG est constitué de 110 personnes distinctes de la Direction des services administratifs et financiers (DSAF), pour laquelle la prestation a été réalisée.

Mon entité est « soutenue » par la DSAF - pour reprendre un terme militaire. Ce que fait cette sous-direction pour les entités de la direction des services du Premier ministre, dont le SGG, a un impact relativement indirect.

Je n'ai donc pas directement bénéficié de cette prestation, mais j'en bénéficie comme « cliente » de la politique et des services de ressources humaines de la DSAF, comme un certain nombre d'autres entités.

En tant que fonctionnaire et du fait de ma formation de juriste, j'ai très peu recouru à des prestations de conseil, et en tout cas jamais à de prestations de conseil juridique. Les deux cas dans lesquels le SGDSN a fait appel à des cabinets de conseil lorsque je m'y trouvais concernaient des sujets numériques et l'organisation des ressources humaines.

J'avoue que je ne sais plus ce qu'a fait SIA Partners, mais c'est un champ où nous avons besoin de ressources ponctuelles qui n'ont pas besoin d'être internalisées. C'est assez typique de ce qui peut se faire dans l'administration.

M. Arnaud Bazin , président . - J'aimerais aborder les questions déontologiques et plus précisément la prévention des conflits d'intérêts et le « pantouflage ».

Le directeur interministériel de la transformation publique a indiqué, lors de son audition par notre commission d'enquête, qu'il vous avait informée de son déport vis-à-vis de la société McKinsey, qui a prévu de recruter son fils en septembre 2022. Confirmez-vous cette information ?

Plus généralement, quel est votre rôle dans la mise en oeuvre et le suivi de ce type de déports ?

Mme Claire Landais . - Je confirme et je précise qu'il m'en a informée avant même son déport. Nous avons réfléchi ensemble à la façon dont pouvait s'organiser celui-ci, compte tenu du risque potentiel de conflit d'intérêts.

Le SGG intervient de façon formelle et institutionnelle dans ce champ déontologique à divers titres, notamment lorsqu'il faut réaliser des contrôles de « pré-nominations » pour les emplois à la discrétion du Gouvernement.

Nous soumettons les demandes d'avis à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous effectuons des rappels réguliers, y compris auprès des ministres, concernant les déclarations d'intérêts et de patrimoine. Nous vérifions aussi, en cas de départ d'un directeur d'administration centrale vers le secteur privé, que les contrôles de reconversion sont exercés.

Comme chaque ministère, nous avons un référent déontologue, qui intervient à la demande. Il m'arrive assez régulièrement de renvoyer vers ce référent les personnes qui me sollicitent pour savoir ce qu'elles peuvent faire.

L'article 25 bis de la loi du 13 juillet 1983 dispose que, lorsqu'un agent considère qu'il est en situation de conflit d'intérêts, il doit en rendre compte à son supérieur hiérarchique pour que celui-ci réfléchisse avec lui aux mesures à prendre, l'une de ces mesures étant le déport.

Quand cela consiste à « s'extraire » de son poste dans une proportion telle que ledit poste est vidé de sa substance, nous considérons que ce n'est pas une solution. Mais quand nous sommes sur des proportions gérables, nous adoptons la solution du déport.

Thierry Lambert, en tant que délégué interministérielle, est directement rattaché au Premier ministre, et sa direction est placée sous l'autorité de Madame Amélie de Montchalin. Il était naturel qu'il vienne m'en parler en tant que coordinatrice de ces sujets au sein des services du Premier ministre. Nous sommes tombés d'accord sur l'idée qu'il fallait qu'il organise son déport en l'anticipant. Les choses étaient particulièrement surveillées en l'espèce. Il fallait agir vite et il était assez facile de recourir à cette solution.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans le cadre de vos fonctions, avez-vous été informée d'autres déports du même type d'un membre du Gouvernement ou de hauts fonctionnaires ?

Mme Claire Landais . - Si vous voulez parler de relations avec des cabinets de conseil, non. Je ne crois pas.

Nous voyons forcément passer les déports des ministres, puisqu'ils prennent la forme d'un décret. J'ai un certain nombre de déports de ministres en tête, mais je n'ai pas de cas où il existerait un lien d'intérêt avec les cabinets de conseil.

M. Arnaud Bazin , président . - Sur des hauts fonctionnaires non plus ?

Mme Claire Landais . - Non, mais ils ne viendraient pas tous m'en parler et commenceraient par s'adresser au secrétaire général de leur ministère. Tout ceci est réglé ministère par ministère.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel est votre sentiment sur les prestations gratuites que certains cabinets de conseil réalisent pour l'administration, celles-ci pouvant parfois être suivies de prestations onéreuses ?

Avez-vous été informée de telles prestations dans le cadre de vos fonctions ?

Mme Claire Landais . - Dans le cadre de mes fonctions au SGG, je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer un cas de figure de cette nature.

Lorsque j'étais au SGDSN, au début de la crise, un certain nombre de personnes sont venues offrir leurs services, et les cartes ont été rebattues pour savoir qui faisait quoi. Il fallait faire des choses que nous n'avions jamais faites. On s'y est tous mis. Il y a eu beaucoup d'offres de services émanant du secteur privé.

Je pense que, parmi ces personnes, il y a alors eu des cabinets de conseil. Je sais qu'il y a eu des offres de services pro bono . Je trouve que c'est typiquement le genre de cas de figure où cela peut s'entendre et je ne soupçonne personne d'arrière-pensées. Il y a sûrement une recherche d'image pour les cabinets de conseil. Cela peut s'entendre aussi. Il faut néanmoins faire très attention à ce que ce ne soit pas une façon de mettre un pied en travers de la porte.

Je suis d'accord avec vous sur l'idée que ce sujet doit être surveillé de très près et que la plus grande transparence possible est nécessaire pour exercer un contrôle social.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel regard portez-vous sur le recrutement des hauts fonctionnaires par les cabinets de conseil ? Les règles actuellement en vigueur vous semblent-elles suffisantes pour prévenir complètement les risques de conflits d'intérêts ?

Mme Claire Landais . - Oui, aujourd'hui, la reconversion dans le secteur privé fait l'objet d'un contrôle de prévention du risque de prise illégale d'intérêts au sens pénal et déontologique. Le départ dans le secteur privé ne doit pas risquer de porter atteinte au bon exercice des missions par le service d'origine.

Un véritable contrôle est exercé. Il donne parfois lieu à une impossibilité de reconversion dans la direction souhaitée par la personne, voire à des réserves. Il faut notamment ne pas avoir de contact avec telle ou telle administration ou telle ou telle personne.

Je n'ai pas en tête de cas de reconversion dans un cabinet de conseil, mais je trouve que la mécanique est assez bien huilée et que nous prenons peu de risques sur ce champ-là.

M. Jérôme Bascher . - Que se passe-t-il pour un haut fonctionnaire arrivant à l'âge de la retraite qui a exercé beaucoup de fonctions dans le domaine de la réforme de l'État et qui travaille ensuite comme intermédiaire pour les cabinets de conseil ?

Mme Claire Landais . - J'ai un doute, mais il me semble que le contrôle de reconversion s'applique aussi en fin de carrière.

Ce contrôle prévient la prise illégale d'intérêts. Dès lors qu'un agent prend un avantage dans une entreprise qu'il a contrôlée ou sur laquelle il a donné un avis à propos d'une décision la concernant, il existe un risque de prise illégale d'intérêts qui fait l'objet du contrôle de reconversion, avec saisine de la HATVP.

Je pense qu'il n'y a pas de difficulté à cet égard.

M. Arnaud Bazin , président . - Je reviens sur les questions du conseil dans le secteur informatique, que vous avez désigné comme un secteur d'expertise pour lequel il était nécessaire d'avoir des conseils extérieurs.

Pensez-vous qu'il est impossible pour l'État de mettre en place une partie de ces conseils en interne ?

Mme Claire Landais . - Non, je ne pense pas que ce soit impossible. Depuis plusieurs années, la DINUM a accéléré la transformation numérique. La crise sanitaire a également eu un effet majeur de ce point de vue.

Cela fait partie des sujets sur lesquels la DINUM a travaillé : des consultants internes, des data scientists et des ingénieurs numériques peuvent être sollicités par les ministères dans le cadre de brigades d'intervention et être dépêchés comme le seraient des consultants externes.

Beaucoup d'efforts d'internalisation ont été réalisés par la DINUM, ainsi qu'en matière d'attractivité, afin de pouvoir recruter des personnes dont nous savons qu'elles sont très demandées dans le privé. Des efforts ont également été consentis pour agir précocement par le biais de l'apprentissage et faire « grandir » des personnels en interne, en essayant de les fidéliser.

J'avais vu cela quand j'étais à la tête du SGDSN. Les problématiques étaient les mêmes à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), une très belle maison où il existe un certain patriotisme et l'envie de travailler pour l'État. Un passage à l'ANSSI valorise un CV, mais ces personnes ont parfois envie de partir. C'est l'un des sujets de la réforme de la haute fonction publique : quelles sont les envies des jeunes diplômés aujourd'hui ? Quel est leur plan de carrière ?

Il n'est pas forcément simple de les retenir. Ce n'est pas seulement une question de rémunération. Ils ont envie d'aller voir ailleurs, d'avoir plus de fluidité. Dans le champ numérique et informatique, l'enjeu est particulièrement majeur, compte tenu de la concurrence et des besoins énormes de transformation et de numérisation de l'action et des politiques publiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Serait-il possible d'envisager une grille tarifaire indicative pour servir de référence à l'ensemble des cabinets de conseil ?

Mme Claire Landais . - Il est aujourd'hui exceptionnel que la rémunération des cabinets de conseil se fasse au regard d'un tarif horaire. Les prestations sont rémunérées de façon forfaitaire, en fonction des livrables et des unités d'oeuvre. Il n'est donc pas simple de raisonner en termes de forfaitisation.

En revanche, la DITP recrute elle-même des consultants qui ont une expérience de l'autre côté du miroir et offre un rapport de force équilibré dans la façon d'identifier les coûts. Faire davantage appel à la DITP pour ses capacités de négociation ne serait pas inutile. Il s'agit de partager la capacité à négocier avec les cabinets pour obtenir les bons prix.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous préciser vos relations institutionnelles et fonctionnelles avec la DITP et la DINUM ? Avez-vous été associée à la conclusion de l'accord-cadre passé par la DITP avec les cabinets de conseil qui interviennent ensuite dans le cadre du « droit de tirage » dans les ministères ?

Mme Claire Landais . - Mes relations avec ces deux directions illustrent ce que je disais à propos du fait que le SGG évolue depuis quelques années vers un format assez juridique.

Leurs ancêtres, la Direction interministérielle du numérique (DINSIC) et le Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) étaient dans le périmètre du SGG. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le directeur interministériel de la transformation publique est placé auprès du Premier ministre. La direction est sous l'autorité de la ministre de la transformation et de la fonction publiques, soutenue par le Secrétariat général du ministère de l'économie et des finances. La DINUM est rattachée, pour sa gestion administrative, au SGG et soutenue par la DSAF.

Cela n'établit pas de lien hiérarchique institutionnel formel entre le SGG et la DITP ou la DINUM, mais dès lors que ce sont des sujets transversaux et interministériels, c'est très naturellement que nous échangeons. Je rencontre le directeur interministériel de la transformation publique tous les quinze jours, et je l'ai encore davantage au téléphone. Je vois le directeur interministériel du numérique tous les mois, en plus de présider certaines instances, comme le Comité d'orientation stratégique interministériel du numérique (COSINUM), où nous réunissons les secrétaires généraux des ministères pour parler du numérique.

En revanche, cela ne me conduit pas à avoir un regard sur l'accord-cadre, mais j'imagine que si Thierry Lambert avait voulu me parler de telle ou telle question, il serait venu me le dire, et nous aurions organisé un échange informel sur le sujet.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous n'êtes pas associée aux réflexions en cours concernant la DITP et le renouvellement de l'accord-cadre ?

Mme Claire Landais . - Si, en effet, pas sur le nouvel accord-cadre pour 2022, mais sur la question de savoir si nous faisons évoluer ou non les relations entre la DITP et les ministères pour lui donner la fonction de « tour de contrôle ». Cette question va être arbitrée par le cabinet du Premier ministre. Le SGG est là dans son rôle de scribe. Nous serons forcément dans la boucle - je le suis d'ores et déjà.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous ne serez pas qu'un « scribe » dans cette affaire ?

Mme Claire Landais . - C'est un sujet très intéressant et révélateur de l'évolution de l'action publique et de nos modes d'action. Les chiffres qui sont sortis à cette occasion nous font bien sûr réfléchir et je ne serai donc pas qu'un « scribe ». J'ai essayé de vous démontrer que certaines inquiétudes n'étaient pas forcément justifiées et, à l'inverse, qu'il nous fallait progresser sur certains points.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous partagez donc avec nous cette préoccupation d'une vision stratégique du recours aux cabinets de conseil par l'État ?

Mme Claire Landais . - Oui, je la partage. Je pense qu'il faut éviter la bureaucratisation de certaines procédures et la centralisation excessive. Je trouve donc normal que les ministères aient la main sur le choix de recourir ou non en opportunité à des ressources internes ou à des prestataires extérieurs.

Je trouve normal qu'ils aient la main sur la volumétrie, mais je trouve également normal que ce soient des choses dont on discute, qu'on mette sur la table, ce qui est la meilleure façon de partager les bonnes pratiques, de savoir ce que l'on fait à côté, et de s'en inspirer.

Il est normal que ceux qui ont un rôle de coordination ou d'animation interministérielle des segments soient là pour aider à cette prise de conscience et qu'on y voie plus clair. Partager des outils qui permettent d'être sur la bonne maille est une très bonne chose. C'est nécessaire et stratégique.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie.

Je vous rappelle que nous attendons quelques réponses écrites et compléments évoqués pendant cette réunion avant le 17 janvier 2022. Nous avons nous-mêmes certaines contraintes par la suite.

Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi)

(Mercredi 12 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) depuis mars 2014.

L'audition de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, a été reportée en raison de l'examen du projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique. Nous allons convenir d'une nouvelle date avec le ministre afin de pouvoir l'entendre dans les prochaines semaines.

Notre commission d'enquête a entrepris de cartographier l'intervention des cabinets de conseil dans la sphère publique et d'en analyser les conséquences en matière de pertinence de l'action administrative, de sécurité et de souveraineté.

C'est sur ces deux derniers aspects que nous avons souhaité entendre le directeur général de l'Anssi.

L'intervention de plus en plus fréquente et intensive des cabinets privés auprès de l'État et de ses opérateurs, d'une manière qui semble assez peu organisée et centralisée, pose en effet des questions quant à la protection des informations sensibles détenues par la puissance publique.

Cela est d'autant plus vrai pour la question des données, dont le recueil, le stockage et la protection sont devenus au cours des dernières années un enjeu de souveraineté à part entière. En juin 2020, vous vous êtes d'ailleurs inquiété, Monsieur le directeur général, de l'hébergement par Microsoft des données de santé du Health Data Hub , un projet qui semble aujourd'hui remis en cause ou en tout cas mis en sommeil.

Les auditions de la commission d'enquête nous mettent face au paradoxe de la donnée, que nous avons relevé à plusieurs reprises. D'un côté, les administrations affirment que les données confiées aux cabinets de conseil font l'objet d'une protection particulière et qu'elles ne sont en aucun cas « réutilisées » par les cabinets. D'un autre côté, des cabinets de conseil internationaux proposent des benchmarks réalisés en très peu de temps, qui semblent utiliser les informations transmises par leurs clients.

Parallèlement, les cabinets de conseil interviennent dans des secteurs stratégiques, comme la défense nationale, la cybersécurité ou l'économie.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Monsieur le directeur général, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Poupard prête serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Madame la rapporteure puis de nos collègues.

M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) . - Le rôle de l'Anssi est de sécuriser les systèmes d'information critiques pour la Nation, au-delà de l'État. Notre périmètre couvre à la fois le secteur public et le secteur privé.

Il s'agit de lutter contre la menace cyber , c'est-à-dire ces attaques informatiques qui peuvent être d'origine criminelle ou étatique. Dans ce dernier cas, nous avons affaire à des adversaires de très haut niveau, avec des moyens considérables.

L'espionnage informatique est aujourd'hui une réalité très forte mais sous-estimée. C'est une menace silencieuse, très différente de la menace criminelle qui est plus visible car elle bloque des hôpitaux, des collectivités territoriales ou encore des entreprises. Dans l'espionnage informatique, l'attaquant et la victime ne souhaitent pas que les faits soient connus.

L'Anssi agit en prévention, pour éviter les attaques, mais également en réaction puisque nous avons des capacités de compréhension de la menace et de détection. Nous allons chez la victime, qu'elle soit publique ou privée, pour arrêter les attaques et parfois reconstruire le système d'information, ce qui est plus original.

Aujourd'hui, les attaques informatiques de haut niveau servent à espionner. Demain, elles pourront servir à commettre de véritables actes de guerre : lorsque l'on est capable de rentrer dans un système d'information, on peut y voler des données mais également en prendre le contrôle et provoquer des catastrophes. La première de nos priorités est de préparer nos infrastructures critiques à ces attaques informatiques, qui ne manqueront pas de se produire dans le futur.

Nous conseillons les entités publiques, parfois de manière plus intrusive. Mais nous sommes toujours positionnés sur la sécurisation des systèmes d'information, c'est-à-dire des contenants, des réceptacles numériques. Il est très rare que nous nous intéressions aux données elles-mêmes. Cette distinction est très importante : l'estimation du niveau de sensibilité et de protection des données reste de la responsabilité de leurs détenteurs.

Nous encourageons nos partenaires à analyser les risques qui pèsent sur leurs systèmes d'information et, au regard de cette analyse de risques, à réaliser les investissements nécessaires pour résister aux menaces qu'ils ont eux-mêmes identifiées. L'Anssi ne se substitue pas à eux en termes de responsabilité.

Notre action porte bien sur la protection des systèmes d'information, sur cet aspect purement cyber . Dans un cas extrême, si une administration décidait de remettre des données sensibles à un adversaire, cela ne passerait pas par l'Anssi. Je ne dis toutefois pas que les adversaires sont les cabinets de conseil. Il faut rester très prudent.

Nous développons également un écosystème d'acteurs privés : en matière de cybersécurité, il faut faire des choses en interne mais également se faire aider. Nous concevons donc des solutions avec des prestataires de services. Ce ne sont pas des cabinets de conseil, même si beaucoup d'entre eux ont une offre de prestations de services dans le domaine cyber .

Ces prestataires de services reçoivent une qualification de l'Anssi, à partir de référentiels et d'un processus d'évaluation par des tiers indépendants. Ainsi, nous sommes en mesure de livrer à nos bénéficiaires, publics ou privés, des « listes blanches » d'acteurs compétents et de confiance dans le domaine de l'audit de sécurité, de la réponse aux attaques, etc. Nous évaluons à la fois la compétence technique de ces acteurs mais également le niveau de confiance que l'on peut leur accorder. Si l'auditeur d'un système d'information en profitait pour « capter » ses données, alors le remède serait pire que le mal !

Ce processus peut aller jusqu'à la demande d'habilitation de certains de ces acteurs au secret de la Défense nationale, pour les cas les plus critiques.

L'Anssi doit parfois aller plus loin, comme pour la sécurité des prestataires d'informatique « nuagique », ou cloud . Si le développement de cette technologie constitue une évolution naturelle pour l'informatique, nous sommes confrontés à des solutions surtout portées par des industriels américains et chinois, ce qui soulève des questions en termes de sécurité.

Nous avons besoin de savoir en qui nous pouvons avoir confiance dans le domaine du cloud . Nous avons donc rédigé un référentiel qui fixe les règles de sécurité attendues de la part des prestataires, en commençant par la sécurité technique et opérationnelle des offres.

Ceci étant, les offres américaines posent le problème d'un droit extrêmement intrusif : en simplifiant, les autorités américaines se donnent à peu près tous les droits d'accès aux données des prestataires américains, au titre de l'antiterrorisme ou plus généralement des enquêtes judiciaires ou administratives. À cause du Cloud Act , les données d'acteurs français hébergées par des Américains sont vulnérables.

Depuis quelques années, nous avons ajouté à la sécurité technique et opérationnelle des questions de sécurité juridique, qui n'étaient pas dans périmètre initial de l'Anssi. Elles permettent d'exclure la qualification d'offres qui ne seraient pas sûres en termes de droit, ce qui revient à vérifier que seul le droit européen s'applique. Ce sujet est difficile car, dans le domaine du numérique, l'extraterritorialité arrive très vite...

Aujourd'hui, nous qualifions des offres de cloud qui sont sûres d'un point de vue technique, opérationnel et juridique. C'est une démarche forte, qui est portée par la France à l'échelle européenne car nous souhaitons que l'Union applique ces mêmes principes pour certifier les offres de cloud . Cette question fait débat car certains États membres sont moins sensibles aux problèmes causés par l'extraterritorialité du droit américain.

En pratique, il existe deux pistes pour qualifier les offres de cloud : passer par des industriels français et européens ou faire opérer de la technologie non européenne, typiquement américaine, par des opérateurs qui ne sont pas soumis au droit américain.

L'Anssi accompagne également des projets emblématiques, en faisant du conseil. Nous avons une capacité d'assistance technique dans le développement des projets informatiques qui sont très sensibles au regard des données qu'ils supportent ou d'un point de vue politique, comme le Health Data Hub .

Nous nous sommes très tôt rapprochés de l'équipe du Health Data Hub pour leur proposer notre aide, voire même l'imposer. Il faut parfois savoir être convaincant...

Sur ce projet, je distingue deux choses.

Il y a, d'une part, notre aide technique pour sécuriser le système à un juste niveau. Ce travail a été objectivement d'une grande qualité avec l'équipe du Health Data Hub , qui est une petite équipe sur le plan numérique et qui a découvert la cybersécurité à ce moment-là. Des hackers qui souhaiteraient attaquer le Health Data Hub auraient beaucoup de mal.

Il y a, d'autre part, la question de la sécurité juridique, accompagnée d'un risque médiatique, autour du recours à un acteur soumis à un droit non-européen pour porter ce projet. C'est donc la question du droit américain qui pose problème.

Quand il s'agit de droit, nous sommes beaucoup plus à l'aise lorsque c'est la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui analyse le Règlement général sur la protection des données (RGPD).

L'autre exemple, c'est celui de l'application TousAntiCovid, initialement StopCovid. Je n'ai jamais caché mes réserves vis-à-vis du contact tracing . Mais lorsque cette idée a été mise sur la table, nous avions le choix entre présenter les risques induits ou contribuer à un projet porté par des acteurs aussi crédibles que possible.

Une équipe pilotée par les chercheurs de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) a été réunie pour créer l'application, avec des protocoles garantissant la poursuite d'une seule finalité : identifier les contacts à risques, en anonymisant au maximum les données.

Nous avons choisi de soutenir cette équipe de l'INRIA, accompagnée d'industriels, car c'était la meilleure manière d'éviter une catastrophe et, en même temps, de nous rendre utiles. Ce n'était pas à nous de juger de l'opportunité de l'application, cette décision relevant du niveau politique.

Je défends la qualité du travail effectué par l'équipe de l'INRIA, dans le respect du droit à la vie privée. TousAntiCovid sert aujourd'hui à montrer son attestation de vaccination ; l'enjeu de l'anonymat est donc levé, mais, à l'origine, il était majeur dans le cadre du contact tracing . Le travail a été bien fait, et plutôt en interne, avec des ressources de l'INRIA, dont ce n'est pourtant pas le métier. La démarche était originale mais saine.

Il y a bien pire comme risques que la perte ou la diffusion de données par le biais des cabinets de conseil : de grands acteurs internationaux ont pour modèle économique d'aller voir les entreprises qui possèdent des masses de données, qu'elles ne savent pas traiter, pour leur proposer de les récupérer et de les valoriser.

La tentation a été grande pendant la crise sanitaire : les Britanniques ont livré toutes les données de santé de leurs concitoyens à un acteur américain, pour une livre symbolique. Cet acteur n'est toutefois pas un philanthrope...

La France n'a pas cédé à cette tentation, alors que le chant des sirènes était objectivement très fort. C'était un choix courageux.

La cession de données est en effet un phénomène très grave, pour deux raisons. D'une part, nous perdons le contrôle de données sensibles. D'autre part, et plus préoccupant encore, nous renonçons à apprendre à analyser les données, alors qu'elles peuvent permettre à l'État d'offrir de meilleurs services au profit de nos concitoyens. Si nous sous-traitons ce travail d'analyse, nous serons condamnés à acheter des poissons au lieu d'apprendre à les pêcher !

J'en viens aux relations entre l'Anssi et les cabinets de conseil.

Nous délivrons des qualifications sur des métiers particuliers, pouvant être portés par des entreprises qui exercent par ailleurs une activité de conseil. Aujourd'hui, tous les grands cabinets de conseil, et des petits aussi, disposent d'une activité cyber pour faire des audits, de la détection, de la réponse aux incidents, etc.

Cette situation me convient du moment que ces entreprises sont de confiance : nous avons besoin d'avoir des acteurs privés capables d'assurer ce type d'activités. À côté d'eux, il y a d'autres acteurs qui font ça très bien aussi : Thales, Athos, Sopra Steria, CapGemini, Airbus, Orange, etc. Il existe un écosystème très riche, dont les entreprises sont qualifiées par l'Anssi.

Il y a quelques cas où nous avons été amenés à bénéficier de prestations de conseil pour nos propres activités. Nous avons fait un peu d'archéologie grâce à votre commission d'enquête : je ne sais pas comment font les autres mais, chez nous, ces prestations n'étaient pas simples à extraire de la nomenclature budgétaire.

L'Anssi dispose d'un budget d'environ 20 millions d'euros par an, soit 100 millions d'euros sur cinq ans. Sur ce total, nous avons dépensé 2 millions d'euros auprès de cabinets de conseil.

Lorsque nous faisons appel à ces cabinets, ce n'est pas sur des questions techniques de cybersécurité car, en ce domaine, nous avons la prétention d'internaliser les compétences et d'être les meilleurs en France. Ce n'est donc certainement pas pour aller chercher une compétence dans notre coeur de métier, ce qui serait probablement malsain.

Nos prestations de conseil portent d'abord sur la communication. À titre d'exemple, les gens ne comprenaient pas nos mécanismes d'évaluation et de certification des entreprises, alors que nous avions essayé de les expliquer à plusieurs reprises. J'ai fini par me résoudre à faire appel à un cabinet en communication, qui nous a indiqué que nos mécanismes étaient totalement incompréhensibles. Ce cabinet nous a donc aidés à faire simple... C'est vexant, mais nous ne sommes pas des experts en communication et cette prestation s'est révélée très utile.

Nous avons également eu recours à des cabinets de conseil car nous avons eu besoin d'aide pour réformer notre direction des systèmes d'information (DSI), pour nos propres besoins numériques. Il y avait des marges de progrès, ce qui est paradoxal car 80 % de nos effectifs sont des informaticiens. Nous avons donc fait appel à un prestataire dont c'est le métier, qui nous a dit des choses que nous savions déjà mais que nous n'arrivions pas à admettre. Un cabinet extérieur peut vous dire les évidences que vous ne voulez pas vous dire à vous-même. Cette aide, dont le montant est resté limité, a été précieuse.

De même, nous avons fait appel à des cabinets de conseil en ressources humaines, domaine sur lequel nous ne sommes pas des experts. À la suite du premier confinement, des équipes n'étaient pas au mieux. Paradoxalement, il s'agissait de celles qui avaient été les moins mobilisées depuis le début de la crise sanitaire. C'était en réalité tout le noeud du problème, comme je l'ai appris plus tard : les personnels qui étaient restés chez eux se sont sentis inutiles, alors qu'ils voyaient leurs collègues qui continuaient de travailler pour gérer les urgences opérationnelles. Nous avons dû nous faire aider, ce que je ne regrette pas.

Nous faisons enfin appel à des prestations extérieures dans le cadre du plan de relance, même si cela se situe entre le conseil et la prestation de services.

Nous bénéficions d'une enveloppe de 136 millions d'euros pour remettre à niveau la cybersécurité dans le secteur public. Nous travaillons notamment au profit des collectivités territoriales pour les aider à faire un état des lieux - que l'on appelle un parcours de sécurité - et pour comprendre ce qu'il faut faire pour se mettre au bon niveau.

700 acteurs se sont portés volontaires pour ce projet, dont 60 % de collectivités territoriales et 25 % d'hôpitaux.

Je n'ai pas eu un seul agent de plus pour gérer cette nouvelle enveloppe et je suis incapable d'organiser 700 audits de sécurité avec les ressources internes de l'Anssi. Nous avons donc eu besoin de nous faire aider pour mettre en oeuvre le projet, à partir des règles du jeu que nous avons fixées. En pratique, la mise en relation de chaque bénéficiaire du parcours de sécurité avec le bon auditeur a été externalisée.

En l'espèce, nous faisons appel à des compétences extérieures lors d'un pic de charge, dont je me félicite par ailleurs. Sur l'enveloppe de 136 millions d'euros du plan de relance, 5,6 millions sont consacrés à la mise en place du projet avec les prestataires extérieurs, ce qui me paraît raisonnable.

Il n'y a d'ailleurs aucun risque en termes de sécurité des données : nous sommes sur des données qui ne sont pas particulièrement sensibles et nous recourons de préférence à des acteurs Français car, dans le cadre du plan de relance, l'incitation était très claire pour passer par des acteurs nationaux.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je connais peu l'Anssi mais j'ai bien compris les grandes lignes de vos missions.

Pourriez-vous nous préciser la différence que vous faites entre des prestations extérieures et le recours à des cabinets de conseil ? J'ai le sentiment que nous pourrions parler de la même chose...

M. Guillaume Poupard . - J'ai aussi eu un doute !

Le conseil, au sens strict du terme, couvre des consultants qui viennent avec un savoir-faire particulier, qui comprennent votre problématique et qui vous disent : « vous devriez faire comme ça ». Hormis les quelques cas précités, nous ne faisons pas appel à des cabinets de conseil et nous ne sommes pas dans la boucle lorsque des entités y recourent, qu'elles soient publiques ou privées.

Dans le champ de la cybersécurité, le lien qui peut exister entre le conseil au sens strict et d'autres prestations extérieures repose sur le fait qu'une même entreprise peut avoir différents types d'activités. C'est par exemple le cas de Deloitte et Ernst & Young. Quel est le cloisonnement entre ces deux activités ? Je vais vous le dire franchement : nous nous assurons que leurs activités cyber soient bien protégées mais nous ne sommes pas non plus derrière les épaules en permanence.

Les cabinets de conseil peuvent eux-mêmes être des cibles de cyberattaques. C'est une réalité. D'une manière générale, tous les détenteurs de données, qu'il s'agisse de leurs propres données ou des données de leurs clients, sont aujourd'hui des cibles.

Ce raisonnement s'applique également aux commissaires aux comptes : parfois les mêmes entreprises sont des cabinets de conseil et des commissaires aux comptes, ce qui finit de tout complexifier. Ces activités sont normalement séparées, c'est en tout cas ce que nous jurent les entreprises. Les commissaires aux comptes subissent aujourd'hui des attaques parce qu'ils disposent de données, parfois très sensibles, de leurs clients. Les cabinets d'avocat et les agences de notation se font de plus en plus attaquer, pour les mêmes raisons.

S'assurer du niveau de sécurité de ces détenteurs de données n'est pas simple. Si vous deviez me demander quel est le niveau de sécurité des cabinets de conseil et quelle est leur capacité à protéger l'information de leurs clients, je ne saurais pas vous répondre, et c'est peut-être un problème.

Une autre question consiste à se demander si ces acteurs, lorsqu'ils sont de nationalité américaine, vont eux-mêmes transmettre des informations à leurs autorités. Ça, je ne le sais pas. J'ai tendance à être paranoïaque et à considérer que oui, mais ça n'a pas de valeur. S'ils ne sont pas soumis au Cloud Act, ils ne font pas l'objet de ce genre de réglementation.

Mme Nicole Duranton . - Pensez-vous que les institutions publiques sont suffisamment outillées pour se protéger des cyberattaques ?

M. Guillaume Poupard . - La réponse politiquement correcte consiste à dire que la situation est hétérogène. Ce qui est une manière d'avouer qu'il y a des administrations qui ne sont pas au niveau, très clairement, et d'autres qui sont assez sérieuses.

Aujourd'hui, c'est une course : je vois que tout le monde progresse parmi les administrations avec lesquelles nous travaillons. Nous ne sommes plus dans le déni, dans la question de savoir s'il y a un risque ou pas.

Les instructions politiques sont extrêmement claires. À la suite d'un Conseil de défense, nous avons eu fin août 2021 une réunion avec les membres du Gouvernement, présidée par le Premier ministre, pour fixer la cybersécurité parmi les priorités. Tous les ministres, même si ce n'est pas leur métier, doivent être très vigilants à la sécurité informatique de leur cabinet et de leur administration. En termes de volonté politique, il n'y donc a pas de débat.

Dans l'administration centrale, nous résistons bien à la menace criminelle : je n'ai pas d'exemple d'attaque par « rançongiciel ». Les difficultés concernent surtout les collectivités territoriales et les hôpitaux, qui ne pensaient pas être des cibles.

En revanche, en termes d'espionnage, nous avons affaire à des gens très doués, qui sont dotés de moyens quasiment illimités. Je ne peux pas rentrer dans le détail mais nous traitons en ce moment des affaires extrêmement graves avec des acteurs étatiques, dont on se doute de qui il s'agit, qui cherchent à accéder à des informations stratégiques des ministères. Et là, il y a de moins en moins de ministères qui peuvent se dire qu'ils ne sont pas concernés, que ce soit au niveau de la défense, des armées, de l'intérieur, de Bercy ou de la diplomatie. Tous ces ministères sont confrontés à une pression extrêmement forte de la part de nos adversaires, voire de nos alliés, qui peuvent se montrer curieux.

La barre est placée très haut, ce qui représente une difficulté : nous ne pourrons jamais tout protéger face à une telle menace, d'où l'importance de faire de bonnes analyses de risques. Toutes les données ne se valent pas : il faut être capable de ne pas tout enregistrer dans les mêmes systèmes d'information, de traiter l'information au bon niveau de sécurité et enfin de consentir aux investissements nécessaires.

La cybersécurité coûte cher en ressources humaines et nous estimons qu'elle représente entre 5 et 10 % des budgets informatiques. C'est colossal, pour l'État comme pour le secteur privé.

Certains acteurs sont plus à l'aise pour se mettre à niveau, parce qu'ils ont commencé plus tôt, parce qu'ils ont plus de moyens ou une culture de sécurité plus ancrée. D'autres sont en train de découvrir. Nous travaillons en priorité avec ces derniers, pour rattraper leur retard. Pour le dire de manière positive, nous avons d'excellentes relations avec le ministère des armées mais les ressources de l'Anssi n'y sont pas concentrées. Nous sommes sur du « réglage fin » avec ce ministère, qui est sensibilisé depuis longtemps et qui a les moyens de sécuriser ses systèmes d'information.

M. Mickaël Vallet . - J'aborderai trois points.

Le premier, vous nous avez dit dans votre propos liminaire que, par « paranoïa », vous partiez du principe que les cabinets privés qui recueillent des données peuvent se faire « siphonner » par des intérêts étrangers, en raison notamment du principe d'extraterritorialité.

Cet élément est évidemment important car, dans l'audition que nous avons eue avec de grands cabinets de conseil, ici même dans cette salle, la question a été posée : « pensez-vous que vos données puissent tomber sous le coup de l'extraterritorialité ? ». La réponse a été : « nous assurons toujours à nos clients la protection de leurs données ». Soit il y a quelqu'un de trop paranoïaque, soit il y a des naïfs ! Soit il y a des naïfs qui, pour des raisons commerciales, ne sont pas si naïfs et disent autre chose que la réalité.

Deuxième point, vous avez souvent évoqué, y compris dans les travaux que nous avons à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le fait qu'il n'y avait pas la même culture informatique dans les différents ministères et dans les différentes administrations d'État, que certains découvraient encore le problème, que d'autres avaient une vraie « culture maison ». Parallèlement, il ressort des auditions de notre commission d'enquête que le recours aux cabinets extérieurs est le plus fréquent dans le domaine informatique.

Au regard des besoins de l'ensemble des administrations, ne pourrions-nous pas internaliser le conseil informatique pour qu'il soit mieux encadré, notamment en termes de sécurité ?

Mon dernier point concerne les prestations pro bono et les propositions spontanées qui ont été faites sur le recueil de données, ministérielles notamment, pendant la crise sanitaire. Pensez-vous qu'il faille une loi pour encadrer cette pratique ? Pourrait-on envisager un dispositif comparable aux interceptions judiciaires, pour avoir un contrôle parlementaire lorsqu'un ministère a la tentation de se défaire de certaines données ?

M. Guillaume Poupard . - Sur la capacité des cabinets de conseil à protéger les données, je ne veux pas avoir d'avis définitif sur leur niveau de sécurité et sur les actions qu'ils mettent en oeuvre. Ce serait très injuste car je ne sais pas ce qu'ils font.

Mais, comme vous le rappeliez, nous faisons de la sécurité et notre point de départ est un point de vue paranoïaque. Nous nous rassurons ensuite, s'il y a raison de se rassurer.

Je ne suis pas un expert mais il y a cabinets de conseil et cabinets de conseil. Il existe des groupes mondiaux avec un véritable cloisonnement au niveau national. Il faudrait vérifier au cas par cas comment les données sont réellement traitées. J'espère que les administrations qui passent par ces cabinets, et c'est probablement souvent très légitime, ont des assurances qui vont au-delà d'un simple « faites-moi confiance, tout est bien géré ».

Sur l'internalisation d'une part de ce conseil, cette logique est déjà l'oeuvre avec la direction interministérielle du numérique (DiNum), même si les moyens informatiques restent organisés ministère par ministère.

La DiNum réalise un travail formidable depuis plusieurs années et lutte pour internaliser une partie du conseil, ce qui est extrêmement positif. Elle peut également jouer le rôle d'intermédiaire pour avoir une prestation de conseil maîtrisée. Enfin, elle contrôle les grands projets informatiques de l'État pour éviter les impasses qui ont pu être observées par le passé, avec des conséquences budgétaires catastrophiques.

Il est souvent dit que l'État n'arrive pas à recruter des informaticiens. C'est compliqué, certes. Mais la DiNum parvient à faire venir des talents qui ont envie de servir l'État. Elle a des ressources et arrive à embaucher.

S'agissant du contrôle de l'utilisation des données, celui-ci existe au niveau de l'exécutif. Faut-il l'étendre au contrôle parlementaire ? Je ne sais pas : cette question dépasse mes compétences. Ce dont je peux témoigner, c'est qu'il y a des agents au sein de l'État, y compris tout en haut de la hiérarchie, qui sont très sensibles à ces questions-là. Nous pouvons les alerter lorsque certains, sans forcément penser à mal, s'engagent dans une mauvaise voie. Le retour de la hiérarchie est immédiat. Je ne suis pas inquiet, même dans des situations extrêmement tendues comme cela a pu être le cas lors de la crise sanitaire.

M. Franck Montaugé . - Microsoft a été retenu dans le cadre d'un appel à projets concernant le data lake for nuclear . Cette société va travailler sur des données de simulation, notamment sous forme d'intelligence artificielle, relatives à la filière nucléaire française.

Cette prestation me pose problème du point de vue de la souveraineté nationale. Qu'en pensez-vous ?

Je précise que l'État est actionnaire à 85 % d'EDF et que c'est BPI France qui a piloté l'appel à projets et le choix du prestataire. Des cabinets privés ont-ils été associés à la préparation de cet appel à projets ? L'Anssi a-t-elle été sollicitée ?

M. Guillaume Poupard . - Ma réponse va être très simple : je n'en ai jamais entendu parler.

M. Franck Montaugé . - Je pense qu'il s'agit tout de même d'un sujet important...

Autre question : l'État s'est récemment doté d'une équipe de data scientists de très haut niveau dans une structure qui s'appelle le pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN). Je crois qu'ils sont accueillis par la direction générale des entreprises (DGE).

M. Guillaume Poupard . - Oui, à Bercy.

M. Franck Montaugé . - Ils interviennent en tant que conseils techniques de haut niveau auprès de certains acteurs étatiques, comme l'Autorité de la concurrence sur le thème de la surveillance des plateformes.

Pourrait-on développer ce type de structures, en lieu et place des cabinets privés dont les prestations peuvent se révéler plutôt catastrophiques ? Nous aurions quelques exemples à vous donner dans le cadre de la commission d'enquête...

M. Guillaume Poupard . - Je suis par nature extrêmement favorable à l'internalisation de certaines fonctions. Pas tout, ça n'aurait pas de sens. Mais dans le domaine de la cybersécurité, l'État fait l'effort, y compris financier, pour développer en interne une capacité d'expertise de haut niveau et j'ai la prétention de croire que les meilleurs sont à l'Anssi. Je l'affiche même si cela peut être vu comme de l'élitisme et un manque de modestie.

La DiNum a recruté des agents de très haut niveau ; le PEReN intègre des experts qui peuvent ensuite travailler sur différents projets, dans un souci de mutualisation.

L'internalisation des compétences va dans le sens de l'histoire, le sens de l'état d'esprit que j'observe autour de moi en ce moment. Mais nous partons parfois de loin : il n'y a pas si longtemps, l'informatique et le travail d'ingénierie étaient considérés comme du soutient, quelque chose d'assez méprisable et qui était une source de coûts, qu'il fallait externaliser. Nous avions peut-être réussi à nous faire convaincre par certains à l'extérieur que nous ne serions jamais au niveau, que nous n'arriverions pas à embaucher les bonnes personnes et qu'il fallait sous-traiter.

Nous sommes complètement revenus sur cette logique et il nous faut maintenant reconstruire. Au quotidien, cela veut dire qu'il faut supprimer certains verrous. J'entends encore dire : « ce contractuel est payé plus cher qu'un fonctionnaire ». Eh bien oui ! Il est payé plus cher qu'un fonctionnaire parce que ce n'est pas une question de statut et que nous allons chercher des savoirs faire spécifiques. Nous n'allons pas inventer des corps de fonctionnaires pour travailler sur la data science, ce n'est pas dans l'air du temps. En revanche, nous faisons appel à des agents contractuels qui sont ravis de venir puis ravis de repartir.

Je pense qu'il faut encourager ce type de démarches. Il ne faut surtout pas réduire la fonction publique à un rôle purement administratif, qui consisterait à systématiquement externaliser les prestations lorsqu'elles deviennent trop complexes ou techniques.

Par ailleurs, la DiNum est un intermédiaire extrêmement efficace pour aller chercher des compétences à l'extérieur. Quand vous savez ce que font les prestataires, vous pouvez beaucoup mieux les contrôler. Quand vous ne savez pas ce qu'ils font, c'est très dur mais vous êtes obligés de faire confiance...

M. Gilbert Favreau . - Quel est votre statut juridique ? Êtes-vous un établissement public de l'État ou une agence ? Au regard de ce statut, pouvez-vous traiter avec l'extérieur et donc avec des cabinets de conseil ?

Vous avez parlé des cyberattaques contre les hôpitaux de Paris mais il y a eu d'autres hôpitaux touchés. Avez-vous été saisi de cette affaire ?

Enfin, nous avons parlé de la 5G comme d'un cheval de Troie pour la « captation » des données françaises. Confirmez-vous cette crainte ?

Mme Nathalie Goulet . - J'aurai deux questions.

La première n'a pas vraiment trait au sujet de la commission d'enquête mais elle me semble très importante : comment jugez-vous le matériel utilisé par l'administration et les services que vous conseillez ? Nous avons souvent beaucoup de difficultés avec du matériel et des logiciels obsolètes...

La deuxième question porte sur votre appréciation concernant le recours par BPI France à Amazon pour héberger les attestations des prêts garantis par l'État (PGE), qui concernent plus de 500 000 entreprises françaises. Nous aurions évidemment préféré recourir à une entreprise française plutôt qu'à Amazon...

M. Jérôme Bascher . - J'invite nos collègues à lire les conclusions de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, présidée par Franck Montaugé et dont le rapporteur était Gérard Longuet.

L'Anssi s'occupe tout spécialement des opérateurs d'importance vitale (OIV), ce qui est normal. Est-ce que le fait « d'essaimer » vos anciens collaborateurs dans ces OIV facilite la labellisation de ces derniers, par le partage des bonnes pratiques ?

M. Guillaume Poupard . - L'Anssi est un « service à compétence nationale » - je l'ai appris en prenant mon poste... Cela signifie que nous ne sommes pas une autorité indépendante. Mon supérieur est le Secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN), placé sous l'autorité du Premier ministre, qui, toutes les semaines, participe au conseil de défense avec le Président de la République. Cela me place très près de l'exécutif, ce qui, je ne vous le cache pas, est extrêmement pratique au quotidien... Ainsi, nous ne sommes pas indépendants comme la CNIL, mais nous n'en ressentons pas le besoin. La relation avec l'exécutif fonctionne, ce qui ne nous empêche pas de travailler avec les autorités indépendantes. Ce système est plutôt vertueux et je n'en ai pas de meilleur à proposer.

Nous avons été très impliqués dans les attaques cyber contre les hôpitaux, nous rendant successivement à Rouen, Villefranche-sur-Saône, Dax et Saint-Gaudens. Ces hôpitaux se sont trouvés totalement à l'arrêt en pleine crise sanitaire. Aider ces établissements, et rester pour reconstruire, est une part originale de notre mission. Quelques savoir-faire restent en effet très peu partagés. Mais nous n'intervenons pas seuls et la possibilité de nous appuyer sur des prestataires privés de confiance est indispensable à notre modèle. Très souvent, nous travaillons à distance, alors que ces prestataires de confiance, qualifiés par nous, interviennent sur place.

La 5G a été qualifiée de « cheval de Troie » ; on fait aussi beaucoup de liens avec l'espionnage. Cette menace existe mais la vraie menace de demain, à mon sens, est la capacité de nos adversaires à éteindre nos réseaux de télécommunications. Or il est très difficile de se protéger face à cela. Dans l'équilibre subtil à trouver entre les équipementiers et les opérateurs, l'État doit avoir son mot à dire. C'est le cas en France, et les pays qui ont pris des mesures législatives en ce sens ne sont d'ailleurs pas nombreux. Ainsi, le déploiement de toute antenne 5G est soumis à autorisation de mon supérieur, le SGDSN. C'est indispensable, parce que les équipementiers sont incapables d'intégrer la dimension de sécurité nationale - une manière pudique de parler de la résilience et du fonctionnement même des réseaux de demain.

Cette menace n'est pas appelée à disparaître ; au contraire, elle sera de plus en plus forte au fur et à mesure que toute l'industrie se connectera à la 5G. C'est le sens naturel de l'évolution technologique. Ces réseaux deviendront un but de guerre pour nos adversaires.

En réponse à Nathalie Goulet, j'ai constaté un progrès dans les matériels informatiques. Les problèmes viennent plutôt du fait que les utilisateurs trouvent leur tablette ou PC personnel beaucoup plus performant que l'équipement fourni par l'employeur. C'est un paradoxe malheureusement classique : les équipements standardisés et sécurisés fournis aux utilisateurs souffrent souvent d'une ergonomie moindre - dans certains cas, cette perte d'ergonomie atteint des niveaux certes inacceptables. À cet égard, la crise sanitaire a donné lieu à un rattrapage considérable car elle a contraint les administrations à équiper leurs agents pour le travail à domicile.

Le recours à Amazon par Bpifrance est, a minima , de mauvais goût. Je pense que la leçon a été apprise.

L'essaimage de l'Anssi est en partie subi, mais nous essayons d'en faire une stratégie. La plupart de nos agents sont des contractuels qui restent à l'Agence cinq ou six ans. Nous ne pouvons pas leur reprocher de nous quitter à l'issue de cette période ; c'est même plutôt sain, tant que nous ne constatons pas d'hémorragie. Grâce à cela, il y a désormais une forme de « diaspora Anssi », dans l'administration comme dans le secteur privé. Ainsi, chez les victimes d'attaques informatiques, il est beaucoup plus facile d'établir le contact quand un ancien collaborateur de l'Anssi y travaille. Nos anciens portent en quelque sorte la bonne parole. Nous avons un très faible nombre de « défecteurs », c'est-à-dire d'agents qui rejoignent des entreprises que nous ne cautionnons pas, voire des adversaires.

Nous ne pouvons imposer quoi que ce soit à nos anciens agents : c'est une question de valeurs. Nous leur demandons simplement de ne pas compromettre de secrets de la Défense nationale, mais pour le reste ils sont libres. Cela relève davantage du soft power . C'est un modèle dont nous sommes satisfaits, qui nous place dans un rôle de formateurs, au profit de l'intérêt général.

M. Arnaud Bazin , président . - Je souhaite revenir sur le paradoxe de l'utilisation de la donnée que j'ai évoqué en introduction, même si j'entends que vous vous occupez davantage de la sécurité des systèmes informatiques que de celle des données en elles-mêmes.

Supposons qu'un cabinet américain soit recruté par une administration pour une étude de marché sur la santé d'un secteur industriel ou d'une filière. Quelles précautions faudrait-il prendre pour parer aux risques liés aux hackers , au caractère extraterritorial de la souveraineté américaine et enfin à nos concurrents étrangers sur le secteur en question ?

La commission d'enquête a entendu beaucoup de réponses lénifiantes, tant des administrations que des cabinets de conseil, sur le sujet ; mais nous ne savons toujours pas, concrètement, comment ces données sont mises à l'abri et anonymisées. Avez-vous déjà été sollicité pour aider les administrations à rédiger leurs contrats avec les cabinets de conseil, de manière à ce que leurs données soient sécurisées ?

M. Franck Poupard . - Non, nous ne sommes pas consultés pour ce type de contrats. Nous travaillons à un « clausier » générique avec la direction des achats de l'État (DAE), pour aider les acheteurs publics à intégrer des règles de cybersécurité dans leurs marchés, mais cela ne résout pas les problèmes que vous mentionnez. Cela ne fait pas partie de nos missions, et nous aurions du mal à apporter des solutions simples à ce paradoxe que vous décrivez.

À l'Anssi, nous réfléchissons en termes d'analyse de risques : que voulons-nous protéger, contre quels types de menaces ? Si la menace est constituée par un pays tiers et adversaire, il convient de s'assurer que les données sont protégées dans des systèmes d'information au bon niveau. En revanche, si elle est représentée par nos alliés américains, je ne vois pas comment nous protègerons nos données si nous les confions à un prestataire américain.

Lorsque l'on travaille avec un consultant, il convient de s'assurer qu'il n'emporte pas de données sensibles avec lui lorsqu'il se rend sur place. Il nous arrive ainsi de fouiller certains prestataires à l'entrée et surtout à la sortie, dans les secteurs les plus critiques. Il est vrai que cela demande un effort considérable.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - La CNIL a été informée, à la mi-2020, d'une fuite de données à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) concernant 1,4 million de personnes testées contre la covid-19. Dans le même temps, le cabinet Accenture était missionné sur « l'élaboration de la vision et de la pérennisation du système d'information vaccination sur le fondement des données SI-DEP. » Avez-vous proposé une doctrine de sécurité sur l'utilisation de ces données par des cabinets privés ?

M. Franck Poupard . - Non : cela peut vous apparaître comme une subtilité sémantique mais l'Anssi est chargée de la sécurité des systèmes d'information, et non de la sécurité de l'information elle-même.

Dans le cas du vol de données que vous avez évoqué, j'ai été convoqué à Matignon pour une réunion de crise, avec des représentants de l'AP-HP. La première décision a été d'en informer la CNIL : d'abord, la réglementation l'exige ; ensuite, l'Anssi a appris, au fil du temps, à ne pas considérer la CNIL comme un ennemi. Une fois le vol constaté, la première chose à faire est de prévenir les détenteurs de ces données.

Quant à l'accès de prestataires étrangers à certaines données, l'Anssi n'est pas impliquée dans ce dossier. Je ne suis pas en mesure d'évaluer ce qui a été fait dans ce domaine.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quelles précautions ont été prises pour la construction de StopCovid et TousAntiCovid, dans laquelle plusieurs cabinets sont intervenus ? Quels sont ces cabinets ?

Vous avez évoqué les agents qui quittent votre administration ; or certains d'entre eux rejoignent les cabinets de conseil... Au vu du niveau de confidentialité des sujets traités par votre agence, comment évitez-vous les conflits d'intérêts ?

M. Franck Poupard . - Pour StopCovid, nous avons conçu un protocole très robuste avec les meilleurs chercheurs français. L'implémentation a été menée avec CapGemini, qui intervenait non en tant que cabinet de conseil mais comme prestataire numérique, au niveau opérationnel. Pour l'hébergement des données, nous avons également travaillé avec l'opérateur de cloud Outscale, qualifié par l'Anssi. Je n'ai pas connaissance de toutes les dimensions du projet mais je n'ai pas vu intervenir de cabinet de conseil. C'était une équipe resserrée, en mode projet, avec un pilotage étroit assuré par INRIA.

L'enjeu sous-jacent - et le combat a été très violent - était le choix entre deux modèles. Dans le premier modèle, le développement de l'application est assuré par l'État, qui prend ce faisant d'énormes risques, car c'est une tâche particulièrement délicate - surtout quand les acteurs du numérique qui fabriquent les téléphones et les systèmes d'exploitation sont peu coopératifs. C'est ce que nous avons vécu avec TousAntiCovid. Dans le second modèle, la mission de santé publique est confiée à Apple et Google.

Présenté ainsi, le choix n'est pas difficile à faire. Or en Europe, la France s'est trouvée très isolée dans son refus de confier une telle mission régalienne aux acteurs numériques, qui plus est non européens, que sont les Gafam. Ce n'est même pas une question de confiance : la santé publique n'est simplement pas leur rôle. La pression politique et le lobbying ont été tels que la plupart de nos partenaires ont basculé vers une solution où le contact tracing est effectué par les Gafam.

J'avais souligné alors que ces opérateurs, qui connaissent déjà tout de nous, pourraient, demain, concevoir des assurances grâce à ces données de santé. Or l'été dernier, Alphabet, maison-mère de Google, a créé une filiale dédiée à l'assurance santé... Cela montre qu'il faut être extrêmement vigilant dans la régulation de ce secteur, faute de quoi tout le système mutualiste volera en éclats . Le choix de la France a été courageux, car les autorités ont été brocardées de manière extrêmement violente. En revanche, il est incontestable que le contact tracing n'est pas une activité innocente : en la matière, on n'est jamais trop prudent !

La question du départ de nos collaborateurs vers les cabinets de conseil relève de l'enjeu plus général de la déontologie. Il n'est pas facile de gérer de tels départs, mais en poussant la logique à son terme, il faudrait les interdire. Or la question ne se résume pas à un affrontement entre les « gentils » du secteur public et les « méchants » du privé. On s'en remet donc aux règles de déontologie, qui sont très contraignantes.

Lorsqu'un collaborateur quitte l'Anssi, il n'est pas possible de lui vider le cerveau... En revanche, les engagements liés au classifié défense lui sont systématiquement rappelés. Pour le reste, nous leur faisons confiance. Je ne suis pas choqué qu'ils emportent avec eux un savoir-faire ; quant aux données, il faut savoir les oublier, ce qui demande une part de schizophrénie. Mais les mêmes questions se posent, de manière peut-être plus dure, dans les départs du privé vers le privé.

Ce modèle fondé sur la déontologie est perfectible, mais il perdrait à être trop contraignant. Si on interdit à tout agent public de rejoindre le privé, il ne faudra pas se plaindre que le public a des difficultés à recruter...

Mme Valérie Boyer . - Ce n'est pas seulement le modèle mutualiste qui risque de voler en éclats, mais l'assurance maladie dans son ensemble ! Contrairement à une entreprise, l'assurance maladie n'exploite pas les données des patients pour faire de la médecine ou de l'assurance prédictives.

D'un autre côté, j'ai été surprise qu'à la sortie du premier confinement, on ne se soit pas appuyé sur la carte Vitale pour distribuer les masques ou les tests, alors que notre réseau de médecins libéraux et de pharmacie maille très bien le territoire - il y a une pharmacie d'officine pour 2 500 habitants. Nous avons laissé les grandes surfaces distribuer du matériel médical.

Ainsi nous avons perdu sur les deux tableaux, celui des données et celui de la distribution. Quelles réflexions vous inspire cette situation ?

M. Mickaël Vallet . - Y a-t-il un contrôle sur la transmission par un ministère d'un ensemble de données à un des grands prestataires que vous avez évoqués, pour les faire analyser ?

Au point de vue juridique, dans l'organisation interne du Gouvernement, qui veille à ce que les données ne soient pas dispersées ? Qui serait responsable d'un loupé ou d'une erreur de jugement ?

M. Franck Poupard . - En matière de données de santé, et de données en général, la France, pour des raisons historiques, se montre particulièrement prudente. Nous avons une CNIL particulièrement forte, et je m'en félicite. Il est pertinent de considérer le risque en premier, et l'Anssi y contribue, mais cela ne doit pas être stérilisant. On peut être tenté de ne rien faire pour ne pas prendre de risques...

À titre personnel, je suis convaincu que l'État a de grandes marges de manoeuvre dans l'exploitation des données qu'il détient déjà, pour rendre un meilleur service. Cela implique une internalisation de savoir-faire et une démarche volontariste pour extraire la valeur de ces données, sans recourir à la sous-traitance - sinon la valeur sera captée par d'autres.

Dans le privé, la situation est analogue. Un exemple : le secteur de l'automobile. Faut-il continuer à construire des châssis avec des roues, comme nous le faisons depuis plus d'un siècle, ou évoluer vers un modèle numérique fondé sur l'exploitation de données, comme le fait Tesla ? Ce constructeur vend ses voitures à perte, mais réalise de la valeur ailleurs. Les constructeurs qui refusent de s'intéresser à la question des données disparaîtront.

De même, nous devons être en mesure d'exploiter nos données de santé, non pour surveiller les citoyens mais pour construire une santé plus efficace. L'enjeu est de trouver un compromis sur le traitement de la donnée - et les débats parlementaires passés sur les expérimentations en la matière montrent combien c'est difficile. Il faut en permanence objectiver le risque, car la peur non objectivée empêche d'agir, ou fait faire des erreurs. Il faut protéger les données, tout en les exploitant. À une échelle plus réduite, TousAntiCovid relève de la même problématique : comment s'autoriser ce qui est nécessaire, et pas davantage, en matière de contact tracing , sans prendre de risque supplémentaire ? Ce n'est pas aisé, mais je crois possible de trouver un équilibre.

Le contrôle de la protection des données est assuré par chaque organisation. Le RGPD l'a formalisé, avec le délégué à la protection des données (DPO) qui intervient en appui des décideurs.

L'Anssi plaide pour que les directeurs d'administration centrale assument des responsabilités de plus en plus importantes en matière de numérique, de données, de cybersécurité. Certains d'entre eux mettent en avant leur manque de compétences dans ce domaine. Or je suis convaincu que nos hauts fonctionnaires doivent être formés aux enjeux du numérique. Un haut fonctionnaire qui ne les comprend pas fera de mauvais choix, ou déléguera ces choix à des gens qui ne peuvent pas prendre de responsabilités à sa place. On ne peut décliner toute responsabilité en matière de numérique en se déclarant incompétent - de la même manière que, directeur de l'Anssi, je ne peux me défausser de mes responsabilités juridiques au prétexte que je n'ai pas de connaissances en droit.

M. Franck Montaugé . - La DiNum n'est-elle pas censée apporter cette valeur ajoutée sur la problématique des données produites et exploitées par l'État ?

M. Franck Poupard . - La DiNum a une vision globale des projets numériques - un champ considérable. En revanche, la DiNum, pas plus que l'Anssi, ne saurait déresponsabiliser les porteurs de projet. Elles apportent du conseil, mais la responsabilité en propre ne doit pas résider au-dessus du niveau du projet.

M. Franck Montaugé . - L'échec de certains projets d'État pose tout de même la question de l'efficience du contrôle exercé par ces directions...

M. Franck Poupard . - L'Anssi et la DiNum interviennent dans le cadrage initial du projet.

M. Arnaud Bazin , président . - Pour résumer vos propos, la responsabilité doit rester à la chaîne hiérarchique au sein de chaque administration. Les organismes comme la DiNum et l'Anssi ont pour rôle de conseiller et, éventuellement, d'intervenir préventivement.

Je vous remercie pour votre contribution à notre instruction en matière de cybersécurité. À défaut d'être pleinement éclairés sur l'influence des cabinets privés dans la détermination des politiques publiques, nous connaissons mieux le paysage de la sécurité des systèmes et, par voie de conséquence, des données.

Audition de MM. Thomas London et Karim Tadjeddine,
directeurs associés du cabinet McKinsey

(Mardi 18 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de MM. Thomas London et Karim Tadjeddine, tous deux directeurs associés du cabinet de conseil McKinsey.

Notre commission d'enquête a entrepris d'évaluer l'ampleur du recours par les personnes publiques à des prestations de conseil et d'en comprendre les ressorts ainsi que les modalités. Le cabinet McKinsey est un partenaire actif de l'État et de sa transformation depuis, je crois utile de le rappeler, bien plus longtemps que la survenue de la crise sanitaire.

Nous avons reçu hier soir votre réponse écrite aux demandes de la commission d'enquête et vous en remercions. Je constate cependant qu'elle est incomplète sur au moins deux points. D'une part, votre contribution porte sur l'activité de McKinsey depuis trois ans, alors que la commission d'enquête vous demandait des informations sur dix ans. D'autre part, elle ne comprend pas les prestations réalisées pour les entreprises publiques. Je vous rappelle sur ce point que seuls le secret de la défense nationale, les affaires étrangères et la sécurité intérieure ou extérieure de l'État sont opposables aux commissions d'enquête parlementaires.

Je tiens à votre disposition, au besoin, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 qui constitue la pierre angulaire du contrôle parlementaire. J'invite donc McKinsey à la transparence, comme les autres cabinets de conseil. Je sais pouvoir compter sur votre diligence pour compléter les éléments manquants de votre réponse écrite.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite MM. London et Tadjeddine à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thomas London et Karim Tadjeddine prêtent successivement serment.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Madame la rapporteure puis de nos collègues.

M. Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey . - Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les sénateurs, vous nous avez posé un certain nombre de questions, auxquelles nous allons tâcher de répondre aujourd'hui en vous apportant des éclairages sur le rôle que peuvent jouer les cabinets de conseil auprès du secteur public. Je suis responsable du pôle « secteur public » de McKinsey France et Thomas London est responsable du pôle « santé publique ». Nous pourrons répondre aux questions qui concernent notre action dans notre champ de responsabilités. Pour les questions globales qui dépassent celui-ci, nous reviendrons ultérieurement vers vous par écrit.

J'organiserai ce propos introductif autour de quatre volets : une brève description de notre cabinet, une présentation du périmètre de nos activités, nos règles déontologiques et d'engagement, et, enfin, une première réponse aux questions spécifiques que vous nous avez posées, notamment sur les prestations pro bono , la protection des données ou le développement des compétences. J'expliciterai les principes sans entrer dans le détail des projets réalisés ; nous serons heureux de les illustrer plus tard à travers des exemples concrets.

Notre cabinet McKinsey existe depuis presque un siècle. Depuis sa création en 1926, il accompagne les organisations privées, publiques et associatives dans la durée. Notre engagement auprès des acteurs socio-économiques en France est également ancien, puisque McKinsey s'y est établi en 1964 et compte aujourd'hui environ 600 professionnels répartis dans les bureaux de Paris et Lyon. Le cabinet emploie ses salariés en contrat de travail de droit français, est immatriculé au registre du commerce et des sociétés (RCS) et respecte l'ensemble des règles fiscales et sociales françaises applicables aux sociétés - c'est d'ailleurs un préalable pour répondre aux appels d'offres publics.

Vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la présence de McKinsey auprès des administrations publiques en France est très ancienne. Nous avons notamment, en 1947, accompagné la direction du Trésor dans la mise en oeuvre du plan Marshall, et nous accompagnons régulièrement les acteurs du secteur public en France depuis plus de quinze ans. Pour répondre à votre question, 84 % des clients de McKinsey France sont français.

Afin de réaliser nos missions, nous sommes organisés autour de deux pôles de compétences sectoriels.

Le pôle « secteur public », que je dirige, est chargé de coordonner dans la durée nos appuis auprès des responsables publics opérationnels.

Ce pôle représente environ 5 % de notre activité en France. Pour pouvoir exercer ses missions, il mobilise, lorsque cela est pertinent, des stands d'expertise fonctionnelle : dans le domaine des opérations, des organisations, nos spécialistes apportent leur renfort en fonction des thématiques particulières du projet. Nous pouvons aussi nous appuyer sur notre centre de recherche propriétaire. À cet égard, nous investissons chaque année près de 10 % de nos ressources en faveur de la recherche primaire au sein d'équipes de recherche dédiées comme le McKinsey Global Institute qui travaille sur les économies sectorielles ou les centres de mobilité de demain. Enfin, nous pouvons nous appuyer sur un réseau de presque 35 000 collaborateurs dans 67 pays afin de mobiliser de manière extrêmement rapide et précise les meilleures expertises mondiales.

Je soulignerai deux points importants : nous ne considérons évidemment pas que le secteur public fonctionne comme une entreprise privée, ni que les enseignements d'autres pays puissent être répliqués au contexte français. Le rôle du pôle « secteur public » consiste à s'assurer que l'ensemble de ses informations sur d'autres métiers, d'autres secteurs, sont contextualisées et utiles pour les décideurs publics.

S'agissant de notre périmètre d'action, j'apporterai quelques précisions. Notre métier de conseil est d'accompagner de manière « temporaire » - j'insiste sur ce terme - des responsables opérationnels pour les aider à accomplir leur mission, renforcer et développer les compétences de leur équipe. Nous ne remplissons pas de mission d'externalisation ou d' outsourcing, c'est-à-dire des délégations durables de mission comme dans les systèmes d'information ou la veille. Nous n'effectuons pas non plus de mission de certifications ou d'audits externes, à savoir la publication d'un rapport indépendant qui analyse la conformité de la situation par rapport à un référentiel. Nous ne produisons pas de conseil de nature juridique et n'exerçons aucune activité de lobbying ou de communication.

Nous intervenons essentiellement dans deux cas de figure : en amont de la prise de décision, nous aidons à instruire celle-ci grâce à des travaux d'analyse factuels ; en aval, nous aidons les responsables publics dans son exécution.

Je voudrais revenir sur une question qui a été débattue lors des précédentes auditions : pourquoi les responsables publics font-ils appel à des cabinets de conseil ? Quelle est notre valeur ajoutée ? D'abord, ce recours ne traduit ni un défaut de compétence ni une faiblesse. Au cours des dernières décennies, il s'est beaucoup développé au sein des économies avancées. Le président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, Matthieu Courtecuisse, a indiqué les chiffres : en France, ce marché de conseil a doublé en moins de dix ans, et ce pour trois raisons.

En premier lieu, les responsables tant publics que privés sont soumis à des enjeux de plus en plus complexes qui requièrent des champs d'expertise de plus en plus larges. Un responsable doit pouvoir appréhender les enjeux technologiques et opérationnels ainsi que « l'expérience client ». Le niveau de spécialisation ne cesse de croître et certaines expertises sont utilisées trop ponctuellement ou de manière insuffisante pour justifier une internalisation. Nous pouvons mettre à disposition de nos clients quasi immédiatement les expertises les plus pointues et les plus récentes.

En deuxième lieu, les responsables sont sujets à des évolutions très importantes concernant leurs charges : instruire ou réaliser un projet peut nécessiter de mobiliser des équipes de plusieurs dizaines de collaborateurs durant quelques semaines ou quelques mois. Répondre à une crise - nous y reviendrons certainement - implique d'être en mesure de réunir du jour au lendemain des équipes pluridisciplinaires. Nous avons cette capacité au service des responsables publics.

En troisième lieu, eu égard au rythme des avancées technologiques, le besoin permanent d'innovation s'est beaucoup accéléré. Dans ce contexte, tout responsable des opérations se doit d'être à l'écoute des évolutions technologiques, managériales et opérationnelles. Grâce à notre réseau international, et à travers l'ensemble des secteurs, nous pouvons « filtrer » et apporter les idées nouvelles, contextualisées aux besoins propres des responsables du secteur public.

Cette triple évolution - recherche d'expertise, volatilité de l'activité, besoin d'innovation - explique la forte progression des métiers du conseil au cours des dernières décennies, qui devrait probablement se poursuivre dans les prochaines années.

S'agissant spécifiquement du conseil au secteur public, c'est maintenant une pratique courante dans l'ensemble des pays développés et de l'Europe, notamment en Allemagne, au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves.

La France a suivi le même mouvement, avec une moindre ampleur, du recours au conseil externe. Depuis plus de quinze ans, cette pratique est devenue normée et usuelle ; l'État s'est doté de véhicules de contractualisation normés et a mis en place des procédures de mise en concurrence pour sélectionner l'offre économiquement la plus avantageuse.

Le marché est aujourd'hui structuré et ouvert ; l'État fait appel, sur une base régulière, à plus de 25 acteurs de conseil différents et à de plus petites structures, ce qui permet aux responsables publics d'avoir accès à un large champ de compétences et d'expertises spécifiques adaptées aux besoins de chaque mission. L'État a également instauré des centrales d'achat de conseils, telles que la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) que vous avez auditionnée, la direction des achats de l'État (DAE), la direction interministérielle du numérique (DINUM), l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Des équipes expérimentées ont aussi été constituées au niveau des secrétariats généraux des ministères. La spécification en amont des besoins et le pilotage opérationnel sont conduits selon de très bons standards. Il reste bien sûr des marges d'amélioration et de réflexion - j'y reviendrai.

Je détaillerai à présent les règles éthiques et l'engagement que nous mettons en place dans le secteur public. La déontologie est au coeur de notre relation avec le client. Matthieu Courtecuisse l'a rappelé, un décideur peut arrêter un projet à tout moment et la relation de confiance avec lui est essentielle pour que nous puissions l'accompagner au mieux. Nous avons codifié l'ensemble de nos engagements dans un code de conduite - il est en ligne, et nous l'avons transmis à vos services.

Nous avons aussi défini des règles d'intervention spécifiques dans le secteur public. Nous intervenons uniquement en accompagnement des responsables publics exécutifs, ce qui exclut de fait les acteurs législatifs, les organes de contrôle ou d'évaluation de l'action publique. Nous ne servons pas non plus les partis ou les personnalités politiques ; nos statuts nous l'interdisent. McKinsey est ainsi en mesure de conserver toute la neutralité et l'indépendance requises pour le bon accomplissement de ses missions.

Nous intervenons à travers des contrats-cadres, obtenus au travers de processus compétitifs. Nous sommes essentiellement intervenus ces dernières années auprès de la DITP, de l'UGAP, de la DAE et de la direction générale des entreprises (DGE). Dans les groupements, nous sélectionnons des sous-traitants, notamment des PME françaises, pour construire un écosystème cohérent et permettre aux donneurs d'ordre d'accéder à une offre large et diversifiée. Pour répondre à votre question, nous pratiquons des prix publics inférieurs de l'ordre de 15 % à 30 % par rapport aux prix moyens pratiqués dans le secteur privé.

Dans ce cadre, McKinsey intervient en amont de la décision publique, en apportant une base factuelle des outils d'analyse ou d'aide à la décision, ou en aval de celle-ci, pour accompagner la mise en oeuvre des orientations retenues et le soutien au déploiement opérationnel - toujours en étroite collaboration avec les publics concernés.

Les sujets sur lesquels nous intervenons concernent plus particulièrement l'amélioration de la qualité des services rendus aux citoyens, notamment la réduction du délai de traitement des demandes ou la facilitation de l'accès au service public à travers la digitalisation ou le réseau, et l'amélioration de l'efficacité de l'action publique, notamment au travers du renforcement des processus d'achat ou d'une meilleure qualité des processus opérationnels tels que les parcours clients dans le secteur hospitalier.

Afin de répondre à ces appels d'offres, nous nous assurons systématiquement que les travaux pourront remplir trois conditions : atteindre un impact tangible et mesurable ; apporter une expertise sectorielle ou fonctionnelle spécifique et complémentaire de celle des clients ; accompagner le développement des compétences des organisations publiques. La complémentarité est un principe d'action majeur pour nous. L'apport se fait toujours en appui des structures publiques, jamais en substitution. Tout au long des projets, un accent particulier est mis sur l'implication des agents publics. Le format le plus efficace est de constituer des équipes mixtes mêlant des membres de l'organisation cliente et des membres de cabinets, afin d'assurer l'appropriation complète des outils de méthodologie mis en place.

Les règles précitées sont vérifiées avant le démarrage de chaque projet par une équipe « risque » à l'échelon européen, et indépendante de nos pôles.

Enfin, je souhaiterais revenir sur cinq points qui ont suscité des débats ou des interrogations lors des précédentes auditions.

Les pro bono sont, je le rappelle, des projets à titre gracieux, qui sont effectués selon les mêmes standards que les autres. De telles missions sont rares, concernent des sujets spécifiques et sont entièrement décorrélées de notre activité classique.

Pourquoi de tels projets ? Pour des raisons liées au sens de notre mission et de notre impact social. Il s'agit d'un facteur massif d'attraction, de rétention et de développement de nos personnels. Notre stratégie pro bono est définie à l'échelle globale et vise à contribuer à des thèmes d'intérêts sociétaux, essentiellement auprès de structures associatives.

Nous sommes récemment intervenus en faveur du secteur culturel, notamment pour accompagner des musées - Le Louvre, le Centre Pompidou - dans des stratégies de radiation. Nous sommes intervenus sur des projets collectifs. Par exemple, nous avons accompagné la préparation du dossier de candidature de la France aux Jeux Olympiques de 2024. Nous avons effectué des travaux de coordination ou de recherche. Pour le Tech For Good , nous aidons les groupes de travail réunissant 80 entreprises et organisations à prendre des engagements sociétaux en faveur de l'utilisation de la tech pour la diversité et l'inclusion.

Au cours de ces dernières années, nous avons fait évoluer nos règles de façon proactive, avec un processus systématique de contractualisation précisant que nous ne saurions bénéficier d'aucun traitement préférentiel pour de futurs appels d'offres. Nous indiquons aussi les raisons de notre action pro bono . Toutefois, les propositions du Syntec pour renforcer ces règles, notamment sur le mécénat de compétences, vont dans le bon sens.

Ensuite, sur les allers-retours entre le secteur public et le secteur privé, parmi nos 600 collaborateurs, seuls sept, soit environ 1 %, ont une expérience préalable dans le secteur public de plus de deux ans. Sur ce 1 %, la moitié n'a pas effectué, au sein de notre cabinet, de projet dans le secteur public.

Nos processus d'entretien se basent strictement sur les compétences, avec une candidature en ligne et entre 5 à 10 entretiens par candidat retenu. Ils sont rigoureux et auditables, mais nous ne pouvons pas exclure des personnes sur la base de leur ascendance. Nos consultants nous quittent souvent après trois à cinq ans, et certains vont dans le secteur public, ce qui n'a rien d'exceptionnel. Parmi nos anciens collaborateurs, au 31 décembre 2021, environ 1 % travaille dans le secteur public.

Par ailleurs, rédiger les projets de loi ou de règlement n'est ni notre rôle, ni notre compétence, ni notre mandat. Nous ne le faisons pas.

La confidentialité est la condition d'exercice de notre profession : nos clients ne nous pardonneraient pas d'y manquer. Vous avez mentionné le paradoxe de la donnée. Nous n'utilisons pas les données confidentielles des clients pour concevoir nos benchmarks . Nous nous basons sur nos données propriétaires, issues de nos recherches internes financées sur nos ressources propres, sur les données publiques, en particulier en langues locales, et sur des entretiens conduits dans le cadre des travaux de benchmarking , dont la vocation est toujours explicitée auprès de nos interlocuteurs. Ces règles sont explicites et formalisées.

Enfin, sur le développement des compétences des administrations, il nous a été reproché d'agir à leur place. Ce n'est pas notre philosophie ni notre pratique. Il devient critique de pouvoir déployer sur une courte période des équipes en mode projet pour répondre à des situations d'urgence temporaire : malgré des progrès, certaines administrations n'y arrivent pas encore à cause des rigidités et des contraintes de ressources. De plus, nous n'avons pas vocation à agir durablement dans les administrations, alors que celles-ci doivent internaliser des compétences. Par exemple, sur les activités informatiques, digitales ou de données, les administrations tendent à davantage externaliser que le secteur privé.

Nous observons des améliorations sensibles ces dernières années, avec par exemple l'accélération du plan de recrutement de la DINUM, mais il reste des marges de progrès.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quelles entités composent McKinsey en France, et quel est le rôle de celle qui est domiciliée dans l'État du Delaware aux États-Unis ? J'attends une réponse précise à une question précise.

Ensuite, dans quelles entités sont domiciliés les contrats de travail des collaborateurs employés en France, votre chiffre d'affaires et votre bénéfice réalisés en France ?

Quelle est l'entité de McKinsey qui porte le chiffre d'affaires réalisé dans le secteur public français ?

Enfin, pourquoi McKinsey France ne publie-t-elle pas ses comptes annuels ?

M. Karim Tadjeddine . - Je précise que je n'interviens qu'en tant que responsable du pôle « secteur public », et non pas en tant que directeur général.

McKinsey France est enregistrée au registre français des sociétés. L'ensemble des contrats de travail est porté par cette société de droit français, de même que l'ensemble du chiffre d'affaires.

Nous sommes organisés en succursale rapportant à l'entité mère basée au Delaware mais l'ensemble de nos activités, dans les secteurs publics et privés, et l'ensemble des contrats de travail sont portés par cette société de droit français.

M. Arnaud Bazin , président . - Êtes-vous donc bien soumis aux impôts français, comme n'importe quelle société ?

M. Karim Tadjeddine . - Bien sûr, Monsieur le président. Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France et l'ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Une question plus précise : vous disiez que votre valeur ajoutée est de réaliser des expertises sur des enjeux complexes. Je sais que le métier des enseignants est difficile, notamment dans ce moment de crise épidémique, et ceux-ci ont pu démontrer qu'ils étaient des experts en matière d'enseignement. Or, vous avez obtenu un contrat de 496 800 euros pour, je cite, « évaluer les évolutions du métier d'enseignant ». Quel a été l'aboutissement de cette mission ?

M. Karim Tadjeddine . - Nous avons été sollicités par le biais du contrat-cadre de la DIPT, par le ministère de l'éducation nationale.

Notre rôle a été d'accompagner la DITP pour organiser un séminaire qui était prévu par le ministère, en lien avec des organisations internationales, pour réfléchir aux grandes tendances d'évolution du secteur de l'enseignement, à quelles étaient les évolutions attendues du marché de l'enseignant et, à ce titre, quelles pouvaient être les réflexions autour du métier d'enseignant.

Nous avons accompagné la DITP dans cette réflexion. Nous travaillons depuis une vingtaine d'années sur l'analyse de l'évolution des systèmes d'éducation.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Votre réponse me semble un peu imprécise pour un sujet d'ampleur, alors que le montant du contrat est conséquent.

À quoi cela a-t-il abouti, concrètement ?

M. Karim Tadjeddine . - Cela a conduit à un ensemble de travaux réalisés avec à la fois la DITP et le ministère de l'éducation nationale.

Il s'agissait, d'une part, de travaux de benchmarking , de comparaison de quelles avaient été les évolutions faites par les autres pays européens pour anticiper les évolutions du métier d'enseignant et, d'autre part, d'analyser les évolutions des systèmes éducatifs dans l'ensemble des pays européens et donc de réfléchir à un certain nombre de thèmes de réflexion qui étaient prévus pour la tenue d'un séminaire avec les responsables enseignants, qui était prévu en février 2021

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Il y avait donc des responsables des enseignants qui collaboraient ?

M. Karim Tadjeddine . - Oui, Madame la rapporteure.

Mais je n'ai pas directement piloté ces travaux. Je pilote l'ensemble du secteur et j'ai des collègues qui sont spécialistes de ces problématiques d'évolution de l'enseignement.

Mme Nathalie Goulet . - Vous avez indiqué ne pas participer à des campagnes politiques. En revanche, la presse s'est longuement penchée sur votre rôle dans la campagne d'Emmanuel Macron. Elle évoque le fait que vous avez comparé des prestataires pour réaliser un site de campagne. Avez-vous effectué des missions dans ce cadre et quel est votre rôle au sein du think tank En Temps Réel, dont vous êtes membre du conseil d'administration ?

Plus généralement, une vingtaine de vos salariés a participé à cette campagne électorale : comment avez-vous veillé aux règles relatives aux conflits d'intérêts et ces prestations figurent-elles sur les comptes de campagne ? Je rappelle qu'un de vos salariés est ensuite rapidement devenu directeur de cabinet du secrétaire d'État Mounir Mahjoubi. Les liens entre votre cabinet et la campagne présidentielle semblent donc assez forts...

M. Karim Tadjeddine . - Tout d'abord, nos statuts nous interdisent de travailler, à titre payant ou pro bono, pour des organisations ou des personnalités politiques. Nous ne le ferons jamais.

Ensuite, vous le savez, la loi française est protectrice des activités politiques et associatives de chacun : comme employeur, je ne peux pas demander à une personne si elle a des activités politiques ni lui donner des instructions, dans un sens ou dans l'autre.

Enfin, depuis que je suis étudiant, j'ai conservé des activités associatives au profit du collectif, y compris parfois de nature politique, dont En Temps Réel que vous avez mentionné.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous entendons cette liberté fondamentale de chacun de s'engager, mais ces choses doivent être contrôlées. Pouvez-vous garantir que ces salariés n'ont pas exercé leurs activités politiques sur leur temps professionnel ?

M. Karim Tadjeddine . - En effet, l'exercice de cette liberté individuelle implique de ne pas utiliser les ressources de notre institution. En particulier, nous veillons au respect strict des obligations de confidentialité.

M. Arnaud Bazin , président . - Comment contrôlez-vous concrètement l'application de ce principe ?

M. Karim Tadjeddine . - Nous pouvons le contrôler par un suivi de l'utilisation des moyens de l'entreprise.

Mme Nathalie Goulet . - L'ancien directeur de cabinet de Mounir Mahjoubi est-il revenu dans votre société ?

M. Karim Tadjeddine . - Il me semble qu'il n'était pas directeur de cabinet.

Par ailleurs, je rappelle que moins de 1 % de nos anciens personnels sont actuellement dans le secteur public. Cela reste très marginal par rapport à l'ensemble de nos collaborateurs. Il n'y a pas d'aller-retour mais, en tant qu'employeur, je n'ai pas le contrôle sur les choix individuels des personnes qui quittent notre cabinet.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez vous-même, Monsieur Tadjeddine, contribué aux travaux des commissions Attali pour la libération de la croissance française. Quel était le véhicule juridique de votre participation ? Était-elle gratuite ou non ? Des consultants de McKinsey ont-ils été mobilisés en tant que tels, ou sur leur temps libre ?

M. Karim Tadjeddine . - Ce support, en 2008 puis de nouveau en 2010 ou 2011, a eu lieu dans le cadre d'un projet pro bono , au même titre que celui d'autres cabinets comme Accenture ou Capgemini, que vous avez auditionné.

M. Arnaud Bazin , président . - Y avait-il un contrat, dans cette activité gratuite ?

M. Karim Tadjeddine . - Je l'ignore. Je n'étais à l'époque qu'un jeune consultant.

Mme Christine Lavarde . - Monsieur London vous avez travaillé sur une publication de l'Institut Montaigne en vue de la campagne présidentielle de 2017. Votre notice biographique, sur le site de McKinsey, fait état de votre participation à la commission Marescaux sur l'avenir des centres hospitaliers universitaires en 2009. Vous n'êtes donc pas un débutant sur le secteur de la santé.

Comment faites-vous abstraction des données dont vous avez pu avoir connaissance dans le cadre de votre travail pour des clients publics ?

Est-ce à des auditeurs ou à des conseillers au secteur public de formuler des propositions d'évolution qui aboutissent à créer des marchés pour vous-mêmes ? Ainsi, quand vous proposiez en 2017 d'ouvrir les données de santé, nous avons bien vu que cela a créé un débouché pour les cabinets de conseil...

Enfin, vous avez parlé des actions pro bono : combien y en a-t-il eu et dans quels secteurs des politiques publiques ? Certaines ont-elles débouché sur des prestations payantes ?

M. Thomas London . - L'Institut Montaigne, think tank indépendant, regroupe de nombreuses sociétés dont McKinsey. Nous participons à certains de leurs travaux à ce titre. En l'occurrence, j'ai contribué à certains travaux collectifs de cet institut, et non pas de McKinsey, ayant mobilisé des dizaines d'experts, avec de nombreuses auditions. J'y ai bien sûr amené mon expérience précédente.

En revanche, nous nous interdisons absolument d'utiliser des données confidentielles obtenues au cours de travaux « clients » pour des travaux auprès d'autres clients.

M. Karim Tadjeddine . - Chaque année, nous effectuons deux à trois projets pro bono décidés par la direction générale de McKinsey France. À ma connaissance, ces projets n'ont jamais été suivis d'un projet payant.

M. Arnaud Bazin , président . - Lorsque vous dites deux ou trois par an, est-ce pour les administrations centrales, pour les centres hospitaliers, etc . ?

M. Karim Tadjeddine . - C'est le chiffre global pour la totalité du secteur public et associatif.

M. Arnaud Bazin , président . - Y compris les entreprises publiques ?

M. Karim Tadjeddine . - Oui. Mais à ma connaissance, nous n'avons jamais fait de projet pro bono pour les entreprises publiques.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Confirmez-vous que McKinsey a participé depuis 2018 à l'organisation des sommets Tech for Good pour l'Élysée ? Si oui, pourquoi et quel a été votre rôle exact ? McKinsey aurait notamment été chargé de préparer les débats et de suivre le respect des engagements financiers des participants... Combien d'évènements sont concernés, et pour quels montants ?

McKinsey a-t-il consenti à des prestations pro bono dans ce cadre ?

M. Karim Tadjeddine . - Oui, je l'ai signalé dans mon intervention liminaire : nous avons effectivement accompagné, sous forme de pro bono , l'événement Tech for Good depuis 2018.

Le sommet Tech for Good , c'est environ 80 entreprises et associations qui se réunissent pour prendre des engagements collectifs du côté du secteur privé, pour que les progrès technologiques bénéficient au plus grand nombre. Cinq thématiques ont été identifiées, comme la diversité ou l'inclusion économique. L'objectif, c'est que les participants prennent des engagements suivis d'année en année.

Nous réalisons un support pour aider à préparer les ateliers thématiques, en rassemblant des bases factuelles et en mettant en place des outils pour suivre dans la durée les engagements de ces acteurs.

Cette prestation est réalisée pro bono , car nous estimons que cela fait partie de notre engagement pour mobiliser le secteur privé sur ces thématiques d'engagement sociétal.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela donne-t-il lieu à une contractualisation ?

M. Karim Tadjeddine . - Ce n'était pas contractualisé pour la première édition, mais depuis lors, nous contractualisons.

M. Arnaud Bazin , président . - Y a-t-il un document qui décrit les objectifs ? Qui vous passe commande ? L'Élysée ou l'administration ?

M. Karim Tadjeddine . - Il y a un contrat. Je ne sais pas avec qui nous contractons, car plusieurs administrations sont engagées, mais c'est le secteur public qui nous passe commande.

Je vous ai expliqué dans mon propos liminaire pourquoi nous avions cet engagement : c'est un engagement sociétal, sans aucune attente de contrepartie, et nous précisons quel est notre périmètre de responsabilité.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-ce toujours en cours ?

M. Karim Tadjeddine . - Le dernier sommet a été annulé, compte tenu de la crise sanitaire. Je ne sais pas quels sont les projets pour la suite de ce sommet.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-ce à revoir annuellement ?

M. Karim Tadjeddine . - Tout à fait.

M. Jérôme Bascher . - Avec ma collègue Christine Lavarde, j'ai fait partie d'une commission d'enquête qui étudiait les allers-retours entre le public et le privé. Vous avez déclaré que seul 1 % de vos effectifs proviendrait du secteur public. Certes, c'est assez peu, mais tout dépend de quel pourcent il s'agit...

Par exemple, vous avez co-écrit un ouvrage avec Thomas Cazenave, qui était délégué interministériel à la transformation publique, celui-là même qui donne des crédits à des cabinets de conseil pour faire des études. À titre illustratif, quelles règles déontologiques avez-vous mises en place, compte tenu de vos amitiés et écritures communes, pour les contrats passés à ce moment-là ?

M. Karim Tadjeddine . - Thomas Cazenave n'a jamais été membre de nos effectifs. Je ne suis pas sûr de bien comprendre votre question...

M. Jérôme Bascher . - Vous avez co-écrit un ouvrage avec lui ; vous êtes prestataire de la DITP dont il était délégué interministériel. Est-ce que vous avez mis une muraille de Chine entre vos différentes activités ? Vous êtes-vous déporté ? C'est juste à titre illustratif...

M. Karim Tadjeddine . - Une précision : je n'ai pas co-écrit ce livre, qui a été préparé par Thomas Cazenave. Il y avait une quinzaine de contributions ; j'y ai contribué au même titre que d'autres acteurs engagés sur le thème de la transformation publique.

À l'époque du livre, en 2016, Thomas Cazenave n'était pas en poste à la DITP. Je n'ai eu aucune relation avec Thomas Cazenave, qui était alors responsable de la chaire de transformation publique à Sciences Po. À ce titre, il a contacté un certain nombre d'acteurs pour réfléchir à l'avenir de la fonction publique. Je n'ai eu aucun intérêt ensuite, lorsqu'il y a eu d'autres cas de présomption ou de perception de potentiel conflit d'intérêts.

La règle est, qu'en cas de présomption de conflit d'intérêts, le décideur public se déporte et ne participe pas à la prise de décision. Cette règle est suivie assez rigoureusement par l'administration.

Mme Nicole Duranton . - L'influence d'un cabinet de conseil peut tendre à l'hégémonie. Faudra-t-il établir en France un système de contrôle de la répartition des marchés publics de conseil, un peu sur le modèle européen de la formation des cartels économiques ?

M. Karim Tadjeddine . - Il est important qu'il y ait une pluralité d'interventions de conseil auprès du secteur public.

Je prends l'exemple du contrat-cadre avec la DITP, construit dans cette perspective : il y a une rotation entre les titulaires et une règle d'équilibre de charge. Cela a été mis en place.

Les décideurs publics ont la capacité de choisir entre une vingtaine d'acteurs. Il ne me semble pas qu'il y ait des « situations fortes » prises entre les acteurs de ce marché.

M. Arnaud Bazin , président . - L'essentiel, voire la quasi-totalité, de vos marchés sont-ils réalisés via cet accord-cadre de la DITP ? Avez-vous des marchés passés directement par certaines administrations ? Quelle en est la proportion ?

Lorsque vous êtes attributaires, notamment dans le cas du marché avec la DITP, c'est une attribution au « tourniquet », c'est-à-dire chacun son tour. Dans quelle proportion avez-vous recours à la sous-traitance, ou bien êtes-vous sous-traitant vous-même dans ces marchés ?

M. Karim Tadjeddine . - Presque la totalité de nos prestations transite à travers ces grands contrats-cadres avec la DITP, l'UGAP et la direction des achats de l'État. À ma connaissance, nous n'avons pas de contrat direct avec ces administrations.

M. Arnaud Bazin , président . - Ces trois accords-cadres fonctionnent-ils au « tourniquet » ?

M. Karim Tadjeddine . - Non. Le contrat avec la DITP fonctionne au « tourniquet », mais sur les autres lots et les autres appels d'offres, c'est par lot, par type de prestation sollicitée.

Concernant la sous-traitance, lorsque nous répondons aux appels d'offres, nous mettons en place des groupements pour proposer, au-delà de nos compétences internes, un réseau de sous-traitants, notamment locaux, capable d'apporter des prestations spécifiques.

Selon les appels d'offres, le montant des prestations de sous-traitance s'élève entre 5 et 10 %. C'est une part assez faible des volumes.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous faites appel à la sous-traitance pour environ 5 à 10 % du montant ?

M. Karim Tadjeddine . - Exactement. C'est relativement marginal, lorsqu'en cas d'expertise spécifique, nous ne sommes pas capables de l'assurer en interne.

M. Arnaud Bazin , président . - Êtes-vous, à l'inverse, sollicités par d'autres cabinets comme sous-traitants ?

M. Karim Tadjeddine . - C'est marginal. Nous le sommes très rarement.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je rebondis sur la question de Jérôme Bascher sur votre participation à l'ouvrage L'État en mode start-up avec Thomas Cazenave. Ne l'avez-vous pas aussi connu lors de la rédaction du rapport Attali ?

M. Karim Tadjeddine . - Je ne pense pas.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je reviens à la crise sanitaire.

McKinsey aurait perçu 13,5 millions d'euros au titre de cette crise, essentiellement à partir de décembre 2020 pour l'organisation de la campagne vaccinale.

Quel a été le rôle exact de votre cabinet dans la définition et la conduite de la politique vaccinale ? Quelle est l'expertise de McKinsey, cabinet généraliste, sur ce sujet très spécifique ?

L'intervention de McKinsey a-t-elle permis de rattraper les retards du début de la campagne de vaccination en France ?

M. Thomas London . - Nous avons été sollicités fin novembre 2020 pour appuyer les équipes du ministère dans le déploiement de la campagne vaccinale contre le covid-19. Je prendrai un peu de temps pour bien expliciter notre rôle et pour illustrer les principes d'intervention que mon collègue mentionnait tout à l'heure. Je reviendrai sur le cadre et le contexte de la mobilisation, je préciserai les expertises mobilisées en complément de celles du ministère, avant d'apporter quelques précisions sur notre intervention et ce qui en était exclu.

Contractuellement, ces prestations ont été réalisées dans le cadre du marché avec la DITP. Début décembre, il a fallu très rapidement bâtir, en quelques semaines - puisque les premières injections ont eu lieu fin décembre -, un réseau de distribution de plus de 20 000 points de vente, 2 000 centres de distribution, en mesure de prendre des commandes de près de 90 000 professionnels avec des enjeux très forts de délais et de qualité de service, pour des produits dont la logistique était complexe : il y avait plusieurs circuits de distribution, plusieurs vaccins, avec pour certains des contraintes de stockage à moins 80 degrés, avec des contraintes de temps de transport maximum pour que les vaccins ne se détériorent pas. Il donc fallu bâtir, en quelques semaines, ce schéma.

Entre janvier et avril 2021, il a fallu, chaque mois, doubler le volume des injections et donc des livraisons de doses : 1,5 million en janvier, 12 millions en avril, 18 millions en juin et en juillet. Il a aussi fallu que le ministère bâtisse un système qui lui permette de coordonner, dans un laps de temps extrêmement rapproché, environ 250 000 personnes impliquées dans la campagne de vaccination.

Nous sommes très fiers d'avoir eu l'occasion de participer à cette campagne et d'aider à ce que des résultats ambitieux soient atteints. En un an, 125 millions d'injections ont été réalisées, contre une dizaine de millions d'injections pour la campagne annuelle vaccinale contre la grippe. Ce furent donc des enjeux majeurs, une mobilisation en appui et en complémentarité des ressources du ministère et du grand nombre d'acteurs mobilisés, avec des résultats tangibles.

Pour cela, nous nous sommes appuyés sur différentes expertises en termes de logistique, de campagne de vaccination, de gestion de crise et de gestion de projets de grande ampleur et d'une grande complexité. Concevoir une telle infrastructure opérationnelle dans des délais aussi courts, c'est un enjeu auquel une administration n'est confrontée que très épisodiquement - fort heureusement ! Nous, c'est une typologie de projet que nous conduisons régulièrement. Sur les six dernières années, nous sommes intervenus dans la reconfiguration d'environ 700 chaînes logistiques mondiales. Voilà l'expertise que nous avons.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-ce justifié par le fait qu'il y avait de nombreux lieux de distribution et beaucoup d'acteurs pour effectuer la vaccination ? C'est un choix qui a été fait. En 2009-2010, au moment de l'épisode de grippe H1-N1, les choix de distribution étaient radicalement différents et entièrement gérés par l'administration, avec des « vaccinodromes ».

Avez-vous, par votre expertise, par des éléments proposés à l'administration, participé à la décision de ne pas reproduire ce schéma de vaccinodromes pour un choix de diffusion beaucoup plus complexe à gérer ?

M. Thomas London . - Pour être clair, nous n'avons pas eu de rôle dans la définition de la stratégie vaccinale en tant que telle. Notre rôle était dans l'opérationnalisation des choix logistiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans la logistique ?

M. Thomas London . - Oui, dans l'opérationnalisation des décisions et des actions qui ont suivi ces choix. Les choix tels que qui vacciner, dans quel ordre, quel vaccin utiliser, quels devaient être les lieux de vaccination, quels effectifs devaient être mobilisés, le passe vaccinal, les actions de communication, étaient exclus de notre périmètre d'intervention. C'est important de le préciser.

Concrètement, nous avons appuyé la task force interministérielle sur trois volets : d'abord, le cadrage opérationnel et la mise à l'échelle des flux logistiques. Nous avons apporté un appui à la mise en oeuvre de pilotes, puis de tests à l'échelle de différents schémas logistiques. Nous avons ensuite construit des outils de pilotage qui permettent un ajustement continu, de manière à s'assurer que la qualité de service soit au rendez-vous et qu'elle suive l'évolution de la campagne. Par exemple, avant l'été, il nous a fallu anticiper les déplacements de population durant les vacances pour nous assurer que les vaccins seraient là où se trouve la demande durant l'été. Nous avons donc eu, tout au long de la campagne, des sujets très opérationnels à gérer.

Après cet appui pour le pilotage des flux, nous nous sommes mobilisés pour accompagner les processus et les outils de coordination de la campagne. Nous avons défini les rôles et les responsabilités pour que les centaines d'actions qui devaient être menées en parallèle soient instruites comme il se devait. Puis nous avons mis en place le processus de suivi pour identifier très tôt où il y avait éventuellement des déviations et des mesures correctives à apporter.

Enfin, nous avons fait du benchmarking et avons réalisé une cartographie et un suivi en continu de l'avancement des campagnes de vaccination dans d'autres pays, à la fois pour éclairer les choix pris et pour comparer l'avancement de la campagne française à la situation internationale.

M. Arnaud Bazin , président . - En janvier 2021, vous avez eu aussi une mission pour la mise en place d'une « tour de contrôle stratégique » auprès de Santé publique France, pour 605 000 euros. Selon les informations recueillies, vous avez participé à l'animation et à la mise en place de « briefs quotidiens transverses internes » à Santé publique France, deux fois par jour, à 9 heures et à 15 heures. En quoi consistait concrètement cette mission ?

M. Thomas London . - Dès les premières semaines de la campagne, il est apparu que Santé publique France avait un rôle absolument central et qu'un grand nombre des actions étaient sous sa responsabilité, avec des délais à mesurer en heures plutôt qu'en jours ou semaines, dans un contexte de tensions fortes sur les ressources, en raison de la grande quantité d'activités à gérer en parallèle.

C'est le ministère qui nous a demandé cet appui complémentaire auprès de Santé publique France - je pense que Mme Chêne vous l'a précisé lors de son audition - pour appuyer ces travaux de coordination extraordinairement intenses. J'insiste sur le côté exceptionnel de la situation : il s'agissait de conduire des « revues d'anticipation », plusieurs fois par semaine, pour anticiper les sujets pouvant engendrer des risques opérationnels sur les activités de Santé publique France.

Quelques exemples : comment assure-t-on l'anticipation de la montée des cadences de livraison sur les capacités de stockage à moins 80 ou à moins 20 degrés, la capacité de transport et la nature des transports nécessaires, la capacité des établissements pivots qui ont joué un rôle clé dans un certain nombre de flux logistiques...

À chaque fois qu'une décision était prise au niveau ministériel, il fallait prendre en compte toutes les implications potentielles pouvant poser des difficultés.

M. Arnaud Bazin , président . - Cette « tour de contrôle » était en fait une déclinaison des questions logistiques que vous aviez en mission préalablement ?

M. Thomas London . - La « tour de contrôle » mise en place au sein de Santé publique France avait pour but de suivre et d'aiguiller tous les aspects logistiques. C'était quelque chose de très opérationnel, pour coordonner l'ensemble des actions en cours. Au fond, on parle d'une fonction de gestion de projets.

Par exemple, cette « tour de contrôle » permettait de s'assurer que tous les problèmes étaient anticipés et que tous les aléas qui se produiraient étaient gérés dans des délais permettant d'assurer la bonne qualité de service. Sur les flux amont, pour l'approvisionnement des dispositifs médicaux, il fallait pouvoir réagir si un avion était bloqué ou si un fournisseur avait un retard de livraison. Nous anticipions comment gérer cette situation. Dans les flux aval, c'était savoir comment traiter les aléas dans les livraisons, les exclusions de température...

Cette « tour de contrôle » était là pour s'assurer de la coordination et de la gestion, dans des délais extrêmement courts, avec des enjeux de qualité de service important, pour que le résultat soit au rendez-vous.

M. Arnaud Bazin , président . - À côté de cette mission, il semble qu'un de vos collaborateurs a été mis à disposition de Santé publique France et du ministère de la Santé afin, je cite, « d'assurer la coordination opérationnelle sur le volet logistique-approvisionnement-distribution des vaccins », qui semble être le sujet de cette « tour de contrôle ». Cette personne, qualifiée d'« agent de liaison », a fait l'objet d'une facturation de 170 000 euros. Comment cela s'articule-t-il avec le marché précédent ?

M. Thomas London . - L'articulation s'est réalisée dans le temps.

Dans un premier temps, le ministère nous a demandé de venir appuyer cette coordination extraordinairement intense à partir de la mi-décembre. C'est cette fonction-là qui a été qualifiée d'« agent de liaison », pour s'assurer de l'anticipation et de la coordination d'actions prises au sein du ministère, des autorités régionales de santé (ARS) et de Santé publique France.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ne pensez-vous pas que des hauts fonctionnaires pourraient remplir cette mission d'agent de liaison ? Cela semble assez étonnant de faire appel à un cabinet de conseil pour faire la liaison entre deux structures...

M. Thomas London . - Je ne m'attarderai pas sur le terme d'« agent de liaison », qui peut interroger. Mais il était nécessaire de coordonner finement, à l'heure près, et en parallèle, toute une série d'activités très complexes, dans un contexte de tension sur les ressources, pour une bonne qualité de service.

M. Karim Tadjeddine . - La réponse est oui ; mais il faut se rappeler le contexte. Nous avons été appelés tout début décembre, et il fallait réagir très vite. Nous avons fait ce rôle de manière temporaire. Ensuite, notre rôle a été de faire monter une équipe dédiée qui a repris l'ensemble de ces tâches, et nous nous sommes désengagés.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Et si malheureusement la crise s'amplifie - ce que nous n'espérons pas - il n'y aurait toujours pas de personnel au sein de l'administration pour assumer ces missions ? C'est une grande question...

M. Karim Tadjeddine . - Nous avons mobilisé, pendant les vacances de Noël, une équipe d'une vingtaine de personnes pour permettre le lancement de la vaccination.

Ensuite, et je l'ai dit dans mon propos liminaire, ce n'est pas notre rôle d'exercer durablement ces missions. Notre rôle, c'était de construire une équipe qui puisse ensuite opérer dans la durée. Oui, le ministère de la santé doit déployer des équipes pour faire face à cela.

M. Arnaud Bazin , président . - Si j'ai bien compris, la première mission était une préfiguration, qui s'est avérée insuffisante en dimensionnement. Du coup, vous avez enchaîné avec quelque chose d'un peu plus robuste : « la tour de contrôle ».

Comment cela est-il compatible avec le système de « tourniquet », puisque vous réalisez successivement deux missions ? J'avais compris qu'il y avait une rotation entre les prestataires de l'accord-cadre...

M. Karim Tadjeddine . - Dans le principe du « tourniquet », lorsqu'il y a une continuité de projet, le cabinet demeure, pour éviter toute rupture de charge vis-à-vis de l'administration. Il aurait été inexplicable de faire une transition au milieu de la crise.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela peut s'entendre, mais le « tourniquet » semble être à géométrie variable...

M. Karim Tadjeddine . - Non, c'est prévu dans le cahier des charges. Lorsque le principe de continuité justifie le maintien du titulaire, il demeure.

M. Arnaud Bazin , président . - Vos consultants ont-ils eu physiquement accès à la cellule interministérielle de crise ? Si oui, à quelles procédures de sécurité et de vérification ont-ils été soumis au préalable ?

D'après les informations que nous avons recueillies, vous auriez par exemple appuyé la task force dans la synthèse et la préparation des réunions ou de « comités clés ».

M. Thomas London . - Le travail de l'équipe s'est fait au sein du Centre de ressources documentaires ministériel (CRDM) où est basée la task force interministérielle de gestion de la crise. Notre équipe a donc eu accès aux salles de réunion du CRDM.

M. Arnaud Bazin , président . - Donc oui, vous avez eu accès à cette cellule. Y avait-il des procédures particulières de sécurité ?

M. Thomas London . - Chacun des consultants mobilisés a rempli une déclaration d'intérêts préalablement aux travaux ; l'accès au CRDM est protégé par des badges. Nos consultants ont eu accès à des badges, au même titre que les agents qui y travaillent.

M. Karim Tadjeddine . - Nous avons toujours travaillé au CRDM qui est situé au ministère de la santé. Nous n'avons jamais accédé à d'autres centres de crise situés ailleurs.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous n'avez jamais participé au Conseil de défense ?

M. Karim Tadjeddine . - Non, jamais.

Notre rôle a été uniquement d'aider la task force du ministère de la santé. Nos équipes étaient installées là-bas et travaillaient avec un badge en respectant les consignes de sécurité applicables à l'ensemble des salariés.

M. Arnaud Bazin , président . - Travaillez-vous toujours sur des missions liées à la crise sanitaire ?

M. Thomas London . - Fin décembre, le ministère nous a sollicités pour apporter un appui ponctuel à la task force sur la campagne de rappel vaccinal dans le contexte de rebond de l'épidémie.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Les missions d'agent de liaison sont donc terminées ? C'est un fonctionnaire qui a repris le flambeau ?

M. Thomas London . - Oui. Je précise que nous avons toujours eu le souci de développer les compétences des équipes, et de transférer nos outils et modèles aux équipes de la task force et aux agents publics.

M. Stéphane Sautarel . - Vous nous avez expliqué que le secteur public représentait 5 % de votre activité et que vous pratiquiez des prix inférieurs à ceux que vous pratiquez dans le secteur privé. Vous avez indiqué que vos interventions pro bono étaient conformes aux missions sociétales poursuivies par votre société, et vous avez cité quelques exemples, comme les Jeux Olympiques. Or il me semble qu'une telle mission pourrait représenter un marché important. Pourtant vous avez aussi dit que vous ne meniez pas de mission marchande après des interventions pro bono .

Je m'interroge donc sur votre modèle économique : pourquoi engager des moyens dans des missions pour le service public à un prix inférieur à vos autres interventions ?

M. Karim Tadjeddine . - Notre mission relative aux Jeux Olympiques était en amont, au moment du dépôt de la candidature de la France. Nous n'avons pas eu de mission payante par la suite.

Le secteur public nous semble important pour notre économie, et il nous paraît pertinent d'accompagner les responsables publics dans la mise en oeuvre de programmes majeurs pour le bien-être collectif, à l'image de la vaccination par exemple. Nous avons volontairement accepté d'appliquer des tarifs moindres pour pouvoir y opérer. Cela dit, plusieurs cabinets de conseil font le choix de ne pas intervenir dans ce secteur. Il est donc important pour le secteur public de créer les conditions pour lui permettre d'avoir des partenaires fiables dans la durée, dans des conditions économiques viables.

M. Laurent Burgoa . - Comment contrôlez-vous que vos salariés n'ont pas de conflits d'intérêts entre leurs activités professionnelles et extra-professionnelles, associatives ou politiques ? Avez-vous une preuve écrite de ce contrôle ?

M. Karim Tadjeddine . - Nos salariés signent un code de conduite, qui contient certains engagements. Dans la perspective de la campagne présidentielle, nous avons ainsi réaffirmé les principes très clairs qui encadrent les conditions de participation à une campagne électorale.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous les moyens de suivre le temps de présence de vos salariés, et de vous assurer qu'ils consacrent bien leur temps de travail à leur mission et non à d'autres activités ?

M. Karim Tadjeddine . - Nous avons un système de suivi, de staffing pour suivre l'activité de nos consultants. Lorsqu'un consultant participe à une mission, cette information figure dans nos bases et nous pouvons reconstituer son activité.

M. Arnaud Bazin , président . - Évidemment, on ne s'attend pas à ce que fassiez pointer vos consultants ! Vous nous dites que vous pouvez vérifier qu'ils accomplissent bien leurs missions en comparant les objectifs qui leur sont assignés et les produits rendus ?

M. Karim Tadjeddine . - Oui. Je sais si un consultant est affecté à une tâche, mais il est certain que si la personne utilise son téléphone personnel pour des activités personnelles ou autres, je ne peux pas le tracer, et ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable.

M. Patrice Joly . - Thomas London a été membre du Comité Action Publique 2022, dont il semble, si l'on en croit ses préconisations, qu'il avait une vision essentiellement budgétaire des missions du service public.

Comment estimez-vous que votre cabinet se situe sur le plan idéologique ou philosophique ? Certains membres du cabinet ont des liens avec certains think tanks , comme l'Institut Montaigne par exemple.

M. Karim Tadjeddine . - Votre question concerne notre neutralité et l'idéologie implicite qui peut se trouver véhiculée dans nos propositions. C'est une question fondamentale. Nous sommes très sensibles à cet aspect et suivons avec attention les travaux des sociologues sur la réforme de l'État ou le new policy management .

Nous ne considérons pas que le secteur public s'apparente à une entreprise privée. Nous ne croyons pas que nous puissions transposer telles quelles toutes les solutions applicables dans le privé, même si certains processus métiers peuvent être sources d'inspiration pour les décideurs publics : par exemple, dans le traitement des dossiers, il faut toujours s'assurer de la complétude des dossiers lors des différentes étapes.

On ne peut pas non plus transposer mécaniquement des solutions en cours à l'étranger : il faut tenir compte de l'histoire et du contexte de chaque pays. C'est pourquoi notre cabinet s'est implanté à Paris, pour travailler auprès de ses clients. Mais, là encore, les problématiques rencontrées étant proches, c'est une richesse de pouvoir proposer aux responsables opérationnels publics des solutions inspirées de celles retenues ailleurs, en les adaptant au contexte politique, institutionnel et social français.

Nous n'envisageons pas l'activité publique sous le prisme uniquement budgétaire : pour nous, sa finalité est d'améliorer le bien-être des citoyens. Dès lors, s'agissant du coût, l'essentiel est d'analyser le rendement économique et social de chaque euro investi.

Une autre critique qui nous est souvent faite est que nous aurions le culte des indicateurs. Notre rôle n'est pas de prendre des postures, mais d'apporter des analyses factuelles pour éclairer la prise de décision. En amont, nous essayons d'évaluer les différents scénarios ; en aval, nous cherchons à construire les indicateurs permettant de mesurer l'expérience client et l'efficacité des politiques, afin de faciliter leur pilotage par les responsables publics.

M. Thomas London . - Sur la CAP 2022, j'ai répondu à titre personnel à une sollicitation de l'exécutif. Il s'agissait d'un travail collectif qui a mobilisé une quarantaine d'experts. J'ai contribué aux travaux sur la santé.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourriez-vous nous préciser dans quel cadre vous avez effectué cette intervention ? Était-ce un marché public ?

M. Thomas London . - Non, c'était une sollicitation de l'exécutif...

M. Arnaud Bazin , président . - C'était donc une prestation gratuite et bénévole ?

M. Thomas London . - Oui, à titre personnel, pour participer à une réflexion collective sur la santé aux côtés de fonctionnaires, de professionnels de santé, de responsables associatifs, etc.

Il s'agissait de faire des propositions qui ne visaient pas seulement à améliorer l'efficience économique, mais aussi à améliorer les conditions d'accès et de prise en charge des patients, d'amélioration des conditions d'exercice des médecins et d'efficacité de la dépense.

Mme Nathalie Goulet . - Avez-vous un registre recensant les interventions extra-professionnelles de vos collaborateurs ? Cela permettrait de contrôler les conflits d'intérêts.

Pourriez-vous nous fournir un récapitulatif de vos interventions dans le temps durant la crise sanitaire, sous forme d'un schéma ?

M. Karim Tadjeddine . - Nous vous fournirons un récapitulatif.

Sur le premier point, la loi ne m'autorise pas à demander, en tant qu'employeur, à mes salariés s'ils ont des activités politiques, syndicales ou associatives.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pourriez-vous nous indiquer le montant de la mission que vous avez effectuée en décembre concernant la campagne de rappel vaccinal ?

Monsieur Tadjeddine, confirmez-vous avoir utilisé votre messagerie professionnelle pour échanger avec l'équipe de campagne de M. Macron en 2017 ? Cela ne semble pas conforme aux règles que vous nous avez présentées.

En 2019, McKinsey a obtenu une mission d'appui à la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) pour la préparation d'une potentielle réforme des retraites, pour un montant de près de 920 000 euros. Quel était l'objet de cette mission ?

M. Thomas London . - Concernant la mission d'appui à la campagne de rappel, nous vous fournirons les éléments par écrit.

En ce qui concerne la mission d'accompagnement de la CNAV, il s'agissait de réfléchir aux axes d'évolution de l'organisme dans la perspective de la réforme des retraites, mais aussi de l'aider, d'une manière plus générale, à améliorer ses processus et son fonctionnement.

M. Karim Tadjeddine . - L'utilisation de l'adresse électronique de l'entreprise était une erreur. Je le reconnais, cela a donné lieu à une suite en interne.

M. Franck Montaugé . - Il a pu arriver, dans une période récente, que des conseillers de cabinets ministériels, anciens consultants de McKinsey France, contribuent à la définition et à la mise en oeuvre de politiques de santé publique sur lesquelles vous aviez effectué des missions dans le cadre de marchés publics. Cette situation est-elle de nature à permettre la mise en oeuvre de politiques plus efficaces pour les citoyens ?

Mme Valérie Boyer . - Quels liens avez-vous eus avec les agences régionales de santé (ARS) au cours de vos différentes activités ? En quoi les missions que vous avez remplies n'auraient-elles pas pu l'être par l'administration ?

Mme Christine Lavarde . - Monsieur London, pourquoi ne figurez-vous pas sur l'organigramme des membres de CAP 2022 ? J'y participais moi-même, mais ne me souviens pas de vous. À quel titre avez-vous participé ? Seuls les membres désignés menaient des auditions et pouvaient participer aux travaux d'écriture des rapports, même si ces derniers nous ont largement échappé... Est-ce à dire que vous avez pris la plume pour faire notre travail ?

M. Thomas London . - Monsieur Montaugé, l'information, qui est apparue lors d'une audition de votre commission, selon laquelle un collaborateur de McKinsey aurait d'abord exercé des missions pour nous avant de rejoindre le cabinet du ministère la santé, est fausse : la personne a d'abord travaillé au ministère, puis nous a rejoints, entre 2011 et 2020. Il n'y a donc pas eu d'aller-retour.

Sur les ARS, nous n'avons jamais eu l'occasion de travailler directement avec ces agences. Il est vrai que celles-ci jouent un rôle central dans la campagne de vaccination. Une part importante de notre travail au sein de la task force a consisté à aider et à structurer les liens avec les ARS.

Je ne figure pas dans l'organigramme inaugural de CAP 2022, car je n'ai pas été sollicité immédiatement : j'ai été mobilisé par l'exécutif deux ou trois semaines après sa constitution, en qualité d'expert ; j'ai participé au rapport et mon expérience rejoint la vôtre à cet égard...

M. Arnaud Bazin , président . - Les données ou la connaissance que vous accumulez lors de vos travaux au profit du secteur public sont-elles mobilisées pour d'autres prestations dans le cadre de benchmarks ? Les données de vos clients sont-elles détruites à l'issue de vos prestations ou seulement « anonymisées », pour nourrir d'autres travaux ?

La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) vous a par exemple commandé en janvier 2021 une étude d'environ 500 000 euros sur l'utilisation des données dans la gestion de la crise sanitaire, en lien avec la stratégie nationale de santé 2018-2022. Quel a été le traitement de ces données sensibles ?

La société McKinsey France est-elle soumise au Cloud Act américain, qui donne au juge américain la possibilité d'accéder à l'ensemble de vos données ?

M. Karim Tadjeddine . - L'utilisation des données est au coeur de la relation de confiance que nous entretenons avec nos clients. Si ceux-ci avaient le moindre doute sur l'usage que nous faisons de leurs données, nous n'aurions plus de clients ! Nous n'utilisons pas les données confidentielles pour réaliser des benchmarks , ni même pour des travaux de synthèse.

Je comprends vos inquiétudes selon lesquelles nos données pourraient être « siphonnées » par le biais du Cloud Act ou du Patriot Act américain. Mais, comme Guillaume Poupard l'a expliqué devant vous, le Cloud Act n'a pas été conçu pour des sociétés comme la nôtre, mais pour des sociétés qui gèrent des données dans le domaine du cloud .

M. Arnaud Bazin , président . - Cela signifie que la loi américaine ne permet pas au juge américain de vous solliciter ?

M. Karim Tadjeddine . - En effet. La loi lui donne uniquement compétence pour des opérateurs du cloud , du stockage ou de l'hébergement de données.

Deux questions sont plus complexes. Concrètement, comment faire pour assurer la confidentialité des données ? Nous avons mis en place des principes de ségrégation des documents. Nous travaillons sur une technologie appelée Box où sont stockées les données. Il y a un nombre limité de personnes qui peuvent avoir accès à ces données et donc à ces espaces de stockage interne. Seule l'équipe habilitée, dont la liste est validée en début de projet par le commanditaire, peut avoir accès à ces données. Nous pouvons suivre et tracer qui y a accès ou non.

Les règles de stockage varient selon les contrats-cadres. Dans certains contrats, on nous demande de détruire l'ensemble des données au bout de deux, trois ou cinq ans. Dans d'autres cas, on nous demande parfois de conserver une copie des livrables. C'est ce qui est mis en place à travers ces boites dans lesquelles l'ensemble des données liées à un projet sont traitées. Aucune autre personne que celles qui sont habilitées n'a accès à ces données.

Pour nous prémunir contre un risque éventuel de piratage ou de cyberattaque, nous essayons de mettre en place les meilleures pratiques possibles de protection de nos données. Par exemple, nous recourons, dans les technologies que nous utilisons comme Box ou Zoom , un double système d'encryptage : en plus de celui qui est proposé, nous avons rajouté notre propre système, uniquement réservé à nos clients et à nous.

Nous faisons aussi appel régulièrement à des audits externes pour nous assurer que nous avons le meilleur standard. Certes, le risque zéro n'existe pas, mais nous faisons en sorte de proposer à nos clients les meilleures solutions.

M. Arnaud Bazin , président . - Je ne vous interrogeais pas sur la cybersécurité, surtout que vous devez donner des conseils en cette matière...

M. Karim Tadjeddine . - Pas moi !

M. Arnaud Bazin , président . - Des cabinets de conseil le font. On peut espérer que vous soyez particulièrement pointus sur le sujet.

Je voudrais revenir sur la notion de confiance. Les administrations ont aussi évoqué cet aspect. Je le comprends comme une relation dans la durée : s'il y a un mauvais usage de la donnée, cela finit par se savoir. En plus, les choses sont écrites dans les marchés qui sont passés, avec des obligations.

Tout cela a du sens s'il y a un contrôle du client sur le devenir de ces données. Concrètement, comment l'administration qui vous a confié des données peut-elle vérifier que tout ce que vous venez de nous décrire est effectivement mis en oeuvre ? N'est-elle pas obligée de vous croire sur parole ?

M. Karim Tadjeddine . - Il faut distinguer les différents types de données. Je ne suis pas en charge de cela pour notre cabinet, or ce sont ces questions complexes, tant d'un point de vue technique que juridique.

Je vous donne ma perception en tant que responsable du pôle « secteur public ».

Il y a trois types de données. D'abord, nous ne souhaitons pas traiter les données de nature personnelle. Elles font l'objet d'un encadrement très spécifique. Ce n'est pas notre métier de les traiter.

Ensuite, il y a des données extrêmement sensibles : nous ne souhaitons pas les héberger sur notre système. Nous demandons donc à travailler sur les ordinateurs du client pour que les données restent hébergées chez lui.

Enfin, il y a les données auxquelles nous avons accès dans le cadre du projet et des différents contrats-cadres : nous devons les traiter comme des données confidentielles. Au début du projet, nous expliquons au client les règles que je viens de vous décrire sur l'usage de Box . Nous définissons avec lui quelles personnes ont accès à ces boîtes, et nous précisons les conditions d'utilisation et de destruction des données. S'il le souhaite, nous pouvons proposer des audits pour qu'il puisse vérifier que les règles ont été bien mises en place.

M. Arnaud Bazin , président . - Les données utiles pour la gestion de la crise sanitaire ont-elles été détruites ?

M. Thomas London . - En l'occurence, il ne s'agissait pas pour nous de récolter ces données, mais de comprendre auprès des acteurs quelles étaient les données à leur disposition et pour quels usages.

Nous n'avons pas eu accès à ces données. C'était un travail sur l'usage qui en a été fait par les acteurs.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pour rire - ou pas -, pourquoi êtes-vous surnommés « la Firme » ?

M. Karim Tadjeddine . - Les débats aujourd'hui montrent que nous avons besoin d'être beaucoup plus pédagogiques et de mieux expliquer les prestations que nous faisons - ou pas - auprès des acteurs publics, très concrètement, pour que nous ne soyons plus appelés « la Firme ».

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie. Nous attendons les compléments sur les demandes écrites que nous vous avons formulées.

Recours aux cabinets de conseil par l'administration et les hôpitaux - Audition d'universitaires : MM. Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS, Fabien Gélédan, directeur « transformation et innovation » à l'École polytechnique, et Mme Julie Gervais, maîtresse de conférence à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne

(Mardi 18 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition conjointe de Mme Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I, M. Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS, et M. Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique.

Mme Julie Gervais étant installée au Royaume-Uni, elle intervient par visioconférence.

Notre commission d'enquête a entrepris de cartographier l'action des cabinets de conseil dans la sphère publique, en dégageant à la fois des éléments chiffrés et des pistes de réflexion quant aux causes, à la signification et aux conséquences de cet interventionnisme croissant.

Nous souhaitions vous entendre car vos travaux vous ont conduits, à divers titres, à vous intéresser à cette thématique.

Madame Gervais, vos travaux ont porté sur la sociologie des grands corps de l'État et leurs réseaux : dans un article de 2012, vous évoquez notamment les « sommets très privés de l'État ».

Monsieur Belorgey, vous avez travaillé sur l'intervention des cabinets privés dans le monde de l'hôpital public, allant jusqu'à parler de « consultocratie hospitalière ».

Enfin, monsieur Gélédan, après une expérience de consultant et de chef de projet à la Direction générale de la modernisation de l'État (DGME), vous avez embrassé une carrière de chercheur, vous intéressant notamment aux évolutions du management et à la haute administration.

Nous espérons que vos points de vue se compléteront au mieux pour éclairer notre réflexion.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julie Gervais et M. Fabien Gélédan et M. Nicolas Belorgey prêtent serment.

Mme Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I. - Mes premiers travaux ont porté sur la haute fonction publique et notamment sur la formation initiale dans les grands corps, à partir du cas du corps des Ponts. Je montre notamment que ce sont des dispositifs à l'articulation entre l'État et le monde des affaires. C'est de là qu'est parti mon intérêt pour les consultants.

Au début des années 2000, on parlait encore, à l'exemple de Michel Crozier, de la résistance au changement des hauts fonctionnaires, de l'« énarchie » contre la « consultocratie » pour reprendre les termes de Denis Saint-Martin. L'idée est celle d'une exception française avec des grands corps qui retarderaient la managérialisation des politiques publiques.

Or mes observations indiquaient que non seulement les choses changeaient mais qu'en outre il n'était pas pertinent d'opposer frontalement les hauts fonctionnaires et les consultants. Les frontières n'étaient pas étanches.

Deux pistes me le laissaient penser. En schématisant, il y a d'une part la managérialisation des formations dans les grandes écoles et d'autre part, la circulation d'agents entre les sphères publiques et privées. Ces deux éléments témoignent d'imbrications plutôt que d'oppositions radicales.

Je me suis intéressée au rôle d'entremetteur joué par certains passeurs, des personnes positionnées à l'articulation des sphères publiques et privées, qui contribuent à la porosité des frontières. En tant qu'observatrice, j'ai intégré des lieux de sociabilité qui agissent comme des relais entre les consultants, des personnalités politiques et de très hauts fonctionnaires.

En ce qui concerne la consultocratie, du côté des grands cabinets de conseil, c'est dans les années 90 que l'on voit s'ouvrir des directions dévolues au secteur public. C'est un secteur florissant. La réforme de l'État est un processus permanent comme l'exprime mon collègue Jean-Michel Eymeri-Douzans. L'apport des contrats avec le public est limité en termes de chiffre d'affaires, cependant le secteur public est considéré comme un relais de croissance. Il s'agit d'une bonne carte de visite, c'est une garantie de sérieux et de fiabilité.

C'est dans les années 2000 que la production d'expertise sur l'administration va s'ouvre réellement au secteur privé. On observe alors une nette accélération du recours aux cabinets dans l'administration en France. Ils entrent par la voie des audits de modernisation et élargissent ensuite leur champ d'action avec la révision générale des politiques publiques (RGPP). Il y a des variations intéressantes entre la RGPP, la modernisation de l'action publique (MAP) et la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Pour documenter précisément l'évolution de ces politiques, il faudrait qu'il y ait moins d'opacité sur le budget consacré au conseil et sur le contenu même de ces prestations.

La RGPP a certes offert des opportunités aux cabinets : elle leur a ouvert un accès à l'État. Il ne faudrait cependant pas laisser croire que les consultants auraient assiégé l'État face à des hauts fonctionnaires rétifs. En réalité, un tournant s'est opéré bien avant : les conditions de possibilité de cette accélération sont à chercher dans la généralisation d'un esprit gestionnaire au sein de l'État dès les années 70, mais aussi dans le rôle qu'a joué l'élite dirigeante au sein du ministère de l'économie, des finances et du budget. Autrement dit, les cabinets de conseil n'ont pas introduit le nouveau management public au sein de l'État.

L'essentiel n'est pas de souligner la diffusion de catégories issues du secteur privé, car il ne s'agit pas seulement de considérations gestionnaires. Cela relève d'un système collusif, pour reprendre les termes de Pierre France et Antoine Gaucher. C'est la question de la circulation des élites, du rôle du pantouflage et des privatisations qui ont préparé le terrain. Cela ne concerne pas tous les hauts fonctionnaires, mais ceux qui constituent la noblesse managériale public-privé.

Cela se fait par le recrutement de consultants dans des cabinets ministériels, par leur rôle de conseiller des décideurs, par le fait que des fonctionnaires du Conseil d'État comme Édouard Philippe deviennent des lobbyistes ou que des inspecteurs des finances travaillent chez Rotschild.

Ce qui est en jeu, ce n'est donc pas tant une opposition privé-public ou État-marché que l'existence d'un État managérialisé porté par certains très hauts fonctionnaires qui entretiennent des relations d'affinité avec des acteurs privés, et qui partagent la même vision des services publics.

Le rôle des consultants est essentiel dans la diffusion du nouveau management public, parce qu'ils ont pu trouver des oreilles bienveillantes auprès de cette noblesse managériale, responsables politiques compris.

Comment définir les relations entre haute administration et cabinets de conseil ? Est-ce qu'il y a un tropisme en faveur de ces cabinets ? Est-ce qu'il y a une rivalité entre hauts fonctionnaires et consultants ?

Il n'y a pas une haute fonction publique qui partagerait une position unanime. Il faudrait pouvoir examiner la situation au sein de chaque grand corps. Ainsi, j'ai pu constater que celui des Ponts était tiraillé entre devoirs publics et désirs privés. Pour simplifier, on peut mettre en avant deux types d'attitudes des hauts fonctionnaires vis-à-vis du monde du conseil : ceux qui s'en accommodent et y recourent volontiers et ceux qui perçoivent les consultants comme des rivaux. Ce qui m'interroge, c'est que ces deux attitudes apparaissent en opposition mais viennent toutes deux mettre en péril l'expertise interne de l'État.

Avec les hauts fonctionnaires qui voient une valeur ajoutée au recours au conseil, il y a un risque, voire un objectif assumé de déperdition de certaines compétences en interne, dans une logique visant à recentrer l'État sur son coeur de métier et à réduire son périmètre. C'est cependant parfois le coeur de métier lui-même qui est concerné, comme lorsque la rédaction d'un texte réglementaire est confiée à Capgemini.

De l'autre côté, il existe une rivalité qui n'est pas dénuée d'une forme de fascination. Des hauts fonctionnaires vont emprunter aux consultants leurs méthodes, leurs thèmes et leurs approches. Cela est encore relativement limité, on ne trouve pas trop d' executive summaries (résumés opérationnels) dans les rapports d'inspection, qui conservent une forme très littéraire : il y a moins de tableaux ou d'outillage que dans des documents de consultants. Le tropisme est cependant bien présent. Les magistrats de la Cour des Comptes que j'ai pu interroger évoquent le recours direct à des cabinets de conseil en interne. Ils sont par exemple accompagnés par BearingPoint dans la réforme des juridictions financières.

Cela passe également par la duplication des préconisations des cabinets de conseil : nécessité du benchmarking , évaluation à 360°, etc. Plus généralement, cela passe par l'évolution de l'orientation des rapports de la Cour des Comptes : Thomas Lépinay montre dans sa thèse que les rapports, d'abord focalisés sur des questions de régularité, ont évolué vers des enjeux d'efficacité, d'organisation voire sur les politiques publiques elles-mêmes. C'est toute la thématique du transfert de compétence : apprendre à faire comme les consultants.

D'une part, cette relation ne semble pas fonctionner - je renvoie là au problème de la mémoire de l'administration et de la circulation de l'information en son sein. D'autre part, vouloir affranchir les fonctionnaires et leur donner les moyens de l'autonomie en organisant leur dépendance avec cette forme de transitoire pérennisé est un calcul risqué. Il n'y aurait alors rien de surprenant à ce que certains politiques finissent par préférer l'original à la copie.

M. Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique. - Je me suis intéressé aux consultants non pas parce qu'ils m'intéressaient en tant que tel, mais parce que, dans le cadre d'une thèse, j'ai été en immersion à la DGME de 2009 à 2014. J'ai croisé beaucoup de consultants à ce moment-là, étant moi-même un ancien consultant embauché pour travailler sur des questions de simplifications administratives.

À mon arrivée en 2009, les audits de la première vague de la RGPP étaient terminés et ceux de la deuxième vague commençaient tout juste. Connaissant mal le secteur public, j'ai néanmoins trouvé mes marques assez facilement car les consultants représentaient plus de la moitié des effectifs, beaucoup plus si l'on ne tenait pas compte des supérieurs hiérarchiques et les services purement administratifs. La DGME venait d'être réorganisée et « restaffée » avec l'idée qu'il fallait des consultants pour piloter des consultants. Il fallait « unir le meilleur du public avec le meilleur du privé ». C'est à cette époque que le cabinet Mars & Co avait été missionné pour noter les ministres en fonction d'un certain nombre d'indicateurs composites. Cela faisait partie de la politique de rupture qui allait avec la RGPP, et la DGME était portée par ce vent.

C'est donc en faisant une sorte d'ethnographie de la modernisation de l'État que je me suis intéressé aux consultants.

Peut-on parler de consultocratie ? Je me suis permis de répondre par la négative pour ce qui concerne la RGPP. C'est un moment ou beaucoup de consultants sont arrivés dans l'État et ont contribué à diffuser des nouvelles méthodes. J'ai appelé ce phénomène « introduction sous contrainte », notamment pour les méthodologies de management. Pendant la RGPP, il y avait un système de gouvernement global de la réforme qui remontait directement à l'Élysée et à Matignon.

Cette gestion à très haut niveau était combinée à un système de feux. Si vos mesures avançaient, elles recevaient un feu vert ; si elles n'avançaient pas conformément à ce que la DGME considérait comme un progrès normal, elles étaient affectées d'un feu orange, voire rouge. Au début, les ministres étaient convoqués régulièrement et se faisaient réprimander s'ils avaient trop de feux rouges ou orange. Ils détestaient cela.

Nous nous rendions donc auprès des administrations pour leur dire que certains feux orange pourraient être levés si elles introduisaient un peu de lean management , et s'il était possible de commencer une expérimentation chez elles. Nous arrivions avec des méthodes que nous introduisions dans les administrations. Au début, elles les recevaient avec méfiance. Des secrétariats généraux nous ont dit que c'était américain, puis que c'était japonais - le lean est inspiré de la méthode Toyota et certains mots comme le kaizen renvoient à des concepts japonais. Finalement, on a tout voulu mettre à la sauce lean : les préfectures, la police des frontières, les tribunaux, etc.

Cet exemple du lean montre bien comment se fait cet export sous contrainte, et comment arrive cette sorte d'accoutumance aux consultants et à ces méthodes : elles permettent notamment d'afficher des résultats chiffrés. Très souvent, les consultants obtiennent ce qu'ils appellent des « victoires rapides », les quick wins , qui vont permettre de prouver très vite la légitimité de leur action. C'est quelque chose de très puissant : là où il n'y avait pas de résultats depuis des années, vous vous retrouvez très vite avec 50 % d'amélioration dans le délai de traitement de tel ou tel type de dossier. Cela permet à l'administration de rendre des comptes de manière positive et aux consultants de s'installer comme ceux qui maîtrisent ces moyens d'améliorer très rapidement les choses.

Il est très compliqué de parler de consultocratie, car les consultants ne définissent pas les politiques publiques. Cependant, ils ont joué un rôle central lors de la RGPP, en lien avec la DGME, grâce aux marchés à bon de commande qui permettaient d'y recourir de manière systématique et grâce aux mécanismes de gouvernement global de la réforme.

Cependant, même avec la RGPP, il ne faut pas perdre de vue la forte diversité parmi les consultants. On ne peut pas parler des consultants de McKinsey comme de ceux de BearingPoint, ils ne font pas forcément la même chose et même chez McKinsey, tout le monde ne fait pas de la stratégie.

Les gros bataillons de consultants ont des profils plutôt junior ; ils sont affectés à d'importantes opérations de fusion, de réorganisation, qui ont été décidées au-dessus de leur niveau. Ils ne décident ni de l'orientation ni de la manière dont sont conduites les opérations. Il y a en revanche des individus qui peuvent parler à l'oreille des dirigeants, mais ils sont assez peu nombreux, et je ne suis pas sûr qu'ils n'étaient pas déjà là avant.

Un moyen d'objectiver mes propos serait d'évaluer le taux journalier moyen (TJM) des consultants - je n'ai pas les chiffres car ils sont très difficiles à trouver. Je pense que le TJM moyen a baissé, alors que le nombre de jours de conseil est plutôt en augmentation. Cela signifierait que de gros bataillons de consultants plus junior sont affectés à des tâches d'exécution.

Les cabinets ont-ils participé à la définition en France du Nouveau Management Public (NMP) ? Je ne sais pas très bien ce qu'est le NMP, et je n'en ai jamais entendu parler pendant la RGPP. Personne n'en parlait, sauf les chercheurs et les journalistes. Au sein de la DGME, on m'a même demandé d'expliquer ce qu'était le NMP parce que je faisais de la recherche !

Y a-t-il eu un apport d'outils néomanagériaux ? Oui, bien sûr. Je dirais même que c'est normal, les consultants sont payés pour cela, y compris dans le privé. Le client a recours à des consultants pour avoir accès au meilleur de l'état de l'art en matière de pratiques ou de méthodes. C'est pour cette raison que les consultants eux-mêmes veulent se renouveler en permanence. Aujourd'hui, ils essaient, en achetant des cabinets de conseil spécialisés, de s'approprier les prestations de design et de design thinking qui ont été introduites dans la fonction publique et dans la modernisation de l'action publique. Accenture a ainsi racheté Fjord, et McKinsey a racheté des cabinets de design .

À travers le NMP, on fait référence à des choses très différentes. Il y a aussi bien des consultants qui travaillent sur des mesures de performance et de productivité de type lean - Roland Berger a par exemple produit un rapport sur l'administration libérée - que des consultants qui travaillent sur de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).

La question est moins la participation du consultant à la diffusion du NMP que le fait qu'il adopte toujours une approche solutionniste. Il n'interroge pas ou peu le cadrage qu'on lui propose. Si on lui pose un problème en termes de gestion de flux, par exemple dans le cas d'une préfecture confrontée à des queues trop longues, il va tenter de faire disparaître cette queue avec des outils de lean management .

Cela marche un temps, puis cela ne marche plus, parce qu'il y a de l'entropie dans les organisations, parce que les gens partent, parce que ces méthodes sont violentes et ne marchent que tant que le consultant est là. Est-ce qu'il n'en reste rien ? Ce n'est pas tout à fait vrai. Il en reste quelque chose, mais pas nécessairement la diminution des queues. C'est aussi pour cette raison que l'approche solutionniste est quelque peu dommageable.

À cet égard, il peut être intéressant de se demander pourquoi les problèmes leur sont posés de manière gestionnaire, ce qui appelle des solutions gestionnaires.

M. Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS. - Agrégé de sciences économiques et sociales, j'ai consacré ma thèse, effectuée entre 2003 et 2009 à l'EHESS, aux hôpitaux. J'ai couvert une quinzaine d'établissements de toute taille, sur la France entière, et une agence, la Mission d'expertise et d'audit hospitaliers (MEAH), alors responsable de la réorganisation hospitalière dans le cadre du plan Hôpital 2007. Ce plan avait été lancé en 2003 par Jean-François Mattri, ministre de la santé du gouvernement Raffarin. La MEAH a ensuite été fusionnée avec l'Agence nationale de la performance des établissements publics hospitaliers (ANAP) sous le ministère Bachelot, en 2009.

Au cours de cette thèse, j'ai constaté avec surprise la présence massive des consultants dans les hôpitaux. Une partie de mon travail a donc porté sur ces consultants, replacés dans le contexte de la politique hospitalière. Plus précisément, j'ai mené une observation participante au sein de la MEAH, travaillant gratuitement pour celle-ci en échange d'un droit de regard sur l'activité de ses consultants. J'avais précédemment essayé de travailler en tant que sociologue pour des consultants, mais cela m'avait été refusé au motif que les clients ne comprendraient pas la présence d'un tiers.

J'ai ainsi été en contact avec une vingtaine de cabinets de conseil. Cette expérience m'a donné une image du secteur du conseil dans les hôpitaux à l'état « natif ».

J'ai ensuite continué à travailler sur le secteur de la santé, en m'intéressant aux hôpitaux, aux cliniques et à la question de la dépendance. Mes principaux travaux sont un ouvrage issu de ma thèse, L'Hôpital sous pression, et une vingtaine d'articles dans différentes revues scientifiques et grand public consacrés à ces questions, dont le dernier a été publié l'année dernière.

Vous m'avez interrogé, dans votre questionnaire, sur le terme de « consultocratie ». Il a été forgé par les Britanniques Christopher Hood et Michael Jackson en 1991 et repris par le Canadien Denis Saint-Martin pour caractériser l'emprise croissante des consultants sur le « Nouveau management public » et l'administration.

L'expression « Nouveau management public » désigne un ensemble d'idées et de pratiques inventées par les administrations Thatcher et Reagan dans les années 1980, qui consistent, dans une définition minimale, à importer dans le secteur public des outils et des idées du secteur privé.

Peut-on parler de « consultocratie » dans la santé ? Mon collègue Frédéric Pierru et moi-même avons repris ce terme dans un article de 2017, en utilisant le point d'interrogation. Néanmoins, la réponse est globalement positive : il y a bien eu une emprise croissante des consultants dans le secteur de la santé. Leur influence passe directement par des personnes qui alternent entre des fonctions de consultants et des positions de pouvoir dans l'administration ou dans la politique.

En voici un exemple topique, déjà ancien : celui de Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux de 1981 à 1986, qui a fondé par la suite la Sanesco, société de conseil qui a pu travailler dans ce secteur grâce aux changements qu'il y avait impulsés.

Autre exemple que j'ai pu observer directement, celui d'un ancien membre du cabinet de Jean-François Mattei, qui a participé à la conception du plan Hôpital 2007 avant de développer la branche santé du cabinet de conseil Ineum, ensuite devenu Kurt Salmon puis Accenture. Cette personne exerçait une grande influence au sein de la MEAH, tout en y obtenant beaucoup de ses contrats.

On pourrait également citer CapGemini, qui a contribué à la conception de l'ANAP, et certaines personnes qui ont travaillé dans le conseil - notamment chez McKinsey - avant et après leur passage au cabinet de Roselyne Bachelot.

Peut-on considérer que les cabinets de conseil ont participé en France à la diffusion du Nouveau management public ? Bien sûr. Il existe une grande affinité entre ce concept, inventé par des administrations politiquement conservatrices, voire réactionnaires, et les outils développés qui, sous des prétextes d'efficience et de meilleur service rendu aux donneurs d'ordre, ne défendent qu'un seul des objectifs de l'action publique : l'économie des deniers publics. C'est tout à fait louable, et le public et le privé ont en partage le souci d'optimisation financière - la différence étant que le public a aussi d'autres objectifs : l'intérêt des usagers, la bonne exécution du service et la justice entre les citoyens.

Vous nous avez aussi interrogés sur les relations entre l'administration et les cabinets. Pour avoir observé la situation de l'intérieur au début des années 2000, j'ai été frappé des difficultés des cabinets de conseil à faire valoir leurs compétences et leur légitimité au sein des hôpitaux. Dans une institution ancienne ou beaucoup de professions se faisaient déjà concurrence, ils constituaient un acteur supplémentaire qui devait prouver le bien-fondé de sa présence. Au début, c'était difficile : tout le monde leur renvoyait l'idée qu'ils ne servaient à rien. De plus, l'État étant traditionnellement plus fort en France qu'aux États-Unis, les cabinets de conseil avaient affaire à des adversaires qu'ils connaissaient moins bien.

La principale question que se posaient les consultants était celle des marchés : il s'agissait de vendre des prestations, et le secteur public représentait pour eux un domaine très important. La commande publique est fondamentale pour les cabinets de conseil, comme elle l'est pour les architectes.

Pour pallier leur manque de légitimité, les cabinets ont en premier lieu recruté d'anciens fonctionnaires, voire des fonctionnaires encore en poste, pour leur connaissance du secteur. J'ai cartographié la circulation des professionnels entre leur corps d'origine, les institutions de conseil, la MEAH, etc. À partir d'un certain niveau, des médecins, des infirmières, des directeurs d'hôpitaux, des ingénieurs étaient recrutés par les cabinets qui, dans leurs réponses aux appels d'offres, pouvaient ainsi afficher une palette de compétences enrichie.

Quant aux conséquences de cette pénétration des cabinets de conseil pour l'action publique, j'en vois trois. La première est une ouverture des marchés publics : les consultants ont gagné d'importantes parts de marché.

La deuxième est la mise en place d'indicateurs univoques et biaisés. Ainsi, dans les services d'urgences que j'ai suivis de près, l'indicateur phare développé par plusieurs cabinets de conseil était celui du temps d'attente, qui est particulièrement vendeur : tout le monde veut réduire les files d'attente aux urgences. Cependant, en pratique, en réduisant le temps de passage, on dégradait la qualité, ce qui faisait augmenter le taux de retour. La plupart des indicateurs développés relèvent ainsi de ce que les économistes appellent la productivité apparente du travail : si l'on y regarde de plus près, comme je l'ai fait, la qualité se dégrade.

Troisième conséquence : le développement, dans l'action publique, du recours aux mercenaires, dans l'acception la plus traditionnelle du terme. Ils peuvent rendre de grands services à la puissance qui les emploie mais, ultimement, ne poursuivent que leur propre intérêt.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez tous les trois montré comment les cabinets pouvaient être perçus comme une contrainte par certains fonctionnaires, mais utilisés comme points d'appui par d'autres. Ainsi, madame Gervais, vous écrivez : « Les prestataires privés disposent des ressources favorisant le dépassement des oppositions internes au champ bureaucratique et le contournement des résistances suscitées par les réformes ».

Comment analysez-vous les besoins de ceux qui, au sein de l'administration, ont recours à ces cabinets ? S'agit-il de dépasser des blocages administratifs, de renforcer la légitimité de mesures qu'ils savent impopulaires ?

Mme Julie Gervais. - Un terme résume les avantages comparatifs des consultants tels que les perçoivent les fonctionnaires : celui de « force de frappe », qui revient souvent dans leur discours. Les moyens dont les consultants disposent permettent d'abattre un travail considérable, de le documenter par des benchmarks internationaux ou des analyses financières par exemple, et de mobiliser une masse de connaissances en la formalisant - le tout dans l'urgence. C'est l'élément qui semble le plus valorisé par la hiérarchie.

Les personnes auprès de qui j'ai mené des entretiens me disaient ainsi qu'en deux semaines, McKinsey était en mesure de produire un rapport de trois cents pages en allant puiser auprès de ses succursales aux États-Unis, en Suisse, en Australie ou ailleurs les « best practices ». Concrètement, quand le besoin émerge, pour une réunion interministérielle, de refaire les maquettes des tableaux de bord pour la semaine suivante, les consultants McKinsey se présentent avec des centaines de pages de tableaux de bord, vingt diapositives consacrées à une réforme récente qu'ils ont menée en Australie dans le même domaine... Et tout cela conçu par des diplômés de Polytechnique ou de HEC, qui travaillent beaucoup et très vite.

Le thème de l'urgence est important car c'est, de façon croissante, la marque de fabrique des chefs, des ministres, des directeurs, jusqu'aux Présidents de la République : on joue sur la rupture, on mène des réformes au pas de charge. Les hauts fonctionnaires sont mis sous pression, car délivrer des résultats dans l'urgence est impossible à l'administration, avec les moyens dont elle dispose.

Cette capacité à répondre dans l'urgence est dans la structure même des cabinets comme McKinsey qui ont des équipes en « back-up ». Ils ont un centre de production de diapositives en Inde qu'ils appellent le « Studio » ; lorsque les délais demandés sont très serrés, ce centre travaille en horaires décalés pour délivrer, le lendemain à sept heures, un PowerPoint complet et mis en forme.

Outre le benchmark ou parangonnage international, les cabinets apportent de la capitalisation : à chaque mission, ils augmentent leur offre de services et leur palette de prestations. De la méthodologie aussi, car les hauts fonctionnaires manquent de méthodes et d'outils de conduite de projets. De la polyvalence : ils sont spécialistes en gestion des ressources humaines, en systèmes d'information, en conduite de projets, et ils possèdent une expertise financière de plus en plus valorisée dans un contexte de contrainte budgétaire.

Il ne faut pas non plus négliger la forme : des graphiques arborescents, en cubes, de belles matrices, cela donne une impression de rigueur et de scientificité, ce qui favorise l'adhésion et est valorisé par la hiérarchie.

Il y a enfin ce que vous avez mentionné, madame la rapporteure : la légitimation de la décision, le court-circuitage ou le contournement de l'obstruction de certaines administrations, la dépolitisation apparente.

M. Fabien Gélédan. - Je ne peux qu'aller dans le sens de Julie Gervais lorsqu'elle évoque la force de frappe des cabinets. Au-delà de leur dimension internationale et de leur capacité à capitaliser les connaissances, il faut souligner leur force de travail : un consultant travaillera jusqu'à deux heures du matin s'il le faut, et il sait utiliser Excel. Ce sont deux différences importantes avec ce que l'on voit dans beaucoup d'administrations ! Cela permet d'aller très vite.

La méthodologie aussi a son importance : j'évoquais dans mon intervention le lean management et les quick wins, ces « victoires rapides » qui consistent, après avoir identifié les objectifs les plus visibles et les plus proches, à les atteindre le plus vite possible pour présenter rapidement des résultats tangibles et chiffrables. Cela permet de surmonter les blocages, parce que l'on montre que cela marche, et c'est un facteur de légitimité, car cela produit des mesures positives. Il est vrai, comme l'a souligné Nicolas Belorgey, que la mesure en question peut être biaisée ; et l'on est trop content de la voir arriver rapidement pour la soumettre à la critique...

Il convient également d'évoquer le pro bono . Les premières missions sur le lean management au sein du ministère de l'intérieur ont été conduites à titre quasi-gratuit. La DGME n'arrivait pas à imposer le lean management ; c'est Accenture qui l'a fait, mais en s'assurant évidemment des marchés pour la suite... C'est une démarche classique dans le conseil : ne pas faire payer les « victoires rapides », pour montrer que ce que l'on propose fonctionne, et obtenir ensuite le marché important.

M. Nicolas Belorgey. - Je souscris aux propos de mes collègues, en ajoutant que l'un des usages des consultants est de permettre le dépassement d'oppositions politiques au sein de l'administration.

Le droit de la fonction publique autorise les agents à ne pas exécuter des ordres auxquels ils ont des raisons de s'opposer en conscience. C'est une conviction très présente dans le milieu médical. Or des consultants ne s'interrogent pas sur le bien-fondé des consignes, faute quoi ils perdraient le prochain marché. Là où des fonctionnaires de tous niveaux refusent d'exécuter une politique qu'ils estiment contraire à leurs missions, les consultants ne poseront pas de questions. C'est expliqué dans les manuels de conseil, et l'on retrouve ces comportements sur le terrain.

Mme Nicole Duranton . - Madame Gervais, observe-t-on la constitution d'une élite privée de conseillers qui dépasse le cadre de chaque entreprise - une sorte de caste indépendante des groupes d'influence habituels ?

Monsieur Gélédan, l'appel gouvernemental à des cabinets comme McKinsey relève-t-il davantage d'une recherche d'efficacité technique ou de légitimité symbolique ?

Mme Julie Gervais. - Ce que vous appelez une caste, et que je préfère désigner comme la noblesse managériale public-privé, ne se place pas niveau des entreprises. Elle repose sur des affinités entre des consultants, des banquiers, des personnes du monde de la finance, et de très hauts fonctionnaires.

On décrit souvent le pro bono comme un moyen de mettre le pied dans la porte, dans l'espoir d'obtenir des contrats futurs, mais il présente aussi l'avantage de ne pas laisser de traces. Les échanges de services au sein de cette noblesse managériale public-privé passent aussi par des rétributions personnelles et indirectes, avec des liens de causalité sont très difficiles à établir faute de traces. On en trouve aisément des exemples dans la presse : je citerai ce directeur de McKinsey qui a travaillé pour la campagne du candidat Macron, avant d'être nommé à la tête de l'École Polytechnique. C'est l'articulation de l'État et du marché qu'il faut considérer.

M. Fabien Gélédan. - Entre l'efficacité technique et l'efficacité symbolique, je pense que c'est la première que l'on recherche : une efficacité qui se traduit en termes de gestion. C'est la manière dont les questions sont posées qui induit la réponse des cabinets de conseil ; or, comme il y a souvent identité de vues entre le commanditaire et le consultant, la réponse coïncide avec la question posée. En revanche, le design, qui est un autre type de prestation, interroge la commande elle-même.

M. Arnaud Bazin , président . - Les administrations comme les cabinets de conseil mettent souvent en avant le transfert de compétences. Comme vous l'avez décrit, le prestataire résout une difficulté en un temps limité, avec des moyens dont ne dispose pas l'administration ; mais celle-ci, nous dit-on, progresse également grâce à cette intervention.

Or l'administration, dans sa gestion des ressources humaines, ne prend pas nécessairement en compte le maintien de ces compétences acquises à l'endroit où elles peuvent servir ; pour cela, il faudrait un suivi très poussé. Le transfert de compétences vous semble-t-il une possibilité, ou le fonctionnement réel de l'administration en fait-il un mythe ?

M. Nicolas Belorgey . - Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre totalement à la question, mais mon sentiment est que les cabinets de conseil ne souhaitent ni n'ont intérêt à transférer les compétences.

M. Arnaud Bazin , président . - Qu'ils n'aient pas d'intérêt à le faire, je l'entends parfaitement, mais leur discours, et celui de l'administration, est de dire que cela se fait et qu'elle en bénéficie.

M. Nicolas Belorgey . - Ce qui m'a frappé, c'est que les cabinets de conseil disparaissent après leur intervention. Ils obtiennent un marché, réalisent un diagnostic et mettent en oeuvre une solution puis s'en vont sur un autre marché.

J'ai l'impression que leur temporalité est réduite et que le transfert de compétence a lieu dans l'autre sens : ils recrutent des personnes des secteurs dans lesquels ils travaillent pour leur expliquer comment les choses marchent. Sinon, ils ne peuvent pas intervenir.

M. Fabien Gélédan . - Y a-t-il transfert volontaire de compétences de la part des cabinets ? Je suis d'accord, ils n'ont aucun intérêt à le faire - ou alors il faudrait les payer pour qu'ils le fassent, et ce n'est pas toujours très efficace.

Prenons l'exemple du lean management , que j'ai pu observer de près. Dans une préfecture, quelques mois après le passage d'un cabinet, les agents ont changé et ceux qui avaient été formés sont partis ailleurs. On peut penser que cela enrichit une autre administration, mais c'est très hypothétique.

De plus, le transfert de compétences est souvent involontaire. Il se réalise à la faveur d'un compagnonnage sur un projet, et parce que les slides produites resteront, mais sans ceux qui les ont produites. Les fichiers Excel complexes, avec des macros laissées sur place, ne peuvent être pris en main par personne.

De fait, davantage que de transfert de compétences, je parlerais d'amélioration transitoire et de constitution d'indicateurs qui, eux, restent souvent. Un agent du ministère de l'intérieur me disait que grâce au lean management dans les préfectures, il avait des indicateurs sur son tableau de bord, ce qui n'était pas le cas avant.

Au niveau local, il n'y a pas d'amélioration durable, ni de volonté de réaliser un réel transfert de compétences.

Mme Julie Gervais . - Je souscris totalement à ces propos. Le transfert de compétences est une croyance qui permet de justifier le recours à ces prestations extérieures. Les hauts fonctionnaires se bercent d'illusions en la matière, d'autant qu'ils auront toujours un train de retard. Comme le dit M. Gélédan, les méthodes évoluent vite et les fonctionnaires risquent de devenir de pâles copies des consultants.

Néanmoins, il serait utile de centraliser davantage les informations issues des prestations des cabinets de conseil, pour disposer au moins d'un inventaire des missions menées. Cela améliorerait la transparence sur l'utilisation des deniers publics, et cela permettrait aux ministères de savoir ce qui a déjà été fait avant de faire appel à un cabinet : on éviterait ainsi les doublons. Cela permettrait enfin à plusieurs administrations de bénéficier de la même prestation.

Ce défaut de mémoire et de circulation de l'information en interne, du fait de la rotation permanente des équipes, est un vrai problème. Les chercheurs en pâtissent beaucoup.

M. Nicolas Belorgey . - De plus, les outils des consultants changent rapidement au cours du temps. Même en supposant qu'il y a effectivement transfert de compétences, les outils et méthodes seraient rapidement obsolètes et l'intérêt du transfert serait limité du point de vue opérationnel.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie de nous avoir éclairés à la lumière de votre expérience et de vos travaux. Notre commission en tirera profit dans la rédaction de son rapport.

Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation
et de la fonction publique

(Mercredi 19 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous accueillons aujourd'hui Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques.

Il s'agit d'une audition importante, car vous avez sous votre responsabilité deux acteurs majeurs du recours aux cabinets de conseil : la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la direction interministérielle du numérique (DINUM).

L'objectif de la commission d'enquête est de cartographier le recours aux consultants dans le secteur public et de comprendre l'organisation mise en oeuvre par l'État lorsqu'il recourt à ce type de prestations.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison de la situation sanitaire, nos collègues peuvent intervenir par visioconférence.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie de Montchalin prête serment.

M. Arnaud Bazin , président . - Avant de vous laisser la parole pour votre propos liminaire, je souhaiterais vous poser deux questions très directes, en lien avec vos interventions dans la presse, ce matin. J'apprécierais que nous nous accordions d'emblée sur les chiffres illustrant le recours aux cabinets de conseil.

Vous avez affirmé ce matin sur Europe 1 : « dans ce quinquennat, les dépenses de conseil n'ont pas augmenté. Elles sont à 140 millions d'euros ».

Pourriez-vous nous préciser votre source, car les chiffres donnés par la direction du budget nous semblent supérieurs ? Pourriez-vous nous indiquer le montant des dépenses de conseil constaté en 2017, afin que nous puissions comparer avec le début du quinquennat ?

Vous avez également déclaré que les dépenses de conseil de l'État allaient baisser de 15 % en 2022. Sur quelle base vous appuyez-vous pour avancer ce pourcentage ? Pourquoi cette baisse ne s'élèverait-elle pas à 10 ou 30 % par exemple ?

Pour éclairer nos débats et en écho à votre intervention dans la presse, je souhaiterais que vous puissiez répondre à ces questions dès à présent, avant votre propos liminaire.

Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques . - Un rapport de la Cour des comptes précise que les dépenses de conseils - hors informatique - s'établissaient à environ 135 millions d'euros par an entre 2011 et 2013. À ma demande, la direction du budget a établi que, pour le même périmètre, ces dépenses s'élevaient en moyenne à 145 millions d'euros entre 2018 et 2020. Celles-ci sont donc stables, eu égard à la dynamique de dépenses publiques de notre pays.

J'ai annoncé un objectif de 15 % de réduction des dépenses en matière de recours aux cabinets de conseil. Celui-ci porte sur le périmètre de transformation et de stratégie et résulte de choix forts.

L'une des dispositions de la loi de finances pour 2022 vise à réinternaliser les compétences au sein de l'administration. La DITP bénéficiera ainsi de 10 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires, ce qui permettra de diminuer le recours aux prestations extérieures et de réaliser une économie d'un million d'euros. Je précise que la DINUM a adopté la même démarche, pour réduire notre dépendance à des cabinets extérieurs.

Par ailleurs, nous favorisons le repositionnement des inspections générales, dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique.

Grâce au soutien de la DITP et de l'Institut national du service public (INSP), j'ai engagé une réforme visant à former en 2022 100 chefs de projets, qui seront déployés dans toutes les administrations.

Ce sont ces trois mesures qui nous permettront d'atteindre notre objectif d'au moins 15 % de réduction des dépenses en conseil de transformation et de stratégie. Nous comptons élargir cette démarche à d'autres segments confiés à des cabinets de conseil, notamment les missions relevant de l'informatique et du numérique. Le Premier ministre prendra prochainement une circulaire, sur laquelle nous travaillons depuis de longs mois.

M. Arnaud Bazin , président . - Merci pour ces précisions.

Je comprends donc que la moyenne des crédits de paiement s'élevait à 140 millions d'euros entre 2018 et 2020. En 2020, 170 millions d'euros ont été dépensés, contre 107 millions d'euros en 2018 : l'augmentation s'élève donc à près de 60 % entre 2018 et 2020.

Vous avez évoqué le sujet du conseil dans le secteur informatique, qui ne comprend pas les prestations fournies dans ce domaine. Là encore, le montant est important, puisqu'il s'élevait à près de 458 millions d'euros en 2020.

Si l'on cumule les deux rubriques de conseil, nous arrivons à un total de 628 millions d'euros en 2020, ce qui est un sujet. Toutefois, j'ai bien noté que le recours aux cabinets de conseil en informatique était intéressé par les mesures d'économies envisagées.

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Tout à fait. Nous oeuvrons à la réinternalisation de nombreuses compétences : plus d'une dizaine d'experts seront recrutés au sein des brigades d'intervention numérique, placées sous l'autorité de la DINUM, afin d'améliorer la gestion des projets dans les ministères et de les piloter nous-mêmes.

Par ailleurs, tous les projets numériques dont le budget est supérieur à 9 millions d'euros devront désormais recevoir un avis conforme de la DINUM. De plus, au moins 30 % des personnes déployées sur ces missions devront être des agents de l'État.

Des programmes accélérés pour le recrutement de chefs de projet numérique ont également été lancés ; nous disposons aussi des entrepreneurs d'intérêt général et des « commandos UX ».

Établir une séparation claire entre le conseil et les prestations en informatique n'est pas chose aisée : le chiffre que vous avez cité en matière de conseil intègre parfois certaines prestations.

La Cour des comptes considère que le recrutement d'au moins 400 chefs de projet numérique s'impose pour atteindre l'objectif minimum de 30 % d'agents internes à l'administration.

Nos efforts paient : avant la mise en place de ces critères sur les projets interministériels, nous avions constaté une dérive budgétaire de 36 %, contre 13 % aujourd'hui. La réinternalisation permet non seulement de faire des économies, mais contribue aussi à la réussite des projets : l'argent public est ainsi mieux utilisé.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie de ces précisions. Je vous laisse la parole pour votre intervention liminaire.

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Vous m'auditionnez aujourd'hui sur le recours, par l'administration, aux cabinets de conseil, un sujet de première importance pour la conduite de l'action publique et l'organisation de l'État.

Cette commission d'enquête intervient à un moment particulièrement opportun, car le Gouvernement est sur le point de présenter sa nouvelle doctrine de recours aux consultants.

Trois éléments de contexte nous ont en effet conduits à engager, depuis plusieurs mois, cette réflexion.

Premièrement, nous devons tirer les enseignements de la crise sanitaire pour l'organisation de l'État.

Deuxièmement, la réforme de la haute fonction publique, que je conduis au sein du Gouvernement, nous invite à nous interroger sur les compétences dont l'État doit disposer en interne.

Troisièmement, le prochain renouvellement du premier accord-cadre interministériel de la DITP, que nous avions mis en place en 2018, arrive cette année à échéance ; nous en avons évalué les avantages et les limites afin de tracer des voies d'amélioration.

La création de cette commission d'enquête, comme son caractère transpartisan, témoigne de l'intérêt que la représentation nationale porte aux enjeux d'efficacité de l'action publique - et de l'État en particulier - et je ne peux, en tant que ministre de la transformation et de la fonction publiques, que m'en réjouir.

Le recours par l'État. Je suis convaincue que nous devons aborder ce sujet avec pragmatisme, guidés par le seul souci de l'efficacité de l'action publique au service des Français et de la bonne utilisation de l'argent public, sans parti pris idéologique.

Je le dis sans détour, l'État n'est ni omniscient ni omnipotent. Dans l'intérêt même de l'action publique, il est possible qu'il doive recourir ponctuellement à des avis extérieurs. Mais nous devons aussi reconnaître que cette pratique a peut-être parfois été trop systématique, et mérite donc d'être davantage encadrée et réfléchie.

Le Premier ministre m'a ainsi confié le soin de préparer une nouvelle doctrine de recours aux cabinets de conseil, dont je souhaite aujourd'hui vous livrer les grandes lignes.

Permettez-moi de revenir en premier lieu sur les raisons qui peuvent, dans certaines circonstances, justifier que l'État fasse appel à des consultants.

Le Gouvernement a engagé depuis 2017 un grand nombre de chantiers de transformation de l'action publique et impulsé des réformes prioritaires pour changer le quotidien des Français.

Ces chantiers ont exigé une très forte mobilisation des administrations, centrales comme déconcentrées. Cette mobilisation a été décuplée dans le contexte de la crise sanitaire avec la gestion de l'épidémie et la mise en oeuvre du plan de relance. Je souhaite profiter de cette occasion pour rendre hommage à l'ensemble des agents publics engagés dans ces transformations.

Nos administrations ont parfois dû solliciter l'appui de conseils extérieurs. Tout d'abord, un certain nombre de compétences ne sont pas disponibles à un instant donné dans les administrations. C'est le cas, par exemple, en matière de logistique ou d'optimisation des processus. Le recours à des prestataires externes permet alors un apport d'expertise de manière temporaire, dont il n'est pas pertinent de vouloir disposer de façon pérenne en interne.

Ensuite, il arrive que l'urgence d'un besoin ou que l'ampleur des tâches à accomplir dans des délais imposés par le temps politique ne puisse être affrontée avec les seules ressources disponibles en interne et nécessite une force de frappe additionnelle et ponctuelle.

Enfin, l'État a parfois besoin d'un regard extérieur pour s'inspirer de pratiques diversifiées ou innovantes, observées à l'extérieur, à l'étranger ou dans le secteur privé, pour garder la maîtrise de sa capacité d'action.

Les projets numériques illustrent ces différents cas de figure même si nous veillons systématiquement à ce qu'au moins un tiers des effectifs engagés sur un projet soit issu de l'administration.

Le recours à des cabinets de conseil permet d'absorber des pics de charge en disposant de capacités indisponibles au sein de l'État pour accélérer un projet de transformation numérique ; de se doter de compétences techniques de pointe qui ne seraient pas directement mobilisables en interne et de pouvoir disposer des meilleures pratiques d'autres grandes organisations confrontées à des projets similaires.

Dans ce contexte, nous avons fait le choix de renforcer nos capacités internes de conseil.

En tant que ministre chargée de la réforme de l'État, j'ai une conviction : l'administration ne peut se transformer que si elle est actrice de son propre changement. Les greffes artificielles non maîtrisées de solutions imaginées par d'autres et pour d'autres sont condamnées à l'échec.

Les modèles précédents n'ont pas produit les effets attendus : la révision générale des politiques publiques (RGPP) a imposé à l'administration des solutions de consultants qui n'étaient pas toujours adaptées. La modernisation de l'action publique (MAP) avait confié cette mission à des inspections générales qui, si elles peuvent apporter un éclairage indispensable aux décisions, sont elles aussi éloignées des réalités concrètes des administrations et réalisaient des missions trop courtes pour avoir une influence réelle.

Nous avons choisi une autre méthode consistant à mettre en place des équipes mixtes de consultants internes, de consultants externes et des agents publics eux-mêmes impliqués dans les évolutions afin de garantir une transformation adaptée aux réalités et aux besoins de notre État pour définir, mettre en oeuvre et suivre les projets.

Nous avons donc recruté à la DITP des consultants internes à l'administration, issus de la fonction publique ou du secteur privé, dont l'expertise est reconnue et qui ont contribué à la mise en oeuvre de réformes prioritaires du Gouvernement, avec les agents publics des administrations concernées. Au printemps de 2019, nous avons ainsi conçu en un temps très court le système d'intermédiation des pensions alimentaires ayant permis de sécuriser leur versement. Plus de 41 000 familles en bénéficient aujourd'hui. Nous avons également simplifié l'accès aux droits pour les personnes en situation de handicap avec la mise en place d'un droit à vie et la réduction des délais de traitement dans les différentes maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) de notre pays.

À chaque fois, il s'agit de missions sur mesure, qui s'appuient sur des constats de terrain recueillis auprès des usagers et des agents. L'apport d'équipes « projet », composées de ressources internes et externes, est éprouvé. Mon objectif est de poursuivre ce mouvement, de développer ces méthodes, en renforçant nos capacités internes.

De même, nous avons développé des capacités de conseil interne au sein de la DINUM, également placée sous mon autorité. La procédure dite « article 4 », qui lui permet d'apporter son appui à un ministère sur un projet numérique complexe a été utilisée près d'une dizaine de fois en 2020 et 2021. Par ailleurs, la DINUM a mis en place un cycle de formation des directeurs de projets informatiques. Enfin, un renforcement de la gouvernance des projets, par un contrôle le plus amont possible, au moment des phases de cadrage, a été mené.

Je ne condamne donc pas par principe le recours aux consultants qui, dans certains cas bien identifiés et sous certaines conditions, peuvent apporter un concours précieux à l'action publique. Pour autant, l'État ne peut faire l'économie d'une refonte de sa politique de recours aux cabinets de conseil. Cette réflexion s'inscrit d'ailleurs dans une réflexion plus large, commandée par la crise sanitaire sur notre organisation et nos modes de travail.

Le recours aux cabinets de conseil exige de la part des décideurs publics une grande vigilance compte tenu de la nature des tâches dont l'État a la charge et de l'exigence qui s'attache à la gestion des deniers publics. Il fait l'objet d'une attention légitime de la part des organes de contrôle et de la représentation nationale. Un rapport de 2014 de la Cour des comptes, commandé par votre assemblée au titre de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), établissait un diagnostic équilibré et formulait un certain nombre de recommandations dont nous avons tenu compte à partir de 2017.

Le Gouvernement a voulu rompre avec certaines pratiques observées par le passé.

Premièrement, je le dis avec force, nous n'avons pas de position idéologique sur le recours aux consultants. En effet, force est de constater que, depuis 2005, les audits « Copé » puis la RGPP, le recours aux consultants par l'État est devenu monnaie courante. Ce phénomène s'est renforcé lorsque le discours politique a assumé le postulat idéologique d'une défaillance de l'État : défaillance à se réformer par lui-même ; défaillance à se repenser par lui-même ; défaillance à faire lui-même. Ceux-là mêmes qui s'insurgent aujourd'hui contre le recours aux consultants sont responsables de l'importation des théories du New Public Management dans les organisations publiques, qui consistent à appliquer les recettes du secteur privé à l'action publique.

Deuxièmement, contrairement à ce qui a pu être fait par le passé, nous gardons la maîtrise de la décision, en toutes circonstances. Nous avons ainsi rompu avec les pratiques qui plaçaient les consultants dans les instances de décision. On se souvient, par exemple, de la participation de cabinets de conseil au conseil de modernisation des politiques publiques qui avait été mise au jour par un rapport d'inspection en 2012. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Troisièmement, nous avons engagé un mouvement de rationalisation des commandes, par l'intermédiaire de l'accord-cadre de la DITP, ainsi qu'une stabilisation des dépenses. Dès 2017, nous avons engagé un retour d'expérience des pratiques précédentes et avons instauré le premier accord-cadre interministériel et fait de la DITP le guichet unique pour les ministères sur les sujets de transformation.

Pour la première fois, nous avons mis en place un marché centralisé pour que les ministères - à l'exception du ministère de la défense - disposent d'un seul et même support contractuel fonctionnant selon le système du « tourniquet ».

Les dépenses sont stables. La Cour des comptes, dans son rapport de 2014, a estimé les dépenses de consultants - hors informatique - à environ 130 millions d'euros en moyenne entre 2011 et 2013. Entre 2018 et 2020, l'État a dépensé environ 140 millions d'euros.

Toujours selon la Cour des comptes, la France se distingue par un recours plutôt modéré aux consultants par rapport aux autres grands pays européens. Dans son dernier rapport de référence sur le recours aux consultants dans la sphère publique réalisé au mois de novembre 2014, la Cour estimait à 13 % la part du chiffre d'affaires des cabinets de conseil réalisé dans le secteur public, contre 20 % en moyenne dans l'Union européenne, 22 % au Royaume-Uni et 17 % en Espagne.

À l'occasion des réflexions préalables au renouvellement du premier accord-cadre, qui arrive à son terme en juin 2022, et en m'appuyant sur les travaux conduits par la mission d'information de l'Assemblée nationale présidée par Véronique Louwagie et dont Cendra Motin était la rapporteure, j'ai demandé un bilan des pratiques à l'oeuvre depuis plusieurs années afin d'en tirer les conclusions.

Notre ambition est d'instaurer un suivi centralisé pour disposer d'une vision d'ensemble des marchés passés par les ministères, des missions réalisées et des montants facturés.

L'objectif est également de disposer d'un pilotage renforcé des prestations et de systématiser le partage de bonnes pratiques entre administrations.

Pour la première fois, le Gouvernement définit une nouvelle doctrine de recours aux consultants et engage un réarmement de l'État avec l'objectif de réduire le recours aux cabinets de conseil. Cette doctrine fera l'objet dans les prochains jours d'une circulaire du Premier ministre, dont je souhaite vous présenter les principaux objectifs.

Premièrement, l'administration devra faire la démonstration qu'elle ne peut pas répondre à la demande sans recourir à une prestation externe. Des mécanismes de gouvernance sont mis en place pour s'en assurer.

Seront ainsi institués dans chaque ministère des comités d'engagement des prestations intellectuelles sous la responsabilité des secrétaires généraux, en associant les directions métier et les services d'inspection, de contrôle et de conseil internes. Ils seront chargés notamment de vérifier la justification du recours à un prestataire externe, l'absence de solution alternative, mais également de l'adéquation entre les besoins et la prestation, y compris le prix.

Un pôle interministériel d'achat de prestations intellectuelles sera créé au sein de la DITP, qui deviendra la tour de contrôle pour encadrer, suivre et accompagner les ministères dans le recours aux cabinets de conseil. L'accord-cadre a vocation à rester le principal vecteur contractuel pour les prestations de conseil en stratégie et en organisation. Ce pôle aura un véritable rôle d'aiguillage pour les ministères, et aura pour mission de se prononcer sur la pertinence du recours aux cabinets de conseil pour une mission donnée. Les bons de commande supérieurs à 500 000 euros devront être approuvés par un comité d'engagement présidé par le secrétaire général du ministère concerné et associant la DITP et les inspections ou conseils généraux compétents.

Deuxièmement, nous souhaitons imposer le respect d'une charte de principes et de bonnes pratiques dès lors que le besoin de recours à un cabinet est avéré.

Le suivi du déroulé des missions sera renforcé ; les comités de pilotage seront présidés par le ministre lorsque l'importance du projet le justifie. Toute l'équipe projet devra intégrer un ou plusieurs agents du service concerné afin de garantir le transfert des compétences et la capitalisation des connaissances acquises pendant le projet. Toute prestation intellectuelle devra faire l'objet à son terme d'une évaluation, non seulement sur la qualité du service rendu par le prestataire, mais aussi sur l'atteinte des objectifs définis en amont.

Des garde-fous complémentaires seront instaurés en matière de prévention des conflits d'intérêts dans le cadre des relations avec les conseils extérieurs, comme en témoignent le renforcement des dispositions dans les chartes de déontologie et l'encadrement strict des missions dites pro bono .

Une mission d'inspection sera diligentée par le Premier ministre d'ici à la fin du deuxième semestre pour s'assurer de la bonne mise en oeuvre, dans chacun des ministères, des dispositifs permettant le respect de ces règles.

Troisièmement, nous voulons réarmer l'État afin de renforcer les compétences internes et limiter, de ce fait, le recours aux conseils extérieurs.

Ce renforcement des compétences internes s'appuie tout d'abord sur la consolidation du rôle de la DITP et de la DINUM comme « cabinets de conseil interne » au service des administrations publiques grâce aux équipes de consultants internes qu'elles ont constituées.

Les effectifs de conseil interne de la DITP seront dans un premier temps accrus de 10 ETP pour réduire les coûts de conseil externes et créer des économies, de l'ordre d'un million d'euros.

Nous poursuivrons également l'effort d'internalisation des compétences numériques, en faisant monter en puissance les initiatives comme les « commandos UX » lancés en 2020 qui sont des experts en matière d'expérience utilisateurs, ou aux « brigades d'intervention numérique » pour lesquelles douze profils ont été recrutés pour une période de six mois afin d'accompagner les projets prioritaires du Gouvernement. L'objectif est de renforcer les administrations qui n'ont pas la capacité de prendre en charge un projet dans le périmètre et le calendrier souhaités. Ce dispositif sera pérennisé grâce au recrutement, dans mon ministère, de 14 experts pour deux ans. Cette stratégie fait l'objet d'une vraie rupture de doctrine dans la loi de finances pour 2022.

Les ministères sont ensuite appelés à réfléchir à l'internalisation des compétences et des expertises correspondant à des besoins permanents ou réguliers, et aux commandes récurrentes, sur le modèle de cabinets de conseil internes ou, tout simplement, d'équipes projet. La DITP et la délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE) ont été missionnées pour établir un référentiel de compétences internes disponibles.

Enfin, la réforme de la haute fonction publique vise à renforcer la formation initiale et continue des cadres dirigeants de l'État avec la montée en puissance de l'INSP, au service d'une fonction publique mieux formée et dont les parcours de carrière seront plus variés, plus évalués, et plus adaptés aux besoins de l'État employeur.

Je souhaite en particulier que les cadres supérieurs de l'État, futurs ou actuels, soient formés à la conduite de projets transverses, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. L'INSP devra ainsi conduire un plan de formation d'au moins 100 chefs de projet au cours de l'année 2022, en plus de ses missions de formation initiale. Nous réfléchissons à ce qu'un module dédié puisse intégrer le tronc commun à l'ensemble des hauts fonctionnaires, qu'ils soient administrateurs de l'État, directeurs d'hôpitaux, commissaires de police, administrateurs territoriaux, ou encore magistrats. C'est donc une culture de la conduite de projet que nous souhaitons développer dans notre administration pour réduire le recours à de telles compétences dans le secteur privé.

L'évolution du positionnement des inspections générales, dont le statut a été rénové via la réforme de la haute fonction publique, sera en outre mise à profit pour réinternaliser les missions de réflexion stratégique et d'organisation. Les inspections bénéficieront de possibilités de recrutement plus ouvertes encore pour attirer des profils jeunes ou expérimentés en matière de conseil et d'évaluation. La complémentarité des inspections générales avec la DITP et les administrations pourra se concrétiser dans le cadre de missions mixtes.

Notre objectif est donc de réduire en 2022 les dépenses de conseil en stratégie et en organisation de 15 % par rapport à 2021. Nous en tiendrons compte dans la préparation du prochain accord-cadre de la DITP qui sera lancé au printemps.

Mesdames et Messieurs les sénateurs, je crois que nous partageons le même objectif : construire un État plus efficace au service de nos concitoyens, un État pleinement capable de définir ses priorités stratégiques, un État en mesure de trouver les compétences nécessaires pour conduire une action publique adaptée aux réalités et aux défis du XXI e siècle.

La plupart du temps, l'État dispose de ces compétences en son sein, mais, parfois, celles-ci sont disponibles ailleurs. C'est d'ailleurs aussi le sens de « l'accélérateur d'initiative citoyenne » que j'ai lancé au mois de décembre dernier pour encourager la société civile à développer des projets d'amélioration des services publics.

Nous avons su tirer les leçons de la crise sanitaire et faire le bilan des événements survenus depuis 2018, en étant lucides sur les faiblesses existantes.

Gardons-nous en toutes circonstances à la fois d'un excès d'idéologie et de naïveté sur cette question et agissons pour continuer à transformer notre État pour un meilleur service rendu à nos concitoyens.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez affirmé ce matin que le Gouvernement est « obsédé » par l'efficacité de l'action publique et par la bonne gestion de l'agent public. Je ne peux que souscrire à vos propos. Je ne place pas ici un curseur idéologique ou simpliste. Je suis ni simpliste ni idéologue, encore que ce ne soit pas un gros mot !

Cet après-midi, vous répondez aux questions d'une commission d'enquête dotée de pouvoirs constitutionnels. Nous souhaitons comprendre pourquoi le recours aux cabinets privés de conseil a été si important, au lieu d'utiliser les ressources de l'administration. Il ne s'agit pas ici d'opposer un quinquennat à un autre, et encore moins de se projeter vers le mandat du prochain Président de la République. Nous nous en tiendrons aux faits.

Hier, nous avons auditionné - entre autres - le cabinet McKinsey. Nous avons évoqué la commande de 496 800 euros passée en 2020 pour « éclairer les évolutions du métier d'enseignant ». Vous avez indiqué ce matin que ce contrat était une erreur. Cette somme aurait pu être utilisée pour fournir un purificateur d'air à 1 600 restaurants scolaires ou un million de masques FFP2, attendus avec impatience par les enseignants.

Dans cette affaire, quelle a été la répartition des rôles entre la DITP, qui a passé et évalué ce marché, et le ministère de l'éducation nationale ?

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez indiqué ce matin que vous souhaitiez « bloquer les contrats » de conseil. Pouvez-nous nous préciser ce que vous entendez par cette formule ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Le comité d'engagement et le secrétaire général d'une administration pourront bloquer les contrats de conseil s'il s'avère qu'ils disposent des compétences internes permettant de répondre à la mission. Notre objectif est de ne plus recourir à des consultants externes lorsque cela n'est pas justifié. Par ailleurs, les bons de commande supérieurs à 500 000 euros seront soumis à la DITP.

La mission d'évaluation du métier d'enseignant que vous avez évoquée a été commandée avant ma nomination. J'en ai eu connaissance hier, par voie de presse. Je ne peux donc pas me prononcer sur son bien-fondé, la qualité des livrables ou les suites réservées à la mission. Toutefois, la DITP m'a transmis des éléments que je souhaite porter à la connaissance de votre commission.

Le ministre de l'éducation nationale a lancé au printemps un important travail de réflexion sur l'avenir du métier d'enseignant avec une perspective internationale, qui devait se conclure par un colloque organisé au mois d'avril 2020. Le ministère a sollicité l'appui de la DITP. Le travail confié au cabinet McKinsey pour un montant de 496 000 euros consistait en la préparation des documents utilisés lors du colloque et d'analyses comparatives internationales. Très vite après le démarrage de la mission, la crise sanitaire a perturbé son calendrier. Le colloque a d'abord été reporté à juillet 2020 avant d'être finalement annulé. Les travaux se sont étendus jusqu'au mois de juin 2019, sans que le budget initial soit modifié. Ces documents ont ensuite été utilisés par Yann Algan, puis pour la préparation d'un rapport rédigé à la suite d'un colloque, « Le professeur du XXI e siècle », organisé le 1 er décembre 2020 au Collège de France.

Je me tiens à votre disposition sur les livrables que nous pourrons vous communiquer.

Cette mission a respecté les règles de l'accord-cadre, ainsi que celles du « tourniquet » permettant aux cabinets d'être sollicités successivement sans que l'un ou l'autre soit favorisé.

M. Arnaud Bazin , président . - L'application du « tourniquet » semble relativement souple : lors de la crise sanitaire, le cabinet McKinsey a ainsi bénéficié de 11 contrats pour un montant de 13,5 millions d'euros.

Hier, nous avons interrogé le cabinet sur cette bizarrerie. Il nous a été répondu qu'il existait un droit de suite : lorsqu'un cabinet commence une mission, on s'affranchit du « tourniquet » si des travaux supplémentaires sont nécessaires. On pourrait le comprendre pour une deuxième, voire une troisième mission. Mais c'est plus difficile à admettre pour 11 contrats et 13,5 millions d'euros : ce constat ne remet-il pas en cause la pertinence de la procédure du « tourniquet » ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Je vous transmettrai par écrit le fonctionnement précis de ce mécanisme.

Le « tourniquet » permet de s'assurer que les contrats ne sont pas toujours confiés aux mêmes cabinets de conseil. Si l'un d'entre eux accumule plusieurs marchés, les autres cabinets deviennent ensuite prioritaires afin de rééquilibrer le montant total des factures. Dès lors, le cabinet que vous citez a été beaucoup moins sollicité pour les missions suivantes.

M. Arnaud Bazin , président . - En l'espèce, le montant initial du contrat s'élevait à 3,2 millions d'euros pour finir à 13,5 millions d'euros. Nous souhaitons connaître les causes ayant rendu possible cette démarche !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - En janvier 2021, vous avez lancé le baromètre de l'action publique pour évaluer les résultats des politiques prioritaires du Gouvernement, par exemple celles qui visent à doubler le nombre d'élèves dans les réseaux d'éducation prioritaire (REP), à offrir un logement aux sans-abri, à réduire la mortalité sur les routes. Vous avez, pour ce faire, recouru au cabinet Capgemini, pour un montant d'environ 3,6 millions d'euros, d'après les informations qui sont à notre disposition. Pourriez-vous nous présenter l'action de ce cabinet ?

En 2019, le cabinet BCG a travaillé sur une mission intitulée « Amélioration de l'accueil téléphonique des services publics » pour 358 200 euros. Pourriez-vous nous présenter cette prestation et son résultat ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Le baromètre de l'action publique, outil qui n'existait pas jusqu'alors, sert à faire remonter depuis un certain nombre de services, qui ne relèvent pas tous de l'État, des données, notamment sur les politiques menées par les collectivités territoriales. Il a par exemple servi à déterminer le délai de réponse moyen pour l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Le principe est de mettre à la disposition des Français, en open data et en prévoyant une mise à jour trimestrielle, de manière publique, sur le site Internet du Gouvernement, des éléments sur l'avancée concrète et tangible de nos réformes prioritaires. Ils sont déjà disponibles en ligne, pour 43 d'entre elles, département par département, grâce au déploiement de l'outil Pilote, en janvier 2021.

Nous avons pris la décision de créer, en 2022, 8 ETP pour internaliser ces activités et pour concevoir, développer et déployer ces outils en régie, qu'il s'agisse de Pilote, du baromètre de pilotage des réformes prioritaires, ou de la plateforme d'expérience usagers Services Publics +.

Nous avons déployé le projet Pilote dans le cadre du plan de relance, afin que le ministère de l'économie et des finances puisse en suivre le déploiement, grâce à la remontée de données territorialisées. Il s'agit donc d'une infrastructure nouvelle, qui permet un reporting automatique, normé, département par département, de l'ensemble des informations pour le suivi des réformes prioritaires.

Le recours à des consultants externes peut être une réponse à un besoin ponctuel. Dès lors que l'État considère que le besoin est devenu pérenne, plutôt que de continuer d'alimenter un marché extérieur, il choisit d'internaliser des compétences.

Quant à l'amélioration de l'accueil téléphonique, elle correspond à une commande qui découle d'un comité interministériel de la transformation publique, conduit par le Premier ministre. Il constitue la base du « plan téléphone » qui doit permettre une meilleure accessibilité et une meilleure qualité des services publics. Nous avons atteint 85 % des objectifs que nous nous étions fixé, en produisant notamment un certain nombre de cadrages qui nous permettent de suivre le « taux de décroché » de chacun des numéros de service public.

Ce dispositif s'est inscrit dans le cadre de la fin de la surfacturation des numéros des plateformes téléphoniques publiques, car il nous semblait qu'il fallait garantir la qualité de ces plateformes. Il nous permet de nous assurer que les services publics continuent de bien fonctionner et restent joignables par les Français.

Mme Nicole Duranton . - En quoi la réforme de la haute fonction publique peut-elle constituer une réponse aux fragilités sous-jacentes des compétences au sein de l'État ? En quoi le recrutement d'anciens consultants et contractuels par la DITP peut-il constituer un nouveau vivier pour l'administration ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - La réforme de la haute fonction publique est multiforme. C'est une réforme du recrutement, dans la mesure où nous cherchons à attirer des profils plus diversifiés, notamment par le concours spécial « docteurs » qui a été institué pour faire venir des chercheurs au sein de l'administration. Nous souhaitons également recruter dans les universités, hors de Paris, pour diversifier notre vivier, grâce au concours « Talents ». Nous ouvrons aussi les recrutements pendant la carrière, pour lever tout frein au recrutement de personnes compétentes à des postes de direction de management, dans l'administration, même si elles sont contractuelles. La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique le permet.

La réforme de la haute fonction publique change profondément la formation de nos hauts fonctionnaires, qu'ils soient issus de l'une des quatorze écoles de service public ou de l'un des cinq corps de sortie de l'École polytechnique. Cette réforme de la formation s'appuie sur un tronc commun organisé en cinq modules portant sur la transition écologique, la transition numérique, les valeurs de la République, les enjeux d'inégalité et de pauvreté et les enjeux de rapport à la science et à la technologie. Nous étudions la possibilité de créer un sixième bloc de compétences sur la capacité à être chef de projet. En effet, c'est en ce sens que l'administration évolue.

La réforme vise aussi à développer une véritable stratégie de formation continue interministérielle et ministérielle, pour que les compétences soient mises à jour au fil du temps.

Enfin, la réforme porte sur l'organisation même de l'administration. Elle prévoit la fin des corps qui pouvaient rigidifier les recrutements, notamment dans les inspections générales. Elle crée, à la place, un corps unique d'administrateurs de l'État pour favoriser la circulation des compétences entre ministères, telle qu'elle était déjà souhaitée dans l'ordonnance de 1945.

Le but est donc que l'État se montre beaucoup plus clair sur les besoins auxquels il doit faire face, sur les compétences qu'il souhaite attirer et sur son organisation interne, pour que les logiques administratives passées, ou bien le mimétisme, n'empêchent pas de réorganiser notre administration en la rendant capable de conduire des projets. Nous savons, en effet, que des cabinets de conseil extérieurs ont souvent été mobilisés pour gérer des projets parce que nos structures administratives ne pouvaient pas le faire, empêchées par des questions liées aux ressources humaines.

Quant à la seconde question, nous pourrions diaboliser symboliquement le recrutement d'anciens consultants dans l'administration. Je crois, au contraire, que c'est une bonne pratique porteuse d'un véritable enrichissement. Ceux qui viennent dans notre administration en acceptent le fonctionnement, en matière d'évaluation, de déontologie, de droits et de devoirs des agents publics. Leurs compétences enrichissent, dans les missions qu'ils ont à mener, notre capacité à mener des projets. Il s'agit là d'une passerelle très intéressante.

En outre, les anciens consultants qui sont recrutés par la DITP poursuivent leur carrière dans les différents ministères. Je pourrai vous fournir des éléments plus précis par écrit.

Nous avons également souhaité renforcer l'attractivité des métiers du numérique, en lançant une plateforme et en adoptant une stratégie innovante pour que l'État puisse recruter les meilleures compétences. La première mission que j'ai confiée à la direction interministérielle du numérique (DINUM) vise à rendre le recrutement attractif. Quelque 400 postes sont ouverts chaque année. Par le renouvellement des contrats, nous procédons également à des milliers de recrutements. Nous avons revu les grilles salariales. Nous avons surtout créé des programmes très innovants, notamment celui des entrepreneurs d'intérêt général, c'est-à-dire des personnes qui sont recrutées pour une mission bien spécifique par la DINUM. Une quarantaine d'entre elles sont ainsi déployées dans les ministères, chaque année. Nous en sommes à la cinquième promotion.

Alors qu'ils sont initialement recrutés pour dix mois, 64 % de ces entrepreneurs d'intérêt général finissent par rester dans l'administration et 45 % y sont encore trois ou quatre ans plus tard. Nous avons lancé la première promotion il y a trois ou quatre ans. Un peu moins de la moitié est encore dans l'administration.

Notre ambition n'est pas de remettre en question les règles de déontologie. Toutefois, si nous voulons que l'administration puisse ne pas dépendre de l'extérieur et renforcer sa capacité à piloter des projets, il faut que nous puissions recruter des personnes compétentes.

Mme Nathalie Goulet . - J'ai écouté avec attention ce que vous avez dit. Si j'ai bien compris, jusqu'à ce qu'on mette en place les nouvelles dispositions, il n'y avait pas de vérification des compétences en interne avant de recruter les services d'un cabinet extérieur...

J'ai une question précise à vous poser : le cabinet McKinsey aurait touché 235 620 euros en 2020 pour la rédaction d'un guide du télétravail dans la fonction publique, à destination des managers et des agents publics. Pourquoi avoir eu recours à un cabinet de conseil pour rédiger ce type de guide ?

Comment coordonnez-vous votre action avec celle de France Stratégie, institution bien identifiée qui peut être aussi compétente qu'un cabinet privé ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - L'administration s'organise, bien évidemment, en interne, mais il manquait une gouvernance systématisée et formalisée pour assurer une véritable diligence, fondée sur une cartographie des compétences de l'administration. Il s'agit, par exemple, de s'assurer que les compétences que l'on recherche ne se trouvent pas dans les services déconcentrés, dans un ministère voisin ou bien dans le reste de l'administration. Pour cela, le Premier ministre demandera aux ministres d'établir une gouvernance ad hoc, qui donnera lieu à une mission d'inspection. Nous aurons ainsi la garantie, qu'en matière d'organisation et de transformation, si nous faisons appel à l'extérieur, c'est bien parce qu'il y a un besoin factuel et formalisé.

Le télétravail reste un enjeu majeur pour l'administration. J'ai été à l'initiative d'un accord de méthode, puis d'un accord unanime avec l'ensemble des employeurs publics et des organisations syndicales, le 13 juillet dernier, pour que nous déterminions, par le dialogue social, la bonne manière de le déployer dans nos organismes publics. Il y a deux ans, au début de la crise sanitaire, 90 000 agents de l'État pouvaient télétravailler ; plus de 400 000 le font aujourd'hui. La semaine dernière, plus de 75 % des agents de l'État, qui pouvaient le faire, ont télétravaillé. Au printemps dernier, nous étions plutôt à 55 % des agents.

Le guide que nous avons publié visait à accélérer notre capacité à déployer une nouvelle culture du travail. Nous avons confié à un sous-traitant la mission d'identifier les bonnes pratiques dans d'autres organisations, car nous partions de loin. Le pilote a été mené par la DITP et la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et j'ai moi-même travaillé avec les organisations syndicales sur le sujet. Il ne s'agit donc absolument pas d'un guide écrit en chambre, qui aurait été mis en oeuvre sans aucune appropriation.

Nous souhaitions voir comment des organisations beaucoup plus matures que nous en matière de télétravail avaient traité d'enjeux comme le suivi du droit à la déconnexion, l'égalité entre les hommes et les femmes ou le maintien d'un collectif de travail dans la pratique.

Ces deux guides sont publics et sont évidemment à votre disposition. Les collectivités territoriales les consultent de manière proactive tout comme l'ensemble des employeurs publics. Ils seront actualisés par les administrations.

Il s'agissait donc de lancer un processus qui a ensuite été internalisé et qui a fait l'objet d'un certain nombre d'échanges avec les organisations, avant de devenir notre outil.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez évoqué à plusieurs reprises la doctrine que le Premier ministre devrait valider. Je vous entends parler de « nouvelle doctrine » et de « recours plus encadré » aux cabinets de conseil.

Ne faudrait-il pas plutôt parler simplement de « doctrine », car il y en avait pas auparavant, et d'« encadrement », car il était plus que léger ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Cette doctrine est nécessaire pour formaliser, systématiser, harmoniser aussi les pratiques entre les ministères. La Cour des comptes a publié un rapport, en 2014, qui comportait des préconisations qui sont restées sans effet. En 2017, quand le Gouvernement a été formé, ce sujet est apparu comme majeur. Un accord-cadre a donc été établi, au début de 2018, afin de mettre en oeuvre le système du « tourniquet » pour éviter des liens de favoritisme à l'encontre de tel ou tel cabinet de conseil. Ce marché fixait également des éléments chiffrés avec un plancher et un plafond encadrant le marché. Enfin, il qualifiait ce qu'est une mission de conseil en organisation ou en transformation. Il s'agissait donc d'établir des règles.

J'ai pris mes fonctions de ministre en juillet 2020. Sachant que cet accord-cadre arrivait à échéance en juin 2022, j'ai demandé qu'on en fasse un bilan et la mission conduite sur le sujet, à l'Assemblée nationale, par Cendra Motin, sous la présidence de Véronique Louwagie, a été très utile. Nous en avons conclu que nous garderions l'accord-cadre, en le renforçant par des ressources humaines complémentaires, par une gouvernance et, désormais, par la doctrine interministérielle du Premier ministre.

Par ailleurs, la réforme de la haute fonction publique nous permet d'agir là où nous ne le pouvions pas auparavant. Elle n'a rien de symbolique, mais elle détermine la manière dont nous organiserons les carrières, dont nous repenserons le rôle des inspections en les transformant de corps en services, dont nous ferons évoluer les carrières et dont nous organiserons la formation continue. Tout cela me permet désormais d'établir un certain nombre de règles que je sais pouvoir tenir sans nuire à l'efficacité de l'action publique.

Nous avons aussi tiré les leçons de la crise sanitaire. Nous avons bien vu, en effet, que nous avons parfois eu recours à des cabinets de conseil externes parce que nous ne savions pas où étaient les compétences en interne, parce qu'elles nous manquaient tout bonnement ou aussi parfois parce qu'elles existaient sans que nous sachions où les mobiliser. La réforme, en cartographiant les compétences et en procédant à un suivi individuel des administrateurs de l'État, nous permettra de mettre en place une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Nous préparons ainsi un État qui regarde l'avenir, qui l'anticipe et qui s'arme pour faire face aux défis.

Le risque cyber en est un, qui impose que nous renforcions nos capacités internes en concertation avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). Nous veillerons d'ailleurs à ce que les profils que nous recrutons correspondent aux compétences qu'a identifiées l'ANSSI.

Si nous agissons, c'est parce que l'accord-cadre de 2018 arrive à échéance, parce que la réforme de la haute fonction publique nous permet d'organiser autrement, en interne, nos fonctions de cabinet de conseil, parce que nous tirons les leçons de la crise sanitaire et parce que le Premier ministre a la volonté politique de développer une doctrine interministérielle cadrée, claire et formalisée.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez indiqué que les cabinets de conseil ne participaient pas à la prise de décision. Néanmoins, la frontière peut être ténue. Pour preuve, l'accord-cadre de la DITP stipule, je cite, que les prestations attendues des cabinets de conseil couvrent la phase amont des projets de transformation, y compris « la phase de contribution à la prise de décision stratégique, permettant de définir le niveau d'ambition et le niveau d'effort requis pour sa réalisation ».

Dès lors, comment s'assurer que les cabinets de conseils ne participent pas à la prise de décision politique ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Je le réaffirme solennellement, la responsabilité de la décision incombe aux ministres. Le Gouvernement n'a pas à sous-traiter cette responsabilité. Oui, il a pu se produire que, parfois, des acteurs extérieurs à l'administration formulent des comparaisons et chiffrent des avantages et inconvénients pour éclairer celui qui prend la décision.

Il faut évaluer davantage la qualité des prestations : cet éclairage doit être le plus factuel possible, pour qu'il ne s'assimile pas à une prédétermination de la décision. N'alimentons pas une vision erronée des choses, les décideurs publics sont responsables devant le Parlement et se soumettent à évaluation, notamment par la Cour des comptes.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - J'ai bien compris, Madame la ministre. Mais pouvez-vous bien nous préciser que cette mention ne figurera plus dans le nouvel accord-cadre ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Il me semble difficile de dire que les cabinets de conseil ne peuvent pas éclairer la prise de décision.

M. Arnaud Bazin , président . - Éclairer n'est pas contribuer...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Exactement, les termes de « contribution à la prise de décision stratégique » sont bien employés dans l'accord-cadre de la DITP !

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Nous allons examiner la formulation précise, pour que le prochain accord-cadre soit clair : on peut demander un appui extérieur tout en respectant les prérogatives du Gouvernement, dans le respect de la Constitution.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je connais la Constitution, Madame la ministre. Ma question est simple : cette notion de « contribution à la prise de décision stratégique » n'apparaîtra-t-elle plus dans l'accord-cadre de 2022 ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Nous sommes en train de rédiger le contrat. Nous préciserons bien que nul acteur extérieur à l'État ne prendra de décision qui ne relève pas de ses prérogatives.

Mme Christine Lavarde . - Madame la ministre, vous avez parlé des démarches dans les ministères, mais qu'en est-il des opérateurs de l'État ? Y a-t-il une procédure de contrôle ou d'assistance des ministères de tutelle ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - La circulaire du Premier ministre intégrera bien les opérateurs afin d'harmoniser les pratiques et de nous assurer que ces agences et acteurs soient strictement dans l'application de la doctrine que nous aurons définie.

M. Laurent Burgoa . - Je reviens sur la question du recrutement à la DITP. En tant que parlementaires, nous connaissons bien la déclaration de conflits d'intérêts, dont vous nous avez parlé. En tant que ministre, avez-vous fait part, et si oui sous quelle forme, de votre volonté qu'il y ait un contrôle des conflits d'intérêts pour ce recrutement ? Quel est l'outil utilisé ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Des règles statutaires déontologiques s'appliquent aux agents de l'État, auxquelles j'accorde une attention particulière.

La DITP utilise la charte déontologique des ministères économiques et financiers, disponible sur l'intranet, et fait appel au référent déontologue de ces mêmes ministères. Ce dernier est sollicité en amont des recrutements s'il y a risque de conflit d'intérêts tel qu'il est défini par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, c'est-à-dire « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions ».

Ce référent déontologue assure en outre, deux fois par an, l'information de tout le personnel de la DITP, et en particulier des nouveaux arrivants. Il répond aussi, en totale discrétion, aux questions des agents et de l'administration. Ces obligations sont des déclarations de liens d'intérêts, mais aussi de déport.

De façon générale, tout agent public a une obligation de prévention des conflits d'intérêts. Un contrôle déontologique a aussi lieu en cas de cumul d'activité, de cessation temporaire ou définitive d'exercice de ses fonctions ou de départ vers le privé.

Je ne suis pas personnellement informée de toutes les situations, même si le directeur m'a fait part de situations de déport à la DITP.

M. Patrice Joly . - Vous avez précisé que tous les ministères et opérateurs publics seraient concernés par la circulaire du Premier ministre. Cela englobe-t-il l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) et d'autres types d'opérateurs ? Que cela représente-t-il dans l'ensemble des consultations sollicitées par le secteur public ?

Par ailleurs, créer des règles, c'est ouvrir des possibilités. Dans le recours aux consultants, nous savons qu'il y a des prismes particuliers, parfois critiqués, par exemple une approche excessivement budgétaire ou certains partis pris sur le numérique. Comment assurer une neutralité par rapport à cela pour assurer une décision proprement politique ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Parlez-vous de neutralité dans le choix des prestataires ou de qualité des travaux ?

M. Patrice Joly . - Par exemple, dans un espace environnemental protégé, le fait même de définir un cadre pour les véhicules motorisés témoigne d'une forme d'autorisation. Ici, créer un cadre pour le recours à des cabinets laisse envisager cette possibilité alors qu'on pourrait recourir à des outils internes.

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Tout d'abord, sur le premier point, l'UGAP est sous tutelle des ministères économiques et financiers de Bercy. Pour tout recours à une prestation de conseil dans le cadre de la procédure UGAP, la même procédure s'appliquera. Notre doctrine ne dépend pas de l'utilisation ou non d'un marché public. Dès qu'un conseil extérieur est sollicité, l'administration doit s'assurer que la compétence interne n'existe pas et que le besoin est effectif.

Sur le second point, l'ensemble des travaux que j'ai menés comme ministre avec mon administration, tout comme ceux de votre commission d'enquête, montre le besoin d'une tour de contrôle interministérielle, et donc d'une doctrine. Nous ne créons pas des besoins en créant des règles, mais cherchons plutôt à organiser une réalité déjà existante.

M. Arnaud Bazin , président . - La Secrétaire générale du Gouvernement, quand nous l'avons auditionnée il y a deux semaines, nous disait qu'il n'y avait pas de doctrine d'État sur le recours aux cabinets de conseil et qu'elle s'interrogeait sur son utilité...

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Ce que vous dites illustre le fait que la responsabilité de la décision incombe aux politiques et que l'administration applique ensuite nos décisions.

En effet, il n'y avait pas de doctrine au sens où, avant aujourd'hui, aucun Premier ministre n'a signé de document équivalent à celui qui est en cours de préparation. Nous sommes le premier Gouvernement à avoir signé un accord-cadre, en 2018. Nous sommes donc le premier Gouvernement à avoir pu l'évaluer, notamment au vu de la réforme de la haute fonction publique, du retour d'expérience de la crise sanitaire et d'éléments de bonne gestion publique et d'efficacité, et prenons nos responsabilités. Il me semble sain d'avoir cette doctrine. Il ne s'agit pas ici de questions purement juridiques, mais du pilotage quotidien de l'action publique.

Ce sont bien les secrétaires généraux des ministères qui animeront cette gouvernance. La Secrétaire générale du Gouvernement préside un comité les réunissant et aura un rôle de coordination de ce groupe de secrétaires généraux, en lien avec la DITP.

M. Arnaud Bazin , président . - Je reviens sur cet accord-cadre de la DITP : pour 2021, quel pourcentage des 170 millions d'euros de marchés de conseil hors conseil informatique est passé sous les fourches caudines de cet accord-cadre ? Au cours de certaines auditions, nous avons entendu que certains ministères pouvaient passer des marchés hors accord-cadre.

Par ailleurs, maintiendrez-vous la pratique du « tourniquet », dont je disais tout à l'heure que nous pouvions douter de son efficacité, ou l'encadrerez-vous différemment dans le prochain accord-cadre ?

Enfin, pouvez-vous préciser davantage les intentions de votre ministère sur la pratique du pro bono ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Sur le « tourniquet » dans le cadre du nouvel accord-cadre, nous prévoirons, à partir d'un seuil que nous définirons, des remises en concurrences subséquentes des titulaires hors cette règle du « tourniquet ».

Sur le pourcentage des dépenses de conseil passant hors du « tourniquet » en raison du droit de saisine autonome des ministères, je vous répondrai par écrit pour vous donner un chiffre fiable et précis.

Sur les travaux pro bono , la circulaire du Premier ministre précisera qu'ils ne doivent donner lieu à aucune contrepartie, que le secrétaire général du ministère doit l'autoriser, avec enregistrement auprès de l'acheteur compétent, et qu'il n'y a aucun droit de suite, ce qui permettra de bien les encadrer. Cette transparence sera d'ailleurs fort utile pour répondre aux questions futures de la représentation nationale.

M. Arnaud Bazin , président . - Une position plus radicale serait l'interdiction des prestations pro bono , cela n'a pas requis votre intérêt ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Notre travail interministériel approfondi a abouti à la doctrine que je viens d'évoquer.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pour être précise, vous n'êtes donc pas favorable à l'interdiction des pro bono ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - L'arbitrage pris est que la pratique du pro bono doit être fortement encadrée. Elle doit être portée à la connaissance du secrétaire général du ministère.

Cette doctrine sera, comme tout élément de politique publique, évaluée.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - De votre point de vue, Madame la ministre, ce recours au pro bono est-il nécessaire ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Je ne sais pas si c'est nécessaire mais il y a des cas.

Je pense personnellement que des acteurs peuvent, parfois à leur initiative, vouloir éclairer une décision publique, mais que, dans ce cas, il faut s'assurer qu'il n'y ait aucune contrepartie et que ce soit transparent. Le ministre doit en être pleinement informé de tout ce qui se passe dans son administration. Ce modèle me semble équilibré.

M. Arnaud Bazin , président . - Je souhaite aborder un dernier sujet, celui de la donnée, qui a plusieurs aspects. Il y a d'abord celui de la souveraineté : des cabinets privés, notamment étrangers, reçoivent des données. Y aura-t-il des éléments sur la sécurité et la souveraineté sur ces données dans la doctrine du Premier ministre ?

En effet, nous avons soulevé à plusieurs reprises le paradoxe du consulting : les données fournies par les administrations ne sont pas exploitées en dehors de la mission, mais on demande aux cabinets de conseil de fournir des données de comparaison avec d'autres pays. Dans ce cadre, comment la sécurité et la souveraineté de nos données seront-elles assurées ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Le périmètre de mon ministère illustre l'aspect stratégique de ces questions. Sur les comparaisons internationales, nous avons un partenariat avec la Commission européenne et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l'accès à des données publiques.

La doctrine fait de la donnée un axe majeur. Il s'agit d'abord de limiter la transmission de données au strict nécessaire. On trouve certes l' open data , pour laquelle la France est le premier pays en Europe. Cependant, il faut limiter les données transmises. Il faut ensuite les minimiser, par agrégation, anonymisation et pseudonymisation.

De plus, les prestataires doivent respecter les règles de confidentialité, dont le RGPD. Aucune donnée ne doit être communiquée en dehors des donneurs d'ordre administratifs, y compris des données de comparaison. Enfin, toutes les données transmises doivent être retournées au donneur d'ordre et supprimées par le prestataire une fois la mission terminée.

En matière de souveraineté, tant que les prestataires ont ces données en main, notamment dans des clouds , ceux-ci doivent respecter la doctrine du Premier ministre qui fait appliquer le critère SecNumCloud défini par l'ANSSI. Les serveurs ne le respectant pas ne peuvent pas héberger de données publiques.

Ensuite, la France est à cet égard au plus haut niveau de protection au sein de l'Union européenne, les données sur le cloud doivent faire l'objet d'une validation juridique pour que les serveurs ne soient pas accessibles, par des lois extraterritoriales, à des services de renseignement non européens.

Ainsi, dès que l'État a une donnée personnelle sur un citoyen, que ce soit quand il les gère lui-même ou qu'un prestataire y a accès, elle ne peut être placée sur un serveur ne répondant pas à des critères cyber et juridiques très stricts.

M. Arnaud Bazin , président . - Considéreriez-vous normal que des services européens de renseignement puissent y accéder ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Non, il s'agit bien de tout service de renseignement et en particulier non européen. De fait, le respect des règles européennes fait que les services européens de renseignement n'accèdent pas à nos données.

M. Arnaud Bazin , président . - Ils ne sont pas censés le faire en tout cas...

Mme Amélie de Montchalin, ministre . - Cela s'appelle la loi, Monsieur le président !

M. Arnaud Bazin , président . - J'ai le sentiment d'avoir entendu des éléments de décision de nature à répondre à nos inquiétudes, mais seulement après cinq ans de gouvernement... Mieux vaut tard que jamais. Toutefois, il faudra veiller à la bonne application des critères qui doivent encadrer les choses. Je ne peux pas m'empêcher de regretter que tout cela soit un peu tardif...

Nous vous remercions de votre participation et attendons vos compléments par écrit.

Audition de MM. Laurent Benarousse, associé chez Roland Berger, Gilles Bonnenfant, président, et Mme Claudia Montero, directrice générale d'Eurogroup Consulting et MM. Guillaume Charlin, directeur général,
et Jean-Christophe Gard, directeur associé du Boston Consulting Group (BCG)

(Mercredi 19 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, Madame la rapporteure, n ous poursuivons nos travaux avec l'audition en format table ronde de trois cabinets de conseil.

Nous recevons M. Laurent Benarousse, associé chez Roland Berger France ; MM. Guillaume Charlin, directeur général, et Jean-Christophe Gard, directeur associé, du Boston Consulting Group (BCG) ; M. Gilles Bonnenfant, président, et Mme Claudia Montero, directrice générale d'Eurogroup Consulting.

Depuis le début de nos travaux, nous avons entendu plusieurs cabinets de conseil et nous souhaitions aujourd'hui poursuivre avec nos intervenants.

Comme l'a rappelé notre rapporteure, nous ne sommes pas là pour instruire le procès de qui que ce soit mais pour évaluer l'ampleur et les modalités du recours aux cabinets de conseil dans le secteur public.

Madame, Messieurs, je vous remercie de votre présence et des éléments que vous allez nous apporter pour mieux comprendre vos modalités d'intervention auprès de l'État et de ses opérateurs.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, chacun l'un après l'autre, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claudia Montero et MM. Gilles Bonnenfant, Laurent Benarousse, Guillaume Charlin et Jean-Christophe Gard prêtent successivement serment.

M. Guillaume Charlin, directeur général du Boston Consulting Group (BCG) . - Je suis ravi que vous nous donniez l'occasion de nous exprimer devant la représentation nationale.

Dans ce propos liminaire, je voudrais couvrir trois sujets : notre activité en France, notre activité pour le service public et le pro bono .

BCG est un cabinet de conseil international présent dans 60 pays dans le monde. Il s'agit d'une société privée détenue par ses associés. Nous sommes bien implantés en France où nous fêterons nos 50 ans en 2023. Sur le territoire national, la quasi-totalité de nos clients sont Français.

Le coeur de notre activité est le conseil en stratégie. Nous accompagnons les grandes entreprises et leurs dirigeants dans leurs transformations, notamment technologiques, digitales et environnementales. Nous accompagnons nos clients en amont et en aval de leurs décisions. En amont pour éclairer la prise de décision et en aval pour aider à gagner en vitesse et en impact dans la mise en oeuvre de leur stratégie.

Nous avons pour cela trois types d'expertise au sein de notre cabinet : des expertises dites sectorielle - la santé, la distribution, les télécommunications, etc. -, des expertises dites fonctionnelles - les achats, la production, le marketing, le commercial, etc. -, des expertises technologiques - la datascience, les ERP, l'ingénierie logicielle, etc .

La combinaison de ces trois expertises nous permet de répondre aux besoins de transformation de nos clients. Nous sommes l'un des rares cabinets de la place à toutes les avoir sous le même toit.

Notre modèle se base sur la confiance que nos clients veulent bien nous accorder. Cette confiance repose sur notre parfaite intégrité professionnelle, notre engagement à maintenir une totale confidentialité sur les missions menées pour nos clients et notre déontologie qui garantit l'absence de conflit d'intérêts.

Un code de conduite regroupe toutes ces obligations déontologiques. Il s'applique à l'ensemble de nos collaborateurs, quelle que soit leur fonction ou leur niveau hiérarchique, à toutes nos missions et à tous nos clients, privés ou publics.

Ce code de conduite est un pilier de notre cadre de déontologie. Il existe depuis 1990 et est actualisé en permanence. Il a valeur prescriptive et est fondé sur les obligations légales mais également sur nos valeurs et nos politiques de conformité. Il sert de référence pour toutes nos prises de décision.

M. Jean-Christophe Gard, directeur associé du Boston Consulting Group (BCG) . - Nous sommes très fiers de pouvoir servir l'État au travers des missions que vous nous confiez, même si cette activité représente une part modeste des activités de notre cabinet en France : de l'ordre de 1 % de notre chiffre d'affaires en moyenne sur les dix dernières années et une part inférieure à 1 % de notre chiffre d'affaires sur les cinq dernières années.

La totalité des projets que nous menons respecte le code de la commande publique. Nous intervenons essentiellement, et exclusivement sur les dernières années, via l'accord-cadre de la DITP, qui nous a été attribué en juin 2018.

L'ensemble de nos missions en France sont conduites par des intervenants Français. Ces missions donnent lieu à la mise en place d'équipes spécifiques à chaque projet afin d'assembler les meilleures compétences et expertises - technologiques, sectorielles et fonctionnelles - compte tenu du besoin qui est exprimé par notre donneur d'ordre.

Nos équipes respectent les règles de confidentialité, de déontologie et de protection des intérêts de nos clients. Ces règles s'appliquent systématiquement à l'ensemble des projets que nous réalisons dans le cadre du secteur public.

M. Guillaume Charlin . - S'agissant du pro bono , nous traversons une période inédite avec la crise sanitaire. Dans le cadre de notre responsabilité sociétale, nous avons voulu trouver un moyen de mettre à disposition certaines de nos expertises pour contribuer à l'effort national et aider notre pays à traverser cette période délicate.

Cette contribution correspond à une demande de nos équipes.

Nous avons réalisé deux missions dites pro bono pour le secteur public.

Nous avons aidé l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) dans la mise en place de modèles de prévision des appels au SAMU au moment des pics de la pandémie et des admissions en réanimation pendant le premier confinement. Nous avons également aidé sur des tâches d'organisation comme des tris de fichiers de volontaires ou des tableaux d'occupation de lits pour permettre à l'AP-HP de mobiliser tous ses cadres à un moment où nous en avions grandement besoin et où tout le monde avait été pris par surprise.

Deuxième mission : nous avons accompagné le ministère de l'économie et des finances dans la mise en place de mesures économiques d'urgence pour soutenir les PME en difficulté lors du premier confinement et tout particulièrement les artisans et les commerces de détail.

Ces actions s'inscrivent dans le cadre de notre responsabilité sociétale, à laquelle le BCG apporte une attention particulière depuis plusieurs décennies. Nous avons créé à Paris il y a plus de 15 ans le prix de l'entrepreneur social, qui récompense chaque année deux entreprises oeuvrant dans l'économie sociale et solidaire.

M. Gilles Bonnenfant, président d'Eurogroup Consulting . - Votre commission d'enquête sur l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques est un sujet d'importance pour le secteur public bien sûr mais également pour notre profession. Aussi nous vous remercions d'auditionner Eurogroup Consulting dans le cadre de cette enquête.

Je voudrais situer Eurogroup Consulting dans le vaste monde des cabinets de conseil. Nous sommes un cabinet en organisation, qui a fêté ses 40 ans vendredi dernier. Nous avons une vocation : offrir au marché un savoir-faire de conseil sur mesure.

Le consulting est né dans le monde anglo-saxon, les cabinets apportant des méthodes, des savoir-faire et des techniques. Nous nous sommes inspirés de ces méthodes et les avons adaptées, considérant que nous avions une touche « à la française » à apporter. Eurogroup a l'ambition de créer le premier cabinet de conseil en transformation Français, dans le contexte européen.

Eurogroup est un cabinet indépendant qui appartient à ses 254 actionnaires, tous salariés opérationnels et spécialistes du conseil en organisation. Notre société est une SAS de droit Français, qui paie ses impôts en France. Elle n'a pas d'extension internationale qui porterait sa marque.

Notre développement s'est fait en plusieurs étapes. Dans les années 80 nous avons démarré nos activités dans le domaine bancaire puis dans l'industrie et les services et, récemment, dans le secteur public. Ce développement est passé par un élargissement de nos offres de conseil, toujours ancrées dans la transformation des organisations, par un accompagnement des structures et des hommes et des femmes qui les composent et par une extension de notre réseau international, qui a progressivement fait de nous l'un des cabinets de référence des entreprises du CAC 40 ou du SBF 120.

Nous réalisons environ un quart de notre chiffre d'affaires à l'international. Au 31 août 2021, Eurogroup Consulting France a réalisé un chiffre d'affaires de 74 millions d'euros pour un peu plus de 300 consultants. Notre chiffre d'affaires a crû de 35 % depuis 10 ans.

Notre métier est d'accompagner nos clients, privés ou publics, dans la structuration et la conduite de leur transformation. Notre ADN est d'embarquer les équipes de nos clients dès la structuration de la transformation.

Notre exercice professionnel est guidé par une extrême attention portée sur la construction des solutions pour et avec nos clients afin que le résultat attendu puisse être conforme à la commande et pérenne. Nous effectuons dans ce cadre le transfert de savoir-faire.

Nous ne sommes pas là pour faire la stratégie à la place des dirigeants mais pour éventuellement la nourrir ou la questionner.

Notre mission est de s'assurer que la stratégie arrêtée soit comprise par les équipes et soit déclinable et déclinée au plus près du terrain et des équipes opérationnelles. Nous sommes des spécialistes de la structuration et de la gestion de projets complexes dans de nombreux domaines d'intervention. Je pourrais citer la finance, la relation client, les ressources humaines, l'innovation, les achats ou encore l'excellence opérationnelle.

Un point est évoqué sur les missions pro bono ou le rôle sociétal. Depuis une vingtaine d'années, Eurogroup Consulting France oeuvre gracieusement sous forme de mécénat de compétence auprès de petites associations, pour les aider à se transformer et pour que leurs actions soient encore plus efficaces pour le plus grand nombre. En France, nous avons été les pionniers de cette logique.

Les associations que nous accompagnons sont proposées par les collaborateurs d'Eurogroup à un jury indépendant qui effectue la sélection après un appel à projets. En aucun cas cela n'a de lien avec des clients potentiels. Nous ne faisons aucune mission pro bono .

Lors de la signature de son contrat de travail, chaque collaborateur d'Eurogroup s'engage à respecter les règles déontologiques de notre profession et est tenu au secret professionnel. Un comité d'éthique veille à la gestion des conflits d'intérêts qui pourraient survenir. Ce comité peut être saisi par chaque collaborateur ou peut s'autosaisir de tout sujet qu'il souhaiterait investiguer.

Une question semble revenir lors des auditions : les consultants ont-ils un rôle à jouer dans le secteur public ? Cela présente-t-il un intérêt pour la personne publique ? Je répondrai que notre profession a vocation à accompagner les organisations, les hommes et les femmes de tout secteur d'activité pour les rendre plus efficaces. Il n'y a pas, selon nous, à distinguer les lieux d'exercice de notre métier.

Dans tous les secteurs, les questions me semblent plutôt être : la mission est-elle justifiée ? A-t-elle livré l'impact escompté ? Le donneur d'ordre maîtrise-t-il le résultat obtenu ? En est-il satisfait ? Y a-t-il eu transfert de savoir-faire ? Aurait-on pu mobiliser en interne les mêmes expertises, dans les mêmes délais et sans déstabiliser le quotidien ?

La question centrale est donc : doit-on faire cet acte d'achat ? Le fait-on au juste prix ? En est-on satisfait ?

M. Claudia Montero, directrice générale d'Eurogroup Consulting . - Pour revenir sur notre travail dans le secteur public, nous avons décidé de nous impliquer fortement depuis une quinzaine d'années, considérant que nous devions jouer un rôle dans sa transformation, tant par notre engagement citoyen que par la légitimité de nos compétences. En tant que cabinet de conseil Français et indépendant, nous avons considéré que nous pouvions prétendre à une part de marché, comme dans le secteur privé.

De plus, les besoins de conseil dans le secteur public ont augmenté considérablement depuis une quinzaine d'années et se sont diversifiés, passant d'une dominante de l'accompagnement de grands projets informatiques à de besoins diversifiés de transformation.

Notre part de marché a crû depuis dix ans auprès des trois fonctions publiques, en cohérence avec l'accélération du recours au conseil dans le secteur public et du fait du succès que nous avons rencontré sur certains marchés.

Nous sommes titulaires de plusieurs accords-cadres. Nous pouvons considérer que le secteur public et parapublic représente environ 30 à 40 % de notre activité en fonction des années. Nous précisons que ce chiffre intègre l'ensemble des fonctions publiques - État, collectivités territoriales et hôpitaux -, le parapublic et les entreprises dans lesquelles l'État a une participation, soit le périmètre de travail de votre commission d'enquête.

Environ 150 de nos collaborateurs interviennent dans ce périmètre. Les missions que nous réalisons dans le secteur public sont des interventions d'appui à la transformation où nous pouvons accompagner les acteurs publics pour qualifier les solutions qu'ils souhaitent mettre en oeuvre, pour identifier les impacts qu'elles vont avoir sur les femmes et les hommes qui vont les utiliser, sur leurs métiers, leurs façons de faire. C'est ce que nous appelons la conduite du changement. Nous aidons également à programmer et à suivre le plan de mise en place de ces transformations. C'est ce que nous appelons l'appui au pilotage.

Je souhaiterais mentionner cinq exemples de thématiques sur lesquels nous intervenons.

Il y a, tout d'abord, l'accessibilité du service public aux usagers. Dans le cadre du projet France services, nous avons contribué à des expérimentations dans des territoires ruraux puis urbains pour définir un nouveau modèle d'opération des services publics. Nous travaillons aussi sur la simplification des relations entre l'État et ses usagers.

Il y aussi l'amélioration des conditions de production du service public, tant pour l'usager que pour les collaborateurs. Nous intervenons sur des projets qui permettent d'améliorer les temps d'attente et travaillons en immersion avec les équipes opérationnelles pour diagnostiquer ensemble les pertes de temps et trouver les solutions pour les éradiquer.

Nous travaillons également sur les démarches de consultation qui nourrissent les politiques publiques. Notre savoir-faire de mobilisation du plus grand nombre pour des démarches d'intelligence collective est ancien. Nous sommes sollicités depuis quelques années pour appuyer la construction de méthodes de consultation et leur mise en oeuvre dans le service public.

Je mentionnerais aussi l'accompagnement des évolutions professionnelles induites par les transformations. Nous examinons les impacts des transformations sur le métier des agents publics et conduisons des évaluations collectives et individuelles.

Nous intervenons enfin sur l'appui à la définition des nouvelles organisations et des nouveaux modes de fonctionnement à mettre en place, par exemple pour la création ou la fusion d'entités publiques.

À la question qui nous est posée : « votre cabinet a-t-il déjà participé directement ou indirectement à la rédaction des documents qui accompagnent les projets d'actes réglementaires ou législatifs ? », la réponse est non.

La décision est toujours celle de client, en l'occurrence le client public. Notre rôle est souvent de constituer des « entrants » à sa décision, qui lui permettent d'avoir une vision objectivée du champ des possibles.

Par exemple, dans le cadre de la convention citoyenne pour le climat, en tant qu'animateurs, nous avons synthétisé l'ensemble des séances de travail des citoyens. Toutes les propositions de mesures réglementaires ont été rédigées par un comité légistique, dont nous n'étions pas partie prenante.

Toutes nos missions sont définies et contractualisées conformément au code de la commande publique. Nous travaillons toujours avec un engagement sur les livrables à remettre. La facturation est déclenchée lorsque les prestations sont conformes au besoin et validées par nos clients.

M. Laurent Benarousse, associé chez Roland Berger . - Roland Berger est un cabinet de conseil européen, implanté en France depuis 1990. Notre bureau parisien compte 260 collaborateurs pour un chiffre d'affaires de 74 millions d'euros en 2020, au trois quarts pour le compte de clients Français.

L'expertise et l'indépendance constituent les briques fondamentales de notre offre de valeur. Nos interventions se concrétisent par des livrables précis, portent sur des périmètres délimités et sont réalisées dans des délais définis en amont avec nos clients.

Dans ce cadre, pour nos clients privés comme pour nos clients publics, nous élaborons des plans et revues stratégiques, réalisons des modélisations économiques et financières et accompagnons la conduite de grands programmes de transformation.

Roland Berger France intervient ainsi dans de nombreux secteurs d'activité, comme les services financiers, l'aéronautique et les transports, l'automobile ou le secteur public. Chacun de ces domaines d'activité a un poids comparable dans notre portefeuille. Le secteur public et parapublic au sens du périmètre de votre commission d'enquête représente environ 15 % de notre chiffre d'affaires. Ce chiffre inclut une part significative d'activités co-traitées ou sous-traitées à des partenaires externes.

Cette activité dans le secteur public génère un niveau de marge comparable à celle réalisée pour le compte de nos clients privés. Depuis 2018, nos travaux pour l'État sont majoritairement réalisés au travers de l'accord-cadre interministériel porté par la DITP.

Comme pour les autres domaines d'intervention de Roland Berger France, nos prestations auprès du secteur public sont pilotées par une équipe dédiée, mobilisant environ 15 % de nos effectifs.

Nous avons actuellement trois salariés ayant eu une expérience dans le secteur public. Ces recrutements répondent à notre recherche permanente d'expertise et de capacité à accompagner nos clients, avec la hauteur de vue nécessaire. Nous appliquons alors la plus stricte déontologie, ainsi que les règles édictées par la HATVP.

Contrairement à une perception assez étendue, notre activité ne se construit pas sur l'accès à tel ou tel décideur, que ce soit dans le secteur privé ou a fortiori dans le secteur public, soumis aux règles de la commande publique.

Pour remporter une consultation et convaincre un client, nos actifs techniques sont de trois ordres : nos expertises et nos savoir-faire, la qualité et la motivation de nos équipes et enfin notre réputation. La réputation est un mécanisme très efficace pour pousser notre secteur à la performance.

Roland Berger est extrêmement vigilant en matière de déontologie : le cabinet a élaboré un code de conduite qui s'applique à tous nos collaborateurs et à tous les niveaux de l'organisation.

Nous devons tous suivre des modules de formation portant notamment sur la conformité, la lutte contre les discriminations et la protection des données. Avant chaque prestation, La lutte contre les conflits d'intérêts fait l'objet d'une attention systématique au sein de notre cabinet.

Sur le plan quantitatif, notre cabinet accompagne le secteur public depuis plus de quinze ans. Si son poids dans notre portefeuille a pu varier d'une année à l'autre, son poids cumulé sur les dix dernières années s'élève à environ 15 %. Nous n'avons donc pas observé d'accroissement relatif du recours à nos services sur cette période, comparativement à nos autres secteurs d'intervention.

Sur le plan qualitatif, nous avons pu observer en revanche une professionnalisation des achats de conseil par l'État, tant du point de vue du choix de ses prestataires que de son pilotage. La mise en place des différentes générations d'accords-cadres a permis au client public d'accéder à un catalogue d'expertise et de prestations précis et dimensionné au meilleur coût.

Le développement d'expertise au sein même de l'État sur les bonnes pratiques de recours et de pilotage des prestataires privés a permis de mieux utiliser ces expertises externes aux côtés des clients publics. J'insiste sur le terme « aux côtés » : nos prestations sont le plus souvent réalisées en équipes conjointes avec nos clients. Cela permet d'assurer, d'une part, une intervention au plus près de besoins et, d'autre part, une appropriation des solutions proposées et un transfert de compétences efficace. Des modules de transfert de nos outils et de nos modèles sont régulièrement mis en oeuvre à la fin de nos missions.

Notre cabinet a eu l'occasion d'accompagner le secteur public au cours de la crise sanitaire liée au covid-19. Nous avons apporté un soutien à la direction générale de la santé au sein de la cellule de coordination logistique, en contribuant à la sécurisation des approvisionnements et de la distribution de masques, d'équipements de protection individuelle et de tests antigéniques.

Nous avons aussi participé à l'organisation des équipes dans le cadre du transfert progressif des activités logistiques à Santé publique France.

Durant le premier confinement au printemps 2020, dans le cadre d'une démarche citoyenne, naturelle et spontanée au regard de l'ampleur de la crise, certains de nos collaborateurs sont intervenus bénévolement et de manière très ponctuelle en appui au secteur public, à l'instar de mise en place d'outils de formation en ligne à la réanimation pour les soignants de l'AP-HP.

Sur le sujet des projets bénévoles et au-delà du soutien ponctuel lié à la crise sanitaire, je précise que nos interventions sont, sauf rares exceptions, systématiquement facturées à nos clients, privés comme publics.

Ces exceptions sont de deux ordres.

Il nous arrive de manière ponctuelle d'intervenir au titre du mécénat de compétence ou à titre gracieux auprès du secteur associatif dans le cadre de notre politique RSE.

Nous avons aussi participé bénévolement à des initiatives ou à l'organisation d'évènements visant à sensibiliser les acteurs publics comme privés à deux thématiques qui nous tiennent à coeur. La première est le soutien aux TPE et PME, car nous sommes convaincus qu'elles constituent en France un gisement important de la création d'activité et d'emplois. La deuxième est celle du développement de champions capables de rivaliser au plan international avec leurs grands concurrents et de participer sur le marché national aux enjeux de souveraineté.

Nous avons recensé trois contributions bénévoles de ce type sur les dix dernières années et aucun des travaux bénévoles que nous avons pu mener n'a donné lieu à des prestations complémentaires facturées.

Pourquoi le secteur public fait-il appel à des prestations externes privées ? De mon point de vue, il n'y a pas de réelles différences avec les raisons qui guident ce choix pour nos clients privés, même si nous sommes conscients que l'État et la puissance publique ont des objectifs et des exigences spécifiques en raison de leur mission d'intérêt général.

Nos équipes apportent de l'expertise, comme par exemple pour l'élaboration de propositions de modèles économiques adaptés à une infrastructure publique, l'élaboration d'une nouvelle organisation pour un service public ou encore la mise en place de dispositifs de conduite du changement.

Cette expertise constitue le capital intellectuel mis à la disposition de nos clients. Elle est constamment enrichie par des activités de recherche internes au groupe Roland Berger, sur des thématiques innovantes comme actuellement les enjeux de l'hydrogène, l'urgence écologique ou la robustesse des organisations face aux crises.

Nos équipes apportent également leur soutien lors de situations d'urgence qui nécessitent la production de livrables en temps contraint. Vous avez peut-être dans votre entourage des personnes qui exercent le métier de consultant et vous avez pu observer que ce métier de service nécessitait un engagement personnel très important, souvent avec des échéances courtes.

Ce qui nous guide et nous passionne, c'est justement la satisfaction du client. Tous nos processus internes sont orientés dans ce sens. Nous demandons systématiquement à nos clients de nous évaluer en fin de mission et nous disposons d'équipes internes pour nous aider à progresser dans ce service apporté. Cet engagement fiable, sans faille et sans compter de nos équipes constitue pour nos clients une raison du recours à nos services.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je commencerais par des questions transverses, s'adressant aux trois cabinets présents.

La première : mobiliser un cabinet de conseil, c'est aussi identifier une marque, un signe de prestige. La discrétion de vos missions est-elle une condition de leur bon déroulement ?

Deuxième question : les données et connaissances que vous accumulez lors de vos différents travaux au service de la puissance publique sont-elles ensuite mobilisées pour d'autres prestations dans le cadre des benchmarks ?

Troisième question : quelle est votre doctrine de recrutement de hauts fonctionnaires ? Fait-elle partie de votre stratégie de développement et de croissance dans le secteur public ?

Dernière question : avez-vous réalisé des missions liées à la conception ou la mise en oeuvre des mesures d'urgence dans le cadre du plan de relance ?

M. Guillaume Charlin . - Si, par discrétion, on entend confidentialité absolue dans le traitement de l'information sur les sujets qui nous préoccupent, la réponse est absolument oui.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le grand public ne vous connaît pas et ne sait pas que des ministères font appel à vous.

La discrétion est-elle une marque de fabrique de l'intervention des cabinets de conseil ?

M. Guillaume Charlin . - Comme je vous le disais, nous réalisons moins de 1 % de notre chiffre d'affaires dans le secteur public.

Le coeur de notre activité, c'est le secteur privé et plus précisément ce que nous appelons le CAC 80, le CAC 40 et les très grandes entreprises françaises. Nous avons peu de clients et nous ne nous adressons pas au grand public.

Nous sommes connus des dirigeants des grandes entreprises et sur les campus, car c'est là que nous recrutons, mais pas par le grand public. Par nature, notre notoriété est très confidentielle.

M. Jean-Christophe Gard . - Pour répondre à votre seconde question, les règles de gestion de la donnée dans le secteur public sont les mêmes que celles que nous appliquons dans le secteur privé.

Nous sommes régulièrement soumis à des chartes de sécurité informatique imposées par nos clients pour garantir la sécurité des données qui nous sont confiées pendant le projet.

Ces informations ne sont accessibles qu'aux seuls membres de l'équipe, du moment où elles sont pertinentes pour leurs missions. Elles ne sont pas partagées avec le reste de l'équipe et sont détruites ou remises à nos clients à la fin de la mission.

Nous gardons les livrables, exclusivement pour des sujets de conformité. Ces livrables sont gardés sur un système informatique dont les serveurs sont localisés en Allemagne. Tous nos systèmes et tous nos codes de gestion de la donnée respectent scrupuleusement le RGPD.

M. Arnaud Bazin . - Êtes-vous concernés par le Patriot Act et le Cloud Act ?

M. Jean-Christophe Gard . - Non, dans la mesure où nos données ne sont pas sauvegardées sur le territoire américain.

Par ailleurs, l'ensemble des données que nous sauvegardons sur nos serveurs sont cryptées. Nous sommes les seuls détenteurs de ces clés.

M. Guillaume Charlin . - Je confirme que nous ne sommes pas soumis au Cloud Act .

M. Arnaud Bazin . - Comment réalisez-vous les benchmarks proposés à vos clients ? Sur la base de vos anciens livrables ?

M. Jean-Christophe Gard . - Quand nous construisons des benchmarks , ils s'appuient sur trois sources. Il y a des données d'ordre public, que nous pouvons exploiter. Il y a des données propriétaires, générées par nos enquêtes, typiquement des enquêtes consommateurs. Enfin, il y a des données assemblées par certains acteurs avec l'objectif spécifique de les partager entre eux.

Nous sommes un tiers de confiance qui récolte certains indicateurs auprès d'acteurs. Nous les restituons de manière anonyme afin qu'ils puissent se comparer entre eux.

M. Gilles Bonnenfant . - Sur la première question portant sur la discrétion, nous ne sommes pas des entreprises qui travaillent avec le grand public. Nos marques et nos métiers sont moins connus et accessibles. Nous existons depuis 40 ans et avons mis du temps pour que notre marque soit connue. Nous sommes également connus des étudiants.

Nous commençons à être un peu connus du grand public car nous réalisons des contributions, des études et du marketing sur des sujets que nous traitons.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - C'est du réseautage !

M. Gilles Bonnenfant . - Ce ne sont pas des logiques de réseaux mais des logiques de communication et de marketing. Chacune des entreprises représentées ici recrute dans les grandes écoles.

Sur les données, nous avons des contrats de travail et une charte informatique qui régissent cette question. Les données échangées sont cryptées, selon les règles qui nous sont données par nos clients. Les livrables appartiennent à nos clients et nous ne les partageons pas. Les éléments de comparaison sont issus soit de données open source , soit d'enquêtes ou d'entretiens spécifiques que nous réalisons. Dans ce cas, la personne concernée a connaissance que les données peuvent être partagées.

M. Claudia Montero . - Une question portait sur la doctrine de recrutement des hauts fonctionnaires et son utilité pour un cabinet de conseil. Nous n'avons pas de doctrine de recrutement de hauts fonctionnaires. Nous n'avons pas et n'avons jamais eu de hauts fonctionnaires dans nos effectifs.

Nous ne sommes pas intervenus dans le cadre du plan de relance ni sur le plan d'urgence lors de la crise sanitaire.

M. Arnaud Bazin . - M. Jean-Christophe Gard, vous avez déclaré à Politico, concernant le recrutement d'anciens fonctionnaires : « il y a une logique d'investissement et notamment d'investissement sur des personnes qui sont aujourd'hui de hauts fonctionnaires, qui sont des personnes influentes dans la fonction publique et qui seront influentes dans le secteur privé demain. » Pouvez-vous nous préciser votre pensée ?

M. Jean-Christophe Gard . - Je vous remercie de cette demande de clarification.

Nous avons aujourd'hui moins d'une vingtaine de nos collaborateurs qui sont issus du secteur public, sur un millier d'employés dans le marché français. Pour la plupart d'entre eux, ils ne sont pas arrivés chez nous directement, mais après une expérience dans le privé avant de nous rejoindre. Notre activité « secteur public » représentant moins de 1 % de notre chiffre d'affaires, la plupart de ces collaborateurs ne travaillent pas sur des missions en lien avec les administrations.

Ce que je souhaitais signifier, c'est que l'État recrute de grands talents. Certains d'entre eux vont dans le privé et, en tant qu'employés du secteur privé, peuvent devenir des gens intéressants à côtoyer pour nous, comme des clients ou prescripteurs potentiels. Dans une logique de construction de réseaux, il y a des talents dans l'administration qui peuvent être des contributeurs intéressants. Mon propos ne faisait pas référence à une logique de recrutement au sein du BCG.

M. Laurent Benarousse . - Cela a été dit par mes confrères et je n'apporterai pas beaucoup plus d'éclairage sur la question de la marque : nous sommes une activité de « professionnels à professionnels » ; notre marque n'est pas une marque de grand public. Elle a un certain lustre et la réputation est un actif important dans notre activité. Pour moi, la force de la marque d'un cabinet de conseil est qu'elle constitue une garantie de la qualité du livrable.

La discrétion de notre intervention est à la discrétion du client. Il nous est arrivé de mener des projets éminemment publics, tout comme il nous est arrivé de devoir mener des projets en toute confidentialité. Il n'y a pas de règle particulière et le client décide de l'usage de notre accompagnement et de nos livrables.

Les données de Roland Berger France sont hébergées en France, sur des serveurs appartenant à Roland Berger. Ces serveurs sont protégés par des mécanismes de cybersécurité, que nous espérons les plus fiables possible. Les données sont la propriété de nos clients.

Nous devons parfois travailler dans des salles où la donnée est mise à notre disposition, sans qu'on puisse la copier. Dans d'autres cas, nous accédons à la donnée à titre temporaire, pour réaliser nos travaux, avant de la détruire à la fin de notre mission. Enfin, il nous est parfois demandé de garder les données et les livrables.

Ces données ne sont pas utilisées dans le cadre de benchmarks . Chez nous, le benchmark consiste à « compiler » des informations publiques, à comparer des processus et organisations. Dernier élément du benchmark : les entretiens, réalisés de manière ouverte et dont l'objectif est précisé à nos interlocuteurs dès le début de la rencontre.

Concernant le recrutement de hauts fonctionnaires, nous n'avons pas de doctrine particulière. J'ai moi-même été fonctionnaire pendant quelques années, mais enfin il y a 20 ans. Nous sommes trois dans la structure : moi-même, un salarié d'une entreprise publique et un haut fonctionnaire. C'est un peu le fruit du hasard. Il n'y a pas de projet derrière cela. Ce sont les individus qui, à un instant donné, semblent vouloir effectivement apporter leur valeur au sein du cabinet. Il n'y a pas d'objectifs quantifiés de recrutement.

Nous n'avons pas participé à la conception du plan de relance. Cependant, nous avons participé de manière bénévole à deux études qui ont donné lieu à des contrats avec la DGE, dont nous avons fait état dans le document que nous vous avons transmis. Chacune d'entre elles a été ponctuelle et a mobilisé une vingtaine de jours-hommes. Nous avons accompagné les équipes de la direction générale des entreprises (DGE) sur deux sujets : l'identification des vulnérabilités des chaînes de valeur face aux difficultés d'approvisionnement de nos industriels et un premier niveau de réflexion sur ce que pourraient être les mesures à déployer dans certaines filières industrielles pour faire face à ces vulnérabilités.

Ces mesures ont par la suite été étudiées avec chaque branche industrielle puis déployées. Mais nous ne sommes pas intervenus sur ces travaux.

M. Arnaud Bazin . - S'agissait-il de prestations payantes ?

M. Laurent Benarousse . - Non, les deux actions étaient bénévoles auprès de la DGE.

M. Arnaud Bazin . - Vous avez évoqué l'implication bénévole de vos salariés, est-ce qu'il s'agit d'une implication bénévole en dehors du temps de travail ou est-ce qu'il s'agit de prestations pro bono avec des salariés rémunérés par l'entreprise à cette occasion ?

M. Laurent Benarousse . - Dans le cadre de la crise covid-19, je ne saurais dire ce que les individus ont pu faire à titre personnel. J'imagine que certains ont pu participer à des actions de soutien locales sur leur temps libre.

Ce que nous avons fait, au titre de la société, c'est l'accompagnement des équipes de l'AP-HP et les deux projets pour le compte de la DGE dont je viens de faire état.

Mme Nathalie Goulet . - Je voudrais connaître votre appréciation concernant la règle du « tourniquet ». Les commandes semblent « tourner », mais lentement.

Deuxième question : M. Benarousse, vous avez évoqué la HATVP. Pourriez-vous nous donner plus de détails concernant vos interactions avec la HATVP ?

Ma troisième question porte sur les conflits d'intérêts. Vos salariés font-ils une déclaration en présence d'un potentiel conflit d'intérêts ? Collectez-vous ces déclarations, est-ce qu'un registre est tenu et, si tel n'est pas le cas, pensez-vous qu'un tel registre pourrait être utile ?

M. Jean-Christophe Gard . - Le « tourniquet » est le mécanisme de l'accord-cadre de la DITP, dont nous sommes attributaires. Nous le vivons donc au quotidien. C'est un système qui a une vertu d'équité entre les attributaires du contrat, qui doivent normalement récupérer des volumes d'activité équilibrés. La seconde vertu, c'est qu'il donne l'occasion aux donneurs d'ordres recourir à des prestataires différents. Le mécanisme est également simple dans sa mise en oeuvre.

Pour ce qui nous concerne, il est vrai que la compréhension de la place de chacun dans le « tourniquet » pour telle ou telle administration n'est pas toujours très claire. Nous n'avons pas systématiquement l'information : ce sont les donneurs d'ordre qui décident à quel moment tourne le « tourniquet ». Nous n'intervenons pas du tout sur ce point.

Le « tourniquet » a ses avantages : nous sommes conviés à certaines missions pour telle ou telle administration, sans vraiment savoir pourquoi c'est notre tour.

M. Arnaud Bazin . - Il semble qu'il y ait un droit de suite, lorsqu'un cabinet a démarré une intervention auprès d'une administration et que la mission se prolonge. On peut le comprendre. Néanmoins, lors de la crise sanitaire, il semble qu'un cabinet ait bénéficié de 11 missions successives. N'est-ce pas excessif ?

M. Jean-Christophe Gard . - Sans doute. Ce n'était pas le cas du BCG.

Par ailleurs, il peut arriver que nous ne soyons pas en capacité de répondre à une demande car nous n'avons pas les compétences requises ou la ressource disponible. Nous pouvons alors laisser passer notre tour, au bénéfice des autres attributaires.

M. Arnaud Bazin . - Et dans le cadre de l'UGAP, comment procède-t-on à l'évaluation des prestations?

M. Jean-Christophe Gard . - Nous ne sommes pas attributaires de l'accord-cadre de l'UGAP.

M. Guillaume Charlin . - Sur les conflits d'intérêts, les salariés qui rejoignent le BCG ont l'obligation de nous déclarer tous leurs investissements et toutes les positions officielles qui pourraient les amener à avoir des conflits d'intérêts au sein de la société.

C'est un rappel que nous faisons tous les ans, avec une obligation de déclaration pour nos employés. Nous dispose d'un registre, parfaitement informé, qui nous permet d'identifier les conflits d'intérêts et de les traiter.

M. Claudia Montero . - Nous considérons que le « tourniquet » est in fine relativement efficace par rapport à ce que l'on peut observer dans d'autres accords-cadres, qui fonctionnent sur la base de marchés subséquents. Quand l'administration a une demande dans un temps contraint, cette règle constitue un moyen simple de distribuer équitablement les projets, sous réserve bien sûr que le cabinet sollicité dispose de la compétence attendue.

M. Arnaud Bazin . - Et si le cabinet ne dispose pas de la compétence ? Le recours à la sous-traitance est-il fréquent ?

M. Claudia Montero . - Nous sommes titulaires, parfois cotraitants, d'accords-cadres et faisons alors appel à des sous-traitants.

Lorsqu'arrive le tour d'Eurogroup dans le « tourniquet », la prestation peut être exécutée par notre cabinet, par un de ses partenaires cotraitants ou sous-traitants, en fonction des compétences.

M. Arnaud Bazin . - Quel est le pourcentage de recours à la sous-traitance ?

M. Claudia Montero . - Nous allons vérifier et nous vous donnerons la réponse par écrit.

M. Arnaud Bazin . - Cette demande s'applique aux trois cabinets. Cela nous intéresse de connaître la proportion de recours à la sous-traitance, notamment dans l'accord-cadre de la DITP.

M. Gilles Bonnenfant . - Sur la question des conflits d'intérêts, comme je le précisais, nous avons un comité d'éthique qui peut être saisi par chaque consultant ou qui peut se saisir lui-même. Il est souverain et sa décision s'applique à l'intérieur du cabinet.

M. Arnaud Bazin . - Y a-t-il un registre ?

M. Gilles Bonnenfant . - Il y a un suivi des requêtes.

M. Laurent Benarousse . - En réponse à votre question, Roland Berger n'interagit pas avec la HATVP. En revanche, lorsqu'il nous est arrivé de recruter quelqu'un qui devait demander un avis à la Haute Autorité, nous avons vérifié que cette demande avaient bien été faite et que la HATVP avait rendu un avis favorable.

Concernant le « tourniquet », aucun système n'est parfait. Mais le système est pensé de manière rationnelle, au sens où il permet un bon équilibre entre le recours assez rapide aux cabinets de conseil par leur préréférencement, et un équilibre en chiffre d'affaires entre les différents prestataires.

M. Arnaud Bazin . - Disposez-vous d'indications transparentes sur le fonctionnement du « tourniquet » ? Il a été indiqué que ce dispositif n'était pas évident à suivre...

M. Laurent Benarousse . - Personnellement, je ne l'ai pas.

Je crois que le « tourniquet » est organisé à la fois au niveau de la DITP et des ministères. Il y a bien un seul véhicule contractuel, mais qui peut être mobilisé soit par la DITP sur son propre budget, soit par chacun des ministères.

Mon appréciation est que le système fonctionne assez bien. Est-ce qu'il a été dévoyé ? Je ne saurais le dire.

Pour répondre à la question connexe de la sous-traitance, lorsque le « tourniquet » tombe sur nous, nous ne transférons jamais le travail à un sous-traitant. Quand nous travaillons avec des sous-traitants, ce sont des sous-traitants qui contribuent de manière spécifique à une expertise aux côtés de Roland Berger ou de son cotraitant, qui est Wavestone dans le cadre du marché DITP.

M. Arnaud Bazin . - La plupart de vos prestations semblent relever de l'accord-cadre de la DITP. Est-ce bien le cas ? Recevez-vous des commandes directes de la part des ministères ou des grandes administrations ?

M. Jean-Christophe Gard . - C'est tout à fait ça pour nous.

M. Gilles Bonnenfant . - Ce n'est pas le cas d'Eurogroup : nous avons aussi des contrats avec l'UGAP et le ministère des Armées. Les appels à projets s'y organisent différemment.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous savons que les contrats avec le ministère des Armées sont à part, pour des raisons que chacun comprendra. En dehors de ce contrat, et de votre contrat avec l'UGAP, recevez-vous des commandes directes de la part d'autres administrations ?

M. Gilles Bonnenfant . - Non.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Eurogroup est-il intervenu dans la réorganisation des services de la présidence de la République en 2018 ?

M. Gilles Bonnenfant . - Oui.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Directement ?

M. Gilles Bonnenfant . - Non. Un premier appel d'offres a été conduit par la présidence de la République...

M. Arnaud Bazin , président . - Par « directement », nous entendons « sans passer par l'accord-cadre de la DITP ».

M. Gilles Bonnenfant . - Pour ce marché, nous ne sommes pas passés par l'accord-cadre. Nous avons d'abord remporté un appel d'offres porté par le secrétariat général de l'Élysée. La suite de cette prestation a été effectuée à travers l'accord-cadre de l'UGAP.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourriez-vous préciser les missions liées à cette prestation ?

M. Gilles Bonnenfant . - Nous sommes d'abord intervenus entre mars et juillet 2018, dans le cadre d'une commande directe, pour un plan de transformation sur la base d'un audit réalisé par les services de l'Élysée. Le montant de cette première commande s'élevait à 46 000 euros.

La deuxième mission a commencé en septembre 2018, via un marché porté par l'UGAP. Elle a consisté à accompagner la transformation de l'Élysée sur plus d'un an. Le montant de la commande s'élevait à 1,2 million d'euros. La Cour des comptes, dans le cadre du contrôle annuel des comptes et de la gestion des services de la présidence de la République pour l'année 2019, a souligné l'efficacité de notre intervention.

M. Arnaud Bazin , président . - Cette réorganisation était-elle liée aux problèmes de sécurité mis en évidence par l'affaire « Benalla » ?

M. Gilles Bonnenfant . - Absolument pas. L'organisation antérieure, constituée de seize services, « se caractérisait par un fort particularisme dans le fonctionnement de chaque service et par des modes opératoires [...] insuffisamment formalisés », relevait la Cour des comptes. Nous avons aidé l'Élysée à créer une direction générale des services (DGS), à s'organiser en quatre directions et à optimiser un certain nombre de travaux. La Cour des comptes a souligné que notre intervention avait réduit les heures supplémentaires de 20 %.

Nous sommes donc intervenus dans le cadre d'une volonté de l'Élysée de réorganiser ses services support. La sécurité ne faisait pas partie de nos missions : cela n'entre pas dans nos compétences, et nous n'avons pas été sollicités sur cette problématique.

M. Laurent Benarousse . - Roland Berger n'est pas attributaire de l'accord-cadre de l'UGAP. En revanche, nous sommes attributaires des lots n° 1 et n° 3 de l'accord-cadre de la DITP et du lot n° 5 de l'accord-cadre de restructuration mis en place en 2020 par le ministère de l'économie et des finances.

L'écrasante majorité de nos prestations s'effectue dans le cadre du contrat de la DITP, même si nous continuons à répondre à des demandes de consultations directes pour la Caisse des dépôts et consignations, Bpifrance ou pour entreprises.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Roland Berger est intervenu pour la commission sur les 1 000 premiers jours de l'enfant, lancée en septembre 2019, pour un montant d'environ 425 000 euros. Pouvez-vous nous décrire cette prestation ?

Quelles mesures avez-vous recommandées en faveur de l'industrie, dans le cadre du plan de relance ? Avez-vous suggéré d'alléger la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises ou les impôts fonciers ?

M. Laurent Benarousse . - Nous sommes intervenus en 2019 sur les 1 000 premiers jours de l'enfant. L'objectif était d'organiser au mieux pour le nouveau-né, mais aussi pour la maman, l'accès aux services publics. Ce travail a été mené en collaboration avec les services de l'État, à travers des ateliers, des entretiens avec les jeunes mamans pour comprendre leurs besoins, ainsi que ceux des jeunes papas. Il a donné lieu à un réalignement des services de l'État en fonction de ces besoins. Cela fait partie des projets dont nous sommes fiers, car il a donné un accès plus aisé à ces services.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - C'est justement ce type de prestations qui nous interpelle : n'y a-t-il personne, au sein de notre administration, qui soit capable de mener des missions comme celle-ci ?

M. Laurent Benarousse . - Il est difficile pour moi d'y répondre, sinon en tant qu'observateur de cet environnement. Permettez-moi au préalable de ne pas minimiser les méthodologies que nous apportons. Elles ont une vraie valeur ajoutée.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Tel n'est pas mon propos.

M. Laurent Benarousse . - Je comprends, mais je souhaite insister sur ce qu'est la valeur ajoutée d'un cabinet comme le nôtre dans le cadre de ce travail.

Notre intervention a consisté, en un temps relativement court - comme d'habitude : c'est le propre de notre métier - à comprendre, à faire accoucher, sans mauvais jeu de mots, les parents de leurs besoins ; à comprendre les contraintes spécifiques aux dispositifs existants et à essayer, aussi rapidement que possible, de proposer des solutions tenant compte de cette attente et de ces contraintes. C'est une expertise que de savoir écouter, prendre le temps, concilier, convaincre les agents de l'État de changer. C'est ce que nous avons mis en place dans ce projet.

Y a-t-il des compétences équivalentes dans l'administration ? Certainement, ne serait-ce que parce qu'il y a d'anciens consultants dans ses rangs... Y en a-t-il suffisamment ? Je ne saurais le dire. Y avait-il des compétences disponibles, à ce moment-là, pour mener ces travaux ? J'imagine que non, mais je ne peux pas vous le certifier.

Quant au plan de relance, nous ne sommes pas entrés dans ce niveau de détail. De mémoire, nous avons délivré 25 jours de prestation. La mission a consisté à identifier pour chacune des industries concernées -l'aéronautique, l'automobile, les industries chimiques et parachimiques - ce qui pourrait être fait pour les aider à combler leurs vulnérabilités. Nous restions à un niveau principiel, aux grandes idées. Nous ne sommes pas entrés dans le niveau de détail que vous évoquez, ni dans les questions de fiscalité.

La prestation a été réalisée bénévolement par nos équipes, et elle a donné lieu à un contrat en bonne et due forme avec la DGE.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le BCG peut-il nous présenter l'étude sur la réindustrialisation de la France qui lui aurait été confiée par Bercy en 2021 ? Le sujet m'intéresse particulièrement, et je ne crois pas être la seule. Pouvez-vous préciser son coût et son état d'avancement ?

Ma deuxième question porte sur la contre-étude sur l'action environnementale du Gouvernement, réalisée en février 2021 et commandée par ce dernier pour justifier son action. Comment avez-vous assuré l'indépendance de cette prestation ?

Enfin, le BCG compte-t-il des énarques dans ses effectifs ?

M. Jean-Christophe Gard . - À l'heure actuelle, nous n'avons aucun énarque parmi nos employés, même si nous avons pu en avoir à certains moments.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - « À certains moments » ? Pouvez-vous préciser ?

M. Jean-Christophe Gard . - L'un de mes collaborateurs, qui travaillait dans le secteur de l'assurance, était énarque. Il nous a quittés voici trois ou quatre ans. C'est donc une présence très marginale.

L'étude sur la réindustrialisation de la France, qui a fait l'objet de plusieurs articles de presse, est une fake news . Nous n'avons jamais réalisé cette prestation. Je vous remercie de me donner l'occasion de clarifier cette question.

Le BCG a, en revanche, été sollicité par le ministère de la transition écologique pour déterminer si l'ensemble des mesures prises positionnaient la France sur sa trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). En cinq ou six semaines, nous avons construit un modèle pour analyser ces mesures. Il s'agissait également d'en apprécier la faisabilité concrète.

Nous sommes intervenus car nous disposons d'une forte expertise dans ces domaines : nous considérons que les transformations environnementales sont de même amplitude que les transformations technologiques et digitales, qui touchent notre monde en profondeur. Nous investissons beaucoup en savoir-faire, en expertise, en compétences, en données, ce qui nous positionne de manière très pertinente sur ces sujets. C'est la raison pour laquelle, je le crois, nous avons été sollicités.

Cette étude a-t-elle été conduite sous la dictée ? La marque de fabrique du BCG, comme, je le suppose, celle de mes confrères, est une très grande indépendance intellectuelle vis-à-vis de nos donneurs d'ordre. C'est notre grande fierté - peut-être jusqu'à l'arrogance parfois... Nous disons ce que nous pensons. Si ce n'est pas ce que le client a envie d'entendre, nous le disons aussi habilement et poliment que possible, mais nous le disons.

Si nous avons conclu que la France, avec le corpus d'initiatives prises par le Gouvernement, est en mesure de respecter sa trajectoire de réduction de GES, c'est que nous en étions convaincus. Sinon, nous ne l'aurions pas dit.

Notre réputation et l'intégrité de nos recommandations sont les raisons pour lesquelles nos clients nous sollicitent. Ce contrat n'a pas été rédigé sous la dictée, et les faits remontés reposent sur des analyses aussi factuelles et scientifiques que possible, compte tenu de l'état de l'art.

M. Arnaud Bazin , président . - Je me tourne vers Eurogroup : comment les clients de l'UGAP évaluent-ils votre intervention ?

La deuxième question porte sur vos interventions auprès du ministère des Armées. Quelles sont les principales missions qui vous sont confiées, sans bien sûr trahir le secret de la défense nationale ?

M. Claudia Montero . - Eurogroup est titulaire de deux accords-cadres avec l'UGAP, sur le conseil en stratégie - en tant que co-traitants, et avec des sous-traitants - et le conseil en organisation.

Le fonctionnement du marché UGAP a la particularité de donner la possibilité, dès le début, d'entrer directement en discussion avec le client final, pour instruire son besoin et co-construire la proposition d'accompagnement avec lui. Dans ce processus de structuration de l'intervention, les choses peuvent s'arrêter à tout moment si le client n'est pas satisfait.

Une fois le processus arrivé à son terme et la proposition acceptée par le client, la mission se déroule. À la fin de chaque intervention, un questionnaire d'évaluation est envoyé par l'UGAP au client, sous forme numérique. Nous recevons les résultats de cette évaluation.

Pour chaque intervention, nous mettons en place, avec nos clients, des « moments-clés » au cours desquels nous vérifions ensemble la conformité de la production, en termes de délais comme de contenu.

Dès qu'une étape de production est franchie, dès qu'un « livrable » est remis au bénéficiaire, celui-ci le valide. Il peut aussi demander qu'il soit complété, voire le rejeter. La facturation repose sur la validation stricte de ces prestations. En validant le livrable, le client signe un PV de réception, ce qui donne lieu à la facturation.

M. Arnaud Bazin , président . - Ces deux éléments d'évaluation et de validation des livrables sont-ils prévus par la procédure de l'UGAP, ou est-ce une plus-value de votre cabinet ?

M. Claudia Montero . - La réception de service est toujours présente dans nos contrats avec le secteur public, de manière plus ou moins formalisée. Dans le cas de l'UGAP, il y a un véritable process. C'est une relation tripartite : nous avons un client, l'UGAP, et un bénéficiaire final. Le questionnaire d'évaluation est spécifique à l'UGAP ; nous avons proposé qu'il soit numérisé, alors qu'il était auparavant en format papier.

M. Gilbert Favreau . - D'après vos propos, les entités publiques ou parapubliques représentent 30 à 40 % de votre activité. L'UGAP est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Cette centrale d'achat relève-t-elle du droit public ou du droit privé ?

M. Gilles Bonnenfant . - Le chiffre de 30 à 40 % couvre l'administration mais aussi les collectivités territoriales, les établissements publics et l'ensemble des entreprises dont l'État est actionnaire, comme Engie, EDF, la RATP ou la SNCF.

M. Claudia Montero . - L'appel d'offres de l'UGAP est public, et relève du code de la commande publique.

Le métier d'origine de l'UGAP est l'achat, au contraire des collectivités territoriales ou d'autres groupements publics. Dans cette relation, nous avons face à nous des acheteurs, en même temps que des personnes en contact quotidien avec le secteur public. C'est un marché dont la procédure est spécifique, mais qui relève bien du public.

M. Gilbert Favreau . - L'UGAP réalise 5 milliards d'euros d'achats par an. J'ignorais, avant cette audition, que son champ couvrait également les prestations intellectuelles...

M. Gilles Bonnenfant . - La part du conseil dans les achats de l'UGAP est infinitésimale.

M. Arnaud Bazin , président . - Notre commission d'enquête a également auditionné l'UGAP.

M. Gilles Bonnenfant . - Concernant nos prestations pour le ministère des Armées, nous travaillons notamment sur la transformation numérique, pour dégager des capacités de production pharmaceutiques à travers une démarche de lean management . Nous avons aussi travaillé en appui à la mise en place de l'Observatoire de la santé des militaires. Nous travaillons actuellement sur un projet pour améliorer le taux de disponibilité de certains aéronefs du ministère. Nous commençons à obtenir des résultats concrets.

Sur d'autres sujets, je ne pourrai répondre que dans le respect des règles de confidentialité imposées par le ministère des Armées.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie, Madame et Messieurs, d'avoir éclairé la commission sur vos activités.

Audition de M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP)

(Mercredi 26 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) depuis huit ans.

Notre commission d'enquête a entrepris d'évaluer l'ampleur du recours par les personnes publiques à des prestations de conseil et d'en comprendre les ressorts ainsi que les modalités.

Dans le secteur de la santé, le recours à plusieurs cabinets de conseil, dont McKinsey, dans l'organisation de la campagne de vaccination a particulièrement retenu l'attention de l'opinion publique, mais les cabinets de conseil interviennent depuis plus longtemps à l'hôpital, avec une accélération au début des années 2000, dans le cadre de la réorganisation hospitalière. Certains sociologues évoquent même une « consultocratie » hospitalière.

Nous serons intéressés, Monsieur le directeur général, par votre point de vue opérationnel sur l'ensemble de ces questions et, plus spécifiquement, sur les modalités de recours, par l'AP-HP, à des prestations de conseil.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Martin Hirsch prête serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, sur la base des éléments du questionnaire que nous vous avons déjà transmis.

M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) . - Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, les hôpitaux sont en effet très sollicités par les cabinets de conseil et les cabinets de consultants.

Vous avez rappelé que je suis depuis plus de huit ans directeur général de l'AP-HP. Une des premières décisions que j'ai prise a été de mettre fin à des prestations et à ne pas utiliser des marchés « ouverts » avec de grands cabinets de consultants pour des prestations stratégiques pour l'AP-HP, qui représentaient des montants significatifs.

Le rapport de la chambre régionale des comptes qui a couvert les années 2010 à 2015 a constaté un net ralentissement : « À partir du 13 novembre 2013 » - date à laquelle j'ai été nommé - « le recours aux conseils en gestion et/ou en stratégie a été plus limité et a recouvré des montants plus modestes. La plupart des contrats ayant été passés à l'initiative des groupes hospitaliers, il n'y a plus eu notamment aucune prestation de conseil auprès du directeur général ».

Pourquoi cela ? Je rappelle le paysage de l'AP-HP : un budget de 8,3 milliards d'euros par an, 100 000 personnes qui y travaillent, environ 800 services médicaux répartis dans six grands groupes hospitaliers, le premier CHU européen, 10 % de l'ensemble des lits d'hospitalisation de France et un peu plus de 40 % de l'ensemble de la recherche clinique de notre pays, avec un système d'information développé et complexe, la gestion d'un grand parc immobilier, l'une des plus grandes blanchisseries de France, etc.

C'est donc un grand ensemble, sur lequel nous avons beaucoup de décisions stratégiques à prendre et beaucoup d'expertises à mener.

Il m'a donc semblé qu'il valait mieux internaliser l'expertise plutôt que de se reposer sur des cabinets extérieurs. Je ne citerai pas le nom des grands cabinets qui détenaient des marchés assez récurrents avec l'AP-HP. Nous avons développé une expertise interne en créant la direction de la stratégie et de la transformation, dans laquelle nous trouvons des profils d'experts, dont certains ont pu commencer leur carrière dans le conseil, sur le terrain, ou alterner entre les différents postes. Peut-être certains rejoindront-ils ensuite un cabinet de conseil compte tenu de leurs compétences, mais cela permet de disposer d'une équipe interne qui connaît les établissements, entre dans le cadre de nos choix stratégiques et techniques et nous éclaire.

Leur intervention porte sur le travail que l'on réalise sur le fonctionnement des blocs opératoires, les durées de séjour des patients, la fluidité des parcours dans les différents domaines - courts séjours, soins de suite, longs séjours -, le fonctionnement du circuit du médicament, etc., qui sont des domaines majeurs. Nous avons là des équipes dont la compétence est reconnue par les acteurs hospitaliers.

Je n'ai pas fait le point sur ce que cela change en termes de dépenses, mais pouvoir compter sur des interlocuteurs qui ont fait le choix de travailler dans l'hôpital et d'endosser un statut public est, me semble-t-il, plus opérationnel pour nous, plus cohérent avec les valeurs hospitalières, et probablement aussi plus économique à l'heure que de recourir à des cabinets de conseil.

Il n'empêche que, pour des sujets circonscrits et techniques, nous faisons appel à des dépenses de conseil dont l'ordre de grandeur est de 2,5 millions d'euros par an sur 2019, 2020 et 2021, soit 7 751 890 euros sur un budget de 8,3 milliards d'euros.

Sur cette somme, 1,5 million d'euros représente les prestataires qui nous aident au codage des actes. Pour que l'hôpital se fasse payer, il faut qu'il transforme l'intervention d'une opération de la vésicule biliaire, par exemple, en un code qui, transmis à la sécurité sociale, déclenche le financement. Ce sont des opérations techniques que nous sous-traitons en partie à des cabinets spécialisés, tout en travaillant à des outils permettant d'automatiser ce travail, le souhait étant de faire en sorte que les médecins ne passent pas trop de temps - ils détestent cela et se sont même mis en grève à ce sujet - à exécuter une tâche assez rébarbative.

Les outils innovants représentent quant à eux 1,1 million d'euros de dépenses. Nous avons étudié comment transformer notre organisation logistique en recourant à des plateformes plutôt qu'à un fonctionnement interne.

Une somme d'un million d'euros sur trois ans a été consacrée aux prestations de communication. Nous sous-traitons aussi une partie de l'organisation des élections professionnelles. Nous avons fait appel à du conseil sur la gestion de notre parc de logements. Je fais également entrer là-dedans les expertises du CHSCT pendant cette période, pour 260 000 euros.

Durant les deux dernières années, marquées par la crise du covid-19, nous avons dépensé 143 000 euros en conseil. Ce sont des montants assez modestes dans le total des dépenses de l'AP-HP.

À ces dépenses s'ajoutent celles qui ont trait au système d'information, que je n'ai pas intégré dans ce décompte. En matière de conseil et de conseil stratégique, elles s'élèvent sur trois ans à 5,2 millions d'euros, avec différentes prestations d'assistance aux évolutions. Nous avons ainsi bénéficié, pour un peu plus de 200 000 euros, d'une prestation destinée à accompagner la réalisation de notre schéma directeur.

Certains rapports réalisés par des cabinets d'expertise tout à fait compétents, qui livrent des tonnes de documents, sont rangés dans un coin. S'agissant du système d'information, nous disposions de deux personnes à plein temps pour définir le schéma directeur, aidées d'un cabinet de conseil, mais ce n'est pas lui qui s'est substitué à nos personnels.

Je précise qu'en matière de système d'information, nous avons, au-delà des prestations de conseil stratégique, beaucoup de prestataires, ce qui est à mon sens un autre sujet, que nous partageons avec beaucoup d'établissements publics.

Les conditions dans lesquelles nous pouvons embaucher et rémunérer des spécialistes font que nous ne pouvons pas toujours nous doter des bonnes compétences. Une partie de l'aide à la maîtrise d'ouvrage et de l'assistance technique est donc confiée à des prestataires extérieurs, qui coûtent plus cher à la puissance publique.

Nous avons par exemple, pour la hotline des systèmes d'information, un dispositif mixte avec du personnel de l'AP-HP et des prestataires extérieurs, de telle sorte qu'on puisse à un moment donné réinternaliser les choses. Nous devons réaliser un gros travail pour faire en sorte que les grilles de rémunération puissent s'adapter à ces problématiques.

Pendant la crise du covid-19, nous avons été approchés par un certain nombre de cabinets de conseil pour une assistance gratuite. Nous n'y avons pas eu recours. En revanche, des membres de sociétés de conseil, au chômage technique durant cette période, sont venus, avec quelques milliers d'autres renforts, durant la première vague, travailler bénévolement et avec l'accord de leur employeur. Nous avons ainsi bénéficié d'une solidarité extraordinaire de la part des personnels navigants des avions cloués au sol.

Je crois qu'ils étaient en chômage partiel durant cette période, mais cela a été extrêmement utile. Certains de ces professionnels ont contribué à nous aider à monter le système de suivi à domicile des patients atteints de covid-19, dit Covidom, qui a concerné 500 000 malades, et pour lequel nous avons organisé de grandes plateformes. Ces compétences ont été très utiles dans ce domaine.

Je suis prêt à mettre à votre disposition les fichiers et les documents permettant de voir les différentes prestations auxquelles nous avons eu recours mais il me semble qu'il est possible de définir et d'appliquer la stratégie d'un grand établissement comme le nôtre en ayant une expertise stratégique interne, sans avoir besoin de grands cabinets anglo-saxons ou français.

En revanche, je pense qu'il est impossible, en l'état actuel, de se priver, sur des points ponctuels, de l'éclairage des experts. J'y recours sans que cela me pose de problèmes. Je citais le patrimoine immobilier : nous n'avons pas d'équipe spécialisée dans ce domaine, où les cabinets de conseil qui ont travaillé avec d'autres bailleurs peuvent nous aider, dans le cadre de prestations limitées, techniques et suivies.

Il est ainsi extrêmement compliqué de tout internaliser dans les systèmes d'information, à tel point que nous nous sommes posé la question, il y a quelques années, avant la crise du covid-19, de savoir si nous n'avions pas intérêt à créer une filiale informatique de l'AP-HP. Nous n'avons pas réactivé cette réflexion, car il est extrêmement compliqué, dans un établissement public à caractère administratif, de se passer de sous-traitants.

M. Arnaud Bazin , président . - Merci de cet exposé clair, concret, précis et quasiment exhaustif.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur le directeur général, je vous remercie pour les propos que vous avez pu tenir. Vous avez déclaré que, dès votre arrivée, vous aviez mis fin à la collaboration de l'AP-HP avec certains cabinets de consultants, jugeant les prestations trop onéreuses. Je profite de ce moment pour dire qu'on peut s'accorder sur le fait qu'il existe beaucoup de compétences dans le domaine hospitalier. Nous avons pu le vérifier pendant la crise sanitaire, qui n'est malheureusement pas terminée.

Comment les prestations des cabinets de conseil ont-elles été perçues par les personnels de l'AP-HP ?

M. Martin Hirsch . - Plutôt mal... Autant le fait de travailler, y compris dans le corps médical, sur un projet donné avec un regard extérieur ne pose aucun problème, autant le fait d'avoir une sorte d'abonnement auprès de grands cabinets de consultants et de personnes pour lesquelles l'hôpital n'est qu'un client n'était pas perçu positivement.

Je n'ai donc rencontré aucune récrimination quand nous avons mis fin à ces prestations.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Plus généralement, nous avons auditionné Santé publique France sur le sujet de la crise sanitaire. De votre point de vue, la multiplication des agences ne conduit-elle pas à une dispersion des compétences et, in fine , à un recours plus important aux cabinets de conseil ?

M. Martin Hirsch . - Je ne le crois pas.

J'ai connu l'époque où les agences sanitaires n'existaient pas et où l'expertise résidait dans les seules directions de l'administration centrale, ce qu'on a reproché lors de l'affaire du sang contaminé.

C'est à l'initiative du Sénat, dans le cadre de la loi du 4 janvier 1993, puis dans celle du 1 er juillet 1998, qu'ont été créées les agences sanitaires pour permettre à l'État de disposer d'une expertise publique.

Le ministère avait proposé de créer une seule agence pour la sécurité alimentaire et la sécurité du médicament, ce qui a été refusé par le Sénat en 1998 par crainte que les aliments soient assimilés à des médicaments.

Il a été décidé, comme dans d'autres pays, de recourir à des agences spécialisées : Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, Santé publique France, Agence de la biomédecine. Cette spécialisation est plutôt cohérente avec des expertises assez différentes d'un domaine à l'autre. L'objectif était précisément celui-là.

Dans les années 1990, on s'est rendu compte que le décideur public était dépendant d'experts externes qui travaillaient en même temps pour l'ensemble des industriels, avec un problème de conflit d'intérêts. On a donc construit une expertise interne avec des personnels à plein temps pouvant travailler avec des experts externes, sans que ces derniers aient un monopole.

J'étais directeur de cabinet du ministre de la santé au moment où ces agences ont été créées. La coordination était assurée par le ministre, qui réunissait, tous les mercredis matins, avant le conseil des ministres, l'ensemble des responsables des agences de sécurité sanitaire pour leur donner leur feuille de route, être informé, etc.

Cette coordination est aujourd'hui assurée par le ministère, qui s'est d'ailleurs étoffé depuis. Je ne pense pas que cela puisse être le prétexte ou la cause de l'utilisation d'expertises ou de cabinets de conseil.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le cabinet McKinsey aurait perçu 13,5 millions d'euros pendant la crise sanitaire, principalement à partir de décembre 2020 pour l'organisation de la campagne vaccinale.

Quelle est selon vous la plus-value d'un cabinet de conseil généraliste comme McKinsey dans la mise en oeuvre d'une politique de santé publique ?

M. Martin Hirsch . - Je ne sais pas précisément. Nous n'avons pas eu à travailler avec eux et je n'ai pas d'élément d'appréciation autorisé ou direct à ce sujet.

Le sentiment que j'ai, vu depuis un grand hôpital, c'est que, in fine, l'organisation de la vaccination a été performante. Je ne connais pas la part des uns et des autres mais je me souviens du début de l'année 2021, où on tombait à bras raccourcis sur l'organisation logistique. Je pense que les choses se sont faites dans de bonnes conditions, bien que les défis aient été incommensurables.

Parlant sous serment, je ne vais pas inventer ce que je ne connais pas. Je ne sais pas quel a été l'apport des différents cabinets à ce sujet, mais en tant qu'acteur de la vaccination - l'AP-HP a dû réaliser 600 000 injections -, nous avons pu constater que l'ensemble des défis logistiques et organisationnels ont été relevés.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je crois que nous pouvons être d'accord sur ce point. Ma question est plus précise : pensez-vous que nous ayons besoin d'avoir recours à ce type de cabinets pour la mise en oeuvre d'une politique publique ?

M. Martin Hirsch . - J'ai bien compris votre question.

Face à un enjeu majeur, je comprends que l'expertise puisse ne pas être disponible en interne. Est-il possible de recruter des dizaines de personnes, ou vaut-il mieux faire appel à des expertises constituées ? Je m'arrête là...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous espérons tous que nous n'allons pas traverser une crise aussi grave que celle que nous connaissons encore aujourd'hui, mais nous avons déjà pu tirer une certaine expérience de ce moment dramatique.

Si, malheureusement, nous devions revivre une telle crise, pensez-vous que nous devrions avoir à nouveau recours à des cabinets de conseil pour nous accompagner dans des stratégies de politique publique ?

M. Martin Hirsch . - Je pense que celles et ceux qui ont pu connaître la valeur ajoutée de ces cabinets pourraient vous répondre.

Une remarque d'ordre psychologique : peut-être la puissance publique considère-t-elle que les fonctionnaires et les administrations ne seront pas capables de faire face et qu'une société anglo-saxonne, avec des clients prestigieux et des track records remarquables, saura mieux s'en sortir.

Toute suspicion d'incompétence à l'égard des pouvoirs publics pousse à recourir à de grands cabinets dont on considère qu'ils inspirent confiance. Cet aspect n'est probablement pas à minimiser - mais ce n'est pas une expertise très poussée. J'en suis néanmoins certain. Toute la confiance qui peut être mise dans les acteurs publics aide donc à ce que ceux-ci déploient leurs forces.

M. Arnaud Bazin , président . - Je voudrais revenir sur le début de votre propos liminaire. Vous avez dit qu'en arrivant à l'AP-HP, vous aviez découvert que l'administration était très sollicitée par les cabinets de conseil.

Si je me fais plus naïf que je ne le suis, il me semble qu'on devrait plutôt s'attendre au mouvement inverse, qu'on pourrait éventuellement critiquer ou essayer d'évaluer.

Pouvez-vous revenir rapidement sur le sujet, car c'est un peu perturbant ?

M. Martin Hirsch . - C'est perturbant mais c'est la réalité ! Ces cabinets demandent rendez-vous, font des offres, viennent se présenter. Ils sont par ailleurs organisateurs ou sponsors de beaucoup de séminaires et de conférences. Je respecte tout à fait leur travail et il y a des gens tout à fait compétents mais cela se transforme en sollicitations et c'est très fréquent.

M. Arnaud Bazin , président . - La réponse est parfaitement claire. Elle répond entièrement à ma question.

Vous avez évoqué la possibilité d'évaluer au moins grossièrement l'équilibre économique de cette réinternalisation des compétences. Je ne vous demanderais pas une étude indiscutable sur le sujet, mais pouvez-vous en établir une approche ? Elle sera considérée comme telle et nous permettra d'avoir un ordre de grandeur. Si cela vous est possible, ceci nous serait très utile.

M. Martin Hirsch . -Tout à fait.

M. Arnaud Bazin , président . - La Cour des comptes, que la commission des finances auditionnait ce matin à propos de la transformation numérique du ministère de la justice, évoquait une donnée, déjà explicitée il y a deux ans dans un autre rapport, concernant les grands projets informatiques de l'État : lorsque l'on a à faire à des cabinets de conseil, il faut qu'au moins 30 % de l'équipe projet soit constituée de fonctionnaires de la maison.

Cet ordre de grandeur vous parle-t-il et en avez-vous l'expérience ?

M. Martin Hirsch . - C'est ce à quoi je faisais allusion lorsque je parlais du schéma directeur informatique sur lequel nous avons travaillé.

Faire appel à des prestations de conseil sans avoir, en face, des gens pouvant les diriger et les commander, c'est de l'argent jeté par les fenêtres !

M. Arnaud Bazin , président . - Le pilotage ne se délègue pas...

M. Martin Hirsch . - Absolument, et le cabinet de conseil ne peut pas être un substitut en termes de manière de penser. Cela me paraît évident.

M. Arnaud Bazin , président . - Enfin, vous avez indiqué qu'il n'existait à l'AP-HP de prestations pro bono mais des interventions bénévoles pendant la crise sanitaire, ce dont on ne peut que se louer. Quel a été le statut de ces personnes ? Y avait-il un lien contractuel avec elles ?

M. Martin Hirsch . -Je trouve que le pro bono des cabinets de conseil pour des associations ou à des organismes à but non lucratif est extraordinairement utile. J'ai déjà bénéficié, dans des associations que j'ai présidées, de l'aide de cabinets qui, au titre du mécénat, aidaient des organismes qui n'avaient pas les moyens d'avoir une direction de la stratégie et de la transformation, sans chercher en échange à placer un contrat à 2 millions d'euros, sachant bien qu'on n'aurait pas pu y prétendre. Ceci me paraît légitime, utile, productif et presque vertueux.

En revanche, dans des organismes comme l'AP-HP, qui ne roulent pas sur l'or mais qui disposent de budgets de 8 milliards d'euros et qui sont habitués à passer des commandes publiques, je trouve que le pro bono n'a pas de sens.

Le pro bono poserait un problème aux cabinets de conseil. Je ne vois pas quel serait leur intérêt. Nous n'allons pas faire le tour de nos fournisseurs pour demander un pro bono . Les marchés et la concurrence existent et nous essayons d'obtenir les prix les plus bas possible. Il existe aussi un risque qu'un engagement pro bono puisse être une manière de se rendre indispensable.

Nous n'avons pas eu recours au pro bono pendant la crise sanitaire, mais les circonstances étaient si exceptionnelles que cela aurait pu arriver. Nous n'avons pas émis de refus catégorique.

Par ailleurs, les bénévoles qui ont officié à l'AP-HP sont intervenus dans un cadre conventionnel. J'avoue ne pas savoir comment il s'est formalisé.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous le préciserez par écrit.

M. Martin Hirsch . - Oui, je vous le préciserai.

Mme Nicole Duranton . - Monsieur le directeur général, je vous remercie pour les propos que vous avez tenus.

Le Boston Consulting Group (BCG) vous a aidés à affiner votre prévision en besoin de renforts, sur la base d'un modèle épidémiologique. Quelles étaient les spécificités de ce besoin de renforts vis-à-vis des autres missions de santé confiées à des cabinets de conseil ?

De quelle façon le Boston Consulting Group a-t-il défini les critères de son modèle épidémiologique ?

M. Martin Hirsch . - À ma connaissance, l'AP-HP n'a pas eu recours au Boston Consulting Group. D'autres organismes y ont peut-être fait appel.

M. Arnaud Bazin , président . - Il nous est indiqué que le Boston Consulting Group serait intervenu sur un modèle de prévision des appels concernant le SAMU. Quelles précautions ont pu être prises à cette occasion ?

M. Martin Hirsch . - À ma connaissance, les prévisions concernant les appels relatifs au SAMU ont été travaillées entre l'AP-HP et l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INIRIA).

M. Arnaud Bazin , président . - C'est une communication du Boston Consulting Group à la commission d'enquête, qui mentionne cette mission pour l'AP-HP. Peut-être n'est-ce pas vous qui l'avez commandée directement...

M. Martin Hirsch . - Le SAMU relevant de l'AP-HP, j'en suis responsable. Je vais vérifier s'ils sont ou non intervenus.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous pourrez nous communiquer ces éléments ultérieurement.

M. Martin Hirsch . - C'est l'INRIA, grand organisme public, qui a développé un algorithme que nous utilisons encore aujourd'hui. Il s'agit d'un modèle prédictif qui nous permet de dire, lorsque les appels au SAMU augmentent, ce qui risque de se passer dix ou quinze jours après.

Je ne sais pas si le Boston Consulting Group les a aidés.

M. Arnaud Bazin , président . - Le Boston Consulting Group a indiqué qu'il s'agissait d'une prestation pro bono ...

M. Martin Hirsch . - Je vais vérifier.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous apporterez vos réponses par écrit, en précisant les précautions prises autour de cette prestation.

Mme Nicole Duranton . - Les cabinets de conseil répondent-ils seulement à des commandes publiques précises de la part des organismes de santé ou exercent-ils un rôle stratégique d'appui à la décision ?

M. Martin Hirsch . - À l'AP-HP, ils exercent un rôle précis. Je ne connais pas la politique des autres organismes.

Mme Nathalie Goulet . - Cette audition à quelque chose d'extrêmement éthique. Apparemment, plutôt que d'attendre le poisson, vous avez décidé d'apprendre à pêcher, ce qui me semble une très bonne dynamique.

Premièrement, pensez-vous qu'il faut réglementer ou interdire le démarchage de la part des cabinets de conseil ? C'est ce qu'on a fait auprès des médecins avec les laboratoires. Nous avons voté un certain nombre de textes sur la déontologie, en particulier après des scandales sanitaires.

Deuxièmement, vous expliquez qu'il existe à l'AP-HP deux types d'actions, le recours aux cabinets de conseil et la sous-traitance. Je ne sais pas comment vous avez établi la réponse au questionnaire qui vous a été transmis mais je pense qu'il existe une très grande différence dans votre démarche entre une sous-traitance qu'on peut parfaitement comprendre en matière de cotation d'actes, par exemple, et le conseil, qui n'entre pas selon moi dans la même catégorie.

M. Martin Hirsch . - Je pense qu'il est compliqué d'interdire le démarchage. On ne va pas empêcher les gens de se rencontrer. Cela aboutirait à des situations moins contrôlables.

Vous allez recevoir Didier Migaud dans un instant. Il était président de la Cour des comptes lorsque nous avons été contrôlés. Pouvoir rendre des comptes sur nos dépenses, les conditions d'analyse des marchés, comment ceux-ci ont été conclus, voire donner des directives me paraît plus opérant, tout comme le fait de rappeler un certain nombre de règles sur les liens d'intérêts et les conflits d'intérêts.

Je pense aussi plus utile de faire en sorte, notamment lors des congrès, même si cela paraît une dépense parfois critiquable, de payer les déplacements de nos personnels plutôt que de voir ceux-ci accepter une invitation de quelqu'un qui peut devenir ensuite notre fournisseur.

Il me paraît donc nécessaire de cadrer les règles et les relations plutôt qu'interdire le démarchage. Il est souvent très intéressant d'avoir une discussion avec des consultants qui ont par exemple vu des hôpitaux hors de France. Ces échanges peuvent être très utiles pour les décideurs.

Le démarchage des visiteurs médicaux dans les hôpitaux n'est pas aujourd'hui organisé par la loi. Nous l'avons, quant à nous, prévu dans notre règlement intérieur.

M. Laurent Burgoa . - Merci pour votre franchise sur vos relations avec les cabinets de conseil privés.

Avez-vous reçu des recommandations de personnes extérieures, et notamment d'instances de tutelle, pour recevoir certains cabinets de conseil ?

Par ailleurs, nous savons que certains salariés de ces cabinets peuvent intégrer l'AP-HP ou vice-versa. Avez-vous mis en place une charte à ce sujet ?

M. Martin Hirsch . - Effectivement, le samedi 14 mars, j'ai reçu un appel du cabinet du Premier ministre pour me dire que plusieurs grands cabinets de conseil s'étaient manifestés pour aider : « voilà un tel et un tel. Si tu veux, tu peux les appeler, ils sont à disposition pour faire du pro bono ». Je suis sous serment : je vous dis donc les choses.

À part cela, je crois ne jamais avoir reçu d'injonctions de mes tutelles pour faire appel à un consultant. En revanche, j'ai vu quelques consultants m'expliquer qu'ils étaient bien en cours avec les ministres, le Premier ministre, le Président de la République, etc., - je me souviens en particulier d'un consultant - et qu'il m'arriverait des tas d'ennuis si je ne faisais plus appel à lui. Ce sont les petits cabinets qui agissent ainsi. Je n'y ai pas eu recours et, comme vous l'avez souligné, je suis toujours là !

Je n'ai jamais reçu d'injonctions pour faire appel à eux.

D'autre part, des « passages » existent vers les cabinets de conseil. Je n'en ai pas eu connaissance entre 2018 et 2021 mais, entre 2016 ou 2017, un des directeurs de l'AP-HP est parti dans un grand cabinet de conseil, dont il doit être vice-président. Il l'a fait après être passé par la commission dite « de pantouflage » : il avait l'impossibilité de nous avoir comme client - en tout cas de s'en mêler - pendant trois ans. Ce cas de figure s'est donc produit.

Nous avons des règles. Un collège de déontologie peut être saisi à propos des questions qui poseraient des problèmes non résolus par la loi ou par les commissions existantes. Il doit y avoir une vingtaine de saisines par an.

Quand on internalise des compétences, il est assez logique de recruter des personnes qui se trouvaient auparavant dans des cabinets de conseil, qui connaissent d'autres acteurs et utilisent d'autres méthodes. Une des conditions pour que le conseil interne fonctionne est que les personnes n'y restent pas trente ans.

Les personnes qui arrivent dans notre direction de la stratégie ont trois débouchés possibles.

Le premier, assez utilisé, consiste à passer du siège de l'AP-HP au plus près du terrain, pour travailler dans les blocs opératoires, pour lesquels nous avons créé des fonctions de directeur des opérations (DOP). Le deuxième débouché consiste à aller dans d'autres secteurs publics, le troisième étant d'aller dans des entreprises de conseil.

Je préfère que ces débouchés existent, plutôt que d'avoir des gens qui finiraient par s'émousser. Je pense que ces équipes doivent tourner pour garder leur efficacité. Les règles fixées il y a quelques années pour le passage en comité de déontologie me semblent satisfaisantes.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez évoqué les réserves prononcées sur le pantouflage. Avez-vous moyen de vérifier que ces réserves sont bien prises en compte dans votre institution ?

M. Martin Hirsch . - Oui, nous avons le moyen de le vérifier. Ce sont de petits nombres de gens identifiés et de règles connues. Par ailleurs, ces règles sont partagées.

Ces questions d'éthique font partie des points que nous évoquons dans les comités de direction. Ce ne sont pas un sujet tabou, au contraire : c'est la meilleure manière de les faire connaître. C'est un état d'esprit.

L'AP-HP est une immense maison dans laquelle il se passe parfois des choses que je découvre a posteriori . Cela m'est encore arrivé ce week-end , vous l'avez peut-être vu...

M. Arnaud Bazin , président . - C'est pourquoi je vous demande s'il existe un processus pour surveiller le respect de ces réserves .

M. Martin Hirsch . - Les consignes sont partagées avec l'ensemble des directeurs, notamment les directions sensibles que sont la direction des systèmes d'information et la direction de la stratégie.

Mme Valérie Boyer . - Monsieur le directeur général, je crois savoir que les agences régionales de santé (ARS) utilisent les cabinets de conseil. Quelles relations entretenez-vous avec les ARS et les cabinets de conseil qui travaillent pour leur compte ?

Si vous n'avez pas utilisé directement de cabinets de conseil, ceux-ci peuvent avoir indirectement une voix à l'AP-HP ou venir en support. Si tel est le cas, pouvez-vous nous en dire plus ?

Je voudrais également savoir si les prestations que vous avez pu utiliser étaient des prestations pro bono ou payantes, après passation d'un marché.

Par ailleurs, quels sont les liens entre les cabinets conseil et la direction de la sécurité sociale (DSS), avec qui vous êtes forcément en relation étroite ? Si un établissement comme le vôtre n'utilise pas ces cabinets de conseil, toutes les administrations avec lesquelles vous travaillez y ont eu recours. Nous sommes donc dans le même écosystème, où cette intrication avec les cabinets de conseil est importante.

Enfin, quelle est à votre avis, dans le cadre de la relation entre l'AP-HP, l'ARS Île-de-France et l'administration d'État, la part de l'aide à la prise des décisions ? Il peut paraître surprenant que, dans le monde de la santé, très administré, avec des personnes de grande qualité, dont les parcours sont extrêmement variés, qui connaissent en profondeur toutes les arcanes de l'hôpital ou de la médecine de ville, on utilise des cabinets de conseil à des hauteurs très importantes.

Lorsqu'on connaît la qualité des personnes qui travaillent dans ces administrations, on peut être surpris de constater que des cabinets de conseil connaissent mieux le monde de la santé que les directeurs de la sécurité sociale, de l'assurance maladie ou des ARS.

M. Martin Hirsch . - Je répondrai de deux manières à la question que vous posez à propos de l'ARS.

L'ARS Île-de-France, jusqu'à il y a quatre ans, nous permettait d'avoir un « droit de tirage » sur des cabinets de conseil, ce qui pouvait être utile. On ne les payait donc pas et on tirait sur des prestations de cabinets. Nous nous sommes dit que cela n'était pas sain.

Depuis 2018, nous avons signé deux nouvelles conventions avec l'ARS, dont la dernière pour la période 2021-2023. Nous avons utilisé ces sommes soit pour recruter des compétences en CDD en matière de développement durable, enjeu majeur pour les établissements, soit pour financer un travail avec des étudiants et des professeurs d'écoles de design , par exemple, pour transformer l'organisation hospitalière.

M. Arnaud Bazin , président . - Il s'agissait de financements provenant de l'ARS ?

M. Martin Hirsch . - Oui, absolument.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous n'utilisez pas le marché de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) ?

M. Martin Hirsch . - Il nous est arrivé de l'utiliser concernant la logistique et le logement, marchés auxquels j'ai fait allusion.

Il existe, conjointement avec l'ARS, une convention avec le département d'appui à la transformation des organisations en santé (DATOS), que nous avons fait évoluer vers l'internalisation et les écoles. C'est particulièrement intéressant.

Il existe par ailleurs des tableaux de bord quotidiens réalisés dans le cadre du covid-19. Celui de l'ARS a été développé avec un cabinet de conseil, entre les deux vagues ou à la fin de la première. Nous tableau de suivi a été quant à lui totalement réalisé en interne. Ce sont 50 pages d'indicateurs qui nous servent de boussole. Les deux sont bien faits, même si nous avons plus d'expertises médicales et techniques pour cela.

Nous avons très peu de relations directes avec la DSS, qui intervient surtout pour vérifier notre budget. Nous avons davantage avec l'ARS, ainsi qu'avec la CNAM et la direction générale de l'offre de soins (DGOS).

Comment des consultants extérieurs peuvent-ils paraître plus compétents que des personnes qui évoluent depuis quinze ans dans le milieu hospitalier ? Se doter de capacités de conseils internes reste majeur. Les profils ne sont pas les mêmes que ceux qui gèrent depuis quelques années le même dispositif, ne se remettront pas en cause ou n'ont pas les moyens de voir ce qui se passe ailleurs. Disposer de gens qui peuvent avoir un regard distancié, extérieur, nourri d'autres expériences et qui passent quelques années avec nous est très utile.

Nous essayons de disposer dans les directions ou les grands établissements publics d'une petite équipe avec un fort turnover et des compétences jumelles de celles des consultants. Ce sont des personnes qui ont d'ailleurs souvent fait les mêmes écoles.

Le fait d'avoir besoin de faire appel à un regard extérieur n'a rien à voir avec une supposée incompétence des responsables de l'administration ou des ministères.

J'ajoute que les systèmes d'information sont d'une telle technicité et d'une telle complexité que seuls des spécialistes en nombre relativement limité peuvent apporter une expertise pointue qu'il est parfois difficile d'internaliser.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Une petite digression : si on se préoccupait davantage de la rémunération des personnels de la fonction publique hospitalière comme de l'ensemble de la fonction publique, peut-être aurait-on moins de problèmes comme ceux que vous avez évoqués !

À la mi-2021, un de vos services sécurisés de partage de fichiers a subi une cyberattaque. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a été informée de cette fuite de données concernant 1,4 million de personnes testées contre le covid-19, alors même qu'Accenture a été missionnée pour l'élaboration de la vision et de la pérennisation du système d'information-vaccination sur le fondement des données SIDEP.

Quelles précautions mettez-vous en oeuvre vis-à-vis de ces prestataires ?

M. Martin Hirsch . - Nous sommes maîtres d'oeuvre du système d'information SIDEP pour le ministère de la santé, qui est maître d'ouvrage.

Si vous le permettez, je veux rendre ici hommage aux équipes. L'hôpital, à la demande du ministère de la santé, a dû faire remonter chaque jour 500 00 résultats positifs et bien plus de résultats négatifs de toutes les pharmacies, laboratoires d'analyse, laboratoires vétérinaires, etc. C'est un exploit extraordinaire que nous avons réalisé grâce à la sous-traitance.

Ce système, qui a été monté dans un temps record et qui a été conduit à voir ses spécifications changer environ tous les deux mois - PCR, tests antigéniques, autotests -, est un chantier absolument dantesque, qui a de temps en temps connu de petits bugs , comme lorsque 2 millions de personnes se testent le même jour alors qu'on n'en avait prévu que 1,5 million. C'est pour moi une réussite qui, si vous l'analysez, relève du partenariat public-privé.

M. Arnaud Bazin , président . - S'agissait-il de prestations informatiques ou de conseils pour ce qui est des intervenants privés ?

M. Martin Hirsch . - C'est majoritairement de la prestation, sans aucun doute. Si vous auditionnez les maîtres d'oeuvre, vous verrez qu'ils savent expliquer leur dispositif de A à Z.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous comprenez pourquoi nous souhaitons obtenir cette précision : c'est très important.

M. Martin Hirsch . - Absolument. Pour être transparent, je peux vous dire que le montant des prestations s'élevait à 30 millions d'euros. Pour ce faire, nous avons recruté des expertises externes de polytechniciens et embauché des CDD en interne. C'est à ce moment qu'a eu lieu le piratage auquel vous faites référence.

Nous devions transmettre tous les jours l'ensemble des données des dépistages de France, à la fois à Santé publique France et à l'assurance maladie. Durant une période, le système de réception par l'assurance maladie n'a pas permis d'intégrer les données. On s'est demandé si on prenait le risque de ne pas communiquer chaque jour le nombre de cas positifs au ministre.

On a, avec l'accord de tous, opté pour un dispositif de secours consistant à utiliser un logiciel du marché pour envoyer l'ensemble du fichier. Il se trouve que ce logiciel avait un défaut dont personne ne s'était rendu compte, sauf le hacker qui cherchait à pirater l'AP-HP pour pouvoir vendre des QR codes qu'il pensait pouvoir trouver dans nos données.

Nous avons fait l'erreur de ne pas détruire les fichiers une fois que nous n'en avions plus eu besoin. Ce sont ceux-là que le hacker a utilisés après avoir pénétré dans le logiciel, qui avait été acheté. Tous les logiciels possédaient ce défaut, qui a depuis été corrigé.

Il n'y a eu aucun intermédiaire extérieur dans cette affaire. Une erreur a été commise en ne détruisant pas les fichiers. La CNIL est bien évidemment venue tout contrôler, l'incident, dès qu'il a été connu, lui ayant été déclaré.

Je considère que nous n'avons pas assez de crédits pour sécuriser suffisamment nos systèmes d'information au rythme auquel nous voudrions le faire car il s'agit d'une vulnérabilité importante.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quel a été le rôle d'Accenture dans cette affaire ?

M. Martin Hirsch . - Je ne sais pas vous répondre.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce cabinet a cependant été missionné pour l'élaboration de la vision et de la pérennisation du système d'information-vaccination sur le fondement des données SIDEP...

M. Martin Hirsch . - Pas par nous. Je ne sais pas vous répondre, mais je vous enverrai bien évidemment la réponse.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous avons parlé de sécurité. Il faudrait également parler de souveraineté et d'utilisation des données, sujets qui reviennent régulièrement dans cette commission d'enquête.

Vous vous êtes inquiété, en 2019, du fait que les données de santé centralisées dans le Health Data Hub étaient stockées dans des clouds hébergés aux États-Unis. Deux ans plus tard, que pensez-vous de la sécurité du stockage des données de santé des Français ?

D'autre part, la majorité des conseils intervenant dans le domaine de la santé sont étrangers. Cela vous inspire-t-il des craintes quant à l'utilisation des données recueillies par ces opérateurs ? Y a-t-il dans votre pratique des procédures mises en oeuvre pour s'assurer de la confidentialité des données fournies aux cabinets de conseil - même si nous avons bien compris que votre pratique était limitée ?

M. Martin Hirsch . - À l'époque où on nous demandait d'aller déverser nos propres données dans le Health Data Hub , nous nous étions posé la question de passer sur le cloud . On ne l'avait pas fait, notre prestataire n'étant pas capable, au regard de la loi américaine, de garantir qu'il ne livrerait pas nos données à d'autres.

Quand on nous a demandé de les déverser dans un système qui s'apprêtait lui-même à le faire, nous nous en sommes émus, et j'ai écrit à la ministre en disant que cela me paraissait poser un problème. Il est possible que cette initiative ait contribué à stopper le processus et à changer d'hébergement.

Disposer de clouds nationaux - ou européens, ce qui, pour moi, est quasiment équivalent -, constitue un élément de souveraineté majeur. Je sors peut-être de ma condition mais nous aurons du mal à définir cette souveraineté à l'échelon national.

La médecine va de plus en plus recourir à des algorithmes qui permettront, à partir d'analyses de 25 paramètres, de déduire quel traitement proposer à un patient - avec un médecin qui jouera son rôle au milieu.

M. Arnaud Bazin , président . - Quand même !

M. Martin Hirsch . - Si ces algorithmes ne sont définis que par de grands conglomérats, à mi-chemin entre les GAFAM et l'industrie pharmaceutique, on ne saura plus jamais si un médicalement est prescrit parce que le médecin l'a estimé nécessaire ou si c'est parce que l'algorithme l'a jugé utile. C'est un danger majeur.

La souveraineté algorithmique est aujourd'hui à mes yeux aussi importante et même plus importante que la souveraineté du paracétamol.

Ces éléments seront performants et indispensables, mais personne ne saura ce qu'il y a « sous le capot ». On ne pourra pas dire si on met d'un seul coup la moitié des Français sous traitement préventif grâce à telle ou telle molécule parce qu'un algorithme conçu par des gens remarquablement intelligents, mais baignant dans le conflit d'intérêts jusqu'à la racine des cheveux, en aura décidé ainsi. Cela nous pend au nez !

C'est un risque très important d'évolution de la médecine. Il est nécessaire de le souligner.

Tout l'intérêt des cabinets de conseil réside dans leur vision internationale. Peu d'entités peuvent avoir une bonne expertise de la comparaison des hôpitaux ou des systèmes d'assurance maladie des différents pays.

Pour parler clair, je crois qu'il en existe deux, les grands fonds d'investissement -et je trouve très intéressant de discuter avec eux pour savoir ce qu'ils pensent des autres établissements -, et les cabinets de conseil, qui peuvent avoir d'autres clients à travers le monde.

Penser qu'un cabinet de conseil ne peut être que national revient à lui retirer toute une partie de son intérêt.

Quant aux règles de confidentialité, il est tout à fait possible et très fréquent de faire signer à tous les prestataires des engagements de confidentialité assortis de poursuites réelles. Il faut simplement être vigilant.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous avons appris que McKinsey était intervenu pour renforcer la coordination entre le ministère de la santé et Santé publique France. Des cabinets de conseil sont-ils intervenus dans vos relations avec Santé publique France ?

M. Martin Hirsch . - Absolument pas !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Plusieurs chercheurs ont pointé le paradoxe du serpent : les cabinets de conseil encouragent les hôpitaux à se dessaisir de ressources, qu'ils doivent ensuite aller chercher auprès de ces mêmes cabinets.

Reprendriez-vous cette affirmation à votre compte ?

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous avez expliqué comment vous avez réinternalisé certaines fonctions. Un hôpital ou un groupement hospitalier de territoire (GHT) n'a pas du tout la même surface ni les mêmes budgets que vous. Comment vont-ils s'y prendre ?

M. Martin Hirsch . - Pour ce qui est de la deuxième question, c'est peut-être tout l'intérêt du dispositif que j'évoquais avec l'ARS, qui est à la disposition de l'ensemble des acteurs publics. L'exemple que je citais tout à l'heure concernait l'AP-HP et les GHT d'Île-de-France. Nous sommes là à une échelle importante.

S'agissant du paradoxe du serpent, ces vingt dernières années, les cabinets de conseil ont plus recommandé d'externaliser les systèmes que de les internaliser. Bien évidemment, la mode de l'externalisation est forte.

Ma réponse ne va peut-être pas vous satisfaire, mais j'aimerais par exemple réinternaliser le bio-nettoyage. C'est ma marotte. Je n'y arrive pas ! Pourquoi ? Je pense que le bio-nettoyage est un élément majeur de la sécurité et de la prévention des maladies nosocomiales. Il est important que les équipes soient formées. Or, au regard des prix pratiqués par les prestataires extérieurs, le coût internalisé est trop élevé pour pouvoir le faire à l'heure actuelle.

Nous rencontrons deux cas de figure. Le premier concerne plutôt l'informatique où, paradoxalement, nous avons affaire à des prestataires qui coûtent plus cher que nos agents parce que nous n'avons pas le droit de les payer assez cher.

L'autre cas de figure concerne le bio-nettoyage et beaucoup d'autres fonctions, comme la surveillance par exemple, où le statut de la fonction publique, notamment hospitalière, rend l'internalisation difficile pour des questions de coût et de rigidité, la différence n'étant pas supportable.

Je suis assez partisan de formules qui peuvent consister soit à autoriser les établissements publics à avoir des filiales à caractère public, mais avec des emplois de droit commun, soit à accepter que le recrutement public s'applique aux soins et à ces fonctions, mais non à des fonctions logistiques et autres. Ces deux formules sont intéressantes pour éviter ce dilemme.

Trois fois sur quatre, les cabinets conseillent d'externaliser. La pression existe bel et bien. Nous devons pouvoir inverser cette tendance.

Nous pourrions parler de bien d'autres fonctions, comme l'alimentation par exemple, où il reste à inventer quelque chose d'intermédiaire entre le marché de la prestation et le statut de droit commun.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous rappelle que nous attendons des précisions de votre part sur les prestations pro bono pendant la crise sanitaire ; une approche économique sur l'internalisation des services ; la liste des prestations de conseil de l'AP-HP depuis 2019 et quelques précisions sur le rôle d'Accenture concernant le SIDEP.

Je vous remercie, au nom de tous mes collègues, pour la qualité de cet échange, qui nous a beaucoup intéressés.

Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)

(Mercredi 26 janvier 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous recevons M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) depuis janvier 2020. Je vous remercie, Monsieur le président, pour votre présence.

La question de la déontologie occupe une place centrale dans nos investigations. Nous souhaitons savoir si les précautions mises en oeuvre sont suffisantes pour prévenir les conflits d'intérêts entre l'administration et les cabinets de conseil ou au sein de ces derniers, au moyen d'instruments comme les déclarations d'intérêts, les chartes de déontologie ou les déports.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique exerce trois missions qui présentent un lien direct avec notre sujet : le contrôle des mobilités des anciens ministres et des fonctionnaires dans le secteur privé - aussi appelées « pantouflages », voire « rétropantouflages », lorsqu'un salarié des cabinets de conseil intègre l'administration, ou « allers-retours » lorsque plusieurs mouvements se produisent - ; la prévention des conflits d'intérêts dans l'administration de l'État, en appui des référents déontologues ; la gestion du registre des représentants d'intérêts, sur lequel des cabinets de conseil peuvent être inscrits.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Monsieur le président, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Migaud prête serment.

M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) . - Je vous remercie de m'avoir invité pour échanger avec vous sur la question de l'influence des cabinets de conseil sur la mise en oeuvre des politiques publiques.

Je suis accompagné de Sébastien Ellie, secrétaire général adjoint de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, et de Ted Marx, directeur des publics, de l'information et de la communication.

Le sujet de votre commission d'enquête revêt des enjeux démocratiques importants, auxquels je suis sensible. Je m'exprimerai devant vous en ma qualité de président de la HATVP, sans oublier que j'ai occupé les fonctions de Premier président de la Cour des comptes, cette dernière ayant eu l'occasion de diligenter des travaux à ce sujet en 2014, à la demande de la commission des finances du Sénat. Ces travaux de la Cour ont fait l'objet d'un rapport en 2015, assorti de recommandations.

Le recours par l'État à des prestataires externes et plus particulièrement à des cabinets de conseil n'est pas nouveau. En 2014, la Cour des comptes avait estimé les dépenses au titre de ce recours à 150 millions d'euros par an en moyenne entre 2011 et 2013.

Le recours à des cabinets de conseil n'est pas interdit. Il peut même être utile lorsque l'administration ne dispose pas en son sein des compétences nécessaires. Cependant, pour préserver la décision publique, prévenir de potentiels conflits d'intérêts et assurer la transparence des relations entre responsables publics et cabinets de conseil, ces pratiques doivent être encadrées.

L'intervention de cabinets de conseil peut, en effet, légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie. Plusieurs risques sont ainsi identifiés. Ce recours accroît la perméabilité entre le secteur public et le secteur privé, et expose les agents publics qui rejoignent des sociétés de conseil ou des cabinets d'avocats au risque d'une condamnation pénale pour prise illégale d'intérêts s'ils ont entretenu des relations d'ordre professionnel avec ces cabinets dans le cadre de leurs fonctions publiques.

Le fait que l'État ait recours à tels cabinets de conseil, qui ont pour clients aussi bien des personnes privées que des institutions publiques, est également de nature à accroître le risque de conflit d'intérêts. Si, parmi les clients privés du cabinet, certains ont un intérêt à une décision de l'État dans un sens déterminé, la question peut se poser de savoir comment l'intérêt général peut être défendu de façon objective. Dans son rapport de 2014, la Cour des comptes mettait déjà en garde contre ces potentiels conflits d'intérêts.

Ces cabinets de conseil recrutent d'anciens hauts responsables administratifs ou politiques, qui peuvent ensuite intervenir directement ou indirectement dans des missions au profit de leurs anciennes administrations. Un encadrement déontologique de ces pratiques dans de telles situations est particulièrement nécessaire, comme le relevait la Cour des comptes. C'est d'ailleurs l'une des missions de la HATVP.

Au vu de ces éléments, il paraît indispensable, lorsque l'État a recours à un cabinet de conseil, de déterminer précisément ses besoins, d'envisager l'ensemble des risques qui se présentent - liés notamment à l'objet de la prestation et aux personnes chargées de la mener, du côté de l'État comme du cabinet ou encore de la clientèle privée de ce dernier -, d'encadrer la prestation sur le plan déontologique - via la signature d'une charte de déontologie par les deux parties - et de trouver les moyens de garantir, dans tous les cas de figure, la poursuite de l'intérêt général.

Divers types de contrôle peuvent être mobilisés pour identifier et prévenir ces risques. Outre les règles applicables à la commande publique, qui permettent d'encadrer les contrats de prestation conclus par l'administration, les missions confiées par le législateur à la Haute Autorité depuis 2013 visent à instaurer des mécanismes de prévention des conflits d'intérêts dans un certain nombre de cas - lui conférant, de fait, un rôle de régulateur.

La HATVP intervient aujourd'hui à différents moments clés de la carrière des agents publics : en amont de la nomination d'un haut fonctionnaire, durant ses fonctions et à l'issue de celles-ci lorsqu'il envisage une reconversion dans le secteur privé. À chacune de ces étapes, la Haute Autorité procède à une appréciation in concreto du risque que la décision apparaisse comme prise au regard d'intérêts personnels ou de circonstances qui compromettraient l'indépendance ou l'impartialité de l'État.

Ainsi, depuis la réforme de 2019, tout projet de nomination d'un conseiller ministériel, d'un collaborateur du Président de la République, d'un directeur d'administration centrale ou d'un directeur général des services ayant exercé une activité privée lucrative au cours des trois dernières années doit être soumis à l'approbation préalable de la Haute Autorité. Nous avons examiné 573 situations de ce type depuis le 1 er février 2020.

Une fois nommés, les agents publics exerçant les fonctions stratégiques énumérées dans la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique doivent nous adresser une déclaration d'intérêts ainsi qu'une déclaration de situation patrimoniale. De nombreux agents publics n'entrant pas dans le champ de contrôle de la Haute Autorité doivent adresser une déclaration d'intérêts à leur supérieur hiérarchique. Pour ceux-ci, c'est donc à l'administration qu'il revient d'opérer l'analyse du risque de conflit d'intérêts, en s'appuyant sur la doctrine de la HATVP.

Pour ce qui concerne la Haute Autorité, l'aspect patrimonial permettra de s'assurer, à la fin des fonctions de l'agent public, qu'aucun enrichissement indu n'est intervenu. La déclaration d'intérêts, qui doit être régulièrement actualisée, fournit une photographie approfondie des intérêts actuels ou passés d'un agent - qu'ils lui soient personnels ou qu'ils soient liés à la situation de son conjoint. La HATVP vérifie, tout d'abord, que l'agent n'a pas omis d'intérêt et apprécie ensuite le risque de conflit d'intérêts au regard des missions qui lui sont confiées. Si ce risque est avéré, nous recommandons des mesures adéquates pour faire cesser le conflit, qui peuvent être des mesures de déport, la publicité de l'intérêt ou la présence d'un tiers lors des rencontres transversales auxquelles l'ancien employeur pourrait participer.

Pour faire respecter ces obligations, la Haute Autorité dispose d'un pouvoir d'injonction auprès des agents concernés. Cette injonction peut être rendue publique. Le fait de ne pas y déférer est puni d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende. Je précise que nous n'avons pas eu jusqu'à présent à faire application de ce pouvoir d'injonction. Ce peut être le signe que les responsables publics se sont bien approprié leurs obligations déontologiques.

Pour illustrer ce contrôle, je peux vous donner l'exemple d'une personne membre d'un cabinet ministériel qui était auparavant directrice du domaine « secteur public » d'un grand cabinet de conseil. Elle doit se déporter de toute discussion ou de toute décision portant sur les différentes entités du cabinet. Elle doit également s'abstenir d'intervenir de quelque manière que ce soit, directement ou indirectement, dans toute décision relative à une mission ou à une prestation au profit de l'État pour laquelle l'une de ces entités serait candidate. Elle doit enfin se déporter des rendez-vous et échanges organisés avec les entités du cabinet et se faire systématiquement accompagner par un autre membre du cabinet lors de rencontres plus larges auxquelles participerait l'une de ces entités.

Ces mêmes agents ont la possibilité de se faire accompagner sur le plan déontologique par la Haute Autorité, qui peut leur apporter alors un conseil confidentiel. Nous avons ainsi été saisis de projets de l'administration de nommer des personnes qui avaient exercé une activité de conseil susceptible de présenter des difficultés dans le cadre de leurs nouvelles missions au service de l'intérêt général et avons, bien sûr, déconseillé à l'administration de procéder à ces nominations au regard des risques majeurs de conflits d'intérêts et du risque pénal de prise illégale d'intérêts.

Toutefois, ces situations ne concernaient pas les principaux cabinets en stratégie qui sont évoqués lors de vos auditions.

Enfin - vous prêtez, je le sais, une grande attention à cet aspect -, la Haute Autorité contrôle la reconversion de nos hauts fonctionnaires. La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique lui a confié ce contrôle, grâce à une volonté forte des assemblées.

Depuis le 1 er février 2020, la HATVP a ainsi examiné la situation de 264 agents publics - pour moitié, des collaborateurs du Président de la République et des conseillers ministériels -, dont 65 % ont fait l'objet d'un avis de compatibilité, avec ou sans réserve. Plus de 50 agents ont été contrôlés alors qu'ils avaient oublié de saisir leur ancienne autorité hiérarchique pour qu'elle saisisse la Haute Autorité. Au total, 27 agents n'ont pas pu réaliser leur projet, essentiellement pour des motifs liés à des risques réels de prise illégale d'intérêts. C'est notamment le cas lorsqu'ils souhaitaient rejoindre une entité privée avec laquelle ils étaient en relation professionnelle étroite au cours de leurs missions publiques.

Une incompatibilité peut aussi être prononcée en raison d'un risque déontologique majeur de nature à remettre en cause le fonctionnement normal de l'administration.

Nous examinons toujours le risque pénal. Le raisonnement est alors plutôt binaire : soit le risque pénal est avéré, auquel cas l'incompatibilité s'impose, soit il n'existe pas, auquel cas nous examinons le risque déontologique.

Mes services ont procédé à un examen minutieux de nos décisions dans la perspective de cette audition : sept cas de reconversion de hauts fonctionnaires dans des cabinets de conseil en stratégie ont eu lieu sur cette période de près de deux années. Même si aucun système de veille ne peut être totalement fiable et si certains cas ne nous ont pas été transmis, je pense sincèrement qu'ils sont très rares. Les services ont mis en place un dispositif qui, nous l'espérons, permet de limiter les risques.

La situation est encore plus nette s'agissant de la reconversion professionnelle des anciens membres du Gouvernement, élus ou membres des autorités administratives indépendantes (AAI) placés sous notre contrôle depuis 2013. Sur les 66 avis correspondants rendus depuis 2018, seuls deux concernent des départs vers de grands cabinets de conseil. Une ancienne ministre est partie chez Roland Berger et un ancien membre d'une autorité administrative indépendante chez BearingPoint.

Un élément de compréhension tient à la particularité de ces très grands cabinets internationaux de conseil en stratégie, qui se distinguent assez nettement d'autres cabinets de conseil comme ceux qui sont spécialisés en affaires publiques. Ces derniers recrutent fréquemment d'anciens hauts fonctionnaires pour des activités de représentation d'intérêts ou de lobbying , dont l'encadrement est l'une des missions de la Haute Autorité.

En revanche, il est important de souligner que, si la Haute Autorité est bien compétente pour contrôler la déontologie des responsables publics et des agents de l'État, les prestataires de l'État n'entrent pas dans son champ de contrôle.

Si quelques mécanismes de contrôle existent déjà, de nouvelles pratiques, voire de nouvelles règles sont certainement à définir pour garantir la transparence de ces prestations et s'assurer qu'elles se font dans un cadre déontologique strict, comme l'illustre la récente circulaire du Premier ministre sur l'encadrement du recours par les administrations et les établissements publics de l'État aux prestations intellectuelles, qui prévoit notamment une révision rapide des chartes de déontologie des ministères mais aussi des mécanismes de déport formalisés pour les personnes décisionnaires.

Je suis convaincu que les travaux de votre commission contribueront aussi à enrichir les dispositions qui pourront être prises pour éviter au maximum les conflits d'intérêts potentiels.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Mme Amélie de Montchalin, que nous avons auditionnée la semaine dernière, nous a fait savoir que certaines règles seraient modifiées. Dans le même temps, nous avons eu connaissance d'une circulaire du Premier ministre encadrant le recours aux cabinets de conseil. Avez-vous été consulté en amont sur cette circulaire ?

M. Didier Migaud . - Non. Compte tenu du rôle de la Haute Autorité, on peut effectivement penser qu'un avis serait utile.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je partage votre point de vue.

Avez-vous été consulté sur les chartes de déontologie des administrations ?

M. Didier Migaud . - La Haute Autorité peut être saisie sur les chartes de déontologie, mais ne l'est pas systématiquement.

Nous avons toutefois de plus en plus de sollicitations pour des avis ou des conseils, qui proviennent essentiellement des collectivités territoriales. Nous avons été très peu saisis pour l'instant de projets de chartes de déontologie émanant de l'administration proprement dite.

M. Arnaud Bazin , président . - Quelles sont les procédures mises en oeuvre pour s'assurer du respect des réserves exprimées, pour une durée de trois ans, par la Haute Autorité en prévision de l'intégration d'un fonctionnaire ou d'un ministre au sein d'un cabinet de conseil ?

M. Didier Migaud . - C'est un vrai défi pour la Haute Autorité. Cela n'aurait pas beaucoup de sens d'exprimer des réserves sans en assurer le suivi, ce qui pose le problème de la capacité de la Haute Autorité à le faire.

Nous essayons d'assurer ce suivi des réserves. Régulièrement, à partir d'un tableau d'analyse de risques, nous sollicitons les personnes concernées et essayons de recouper les informations qu'elles nous donnent avec plusieurs sources ouvertes, que nous pouvons consulter. Je leur envoie régulièrement des courriers pour faire le point. Nous précisons d'ailleurs toujours dans nos avis que ces réserves feront l'objet d'un suivi régulier de la part de la Haute Autorité.

M. Arnaud Bazin , président . - Combien cette mission mobilise-t-elle d'équivalents temps plein (ETP) au sein de la HATVP ?

M. Didier Migaud . - C'est difficile à dire, car ce sont à peu près les mêmes personnes, au sein de la direction du contrôle et de la direction juridique et déontologie, qui s'occupent de l'instruction des avis que nous rendons et de leur suivi.

M. Arnaud Bazin , président . - Combien de personnes ces deux directions comptent-elles ?

M. Didier Migaud . - Nous avons 65 personnes en tout. La direction du contrôle emploie 14 personnes et la direction juridique 13 à 14 personnes.

Je ne vous dirai pas que nous avons des moyens abondants pour remplir nos missions. Cela pose d'ailleurs un autre problème pour les pouvoirs publics : il me paraîtrait utile de clarifier le rôle et les missions de tous les acteurs qui interviennent sur tout ce qui concerne les atteintes à la probité. Il existe, en effet, des « doublons », des chevauchements entre la Cour des comptes, les chambres régionales des comptes (CRC), l'Agence française anticorruption (AFA) et la Haute Autorité, qui correspondent à un gâchis des moyens publics alors même que toutes ces institutions manquent de moyens pour remplir leurs missions.

C'est peut-être une déformation liée à mes responsabilités anciennes : lorsque je vois que des moyens publics sont mal utilisés, cela me révolte.

M. Arnaud Bazin , président . - Les moyens dont vous disposez pour assumer cette mission vous paraissent-ils suffisants ?

M. Didier Migaud . - Nous assurons depuis février 2020 la mission de contrôle des mobilités entre le privé et le public et la fonction de référent déontologue des acteurs publics qui relèvent de notre autorité.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises devant l'Assemblée nationale et le Sénat, six ETP nous ont été transférés pour cette mission, ce qui correspond au nombre d'emplois qui étaient à la disposition de l'ancienne Commission de déontologie de la fonction publique. En réalité, cette tâche réclame beaucoup plus de disponibilités et de moyens, au détriment de nos autres missions.

M. Arnaud Bazin , président . - Cette mission inclut-elle l'instruction des demandes de départ vers un cabinet de conseil, qui nécessite la réunion des informations relatives aux fonctions passées et futures de l'agent ?

M. Didier Migaud . - Oui, cette instruction est conduite par nos services, qui ont pris le sujet très à coeur. Cela représente la moitié de nos ordres du jour, sinon davantage.

M. Arnaud Bazin , président . - Par quels moyens avez-vous accès aux documents nécessaires ?

M. Didier Migaud . - Nous les demandons.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous un pouvoir de communication de ces documents ?

M. Didier Migaud . - Nous pouvons demander un certain nombre d'informations aux autorités hiérarchiques et aux entreprises. J'ai toujours plaidé pour que le droit de communication reconnu à la HATVP soit élargi - y compris pour le contrôle des déclarations de patrimoine ou d'intérêts.

Ainsi, pour accéder à des banques ou à des assurances, nous sommes contraints de passer par le ministère. Des relations directes nous feraient gagner du temps, ainsi qu'à Bercy.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - J'ai un cas concret à vous soumettre : la presse vient de révéler le recrutement d'un sous-préfet, M. Cédric Bonamigo, ancien de Capgemini, au service des correspondances de l'Élysée. La HATVP a-t-elle été saisie ?

M. Didier Migaud . - Non. Cet emploi n'entre pas dans le champ du contrôle de la HATVP des prénominations, ni à titre obligatoire ni à titre subsidiaire.

En revanche, une mobilité de ce type appelle normalement un contrôle par l'autorité de nomination, qui pourrait, en cas de doute, nous solliciter pour un avis.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela n'a pas été le cas ?

M. Didier Migaud . - En effet, nous n'avons pas été saisis.

M. Arnaud Bazin , président . - Boston Consulting Group (BCG) a fait savoir qu'il avait recruté un ancien sous-directeur des assurances à la direction générale du Trésor, polytechnicien, qui y exerçait des fonctions depuis 2017 après être passé par le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI).

Avez-vous été saisi de ce cas ? Si oui, quelle a été votre décision ?

M. Didier Migaud . - Nous en avons bien été saisis. Il s'agit d'un ingénieur général des Mines, sous-directeur des assurances au sein du service du financement de l'économie de la direction générale du Trésor. Il a rejoint le cabinet BCG au poste de partner , rattaché au centre d'expertise « Services financiers et restructurations » de la société.

Nous avons émis les réserves suivantes, qui feront naturellement l'objet d'un suivi.

Cette personne doit se déporter de toute décision et de toute discussion portant sur les différentes entités du cabinet ; elle doit s'abstenir d'intervenir de quelque manière que ce soit, directe ou indirecte, dans toute décision relative à une mission ou à une prestation au profit de l'État pour laquelle l'une de ces entités serait candidate ; elle doit enfin se déporter des rendez-vous et échanges organisés avec les entités du cabinet et se faire systématiquement accompagner par un autre membre du cabinet lors de rencontres plus larges auxquelles participerait l'une de ces entités.

Nous serons vigilants, et nous nous adresserons régulièrement à cette personne pour vérifier le respect de ces réserves.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous venez de nous donner un exemple d'avis favorable à une mobilité, assorti de réserves. Sur les sept avis que vous avez mentionnés portant sur la reconversion de hauts fonctionnaires vers les cabinets de conseil, avez-vous systématiquement conclu à une compatibilité assortie de réserves importantes, ou avez-vous rendu des avis d'incompatibilité ?

Même question pour les deux avis portant sur la reconversion de membres du Gouvernement et d'AAI vers des cabinets de conseil.

M. Didier Migaud . - Depuis le 1 er février 2020, nous avons rendu 264 avis de reconversion professionnelle des agents publics et 573 avis de prénomination.

Dans ce total, sept dossiers de reconversion et huit dossiers de prénomination concernaient des mobilités vers ou depuis les grands cabinets de conseil susceptibles de délivrer des prestations à l'État : Deloitte, BCG - que l'on retrouve souvent - Capgemini et Accenture.

Ces dossiers ont donné lieu à des avis de compatibilité avec réserves, à l'exception d'un dossier de reconversion et d'un dossier de prénomination, qui ont fait l'objet d'un avis de compatibilité simple.

La reconversion professionnelle de ministres, membres d'AAI ou élus locaux a fait l'objet de 66 avis entre le 1 er janvier 2018 et le 31 décembre 2021. Seuls deux départs vers des grands cabinets de conseil susceptibles d'intéresser votre commission d'enquête ont été relevés : une ancienne ministre qui a rejoint Roland Berger voici plus de trois ans - ses fonctions sont d'ailleurs susceptibles d'évoluer - et un membre d'AAI qui a rejoint Bearing Point en 2019. Ces dossiers ont fait l'objet de deux avis de compatibilité avec réserves.

La Haute Autorité a aussi eu connaissance de trois départs vers des cabinets d'avocats susceptibles de délivrer des prestations de conseil à l'État : en 2019, un ancien ministre est devenu senior advisor chez Franklin et un ancien membre d'AAI est devenu consultant of counsel chez Fidal ; en 2021, un ancien membre d'AAI est devenu counsel chez Dentons.

Nous identifions une situation plus courante que les quelques cas que je viens de citer : la création d'une activité de conseil personnelle, sous la forme d'une société ou d'une entreprise individuelle. Les cas sont plus nombreux : nous avons eu à connaître de 19 cas en quatre ans, qui ont tous fait l'objet d'un avis de compatibilité avec certaines réserves.

Notez que, eu égard à la jurisprudence du Conseil d'État, une décision d'incompatibilité est extrêmement difficile à prendre : nous ne pouvons pas interdire à une personne de travailler. En revanche, nous pouvons exprimer des réserves pour encadrer des projets de reconversion professionnelle.

M. Arnaud Bazin , président . - Je retiens de vos propos que vous rendez en général des avis de compatibilité, souvent assortis de réserves.

M. Didier Migaud . - En effet.

Mme Nathalie Goulet . - Vous nous avez déclaré que les ministères et administrations pouvaient tout à fait avoir recours aux services de cabinets de conseil après avoir vérifié qu'ils ne disposaient pas des capacités et des compétences en interne.

La semaine dernière, Mme de Montchalin nous a annoncé la mise en place d'une cartographie des compétences, d'une « tour de contrôle » et d'une série d'autres mesures, mais il semble que cette capacité à s'assurer des compétences disponibles avant de faire appel à un cabinet de conseil soit absente.

En faites-vous un élément d'appréciation ? Le cas échéant, comment l'évaluez-vous ?

M. Didier Migaud . - Ce n'est pas dans le domaine d'intervention de la HATVP. La Cour des comptes a, en son temps, formulé des observations à ce sujet. Il est bon de savoir, avant de commander des prestations de conseil, si l'on dispose des compétences nécessaires en interne.

Il peut aussi être utile de disposer d'un regard extérieur ; dans ce cas, il faut s'assurer que les marchés sont passés dans le respect des procédures.

Ainsi, la Haute Autorité ne fait jamais appel à des cabinets de conseil pour s'acquitter de ses missions - le contraire serait surprenant. En revanche, elle peut avoir besoin de conseil, notamment en informatique : nous sommes une petite structure qui n'a pas toutes les compétences nécessaires pour émettre un avis autorisé sur ses propres besoins. En 2021, nous avons ainsi procédé à un appel d'offres pour un audit de notre service informatique, tout en demandant à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) de nous accompagner. L'informatique et les systèmes d'information représentent pour nous un défi permanent. C'est un outil de travail qui doit être entièrement sécurisé car une partie de nos données ne sont pas publiques.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Peut-on imaginer que des consultants privés remplissent une déclaration d'intérêts avant d'intervenir pour l'administration, comme dans le secteur sanitaire par exemple ? Dans cette hypothèse, faut-il prévoir une intervention de la HATVP ?

M. Didier Migaud . - En matière de déontologie, les conseils de la Haute Autorité, éclairés par son expérience, peuvent toujours être sollicités. Son collège est composé de magistrats, de membres du Conseil d'État et de personnalités aux profils très divers, représentant l'ensemble de la société.

La consultation de la HATVP peut effectivement avoir du sens.

Mme Nathalie Goulet . - Notre commission a eu connaissance du recours à des cabinets pour l'élaboration de projets de loi, qui est un « ripage » assez perturbant de la fonction régalienne. Quel est votre avis sur cette pratique ?

M. Didier Migaud . - Là aussi, je sors de mon rôle de président de la Haute Autorité en vous répondant...

Il semble que le fait ne se soit produit qu'une seule fois, d'après les propos, tenus sous serment, de la Secrétaire générale du Gouvernement. Il est très important que le ministère tienne la plume en dernier ressort. La rédaction d'un exposé des motifs relève de l'exécutif.

S'agissant du registre des représentants d'intérêts que nous tenons, 116 cabinets de conseil y figurent. Ils représentent 5 % des inscrits, mais déclarent 16 % des fiches d'activité et les dépenses les plus importantes : la fourchette moyenne est de 100 000 à 200 000 euros en 2020, contre 50 000 à 75 000 euros en 2019.

Trois types de cabinets de conseil peuvent être distingués.

D'abord, ceux qui proposent une large gamme de services, comme le conseil en prospective, en influence ou lobbying , en transformation digitale et numérique, en management, en relations publiques, en veille, etc. Ce sont les grands cabinets comme Alios, Accenture, Omnicom, Edelman.

Deuxième catégorie, les cabinets spécialisés en influence comme Boury Tallon, M&M Conseil, Lysios, Affaires Publiques consultants, Com'Publics ou Anthenor Public Affairs. C'est la part la plus importante des cabinets inscrits sur notre répertoire.

La dernière catégorie est constituée par les cabinets de conseil qui ne pratiquent que le lobbying . Ce sont de petits cabinets de conseil en affaires publiques concentrant leur activité sur des actions de lobbying traditionnel, dirigés par d'anciens responsables publics qui ont créé leur propre structure en qualité de consultants indépendants. On peut citer Charbus Conseil, LT Conseil ou encore Pietra Consulting.

Ce constat repose sur les données de notre répertoire, avec toutes les lacunes qu'il comporte... En effet, les critères d'identification des représentants d'intérêts, précisés par un décret postérieur à la loi, permettent bien souvent de la contourner.

Il est possible de ne pas faire apparaître ceux qui exercent une activité soutenue de représentants d'intérêts car seules les initiatives de ces représentants doivent être déclarées. Avec la règle des dix actions, il suffit que plusieurs personnes dans une même entreprise s'arrêtent à neuf actions pour que cette entreprise échappe au cadre prévu par le législateur, ou plus exactement par le décret postérieur à la loi.

Par conséquent, si la création du répertoire est un progrès, le bilan est en demi-teinte, eu égard aux lacunes de ce répertoire.

Ni les grands cabinets d'audit et de conseil en stratégie ni les grands cabinets d'avocats, pour la plupart anglais ou américains, n'y figurent. La raison est simple : le conseil en stratégie doit être distingué du lobbying . Ces grands cabinets ne font pas de représentation d'intérêts, sauf, bien entendu, s'ils possèdent un département affaires publiques. Dans ce cas, ils sont identifiés comme prestataires de l'État, indépendamment de leurs autres activités de conseil purement privées, et non comme représentants d'intérêts directs ou au profit d'une autre entreprise privée. En revanche, ces cabinets sont souvent inscrits au répertoire européen, mais pour une autre raison : il faut y être inscrit pour entrer en relation avec des responsables de la Commission européenne ou du Parlement européen.

M. Arnaud Bazin , président . - De manière générale, pensez-vous que l'intervention des cabinets de conseil pour le secteur public est suffisamment transparente ou faudrait-il accroître la publicité autour de ce type de prestations ?

M. Didier Migaud . - L'existence de votre commission d'enquête laisse penser que vous identifiez des marges de progrès...

M. Arnaud Bazin , président . - C'est à vous que je demande l'avis.

M. Didier Migaud . - Si je me réfère au rapport que j'ai signé en tant que Premier président de la Cour des comptes, il y a en effet nécessité d'encadrer davantage le recours à des activités de conseil. La circulaire récemment prise par le Premier ministre a bien pour objet de répondre à un manque.

M. Arnaud Bazin , président . - La transparence semble être la grande oubliée de cette circulaire...

M. Didier Migaud . - Oui. Si la transparence n'est pas un objectif en soi, c'est un moyen d'établir la confiance. Nous avons toujours intérêt à la transparence.

M. Gilbert Favreau . - Nous assistons, notamment à l'étranger, à des prises de participation d'anciens hauts fonctionnaires ou élus européens ou nationaux dans des sociétés étrangères qui ont, indubitablement, une activité de conseil.

La HATVP peut-elle être jugée compétente sur ce sujet ? Y a-t-il des délais de prescription ? La presse nationale s'est récemment fait l'écho de plusieurs situations de ce type.

M. Didier Migaud . - J'ai eu un échange récent sur le sujet avec la médiatrice européenne, qui se saisit de ces situations, et est amenée à formuler des recommandations pour les anciens commissaires et fonctionnaires européens.

Nous pouvons suivre les responsables publics qui relèvent de notre autorité pendant les trois ans qui suivent la fin de leur mandat. Après cela, il n'y a plus de contrôle possible : le terme a été fixé par le législateur.

Au cours de ces trois ans, nous pouvons déconseiller à un ancien ministre de reprendre certaines activités, formuler des réserves à l'égard d'une structure de conseil qu'il met en place, mais, ensuite, les réserves « tombent ».

Dans ce cadre, nous avons déjà été saisis au sujet d'anciens ministres. Nous avons alors émis des avis de compatibilité, avec un encadrement, sur des activités professionnelles ou autres, y compris la présence dans un conseil d'administration.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Dans votre propos liminaire, vous avez proposé la signature d'une charte de déontologie commune entre l'administration et les cabinets de conseil.

Pourriez-vous développer cette idée intéressante ?

M. Didier Migaud . - Il serait pertinent que, lorsque ces contrats sont passés, des règles soient établies, en toute transparence, entre l'administration qui passe le contrat et la société sollicitée. Il faut des dispositions pour éviter les conflits d'intérêts, éviter que, dans l'équipe qui travaille pour le compte de l'État, ne se trouvent des personnes travaillant parallèlement pour un client dont les intérêts seraient divergents.

Dans l'ensemble, les sociétés de conseil ont elles aussi des règles de déontologie strictes. L'enjeu, comme le président l'a rappelé, c'est le suivi de ces règles... Généralement, ces sociétés y prêtent attention, dès lors qu'elles se savent exposées à un contrôle ou à des signalements.

M. Arnaud Bazin , président . - Au-delà de ces chartes, vous paraîtrait-il souhaitable de disposer d'autres outils d'encadrement ?

M. Didier Migaud . - Une fois les règles définies, l'enjeu réside dans le suivi. Cela incombe à la personne elle-même, aux responsables hiérarchiques et à la société, qui doit se montrer exemplaire. Si les règles sont bien établies et transparentes, les choses sont claires.

M. Arnaud Bazin , président . - Il y a des exemples de cabinets de conseil qui conseillent l'État et d'autres clients dont les intérêts divergent de ceux de l'État, comme des grands laboratoires pharmaceutiques. Quelle est la procédure dans ce cas ?

M. Didier Migaud . - Les déclarations d'intérêts sont extrêmement utiles à cet égard.

M. Arnaud Bazin , président . - L'application de la charte de déontologie permettrait de ne pas retenir le cabinet de conseil en question...

M. Didier Migaud . - Bien sûr.

Je n'ai pas échangé sur ces thèmes avec mon successeur à la Cour des comptes, mais je suis convaincu qu'il veillera au contrôle de ces marchés publics. Il appartient à cette institution de s'assurer que la passation de ce type de marchés s'est effectuée selon la procédure et que les règles déontologiques ont été respectées.

M. Arnaud Bazin , président . - Je terminerai par une question que je pose rituellement lors de nos auditions : celle des prestations pro bono . Quel est votre sentiment sur cette pratique ? Seriez-vous favorable à son interdiction ?

M. Didier Migaud . - Une interdiction aurait le mérite de la simplicité !

Il faut toujours être prudent à l'égard de ce type de prestations, surtout lorsqu'elles sont proposées par des sociétés dont l'objet est de dégager des marges. J'appelle à la plus grande vigilance, afin d'éviter qu'elles ne fassent l'objet de suites positives pour les sociétés en question.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous recommandez, en tout cas, un contrôle déontologique renforcé...

M. Didier Migaud . - Bien évidemment. Il faut être particulièrement vigilant sur ce plan, sans exclure que le pro bono soit proposé pour de bonnes raisons. Cela appelle en tout cas des vérifications scrupuleuses.

Audition de Mme Florence Parly, ministre des Armées

(Mardi 1er février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Florence Parly, ministre des Armées, que nous remercions de sa présence.

Notre commission d'enquête a entrepris d'évaluer l'ampleur du recours aux cabinets de conseil par l'État et d'en comprendre les ressorts, ainsi que les modalités.

Cette audition revêt une importance particulière au regard des enjeux de sécurité liés à l'intervention des cabinets de conseil : comment articuler l'intervention de grands cabinets, parfois de droit étranger, et la nécessaire sauvegarde de la souveraineté nationale ?

Nous sommes d'autant plus désireux de vous entendre, Madame la ministre, que le ministère des Armées a passé son propre accord-cadre de prestations de conseil, assorti de procédures spécifiques, qui n'existent pas dans les autres ministères.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, nous collègues pourront également intervenir par visioconférence.

Nous sommes bien entendu astreints au secret de la défense nationale, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je veillerai naturellement au respect de cette règle tout au long de l'audition.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je vous indique qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, Madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

(Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Madame la ministre prête serment.)

Mme Florence Parly, ministre des Armées . - Je vous remercie de me donner l'opportunité de contribuer à vos travaux. Je m'efforcerai de vous éclairer au mieux, en vous indiquant dans quel cadre et à quelles fins le ministère des Armées a recouru et recourt aujourd'hui aux prestations des cabinets de conseil.

Tout d'abord, le ministère des Armées s'est appuyé sur les prestations de cabinets de conseil afin de garantir les conditions du succès des transformations, notamment quand elles se sont imposées à lui dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Un regard extérieur peut être légitime pour aider à l'amélioration du fonctionnement, tant que le cadre est clair et maîtrisé.

Par ailleurs, depuis 2018, nous avons recentré ce recours aux cabinets de conseil sur la transformation numérique. En parallèle, nous avons cherché à développer une capacité d'accompagnement interne au ministère, pour assurer le conseil en matière de stratégie et d'organisation.

Désormais, pour que le ministère des Armées puisse faire appel à des cabinets de conseil, trois conditions doivent être réunies.

Premièrement, il convient de s'assurer que le recours à ce type de prestations est limité aux cas pertinents et légitimes. Cela concerne les situations pour lesquelles le ministère ne dispose pas de l'expertise nécessaire ou bien lorsque le recours à un cabinet de conseil permet de bénéficier d'une expérience reconnue en ce qui concerne la connaissance des meilleures pratiques du secteur privé et d'apporter une vision innovante sur le sujet à traiter. En tout état de cause, cela suppose en amont l'expression d'un besoin clair, significatif et pertinent.

Deuxièmement, il est évidemment nécessaire de s'assurer que la prestation contractualisée apporte une plus-value réelle par rapport au besoin exprimé.

Troisièmement, il est aussi essentiel d'assurer, dans les cas où cela s'avère pertinent, le transfert de compétences ou de données au profit du ministère. Autrement dit, nous devons avoir la capacité de capitaliser sur les résultats obtenus.

En effet, la Cour des comptes, dans son rapport de 2014, tout en reconnaissant la nécessité pour l'administration de recourir dans certains cas aux prestations de conseil, avait relevé trois principaux points d'attention.

En premier lieu, la Cour a mis en évidence la difficulté à établir de façon exhaustive les données et les critères permettant d'apprécier l'importance budgétaire du recours aux prestations de conseil.

En deuxième lieu, la Cour avait noté un défaut de pilotage, notamment imputé au trop grand nombre de pouvoirs adjudicateurs en mesure de contractualiser des prestations de conseil. Elle avait également souligné l'absence de stratégie d'achat dans le domaine des prestations intellectuelles.

En troisième lieu, la Cour avait souligné la nécessité de justifier plus systématiquement le recours aux consultants extérieurs et de renforcer la maîtrise d'ouvrage pour réunir les conditions permettant d'atteindre les objectifs fixés.

Je souhaitais faire ce rappel important car le ministère des armées s'est pleinement saisi de ces recommandations. Et je suis donc heureuse de pouvoir vous dire que les choses ont beaucoup changé depuis 2014.

Ainsi, dès 2015, le ministère a mis en place une politique ministérielle d'achat de conseil couvrant les prestations dans le domaine de la stratégie, de l'organisation de nos services, de l'accompagnement de la transformation et de la formation des armées, directions et services.

La mise en oeuvre de cette politique, adoptée par chacun des grands subordonnés du ministère, autrement dit le chef d'état-major des armées, le délégué général pour l'armement et la secrétaire générale pour l'administration, repose sur un processus de décision très complet, qui nous permet de nous assurer, d'une part, que le besoin est avéré et, d'autre part, que tous les enjeux ont été appréhendés. La validation des grands subordonnés est naturellement requise.

La politique ministérielle d'achat de 2015 organise également l'exclusivité des achats de conseil. La multitude des pouvoirs adjudicateurs pointée par la Cour des comptes était un facteur de risques, en particulier de duplication des efforts. Le ministère des Armées a donc procédé à une forte rationalisation de la fonction achat.

C'est un effort que j'ai souhaité poursuivre. Depuis 2018, seulement deux pouvoirs adjudicateurs sont responsables des prestations de conseil. Il s'agit du secrétariat général pour l'administration pour les prestations qui ne concernent pas le domaine numérique et de la direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information de la défense (Dirisi) pour le domaine numérique. Nous sommes ainsi passés de plusieurs centaines de pouvoirs adjudicateurs et services prescripteurs en 2014 à seulement deux en 2018.

Dans le même temps, nous avons renforcé le processus de validation des demandes de prestations de conseil. Depuis juin 2021, l'ensemble des prestations requiert une information et une validation de mon cabinet, qui s'assure de la pertinence de la demande au regard des objectifs politiques de transformation assignés aux services.

Ce n'est pas nouveau concernant les accompagnements dans les domaines de la stratégie et des organisations. En effet, ce dispositif de validation était déjà en place depuis 2018 pour les prestations hors du domaine du numérique. En 2021, nous avons étendu cette modalité de contrôle aux prestations du secteur numérique, qui revêtent une dimension de plus en plus stratégique pour le ministère.

Pour résumer, les besoins de prestations de conseil émis par les armées, directions et services suivent un parcours complet de validation à trois étages : les grands subordonnés, les responsables des programmes budgétaires puis mon cabinet.

C'est un processus robuste qui nous permet de garantir la pertinence du besoin et la « juste suffisance » du recours à la prestation de conseil.

J'illustrerai mon propos par quelques chiffres.

Alors que les prestations contractualisées hors domaine numérique s'élevaient à plus de 22 millions d'euros en 2018, elles ont été divisées par deux, représentant en 2021 un montant de 10 millions d'euros. En 2021, sur 41 demandes de prestations en vue d'un recours à un cabinet de conseil extérieur exprimées auprès du secrétariat général pour l'administration (SGA), seules 14 auront finalement été validées.

Compte tenu de l'ambition que j'ai fixée pour la transformation numérique du ministère, il était indispensable d'en assurer l'accompagnement. Dans ce contexte, le montant des prestations contractualisées a évolué, de façon naturelle et justifiée, de 6 millions d'euros en 2018 à 11 millions d'euros en 2021.

Le ministère des armées est très attaché à ce qu'un transfert de compétences soit réalisé à chaque fois que l'on recourt à un cabinet de conseil extérieur. C'est un enjeu important pour préserver notre autonomie.

C'est avec cette préoccupation en tête que j'ai décidé, dès 2019, de développer une capacité interne de prestations de conseil en créant la délégation à la transformation et à la performance ministérielles (DTPM), une entité directement rattachée à la secrétaire générale pour l'administration.

Cette délégation, créée le 1 er janvier 2020, est composée de 25 agents et de 6 apprentis. Elle constitue une réelle offre alternative pour un bon nombre de démarches en accompagnant les états-majors, directions et services dans la mise en place de leurs projets de transformation.

La DTPM intervient sur quatre thématiques majeures : écoute et parcours usagers ; simplification des processus ; transformation des métiers ; et accompagnement du changement.

Dans son accompagnement, la DTPM recourt aux méthodologies et techniques en vigueur dans les cabinets extérieurs. Bien que récente, elle a déjà mobilisé son savoir-faire sur 105 projets dont elle a été saisie. Un peu plus de la moitié est d'ores et déjà clôturée.

Au-delà de l'intérêt budgétaire évident que présente l'internalisation de prestations de conseil, la démarche s'inscrit dans une approche globale de transfert de compétences et, donc, de plus grande autonomie de notre ministère. Elle permet aux services et à leurs agents de s'approprier ou de se réapproprier la démarche de transformation, d'en garder la pleine maîtrise et de gagner en efficacité et en pérennité.

D'autres exemples récents témoignent de la capacité du ministère à internaliser ou réinternaliser certaines prestations. Ainsi, dans le domaine de la transformation numérique, la direction générale du numérique et des systèmes d'information et de communication (DGNUM) s'est d'abord appuyée dans ses travaux sur des cabinets extérieurs.

Dans un premier temps, entre 2016 et 2017, nous avons défini nos besoins, fixé notre niveau d'ambition et identifié tous les enjeux de cette transformation. Après cette phase de cadrage initial, nous avons eu une phase de mise en oeuvre du projet de transformation, pour laquelle la DGNUM s'est appuyée sur les cabinets Deloitte et Eurogroup.

Ces prestations de conseil, qui se sont déroulées sur la période 2017-2020, étaient indispensables pour donner l'impulsion à la transformation numérique du ministère. Elles ont notamment apporté l'appui nécessaire à la rédaction du schéma directeur du numérique, à la définition des feuilles de route métier, à la montée en puissance de l'équipe étatique et, enfin, à la stratégie globale pour l'hébergement, le cloud du ministère.

À l'issue de ces prestations, la DGNUM a organisé la reprise complète de la conduite du projet, en s'appropriant les travaux passés. Cette démarche est désormais effective. La nouvelle stratégie Cloud est aujourd'hui rédigée par une équipe totalement étatique. Seules quelques prestations d'expertise technique ciblées subsistent.

Cet exemple, sur un sujet ambitieux, démontre la capacité du ministère à développer ses compétences internes dans de nouveaux domaines techniques à partir des prestations de conseils sur lesquelles il s'est dans un premier temps appuyé.

De la même façon, le recours à la DTPM nous permet d'internaliser des prestations de soutien à la mise en oeuvre du logiciel Source Solde, qui a fort heureusement remplacé le système Louvois et a mis fin à des années d'anomalie de paiement de la solde de nos personnels.

D'un point de vue financier, la mise en place de la délégation à la transformation et à la performance ministérielles a dégagé une économie de 14 millions d'euros depuis sa création, sur deux exercices budgétaires.

Depuis cinq ans, nous avons progressé dans les modalités de recours aux cabinets de conseil. Nous avons renforcé les conditions de contractualisation et de contrôle de ces prestataires. Nous avons oeuvré à ce que le ministère puisse disposer d'une capacité interne d'accompagnement, même s'il reste à gérer la montée en puissance du dispositif. C'est une perspective stimulante pour que le ministère puisse préserver sa capacité à répondre lui-même à ses propres besoins.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous vous remercions pour ces propos liminaires d'une grande clarté. Vous affichez plusieurs ambitions, dont la volonté de réinternaliser un certain nombre de missions.

Le ministère a instauré, bien avant les autres ministères, une doctrine d'emploi des cabinets de conseil, qui prévoit la rédaction d'une fiche préalable et l'obligation de plusieurs visas, dont celui des autorités fonctionnelles renforcées (AFR).

Y a-t-il un lien entre la création de cette doctrine du ministère des Armées et les difficultés rencontrées dans un projet comme Louvois pour la paie des militaires, d'abord développé en interne puis avec le cabinet Sopra Steria, sous la forme du projet Source Solde ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je n'étais pas en responsabilité quand le projet Louvois a été lancé. Les errements auxquels il a donné lieu ont été source de très nombreux enseignements. Je ne crois pas qu'il existe de lien direct entre les difficultés liées à ce projet et la décision de créer une doctrine d'emploi des cabinets de conseil. Les accords-cadres que nous avons passés n'ont été étendus au numérique que dans un second temps.

En matière de conduite de projet, le secteur du numérique amplifie les difficultés que l'on peut rencontrer dans d'autres domaines. Celles auxquelles nous avons pu être confrontés dans la période postérieure au rapport de la Cour des comptes de 2014 nous ont aidés à concevoir l'encadrement et le contrôle du recours aux prestations de conseil pour le domaine du numérique.

La décision selon laquelle Louvois n'était pas réparable a été fondatrice. Elle était difficile à prendre mais c'est une bonne décision qui nous a permis de ne pas nous acharner dans l'échec. Nous avons revu notre méthode de fonctionnement en la faisant reposer sur une définition extrêmement précise de nos besoins. C'est un principe qui devrait être commun à tous les projets dès lors qu'il faut les mener dans le respect d'un certain calendrier et d'une enveloppe budgétaire précise, et en sélectionnant de manière soigneuse ce que l'on sait faire et ce pour quoi l'on a besoin d'un conseil extérieur.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel rôle a joué le cabinet Sopra Steria dans la démarche de reconstitution d'un logiciel de veille ?

Mme Florence Parly, ministre . - Celui d'un maître d'oeuvre.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est donc un cabinet de conseil en informatique ?

Mme Florence Parly, ministre . - Oui, dont le métier est de réaliser des logiciels et des applications. Sopra Steria a mis en oeuvre les spécifications que nous avons édictées pour que l'Armée de terre, l'Armée de l'air, la Marine nationale et tous les services qui relevaient du système de paiement Source Solde puissent être soldés de manière régulière et précise.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous cherchons à bien différencier ce qui relève du conseil en informatique et la prestation elle-même.

Mme Florence Parly, ministre . - Dans ce cas particulier, Sopra Steria a été le maître d'oeuvre.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous avez mentionné le rôle d'un référent ministériel pour les prestations de conseil. Comment centralise-t-il les livrables obtenus par le ministère des Armées ?

Mme Florence Parly, ministre . - Pour assurer un contrôle renforcé, nous avons établi une procédure fondée sur un système de fiches normalisées destinées à cerner le besoin. Une fiche navette accompagne ainsi la demande de prestation depuis son émission jusqu'à son évaluation, qui intervient après l'achèvement des travaux. Les informations à renseigner doivent être argumentées pour permettre l'instruction de la demande par le ministère.

Le demandeur doit établir un descriptif détaillé de la prestation, il doit estimer les livrables attendus, le coût que cela représentera pour le ministère, justifier les enjeux liés au besoin de cette expertise externe, préciser comment il s'organisera dans son rôle de maîtrise d'ouvrage et garantir la soutenabilité budgétaire du projet.

La demande est analysée et l'on vérifie qu'il n'existe pas de solution interne alternative pour répondre au besoin exprimé. La délégation à la transformation et à la performance ministérielles est systématiquement saisie de manière à ajuster la prestation au juste besoin et, si possible, à internaliser les travaux.

La demande est soumise au visa systématique des autorités fonctionnelles concernées - chef d'état-major des armées, délégué général pour l'armement ou secrétaire général pour l'administration - avec, pour objectifs, de contrôler qu'aucune prestation similaire n'a été réalisée, de mutualiser certains travaux en cours et de s'assurer que le projet est en cohérence avec les politiques développées par le ministère.

Un visa préalable est fourni avant validation in fine par mon cabinet.

En 2021, sur 41 demandes de prestation de conseil hors numérique, nous n'en avons retenu que 14, ce qui prouve que des solutions alternatives ont été trouvées. Le processus peut encore être perfectionné, mais nous sommes satisfaits des premiers résultats.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Une évaluation des missions validées par le visa a-t-elle été prévue ?

Mme Florence Parly, ministre . - Un bilan de la prestation réalisée est systématiquement établi. Nous demandons au bénéficiaire de remplir un document qui comporte des critères d'appréciation tels que la qualité des livrables par rapport aux attentes initiales, le respect des délais, l'adéquation des profils d'experts mobilisés par le fournisseur de prestation, sa capacité d'innovation ou encore la rigueur mise en oeuvre dans le pilotage du projet.

Cette évaluation est importante car, dans la mesure où le système est itératif, il faut pouvoir tirer les enseignements de chaque projet pour l'améliorer. Sur la base de ce travail d'évaluation, nous proposons ainsi des mesures d'accompagnement du bénéficiaire afin de l'aider à préciser sa demande et à interagir avec le prestataire sur le suivi et la conduite du projet. La capacité de maîtrise d'ouvrage joue un rôle essentiel. Lorsqu'on recourt à une prestation de conseil, il ne s'agit pas de se débarrasser d'un problème sur un tiers, mais de se montrer partie prenante et de s'impliquer dans la conduite du projet.

M. Arnaud Bazin , président . - Le processus que vous décrivez suppose une doctrine d'emploi et une réflexion préalable pour recourir au prestataire externe.

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 impose aux ministères de réduire de 15 % par rapport à 2021 le montant des conseils en stratégie et organisation. Avez-vous été consultée sur cet objectif ? Allez-vous pouvoir le tenir ?

La circulaire prévoit également d'obtenir l'accord d'un comité d'engagement pour toutes les commandes de conseil dépassant 500 000 euros, en associant la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et les inspections générales. Comment le ministère des Armées articulera-t-il cette obligation avec le processus interne que vous nous avez présenté ?

Mme Florence Parly, ministre . - Des accords-cadres se sont succédé depuis 2014, dont le dernier, négocié en 2021, prévoit une réduction significative de notre enveloppe de conseil. Le « droit de tirage » avait été fixé à 105 millions d'euros pour la période 2018 à 2021. Pour les quatre prochaines années, il est amputé de plus de 15 %, à hauteur de 40 millions d'euros. Nous sommes confiants et nous veillerons à tenir cette enveloppe sans compromettre la réponse aux besoins du ministère des Armées.

M. Arnaud Bazin , président . - Qu'en est-il de la validation par la DITP et par les inspections générales ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je ne sais pas vous répondre, mais je vous enverrai des éléments complémentaires par écrit.

M. Arnaud Bazin , président . - Il n'y a donc pas eu de dialogue entre les services du Premier ministre et votre administration sur l'élaboration de la circulaire ?

Mme Florence Parly, ministre . - Il y a eu dialogue dans la mesure où nous nous sommes emparés du sujet depuis plusieurs années, de sorte que l'expérience du ministère des Armées a été utile au niveau interministériel.

Mme Nicole Duranton . - Vous nous avez expliqué que le ministère des Armées disposait de sa propre structure de conseil. Quel bilan tirez-vous de son activité ?

Je suis membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, où l'on mentionne souvent la transformation du service de santé des armées (SSA). Avez-vous eu recours à un cabinet de conseil pour mener ce projet ?

Mme Florence Parly, ministre . - Notre structure de conseil interne est jeune : elle a été créée en 2020. Elle assure de manière efficace un filtrage qui nous permet de nous concentrer sur les prestations de conseil qu'il est justifié d'aller chercher à l'extérieur. Il faudra établir un bilan quant à la qualité de l'accompagnement fourni par la structure interne, pour nous assurer qu'il soit le meilleur possible.

Cela nécessitera de veiller à la bonne rotation des agents de la structure. Ils sont nombreux à venir de cabinets de conseil. Le renouvellement doit être régulier.

Le service de santé des armées (SSA) est engagé dans une transformation de très grande ampleur. Il a dû tirer toutes les conséquences de la réduction massive du format de nos armées décidée au début des années 2000. Il a fallu recentrer le SSA sur sa mission première, à savoir répondre aux besoins des militaires, y compris au plus près des combats. Nous avons dû également rationaliser l'existence de cette structure en la faisant participer au service public de la santé. Les hôpitaux militaires ont ainsi accueilli de nombreux patients atteint par le covid. Cette reconfiguration à la fois numérique et fonctionnelle a été très importante.

Nous avons recouru à des prestations de conseil et ouvert un grand nombre de chantiers. Depuis 2018, il y a eu six marchés de prestation de conseil pour un montant total de 3,3 millions d'euros. Il s'agissait de coordonner et de fournir un appui méthodologique aux projets de transformation. Les prestations ont porté sur le pilotage et la conduite du projet de l'Observatoire de la santé des militaires (OSM), sur la transformation du service des ressources humaines du SSA pour relever le défi plus général du recrutement dans les métiers de la santé et de la fidélisation des médecins et des infirmiers. Elles ont également concerné la définition d'un plan d'action pour le développement du numérique et de la simulation au sein du SSA.

Nous avons eu recours à deux cabinets de conseil, Eurogroup et BearingPoint, avec lesquels nous avons travaillé de manière très intégrée afin de bénéficier d'un transfert de compétences, grâce à leur expertise.

De la même manière, nous avons créé et structuré la division « anticipation et stratégie » du SSA. En effet, dans la stratégie énoncée par le chef d'état-major des armées, il est prévu que nous visions le combat de haute intensité, ce qui a de nombreuses implications non seulement sur l'équipement et l'entraînement des forces, mais aussi sur la capacité du SSA à traiter des pathologies lourdes en grand nombre. L'anticipation joue un rôle majeur pour accompagner cette stratégie dans les années à venir.

Mme Nathalie Goulet . - La direction générale de l'armement (DGA) a bénéficié de l'accompagnement massif de BearingPoint pour sa réorganisation, pour un montant estimé à 4,3 millions d'euros. Pourriez-vous nous préciser les objectifs, le contenu et les résultats de cette prestation ?

Le cabinet Eurogroup aurait été missionné en 2021 pour évaluer des officiers à haut potentiel, pour un montant d'environ 62 000 euros. Quel a été son rôle exact ?

Vous appliquez la règle du « tourniquet » dans vos accords-cadres...

M. Arnaud Bazin , président . - Il n'y a pas de « tourniquet », le ministère des armées ne fonctionnant qu'avec des marchés subséquents.

Mme Nathalie Goulet . - Le cabinet McKinsey est l'un des titulaires du lot 1A de votre accord-cadre de 2018, consacré à la stratégie et au cadrage des projets. Néanmoins, il n'a obtenu aucune prestation entre 2018 et 2021. Pourriez-vous nous préciser pourquoi ?

Enfin, les leçons tirées du dysfonctionnement de Louvois l'ont-elles été grâce à des cabinets de conseil externes ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je n'ai pas d'information sur un travail réalisé en amont qui aurait conduit à la décision d'abandonner Louvois. J'ai travaillé avec mes équipes, sans cabinet de conseil. Je ne suis d'ailleurs pas certaine qu'un cabinet de conseil soit en mesure d'éclairer un ministre sur ce type de décisions, de nature tout à la fois économique, budgétaire, managériale et politique.

Lorsque le délégué général à l'armement a été nommé, je lui ai demandé, dans le contexte de la préparation d'une loi de programmation militaire très ambitieuse, qui redonnait des moyens considérables aux armées, de garantir que nous pourrions utiliser le mieux possible chaque euro investi, notamment pour les crédits d'équipement qui constituent une part majeure de notre budget.

Le respect des délais est un critère majeur à respecter dans la conduite d'un programme d'armement. Or, nous devions à chaque fois demander à l'état-major d'exprimer un besoin militaire, que la DGA traduisait ensuite en besoin industriel, avant d'engager des discussions avec les industriels susceptibles de pouvoir y répondre. Les délais s'additionnaient, allongeant l'exercice.

Le lean management des entreprises nous a semblé avoir un grand intérêt, de sorte que j'ai demandé à la DGA d'oeuvrer avec un cabinet de conseil pour définir des principes découlant de cette méthode, afin de nous assurer que nos programmes d'armement étaient conduits de la manière la plus efficace possible.

Nous avons changé nos processus et accompagné les managers de la DGA dans cette transformation. La réforme a été mise en oeuvre et nous avons réduit certains délais. Pour le premier exemplaire du sous-marin Barracuda, qui sera bientôt admis au service actif, la durée des essais a ainsi été réduite de moitié. Il y a donc un véritable intérêt à s'inspirer de méthodes qui ont fait leurs preuves dans l'industrie pour importer, quasiment clé en main, des processus efficaces.

En ce qui concerne Eurogroup, j'aurais tendance à vous dire que, si vous le dîtes, c'est donc que c'est vrai.

Le fait que le cabinet McKinsey n'ait réalisé aucune prestation n'est pas forcément signifiant. Ça ne veut pas dire que nous n'étions pas satisfaits des propositions de McKinsey. Soit McKinsey n'a pas été le meilleur répondant aux appels à candidatures, soit il n'y a pas eu de sollicitation particulière dans le domaine où ce cabinet pouvait répondre. L'intérêt des accords-cadres est de pouvoir identifier par avance un certain nombre d'attributeurs potentiels.

M. Arnaud Bazin , président . - Combien de lots figurent dans l'accord-cadre ?

Mme Florence Parly, ministre . - Il y en a quatorze. Nous avons aussi prévu dans le nouvel accord-cadre un lot destiné à la maîtrise d'ouvrage pour des besoins inférieurs à 50 000 euros. L'objectif est de gagner en vitesse et en rigueur. Une fois les procédures respectées, la « préidentification » et la présence de plusieurs attributaires possibles par lot nous permet de gagner du temps.

M. Arnaud Bazin , président . - Et pour les officiers à haut potentiel ? Prendre des conseils pour ce genre de sujets est une démarche un peu étonnante...

Mme Florence Parly, ministre . - Non, ce n'est pas une démarche étonnante ; c'est une démarche somme toute assez classique. Le ministère des Armées est une grande organisation, au sens sociétal du terme. Et, comme toute grande organisation, il a besoin de pouvoir évaluer les plus hauts potentiels. Des techniques sont mises en oeuvre dans beaucoup d'entreprises et d'organisations. Nous souhaitions pouvoir nous assurer que la méthode que nous avions mise en oeuvre était la plus efficace possible et nous permettait de nous améliorer. Car c'est tout de même un enjeu fondamental pour nos armées que d'avoir la certitude qu'elles seront dirigées par les meilleurs chefs.

M. Arnaud Bazin , président . - Ce que vous avez fait auditer par un cabinet externe, c'est bien la méthode d'évaluation, et non les officiers eux-mêmes ?

Mme Florence Parly, ministre . - C'est, me semble-t-il, la méthodologie qui a été évaluée et améliorée par le recours à ce cabinet de conseil. Mais je vérifierai s'il y a un doute.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous souhaiterions en effet que vous puissiez nous communiquer des éléments écrits plus précis sur le sujet.

Mme Florence Parly, ministre . - Naturellement.

M. Arnaud Bazin , président . - Si le cabinet McKinsey n'a pas obtenu de marché, est-ce parce qu'il n'a pas répondu au marché subséquent ou parce qu'ils avaient une évaluation insuffisante par votre ministère sur les dossiers soumis ?

Mme Florence Parly, ministre . - Il a pu être supplanté par un cabinet dont la réponse était plus adéquate.

M. Mickaël Vallet . - Les métiers du conseil, de l'audit ou de la transformation des organisations proviennent d'une pratique états-unienne qui s'est répandue dans le monde occidental. Nombreux sont les grands groupes mondiaux qui sont américains, même si nous avons pour interlocuteurs des filiales ou des « bureaux parisiens » qui revendiquent une étanchéité totale avec la maison-mère.

Néanmoins, et sans vouloir sombrer dans la paranoïa, entre Alstom, l'extraterritorialité, les révélations sur les pratiques de la National Security Agency (NSA), le Cloud Act , il existe des raisons de s'interroger sur les garde-fous.

Le ministère a-t-il recours à des cabinets issus de groupes mondiaux étrangers ? Ou s'agit-il de filiales dont nous pouvons avoir la garantie qu'elles ne sont pas liées à leur maison-mère ?

Si nous avons bien recours à de tels groupes, ce qui est le cas, reconnaissez-vous qu'il y a un point de vigilance ou d'alerte ? Quelles garanties de protection de nos données et informations vis-à-vis des éventuelles intrusions faussement justifiées par la notion bien pratique d'« extraterritorialité » avez-vous mises en place ?

Mme Florence Parly, ministre . - Vous mettez évidemment le doigt sur un sujet essentiel : l'actualité nous prouve chaque jour que le caractère étanche n'est pas nécessairement toujours garanti.

Vous avez relevé à juste titre que les cabinets auxquels nous avons recours ne sont pas nécessairement tous franco-français. D'ailleurs, il n'est pas rare qu'ils soient la filiale d'un groupe situé à l'étranger. Dès lors que c'est une filiale, il y a forcément un lien avec la maison-mère.

Par conséquent, nos marchés de prestations sont des marchés qui nécessitent de s'assurer des personnes qui vont pénétrer dans nos enceintes. En matière numérique, où l'enjeu est majeur, car il y a des données en jeu, ces marchés relèvent des marchés de défense ou de sécurité. De ce fait, ils disposent d'un certain nombre de protections particulières.

Tout d'abord, lorsque c'est possible, nous pouvons faire jouer la préférence européenne. C'est une autorisation accordée par le code de la commande publique : il peut être imposé à ces contractants de produire en Europe.

Par ailleurs, nous faisons ce que l'on appelle le « criblage » : nous passons au crible les personnes ayant vocation à pénétrer dans les enceintes du ministère des Armées. Il y a nécessité de s'assurer que ces personnes ne pourraient pas compromettre des informations en lien avec la défense nationale. Elles doivent donc disposer d'une habilitation. Dans le domaine du numérique, il s'agit d'une habilitation niveau secret. Je le précise, car la terminologie a changé - nous avons harmonisé la nomenclature -, « habilitation niveau secret » est le nouveau nom de ce que l'on appelait précédemment le « confidentiel défense ».

Vous avez donc tout à fait raison, Monsieur le sénateur.

D'une part, il faut pouvoir éviter lorsque c'est nécessaire certains cabinets de conseil. Cela signifie qu'il faut s'affranchir des règles des marchés publics et le code de la commande publique le permet pour les marchés de défense ou de sécurité.

D'autre part, il faut s'assurer de la probité et de la capacité des personnes qui travaillent dans ces cabinets de conseil. Et nous le faisons par la délivrance, ou pas, d'une habilitation.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la procédure d'habilitation niveau « secret » ?

Mme Florence Parly, ministre . - C'est une habilitation qui est délivrée à la suite d'une investigation menée par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), dont c'est le travail. Cette dernière a deux tâches.

Premièrement, elle doit assurer le criblage au moment de l'incorporation des militaires au sein de nos forces. Des enquêtes sont réalisées avant le recrutement.

Deuxièmement, elle doit s'assurer, d'une part, de l'habilitation de toutes les personnes qui travaillent en lien avec notre ministère - je pense en particulier à tous les industriels de notre base industrielle et technologique de défense, avec lesquels nous allons échanger de l'information et des données - et, d'autre part, du bon niveau de sécurité du système d'information des entreprises concernées et de leur capacité à protéger des données relevant de notre défense et de notre sécurité nationale.

Nous vérifions donc la probité des individus et leur vulnérabilité. C'est l'objet des enquêtes traditionnelles menées dans de tels cas, en fonction de la situation familiale ou des liens éventuels avec des pays étrangers. C'est un travail classique, mais il est en l'occurrence effectué par une direction de notre ministère.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourrions-nous avoir un ordre de grandeur du nombre de consultants ainsi habilités « secret » chaque année ?

Mme Florence Parly, ministre . - Nous pourrons vous le fournir. Là, je n'en ai pas la moindre idée.

Les habilitations représentent un travail qui est extrêmement accaparant. Nous nous sommes heurtés à une difficulté, pas seulement pour les cabinets de conseil, mais, plus généralement, pour les industriels de la défense qui demandaient à pouvoir habiliter un certain nombre de leurs salariés. Nous avions accumulé beaucoup de retard dans la délivrance de ces habilitations.

La direction concernée a donc pris à bras-le-corps la question de l'amélioration du traitement des demandes. Aujourd'hui, nous avons résorbé l'essentiel de notre retard. Nous avons énormément perfectionné le système de traitement. Les demandes d'habilitation sont nombreuses.

Mais nous vous communiquerons l'ordre de grandeur s'agissant des seuls cabinets de conseil.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Une question a interpellé beaucoup d'entre nous et, plus largement, nombre de nos concitoyennes et de nos concitoyens au début de la crise de la crise sanitaire.

Nous le savons, l'armée a toujours disposé d'une grande capacité logistique, par exemple pour le soutien des soldats en opération. Le 15 décembre dernier, le président du cabinet Citwell Consulting a même déclaré devant notre commission d'enquête : « la logistique a été inventée par l'armée. En 2020, au début de la crise, je me suis même demandé pourquoi l'armée française n'avait pas été missionnée pour venir aider le ministère de la santé. Cela m'a étonné. »

Dans quelle mesure l'armée a-t-elle été associée à l'organisation de la campagne de vaccination ? Auriez-vous souhaité que ses capacités logistiques soient davantage mises à contribution qu'elles ne l'ont été, en lieu et place de cabinets de conseil comme McKinsey, Citwell Consulting ou JLL ?

M. Arnaud Bazin , président . - Pour apporter de l'eau au moulin de Madame la rapporteure, je lisais dans un périodique ce matin que la responsabilité de la vaccination était confiée à un militaire de très haut rang en Allemagne et en Italie.

Mme Florence Parly, ministre . - Les armées disposent effectivement de capacités logistiques, d'un sens de l'organisation et d'une capacité à déployer rapidement des moyens.

C'est la raison pour laquelle lorsque l'organisation de gestion de la crise s'est mise en place, sous l'égide du ministère des solidarités et de la santé - le choix qui a été fait en France a été de placer ce ministère au centre de la gestion de crise -, nous avons apporté notre contribution à chaque fois qu'elle nous a été demandée. Elle nous a été demandée dans différents registres.

Nous avons en effet fourni des experts à différents moments sur différentes spécialités, ayant toutes, de près ou de loin, trait à une compétence logistique ; nous pourrons vous communiquer des éléments plus précis. Nous avons mis à disposition de la cellule du ministère des solidarités et de la santé plusieurs experts à ce titre.

Par ailleurs, nous avons participé à chaque fois que cela nous a été demandé à des opérations particulières réalisées dans un contexte d'urgence spécifique. On s'en souvient, le ministère des Armées a mobilisé successivement des moyens aériens pour assurer des évacuations sanitaires, des moyens navals pour pouvoir évacuer des patients atteints du covid, qu'il s'agisse de la Corse ou des outre-mer, et ce que l'on a appelé à tort un « hôpital de campagne ». En réalité, il s'est agi d'un élément mobile de réanimation qui a été conçu dans l'urgence. Il nous a permis d'accueillir jusqu'à trente patients en réanimation à proximité de l'hôpital de Mulhouse. Nous l'avons depuis scindé en plusieurs éléments que nous avons déployés de manière régulière, en particulier dans les outre-mer.

Nous avons donc répondu à chaque fois que cela nous a été demandé pour venir compléter les moyens du système de santé publique.

Nous avons également été mobilisés à partir de la fin du printemps 2021 s'agissant de la vaccination. Nous avons mis à disposition des capacités logistiques pour gréer ces centres de vaccination déployés dans de nombreuses communes de France, souvent par mise à disposition de locaux communaux. Nous avons mobilisé des moyens informatiques et des militaires qui ont assuré toute la procédure d'enregistrement des patients afin de permettre aux personnels médicaux de se concentrer sur l'action essentielle, c'est-à-dire la vaccination. Nous continuons aujourd'hui d'apporter un soutien. Ainsi, près de 200 militaires sont aujourd'hui quotidiennement mobilisés à la demande des préfets et des agences régionales de santé afin d'apporter un coup de main, cette fois-ci pour assurer la réalisation de la vaccination.

Vous le voyez, nous avons non seulement contribué à travers la logistique, mais également apporté un soutien pour la vaccination elle-même.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous ne doutons pas que votre ministère ait participé à toutes ces actions.

Mais ma question portait, de manière plus large, sur la capacité d'organisation générale de la logistique par le ministère des Armées. Aurions-nous pu éviter d'avoir recours à de très nombreuses et très onéreuses prestations de conseils de la part de cabinets, dont certains sont d'ailleurs étrangers ?

Mme Florence Parly, ministre . - Il est très difficile de dire ce qui se serait passé si l'on avait procédé différemment... Notre pays a fait un choix : s'organiser autour de notre système de santé publique et du ministère des solidarités et de la santé. Il en découlait la nécessité d'apporter un appui dans tous les domaines où nous pouvions le faire à ce ministère et à ses différents services.

Il faut, me semble-t-il, garder en tête un élément que j'ai mentionné tout à l'heure : le service de santé des armées n'était pas dimensionné pour faire ce que le système de santé publique a fait à sa place.

M. Arnaud Bazin , président . - Ce n'était pas l'objet de ma question, qui portait sur l'organisation logistique générale.

Mme Florence Parly, ministre . - Certes, Monsieur le président. Mais je tenais à faire ce rappel, car, au-delà de votre question, il y a parfois une question subséquente qui consiste à se demander pourquoi le service de santé des armées n'a pas été plus mobilisé. À mon sens, il a vraiment fait tout ce qu'il a pu pour apporter son concours.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'est pas du tout le sujet de notre question.

Mme Florence Parly, ministre . - Je vous réponds sur la conception de la logistique et l'organisation. Nous avons été sollicités par le ministère des solidarités et de la santé pour mettre à disposition des experts, et nous l'avons fait.

Il m'est délicat de vous répondre plus que je ne viens de le faire. J'espère que nous avons apporté les meilleurs profils et les meilleurs experts au ministère de la santé dans cette gestion de crise, qui a évidemment été extrêmement difficile.

M. Arnaud Bazin , président . - J'aimerais à présent aborder les questions déontologiques. Pouvez-vous nous confirmer que le ministère des Armées ne recourt pas aux prestations gratuites, les fameuses pro bono, de la part des cabinets de conseil ? D'une manière générale, que pensez-vous de telles prestations, dont on peut parfois craindre qu'il ne s'agisse d'une forme de pied dans la porte ?

Mme Florence Parly, ministre . - Nous n'avons pas recours à ce type de prestations, pour les raisons que vous venez d'indiquer.

M. Arnaud Bazin , président . - Demandez-vous aux cabinets de conseil de remplir des déclarations d'intérêts lorsqu'ils interviennent pour le ministère des Armées ? Leur demandez-vous également la liste de leurs autres clients, afin de vous assurer qu'ils ne servent pas plusieurs intérêts possiblement contradictoires en même temps ?

Mme Florence Parly, ministre . - Cette question mérite une vérification.

M. Arnaud Bazin , président . - Je l'entends bien. Nous comptons donc sur un retour écrit de votre part.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - M. Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées entre 2014 et 2017, avait créé en 2018 sa société de conseil et a également travaillé pour le Boston Consulting Group (BCG).

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris cette information ?

Mme Florence Parly, ministre . - À partir du moment où le chef d'état-major des armées avait quitté les armées, il était parfaitement dans son droit de s'engager dans une nouvelle carrière. Je n'ai donc pas de commentaire à faire par rapport à cela.

Mais il est vrai que chaque fois qu'un personnel militaire quitte les armées pour être embauché par une société privée ou participer à ses activités - peu importe le statut -, il y a un examen attentif de la traçabilité qui est assuré par l'intermédiaire d'une commission de la déontologie.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est une commission interne au ministère ?

Mme Florence Parly, ministre . - Oui, cette commission est interne au ministère. Elle s'assure que la deuxième carrière sur le point d'être entamée par un personnel militaire quittant l'institution répond à un certain nombre de critères de déontologie.

Autrement dit, il est hors de question qu'un militaire ayant été chargé des marchés au sein de l'état-major parte dans une entreprise avec laquelle il a été en négociations. Voilà le type de sujets que cette commission de déontologie examine.

M. Arnaud Bazin , président . - Cette commission de déontologie peut-elle aussi exprimer des réserves, c'est-à-dire indiquer que, du fait de ses fonctions antérieures, un ancien militaire ayant rejoint un cabinet de consultants ne pourra pas entrer en contact avec telle ou telle direction ou sous-direction du ministère ?

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) donne parfois des avis de conformité avec réserves, et ces réserves sont souvent assez détaillées et copieuses. Est-ce également votre mode de fonctionnement ?

Mme Florence Parly, ministre . - C'est le cas. Et ces réserves peuvent s'appliquer pendant plusieurs années.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je voulais précisément vous interroger sur la durée des réserves, d'autant que certains militaires partent à la retraite très tôt.

Mme Florence Parly, ministre . - En effet. Les militaires quittent l'institution fort jeunes.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous un moyen de comptabiliser le nombre de militaires qui sont dans des cabinets de conseil ?

Mme Florence Parly, ministre . - Nous nous sommes efforcés de les comptabiliser pour cette audition. Je ne mentionnerai que les officiers généraux ; je pense que les chiffres seraient disponibles sur un échantillon plus large.

En 2018, deux officiers généraux ont intégré un cabinet de conseil, cependant que six autres ont créé leur propre entreprise dans le domaine du conseil. En 2019, un officier général a rejoint un cabinet de conseil et dix-huit ont créé leur entreprise. En 2020, deux officiers généraux ont intégré un cabinet de conseil et treize ont créé leur entreprise. En 2021, un officier général a intégré un cabinet de conseil et dix-sept ont créé leur entreprise.

M. Arnaud Bazin , président . - La semaine dernière, lors de l'audition de Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la question du suivi des réserves est apparue. Certes, l'édiction de réserves est positive ; elle est même indispensable. Mais la qualité du système réside dans la capacité à suivre ce qui se passe dans la vie réelle pendant plusieurs années. Pouvez-vous nous apporter des précisions à cet égard ?

Mme Florence Parly, ministre . - Ce suivi est rendu possible par le fait que les officiers généraux quittant l'institution sont tenus de déclarer leurs activités au ministère.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous sommes donc bien sur un système déclaratif ?

Mme Florence Parly, ministre . - Tout à fait.

M. Arnaud Bazin , président . - Au-delà du déclaratif, la HATVP dispose d'un système de veille. Certes, ce n'est pas infaillible ; tout dépend de la qualité des informations reçues.

Mme Florence Parly, ministre . - Je ne dis pas que ce n'est pas perfectible.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous confirmez que les officiers généraux et, plus généralement, tous les militaires ayant quitté l'armée active doivent vous déclarer toutes leurs activités ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je vous le confirme pour les officiers généraux.

M. Arnaud Bazin , président . - Et pour les autres ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je me permets de me réfugier dans le silence avant de vous répondre par écrit.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous nous confirmer que Défense Mobilité est bien un service du ministère, et non une agence de l'État supplémentaire ?

Mme Florence Parly, ministre . - Oui.

M. Arnaud Bazin , président . - Ce service accompagne les anciens militaires dans leur reconversion professionnelle. Peut-elle leur conseiller d'aller travailler dans un cabinet de conseil ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je pense que ce n'est pas interdit. Mais il me semble que Défense Mobilité se charge principalement des militaires qui ne sont pas des officiers généraux ou que les emplois et qualifications ne prédestinent pas particulièrement à rejoindre de tels employeurs.

L'agence reconvertit chaque année environ 10 000 militaires. Elle est donc chargée de la reconversion de militaires du rang, de sous-officiers et, désormais, de leur conjoint ; cela fait partie des extensions que nous avons décidées récemment. Je ne sais pas - nous pourrons le vérifier - si elle a eu l'occasion d'accompagner un officier général dans une reconversion au cours des dernières années.

Mais, en règle générale, les cabinets de conseil cherchent des profils assez seniors et hauts dans la hiérarchie.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous avons relevé que l'agence Défense Mobilité était elle-même accompagnée par un cabinet de conseil, pour un montant de 820 000 euros. Pouvez-vous nous indiquer le rôle exact de ce cabinet ?

Mme Florence Parly, ministre . - Je vous le préciserai.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous nous en direz plus quant à ses missions ?

Mme Florence Parly, ministre . - Bien sûr. Mais, encore une fois, il est légitime de pouvoir être toujours au meilleur état de l'art dans un domaine qui a des équivalents dans le monde économique.

M. Arnaud Bazin , président . - Madame la ministre, nous vous remercions de ce long échange, très intéressant pour nous.

Audition de M. Arnaud Bontemps, co-fondateur et porte-parole du collectif « Nos Services Publics »

(Mardi 1er février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Arnaud Bontemps, co-fondateur et porte-parole du collectif « Nos services publics ».

Votre collectif a produit l'année dernière un travail remarqué portant sur l'externalisation par l'État des missions de conception et de mise en oeuvre des politiques publiques.

Cette étude présente un lien direct avec nos travaux, même si son champ est plus large : elle traite de l'externalisation en général alors que notre commission d'enquête porte sur les cabinets de conseil, en particulier. Nous souhaitons donc vous entendre plus particulièrement sur cette dernière thématique.

Nous compléterons votre point de vue par l'audition des syndicats de la fonction publique, qui est prévue la semaine prochaine.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je vous indique qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amendes.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Arnaud Bontemps prête serment.

M. Arnaud Bontemps, co-fondateur et porte-parole du collectif « Nos Services Publics » . - J'interviens au titre du collectif « Nos Services Publics » et je tiens à vous préciser que cette audition a été préparée collectivement avec des collègues qui ont une expérience large dans l'État, les collectivités territoriales ou encore dans les hôpitaux. Je vais tenter de vous restituer de manière la plus fine, nos analyses collectives.

Notre collectif d'agents publics s'est créé il y a moins d'un an afin de reprendre la parole de l'intérieur, sur les dysfonctionnements des services publics. L'idée est de construire des services publics qui répondent aux besoins des gens. L'objectif est donc très ambitieux.

Notre première analyse portait sur l'externalisation. Ce phénomène est général et nous voyons un mouvement croissant dans l'externalisation des services publics. Cela interroge sur la capacité de l'État à remplir ses propres missions.

Ce n'est pas nouveau : le secteur public a toujours travaillé avec le secteur privé. Depuis le milieu des années 90, on retrouve une volonté au sein de l'appareil de l'État d'entreprendre des réformes en donnant de plus en plus de place au secteur privé et de chercher une nouvelle articulation entre le public et le privé.

On peut dater l'origine de ce mouvement en 1995, avec la circulaire Juppé qui plante le cadre intellectuel et discursif des 25 années suivantes et qui est toujours d'actualité, en redéfinissant les périmètres respectifs de l'action publique et du secteur privé.

Dans un premier temps, ce mouvement s'est traduit pour le service public en confiant des missions entières au privé. Il s'agit des concessions et des délégations de service public.

Dans un deuxième temps, vers le milieu des années 2000, un deuxième mouvement s'ajoute : le public confie des fragments de son action au privé, à travers notamment des prestations. Ces prestations sont multiples : elles vont du gardiennage, du nettoyage ou encore de la sécurité aux cabinets de conseil.

Ce mouvement s'est accéléré conjointement avec un mouvement de réduction de l'État sur ses propres effectifs. Il s'agit d'une tendance est importante, bien qu'elle soit difficile à objectiver par manque de données publiques.

Le recours croissant de l'État aux prestations intellectuelles et la diminution des effectifs, notamment au sein de l'appareil d'État, est très marqué entre 2006 et 2012 avec la suppression de 165 000 équivalents temps plein (ETP) sur cette période, en cohérence avec la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Cette réduction de l'emploi public, sans diminution des missions, a contribué à déporter une fraction croissante de la réalisation des missions publiques vers le secteur privé. C'est là qu'interviennent en partie les cabinets de conseil.

Pour la France, l'intervention de ces cabinets de conseil est évaluée aujourd'hui à 814 millions d'euros. Ce chiffre est à intégrer dans l'externalisation globale, estimée à 160 milliards d'euros, 120 milliards étant consacrés à des délégations et concessions de service public et 40 milliards répartis à peu près également entre des prestations pour l'État et les hôpitaux, pour les collectivités territoriales et pour les entreprises publiques.

La contrainte du plafond d'emploi et les contraintes juridiques peuvent amener l'administration à recourir à des cabinets de conseil. La fongibilité asymétrique des crédits est une règle mise en place par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), en 2001. Ces normes donnent à l'administration des ressources financières qu'elle ne peut dépenser en recrutement mais qu'elle peut utiliser pour embaucher un consultant extérieur.

L'enjeu de cette contrainte est important et apparaît notamment dans le récent rapport d'information de la députée Cendra Motin sur les différentes missions confiées par l'administration de l'État à des prestataires extérieurs. Les administrations relèvent, comme premier facteur de recours aux prestations intellectuelles, les enjeux relatifs aux ressources humaines.

Ce recours à l'externalisation a plusieurs conséquences. La première d'entre elles est que l'on se coupe progressivement de notre capacité d'agir. On ne dispose plus en interne de ces compétences externalisées, alors même que l'on a un besoin structurel de leur usage.

Un rapport de la Cour des comptes de 2015 sur le recours de l'État aux conseils extérieurs parle de risque de perte de mémoire portant sur certaines missions centrales de l'État.

Une autre conséquence porte sur un risque en termes de qualité des politiques publiques : à force d'intervenir de façon intermittente dans les dossiers sans connaître nécessairement le contexte, le produit peut être moins terminé ou adapté. Il y a des risques opérationnels en termes de rigidité, de réversibilité et de coûts. Enfin, il existe des risques en termes de confiance, d'impartialité, voire d'apparence d'impartialité.

Il n'est pas question de dire que le recours à des cabinets de conseil est, en soi, toujours un problème. C'est loin d'être mon propos. Il y a des moments spécifiques sur des compétences pointues pour lesquels le recours à des cabinets de conseil est possible.

La base du recours aux cabinets de conseil est d'en avoir le choix stratégique. Or, la réalité de la plupart des administrations est la contrainte. Quand on ne choisit pas d'avoir recours en interne ou en externe pour une prestation donnée, on se met dans des situations de dilemme.

Votre commission d'enquête est particulièrement intéressante dans le débat public dans cette période pour permettre de réinterroger les raisons, les réalités et les conséquences du recours aux cabinets de conseil.

Mme Éliane Assassi , rapporteure. - On peut s'entendre sur le fait que le recours à des cabinets privés ne date pas d'aujourd'hui et qu'il a augmenté, notamment au cours de ces cinq dernières années.

Il y a bien sûr un lien avec la réduction des équivalents temps plein (ETP) dans la fonction publique. Mais nous pouvons constater une défiance de l'État envers les fonctionnaires. Ils sont parfois mis sur la touche au profit de cabinets privés qui viennent assumer leur mission en lieu et place de leur savoir et savoir-faire.

En même temps, nous constatons des « allers-retours » entre la fonction publique et les cabinets privés. Avez-vous un écho de ce phénomène ?

M. Arnaud Bontemps . - Ce phénomène est reconnu et est d'ailleurs partiellement encadré sur le plan juridique. Il existe le délit de prise illégale d'intérêts, inscrit dans le code pénal.

Un mouvement de déontologie s'est développé en parallèle pour encadrer la pratique des « allers-retours ». Il y a des progrès et des améliorations substantielles à conduire, notamment du point de vue de la réflexion collective.

La déontologie est un élément important. Nous dépassons toutefois très largement le cas des cabinets de conseil. Il peut y avoir des enjeux de conflits d'intérêts avec d'autres parties du secteur privé, que les agents publics sont amenés à réguler ou avec lequel ils sont amenés à travailler. C'est particulièrement le cas dans les administrations centrales, qui ont ce rôle de régulation.

M. Arnaud Bazin , président . - Il y a une question d'attractivité pour certains emplois publics, notamment dans le domaine du numérique.

La question du salaire n'est pas neutre. Certains responsables publics rencontrent des difficultés pour recruter des talents car le statut de la fonction publique ne leur permet pas de les rémunérer à la hauteur de ce qu'ils pourraient recevoir ailleurs.

Avez-vous eu une réflexion sur le statut de la fonction publique pour résoudre ces questions d'attractivité ?

M. Arnaud Bontemps . - Il y a deux sujets, celui du statut et celui de la rémunération. Si on a un souci de recrutement à cause de la rémunération, il suffit de l'adapter.

En dehors du numérique, l'administration a recours à des cabinets de conseil comme dans le secteur de la santé ou de la défense. Il y a en réalité un enjeu global d'attractivité du secteur public vis-à-vis de certains emplois. La rémunération est un des facteurs, les conditions de travail en sont un autre, les capacités à agir et le sens des missions peuvent également jouer. Dans le même temps, le secteur public dispose de ressources pour recruter des agents, parmi lesquelles figurer le sens donné à ses missions.

Il y a des secteurs dans lesquels l'administration fait appel à des prestataires extérieurs alors qu'il y aurait des possibilités d'internalisation. C'est le cas du dispositif beta.gouv.fr, qui fait intervenir de nombreux prestataires extérieurs, alors que les mouvements de réinternalisation sont très limités. Ce sont des salariés qui viennent travailler pour le secteur public mais à qui on ne propose pas de recrutement, à cause notamment du plafond d'emploi. On arrive à des situations ubuesques.

M. Arnaud Bazin , président . - L'administration va rechercher des consultants privés car elle a un problème de plafond d'emploi ?

M. Arnaud Bontemps . - J'ai vu des cas où on demande à un agent contractuel de mettre fin à son contrat avec l'administration et de devenir prestataire, donc de continuer à travailler pour elle. Cela permet de recruter un autre contractuel sur son poste, tout en respectant le plafond d'emploi.

Le plafond d'emploi conduit à des conséquences parfois absurdes. Nous avons des moyens, budgétairement parlant, mais nous n'avons pas toujours le droit de recruter. Par contre, on peut faire un chèque à un prestataire extérieur quand bien même ce serait plus cher...

M. Arnaud Bazin , président . - Sauf que les choses s'envisagent sur la carrière entière. Il est évident que l'on prendra un prestataire extérieur pour une mission ponctuelle ou limitée dans le temps.

Le turn over des agents doit être maîtrisé. Il me semble nécessaire sur les fonctions de « conseil interne » pour avoir toujours des personnes au sommet de leur compétence, comme nous l'a dit M. Martin Hirsch lors de son audition. C'est également le cas au ministère des Armées.

M. Arnaud Bontemps . - Je comprends ce besoin mais je reste dubitatif sur le risque que vous évoquez.

Sur ce type de missions, à la pointe de la technologie, les jeunes ne se voient pas 20 ans sur un même poste. Ils sont mus par des projets et des envies de changement, d'évolution et ne souhaitent pas se « fossiliser » dans un poste de l'administration. Je ne suis pas inquiet sur cet enjeu.

En revanche, je pense qu'il y a un vrai enjeu sur la question de savoir de quelles compétences l'administration souhaite disposer en interne. Lorsque l'on veut recourir à un prestataire extérieur, de manière croissante, on aurait intérêt à se poser la question de savoir si un recrutement en interne ne serait pas préférable, pour augmenter la capacité d'agir de la puissance publique. Trop souvent, l'administration n'a pas les moyens de se poser cette question, ni l'envie.

Mme Éliane Assassi , rapporteure. - Quelle a été la réaction de votre collectif lorsque vous avez appris que le cabinet McKinsey avait été rémunéré 496 800 euros pour rédiger un rapport sur l'avenir du métier d'enseignant ?

Quelle est votre position concernant la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 pour mieux encadrer les prestations de conseil ?

M. Arnaud Bontemps . - Je pense que cette circulaire est le signe d'une prise de conscience. C'est une bonne nouvelle.

Elle prévoit la réduction du recours aux prestations intellectuelles en stratégie et organisation de 15 % en 2022 par rapport à 2021, la création d'un pôle interministériel sur l'achat des prestations intellectuelles, envisage la réinternalisation des compétences et demande le respect d'un certain nombre de bonnes pratiques.

Cela me semble parfois effrayant de devoir rappeler certaines bonnes pratiques, comme le fait d'éviter les confusions entre un prestataire et un agent public...

M. Arnaud Bazin , président . - Cette circulaire contient-elle des notions suffisantes en matière de la transparence ?

M. Arnaud Bontemps . - Elle met en place des garde-fous collectifs à l'usage des prestations intellectuelles, qui vont dans le bon sens.

Quand on parle de dispositifs ministériels de pilotage qui associent les inspections ou les conseils généraux ou d'un dispositif interministériel de vérification des bons de commande de plus de 500 000 euros, cela me semble plus que nécessaire. C'est un dispositif lourd mais nécessaire.

La baisse de 15 % des prestations de conseil se limite néanmoins au conseil en stratégie et en organisation. Les prestations informatiques et d'assistance à maîtrise d'ouvrage ne sont pas concernées. Je pense qu'il y a un problème de périmètre. Si cette réduction des commandes ne trouve pas à s'appliquer pour des secteurs où les prestataires privés remplacent des agents publics, on aura vite un enjeu de qualité du service public et de son pilotage.

Mme Éliane Assassi , rapporteure. - Pensez-vous qu'il y a un risque de dépendance de l'administration envers les cabinets de conseil ?

M. Frédéric Pierru, sociologue, disait qu'au fil des ans, les consultants sont venus compenser l'éclaircissement des rangs de la haute fonction publique, qu'on était face à une dépendance structurelle. Les cabinets de conseil plaident pour l'amaigrissement de l'État mais proposent ensuite leurs services pour pallier le manque de fonctionnaires ! Dès lors, comment baisser le budget alloué aux prestataires extérieurs, qui se sont rendus indispensables ?

M. Arnaud Bontemps . - C'est à peu près le point de vue que je viens de développer.

J'ajouterai l'effet cliquet : une fois que l'on a eu recours à une prestation extérieure et que l'on a diminué le plafond d'emploi, il est difficile de réinternaliser la mission. Si des économies ont été réalisées grâce à l'externalisation, ce qui n'est pas toujours vrai, l'administration aura le même problème pour récupérer son budget lorsqu'elle souhaitera « reprendre » la mission. Une fois que l'on a externalisé un pan de l'action publique, on doit en reconstruire les compétences et c'est parfois long...

En 2012, trois corps d'inspection ont rendu un rapport sur la révision générale des politiques publiques (RGPP). Il soulignait que la RGPP n'avait pas réduit stricto sensu le périmètre des missions de l'État mais avait plutôt procédé à des réductions de moyens sur l'ensemble des missions, à une exception près : l'ingénierie publique. Si l'on devait reconstruire aujourd'hui ces fonctions, cela nous prendrait probablement une décennie. C'est la conséquence majeure de cet effet de cliquet. La réinternalisation est une opération nécessaire mais complexe.

M. Mickaël Vallet . - Je souhaite saluer la clarté des articles de votre collectif.

Pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur la question hospitalière ?

Lors de l'audition conjointe de la directrice générale de l'Agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France et de la directrice générale de Santé publique France, elles nous ont dit ne pas avoir recours aux cabinets de conseil, ces recours provenant soit du ministère, soit de la collectivité hospitalière. Elles n'ont pas répondu à la question de savoir quelles sont les missions dans lesquelles il y avait un recours aux cabinets de conseil.

Certains parlent de « consultocratie » hospitalière. Est-ce une exagération ? Quel est votre point de vue ?

M. Arnaud Bontemps . - Tout d'abord, la question de l'emploi n'est pas traitée de la même façon dans les hôpitaux, dans l'État ou dans les collectivités territoriales.

La règle de fongibilité asymétrique s'applique strictement à l'État. Dans les collectivités territoriales, la norme porte sur les dépenses de fonctionnement. Dans les hôpitaux, il n'y a pas de schémas d'emploi, en revanche, il y a des consignes, notamment de la part des ARS.

Il y a parfois des stratégies quasi assumées de souhaits d'externalisation, par exemple sur la fonction achat pilotée au niveau de l'administration centrale.

Concernant la « consultocratie » hospitalière, le Comité interministériel de performance et de la modernisation de l'offre de soins hospitaliers (COPERMO) donnait son accord ou non, selon des critères assez rigides, sur l'évaluation des plans d'investissements hospitaliers ou de restructuration. Ce comité, qui a été supprimé par le Ségur de la santé, a été remplacé par une autre structure moins rigide. Des cabinets de conseil s'étaient spécialisés dans les réponses aux critères du COPERMO de manière à faire passer les dossiers !

La fonction publique est capable de susciter elle-même ses propres besoins de consultants, en édictant des règles rigides. Il y a quelques années, la Cour des comptes a rendu un référé sur le recours aux cabinets de conseil dans la fonction publique hospitalière. C'est une réalité à laquelle sont confrontés les hospitaliers.

Sur le recours médiatique et polémique au cabinet McKinsey pour la campagne vaccinale du Gouvernement, cela pose la question de la responsabilité. C'est la même responsabilité que lorsque le cabinet McKinsey a été rémunéré sur son rapport sur l'avenir du métier d'enseignant. Quelle est la plus-value des consultants ? Quelle est leur connexion avec des réalités très complexes comme la chaîne vaccinale ?

D'une manière générale, les accords-cadres de prestations de conseil de l'État diluent parfois les responsabilités.

M. Arnaud Bazin , président . - Ma dernière question porte sur les 800 millions que vous avez cités comme ordre de grandeur pour le recours annuel aux cabinets de conseil pour les trois fonctions publiques.

Nous avons-nous-mêmes collectés un certain nombre de données et nous aurions entre 600 et 650 millions de dépenses de l'État en matière de conseil. Cela laisse une part assez congrue aux autres, notamment les collectivités territoriales !

Je m'interroge sur ces ordres de grandeur...

M. Arnaud Bontemps . - Nous avons un vrai problème de transparence et de compréhension de ce qui se passe. Je comprends et partage votre étonnement.

Si vous trouvez déjà 600 millions d'euros de prestations de conseil pour l'État, cela pose la question du périmètre. Est-ce qu'on se concentre uniquement sur les cabinets de conseil en organisation et en stratégie ? Est-ce qu'on intègre la maîtrise d'ouvrage, l'assistance à maîtrise d'ouvrage, le conseil en informatique ?

Il existe une nomenclature des achats de l'État, segmentée en huit catégories distinctes, qui pourrait servir à appréhender le sujet.

Il y a bien un enjeu de compréhension pour la collectivité publique et pour les citoyens. Vos collègues députés avaient proposé d'ajouter un jaune budgétaire sur les prestations externalisées, de la même façon que l'on a un jaune budgétaire sur la fonction publique.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie de votre participation.

Audition de M. Cédric O, secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques

(Mercredi 2 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous recevons M. Cédric O, secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques.

La question du recours aux cabinets de conseil dans le domaine numérique se pose avec une particulière acuité dans un contexte de numérisation progressive des services publics. La crise sanitaire a accentué ce phénomène, en particulier avec l'application StopCovid et son successeur, TousAntiCovid.

Plus généralement, nous souhaitons vous entendre sur la stratégie de l'État en matière de numérique et sur la capacité de la puissance publique à développer des compétences en interne pour faire face aux nombreux enjeux à venir.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois ans à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites: « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric O prête serment.

M. Cédric O, secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques . - Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames, Messieurs les sénateurs, vous m'invitez aujourd'hui à un exercice de transparence démocratique. C'est évidemment bien volontiers que je m'y soumets.

Je comprends du travail de la commission que vous cherchez à faire toute la lumière sur la manière dont l'État recourt pour répondre à ses besoins, y compris en temps de crise, à des prestations intellectuelles fournies par des conseils privés. Cela rentre évidemment dans les attributions du Parlement. J'espère contribuer à cette mission dans le cadre des attributions qui sont les miennes.

Il me semble toutefois important à ce titre de commencer par préciser quelles sont mes attributions, définies par le décret du 14 août 2020.

En tant que secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, je suis, comme vous le savez, placé auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

Pour le compte du ministre de l'économie, des finances et de la relance, je traite des questions relatives à la souveraineté numérique, au développement de l'économie numérique et des technologies numériques, à la transformation numérique des entreprises et aux communications électroniques.

À ce titre, je veille notamment au développement des entreprises et des acteurs français du numérique. Je promeus les actions propres à accélérer la transformation numérique de notre économie. Je participe à l'élaboration du cadre juridique relatif au numérique, aux technologies d'avenir et aux plateformes à l'échelle nationale, européenne et internationale. Je participe également à la mise en oeuvre du programme des investissements d'avenir dans le domaine du numérique. Je traite des questions relatives à la promotion et à la diffusion numérique, à la gouvernance d'internet, aux infrastructures, équipements, services, contenus et usages numériques, ainsi qu'à la sécurité des échanges des réseaux et des systèmes d'information. Je contribue enfin à l'action du Gouvernement en matière de transition écologique, de souveraineté technologique et d'éthique.

Pour le compte de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, je participe à l'élaboration et à la mise en oeuvre de la politique du Gouvernement en matière de transition numérique des territoires.

Je pilote, à ce titre, le déploiement des infrastructures numériques et promeus une meilleure accessibilité aux services numériques. Je mets ainsi en oeuvre la politique d'inclusion numérique du Gouvernement visant à garantir l'accès et l'appropriation par l'ensemble de la population et dans tous les territoires des usages et services numériques.

J'ai fait cette description en plein parce qu'elle recouvre une description en creux : au regard de mes attributions - vous avez, je crois, auditionné il n'y a pas très longtemps ma collègue Amélie de Montchalin -, je n'exerce pas de compétences pour le développement du numérique au sein de l'État. Cette mission est dévolue à la ministre de la transformation et de la fonction publiques, qui promeut les actions propres à accélérer la transformation du numérique de l'État.

Il peut bien évidemment y avoir une forme d'adhérence, par exemple lorsque nous développons une politique de cloud , mais la supervision de la direction interministérielle du numérique (Dinum), a fortiori la supervision de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), le travail de sous-traitance supervisé le cas échéant par la Dinum en matière de développement informatique ne sont pas dans ma responsabilité ministérielle. Nous travaillons ensemble, avec Amélie de Montchalin, mais c'est elle qui en exerce la responsabilité.

Ce long préambule ayant été fait, je souhaite saisir l'occasion que vous m'offrez aujourd'hui pour dire quelques mots afin d'éclairer le recours aux cabinets de conseil par l'administration, qui, comme vous le savez, est encadré par la circulaire du Premier ministre du 19 janvier dernier.

Vous avez eu, je crois, l'occasion d'en discuter lors de vos auditions avec des personnes qui ont plus de responsabilités ministérielles que moi en la matière. L'objectif de cette circulaire est de s'assurer que les prestations de conseil soient utilisées conformément au cadre réglementaire, mais également à bon escient, c'est-à-dire pour renforcer la capacité d'action de l'État à un moment donné sur un sujet nécessitant une expertise particulière et en appui aux agents publics.

Il n'y a pas, je crois, de doutes sur le fait que les cabinets de conseil peuvent constituer une ressource utile pour multiplier l'action des agents dans un certain nombre de cas, notamment trois.

Premièrement, pour faire face à un besoin en compétences expertes à un moment donné. Dans ce cas, l'accompagnement peut couvrir plusieurs étapes du diagnostic et la mise en oeuvre du changement. Mais il appartient toujours à l'administration de prendre des arbitrages sur les propositions formulées par les cabinets de conseil.

Deuxièmement, pour faire face à un projet limité dans le temps et que les équipes ne peuvent pas intégrer complètement. L'exemple typique est le recours au conseil pour des prestations informatiques en lien avec des compétences rares et utiles, uniquement ponctuellement.

Troisièmement, pour disposer d'un regard extérieur affûté sur des situations comparables dans d'autres environnements. Il peut s'agir de prestations d'expertise pour des besoins d'analyses comparatives avec d'autres entités du secteur public, du secteur privé ou à l'étranger dont l'administration ne dispose pas toujours. Les cabinets de conseil qui interviennent chez des clients variés peuvent disposer plus aisément des éléments comparatifs.

Plus généralement, un regard externe est souvent indispensable pour aider à concevoir et à mettre en oeuvre une transformation. Les cabinets de conseil disposent de compétences et de méthodes éprouvées dans ces domaines. Ce sont des compétences qui sont parfois rares - nous y reviendrons peut-être - et qui sont utiles, en appui des compétences propres de l'administration : DITP, inspections générales, etc .

Comme nous traitons là du sujet de la donnée, qui, je le sais, vous intéresse, je vous propose de conclure mon propos avec quelques éclairages en la matière, du point de vue de la puissance publique.

Les cahiers des charges des marchés publics, tout particulièrement dans le domaine des prestations intellectuelles, prévoient des clauses pour encadrer la propriété intellectuelle, soit de manière spécifique au marché, soit en référence au cahier des clauses administratives générales dédié aux prestations intellectuelles. Le non-respect de cette obligation est sanctionné par la résiliation pour faute du titulaire, en application de ce cahier des charges.

Ce sont les administrations qui contrôlent les données transmises, souvent d'ailleurs après un premier retraitement pouvant amener à les anonymiser ou, en tout cas, à les agréger. Les cabinets de conseil ne peuvent pas réutiliser ces données à des fins commerciales pour d'autres études.

Les données transmises sont donc protégées par les dispositifs contractuels. Il est en outre de plus en plus souvent demandé, conformément au plan achats de l'État, que les données soient hébergées sur des serveurs basés en France ou dans l'Union européenne. Cet élément est d'ailleurs repris dans la récente circulaire évoquée par Amélie de Montchalin. Des clauses de sécurité peuvent également être intégrées pour protéger ces données du risque cyber .

Dans les questions préliminairement transmises, vous m'avez posé un certain nombre de questions sur les cabinets de conseil. En l'espèce, je pense qu'ils sont les plus à même de vous expliquer comment ils sont organisés pour pouvoir proposer rapidement des prestations dans ce cadre.

Je me bornerai à constater que les cabinets s'appuient sur des travaux préparatoires sur lesquels ils peuvent capitaliser, réalisent eux-mêmes des benchmarks à partir de leur réseau international ou en faisant appel à des prestataires et ont de puissantes capacités d'analyse des données ouvertes. Celles-ci constituent déjà une source très importante d'information.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur le secrétaire d'État, je vous remercie de votre propos liminaire, qui ne répond pas à un certain nombre de questions que nous vous avions adressées en amont de cette audition.

Vous avez évoqué la circulaire du 19 janvier dernier. Nous la connaissons évidemment. Mais vous comprenez bien que notre commission d'enquête a été créée bien en amont de cette circulaire. Nos travaux se fondent sur ce qui a pu se passer pendant des années, en particulier ces quatre dernières années, en matière de recours à des cabinets de conseil.

L'application StopCovid a été développée à partir du mois d'avril 2020 par l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), avec le concours en pro bono d'opérateurs privés, comme Orange, Dassault Systèmes, mais aussi le cabinet de conseil Capgemini, qui aurait mobilisé une trentaine de collaborateurs sur ce projet. Pourriez-vous nous dresser la liste des cabinets de conseil intervenus en pro bono dans l'application StopCovid, puis TousAntiCovid ?

M. Cédric O . - Je veux d'abord nous replacer dans la situation qui est la nôtre lorsque nous commençons à travailler sur cette question des applications de contact tracing . Un certain nombre de travaux, à l'échelon international ou européen, pointent l'utilité probable de ces applications dans la limitation de la propagation de l'épidémie. Des pays, en premier lieu le Royaume-Uni, commencent le développement de cette application. Nous travaillons avec les Anglais et les Allemands.

Notre travail sur ces sujets ayant été assez rapidement rendu public, énormément d'entreprises françaises du numérique - il y a aussi eu des entreprises étrangères - nous offrent leurs services, en nous proposant de venir gratuitement nous aider à répondre à une situation de santé publique.

Assez rapidement, deux voies divergentes émergent en Europe. L'une consiste à recourir à une fonctionnalité développée en commun par Apple et Google qui, il faut le dire, va être retenue par la plupart des pays européens. La France fait un choix différent. Elle a choisi de ne passer que par des entreprises françaises et de maîtriser l'ensemble des briques technologiques.

Dans ce cadre, nous commençons à travailler, à ce moment pro bono , avec un certain nombre d'entreprises sous un double pilotage de la direction générale de la santé, qui est responsable de l'aspect sanitaire, et d'Inria, qui est leader en France, avec la participation de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) notamment. Au-delà des opérateurs ou des services de l'État que j'ai mentionnés, les entreprises qui participent à ce consortium sont les suivantes : Orange, Dassault Systèmes, Capgemini, Lunabee Studio et Withings. C'est donc un ensemble de savoir-faire qui sont un peu différents, mais complémentaires.

Le « top départ » de ce projet, c'est le 8 avril 2020. Du 8 avril au 2 juin, ces entreprises travaillent pro bono : elles ne sont pas rémunérées par l'État. Elles viennent - et je le dis très honnêtement et très directement ici : je veux les en remercier - pour aider l'État français à développer une brique technologique qui peut être utile pour lutter contre l'épidémie de covid-19.

Toutes les entreprises que j'ai citées sont des entreprises françaises reconnues, maîtrisant diverses technologies, par exemple des technologies de Bluetooth et d'hébergement. Il y a un savoir-faire particulier, qui est un savoir-faire de pilotage et de maîtrise complexe, y compris d'intégration système, piloté par l'entreprise Capgemini. Nous avons accepté l'aide de cette dernière pour une raison extrêmement simple : c'est une entreprise française, et elle est reconnue en la matière.

Nous considérons assez rapidement qu'il est sain, y compris d'ailleurs pour des raisons de pilotage de projet - lorsque les gens travaillent gratuitement, il est difficile d'être exigeant avec eux -, de rentrer dans un cadre contractuel plus normé. À partir du 2 juin, c'est par l'intermédiaire d'Inria, sauf erreur de ma part, que cette équipe entre dans ce cadre contractuel plus normé. C'est une décision relative à la situation de crise qui permet de prolonger un projet s'effectuant dans l'urgence. Un peu plus tard - je vous retrouverai la date, et je me permettrai de vous la faire passer par écrit -, nous décidons de passer dans un cadre contractuel plus compétitif.

Nous sommes alors dans une situation d'urgence, où il faut répondre à un besoin à court terme. Nous avons les compétences en France, et nous refusons de passer par les entreprises étrangères.

Un peu plus tard, alors que l'épidémie semble durer - à l'époque, on ne sait pas pour combien de temps -, nous comprenons que ce cadre contractuel n'est pas acceptable sur le long terme, pour plein de raisons évidentes. Nous décidons donc de passer par un appel d'offres. D'ailleurs, à ce moment-là, l'entreprise Capgemini sort du consortium et est remplacée par Orange Business Services, qui s'occupe aujourd'hui de la maintenance au niveau de l'hébergement.

M. Arnaud Bazin , président . - Comment le groupe qui a travaillé gratuitement jusqu'au 2 juin - vous en avez mentionné les cinq membres - s'est-il constitué ? L'État a-t-il été contacté par un représentant de ce consortium informel ou est-il allé les solliciter ?

Vous indiquez que le consortium a ensuite fait l'objet d'une contractualisation à partir du 2 juin. Que signifie « contractualisation » ? Quel type de marché ? Dans quel type de procédure ? Et pour quel montant ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - La description que vous faites de l'évolution dans le temps est la bonne. Au début, il y a la constitution d'un consortium qui relève, de mémoire, d'une proposition de services de la part d'une partie de ces entreprises. C'est vrai de Withings, de Capgemini et de Lunabee Studio.

Je précise que nous avons eu, je pense, des propositions de services de plusieurs dizaines d'entreprises françaises. Il faut vraiment se replacer dans le contexte de l'époque. Nous pensons que nous sommes face à une pandémie dévastatrice. À ce moment-là, tout le monde nous propose ses services, de manière d'ailleurs un peu désorganisée.

Assez vite, le pilote, Inria, va décider que nous avons besoin de telles et de telles compétences, avec des gens qui ont la surface pour pouvoir gérer ces projets. Je pense qu'il doit y avoir entre 200 et 250 entreprises françaises capables de manager plusieurs centaines de personnes sur de tels projets. Au-delà de Capgemini et de quelques autres cabinets, il n'y en a pas beaucoup.

De mémoire, c'est nous qui allons chercher l'entreprise Outscale, pour une raison simple : c'est la seule entreprise labellisée SecNumCloud à l'époque. Or nous voulions les meilleures garanties de sécurité.

M. Arnaud Bazin , président . - Et pour Capgemini ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Comme je l'indiquais, je pense que c'est l'entreprise qui nous a proposé son aide - je vous le confirmerai par écrit le cas échéant -, de la même manière que plusieurs dizaines d'entreprises françaises. Ensuite, Inria a fait un choix en fonction des compétences des uns et des autres. Et nous sommes allés au plus rapide, avec une forme de caractère unilatéral qui correspond à l'urgence de la situation.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est donc Inria qui a proposé la constitution du consortium sur la base de propositions de services de ces sociétés, éventuellement complétées de sollicitations ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui.

M. Arnaud Bazin , président . - Et à quel niveau de l'État cela a-t-il été validé ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je pense qu'en la matière, c'est moi qui ai dû valider ces éléments.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans vos fonctions de secrétaire d'État ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui, dans mes fonctions de secrétaire d'État.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous voyons comment cela s'est constitué. Ensuite, il y a eu une contractualisation sous forme de marchés. Quels types de marchés ? Quels montants ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Il s'agit d'un accord-cadre entre la direction générale de la santé et Inria. Nous souhaitions que ce soit un opérateur public qui soit le maître d'oeuvre de l'ensemble du consortium .

Le régime de l'urgence impérieuse nous permettait d'éviter de passer par appel d'offres. Si nous étions passés par appel d'offres, nous n'aurions pas pu déployer l'application aussi rapidement. Je rappelle que la France a été le premier pays à la déployer. L'accord avait seize mois de validité initiale, pour un montant de 2 millions d'euros.

M. Arnaud Bazin , président . - Aujourd'hui, nous sommes au-delà de ces seize mois. J'imagine qu'il y a donc eu d'autres marchés...

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Le marché initial était un marché de gré à gré. Ensuite, il y a eu des marchés à bons de commande. Le premier a été passé le 6 juillet 2020, et le second le 30 juillet 2021.

M. Arnaud Bazin , président . - Pour deux millions d'euros ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Initialement, le chiffre est significativement supérieur à l'issue du marché. Mais je me permettrai de vous répondre plus précisément par écrit sur ce point. Par ailleurs, j'ai eu l'occasion de communiquer publiquement sur le coût global de l'application.

M. Arnaud Bazin , président . - De quoi s'agit-il précisément ? Au départ, il faut concevoir une application. Ce sont donc des prestations de conseil.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Ce n'est pas une prestation de conseil ; c'est une prestation de maîtrise d'ouvrage. Ce que fait Capgemini, ce n'est pas un conseil sur les choix technologiques. C'est une prestation de pilotage d'informations, c'est-à-dire une prestation informatique. Je fais vraiment la différence.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est ce que nous essayons de faire, parce qu'il y a aussi des prestations informatiques, qui se distinguent du conseil.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - C'est de la prestation de pilotage de projets informatiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Les 2 millions d'euros concernent le pilotage du projet ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui. Il n'y a pas de prestations de conseil. Nous savons ce que nous voulons faire. C'est Inria qui s'en charge. Elle a le savoir-faire pour cela. Elle décide de la brique technologique et développe elle-même le Bluetooth.

Nous avons un sujet de pilotage de projet, qui est un très gros projet informatique. Au demeurant, en règle générale, il faut deux ans pour mener un projet comme celui-là. Là, cela a été fait, de mémoire, en deux mois.

Il y a donc toute une opération de pilotage de projet informatique par Capgemini. Cette entreprise n'a pas de mission de conseil sur le choix, par exemple, de telle ou telle application. Elle a une mission opérationnelle.

Au sein de Capgemini, il y a des activités de conseil, qui peuvent s'apparenter à ce que font d'autres grands cabinets, comme Bain ou McKinsey, et il y a des activités de services et d'ingénierie informatique (SSII).

M. Arnaud Bazin , président . - Nous comprenons bien. C'est ce que nous essayons de distinguer.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - En l'occurrence, Capgemini a un travail de SSII.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourrions-nous connaître le total des sommes versées à Capgemini pour cela ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Peut-on savoir qui assure la maintenance et l'hébergement de l'application ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - À l'époque, c'était Capgemini avec Outscale. Et aujourd'hui, c'est Orange Business Services, toujours avec Outscale.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'est donc pas le prolongement d'un travail effectué en pro bono ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Dans un premier temps, oui. Il y a d'abord un travail en pro bono qui est formalisé par un marché de gré à gré, dans le cadre de l'urgence sanitaire. Ensuite, il y a une remise en compétition qui aboutit au fait que ce soit Orange Business Services qui continue le projet.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans les documents que nous avons demandés aux administrations, aux cabinets de conseil, mais aussi à l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), il apparaît que Capgemini a bénéficié d'un versement de près de 215 000 euros pour un projet dont on trouve la trace dans les documents sous le nom de ContactCovid. S'agit-il de l'application dont nous venons de parler ou d'autre chose ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Sauf erreur, c'est le logiciel utilisé par la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) pour faire le contact tracing . Cela relève de la responsabilité d'Olivier Véran. Je ne m'en occupe pas.

Mme Nicole Duranton . - Quels sont les besoins citoyens auxquels la digitalisation des administrations doit répondre ? L'intervention des cabinets de conseil est-elle justifiée seulement pour répondre à ces besoins ou pour les identifier également ?

Quelles sont les actions concrètes mises en place aujourd'hui et dans le futur pour encadrer l'action des cabinets de conseils en matière digitale ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je vais me permettre de répéter ce que j'ai indiqué de manière préliminaire.

L'encadrement du recours aux cabinets de conseil est formalisé et piloté par la DITP, qui est une direction interministérielle placée sous la double responsabilité du Premier ministre et d'Amélie de Montchalin. Cela ne relève donc pas de mon champ ministériel. Je ne décide ni des conditions de recours, ni des choix, ni du processus UGAP pour les cabinets de conseil, quel que soit le domaine : santé, numérique, etc.

Ensuite, il peut y avoir des moments où la direction générale des entreprises a recours à des cabinets de conseil, notamment dans le cadre du numérique. Elle le fait pour les trois raisons que j'ai eu l'occasion d'évoquer tout à l'heure : la capacité à avoir un benchmark extérieur ; la capacité à mener des missions ponctuelles nécessitant une force de frappe additionnelle et des expertises rares dont l'État ne dispose pas.

J'en profite pour dire que cela peut notamment être le cas dans le numérique ou sur des sujets très précis. Sur la blockchain , le metaverse , l'intelligence artificielle, l'État ou les autorités en général manquent de compétences qui sont extrêmement rares et, surtout, extrêmement chères. Cela pose d'ailleurs d'autres problèmes de politique publique.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je voudrais m'arrêter sur le Health Data Hub (HDH). C'est tout de même un projet très important, qui vise à centraliser les données des Français pour faire avancer la recherche publique, mais également privée. Ces données sont extrêmement larges : de la médecine de ville aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) en passant par les laboratoires de biologie médicale.

Quel a été le rôle du cabinet de conseil Capgemini, encore lui, dans le développement du Health Data Hub ? Pourquoi n'a-t-il pas donné les garanties nécessaires concernant la confidentialité des données et leur lieu d'hébergement ? Ce que nous savons, c'est que le cabinet a tout de même perçu 1,9 million d'euros sur ce dossier en 2019 ; confirmez-vous cette information ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je vous précise un élément qui m'a été transmis entretemps : au total, TousAntiCovid, c'est 15 millions d'euros à date. Je me permettrai de vous donner le chiffre précis pour Capgemini par écrit.

M. Arnaud Bazin , président . - Si nous vous avons bien entendu, il s'agit uniquement de maîtrise d'oeuvre ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - C'est uniquement du développement informatique et de l'hébergement, c'est-à-dire de la technique.

Je rappelle comment cela s'est passé pour le Health Data Hub . L'entreprise Capgemini n'est pas intervenue en développement informatique sur le sujet. Elle est intervenue en mission de préfiguration de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) à la fin 2018 ou au début 2019 pour estimer le besoin en benchmark de solutions techniques.

M. Arnaud Bazin , président . - Là, nous parlons bien de conseil ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui, exactement.

Il y a une annonce, de mémoire le 31 mars 2018 - je me rappelle avoir été à l'Élysée à l'époque -, du Président de la République sur une stratégie en intelligence artificielle. Un des axes forts de cette stratégie, c'est le domaine de la santé. La capacité à traiter des données, à les croiser, est essentielle dans le développement de la médecine du futur : la réponse à un certain nombre de personnalisations de traitements, la capacité à traiter des grandes masses de données, etc .

Cette mission est d'abord confiée à la Drees, à une époque où le groupement d'intérêt public Health Data Hub n'existe pas. C'est donc la Drees qui mène des travaux préliminaires. Dans ce cadre, onze organismes sont consultés - je pourrais vous en donner la liste - pour héberger Health Data Hub , ce qui requiert un certain nombre de fonctionnalités techniques avancées.

À l'issue de cet hébergement, et d'un comparatif des offres faites par les différents organismes, il apparaît que seule la société Microsoft est capable de répondre à l'ensemble des prérequis du Health Data Hub et que, par conséquent, pour le lancement de celui-ci, nous passerions par cette société. C'est dans ce cadre que la société Microsoft a été choisie au mois de mars 2019 ; cela perdure aujourd'hui.

La société Capgemini a travaillé sur la préfiguration de ce choix, le benchmark des solutions techniques et l'organisation du groupement d'intérêt public (GIP). C'est dans ce cadre qu'elle a été rémunérée.

M. Arnaud Bazin , président . - Si nous avons bien suivi, il y a actuellement un moratoire sur la décision de mise en oeuvre avec les services de Microsoft pour des questions de sécurité. En effet, comme cette société peut être soumise au cloud act, c'est-à-dire à la réglementation des États-Unis, nous n'avons pas de garantie quant à la sécurité des données qui lui seraient confiées.

La société Capgemini avait-elle à prendre en compte ces questions de sécurité dans son analyse de l'ensemble de la situation ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je vais me permettre d'être en désaccord avec une partie des points que vous évoquez.

D'abord, il n'y a pas de moratoire sur le HDH. Aujourd'hui, sur un certain nombre de projets, une équipe de recherches va faire une demande à l'Agence de la biomédecine ou au Système national des données de santé (SNDS) pour avoir accès à des données. Celles-ci vont être extraites des endroits où elles se trouvent et mises sur le HDH. C'est là que l'on participe à un certain nombre de traitements de données pour réussir à sortir des interactions médicamenteuses, des comorbidités, etc . Cela peut être dans le cadre du covid-19 ou de la recherche sur le cancer. Il y a énormément de projets extrêmement intéressants qui sont menés.

Les demandes sont systématiquement soumises à l'avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui a approuvé chacun des projets en cours. Dès lors, sauf à considérer que la CNIL ne fait pas son travail, on ne peut pas dire qu'il y ait un risque sur les données personnelles des Français dans le cadre de l'utilisation actuelle du HDH.

Je pense que vous faites référence à une autre chose. Ce qui est certain, c'est que ce processus est extrêmement consommateur en temps pour les équipes de recherche, dont certaines ont d'ailleurs abandonné la recherche scientifique dans le cadre du HDH, considérant que les temporalités étaient trop longues.

La réflexion initiale était de dire que l'ensemble des données du SNDS, donc de l'assurance maladie, devraient être hébergées à terme sur le HDH, parce que cela permettrait d'aller beaucoup plus vite. C'est cette demande qui a été faite à la CNIL et qui a été retirée, pour deux raisons.

D'une part, vous le savez, il y a des discussions techniques, juridiques et sanitaires sur les fournisseurs de cloud du HDH. Olivier Véran a indiqué voilà quelques mois que nous souhaiterions remettre à plat l'architecture du HDH sous deux ans ; désormais, cela doit faire un an. Il se trouve, qu'entretemps, il y a eu de nouvelles crises covid-19 et que c'est un énorme travail, y compris de la direction des affaires juridiques, et en lien avec des services sanitaires, parce qu'il y a un effet sanitaire extrêmement important. Les services de la santé sont relativement occupés par le covid-19. Ce n'est donc pas très pratique de mener un travail aussi fouillé sur le sujet du HDH.

D'autre part, et je vais le dire sans ambages, ce sujet est devenu excessivement politique, avec un seul biais, qui est un biais industriel. On ne peut pas dire que, dans le HDH, il n'y a pas des questions légales et des questions sanitaires qui se posent. À titre personnel, je suis chargé du numérique ; ma mission est de faire en sorte que les entreprises françaises du numérique soient les plus performantes et les plus puissantes du monde. Mais, dans le HDH, il n'y a pas qu'une question industrielle ; il y a une question d'efficacité sanitaire. Il y a donc un travail à mener, qui doit s'appuyer sur des considérants techniques de souveraineté nationale et sur des considérants légaux. Je le rappelle par ailleurs que, dans le cas de la société Doctolib, le Conseil d'État a estimé que l'hébergement des données chiffrées sur Amazon était légal. Ces considérants légaux emportent des considérants de cloud act et des considérants de marché interne européen. Et il y a des considérants sanitaires, sur ce que l'on peut faire avec les offres qui nous sont adressées en matière de recherche.

Ce travail est un très gros travail. Ceux qui disent qu'on peut le résoudre en cinq minutes et que la réponse est binaire se moquent de la santé des Français. Je vois bien le point de cristallisation politique que certains en font actuellement.

Je réponds à votre question sur le moratoire : non seulement les services du ministère de la santé, notamment la direction des affaires juridiques, sont extrêmement occupés en ce moment à gérer le covid-19, compte tenu de tout ce que vous connaissez sur la vaccination, mais le sujet nécessite par ailleurs, me semble-t-il, une instruction technico-légale et sanitaire méritant un peu plus de sérénité.

Par conséquent, ce que vous appelez un moratoire n'en est pas un ; c'est seulement un décalage d'une approche plus systémique à après l'élection présidentielle.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans vos fonctions de secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, avez-vous espoir que l'on ait une société au moins européenne, quitte à ce qu'il y ait des collaborations entre des entreprises de différents pays, à pouvoir réaliser ce type de prestations et que Microsoft ne soit plus le seul à sortir du chapeau ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Mon ambition, et c'est pour cela que nous avons annoncé un plan de 1,8 milliard d'euros pour le cloud français, c'est de faire en sorte que, dans les années à venir - soyons lucides : ce ne sera pas dans deux ou trois ans -, nous ayons des acteurs du cloud européens aussi puissants, avec la même qualité de service que les acteurs du cloud américain.

Je rappelle juste un chiffre pour que tout le monde se rende bien compte de l'ampleur du problème : les investissements d'Amazon s'élèvent à plus de 20 milliards de dollars chaque année ; l'ensemble de la recherche française, publique et privée, c'est 60 milliards d'euros.

Ce n'est pas vrai que les choses se font d'un claquement de doigts.

Par ailleurs, je constate que certaines candidates à l'élection présidentielle, très sensibles sur le sujet de Microsoft, ont fait passer l'ensemble de la région Île-de-France sur Microsoft Teams et Office 365...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur le secrétaire d'État, nous n'avons pas à inviter la campagne électorale dans le cadre de notre commission d'enquête. Je vous demanderai donc de ne pas le faire. Ce n'est pas le sujet.

Comme vous le savez très bien, dans la vie, tout est politique. Je comprends bien que le sujet de la temporalité se pose. Mais ce qui nous interroge, c'est le manque de transparence et l'opacité qui règnent sur toutes ces questions. Nous essayons de comprendre les circuits pour les restituer au plus grand nombre.

Le propos de notre commission d'enquête n'est pas de nature politicienne. Je vous remercie donc de ne pas inviter la campagne électorale dans nos échanges.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je vous prie de m'excuser de cette petite incartade, Madame la rapporteure. Toutefois, je ne vois pas totalement le lien entre la prestation de Microsoft, qui n'est pas un cabinet de conseil, et l'objet de la commission.

M. Arnaud Bazin , président . - Ma question portait sur la qualité de conseil de Capgemini. Le contrat avec ce groupe sur le HDH existe-t-il toujours ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui, il existe toujours un contrat avec Capgemini sur le HDH.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourrez-vous nous en communiquer les éléments ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez souligné la rareté et le coût de la ressource humaine en matière de transition digitale. Ne pensez-vous pas que les cabinets de conseil, par leur capacité à recruter les meilleurs spécialistes informatiques, ont créé une relation de dépendance de l'État vis-à-vis d'eux ? À votre avis, que faudrait-il faire pour sortir d'une telle relation ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Les difficultés de recrutement de l'État en matière informatique dépassent largement le sujet des cabinets de conseil. D'ailleurs, ce ne sont pas ces derniers qui attirent le plus les meilleurs informaticiens sur le marché ; ce sont les très grandes entreprises du numérique et les start-up françaises. Dans le secteur privé, vous pouvez bénéficier de salaires trois, quatre ou cinq fois supérieurs pour faire à peu près la même chose que ce qui est demandé dans le secteur public. Je le rappelle, l'État compte aujourd'hui 18 000 agents dans le numérique public et en recrute 2 000 par an ; pour chacun de ces agents, il est soumis à extrêmement forte concurrence.

M. Arnaud Bazin , président . - En la matière, c'est surtout la qualité, plus que la quantité, qui compte.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Certes. Mais l'une de mes missions et l'un des objectifs que je me fixe en tant que secrétaire d'État au numérique est de former beaucoup plus de monde. Le premier facteur limitant de la croissance des entreprises numériques françaises, c'est la capacité à recruter, sachant qu'elles offrent déjà des salaires trois à quatre fois supérieurs à ceux du secteur public. Même si cela relève plus du domaine d'Amélie de Montchalin, je connais extrêmement bien l'état du marché.

Par ailleurs, un salaire d'informaticien du haut du panier dans la Silicon Valley peut atteindre 240 000 dollars à la sortie de l'école. Or les entreprises de la Silicon Valley, qui peuvent aujourd'hui recruter en télétravail, trouvent des ingénieurs à des salaires deux fois moindres. Mais deux fois moins qu'un salaire dans la Silicon Valley, cela reste toujours sans commune mesure avec ce que l'on est capable de payer dans le secteur public.

Le sujet n'est donc pas celui des cabinets de conseil. Ces derniers ne recrutent qu'une infime partie des informaticiens.

Le sujet général pour l'État, comme pour les autorités indépendantes, c'est la capacité à avoir recours à une compétence. C'est pourquoi nous avons créé voilà deux ans le pôle d'expertise de la régulation numérique (Peren), qui est une plateforme rassemblant une vingtaine d'informaticiens, de data scientists ou de spécialistes de l'intelligence artificielle de très haut niveau. Cet outil est mutualisé entre les services de l'État, la CNIL, les autorités indépendantes car tout le monde a des difficultés à recruter des performances de pointe. D'ailleurs, cela pose un problème d'application des politiques publiques. C'est très bien de dire que l'on doit auditer les algorithmes des très grandes entreprises du numérique. Mais, quand elles vont payer un million d'euros par an des gens qui sont les meilleurs informaticiens du monde, il faut avoir des gens qui soient capables de le faire en face. Or, sur la question du salaire, c'est un défi pour la puissance publique, à laquelle je crois.

Aujourd'hui, je ne suis pas chargé de la Dinum. Mais je l'ai été pendant un peu plus d'un an, entre ma nomination au 31 mars 2019 et le remaniement de l'été 2020.

C'est à ce moment-là que nous avons commencé le travail de réinternalisation d'une partie de la compétence sur le suivi de projet et sur le conseil à l'intérieur de l'État. Cela a été évoqué par ma collègue Amélie de Montchalin : c'est le fameux décret du Premier ministre du 22 octobre 2019. De toute évidence, il y a la nécessité de réarmer l'État pour lui redonner des compétences en matière informatique.

Ce que je crois, c'est que c'est un défi de salaire et d'organisation du travail, y compris dans le télétravail. Aujourd'hui, pour recruter un développeur, il faut le télétravail. J'étais hier chez Back Market, la plus grosse start-up française : le recrutement est en complet télétravail.

L'État, la puissance publique, doit être capable de répondre à cette difficulté. C'est un sujet de salaire et de conditions de travail. Celles-ci sont probablement plus rigides, plus compliquées et relèvent de statuts au sein de la fonction publique qui ne répondent pas à l'attente. Nous devons y répondre si nous voulons être capables de disposer de cette compétence, qui est essentielle pour développer nos projets informatiques et pour appliquer nos missions de service public et de déploiement de politiques publiques.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous observons que l'État a eu recours massivement, pour accompagner des projets informatiques - là, nous ne parlons pas de maîtrise d'oeuvre ; nous parlons bien de conseils de pilotage -, à des cabinets de conseil.

Vous venez d'admettre la nécessité de traiter la question de ressources humaines : attractivité des postes, types de contrats, télétravail, salaires, etc. Nous avons entendu des réponses extrêmement diverses de la part des administrations qui vous ont précédé devant cette commission. Vous dites qu'il s'agit d'un problème réel, mais nous n'avons toujours pas d'indication concernant les solutions...

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je me dois tout de même de tempérer mon propos.

Le sens qu'il y a à travailler pour l'État et l'intérêt général est aussi une motivation pouvant conduire des gens à choisir d'aller travailler pour la puissance publique sans avoir le même salaire. Plus le différentiel de salaire avec le secteur privé augmente, plus un tel choix devient difficile, notamment s'agissant d'informaticiens expérimentés, qui ont des enfants. Mais il y a tout de même des administrations qui peuvent continuer à attirer, par exemple parce qu'elles ont une image d'excellence.

Dans la dérive du recours à des activités de sous-traitance, il faut vraiment différencier, je pense, ce qui relève du conseil sur les grands choix stratégiques de ce qui relève du pilotage des projets informatiques.

Là où vous avez raison, c'est qu'il y avait eu des dérives liées au recours à des cabinets de SSII sur les grands projets informatiques de l'État, Louvois étant peut-être le meilleur exemple en la matière, même si je pourrais également évoquer le système d'information des ressources humaines de l'éducation nationale.

C'est pour cela que, dans la circulaire d'octobre 2019, nous avons introduit, d'une part, un contrôle transverse par la Dinum des grands projets de l'État au-dessus de 9 millions d'euros, qui permet de faire vérifier par des gens ayant la capacité technique à juger du service fourni par des SSII si le tarif est justifié, et, d'autre part, le conseil aux différents ministères sur des questions techniques par la Dinum. Ce faisant, nous avons internalisé au sein de la Dinum une partie des compétences que nous allions chercher ailleurs.

Cela a notamment été rendu possible par l'image de qualité que renvoie la Dinum, probablement supérieure à celles de la DSI de tel ou tel ministère.

Depuis deux ans, les dérapages budgétaires ont été divisés par trois si l'on regarde les tableaux de suivi des grands projets informatiques de l'État qui ont été introduits en 2019. Mais c'est un travail de longue haleine.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nos travaux montrent que des cabinets de conseil privés interviennent de plus en plus souvent en lieu et place de notre administration, et pour des sommes assez considérables, allant même jusqu'à la prise de décision politique. Nous sommes des acteurs politiques. Cela nous interpelle.

Le cabinet McKinsey a participé au pro bono pour l'organisation, en mai 2018, du sommet Tech for Good , au cours duquel le Président de la République a notamment réuni les patrons de Microsoft, Uber et Facebook. À l'époque, vous étiez conseiller au numérique auprès du Président de la République.

Avez-vous participé avec McKinsey à la préparation de ce sommet ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Oui. J'en étais effectivement chargé au sein du cabinet du Président de la République.

M. Arnaud Bazin , président . - Plus généralement, quel est votre sentiment sur de telles prestations gratuites ? Ne pensez-vous pas qu'il peut s'agir d'une forme d'introduction d'un prestataire attendant ensuite un retour sur investissement ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - À mon sens, le principal, dans le recours aux prestations gratuites, est qu'il n'y ait pas de conditionnalité sur des marchés futurs.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous sommes bien convaincus que cela ne sera écrit nulle part...

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Ce que je crois - mais c'est à eux qu'il faut poser la question - est qu'il peut y avoir un intérêt en matière de réputation pour les cabinets de conseil à travailler pro bono pour l'État.

Vous m'interrogez sur la participation de McKinsey à la dynamique Tech for Good . Celle-ci a réuni à l'Élysée un certain nombre des très grands patrons des grandes entreprises américaines et françaises du numérique. Ils se sont engagés à travailler ensemble sur un certain nombre de sujets : l'avenir du travail, l'éducation, la santé et l'inclusion numérique. Cela a abouti, par exemple, à des engagements d'IBM sur l'éducation numérique.

Le cabinet McKinsey s'est proposé, parce qu'il connaît bien ces très grandes entreprises, notamment au niveau de son dirigeant américain, de travailler avec elles pour piloter les groupes de travail. C'est un travail de longue haleine, avec énormément de participants. Nous avons accepté. À aucun moment il n'a été question d'une quelconque contrepartie. D'ailleurs, si cela avait été le cas, nous n'aurions jamais accepté.

Que le cabinet McKinsey y trouve un intérêt, tant mieux pour lui. Mais ils ont produit un travail de qualité qui n'a rien coûté à l'État et qui a permis d'aboutir à des engagements de la part de ces très grandes entreprises. Je n'ai, honnêtement, qu'à m'en féliciter.

M. Arnaud Bazin , président . - Mais vous êtes bien conscient qu'il y a tout de même une contrepartie évidente : l'État participe à la réputation de McKinsey et fait sa promotion à travers cette fonction.

De telles prestations gratuites font-elles l'objet d'un contrat ? Si oui, de quel type ? Et qui l'établit ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - De mémoire, pour la prestation de McKinsey avec l'Élysée, il n'y a pas eu de contrat. D'une certaine manière, cela protège plus l'État que McKinsey.

Pour TousAntiCovid, sur la partie pro bono , nous avons, je crois, fait préciser aux entreprises qu'elles étaient d'accord pour intervenir gratuitement. Mais je vous le confirmerai par écrit.

M. Arnaud Bazin , président . - Quel a été le rôle de M. Tadjeddine dans l'organisation du sommet Tech for good ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - De mémoire, ce n'était pas lui le chef de projet. Toutefois, étant donné que beaucoup de personnes de McKinsey étaient impliquées et que lui-même connaît assez bien le numérique, il n'est pas impossible qu'il ait participé. Mais, en tout cas, il ne pilotait pas l'ensemble du processus.

M. Jérôme Bascher . - Juridiquement, on ne peut pas agir pro bono comme cela pour l'État, me semble-t-il. Il y a tout de même bien une convention qui est signée ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Pas à ma connaissance.

M. Arnaud Bazin , président . - Il nous a été indiqué qu'indépendamment des interventions pro bono , les salariés des cabinets de conseil travaillaient bénévolement et se mettaient directement à disposition de services de l'État, notamment pendant la crise sanitaire. Cela me semble poser d'autres problèmes.

Avez-vous eu personnellement connaissance de ce type de « bénévolat » ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Pas personnellement.

Ce que je sais, c'est que les quatre ou cinq entreprises - je vais au-delà des cabinets de conseil - ayant travaillé sur TousAntiCovid pendant les deux mois qui ont séparé le 8 avril et le 2 juin n'ont pas ménagé leurs efforts.

L'une d'elles, venue aider bénévolement à la résolution de la crise sanitaire, m'a dit : « La prochaine fois, je ne le ferai pas. Vous travaillerez avec les Américains. »

Excusez-moi, mais cela me sort par les yeux : un certain nombre d'entreprises qui sont venues aider la France dans un moment où notre pays était en difficulté se sont retrouvées traînées devant le parquet national financier. Mais ces entreprises ont perdu de l'argent : elles sont venues aider la France, et elles ont perdu de l'argent. Et la récompense qu'elles en ont, c'est de se retrouver traînées dans la boue.

La France a fait le choix d'aller chercher des entreprises gratuitement pour aller développer une brique souveraine. Nous avons été le seul pays à pouvoir le faire grâce au savoir-faire de nos entreprises. Et ces dernières se retrouvent dans la presse avec le terme « parquet national financier » à côté de leur nom.

Je le dis, c'est tout à l'honneur de ces entreprises d'être intervenues pro bono .

M. Arnaud Bazin , président . - Ce cadre pro bono pose tout de même un certain nombre de problèmes. Les différents responsables politiques, représentants de l'État, que nous avons entendus, se sont exprimés sur le sujet de manière extrêmement hétérogène. Certains, au plus haut niveau, le condamnent complètement. D'autres ont des réticences ou, en tout cas, voient quelques points de vigilance.

J'entends ce que vous nous dites, mais il est naturel que la représentation nationale s'interroge aussi sur ce cadre du pro bono .

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Monsieur le président, je n'ai aucun problème avec le fait que le Parlement fasse son travail de vérification, et s'assure que ces actions pro bono ne constituent pas, en quelque sorte, une première dose d'héroïne.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est pire que tout ce que nous pouvions craindre...

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Dans le cadre de la crise sanitaire, d'autres entreprises, que je ne citerai pas, sont intervenues pro bono . Nous avons veillé à ne recourir qu'à des entreprises françaises. L'une d'entre elles a développé pour nous une plateforme mettant en relation les hôpitaux et les services de santé avec les fournisseurs de blouses et de gel, à un moment où nous étions incapables de fluidifier ces relations. Elle l'a fait gratuitement.

Bien sûr, il faut faire attention avec le pro bono , car personne - hors cette crise sanitaire - n'est philanthrope. L'image de marque entre en jeu. Mais on ne peut pas le condamner en soi, notamment dans le cadre de la crise sanitaire.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous concède volontiers que la crise sanitaire est un événement tout à fait particulier. Mais notre questionnement va largement au-delà de cette crise car cette pratique, que nous avons découverte, est tout de même assez répondue.

Mme Christine Lavarde . - Je souhaite rebondir sur la question de Jérôme Bascher.

J'ai bien compris qu'il n'y avait pas de conventions : nul besoin de signer un quelconque document afin de travailler pro bono pour l'État. Dès lors, pourquoi Guillaume Rozier a-t-il eu autant de difficultés, dans les premiers temps, à obtenir les données qui auraient permis à une équipe de citoyens développeurs de fournir une information publique sur les contaminations de covid-19 ? La situation, à cet égard, s'est améliorée au fil des mois mais, au début, tout a été assez compliqué pour ce citoyen, que notre délégation à la prospective avait entendu.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je précise que le recours au pro bono est dorénavant encadré par la circulaire, que vous connaissez bien, du Premier ministre.

Il me semble, Madame la sénatrice, que le sujet est quelque peu différent. Je le connais bien, pour avoir été l'un des promoteurs de l' open data en matière de santé, comme Guillaume Rozier pourra vous le confirmer.

En l'espèce, la question n'était pas de savoir si Guillaume Rozier serait payé, ou non. La difficulté est plutôt venue de l'éternelle réticence, dans l'administration, à ouvrir les données, à les rendre publiques - alors même que la France est en pointe en matière d' open data !

Vous connaissez bien l'administration, Madame la sénatrice, et vous savez que, dès lors que l'on souhaite rendre publiques des données non consolidées, ou dont la pertinence à court terme est sujette à caution, c'est toujours très compliqué. Bref, nous nous sommes plus heurtés à des problèmes organisationnels qu'à des oppositions de principe ou à des questions de rémunération.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je n'ai rien contre le fait que des entreprises participent et nous accompagnent de façon gratuite, dès lors que tout est bien encadré.

Mais quid de la non-divulgation des données ? Les informations communiquées peuvent être très confidentielles. Comment s'assure-t-on que les données ne sont pas divulguées ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Sur ce sujet, il faut être extrêmement précis. Le premier principe est la minimisation des données transmises par l'administration aux cabinets de conseil, ou aux personnes ayant vocation à les traiter. Si le cabinet a besoin d'informations, l'administration choisit un set de données et le lui transmet. Ce n'est pas le cabinet qui vient se servir dans les systèmes d'information de l'administration.

De plus, ces données sont circonscrites à une utilisation bien définie et elles doivent être effacées et supprimées à la fin de la mission. Elles sont soumises à l'ensemble des contraintes énoncées par le règlement général sur la protection des données (RGPD) : si ce sont des données sensibles, elles doivent être hébergées sur une infrastructure de confiance. Cela permet, sur la base d'un contrat, d'accorder les mêmes protections à ces données dans le cadre de leur utilisation par un prestataire extérieur et dans celui de leur utilisation par l'État. Et l'on veille tout particulièrement à empêcher toute fuite de ces données à l'occasion de ce type d'utilisation.

M. Arnaud Bazin , président . - Ce que l'on nous a expliqué, c'est que ces questions se réglaient à travers un contrat qui précisait les obligations en matière de sécurité et de conservation des données.

Madame la rapporteure soulève de nouveau cette question parce que vous nous dites que, quand on fait du pro bono , il n'y a pas nécessairement de contrat, ce qui supprime toute garantie de sécurité à cet égard.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Lors de missions pro bono , il n'y a pas de transmission de données. C'est une règle de bon sens, et elle s'est appliquée pour TousAntiCovid, pour McKinsey... Il me semble évident que toute transmission de données devrait être encadrée par un contrat apportant les protections nécessaires.

M. Patrice Joly . - Vous avez indiqué que le recours aux cabinets privés résultait du besoin de certaines compétences rares, en particulier dans le domaine du numérique. Les enjeux pour l'avenir sont très importants, avec la transformation digitale qui est devant nous, notamment dans les administrations publiques : algorithmes, problèmes de sécurité, intelligence artificielle, voire metaverse .

Comment faire pour que les quelque 5 millions de fonctionnaires des trois fonctions publiques soient non seulement compétents en la matière, mais même en pointe sur ces sujets ? C'est vital, vu les enjeux de société qui sont associés à ces évolutions, et même les enjeux financiers : je comprends que le recours aux cabinets privés, en France, coûte chaque année un milliard d'euros environ. Du reste, ces évolutions peuvent motiver un certain nombre de personnes et les pousser à acquérir des compétences que le secteur privé serait bien en peine de fournir. Et cela ne coûterait pas nécessairement plus cher, même s'il fallait forcer un peu au niveau des rémunérations : si l'on additionnait les compétences que l'on doit demander au secteur privé et le niveau de rémunération, évalué à travers l'achat de prestations, nous nous y retrouverions. Ce serait à l'échelle des enjeux qui sont devant nous, notamment en matière d'administration publique.

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Le plan pour les talents du numérique annoncé par ma collègue Amélie de Montchalin montre la volonté très claire du Gouvernement et de l'administration de travailler sur l'attractivité de la fonction publique, au-delà de la seule question informatique. Dans un monde traversé par les transitions environnementales et numériques, nous avons besoin d'attirer des talents qui comprennent ces transitions, sont capables d'outiller l'État et de piloter son action.

L'un des premiers avantages de la fonction publique est de se mettre au service de l'intérêt général. C'est une motivation qui en surpasse beaucoup d'autres. Il faut tout de même la nourrir par un cadre permettant de trouver de l'intérêt à son travail. Dans une très grande entreprise, ou dans une start-up , on accomplit une mission pendant deux ans, puis l'on en change pour aller voir d'autres choses. C'est moins facile lorsque l'on travaille pour l'État.

J'ai évoqué la question salariale, et celle de la flexibilité des horaires de travail. L'État rencontre ces problèmes, mais les grandes entreprises aussi ! Je le sais pour avoir moi-même travaillé dans le secteur privé, elles souffrent des mêmes problèmes de rigidité de leurs cadres d'emploi, qui font qu'elles ont du mal à attirer. D'ailleurs, une part significative des diplômés des très grandes écoles françaises ne va plus travailler dans les grandes entreprises, mais dans les start-up ou les grandes entreprises étrangères du numérique. Ils y trouvent un sens, des responsabilités, une organisation du travail qui correspondent à leurs désirs.

Nous devons évoluer sur l'ensemble de ces problématiques. C'est difficile pour l'État, qui est une grosse organisation. Mais l'attractivité de long terme et la pertinence même de la puissance et des politiques publiques en dépendent.

Nous devons prendre acte du fait que les actifs, aujourd'hui, changent facilement de travail - surtout les plus diplômés. Or cela multiplie les cas de potentiels conflits d'intérêts. Au risque de ne pas être très populaire, je souligne qu'un informaticien de grand talent, s'il comprend que travailler pour l'État lui interdira, ensuite, de revenir dans le secteur privé, n'ira tout simplement pas travailler pour l'État. Nous devons travailler sur ces sujets. On peut accepter de gagner moins d'argent pendant quelques années pour se consacrer à l'intérêt général. Mais, si cela doit vous empêcher de revenir dans le secteur privé, c'est autre chose... Cela dit, je sais que les réseaux sociaux ne manqueront pas de dénoncer cette opinion, en disant que je suis « vendu » au secteur privé !

M. Arnaud Bazin , président . - Le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) nous a indiqué que les avis de refus de mobilité étaient très rares. Mais les avis favorables avec des réserves, comportant des précisions sur les fonctions qui ne pouvaient pas être exercées, sont plus fréquents.

Je vous remercie pour cette audition.

Outre les documents que nous vous avons déjà demandés, pourriez-vous nous fournir une description des missions que McKinsey a exercées pour Tech for Good ?

M. Cédric O, secrétaire d'État . - Pour des raisons institutionnelles, je pense que c'est plutôt à l'Élysée qu'il faudrait transmettre cette demande.

Audition de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé

(Mercredi 2 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, que nous remercions pour sa présence dans un contexte épidémique toujours tendu.

L'intervention des cabinets de conseil dans le secteur sanitaire n'est pas nouvelle. Elle a toutefois pu susciter une certaine émotion dans l'opinion publique lors de la crise sanitaire.

Les cabinets Roland Berger, Citwell et JLL sont intervenus dans l'organisation logistique de la distribution des masques puis des tests ; McKinsey a travaillé sur la campagne vaccinale ; Accenture est intervenu sur plusieurs systèmes d'information, comme le « SI Vaccin » ou le passe sanitaire, de même que CGI France.

Le montant de ces prestations s'élevait à près de 25 millions d'euros en septembre 2021. La présente audition devra nous permettre d'obtenir des chiffres actualisés.

Le groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE) a demandé cette commission d'enquête pour mieux comprendre les mécanismes d'intervention des cabinets de conseil dans les politiques publiques en général et dans celles relatives à la crise sanitaire en particulier.

La rapporteure l'a répété à plusieurs reprises : nous ne sommes ni des juges ni des procureurs. Nous ne sommes pas là pour faire des procès d'intention, mais pour investiguer sur des faits - tous les faits, rien que les faits.

De même, nous ne sommes pas là pour minimiser l'ampleur de la crise sanitaire ni le travail accompli par l'ensemble des fonctionnaires pour y faire face, dans les hôpitaux bien sûr, mais aussi dans l'administration centrale et déconcentrée. Si notre pays a tenu bon, c'est grâce à nos agents publics.

Le 9 février 2021, vous avez déclaré devant l'Assemblée nationale : « on a du talent dans le privé (...) et dans le public aussi ». Nous ne pouvons que souscrire à ces propos, sous réserve que l'administration ne devienne pas dépendante de sociétés privées, en particulier dans le secteur sanitaire et dans les domaines régaliens.

Nos questions sont en réalité très simples : pourquoi avoir eu recours à des cabinets de conseil ? Comment ont-ils été recrutés ? Pour quelles missions ? Comment ont-ils été évalués ?

J'avoue que l'audition de Santé publique France n'a pas permis de répondre à ces questions, pourtant essentielles.

Nous vous remercions d'avance, monsieur le ministre, pour vos réponses sur l'ensemble de ces sujets factuels. Vos services nous ont d'ores et déjà transmis des pièces, dans un esprit coopératif que nous ne pouvons que souligner.

Je précise que cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les commissaires peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Véran prête serment.

M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé . - C'est à un exercice de transparence que je suis appelé aujourd'hui. Je m'y soumets bien volontiers. Ce n'est pas le premier, d'ailleurs. Je me soumets à de tels exercices depuis le premier jour d'une crise sanitaire qui a toujours donné toute sa place à la mission de contrôle du Parlement. C'est bien normal, et ce n'est pas l'ancien parlementaire que je suis qui vous dira le contraire ! Le recours aux cabinets de conseil est un bon sujet, qui mérite d'être traité avec clarté et hauteur. Je sais que nous n'en manquerons pas. En effet, on ne saurait opposer l'État, d'un côté, et, de l'autre, de sombres prédateurs privés qui s'enrichiraient à ses dépens.

Vous le savez, les politiques publiques de solidarité et de santé sont aujourd'hui confrontées à un environnement en profonde et constante évolution : évolution des risques qui pèsent sur nos concitoyens, évolution des prises en charge rendues possibles par les progrès de la médecine et, plus globalement, de nos connaissances et expériences, évolution des attentes de nos concitoyens, révolution numérique, etc.

Ces évolutions imposent d'adapter sans cesse les réponses que nous apportons et l'organisation des ressources pour les mettre en oeuvre. Sur une période récente, on pourrait citer la création de la cinquième branche de la sécurité sociale, la stratégie de transformation du système de santé, l'objectif de faire de l'exercice coordonné en santé la norme pour la prise en charge des patients et ainsi faire reculer les déserts médicaux.

C'est dans ce contexte de transformation que doit être replacé le recours à des cabinets de conseil par l'administration, dont le cadre d'utilisation s'est structuré ces dernières années. Le secrétaire général de mon ministère, M. Étienne Champion, le délégué interministériel à la transformation publique (DITP), M. Thierry Lambert, que vous avez tous deux entendus précédemment, ont détaillé, chacun pour ce qui le concerne, au sein de mon ministère ou dans d'autres directions, dont la DITP, le rôle des différents acteurs pour encadrer et contrôler le recours à ces prestations de conseil. L'objectif est de nous assurer que celles-ci sont utilisées conformément au cadre réglementaire mais également à bon escient, c'est-à-dire pour renforcer la capacité d'action de l'État, à un moment donné, sur un sujet qui nécessite une expertise particulière et ce en appui aux agents publics.

Les cabinets de conseil constituent donc une ressource utile pour démultiplier l'action des agents dans un certain nombre de cas, pour faire face à un besoin en compétences expertes à un moment donné, pour faire face à un projet limité dans le temps, que les équipes ne peuvent pas intégrer complètement, pour disposer d'un regard extérieur affûté sur des situations comparables dans d'autres environnements, d'autres ministères, d'autres pays ou même des entreprises, notamment pour proposer des évolutions des organisations.

Dans le champ spécifique du numérique, des externalisations ont été engagées sur des fonctions opérationnelles. Si les domaines à plus forte valeur ajoutée, comme le pilotage et la conception, doivent être durablement portés en interne, le recrutement de développeurs revêt une importance croissante, ainsi que celui d'experts de la donnée.

Avant de vous rejoindre, j'intervenais, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, dans un forum européen consacré à l'évolution des règles éthiques en matière de stockage et d'utilisation des données de santé. Nous en discutons à 27 : les 27 États membres de l'Union européenne font appel à des compétences internes mais aussi externes.

En complément des indispensables savoir-faire internes, il est nécessaire de recourir à des expertises externes pour la conception, le design , le développement et la diffusion de produits numériques.

Le positionnement du cabinet de conseil est très clair. Il vient toujours en appui ou conseil d'un chef de projet interne à l'administration, dans le cadre d'une expression de besoins clairement définie, avec des livrables clairement identifiés. La restitution de ces travaux se fait également dans un cadre défini en amont de la commande. Le commanditaire est clairement identifié, ainsi que le dispositif de pilotage de la prestation. L'objectif est que la prestation de conseil nous permette pleinement d'éclairer le décideur public, mais que les choses soient claires : jamais elle ne s'y substitue.

On trouve cette frontière inscrite noir sur blanc dans les documents contractuels qui nous lient avec le cabinet McKinsey, que vous avez cité tout à l'heure : les devis excluent toute forme de conseil en politique publique, en droit, en matière médicale et, bien entendu, de substitution en matière décisionnelle.

Ces cabinets de conseil viennent par ailleurs toujours en complément des ressources internes, qu'il s'agisse de celles des directions du ministère ou de celles de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS).

Le recours aux cabinets de conseil a connu une actualité particulière pendant la crise sanitaire. Personne n'ignore que l'ampleur de la crise que nous traversons est sans précédent. Mon ministère possède un dispositif efficace de prévention et de réponse aux crises sanitaires mais l'ampleur de cette crise a nécessité de mobiliser, en un temps record, des renforts importants en nombre et en expertise.

Je vais vous donner le détail de ces renforts, venus de différentes sources. Ils ont été d'abord recherchés en interne, notamment auprès de l'IGAS : au 1 er juin 2021, 112 missions d'appui avaient été assurées dans le cadre de la crise du covid-19 par l'IGAS, dont 84 en administration centrale et 28 au sein des agences régionales de santé (ARS). Ils proviennent aussi de contrats spécifiques de renfort : on compte ainsi 226 contrats en 2021, dont 132 pour une durée inférieure à six mois, 83 pour six à douze mois et 11 pour douze mois. Enfin, nous avons recherché des capacités externes interministérielles : le ministère a reçu des renforts de l'Inspection générale des finances (IGF), de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), du ministère des armées et du ministère de l'intérieur.

Les cabinets privés sont intervenus en plus de tout cela. Nous les avons recherchés pour leur expertise spécifique en logistique et systèmes d'information, notamment, et pour leur capacité à mobiliser très rapidement des équipes importantes et expertes.

Les permanents, additionnés aux renforts, ont constitué une base de 450 à 500 agents, dont une centaine d'intervenants externes.

Ces renforts, qu'ils proviennent de l'IGAS, d'autres ministères, de contrat spécifique ou de prestataires privés, se sont ajoutés à une mobilisation absolument exceptionnelle de mon administration : direction générale de la santé (DGS), direction générale de l'offre de soins (DGOS), direction générale de la cohésion sociale (DGCS), sans oublier la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), la direction de la sécurité sociale (DSS), la délégation à l'information et à la communication (Dicom) et la direction des affaires juridiques, que je ne remercierai jamais assez pour le travail monumental qu'elle accomplit, jour et nuit, sept jours sur sept.

Du reste, mon secrétaire général vous a adressé 50 gigaoctets de données numériques, ce qui représente plusieurs milliers de pages de documents. Cela vous permettra, en toute transparence, d'aller piocher ce qui vous semble utile ou important pour votre travail d'enquête.

Tous les agents du ministère, sur leurs fonctions propres ou en redéploiement, se sont engagés dans la gestion de crise, qui s'est ajoutée à leur mission permanente. Un directeur d'ARS me disait que, par exemple, un agent qui était en charge de l'inspection des eaux, comme ingénieur, s'était retrouvé à faire des tableaux Excel de répartition des doses Pfizer pendant les premières semaines de la campagne vaccinale, pour s'assurer que chaque centre était achalandé au prorata du nombre de rendez-vous pris. Et je ne parle pas de l'extension horaire du travail de nombreux agents publics, que je tiens à saluer : sans eux, nous n'y serions pas arrivés.

Cependant, en comparant les moyens consacrés aux prestations de conseil dans le contexte de la crise aux moyens similaires relevés en 2019, par exemple, on constate une très forte hausse : entre mars 2020 et aujourd'hui, 54 commandes ont été passées, pour un montant global de 26,79 millions d'euros, contre 1,717 million d'euros engagés en 2019 sur un périmètre équivalent. Le coût de ces prestations reste toutefois modéré au regard de l'ensemble des dépenses liées à la crise sanitaire, qui ont atteint 30 milliards d'euros en 2020 et 2021, dont 7 milliards d'euros pour l'hôpital.

Nous avons très récemment, début 2022, passé un nouveau contrat avec le cabinet McKinsey, en renfort de la campagne de vaccination pédiatrique cette fois, et ce jusqu'à la date du 4 février 2022, c'est-à-dire après-demain.

Les prestations demandées au cabinet de conseil recouvrent principalement trois grands champs : la programmation, la logistique et les systèmes d'information de crise à initier pour disposer d'outils numériques aptes à gérer une pandémie.

Je rappelle qu'il a fallu trois semaines pour développer le portail SI-DEP, alors qu'il s'agit tout de même d'un système d'information commun à tous les laboratoires, avec une centralisation et une sécurisation des données, permettant une vision exhaustive et un traçage des cas contacts ! Qui l'eût cru ? Même remarque sur le système d'information pour la vaccination ou sur l'élaboration du passe sanitaire et de ses multiples révisions.

La période exceptionnelle de crise sanitaire que nous traversons devra nous permettre de nous améliorer pour l'avenir, comme nous avons déjà eu à coeur de nous améliorer, au fur et à mesure des différentes vagues, pour assurer la réponse la plus réactive et la plus efficace possible à nos concitoyens, dans le respect du cadre démocratique et administratif.

Nous pouvons déjà souligner que les agents du ministère ont fait preuve d'un engagement et d'une adaptabilité remarquables. C'est toute une administration qui s'est mobilisée et se mobilise encore pour répondre à la crise, donc environ 400 à 500 agents travaillant directement dans les cellules de crise en administration centrale, au plus près de la pandémie, sans compter les équipes des ARS, mobilisées sept jours sur sept et 24 heures sur 24 pour combattre l'épidémie - le tout depuis déjà deux ans, sans interruption.

Il faut saluer la mobilisation exceptionnelle de l'ensemble des agents publics qui ont constitué le premier rempart face à la crise, et que des cabinets de conseils ou des consultants ne pourront jamais remplacer, même si leur expertise et leur capacité à mobiliser très rapidement et sur une période limitée des équipes ciblées sur les besoins urgents auront constitué un appui indispensable, sans lequel notre réponse n'aurait pas pu être ce qu'elle a été.

Nous étions astreints à une obligation de résultat : protéger la santé des Français face à cette épidémie sans précédent. Nous avons mobilisé toutes les ressources disponibles dans ce seul objectif. Je conclurai sur une image, celle de la bibliothèque Simone Veil, la magnifique bibliothèque Art déco du ministère des solidarités et de la santé, qui a été transformée en un immense open space , ouvert le dimanche et les nuits, où des tableaux de bord ont fait leur apparition au milieu des rayonnages et où les agents issus de tous les corps de métier se sont succédé : ingénieurs, logisticiens, militaires, civils, issus du public comme du privé. Certains de nos concitoyens sont d'ailleurs venus tout simplement, dans l'urgence, offrir leurs compétences : qu'ils en soient remerciés.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Bien sûr, nous sommes fiers de l'engagement de celles et ceux qui ont dû faire face, dans des conditions difficiles, à cette épidémie, qui n'est malheureusement pas terminée, même si les choses se sont améliorées.

Je souhaite vous interroger sur le rôle des cabinets de conseil dans la prise de décision. Avant cela, je rappelle que la vocation de notre commission d'enquête est de comprendre. Pourquoi une telle augmentation, ces derniers temps, du recours à des cabinets de conseil privés, pour des missions qui nous semblent importantes ?

Pour comprendre, nous aurons besoin de dissiper certaines opacités. Votre ministère nous a transmis, à notre demande, l'ensemble des livrables des cabinets de conseil pendant la crise sanitaire. Nous vous en remercions.

Leur lecture donne le vertige car elle montre une intervention massive de ces cabinets sur tous les pans de la crise sanitaire et sur des missions qui nous semblaient relever de l'administration.

Ainsi, dans un livrable en date du 23 août 2021, le cabinet McKinsey fait un bilan des injections vaccinales réalisées et établit des projections sur la vaccination pour atteindre la cible de 50 millions de primo-vaccinations que le Gouvernement s'était fixée en septembre 2021. Quel a été le rôle de McKinsey dans l'établissement de ces projections vaccinales, par exemple en septembre 2021 ?

Ce document de McKinsey a été transmis au Conseil de défense sanitaire le 23 août 2021. A-t-il été utilisé par le Conseil de défense pour préparer ses décisions ? Sinon, pourquoi le lui avoir transmis ? Vous savez, monsieur le ministre, que l'on s'interroge beaucoup sur le périmètre et les missions de ce Conseil...

M. Olivier Véran, ministre . - Je vous réponds volontiers. Le document que vous évoquez n'est pas un livrable. Nous avons reçu de nombreux documents comparables, dont certains figurent toujours sur mon tableau de bord, qui rassemble les documents rendant compte de façon très visuelle et rapide de la progression de la campagne vaccinale, des perspectives d'utilisation des consommables, des commandes éventuelles, des sondages, des enquêtes d'opinion, ce qui informe sur la progression que l'on peut espérer dans la vaccination et les leviers pour l'accélérer, etc.

Face à une crise si vaste, j'ai besoin d'un tel tableau récapitulatif, tant sont nombreuses les connaissances à acquérir et les actions à mener au quotidien. Il s'agit donc non pas de livrables mais de documents internes au ministère, qui relèvent de nos équipes, et à l'élaboration desquels McKinsey a participé, en simple renfort.

Vous avez parlé de la prise de décision : à aucun moment, McKinsey ne m'a fait prendre la moindre décision en lien avec la crise sanitaire ou la campagne vaccinale.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Même si ce document n'est pas un livrable, mais un document interne au ministère, sur lequel est intervenu McKinsey, il a été transmis au Conseil de défense. Pourquoi ?

M. Olivier Véran, ministre . - C'est un document de mon ministère, produit par les équipes du ministère. Si nous vous l'avons transmis, si vous le montrez aujourd'hui, c'est d'ailleurs qu'il n'est pas classifié et qu'il porte sur des données transparentes et publiques.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous nous permettrez tout de même de nous interroger sur l'intervention de McKinsey sur ces documents...

M. Olivier Véran, ministre . - Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas le sens de votre question. Comme nous sommes en commission d'enquête, je vous demande de la reformuler.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous nous dites que ce document a été réalisé par les services du ministère.

M. Olivier Véran, ministre . - Oui.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ma question est simple : McKinsey est-il intervenu dans l'élaboration de ce document ?

M. Olivier Véran, ministre . - Le cabinet de conseil a renforcé l'ensemble des équipes en charge de la politique vaccinale. Il ne s'agit donc pas d'un document McKinsey.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'est pas ce que j'ai dit, j'ai bien précisé que le document était celui du ministère. Est-ce que McKinsey est intervenu ?

M. Olivier Véran, ministre . - McKinsey a contribué à la rédaction de ce document.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le cabinet est donc bien intervenu.

M. Olivier Véran, ministre . - Oui.

M. Arnaud Bazin , président . - La société McKinsey a donc bien participé à l'élaboration de ce document.

Quand on passe un contrat avec une société de conseil, on lui confie une mission précise. Vous nous parlez de « renfort » : avez-vous confié à McKinsey une prestation de complément ou bien une commande précise ?

M. Olivier Véran, ministre . - Nous étions dans une situation exceptionnelle, où chaque jour nous devions faire le point sur le nombre de seringues dont disposait tel ou tel centre, sur les dispositifs en stock dans les locaux de Santé publique France, sur le nombre de vaccinations réalisées tel ou tel jour, toute une masse de données que nous rendions accessibles en open data . Les documents dont nous parlons rendent compte par le biais d'indicateurs visuels de tout ou partie des éléments dont nous disposons. Ils ont été réalisés par les équipes du ministère.

Nous avons eu besoin dans cette période de campagne vaccinale de renforcer les effectifs de nos équipes par des prestataires issus du cabinet de conseil McKinsey mais nous n'avons pas demandé à ce cabinet de réaliser ces documents. Il s'agissait juste d'un renfort en ressources humaines pour participer à la mise en exergue des enjeux logistiques.

M. Arnaud Bazin , président . - A-t-on la trace d'une commande précise ?

M. Olivier Véran, ministre - Il s'agissait d'une commande interne. Nous avons intégré des ressources humaines à nos équipes pour une durée donnée et des missions précises dans le cadre de la campagne vaccinale.

Laissez-moi vous donner un autre exemple : des officiers de gendarmerie en tenue sont venus renforcer les équipes de Santé publique France parce que nous avions besoin de leurs compétences logistiques pour des missions précises, notamment celle de distribuer des masques dans tous les territoires. Nous avons eu besoin de renforts de compétences dans des domaines précis, en provenance du secteur public comme du secteur privé.

Dans le cadre de la campagne vaccinale, McKinsey a contribué à renforcer les équipes internes au ministère.

M. Arnaud Bazin , président . - Y a-t-il des contrats précis sur cette commande ?

Tous les responsables publics qui prennent l'appui d'un cabinet de conseil revendiquent la décision qui en découle, cela va de soi. Toutefois, nous savons bien que les éléments fournis par le cabinet contiennent certaines orientations plus ou moins subtiles.

Dans les documents que vous nous avez transmis figure une note en date du 27 octobre 2020, préparée par le cabinet Roland Berger, qui porte sur la distribution des gants médicaux du stock stratégique de la France. Trois scénarios sont proposés. La note conclut : « les options 2 et 3 ne permettent pas d'envisager une reconstitution du stock stratégique avant 2021. Elles font perdurer un système où les acteurs bénéficient d'une distribution de sécurité de l'État sans que celle-ci soit de nature à les inciter à s'arrêter de s'approvisionner par eux-mêmes ». Un arbitrage politique est-il vraiment possible lorsque le consultant ferme ainsi la porte à deux des trois scénarios qu'il propose ? N'y a-t-il pas une étape supplémentaire à prévoir avant la décision politique, impliquant un travail de l'administration ?

M. Olivier Véran, ministre . - Tout passe par le filtre de la direction générale de la santé. Aucune note n'est arrivée directement d'un cabinet de conseil jusqu'à mon bureau, en vue de valider une option ou une autre. Je ne me suis pas non plus arrêté aux choix de l'administration. La décision relève de la responsabilité du politique. C'est le propre du politique de contredire parfois l'administration.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous sommes tous d'accord sur ce point. Les notes ne parviennent jamais directement au ministre mais sont systématiquement retraitées par l'administration.

M. Olivier Véran, ministre - Oui. Les notes nous parviennent à l'issue de plusieurs étapes, elles sont retraitées par l'administration, par mon cabinet, puis par mon directeur de cabinet. Elles sont accompagnées d'une lettre du directeur d'administration, d'une note du cabinet et d'un document à parapher. Par exemple, cette audition a été préparée et visée par mon directeur de cabinet, par ma conseillère spéciale, par le directeur de cabinet adjoint et par mon conseiller parlementaire.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Les questions que nous vous posons se fondent sur les documents que vous nous avez transmis. Nous n'avons rien inventé.

M. Olivier Véran, ministre - Nous avons satisfait votre demande mais avons bien conscience que vous envoyer des milliers de pages de documents, c'est aussi l'assurance de pouvoir se noyer.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - On s'en est sorti...

Le 8 juillet 2021, soit quatre jours avant l'intervention du Président de la République pour annoncer la vaccination obligatoire des soignants et l'extension du passe sanitaire aux lieux de loisirs et de culture, McKinsey rédige un livrable intitulé « Sécuriser l'objectif de 40 millions (de vaccinés) à fin août »...

M. Olivier Véran, ministre . - Madame la rapporteure, je vous arrête tout de suite.

Quel logo figure sur ce document ? Est-ce qu'il y a marqué McKinsey quelque part ? Non, c'est le logo du ministère des solidarités et de la santé. Ce n'est donc pas un livrable de McKinsey mais un document interne à ce que l'on appelle le cabinet covid ou la task force vaccinale, qui relève directement de mon autorité au sein du ministère. Je veux qu'on soit très précis.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous disposons d'une note administrative adressée au directeur général de la santé sur la cellule de coordination interministérielle « logistique et moyens sanitaires » (CCIL-MS). Ce dossier a été suivi par deux personnes dont l'une est salariée d'un cabinet de conseil privé.

M. Olivier Véran, ministre . - Une note de la direction générale de la santé peut effectivement être rédigée par un salarié d'un cabinet privé venu en renfort de nos équipes. Quel est votre étonnement ?

M. Arnaud Bazin , président . - Malgré le fait que le document est estampillé par le ministère des solidarités et de la santé ?

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Quelqu'un d'un cabinet privé a rédigé la note !

M. Olivier Véran, ministre . - La personne qui a rédigé ce document n'est pas au siège de McKinsey mais est, et c'est le principe d'un renfort de conseil, déléguée par le cabinet au sein d'une équipe du ministère. C'est la règle du conseil. Lorsque vous faites appel à des ressources humaines extérieures, vous intégrez ces personnes à votre équipe.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Malgré l'intervention du cabinet de conseil, le document reste estampillé par le ministère des solidarités et de la culture ?

M. Olivier Véran, ministre . - Oui. Vous nous avez demandé de vous envoyer la totalité des documents auxquels le cabinet de conseil a pu contribuer de près ou de loin, d'où l'exhaustivité des pièces que nous vous avons livrées. Si vous aviez voulu ceux estampillés par McKinsey présents dans le dossier, vous auriez eu une feuille blanche. Vous avez là tous les documents auxquels ils ont pu contribuer de près ou de loin, au titre des renforts RH internalisés dans nos équipes le temps de la mission, sans pouvoir décisionnel et sans lien direct avec le ministre.

M. Jérôme Bascher . - Selon l'expérience que j'ai pu avoir de l'administration, il me semble qu'une note est toujours rédigée par l'agent qui relève de la responsabilité du ministère, l'intervention de la personne issue du cabinet de conseil restant annexe. Ne faudrait-il pas bien séparer ces deux types d'intervention ?

M. Olivier Véran, ministre . - C'est toujours le cas en temps normal, mais rarement dans un contexte exceptionnel. Lorsqu'un agent public comme un gendarme ou un militaire intervient auprès des équipes du ministère, notamment pour la gestion logistique des masques, cela ne semble pas vous gêner, mais vous faites preuve de suspicion dès qu'il s'agit d'un ingénieur ou d'un logisticien issu du secteur privé. Pourtant, les règles sont très claires : aucun pouvoir décisionnel, des contrats rigoureux, une évaluation et le respect strict du suivi prévu par la loi dans l'attribution des marchés.

On trouve des ressources et des talents dans le secteur privé comme dans le public. Dès lors que nous traversions une crise exceptionnelle et que nous devions mener une campagne tambour battant, il fallait aller chercher les compétences dont nous avions besoin partout où elles se trouvaient. Les règles sont parfaitement claires, de sorte qu'il n'est pas besoin de faire figurer le logo de la gendarmerie nationale sur un document, au motif qu'un gendarme a participé à la collecte d'informations qui a permis d'élaborer un bout de tableau dans un document.

M. Arnaud Bazin , président . - Il y a une différence entre faire appel à un agent public et recourir à un agent du privé. Ce sont deux statuts différents.

Encore une fois, quand on passe un contrat avec un cabinet de conseil, on lui confie une mission précise. En l'occurrence, vous semblez avoir intégré des compétences à l'intérieur de vos équipes et il faudra que nous regardions de près dans les documents que vous nous avez transmis comment leurs fonctions ont été encadrées. Vous nous donnez l'impression d'avoir pris des agents dans un vivier privé sans avoir passé avec le cabinet de conseil de marché clair sur une mission précise.

M. Olivier Véran, ministre . - Je ne peux pas vous laisser insinuer que certains marchés n'étaient pas clairs. Prouvez-le !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Détrompez-vous, monsieur le ministre, ce n'est pas notre objectif...

M. Olivier Véran, ministre . - Il n'y a eu aucune ambiguïté dans la nature des contrats qui ont été passés ni dans leur réalisation.

Nous étions dans une situation exceptionnelle, d'extrême urgence. Le Président de la République considérait que le pays était « en guerre ». Tout le monde nous demandait d'agir rapidement, les sénateurs comme le reste des citoyens, à juste titre. Nous avons pris la peine de respecter les procédures de marchés publics, les règles de recrutement en vigueur et celles d'attribution des marchés. Nous avons passé des contrats en vérifiant qu'ils étaient parfaitement limpides. Nous n'avons fait que renforcer nos équipes par le recrutement de personnes issues du privé et du public pour « faire la guerre ».

Il est parfaitement légitime que nous rendions des comptes et nous vous avons présenté l'ensemble des contrats et des documents auxquels les uns ou les autres ont pu participer de près ou de loin, et je suis là pour répondre à vos questions.

Je vous le redis, sous serment : à aucun moment il n'y a eu de dérogation aux procédures de fonctionnement et au règlement en vigueur. En revanche, nous avons fait évoluer la pratique : alors qu'habituellement nous procédions par missions extérieures parfaitement bordées et externalisées, il a fallu que nous enrichissions nos équipes. En période de guerre, regarde-t-on qui prépare les munitions, à quel endroit on le fait et si les munitions sont bien transférées dans l'arsenal ?

M. Arnaud Bazin , président . - Je n'insinue rien. Nous examinerons les documents que vous nous avez fait parvenir, hier. Ce type de contrats n'est pas habituel.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je sais d'expérience que les compétences se trouvent aussi dans le privé. Il est tout à fait compréhensible que, dans la crise inédite que nous traversons, il ait fallu solliciter ces talents. Ce que vise notre commission d'enquête, c'est la transparence.

M. Arnaud Bazin , président . - Le cabinet McKinsey a indiqué avoir eu physiquement accès à la cellule interministérielle de crise, située au Centre de ressources documentaires ministériel (CRDM) du ministère des solidarités et de la santé. Confirmez-vous cette information ? Si tel est le cas, quelles ont été les précautions prises pour ouvrir l'accès à un lieu aussi stratégique ?

M. Olivier Véran, ministre . - Il s'agissait de la bibliothèque Simone Veil, où nous avons créé un open space qui s'apparentait à une véritable fourmilière. Nous avons créé de l'espace parce que c'est la guerre.

Au plus dur de la crise, le dimanche, à 21 heures, des dizaines de personnes s'affairaient sur des tableaux de bord, chacune sur sa mission, avec des espaces dédiés aux commandes ou au stockage de matériel. Les équipes servaient l'intérêt général.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous avez mentionné le strict respect des procédures de marchés publics. Certaines sociétés ou certains cabinets de conseil vous ont-ils fourni des éléments pro bono , c'est-à-dire gratuitement ?

Avez-vous souscrit systématiquement à la règle du « tourniquet », conformément à l'accord-cadre de la DITP ? Si vous y avez dérogé, comme il semble que cela ait été le cas, sur quels fondements juridiques avez-vous pu le faire ?

M. Olivier Véran, ministre . - Nous n'avons bénéficié d'aucun pro bono , d'aucun service de conseil gratuit. La règle du « tourniquet » a été respectée. Dans la mesure où les contrats concernant la campagne vaccinale ont été prolongés, McKinsey s'est vu attribuer plusieurs marchés de manière renouvelée. Il y a eu des continuités de contrats, qui avaient trait à la même démarche.

M. Arnaud Bazin , président . - Combien de marchés ?

M. Olivier Véran, ministre . - Treize.

M. Arnaud Bazin , président . - Peut-on considérer que la règle du « tourniquet » mérite encore son nom ?

M. Olivier Véran, ministre . - Si, après avoir eu recours à McKinsey pour participer la gestion logistique de la campagne vaccinale avec les équipes du ministère, j'avais ensuite sollicité Accenture, puis encore une autre société, cela n'aurait pas eu de sens. Nous aurions passé plus de temps à accueillir de nouvelles personnes et à leur expliquer le travail qu'à recueillir leur conseil.

M. Arnaud Bazin , président . - Il s'agissait toujours de renforts intégrés aux équipes du ministère ?

M. Olivier Véran, ministre . - Oui, le contexte et le cadre étaient les mêmes. Le « tourniquet » a été respecté et s'est arrêté sur McKinsey pour la campagne de vaccination. S'il s'était arrêté sur un autre cabinet, nous serions passés par cet autre cabinet. Il n'y a aucun sujet là-dessus.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - En décembre 2020, le cabinet McKinsey a mis à disposition un agent de liaison pour assurer « la coordination opérationnelle » entre Santé publique France et votre ministère sur la distribution des vaccins, pour un montant de 170 000 euros.

Cette mission s'est ensuite prolongée en janvier 2021 par la mise en place d'une « tour de contrôle » à Santé publique France, pour un montant de 605 000 euros

McKinsey a notamment participé à la « mise en place et à l'animation de briefs quotidiens transverses internes » à Santé publique France, deux fois par jour, à 9 heures et à 15 heures. Quel a été le rôle exact de McKinsey à Santé publique France ?

M. Olivier Véran, ministre . - C'est un agent d'interface avec Santé Publique France. Il a été remplacé par des ressources internes au ministère dès que la situation sanitaire l'a permis.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce point nous a beaucoup interpellés. Pouvez-vous nous donner plus de détails ?

M. Olivier Véran, ministre . - Je peux détailler : il devait s'assurer que les consignes logistiques transmises par la task force vaccinale étaient bien appréhendées par Santé publique France. Il veillait à la fluidité des transmissions et des relations entre la task force vaccinale et Santé publique France. Il vérifiait que les alertes de Santé publique France étaient bien prises en compte dans les analyses logistiques de la task force .

Après le départ de McKinsey, cette fonction a été confiée à une chargée de mission au pôle logistique de la task force .

M. Arnaud Bazin , président . - Vous aviez donc des ressources internes au ministère ?

M. Olivier Véran, ministre . - Oui, mais elles étaient utilisées. Je peux vous assurer que personne n'était planqué dans les placards en train de se tourner les pouces pendant la crise sanitaire. Si vous avez un doute, nous avons une magnifique exposition de photographies du travail de chacun, en télétravail comme en présentiel. Tout le monde a travaillé à plein pendant cette période : logisticiens, statisticiens, ingénieurs, cadres et toute personne susceptible de nous aider. Quand la charge de travail a diminué, nous avons remplacé les renforts par des personnes en interne.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Il s'agit d'argent public. L'addition se monte à 700 000 euros pour une personne en charge d'assurer la coordination opérationnelle et de mettre en place une « tour de contrôle » à Santé publique France. Sincèrement, c'est un peu cher la mission.

M. Olivier Véran, ministre . - Je doute très fortement qu'il s'agisse de cela. On vous l'éclaircira : ce n'est pas 700 000 euros pour deux personnes.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce sont les éléments que nous avons à notre disposition et que nous vérifierons.

M. Olivier Véran, ministre . - Je n'ai pas tout en tête mais nous vous avons donné tous les documents. Ce n'est pas 700 000 euros pour une personne qui fait la liaison entre Santé Publique France et la task force , certainement pas.

Je sais que par votre engagement politique, que je salue, vous êtes sensible à la qualité de vie au travail...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je sais ce que vous allez me dire, ce n'est pas le sujet. Vous le dîtes tout le temps lorsque vous êtes en séance, ici au Sénat.

M. Olivier Véran, ministre . - Il y avait des lits de camp dans les bureaux et dans les couloirs, au ministère, pour que les gens puissent faire des micro-siestes entre deux missions. Je vous assure que les ressources publiques ont été employées à bon escient.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous ne le contestons pas. Nous avons reconnu d'emblée la mobilisation de vos personnels. Nos questions portent sur autre chose.

M. Stéphane Sautarel . - Il y a sans doute une ambiguïté à lever autour du terme de « conseil ». De nombreuses prestations opérationnelles relèvent du renfort d'équipes et presque de l'intérim, dans un contexte particulier.

Y avait-il par ailleurs des interventions en conseil, consistant en de l'aide à la décision ou en accompagnement stratégique ?

M. Olivier Véran, ministre . - La liste des actions et des missions que nous vous avons transmise vous aidera à vous forger une opinion. Nous avions besoin de ressources humaines pour compléter nos équipes face à la masse de travail à réaliser dans l'urgence. Nous avons pris les compétences là où elles étaient.

M. Stéphane Sautarel . - La pratique est particulière au contexte.

Je souhaitais connaître la proportion du recours au conseil stratégique, notamment pour l'organisation logistique, où les équipes du ministère manquaient sans doute de compétences.

M. Jérôme Bascher . - L'un des prestataires de l'État pour la distribution des masques, le cabinet Citwell, possède parmi sa clientèle des entreprises comme Sanofi. Avez-vous pu vérifier en amont l'absence de conflits d'intérêts ? Avez-vous eu le temps, dans ce contexte d'urgence ?

M. Olivier Véran, ministre . - Pour cette dernière question, ce n'est absolument pas moi qui m'occupe de cela. Je ne peux pas vous répondre, encore moins sous serment. On essayera de vous apporter une réponse, bien évidemment.

Pour ce qui est du conseil stratégique, nous avons eu besoin de compétences de nature exceptionnelle en renfort pour des missions stratégiques. Des gendarmes, par exemple, ont prêté main-forte lorsqu'il a fallu aménager des avions gros porteurs pour transporter des masques depuis la Chine.

M. Jérôme Bascher . - Le 26 janvier dernier, Martin Hirsch a déclaré devant la commission d'enquête avoir reçu un appel du cabinet du Premier ministre le 14 mars 2020, pour lui proposer l'intervention pro bono de plusieurs grands cabinets de conseil.

Avez-vous été informé de cette démarche du cabinet du Premier ministre ?

M. Olivier Véran, ministre . - Non, car ce n'est pas de mon niveau.

M. Jérôme Bascher . - D'une manière générale, quelles ont été les mesures prises pour encadrer les prestations pro bono des cabinets de conseil durant la crise sanitaire ?

M. Olivier Véran, ministre . - Il n'y a eu aucune mission pro bono au profit du ministère. Je suis ministre de la santé et je ne suis pas directeur de l'AP-HP.

M. Arnaud Bazin , président . - Il semble que McKinsey a réalisé une étude pro bono en 2020 pour les services du Premier ministre. Il s'agissait de comparer les réponses des autres pays face à la crise sanitaire. En avez-vous eu connaissance ?

M. Olivier Véran, ministre . - Non. Je ne suis pas non plus Premier ministre.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela concernait le secteur sanitaire, de sorte que vous auriez pu en avoir connaissance.

M. Olivier Véran, ministre . - J'ai eu des flots de benchmarks . J'en ai encore eu aujourd'hui sous les yeux. Je ne peux pas vous répondre factuellement.

M. Mickaël Vallet . - Vous avez précisé que vous aviez un contrat en cours avec McKinsey sur le renfort de la vaccination pédiatrique. McKinsey a indiqué devant la commission d'enquête avoir reçu une nouvelle commande de l'État à la fin de l'année 2021 pour l'organisation de la campagne de rappel. Où en est-on de l'ensemble des contrats ?

D'une manière générale, quelles sont les prestations de cabinet de conseil en lien avec la crise sanitaire qui sont toujours en cours ?

Certains chercheurs et universitaires valident le terme de « consultocratie hospitalière » s'agissant de l'intervention des cabinets de conseil. Les cadres ou responsables dans le domaine public de la santé que nous avons auditionnés, notamment la directrice générale de l'ARS Île-de-France et la directrice générale de Santé publique France, ont semblé interloqués quand nous les avons interrogés sur l'adéquation de ce terme et nous ont renvoyés au ministère ou aux collectivités hospitalières.

Rejetez-vous complètement ce terme ou bien peut-on considérer qu'il y a une intervention des cabinets de conseil beaucoup plus importante qu'auparavant ? Si c'est le cas, où se fait-elle principalement ?

M. Olivier Véran, ministre . - Avant de parler de « consultocratie hospitalière », il faudrait étudier la consultocratie au sein des collectivités territoriales, que vous connaissez mieux que moi. Si l'on comparait à budget équivalent...

M. Mickaël Vallet . - Ce n'est pas le sujet.

M. Olivier Véran, ministre . - Nous sommes dans la maison des élus et vous m'avez posé une question d'appréciation. Je vous propose de comparer le budget des hôpitaux et celui des collectivités territoriales et d'étudier la question à l'échelle d'un département.

M. Arnaud Bazin , président . - Ce ne sont que des supputations, nous n'avons aucun chiffre pour en débattre.

M. Olivier Véran, ministre . - Je vous propose de creuser !

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'est pas dans le périmètre de la commission d'enquête. Ce n'est pas le sujet.

M. Olivier Véran, ministre . - Pour ma part, j'irai regarder !

La part budgétaire des hôpitaux consacrée à des activités de conseil atteindrait 0,18 % ou 0,19 %. Je vous laisse juger si c'est beaucoup ou pas beaucoup. Elle évolue assez peu et reste très limitée à l'échelle d'un hôpital.

M. Mickaël Vallet . - S'agit-il du budget global de l'hôpital, de la part dédiée au fonctionnement ou bien à l'investissement ?

M. Olivier Véran, ministre . - Il s'agit du budget global.

M. Mickaël Vallet . - Quelle est la proportion par rapport à la part de fonctionnement ?

Les universitaires qui étudient la question parlent d'un « effet cliquet », de sorte que, lorsque l'on recrute en externe, on n'embauche plus en interne. Il faut également vérifier que les ressources n'existent pas déjà en interne.

M. Olivier Véran, ministre . - L'Agence nationale d'appui à la performance sanitaire et médico-sociale (ANAP) a diligenté des enquêtes à la demande des hôpitaux, du ministère ou des ARS. Cela a conduit à passer des contrats avec des sociétés de conseil, qui ont permis de créer des guidelines que l'on a ensuite mutualisées entre les hôpitaux pour réduire les coûts. L'agence a été créée par Roselyne Bachelot, lorsqu'elle était ministre de la santé.

Si vous me permettez la comparaison, il en va des réformes du fonctionnement des hôpitaux comme de la mise aux normes incendie des ascenseurs : le temps de faire les travaux, il faut recommencer. Les hôpitaux doivent absorber des réformes en flot continu, par exemple celle du financement de la tarification des urgences, cette année. Ils ont donc parfois besoin de recourir à des prestataires extérieurs.

La comparaison que je vous propose de faire avec les collectivités territoriales n'est pas vaine. C'est ainsi que l'on pourra savoir si le terme de « consultocratie hospitalière » est valable ou si l'on est plutôt dans une consultocratie publique liée à la quantité de réformes et de transformations que l'on demande aux organismes publics. Comme ministre en charge des solidarités et de la santé, je ne suis pas au fait de ces questions. Selon mon avis personnel, le flot continu de ce que les hôpitaux doivent absorber justifie leur recours à des prestations extérieures. Je ne suis pas choqué par cela. Nous vous répondrons sur les coûts de fonctionnement.

En revanche, je suis très choqué par le recours à l'intérim médical et paramédical qui coûte une « blinde » : 500 millions d'euros en 2013 quand j'ai rédigé mon rapport parlementaire, probablement plus de 1 milliard d'euros aujourd'hui ; c'est dix fois les dépenses de conseil annuelles des hôpitaux ! Voilà qui me choque plus.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous préciser le contenu et le montant de la nouvelle commande passée à McKinsey pour la campagne de rappel vaccinal ? Pourquoi cette commande échappe-t-elle au « tourniquet » ? Parce qu'il s'agit d'une campagne de rappel ? Un autre cadre n'aurait-il pas été envisageable ?

M. Olivier Véran, ministre . - Non, d'autant qu'il s'agissait de la poursuite de la campagne de rappel et de la poursuite de la campagne de vaccination pédiatrique : c'était du deux en un pour répondre à votre question.

Une autre mission est en cours sur des prestations numériques, afin d'adapter, avec des codeurs, l'application TousAntiCovid, notamment au passage du passe sanitaire au passe vaccinal.

Vous trouverez le reste des informations souhaitées dans les documents que je vous ai transmis.

M. Arnaud Bazin , président . - Les documents précisent-ils le montant de cette nouvelle commande ?

M. Olivier Véran, ministre . - Vous y trouverez tous les montants, de toutes les commandes passées.

M. Arnaud Bazin . - J'imagine qu'il s'agit d'une prestation à bons de commande, avec un marché initial et un montant global...

M. Olivier Véran, ministre . - C'est le même marché.

Mme Nicole Duranton . - Hier, nous avons entendu Mme Florence Parly : le ministère des armées s'est doté de sa propre structure de conseil depuis 2020. Envisagez-vous d'en faire autant afin de réduire votre recours aux cabinets privés ?

M. Olivier Véran, ministre . - Si vous auditionniez la cheffe de l'IGAS, elle pourrait vous montrer toutes les lettres de saisine que j'ai signées lui demandant des renforts.

L'une des externalités de cette crise terrible, c'est que j'ai pu obtenir des moyens pour renforcer nos équipes dans les territoires.

Premier exemple : le Ségur de l'investissement en santé et ses 19 milliards d'euros. C'est colossal, cela permettra la reprise de dette et la rénovation-modernisation de 3 000 hôpitaux et établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Afin de les déployer au plus vite sur le terrain, nous avons temporairement délégué des ETP dans les ARS pour assurer le suivi de la mise en place opérationnelle du Ségur de l'investissement. Nul recours au privé dans ce cas de figure. Nous avons donc augmenté la masse salariale des ARS afin qu'elles disposent pendant quelques années de personnels qui se consacrent à cette mission.

Deuxième exemple : le versement automatisé des pensions alimentaires intermédiées. Nous avons renforcé les effectifs des caisses d'allocations familiales (CAF) pour l'accueil, le traitement des dossiers et le système d'information.

Mais, ensuite, on nous reproche de n'avoir pas supprimé suffisamment de postes de fonctionnaires... Mais, dans la vraie vie, voilà à quoi servent les fonctionnaires.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous espérons tous ne plus jamais traverser une telle crise sanitaire. J'ai bien compris que vous avez eu recours au secteur privé, dans l'urgence, pour accompagner les agents de la fonction publique dans leurs missions. Mais imaginons qu'une nouvelle crise se produise. Quelles leçons tirez-vous de la crise actuelle ? Prendrez-vous les mêmes mesures ? Pensez-vous possible que les fonctionnaires assument en qualité et en quantité les fonctions que, dans cette crise, vous avez demandé au secteur privé d'assumer ?

M. Olivier Véran, ministre . - Vous et moi contestons le procès permanent en excès d'argent public dans les ARS. On me dit que les ARS sont pléthoriques. Pourtant, en plus de leurs missions habituelles qu'elles ne pouvaient pas abandonner - prévention, détection des cancers, surveillance de la qualité de l'air et de l'eau, pilotage des hôpitaux, contrôles des Ehpad... -, on leur a demandé d'assurer de nouvelles missions - 1 600 centres de vaccination, une logistique monstrueuse, etc.

Si les ARS avaient été capables, sans renforts, d'absorber, en plus de leurs missions classiques, ces missions extraordinaires liées à la crise, vous seriez en droit de me dire que, hors temps de crise, elles sont probablement pléthoriques. On n'évite pas une crise : elle nous déborde. Quand elle survient, on fait face et on utilise tous les moyens disponibles.

Conclusion : premièrement, les ARS ne sont pas pléthoriques ; deuxièmement, elles ont été renforcées, notamment dans leur volet départemental, en lien avec les élus locaux ; troisièmement, si une nouvelle crise devait survenir, dans l'urgence, je ferais appel aux compétences où qu'elles se trouvent, qu'elles soient publiques ou privées. Je le revendique. Des compétences étaient disponibles pour nous aider, avec des gens de bonne volonté pour protéger les Français dans cette période : pourquoi nous en serions-nous privés ?

Je suis persuadé qu'en cas de nouvelle crise, ceux qui me succéderont, quel que soit leur bord politique, prendront les mesures nécessaires pour, avant tout, protéger les Français.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Mais on ne renforcera pas les ARS...

M. Olivier Véran, ministre . - Nous les renforçons ! J'ai évoqué tout à l'heure le renforcement du volet départemental des ARS et les ETP supplémentaires que nous y avons délégués.

Nous devrons tirer les enseignements de cette crise. Dans les territoires et les agences, de nouvelles et précieuses compétences ont été acquises : nous devons les conserver, car nous en aurons peut-être besoin un jour.

Nous devrons également nous interroger sur la structuration du paysage sanitaire : fallait-il fusionner l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) dans Santé publique France ? Quid de l'empilement des structures : Santé publique France, direction générale de la santé, Haute Autorité de santé (HAS) ?

J'aurai bien évidemment des propositions à faire sur la réorganisation du paysage sanitaire et la manière de prévenir l'émergence de nouvelles crises. Mais tout cela ne se fait pas pendant la crise. Je n'ai rien vu à cet égard dans le programme de Valérie Pécresse...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - S'il vous plaît, n'invitez pas vous aussi la campagne présidentielle dans cette commission d'enquête. Ce n'est pas le lieu.

M. Olivier Véran, ministre . - Je voulais seulement dire que je ne peux pas imposer à un candidat d'avoir une idée sur la question.

M. Arnaud Bazin , président . - Restons-en là et évitons à l'avenir ce genre d'incident.

M. Patrice Joly . - Quelles étaient la nature et la typologie de ces contrats ? D'ordinaire, les cabinets de conseil offrent des prestations de services sur des projets. Ici, cela a consisté en des mises à disposition de personnel, ce qui, juridiquement et au regard des missions confiées, ressemble plutôt à de l'intérim...

M. Arnaud Bazin , président . - Comment avez-vous traité la question déontologique liée à l'incorporation de ces personnels aux équipes de fonctionnaires ?

On sait que les agents publics sont soumis à de strictes obligations déontologiques ; c'est d'autant plus important qu'ils traitent des données sanitaires. Lorsque l'on signe un tel contrat de prestation de services, des précautions déontologiques sont prises : cela a-t-il été le cas ou l'urgence ne l'a-t-elle pas permis ?

M. Olivier Véran, ministre . - Ces contrats comportent une clause de confidentialité. En revanche, la loi ne prévoit pas de vérification concernant les activités antérieures ou les liens familiaux des uns et des autres. Or nous avons scrupuleusement respecté la loi, rien que la lettre de la loi.

M. Arnaud Bazin , président . - Mais nous n'avons pas vu ces contrats de renforts ! Dans un contrat de conseil classique, le cahier des charges prévoit des obligations de sécurité et de confidentialité. En outre, le donneur d'ordre vérifie qu'il n'y a pas de conflits d'intérêts, avec, par exemple, un grand laboratoire ou toute autre entreprise aux intérêts divergents. Ce qui pose ensuite la question du contrôle...

Mais dans le cadre de ces renforts, de ces personnels mis à disposition pendant la crise sanitaire, par quel contrat les conditions déontologiques de leur intervention étaient-elles garanties ?

M. Olivier Véran, ministre . - Je le répète : les règles de confidentialité des cabinets de conseil sont garanties par contrat, au même titre que n'importe qui. Rien d'extraordinaire à cela.

M. Arnaud Bazin , président . - Mais, au-delà de la confidentialité, quid des éventuels conflits d'intérêts ?

M. Olivier Véran, ministre . - La loi ne prévoit pas d'aller regarder les éventuels liens ou conflits d'intérêts d'une personne que vous prenez dans le cadre d'une mission externe. Je vous le disais tout à l'heure : nous respectons la loi. Nous ne pouvons pas aller au-delà de la loi.

M. Arnaud Bazin , président . - On peut imaginer que certains salariés de ces cabinets de conseil aient travaillé pour des entreprises aux intérêts divergents...

M. Olivier Véran, ministre . - Ce sont les règles applicables aux marchés de la DITP. Ce sont des sujets techniques, qui ne sont pas de mon niveau de décision - c'est pourquoi je viens de me le faire préciser par mon secrétaire général -, mais je vous dis comment les choses sont faites dans mon ministère, dont j'assume la responsabilité.

M. Patrice Joly . - Un contrat de prestation de services obéit au régime de la commande publique, or un contrat d'intérim n'en relève pas. Il y a peut-être un problème de qualification, que nous examinerons à la lumière des documents que vous nous avez fournis.

M. Olivier Véran, ministre . - Il ne s'agit pas d'une prestation d'intérim, mais d'une prestation de ressources humaines et de conseil.

M. Patrice Joly . - Tel que vous nous l'avez présenté, ce renforcement laissait penser qu'il s'agissait d'intérim...

M. Olivier Véran, ministre . - C'est du renforcement en conseil, et non pas en intérim.

M. Jérôme Bascher . - Les agents privés auxquels il est fait appel dans l'urgence ne devraient-ils pas être soumis aux mêmes règles déontologiques que les agents temporaires du service public ?

M. Olivier Véran, ministre . - La DITP l'envisage. Cela relève de la loi. À titre personnel, j'y suis très favorable : tout ce qui nous permettra d'éviter de nous trouver dans des situations problématiques a posteriori va dans le bon sens. Au cours de ma courte carrière parlementaire, j'ai toujours lutté contre les conflits d'intérêts.

Mais, en tant que ministre, je ne demande pas à mes services d'aller au-delà de ce qu'impose la loi : cela pourrait également m'être reproché.

Si la loi est modifiée, ou si la DITP change ses règles, je m'y conformerais volontiers.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Sur le site internet de votre ministère, on peut lire que « la stratégie nationale de santé constitue le cadre de la politique de santé en France ».

Dès lors, pourquoi avoir confié son évaluation à un cabinet de conseil - McKinsey - qui a reçu trois commandes en 2021 - janvier, juillet et octobre - pour un montant global de 1,12 million d'euros ? Quel a été l'apport de ce travail ? Quelles conséquences en ont-elles été tirées ?

M. Olivier Véran, ministre . - Je pense qu'il s'agit d'une aide ponctuelle dans une période compliquée. Je ne connais pas du tout le détail de cette prestation.

M. Arnaud Bazin , président . - Une aide ponctuelle pour 1,12 million d'euros ?

M. Olivier Véran, ministre . - Nous avons eu besoin d'aide dans la période, avec toutes les transformations et réformes à mener : monter 700 lits de réanimation, recruter et former 6 000 infirmières et aides-soignantes supplémentaires, décloisonner, regrouper... Les missions ne manquent pas.

Je ne sais pas de quoi il retourne, mais vous trouverez tous les détails souhaités dans les documents que je vous ai adressés. Je ne suis pas étonné que nous ayons eu besoin d'une mission d'appui dans cette période.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est une information que nous avons trouvée sur le site internet du ministère.

M. Olivier Véran, ministre . - S'il s'agit d'une mission de conseil diligentée par mon ministère, vous trouverez tous les détails souhaités au sein des pièces que je vous ai adressées.

M. Arnaud Bazin , président . - Merci, monsieur le ministre.

Audition des écoles du service public, autour de MM. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), Éric Labaye, président de l'École polytechnique, Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP) et M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris

(Mercredi 9 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur les cabinets de conseil avec une table ronde des écoles du service public.

Nous recevons M. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), M. Éric Labaye, président de l'École polytechnique, Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP), qui a succédé à l'École nationale d'administration (ENA) au 1 er janvier dernier, et M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris, qui va nous rejoindre dans quelques instants. Mme Le Brignonen intervient en visioconférence, comme l'autorise le droit applicable aux commissions d'enquête.

Cette audition doit nous permettre de répondre à trois principales questions.

Comment réagissez-vous face à l'intervention croissante des cabinets de conseil dans la sphère publique, parfois en lieu et place des fonctionnaires formés dans vos écoles ?

Les cabinets de conseil représentent-ils un débouché important pour vos anciens étudiants ?

Vos écoles disposent-elles de partenariats avec les cabinets de conseil et, si oui, pour quels objectifs ?

Nous pourrons également aborder vos expériences respectives dans le public et le privé, ces éléments de comparaison pouvant intéresser les membres de notre commission d'enquête.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Chambaud et Labaye prêtent serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire d'environ sept minutes par école, avant les questions de Mme la rapporteure, puis de nos collègues.

M. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP) . - Monsieur le président, madame la rapporteure, mon propos liminaire sera assez succinct, notamment parce que deux de vos questions peuvent être traitées assez vite. D'abord, les cabinets de conseil ne constituent pas un débouché naturel pour les personnes formés à l'EHESP. Nous n'essayons donc pas de le développer.

Quant aux partenariats, nous n'avons que très peu de liens avec les grands cabinets de conseil mais plutôt avec des structures plus particulières, travaillant soit dans le domaine du soin, soit dans celui de la santé publique. Ce ne sont pas véritablement des structures que l'on retrouve dans les sphères naturelles de l'EHESP.

Cela étant dit, je souhaite vous faire part de deux ou trois éléments qui me semblent importants.

Tout d'abord, nous n'avons pas, dans les domaines de la sphère sanitaire et sociale, assisté à une très forte augmentation de l'intervention des cabinets de conseil. Ils interviennent depuis de nombreuses années, principalement au niveau ministériel ou des agences régionales de santé (ARS), mais ce n'est pas nouveau.

Sur ce point, il me paraît important de voir si ces cabinets traitent les sujets à la place de l'autorité publique. Nous pensons que, dans certains domaines, l'autorité publique peut apporter une expertise dès lors qu'elle est véritablement liée aux besoins des structures publiques, que ce soit les ARS, le ministère ou des structures plus locales.

Nous sommes, dans ce contexte, en train de développer un Programme d'amélioration continue du travail en équipe (Pacte) portant sur les soins primaires, que nous voudrions instaurer dans d'autres secteurs.

L'idée est de faire plus que ce que font les cabinets de conseil et d'accompagner véritablement la transformation des activités dans le domaine de la santé, et ce dans la durée. Nous avons mis ce programme en place en 2017-2018. Il couvre à peu près toute la France à travers les ARS. Par ailleurs, nous l'assortissons d'une possibilité de diplôme et ancrons la recherche à ces projets, ce que ne peuvent faire les cabinets de conseil. Dans un certain nombre de domaines, cela peut remplacer de manière positive ce qui peut être demandé à des cabinets de conseil.

Par ailleurs, les formations dispensées dans notre école -principalement celle des directeurs d'hôpital - ne comportent pas d'enseignement spécifique lié aux cabinets de conseil, ceux-ci pouvant intervenir à des niveaux très différents. Or nous souhaitons que ces interventions soient réalisées dans chaque domaine.

Ainsi, dans le cadre de la formation en ressources humaines, nous donnons à nos élèves un certain nombre d'éléments pour qu'ils puissent apprécier eux-mêmes l'intérêt et les limites des cabinets de conseil. Nous faisons la même chose pour les aspects juridiques, les marchés et l'ingénierie.

Nous essayons également de former les futurs directeurs d'hôpital à déterminer s'ils ont besoin d'un cabinet de conseil, en leur apportant l'expertise et les réflexes nécessaires pour savoir comment intégrer ce travail dans leur institution. Ils possèdent par exemple, sur le plan juridique, une certaine expertise dont ils peuvent se servir en cas de besoin.

Enfin, nous avons une expérience de conseil interne à notre école, l'EHESP comptant depuis maintenant plus de 35 ans une junior-entreprise, EHESP Conseil, qui intervient pour le compte d'un certain nombre de structures qui le demandent.

Ceci donne à nos élèves la possibilité de voir ce qu'est un audit et de l'expérimenter dans le cadre d'EHESP Conseil.

M. Éric Labaye, président de l'École polytechnique . - Je vous remercie de me donner l'opportunité, en ma qualité de président de l'École polytechnique, de contribuer à vos travaux.

L'École polytechnique est une institution française d'enseignement supérieur et de recherche d'excellence qui a plus de deux siècles d'existence ; elle a été fondée à l'initiative du Comité de salut public pour contribuer au redressement de la France.

La mission de l'École polytechnique est de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après une formation spécialisée, des emplois de haute qualification et de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique dans les corps civils et militaires de l'État, les services publics et, de façon plus générale, l'ensemble des activités de la Nation.

Comme énoncé dans sa mission, elle forme des femmes et des hommes au travers d'un profond apprentissage scientifique, mais aussi d'une importante formation humaine et militaire, leur inculquant une forte culture de l'intérêt général.

Ces élèves sont capables de résoudre des problèmes complexes grâce à des compétences reconnues, tels un savoir-faire et un langage complet de connaissances scientifiques et technologiques, avec une forte composante mathématique, une perspective internationale, des connaissances pluridisciplinaires allant de la physique à l'économie, une forte capacité d'analyse et une rapidité de synthèse.

Nos formations sont multiples aujourd'hui. Elles incluent le cycle polytechnicien, qui existe depuis 1794, mais également un Bachelor - licence - des programmes de master, des doctorats et de la formation continue. Tout cela permet à nos élèves d'acquérir des compétences clés extrêmement recherchées.

Le principal défi pour l'X est aujourd'hui de continuer à répondre à la complexification des enjeux et à l'intrication des problèmes à l'échelle planétaire, incluant le réchauffement climatique, la massification des données ou les révolutions dans le domaine de la santé, pour ne citer que quelques exemples.

L'approche pédagogique de l'X s'adapte ainsi avant tout aux évolutions scientifiques de notre temps. Ainsi que l'avait formulé l'un de mes prédécesseurs, Bernard Ésambert, l'École polytechnique forme les officiers de la guerre économique.

Nos élèves ont donc des débouchés multiples et, à ce titre, les cabinets de conseil font partie des recruteurs à la sortie de l'École polytechnique. Parmi les diplômés du cycle ingénieur, en moyenne, sur les trois dernières promotions, nous estimons qu'à leur sortie, 13 % de nos diplômés se dirigent dans les corps de l'État, 30 % en doctorat-recherche, 33 % dans l'industrie et les services, 8 % dans la banque et les assurances, 6 % dans le conseil, 3 % dans l'entrepreneuriat.

Sur les deux premières promotions du Master of Science and Technology , ce sont en moyenne 16 % des diplômés qui se dirigent vers le conseil à la sortie de l'École, 6 % des doctorants allant dans le secteur ingénierie conseil et services aux entreprises.

Je voudrais soulever ici une problématique liée, me semble-t-il, à l'enquête que vous menez. L'État fait-il face à une non-adéquation des ressources disponibles en son sein en termes de compétences, en particulier de compétences scientifiques et analytiques par rapport aux besoins urgents de transformation et d'adaptation auxquels notre société fait face ?

À cet égard, nous assistons à une réduction continue du nombre de places offertes aux corps techniques de l'État à la sortie de l'École polytechnique : en quarante ans, ce nombre est passé de 150 à 70 environ aujourd'hui.

Je voudrais maintenant aborder la question des partenariats entre l'École polytechnique et les cabinets de conseil.

Pour répondre aux enjeux mondiaux et aux besoins économiques de notre pays, nous développons des partenariats avec les entreprises. Cela nous permet à la fois d'accroître notre force de recherche et nos ressources propres, et de développer un écosystème vertueux permettant à l'École polytechnique de se situer au plus haut niveau international en termes d'employabilité, ce qui reflète la qualité de nos étudiants et de nos formations. Nous sommes dans ce domaine douzième mondial et premier français.

Ces entreprises reflètent tous les secteurs de l'économie, ce qui comprend bien sûr quelques cabinets de conseil. Ces liens avec les entreprises sont clés pour offrir des opportunités à nos étudiants, développer une recherche appliquée - ici nos laboratoires -, mais aussi pour accompagner les start-ups et l'innovation au sein de notre incubateur.

Les contrats d'objectifs pluriannuels conclus avec l'État mettent l'accent sur le rapprochement avec le monde de l'entreprise et l'accroissement des ressources propres de l'X qui doit en résulter, tout en conservant l'indépendance de la recherche académique de l'École.

Nous avons ainsi 34 chaires d'enseignement et de recherche. Une chaire, c'est un programme de mécénat, soutenu par une institution privée ou publique, en vue de construire des activités académiques autour des enjeux prioritaires de l'École, liées au domaine clé d'intérêt du mécène.

Ces chaires représentent environ 5 à 8 millions d'euros par an dans différents domaines scientifiques. Deux de ces chaires sont en partenariat avec des cabinets de conseil : la chaire « Blockchain et B2B Platforms » avec Capgemini, et une autre chaire à l'Institut polytechnique de Paris (IP Paris), avec Accenture, au sujet de la transformation de l'industrie et de l'émergence de nouveaux modèles économiques au service d'une durabilité environnementale et sociale.

Nous avons également des chaires industrielles ou d'intelligence artificielle subventionnées par l'Agence nationale de la recherche (ANR), pour un montant de 600 000 euros par an, dont une avec Accenture.

Nous comptons aussi une vingtaine de partenariats marque employeur, dont sept avec des cabinets de conseil. Cela représente 10 à 25 000 euros par an et par partenaire. L'objectif est de donner de la visibilité aux étudiants, d'offrir des stages, des visites en entreprise et des projets scientifiques collectifs.

Enfin, nous faisons du mécénat de compétences avec des cabinets de conseil, en particulier autour du soutien au développement de notre incubateur.

Nos professeurs sont des enseignants-chercheurs scientifiques, employés soit par l'École polytechnique, soit par les organismes nationaux de recherche (ONR), tels que le CNRS, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), ou les universités françaises. Ils sont donc parfois investis dans des cabinets de conseils pour leur expertise, mais rarement. Sur l'ensemble des enseignants-chercheurs employés par l'X, neuf seulement ont demandé cette année un cumul d'activités pour effectuer des missions de consultation.

Les liens entre l'École polytechnique et les cabinets de conseil concernant les réponses à des appels d'offres publics sont ténus. Nous avons conduit deux appels d'offres ces dernières années, via notre filiale Executive Education. L'un n'a pas abouti, l'autre n'a pas encore été contractualisé.

Enfin, je suis intimement convaincu que l'École polytechnique peut et doit apporter à l'État ses richesses et ses atouts, c'est-à-dire le savoir-faire de ses étudiants et celui de ses enseignants-chercheurs.

Les enseignants-chercheurs apportent régulièrement leur expertise à des missions de réflexion afin de venir en aide à l'État, comme Philippe Tibi, professeur d'économie à l'X, auteur du rapport Financer la quatrième révolution industrielle : lever le verrou du financement des entreprises technologiques , ou Hervé Dumez et Étienne Minvielle, directeurs de recherche au CNRS, professeurs à l'École polytechnique, dont le rapport s'intitulait Comment le système hospitalier français a-t-il géré la crise du Covid-19 ?

En conclusion, je dirais que l'État et les écoles du service public doivent poursuivre, voire accélérer leur collaboration pour contribuer au développement économique et à la transformation de la France.

Cela passe, pour l'X, par le fait de continuer à former de hauts fonctionnaires de l'État, ainsi que les futurs leaders du monde économique et académique, et d'apporter des perspectives distinctives et innovantes venant de la recherche sur les enjeux de politique publique.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vais à présent demander à présent à Mme Le Brignonen de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maryvonne Le Brignonen prête serment.

Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP) . - Je suis directrice de l'INSP depuis le 5 janvier 2022. J'avais auparavant été nommée directrice de l'ENA, préfigurateur de l'INSP, le 6 décembre 2021.

L'INSP succède à l'ENA dans la formation initiale et la formation continue des cadres supérieurs de l'État. Nos promotions en formation initiale comptent également environ 40 % d'élèves d'origine étrangère.

La formation initiale consiste en une scolarité de 21 mois, qui forme des élèves qui se voient proposer à leur sortie, à l'issue d'un classement, un poste au sein de l'administration centrale ou de l'administration territoriale de l'État. En termes de formation continue, l'INSP a vocation à devenir la maison commune des cadres supérieurs de l'État, de la réussite du concours jusqu'au jour de leur retraite. Nous nous insérons en effet dans la réforme de l'encadrement supérieur de l'État, qui a notamment vu la création de la délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE).

L'NSP est amené, dans ce cadre, à devenir le bras armé de la DIESE en termes de parcours de formation, de vivier, d'accélération de carrière, de mobilité et de formation obligatoire.

L'ENA, hier, et l'INSP aujourd'hui, ne gèrent pas la carrière de leurs anciens élèves. Selon un sondage que nous avons réalisé concernant 100 anciens élèves actifs travaillant dans des cabinets ou comme consultants indépendants, 86 sont démissionnaires ou majoritairement retraités et 14 en disponibilité.

L'ENA, avant la création de l'INSP, a connu d'importantes évolutions. Qu'il s'agisse de la création d'un concours docteurs - pour les titulaires d'un doctorat - de la profonde évolution dans la manière dont sont gérés et valorisés les stages ou de la mise en place d'une scolarité par les compétences, ces évolutions ont majoritairement été conduites en interne.

Il existe toutefois deux exceptions à cela. Tout d'abord, en 2018, l'ENA, qui était dans une situation extrêmement difficile, a fait appel à un cabinet de conseil pour réaliser un audit sur sa situation financière et appuyer le directeur dans la mise en oeuvre de certaines mesures. Un appui a également été sollicité pour la première année dans le cadre de la mise en place de la scolarité par les compétences.

Par ailleurs, l'INSP a structurellement recours à trois types d'appui de cabinets de conseil ou de consultants, mais toujours à la marge, la plupart des évolutions et des actions étant menées en interne.

Il est d'abord possible de faire appel à des cabinets de conseil pour certaines formations interministérielles extrêmement ciblées ou pour des formations très spécifiques, comme la gestion de crises ou le media training , pour lesquels nous faisons appel à des partenaires extérieurs.

Nous coopérons également avec des entités de nature publique pour répondre à certains appels d'offres internationaux ou communautaires spécifiques nécessitant un effet de taille, la tradition voulant que des consortiums et certains cabinets privés y participent.

Enfin, en matière numérique, nous disposons d'une équipe interne assez structurée mais nous pouvons ponctuellement faire appel à des prestataires externes en cas d'urgence ou de charge importante afin de mettre en oeuvre certains outils complexes.

Conformément à la circulaire du Premier ministre, l'INSP formera l'année prochaine au moins cent personnes à la gestion de projet, en partenariat avec la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

En matière de formation initiale, où existe depuis 2021 un tronc commun à quinze écoles de service public, avec cinq modules de 20 heures visant à donner une culture commune aux élèves, nous travaillons en parallèle au développement d'un module de sensibilisation à la gestion de projet, afin que les élèves disposent des compétences nécessaires soit pour postuler à des postes de chefs de projet, soit pour bénéficier des compétences et des réflexes nécessaires pour travailler avec des cabinets.

Si cela ne pose pas de difficultés, mon secrétaire général, qui est présent, pourra m'aider à répondre à des questions très techniques ou qui font appel à une mémoire dont je ne dispose pas encore.

M. Arnaud Bazin , président . - Il faudra que votre secrétaire général vous fournisse quelques renseignements en aparté, car vous êtes la seule à pouvoir vous exprimer après avoir prêté serment. C'est la règle des commissions d'enquête.

Je me tourne à présent vers M. Vicherat, à qui je rappelle que tout faux témoignage est susceptible de sanctions pénales pouvant aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Je l'invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Mathias Vicherat prête serment.

M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris . - Ce sujet est important pour Sciences Po à plusieurs titres.

Tout d'abord, Sciences Po, établissement public mais adossé à une fondation privée, a un recours réduit aux cabinets de conseil. Nous avons en effet dépensé 1,4 million d'euros sur dix ans en matière de conseil, en grande partie pour des activités que l'on peut considérer comme entrant dans le champ concurrentiel, notamment la formation continue. Nous avons ainsi eu recours à EY au sujet du business model de la formation continue à Sciences Po.

Par ailleurs, la chaire « Gouvernance digitale et souveraineté » fait l'objet d'un partenariat avec un cabinet de conseil, Sopra Steria.

En revanche, les cabinets de conseil représentent un débouché important à Sciences Po, de l'ordre de 16 % des diplômés. Je rappelle que Sciences Po compte environ 2 400 diplômés par an, chiffre plutôt stable depuis cinq ans.

Il est intéressant de noter que, si l'on a enregistré une baisse des débouchés dans le secteur privé, ils ont augmenté dans le secteur public : cinq points en trois ans dans les cabinets de conseil public pour notre école d'affaires publiques.

Je ne pense pas que ce soit lié à un manque d'attractivité de la fonction publique ou de la haute fonction publique. Sciences Po prépare et forme à beaucoup de concours de la fonction publique. Dans le dernier concours d'entrée à l'ENA, 76 % des élèves venaient de Sciences Po et, malgré la suppression de l'accès direct aux grands corps, on ne constate pas de manque d'intérêt pour la fonction publique - en tout cas vu de notre fenêtre.

Cependant - et c'est un élément important, notamment dans les enquêtes que nous menons auprès des jeunes diplômés -, le cabinet apparaît assez fréquemment comme une option de rang B, pour des étudiants qui n'ont pas réussi les concours et souhaitent travailler pour le secteur public à travers des cabinets de conseil. Il n'est pas rare, dans nos enquêtes, que certains diplômés indiquent travailler dans le secteur public, alors même qu'ils travaillent pour un cabinet de conseil.

S'agissant des débouchés, les principaux cabinets sont EY, Accenture, BearingPoint, Capgemini, KPMG et McKinsey.

Sciences Po recourt peu aux cabinets, car nous internalisons beaucoup l'expertise. Nous avons toute une série de centres et d'écoles capables de nous fournir celles dont nous avons besoin.

Nous avons ainsi lancé une grande consultation de tous les salariés de Sciences Po, la première depuis dix ans, en nous appuyant sur le Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po plutôt que de recourir à un prestataire externe.

Sciences Po entend concurrencer, voire prendre la place de toute une série de cabinets de conseil dans le secteur public. Nous en avons l'expertise, puisque de nombreux laboratoires ou centres travaillent déjà pour des ministères, des administrations, des collectivités locales, notamment le Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP), qui a déjà travaillé avec l'Assemblée nationale, la direction de l'évaluation de la perspective et de la performance (DEPP) du ministère de l'éducation nationale, la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), le commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) ou le CSO - qui travaille avec le ministère des armées, l'Assurance maladie et sur un projet concernant les risques volcaniques, dans le cadre d'une réforme du plan Orsec.

Nous avons également, à travers le Centre de recherches sur les relations internationales (CERI), un partenariat avec le ministère des armées, l'Observatoire stratégique de l'Amérique latine et l'Observatoire national du religieux.

Des enquêtes sont menées par le Cevipof pour le compte du ministère de l'intérieur au moment des élections.

Nous avons donc toute une série de prestations et d'expertise internes que nous souhaitons développer au bénéfice du secteur public, en concurrence directe avec beaucoup de cabinets de conseil, par rapport à qui nous sommes moins chers et plus performants.

Enfin, pour développer cette politique, nous souhaitons être plus visibles, plus connus et mieux reconnus par les acteurs du secteur public. Nous avons d'ores et déjà des discussions avec la directive de l'INSP sur des offres de formation initiale et continue, y compris dans le domaine doctoral, et nous développons de manière très proactive toute une série d'offres et de prestations au bénéfice du secteur public.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Merci pour vos propos liminaires, qui nous ont éclairés sur un certain nombre de points.

Mes premières questions s'adresseront à vous quatre.

En premier lieu, comment assurez-vous la transparence des partenariats que vous entretenez avec des cabinets de conseil ?

Deuxièmement, qui est à l'initiative de ces partenariats ? Est-ce une proposition des cabinets de conseil ou une action proactive de votre part ?

Troisièmement, les anciens élèves de l'INSP et de l'École polytechnique qui partent dans le secteur privé durant les premières années de leur carrière doivent rembourser la « pantoufle ». Assurez-vous un suivi de ces remboursements ?

Pour l'École polytechnique, nous savons qu'environ 16 % des élèves choisissent de prendre leur premier poste dans un cabinet de conseil, alors que l'État a financé leur scolarité à hauteur de 40 000 euros par an.

J'aimerais recueillir votre avis sur ces questions, et plus particulièrement, pour la dernière, de l'INSP et l'École polytechnique.

M. Éric Labaye . - Comme je l'ai indiqué, nos partenariats s'établissent avec les entreprises au sens large, mais également avec des fondations et des institutions.

Pour les chaires, qui sont des partenariats de mécénat, la transparence est totale. Tout le monde est impliqué dans les laboratoires de recherche. Une discussion s'établit au travers du Comité enseignement recherche avant de conclure la création d'une chaire, dont un professeur a la charge.

Les cabinets sont comme toutes les autres institutions qui possèdent des chaires de type mécénat. Il en va de même pour les chaires industrielles. La soumission à l'ANR est totalement publique. Quant à la marque employeur, il s'agit d'un partenariat entre l'École et les entreprises. Je l'ai dit, nous recourons à sept cabinets de conseil.

Pour ce qui est du mécénat de compétences, le mécène apporte ses compétences à une action donnée. Deux cabinets de conseil partenaires et un incubateur nous apportent leurs compétences, en particulier en matière de brevets et dans le cadre du démarrage des start-ups. Ces deux partenariats sont très connus.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-ce en open data sur le site de l'École polytechnique ?

M. Éric Labaye . - Je pense que les conventions ne sont pas publiées sur le site de l'École, mais elles sont accessibles, comme tout document. Je reviendrai vers vous avec cette précision. Les noms figurent sur notre site. Les chaires sont connues.

M. Arnaud Bazin , président . - Que recherchent vos partenaires à travers ces partenariats ? Quel est leur intérêt ?

M. Éric Labaye . - Il s'agit pour eux d'avancer sur des sujets qui les préoccupent à cinq ou dix ans, afin d'être plus compétitifs en matière d'intelligence artificielle, par exemple. Ils contribuent donc, via une chaire de mathématiques, à faire avancer ces réflexions. Le but est de faire progresser la science et, en termes d'image, de pouvoir revendiquer le fait d'avoir contribué au développement d'un grand établissement.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela contribue également à une certaine notoriété chez les élèves.

M. Éric Labaye . - Absolument. Toutes les institutions à travers le monde le font, que ce soit en France, en Allemagne, ou en Angleterre. C'est une approche assez cadrée et très bordée en termes de process .

Quant à la pantoufle, le point de bascule se situe en 2015. Avant la promotion 2015, il n'y avait pas de pantoufle pour les élèves qui ne rejoignaient pas le secteur public. Seuls les 70 diplômés qui rejoignaient le secteur public devaient des années à l'État. S'ils le quittaient, ils avaient une pantoufle. Ceux qui rejoignaient le secteur privé n'avaient pas de pantoufle à rembourser.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est lié au fait que 70 places sont offertes par l'État ?

M. Éric Labaye . - C'est cela.

Depuis 2015, tous les élèves qui n'effectuent pas leur période de dix ans dans un service de l'État doivent rembourser une pantoufle. Nous nous pencherons sur ce sujet en 2025. Il faut attendre dix ans.

Chaque corps suit la carrière des intéressés. Tous les ans, quelques remboursements sont demandés aux personnes du corps des Ponts ou des Mines qui passent dans le privé.

Mme Maryvonne Le Brignonen . - Lorsque nous faisons appel à des prestataires, nous nous inscrivons généralement dans des accords-cadres interministériels. Nous pouvons également faire appel à la commande publique.

Nous sommes intervenants juniors pour ce qui est de la coopération internationale et des accords de coopération extracommunautaires, où des cabinets de conseil interviennent parfois. Il arrive que le cabinet de conseil soit un intervenant senior, mais il a dans ce cas été sélectionné par l'entité qui a réalisé l'appel d'offres.

Pour ce qui est du suivi des élèves démissionnaires, si la démission a lieu pendant la scolarité, l'INSP paye le remboursement de la pantoufle - auparavant, c'était l'ENA. Une fois que l'élève a pris son poste - et la majorité des démissions interviennent à ce moment-là -, c'est la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) qui assure le suivi du remboursement de la pantoufle.

Nous avons nous aussi réalisé un sondage au sujet de nos anciens élèves. Nous avons ainsi pu nous assurer que la pantoufle avait été remboursée et que l'agent comptable avait bien encaissé les fonds.

M. Arnaud Bazin , président . - Avez-vous des partenariats avec des chaires qui, comme dans le cadre de l'École polytechnique, seraient l'objet de mécénat ?

Mme Maryvonne Le Brignonen . - Non, nous n'avons des partenariats qu'avec des universités françaises ou des écoles comme Sciences Po.

M. Arnaud Bazin , président . - Les partenariats que vous avez évoqués sont donc destinés à répondre à des appels d'offres par l'intermédiaire de cabinets privés, c'est bien cela ?

Mme Maryvonne Le Brignonen . - Il s'agit d'appels d'offres internationaux et extracommunautaires, avec des budgets assez importants, où interviennent les notions de senior et de junior. L'ENA, puis l'INSP, étant de petites entités, nous intervenons comme juniors, l'intervenant senior ayant déjà été sélectionné au préalable. Ce peut être un cabinet de conseil privé.

M. Arnaud Bazin , président . - Monsieur Chambaud, avez-vous quelques éléments à ce sujet ?

M. Laurent Chambaud . - L'EHESP a mis en place un certain nombre de chaires de recherche et continue à le faire. Elles peuvent être financées soit par des organismes publics, soit par des organismes privés.

Ces organismes privés peuvent être des mutuelles ou des structures privées qui interviennent à l'échelon de l'organisation hospitalière. Ce peut être aussi une chaire récemment mise en place, comme une fondation qui collecte de l'argent pour une maladie, en l'occurrence la sclérose en plaques.

Nous nous sommes dotés d'une sorte de cadre dans lequel les chaires sont approuvées par l'EHESP, parce qu'il en existe de différents types.

Nous disposons également d'une charte éthique au sein de l'EHESP. Les chaires sont automatiquement étudiées par le conseil scientifique de l'EHESP, composé de personnalités internes et de personnalités extérieures.

Pour ce qui est du pantouflage, comme l'INSP, nous ne disposons pas des éléments relatifs aux élèves une fois qu'ils ont intégré le milieu professionnel. Un certain nombre quittent probablement leurs fonctions avant le temps requis. Nous nous proposons, avec le Centre national de gestion, pour ce qui est de l'hôpital, de récupérer les montants. Ils ne sont pas énormes, mais il est important de le faire.

M. Arnaud Bazin , président . - L'organisation actuelle ne vous paraît-elle pas satisfaisante ?

M. Laurent Chambaud . - Nous n'avons pas de visibilité concernant les personnes qui ont quitté leur emploi. Nous avons besoin d'un dispositif qui nous permette de le savoir pour demander la récupération.

M. Arnaud Bazin , président . - Il existe donc aujourd'hui une obligation de remboursement, mais pas de dispositif de suivi ?

M. Laurent Chambaud . - Exactement.

M. Arnaud Bazin , président . - C'est surprenant !

M. Laurent Chambaud . - Une des difficultés de l'EHESP, pour ce qui est des filières hospitalières, vient du fait que nous ne sommes pas maîtres du concours. Nous abritons la formation pendant le temps requis, mais personne n'a d'obligation de rester en lien avec l'EHESP.

M. Arnaud Bazin , président . - Ils sont ensuite fonctionnaires. C'est à la fonction publique hospitalière de suivre leur carrière. À votre connaissance, l'administration est-elle en situation de le faire ?

M. Laurent Chambaud . - Je pense que oui. L'important pour nous est d'avoir l'information du Centre national de gestion. C'est un élément qui a été repéré il y a peu par l'EHESP, et qui nous paraît important à mettre en place.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - C'est en effet assez surprenant. Savez-vous combien de personnes sont concernées ?

M. Laurent Chambaud . - On ne peut pas le savoir, mais la majorité de ceux qui entrent dans la fonction publique hospitalière y demeurent.

M. Mathias Vicherat . - Les partenariats avec des cabinets sont assez peu nombreux. On les a recensés depuis 2012. Il y en a eu sept en dehors de la chaire que je citais, pour un montant total de 142 000 euros.

Ces partenariats portent sur l'accessibilité et relèvent plutôt de la logique de mécénat. EY a fait 20 000 euros de dons en 2013 pour le financement d'équipements d'accessibilité, et Capgemini 15 000 euros de dons en 2012.

Les partenariats ne sont pas très nombreux. Ils se font avec le secteur privé. Nous avons une logique de transparence sur le site des écoles et sur le site de Sciences Po, dans la rubrique consacrée au mécénat portée par la direction de la stratégie et du développement.

Par ailleurs, un Comité des dons, présidé par Laurence Tubiana, se prononce sur les différents dons et mécénats.

En parallèle, s'agissant de possibles conflits d'intérêts, la commission de déontologie va être renforcée au mois de mars, après recomposition et recrutement d'un nouveau président, un magistrat venu de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Il nous aidera à renforcer le dispositif général en la matière.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Le lot n° 1 de l'accord-cadre de la DITP consacré au conseil en stratégie a été attribué à trois entreprises qui se succèdent dans les prestations, McKinsey, BCG et Roland Berger.

Sciences Po Paris est présenté comme sous-traitant par deux entreprises, McKinsey et BCG, ce dernier mentionnant le Centre de sociologie des organisations de Sciences Po.

Est-il courant que Sciences Po participe à plusieurs offres pour un même marché ?

M. Mathias Vicherat . - Non, c'est peu courant. Généralement, nous répondons en propre aux différentes offres et souhaitons encore une fois nous positionner en concurrence, plutôt qu'en complémentarité ou en association avec des cabinets de conseil. Nous pourrons, si vous le souhaitez, essayer de dresser l'historique des cas qui se sont manifestés. Je ne suis à la tête de Sciences Po que depuis deux mois.

M. Arnaud Bazin , président . - Peut-on avoir un ordre de grandeur du chiffre d'affaires que représentent ces prestations ?

M. Mathias Vicherat . - Nous pouvons vous le transmettre.

M. Arnaud Bazin , président . - Vous ne le connaissez pas en cet instant ?

M. Mathias Vicherat . - Au total, non. C'est très variable. Nous sommes beaucoup moins chers que les cabinets de conseil, ce qui nous rend plus compétitifs quand les services de l'État connaissent l'existence de notre expertise, mais je n'ai pas de chiffres.

M. Arnaud Bazin , président . - Le fait d'être moins cher ne vous dessert-il pas ?

M. Mathias Vicherat . - Non, car le moins-disant peut être un critère d'attribution. Nous avons été préférés à des cabinets de conseil sur certains marchés.

L'idée est que Sciences Po puisse continuer à développer cette expertise.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous ne vous demanderons pas un montant exhaustif, mais un ordre de grandeur, que vous nous communiquerez par la suite.

Avant d'être directeur de Sciences Po, vous avez exercé des fonctions de direction à la SNCF, puis chez Danone. Pouvez comparer les conditions de recours aux cabinets de conseil dans les secteurs public et privé ? Percevez-vous des différences d'approche ?

M. Mathias Vicherat . - Oui, évidemment. Je ne sais si l'exemple de la SNCF est très représentatif, car cette entreprise publique recourt beaucoup aux services de cabinets de conseil alors que Danone est une entreprise privée qui y a moins recours que d'autres.

Il est vrai qu'à la SNCF, le sujet du montant global des recours à des cabinets de conseil et à des prestataires extérieurs était assez récurrent. Il pouvait y avoir par moments une logique de mille-feuilles, et l'on pouvait recourir à des cabinets de conseil différents sur les mêmes missions. Il y a là un sujet de cohérence dans l'expertise et le conseil qui pouvait être donné.

M. Arnaud Bazin , président . - D'après nos informations, le cabinet Sia Partners soutient l'école de management et d'innovation de Sciences Po Paris en contrepartie de la diffusion d'offres d'emploi ou de participations à des forums.

Pourriez-vous nous préciser les modalités d'organisation de ce partenariat et ses éventuelles implications financières pour Sciences Po ?

M. Mathias Vicherat . - Je ne dispose pas de la réponse. Je reprendrai la parole pour vous fournir ces éléments.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur Labaye, je ne vais pas trahir un secret en disant que vous avez exercé dans le cabinet McKinsey entre 1985 et septembre 2018, après être sorti de l'École polytechnique en 1980.

Nous aurions besoin de votre éclairage d'ancien praticien. Est-il courant qu'un cabinet de conseil travaille sur un document sans y insérer son logo, mais utilise le logo de son client ? Nous n'avons pas eu de réponse satisfaisante lors des précédentes auditions.

M. Éric Labaye . - Un cabinet de conseil travaille de façon dédiée et confidentielle pour un client. Sa mission est de l'aider à réussir et d'avoir un impact majeur sur sa performance. La direction générale et les organisations opérationnelles augmentent leurs performances avec le soutien d'un cabinet de conseil, qui travaille à 90 ou 95 % avec l'organisation du client, qu'il soit public ou privé, afin de la faire avancer dans le sens souhaité.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Il est donc normal qu'un cabinet de conseil n'appose pas son logo sur le document qu'il remet à son client.

M. Éric Labaye . - Non, il ne rend pas un document, il travaille sur un document avec son client. L'objectif d'une organisation est d'avancer. Le consultant est donc totalement partie prenante du document du client sur lequel il travaille.

Mme Éliane Assassi , rapporteur . - Il n'apparaît donc à aucun moment sur ces documents ?

M. Éric Labaye . - Il n'a pas forcément à apparaître. C'est le client qui le décide.

M. Arnaud Bazin , président . - Est-il habituel que seul le logo du client apparaisse sur ce document commun ?

M. Éric Labaye . - Oui, parce que la mission d'un consultant est d'aider son client. Le cabinet de conseil travaille avec l'équipe cliente pour faire avancer les choses. L'ambition du consultant n'est pas d'apposer son logo sur un document, mais de faire progresser le client.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous sommes d'accord, mais une prestation est assurée. Le cabinet de conseil qui a travaillé en partenariat avec l'administration n'apparaît donc jamais sur les documents qui sont restitués ?

M. Éric Labaye . - Si votre question porte sur la présence du logo sur un document, cela peut arriver. Le cabinet participe à l'organisation, mais le document est un document de l'organisation. Après avoir travaillé avec l'équipe client pendant plusieurs mois sur un plan stratégique d'une entreprise, c'est l'entreprise qui le présente aux investisseurs et en interne.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - On peut donc ne pas savoir qu'un cabinet de conseil est intervenu dans l'élaboration de la stratégie d'une entreprise publique...

M. Éric Labaye . - C'est le client qui décide de partager cette information ou non.

M. Arnaud Bazin , président . - Quand le client est un client public, soumis au code des marchés publics, il passe commande...

M. Éric Labaye . - Et c'est transparent !

M. Arnaud Bazin , président . - Il faut ensuite pouvoir apprécier la prestation, ce qui se fait habituellement sur la base d'un livrable.

N'est-il pas ennuyeux de ne pas disposer de livrable estampillé par le cabinet de conseil qui l'a produit pour juger de l'effectivité de la prestation ?

Je vais plus loin dans mon raisonnement : si le cabinet de conseil et l'administration élaborent ensemble une stratégie, il est difficile de savoir si cela représente 80 % de travail du cabinet de conseil et 20 % de travail de l'administration ou le contraire. Ne vous semble-t-il pas, dans ces conditions, difficile de savoir ce qu'on a acheté ?

M. Éric Labaye . - Je ferais plutôt porter la question sur le donneur d'ordre. C'est lui qui a posé la question et qui a une ambition de performance, soit pour changer une façon de travailler, soit pour améliorer la satisfaction des usagers. Une mission comporte toujours un objectif très clair. La responsabilité du donneur d'ordre est de savoir ce qu'a apporté une équipe.

Après chaque mission, un point est fait avec le client pour savoir s'il a été répondu aux attentes du donneur d'ordre. C'est à lui de réaliser une revue d'impact - bien que, de plus en plus, tout le monde travaille ensemble.

En revanche, ceux qui sont à la tête de l'entreprise - ou de l'État, dans le cadre public - travaillent tous les jours avec des consultants et voient tout de suite qui amène de la valeur.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Vous comprenez qu'on s'intéresse beaucoup au sujet de la transparence...

M. Dany Wattebled . - Une partie des élèves va dans le privé, l'autre reste au service du public. Effectuez-vous un suivi dans le temps ? J'ai bien compris que beaucoup vont vers le privé en tant que consultants, mais quelle est l'évolution à cinq, dix, quinze ans sur une base cent ?

À quoi sert une telle formation si on ne garde pas ces éléments au service de notre pays ?

M. Mickaël Vallet . - Monsieur Vicherat, vous avez indiqué que, lorsque vous remplissiez des fonctions de cabinet de conseil, vous étiez bien moins cher que les autres. Les missions auxquelles vous répondez sont-elles demandées par des administrations publiques ?

M. Mathias Vicherat . - Oui.

M. Mickaël Vallet . - Les cabinets de conseil nous ont expliqué qu'ils perdent presque de l'argent lorsqu'ils répondent aux administrations. Ils le font selon eux par patriotisme, ce que je ne remets absolument pas en cause, et parce qu'il est valorisant pour eux de travailler pour les administrations publiques.

Êtes-vous vraiment beaucoup moins cher ou leurs prestations ne sont-elles finalement pas si au rabais qu'ils le disent ? Au bout d'un moment, cela va être moins cher que gratuit !

M. Franck Montaugé . - Ma question s'adresse plutôt à Sciences Po.

Quels sont les principes majeurs qui fondent les chartes éthiques que vous avez évoquées ? Sont-elles très différentes les unes des autres ? Sont-elles accessibles ? Peut-on en avoir connaissance ? Sont-elles respectées ?

Par ailleurs, à quelle hauteur les acteurs étrangers participent-ils aux chaires, en Europe et hors d'Europe ?

Enfin, avez-vous évalué le respect des chartes ? L'État français y prend-il part ?

M. Laurent Chambaud . - Concernant la question du sénateur Wattebled, une très grande partie des directeurs d'établissements hospitaliers ou sanitaires et médico-sociaux que nous formons reste dans des structures publiques. Une petite quantité peut aller dans des structures privées analogues, des cliniques privées ou autre.

Par ailleurs, certaines personnes demeurent dans la fonction publique, mais occupent d'autres postes. Nous pensons, encouragés en cela par la ministre de la transformation et de la fonction publique, que cela peut jeter des passerelles entre les différentes fonctions publiques.

Le domaine sanitaire et social est particulier. Très souvent, les gens y demeurent.

Mme Maryvonne Le Brignonen . - Comme je vous l'ai indiqué, l'INSP n'est pas en charge du suivi de la carrière des anciens élèves. C'est un domaine qui est pris en charge par la DGAFP.

Les éléments que je vous ai communiqués relèvent d'un sondage portant sur 100 élèves qui exercent aujourd'hui dans le secteur du conseil. 86 % ont démissionné ou sont à la retraite, 14 % sont en disponibilité. Quant au suivi dans le temps, la moitié de ceux qui sont en disponibilité appartient à des promotions antérieures à l'année 2000, l'autre à des promotions postérieures.

Parmi les 14 % qui sont aujourd'hui en disponibilité, quatre appartiennent aux promotions comprises entre 1981 et 1990, cinq aux promotions comprises entre 1991 et 2000 et cinq à des promotions comprises entre 2001 et 2010.

Depuis 2010, d'après ce sondage, aucun élève n'exerce aujourd'hui de fonctions dans un cabinet de conseil.

M. Mathias Vicherat . - Ce sont des professeurs d'université ou des directeurs de recherche du CNRS qui répondent à ces missions. Quand on compare leur salaire à celui d'un consultant, il est logique que le coût soit moins élevé.

En ce qui concerne la motivation, je confirme qu'il est très rare que nous travaillions dans une logique de sous-traitance ou de partenariat académique. Le fait que nous soyons recherchés peut venir d'un souhait de coopérer avec un établissement supérieur. Nous allons établir le décompte, mais je crois que cela représente un epsilon . Nous préférons vous donner une réponse à part. Ce n'est donc pas moins cher que gratuit, mais la compétitivité financière est plus forte.

Par ailleurs, toute participation à un forum de carrières est payante. Aucune n'est jamais gratuite, quelle que soit l'entreprise ou le cabinet de conseil. Le prix d'une participation pour la journée est compris entre 2 000 et 5 000 euros. Des offres de stage sont proposées aux étudiants en lien avec Sciences Po Carrières à l'occasion de cette participation.

M. Éric Labaye . - Il n'existe pas actuellement d'enquête remontant à dix ou quinze ans.

Il faudrait poser la question aux quatre corps d'ingénieurs de l'État qui doivent savoir où leurs anciens élèves se trouvent.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Madame Le Brignonen, vous avez évoqué l'annonce de Mme de Montchalin selon laquelle 100 chefs de projets seront formés par l'INSP dès 2022. Pourriez-vous nous préciser les conditions dans lesquelles cela se fera ?

Mme Maryvonne Le Brignonen . - Il s'agit d'un travail que nous avons réalisé avec la DITP, et qui reste à affiner. Je pense que ce sera comme toutes les formations que nous réalisons.

L'INSP n'a pas de corps de professeurs permanents. Nos intervenants sont des praticiens de l'action publique en poste. Ces formations seront à mon sens assurées par des praticiens dont le travail porte sur des questions de gestion de projet. Ils seront très certainement originaires de la DITP ou de certains ministères, peut-être aussi de la direction générale des finances publiques (DGFiP). Ces modules doivent encore être montés. Je ne puis donc vous répondre de façon précise à ce stade.

M. Arnaud Bazin , président . - Monsieur Labaye, vous avez été désigné en 2007 pour faire partie de la commission Attali. Pouvez-vous nous préciser comment s'est organisée votre participation personnelle ?

M. Franck Montaugé . - Mes questions gêneraient-elles, monsieur le président? Il n'y a pas été répondu !

M. Arnaud Bazin , président . - Reformulez-les...

M. Franck Montaugé . - Elle portait sur les chaires financées en tout ou partie par le privé, notamment à Sciences Po. Sur quel principe sont fondées les chartes éthiques que vous avez évoquées ? Sont-elles très différentes les unes des autres ? Quelle évaluation pouvez-vous faire du fonctionnement de ces chaires ? L'État participe-t-il à ces évaluations ?

Ma deuxième question était relative aux participations financières des acteurs de ces chaires, en Europe ou hors d'Europe. Quelle proportion du financement et du fonctionnement cela représente-t-il ?

M. Mathias Vicherat . - Onze chaires existent aujourd'hui à Sciences Po. Dix sont actives, une est en train d'être reconfigurée.

Le Comité des dons se prononce sur l'origine des différents contributeurs. J'ai indiqué qu'une chaire travaille en partenariat avec un cabinet de conseil. Les autres peuvent travailler avec des entreprises ou des administrations. Une chaire va être créée avec la DGAFP à propos de la transformation du travail. Les règles déontologiques passent par le Comité des dons.

Pour ce qui est des partenariats avec des entreprises étrangères, certaines sont d'origine américaine, mais je n'ai pas connaissance d'entreprises établies à l'étranger. Je vais me pencher sur ce point. Nous vous transmettrons ces éléments d'information.

M. Franck Montaugé . - Existe-t-il une évaluation des chartes de déontologie ?

M. Mathias Vicherat . - Oui. J'ai indiqué qu'il existait un dispositif de déontologie que j'ai souhaité reconfigurer. Le nouveau président de la commission de déontologie de Sciences Po arrive dans les jours qui viennent. Il vient de la HATVP. Nous remettons ce dispositif en cohérence. Les dispositifs étaient quelque peu éparpillés. Un rapport a récemment été rendu sur le sujet au sein de Sciences Po.

M. Arnaud Bazin , président . - Merci de nous faire suivre les éléments écrits à ce sujet.

J'en reviens à la commission Attali. Quelle a été l'articulation entre votre participation à titre individuel, puisque vous avez été nommé intuitu personae dans cette commission, et l'intervention pro bono de plusieurs consultants de McKinsey ? Un contrat a-t-il été signé ?

M. Éric Labaye . - Jacques Attali m'avait en effet demandé de faire partie de sa commission avec une quarantaine d'autres membres venant d'horizons très différents - monde de l'entreprise, de la recherche, syndicats, hauts fonctionnaires, journalistes. Cette commission s'est d'ailleurs réunie au Sénat.

À titre individuel, j'ai exprimé des perspectives, l'objectif de la commission portant sur la croissance et sur ce qu'il convenait que fasse la France pour accélérer celle-ci.

On était alors en 2007. L'intérêt était d'avoir des perspectives différentes autour de la table et de converger sur des propositions. 300 propositions ont été avancées. Ma participation consistait à fournir des perspectives et à participer au débat.

Jacques Attali avait mis en place une équipe de rapporteurs en vue d'auditionner un grand nombre de personnes. On y trouvait entre autres l'inspection générale des finances (IGF). J'ai suggéré certains éléments de réflexion - comparaisons de productivité entre pays, taux de croissance permettant d'alimenter la réflexion.

J'ai proposé que quelques consultants rejoignent l'équipe de rapporteurs pour transmettre leur expertise et alimenter la commission afin de prendre les meilleures décisions possible, ce qui s'est fait durant les semaines de travail qui ont suivi.

Je ne sais plus si nous avons passé un contrat. C'était en tout cas très clair.

M. Arnaud Bazin , président . - En règle générale, le pro bono est pratiqué occasionnellement par certains cabinets. Au-delà de ce qui s'est passé en 2007, cela se fait-il obligatoirement par contrat ou de façon informelle ?

M. Éric Labaye . - Un pro bono est toujours établi comme un projet, avec un objectif, un plan de travail, des contributions. Une ou deux pages, voire plus, décrivent ce que l'on va faire. L'établissement d'un contrat dépend des cas.

Un pro bono a été fait pour le Louvre : nous avions alors un contrat de mécénat de compétences, les contreparties venant en fonction des projets.

Avec le temps, les choses se sont structurées. J'ai réalisé des projets pro bono dans l'enseignement : la contribution était très claire, comme pour n'importe quel projet.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - En 2014, vous avez dirigé un rapport de McKinsey intitulé Dynamiser le marché du travail en France pour créer massivement des emplois . Vous indiquiez qu'une baisse des cotisations sociales de 30 milliards d'euros permettrait de créer 1,36 million d'emplois à l'horizon 2022. Nous y sommes...

Est-ce le rôle d'un cabinet de conseil de prendre publiquement parti en faveur d'une politique publique ?

M. Éric Labaye . - J'avais différents rôles chez McKinsey. J'étais là dans celui de président du McKinsey global Institute, un think tank créé en 1990 avec Robert Solow, professeur Massachussetts Institute of Technology (MIT) et prix Nobel, dont l'objectif était d'apporter des perspectives en matière de développement économique en reliant microéconomie et macroéconomie. McKinsey est un expert en microéconomie qui travaille avec les entreprises et l'État au niveau très opérationnel.

Nous avons produit, en France, quatre ou cinq rapports sur la croissance, l'emploi et l'industrie française, en 2006. Il s'agissait de répondre à la question de savoir comment développer l'emploi.

M. Arnaud Bazin , président . - Qui est à l'initiative du choix des thématiques ? Est-ce l'institut lui-même ?

M. Éric Labaye . - Notre comité interne détermine en effet tous les ans les thématiques sur lesquelles nous allons travailler. Nous coopérons également beaucoup avec les académiques et convions, une à deux fois par an, des professeurs d'université, des chercheurs, des économistes pour déterminer les priorités. La question la plus importante est aujourd'hui de savoir comment être pertinent sur des sujets utiles.

L'un de nos thèmes, depuis 1990, concerne la question de l'évolution de la productivité. Un deuxième thème porte sur l'impact des technologies. L'un de nos rapports avait pour sujet l'impact de l'intelligence artificielle sur l'emploi. Il s'agit d'apporter des perspectives destinées à faire réfléchir et, potentiellement, proposer des solutions.

C'est une approche propre aux think tanks : on propose des pistes pour faire avancer les choses.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je repense au 1,36 million d'emplois à l'horizon 2022 : on y est, et ils ne sont pas là !

Vous avez été directeur du think tank McKinsey global Institute de 2010 à 2018. Pourriez-vous préciser le rôle de cette structure et son positionnement dans la stratégie de McKinsey ?

M. Éric Labaye . - J'ai été sherpa jusqu'en 2016, mais j'ai travaillé dans le McKinsey Global Institute de 1990 à 2018. J'étais aux États-Unis au moment où il a été créé, et j'avais collaboré au premier projet.

Comme je vous l'ai dit, l'idée était d'apporter une contribution distinctive sur la réflexion économique. La mission de McKinsey est d'aider ses clients à améliorer leurs performances.

Le rôle du think tank est de tirer parti des compétences pour alimenter la réflexion économique et sociétale. Lorsque j'étais chez McKinsey, la stratégie consistait à apporter des idées nouvelles sur un élément économique. Ce n'est pas un centre de service client.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Il y a quand même des sujets qui ne s'inventent pas !

M. Éric Labaye . - Vous me posez une question, j'y réponds. Nous choisissons des sujets sur lesquels il est intéressant d'apporter une perspective.

M. Arnaud Bazin , président . - Tout cela présente des coûts importants pour McKinsey. Quel est le retour sur investissement ?

M. Éric Labaye . - Le retour sur investissement vient plutôt de la contribution sociétale. Le McKinsey Global Institute contribue au débat mondial. Nous alimentons ces réflexions par le biais du think tank et du lien avec l'extérieur.

Les interactions avec les académiques avec qui l'on travaille nous permettent d'appréhender une compréhension macroéconomique alors qu'on est, dans l'âme, des spécialistes de la microéconomie. C'est un facteur d'ouverture d'esprit pour tous les consultants par rapport à ces problématiques générales, qui ne sont pas uniquement dédiées à l'entreprise et à l'État.

M. Patrice Joly . - Quel est le régime fiscal applicable au partenariat de compétences ?

M. Arnaud Bazin , président . - L'un d'entre vous peut-il répondre à cette question ? Cela ne semble pas être le cas. Nous essaierons donc d'obtenir une réponse d'ici à la prochaine réunion de la commission d'enquête.

Merci pour votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition des syndicats de la fonction publique, autour de M. Luc Farré, secrétaire général de l'UNSA fonction publique, Mme Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT fonction publique et M. Sébastien Naudy, représentant de la Fédération CGT des services publics

(Mercredi 9 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition en format table ronde des syndicats de la fonction publique.

Nous recevons les représentants de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT, de la CFDT-Fonction publique et de l'UNSA-Fonction publique.

Au cours de nos auditions, les raisons invoquées pour justifier le recours aux cabinets de conseil ont été l'insuffisance des ressources internes de l'État, la recherche d'une expertise externe et le besoin d'un regard extérieur, en particulier pour les actions de transformation de l'État.

Nous avons souhaité entendre les organisations professionnelles sur la perception qu'ont les agents publics des cabinets de conseil : quelle valeur ajoutée percevez-vous dans l'action des consultants ? Quelles sont, à l'inverse, les limites de cette intervention ? Pourquoi ces missions de consultance ne sont-elles pas confiées à des agents publics ?

Au fond, les travaux de notre commission d'enquête touchent à la vision de l'administration et donc de l'État.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mylène Jacquot, Estelle Piernas et Delphine Colin et M. Luc Farré prêtent serment.

Mme Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT-Fonction publique . - Je me félicite que notre organisation soit entendue sur des sujets pour lesquels nous sommes parfois laissés de côté.

La question du recours aux cabinets de consultants remonte à quelques années. Elle arrive sur le devant de la scène dans les années 2000, avec la création de la direction générale de la modernisation de l'État (DGME), qui en faisait une porte d'entrée au coeur même de l'administration.

Dans la même période, nous avons assisté à une disqualification de la parole des organisations représentatives, et des fonctionnaires dans leur ensemble, à une époque où un Premier ministre en parlait comme de « moules accrochées à leur rocher »...

Il y avait un syllogisme par lequel la modernisation ne pourrait se faire que sans les fonctionnaires, alors même que les ressources existent, et existaient déjà il y a vingt ans, dans l'administration. Citons par exemple les compétences en ingénierie, largement abandonnées par l'État. Les collectivités territoriales n'ont pas été les dernières à s'émouvoir de ces abandons de compétences, qui avaient des conséquences non négligeables sur la dépense publique.

Avant la circulaire récente du Premier ministre, avant la réforme de l'encadrement supérieur et la création de la direction interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE), les compétences internes existaient, mais il existait malheureusement aussi des cadres de l'administration sous-employés, voire sans affectation.

Autre richesse, les universitaires et chercheurs qui, eux aussi, peuvent éclairer la prise de décisions et la conduite de projets.

Outre les agents eux-mêmes, il faut aborder la question du dialogue social. N'opposons pas le recours aux cabinets de conseil au dialogue social ; associons-les mieux, pour limiter les risques d'échecs, de conflits, de surcoûts dont nous voyons régulièrement des exemples. Associer les représentants des agents à la conduite du changement, à l'évolution du management, donner les moyens aux représentants du personnel de monter en compétence est indispensable à une co-construction dans les établissements publics et les administrations.

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 met en évidence une volonté positive de réduire le recours aux cabinets de conseil, et une valorisation de l'expertise des agents publics.

Peut-être verra-t-on émerger une meilleure gestion de cette richesse humaine qu'est la fonction publique. Mais soyons prudents : la route est encore longue vers une gestion du changement, de la modernisation ou de la transformation - la terminologie évolue - qui ne se fasse pas contre les agents mais avec eux. Leur donner la parole et les écouter est l'un des moyens les plus sûrs de concilier un meilleur service aux usagers, une amélioration des conditions de travail et, pourquoi pas, une réduction des coûts en réinternalisant certaines actions.

On peut dire, avec un certain optimisme, que nous sommes passés d'un discours de détestation assumée de la fonction publique à un besoin lui aussi assumé de services publics sur l'ensemble des territoires.

Ces enjeux de transformation et d'adaptation, qui sont devant nous, doivent être au coeur de nos quotidiens. Ils ne doivent plus être le prétexte à des soupçons sur les moyens mis en oeuvre, et la gouvernance de ces évolutions doit elle aussi être revue et améliorée, vers davantage de transparence.

M. Luc Farré, secrétaire général de l'UNSA-Fonction publique . - Pour l'UNSA Fonction publique, l'accroissement du recours aux cabinets de conseil peut conduire à une forme de privatisation de l'action publique. En effet, si les pouvoirs publics abandonnent des champs d'expertise entiers nécessaires à l'élaboration et la mise en oeuvre des politiques, ils se condamnent à une dépendance à ces acteurs privés à but lucratif, mais aussi à augmenter l'influence des lobbys éloignés de l'intérêt général, indispensable à la cohésion sociale.

Dans certains cas, les cabinets conseils peuvent apporter une expertise qui n'est pas encore présente mais cependant nécessaire, comme pour les procédés informatiques nouveaux lors de phases d'investissement ou de remise à niveau. Mais cela ne doit être que ponctuel, et non structurel.

Le choix de recourir à ces cabinets de conseil est aussi motivé par la possibilité qu'ils offrent de contourner les règles des recrutements et des marchés publics, pour un coût très important - mais qui n'est pas contrôlé avec la même rigueur que les rémunérations publiques.

Compte tenu des tensions importantes sur les effectifs, les administrations sont rarement en mesure de proposer des équipes dédiées aux nouvelles initiatives tout en maintenant l'activité déjà en place, surtout depuis la période 2007-2012 marquée par la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Les marchés étant pluriannuels, ils n'ont pas été remis en cause lors du passage à la mandature suivante : le secrétariat général à la modernisation de l'action publique (SGMAP) a continué, après la DGME, à utiliser des marchés de conseil et à les proposer aux ministères. Sous l'actuelle mandature, le recours s'est accru et les cabinets de conseil ont été invités à proposer jusqu'à des politiques publiques.

Le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil a d'abord pour effet de délégitimer les compétences internes : les 140 millions d'euros dépensés en moyenne annuelle sont censés apporter des compétences dont l'État serait dépourvu. Dans la majorité des cas, l'administration, compte tenu de sa taille et des qualifications de ses cadres, dispose très largement de ces compétences. Cette situation engendre ainsi de la défiance au sein même des administrations...

Cela contribue ensuite à freiner les recrutements nécessaires au maintien d'une expertise interne. Comme pour toute externalisation, il convient de disposer d'une maîtrise d'ouvrage forte pour l'encadrer, mais même celle-ci finit par être déléguée, ce qui peut conduire aux dérives que nous constatons actuellement. Si les agents qui disposent de la compétence sont trop peu nombreux et insuffisamment valorisés, il devient probable que les commanditaires auront recours à une externalisation.

L'activité des consultants produit également une forte charge de travail pour les cadres actifs de l'administration, qui s'ajoute à leurs missions normales dans des circonstances souvent tendues par le manque d'effectifs.

Les agents vivent cette intrusion comme un contournement de la chaîne hiérarchique qui se dispense des responsabilités lui incombant normalement, comme le respect d'un certain climat social, de la politesse, la connaissance de la charge de travail, la priorisation des actions, la reconnaissance ou encore le maintien de l'équipe dans la durée.

L'encadrement supérieur se défausse sur les consultants et ainsi se déresponsabilise. Il s'appuie de plus en plus souvent sur les conclusions des rapports de ces cabinets qui fournissent jusqu'à des recommandations politiques, ce qui constitue un pouvoir d'influence pour des organismes privés à but lucratif. Cela conduit à créer des strates supplémentaires et à renforcer les conflits de valeurs et d'intérêts.

Le coût du recours à ces cabinets est exorbitant. Trois jours de travail d'un consultant sont facturés à l'État plus cher qu'un de ses cadres de catégorie A pour un mois. Il s'agit pourtant d'agents qui ont le même niveau de qualification et souvent les mêmes diplômes. Par ailleurs, si la facturation correspond à des prestations intellectuelles, la réalité du livrable correspond bien plus à des prestations de communication - impressions, présentations, évènement, outils, etc. - et la part intellectuelle est souvent limitée.

À titre d'exemple, le guide du télétravail publié par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) a coûté plus de 253 620 euros pour un couper/coller des éléments produits par cette même DGAFP...

Les prestations sont d'abord attribuées à un premier cabinet de conseil, maître d'ouvrage. Une autre équipe de consultants, selon la règle du « tourniquet », viendra accompagner la mise en oeuvre des orientations présentées par ce premier cabinet, ce qui génère des boucles de dépenses au profit des cabinets, et ce dans le but de pérenniser leurs interventions.

Les livrables produits à des coûts exorbitants ont une qualité discutable et leur utilité n'est pas toujours avérée, à l'instar du rapport sur « l'évolution du métier d'enseignant », dont le montant est tout de même de 496 000 euros !

Beaucoup de consultants sont incités par leur employeur à se faire embaucher chez le client dans une stratégie d'essaimage nécessaire à la gestion des ressources humaines (GRH) de ces cabinets, car ceux-ci sont des structures très pyramidales qui exigent un important flux de départs de cadres entre chacun des échelons de responsabilité. Ces anciens consultants, privés de débouchés professionnels dans le cabinet, se retrouvent « consolidés » dans des contrats publics au sein des administrations, où les perspectives de carrière, du moins jusqu'à la loi de 2019, étaient très limitées.

Les possibilités ouvertes par cette loi, permettant de recruter des contractuels sur tous les postes, y compris de direction, font craindre que les cabinets de conseil, qui disposent d'un accès privilégié aux décideurs et ont besoin d'alléger leurs effectifs, ne s'en servent pour forcer le recrutement de certains de leurs cadres.

La composition de la DGME/SGMAP/DITP illustre très bien ce phénomène. Outre le recrutement d'une main d'oeuvre à peu près inutile, l'intérêt des cabinets étant précisément qu'ils sont à l'extérieur de l'administration, ces anciens consultants ont tendance à encourager le recours aux cabinets et à faire pression pour un assouplissement des règles statutaires afin de trouver des perspectives. De même, le « pantouflage » de hauts fonctionnaires favorise les conflits d'intérêts.

Le recours aux cabinets de conseil, sans la possibilité d'encadrer leurs activités, peut générer des risques juridiques : ils ont en effet accès à toutes les données que l'État a par ailleurs besoin de sécuriser. C'est l'enjeu des logiciels et de l'intelligence artificielle.

Du point de vue des agents, ces interventions « hors cadre » créent de la souffrance car leurs compétences ne sont pas correctement utilisées, et ils déplorent souvent un manque de respect de la part des consultants qui leur sont imposés.

Aujourd'hui, aucune règle n'impose aux décideurs de soumettre au dialogue social le recours aux cabinets de conseil, leur activité et les impacts de leur intervention.

Pour remédier à cette situation, l'UNSA Fonction publique préconise de mieux anticiper, encadrer et contrôler le recours à ces cabinets.

Pour cela, il faut d'abord internaliser l'expertise et les compétences, redonner des capacités et des missions aux corps de contrôle et développer cela sur tous les versants.

Il convient également de renforcer les réglementations pour une plus grande transparence sur l'utilisation des services de conseil, et d'encadrer les interventions de ces cabinets qui ne doivent en aucun cas devenir les donneurs d'ordre des agents publics, ni des « bloqueurs » d'informations ou d'actions.

Nous proposons d'obliger les commanditaires à la transparence sur les coûts et les externalisations des prestations.

Avant tout recours à une prestation de conseil, l'alternative interne doit être soigneusement examinée, sur la base de la qualité et de l'optimisation des ressources.

Il convient également de créer les filières de formation de l'expertise pour le secteur public et d'utiliser la recherche française via des partenariats public-public.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) doit être dotée de moyens dédiés à la lutte contre la corruption.

En guise de bonne pratique, il faudrait enfin y prévoir une consultation complète avec les parties prenantes concernées. Il faut notamment conférer des moyens d'expression légitimes et formels aux représentants du personnel, pour que cette question entre dans le cadre du dialogue social.

Le secteur public dans son ensemble ayant un objet très différent des entreprises privées, un cadre alternatif est nécessaire pour ne pas forcer les administrations à agir comme des entreprises. C'est l'intérêt général, et non la maximisation du profit, qui est au coeur de l'action publique. Le secteur public doit également mieux protéger les lanceurs d'alerte, grâce au projet de loi en cours de discussion et à sa mise en oeuvre.

Mme Estelle Piernas, secrétaire nationale de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT . - Notre propos à deux voix s'appuie sur les constats de nos camarades au sein de l'administration.

D'abord, la méconnaissance par bon nombre de ces cabinets de conseil de la notion même de service public. C'est palpable quand des consultants parlent de « clients » et non « d'administrés ». Cette méconnaissance les amène à ne pas prendre en compte la qualité du service rendu à tous les administrés, en zone urbaine comme rurale.

Ces cabinets interviennent dans une logique mercantiliste éloignée de la notion de service public telle que nous l'avons conçue au lendemain de la Seconde guerre mondiale.

Ce n'est pas un manque de compétences en interne, mais un manque de personnel dédié à leurs missions qui oblige les administrations à sous-traiter au secteur privé. Ainsi, bon nombre d'entre elles n'ont pu conserver leur département de stratégie et de prospective, et cette part de leur activité est désormais sous-traitée. L'administration pourrait faire elle-même ce qu'elle confie au secteur privé, et même mieux ; mais, faute d'ETP, elle ne peut pas le faire.

En revanche, aucun contrôle n'est exercé sur ces marchés publics et l'utilisation de ces deniers, qui sont les impôts des administrés.

Votre commission d'enquête nous a également interrogés sur la sous-traitance informatique, domaine qui recouvre des métiers sous tension. Compte tenu du faible niveau de rémunération en comparaison du secteur privé, l'administration a du mal à recruter. Les concours trouvent peu de candidats et, même embauchés en CDI, les jeunes partent avec deux ou trois ans d'expérience dans le privé, où ils trouveront un salaire plus élevé et de meilleures perspectives de carrière.

Ces constats mènent à la conclusion que nous sommes passés de l'État stratège à l'État otage de la financiarisation, avec des intérêts privés qui prennent le pas sur l'intérêt général. Cela pose la question du modèle de société, de la notion d'appareil d'État et de ce que nous voulons en faire, et de la notion de puissance publique.

L'impact des cabinets de conseil est très négatif sur les collectifs de travail : les consultants ne rencontrent pas les experts métiers et proposent des livrables qui relèvent de la communication. Lorsqu'ils interrogent les experts métiers, ils ne les écoutent pas. C'est un problème culturel.

Le manque de transparence et de démocratie est flagrant, puisque les organisations syndicales ne sont quasiment jamais associées aux décisions, qui ne passent pas devant les instances de dialogue social. Au comité technique d'établissement ou au comité technique ministériel, on propose des solutions déjà conçues, qui ont des impacts sur l'organisation du travail et les missions de l'administration. Cela suscite un fort mécontentement des agents.

Les syndicats ne sont pas opposés à tout, mais il faudrait au moins prévoir dans la loi l'association des syndicats - d'autant que dans certaines administrations, on nous interroge sur le budget global, sans que l'on sache exactement ce qui figure dans les lignes budgétaires et ce que l'on fait de cet argent. Les administrés paient des impôts pour avoir un service public de qualité.

Un exemple flagrant de ces dérives est le recours aux cabinets de coaching extérieur pour les agents de catégorie A. C'est une solution que l'administration emploie souvent pour les chefs de service qui ne vont pas bien, pour pouvoir dire qu'elle les a accompagnés - et les « sortir » si cela ne fonctionne pas. Du point de vue sociologique, le coaching permet aussi à l'administration de ne pas dire en face aux personnes concernées que les choses ne vont pas.

M. Delphine Colin, secrétaire nationale de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT . - Votre commission d'enquête a évoqué le rapport sur l'avenir du métier d'enseignant, qui a coûté 496 800 euros. La CGT en a appris l'existence par voie de presse, et à aucun moment les organisations syndicales n'ont été consultées sur ce scandale. Scandale, car qui est plus expert de son travail et ses besoins pour l'avenir que les enseignants et enseignantes, et les organisations syndicales qui les représentent ?

Cette somme de 496 800 euros, déjà importante, n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des fonds publics utilisés pour gaver, si vous m'autorisez ce terme, les cabinets privés, alors que les suppressions d'emploi et les fermetures de services de proximité se multiplient. Depuis la mise en oeuvre de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et la réduction constante des plafonds d'emplois, les cabinets pullulent dans le paysage des administrations. Cela s'apparente à une délégation de service public déguisée.

La question de la déontologie et du conflit d'intérêts se pose également pour ces cabinets de conseil, qui se partagent le gâteau des administrations et font souvent partie de la même obédience.

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022, qui institutionnalise l'effet « tourniquet », est lourde de sens pour le service public. Elle relève également d'une certaine hypocrisie, puisqu'elle admet des dysfonctionnements, des manques de moyens alors que nous sommes dans un mouvement de privatisation des fonctions de l'État. De plus, une circulaire n'a aucun pouvoir contraignant. Enfin, le fait qu'elle rappelle de simples règles de déontologie est un aveu en creux de pratiques illégales.

La question de la sécurité des données, abordée tout à l'heure nous semble très importante. Les cabinets de conseil, dans le cadre des missions qui leur sont confiées, ont accès à des données sensibles ou couvertes par le secret professionnel et il n'y a aucune garantie qu'elles ne soient pas utilisées à d'autres fins. À notre sens, la capitalisation ne se fait pas au profit des administrations mais à celui des cabinets de conseil.

Ces cabinets, du fait de leur incompréhension des missions de service public, sont un réel frein à l'adaptabilité des services publics.

La CGT attire enfin l'attention sur les comparaisons internationales faites par Mme Amélie de Montchalin. Il faut prendre garde à ces comparaisons car nous sommes dans des modèles de société différents et pas forcément comparables. Et, en revanche, lorsque nous parlons de différences salariales avec l'étranger, le niveau de comparaison n'est plus le même et les portes se ferment...

Les préconisations de la CGT sur ces questions sont d'assurer l'indépendance stratégique de l'État en réintégrant au sein des administrations des services de veille et de prospective capables de définir des orientations stratégiques pour le service public et mener une réelle réflexion sur ce qu'est l'appareil d'État et sur les moyens qui doivent lui être alloués.

À ce titre la CGT fonction publique mène une campagne « 10 % », d'emploi, de salaire et de réduction de temps de travail. L'enjeu du renforcement de la fonction publique, au service de l'intérêt général, est central pour cette commission d'enquête.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Merci pour vos propos liminaires, qui m'interrogent toutefois.

Il nous semblait intéressant de vous rencontrer pour avoir votre avis sur le recours aux cabinets de conseil et savoir quelle était la réaction des agents de la fonction publique face à ce recours.

Dans le même temps il y a cette commission d'enquête et des révélations dans la presse sur le recours exponentiel à des cabinets privés. Mais rien ne se disait avant cela ! Donc une première question : pourquoi ce silence ?

Il y a une seconde question, à laquelle vous n'avez pas apporté de réponse mais qui nous semble essentielle : pensez-vous que les cabinets de conseil ont une influence sur la prise de décision au niveau stratégique et au niveau politique ?

Mme Mylène Jacquot . - Il est possible de se poser votre première question : pourquoi rien ne se disait ?

Je distinguais deux périodes dans mes propos liminaires, avec une période où l'on décrédibilisait la parole des fonctionnaires et de leurs représentants en nous faisant passer pour des ringards qui ne comprenaient rien aux chantiers de modernisation. C'est ce qui se passait dans les années 2000, celles de la DGME, que je n'ai pas été la seule à citer. Lorsque nous disions des choses, nous butions face aux critiques.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je n'ai pas dit que vous ne disiez rien. Peut-être disiez-vous des choses au sein de votre administration. Mais ce sujet n'a pas transpiré dans l'espace public.

Mme Mylène Jacquot . - Les médias qui s'intéressent sincèrement à la fonction publique, autrement qu'en des termes politiques ou des « il faut plus ou moins de fonctionnaires » sont rares. On parle rarement de nous comme des travailleurs. C'est un sujet politique mais on ne parle pas des cinq millions d'agents qui travaillent, mettent en oeuvre les politiques publiques, font vivre le tissu économique... Avec la crise sanitaire, on a découvert qu'il y avait cinq millions de personnes qui travaillaient !

M. Arnaud Bazin , président . - Il ne faut s'étonner de rien, on s'est même rendu compte que les hôtesses de caisse étaient nécessaires dans les grands magasins !

Mme Mylène Jacquot . - Sur la question du « pourquoi on ne dit rien »...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je ne dis pas que vous ne dites rien. Je dis que c'est un sujet, et vous l'avez dit vous-même, qui remonte à quelques années. Comprenez bien ma question, nous avons cette commission d'enquête et des révélations sur les cabinets de conseil en stratégie ont eu lieu. Mais la question ne date pas de la crise sanitaire.

Pourquoi le sujet n'a-t-il pas fait irruption dans l'espace public plus tôt, alors qu'un nombre considérable de cabinets interviennent dans notre administration pour des sommes considérables ?

Mme Mylène Jacquot . - Je vous l'ai dit au début, en vous remerciant d'auditionner sur un tel sujet les associations représentatives des agents publics, qui sont rarement entendues, peut-être parce qu'on ne les pense pas capables d'en parler ou que notre parole ne vaut pas grand-chose.

Nous disons, mais nous ne sommes pas entendus.

De plus, pour pouvoir dire, encore faut-il être informé. Quand je parlais des sujets de gouvernance, et cela a été repris par ma collègue Estelle Piernas pour la CGT, il faudrait un peu de dialogue social sur ces sujets d'organisation, le travail d'un agent public n'étant pas nécessairement le même avec un intervenant extérieur.

C'est comme ce fameux guide sur le télétravail : tout le monde a salué sa qualité quand il a été présenté aux organisations syndicales. Pourquoi ne nous a-t-il pas été précisé qu'il avait été élaboré avec le concours d'un cabinet de consultants ? Le coût nous aurait peut-être choqué, certes, mais nous aurions pu en discuter. Tout le monde était persuadé qu'il avait été fait par la DGAFP.

Le problème n'est pas tant qu'il soit fait appel à un cabinet privé à un moment pour telle ou telle raison. Elles peuvent peut-être s'expliquer, ou pas, mais nous pourrions au moins en débattre. Il conviendrait, y compris pour les citoyens qui financent ces missions, qu'il y ait de la transparence et pas seulement lors de tel ou tel scandale.

M. Luc Farré . - En complément, je pense que l'aspect historique du recours aux consultants doit être regardé depuis le quinquennat 2007-2012. Nous nous étions prononcés à l'époque sur la manière dont avait été construite la RGPP et sur les engagements vis-à-vis d'un certain nombre de cabinets de conseil.

Les choses évoluent. Lors du précédent quinquennat, il était fait appel au conseil mais dans des proportions que l'on peut tout à fait discuter. Aujourd'hui, cela va beaucoup plus loin... Dans un certain nombre d'endroits, il y a manifestement une facilité à utiliser un cabinet au lieu d'utiliser les compétences réelles des agents publics, compétences qui sont par ailleurs reconnues.

Mme Estelle Piernas . - Je compléterai en soulignant la difficulté qu'il y a à alerter. Nous allons alerter en interne dans nos administrations, mais vous savez comme moi comment cela se passe avec la presse... Malheureusement, il faut créer un rapport de force si l'on veut un changement au niveau politique. Si l'histoire n'intéresse pas la presse, elle ne sera pas traitée. Nous allons peut-être parler d'un marché à seulement 60 000 euros mais si ce n'est pas le bon moment pour produire un article et faire éclater un scandale... Et, en plus, on va nous dire que, 60 000 euros, ce n'est pas assez. Personne ne nous écoute !

Je peux en revanche vous citer deux exemples où la presse s'est emparée du sujet.

Le premier est le logiciel Louvois, qui gérait la paie des militaires. Il y a eu des drames humains derrière ! L'absence de solde entraînait la perte de la mutuelle du militaire et de sa famille, qui ne mangeait plus à la fin du mois. Je reprendrais une phrase du ministre de l'époque, qui avait dit qu'il fallait « enterrer » ce système face à ce désastre. Il avait coûté 130 millions d'euros sur dix ans ! Cela a coûté cher, avec l'intervention d'un cabinet de conseil.

Autre exemple, l'Office National de la Paye (ONP) : sous-traité à une société privée, il a coûté 235 millions d'euros et a viré au fiasco. Et on nous demandait de rajouter encore 6 millions d'euros supplémentaires par an sur dix ans ! Les syndicats l'ont dénoncé et ce scandale est paru dans la presse.

Avec les scandales, nous arrivons à faire bouger les lignes de front parce que la presse nous écoute, car nous ne sommes pas nécessairement écoutés en interne par l'administration. En revanche, quand il ne s'agit pas de scandales, qu'il n'y a pas d'implications politiques, cela n'intéresse personne.

L'idée de créer un corps d'inspection pour surveiller tous ces marchés de conseil est une très bonne chose car nous nous crions dans le désert s'il n'y a personne en face pour nous répondre.

C'est pour cela que nous considérons qu'il est important que nous soyons auditionnés par cette commission d'enquête pour être entendus sur ces questions.

Mme Nathalie Goulet . - Je suis très intéressée par le contenu de ce que j'ai entendu.

Première question : même s'il n'y a pas de comité d'entreprise dans la fonction publique, comment pourrait-on améliorer la circulaire du Gouvernement, qui prévoit de vérifier les compétences internes avant d'avoir recours aux cabinets privés ? Comment imagineriez-vous cette vérification, qui doit passer par les représentants syndicaux ? Comment pourrait-on répondre à votre demande sur l'information préalable des agents et la recherche de compétences en interne ?

Pour le logiciel Louvois, quel cabinet extérieur avait été sollicité ? C'est un dossier que nous avons beaucoup suivi à la commission des affaires étrangères et de la défense et, sauf erreur de ma part, Mme Florence Parly n'a pas parlé de cabinet extérieur lorsqu'elle a évoqué le fiasco Louvois la semaine dernière.

M. Luc Farré . - Je répondrai à votre question sur la façon d'associer les représentants du personnel et sur la transparence, qui est un élément essentiel.

Les instances de dialogue social évoluent dans le cadre de la loi de transformation de la fonction publique, notamment avec le nouveau comité social d'administration (CSA). Cela pourrait être une des missions qui lui soit confiée, en tant qu'élément de transparence. Faut-il encore que ça ne soit pas qu'une simple information...

C'est tout l'enjeu de ce qui se passe aujourd'hui : les pouvoirs et les responsabilités ne sont pas du tout les mêmes entre les différentes instances de dialogue social du privé et du public. L'État employeur garde la mainmise sur beaucoup de ses prérogatives décisionnelles.

J'insiste sur notre proposition de renforcement d'un certain nombre de garanties, comme la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

Mme Mylène Jacquot . - Il a été fait mention des comités d'entreprise. Même s'ils n'existent pas dans la fonction publique, il y a quand même des instances de dialogue social : des comités techniques, qui sont devenus des comités sociaux. Ils peuvent tout à fait être informés de ces sujets, qu'il s'agisse du comité social lui-même ou de sa future formation spécialisé sur les questions d'organisation du travail. Les instances existent. Il faut se saisir de l'ensemble de leurs compétences et se payer le luxe ou le culot d'associer les représentants des agents à des sujets autres que le pouvoir d'achat ou les textes statutaires. Nous sommes aussi intéressés par notre travail !

Il s'agit d'un vrai sujet, comment donner la parole aux agents ou à leurs représentants sur le contenu et l'organisation de leur travail ? Quand nous aurons réussi à faire avancer ce sujet-là, il y aura eu un grand progrès.

M. Delphine Colin . - Le droit de participation des travailleurs et des travailleuses dans la fonction publique est justement de pouvoir être représentés dans les instances représentatives du personnel, avec cette notion que les services publics ont une vocation d'intérêt général, que cela intéresse les agents et qu'ils ont aussi leur mot à dire.

La loi de transformation de la fonction publique a considérablement réduit les prérogatives des instances avec la fusion, comme dans le secteur privé, des comités techniques (CT) et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Les nouveaux comités sociaux ont des compétences mais aucune n'est en relation avec le recours au conseil, ni sur l'élaboration du cahier des charges, ni sur le déroulement de la mission, ni sur les conclusions des cabinets de conseil.

Une simple information ne suffit pas : il faut une association et un avis de l'instance représentative du personnel. Il ne s'agit pas de continuer dans la voie actuelle du Gouvernement, avec l'intensification du recours aux cabinets de conseil. Il faut identifier les besoins, les problèmes et les ressources de l'administration pour y répondre. S'il n'y a pas d'autres possibilités, il faut selon nous un avis des futurs comités sociaux d'administration prenant en compte l'impact des prestations de conseil sur les conditions de travail des agents. Il faudrait également que les CHSCT soient restaurés et aient leur mot à dire.

La question des lanceurs d'alerte nous semble aussi très importante. Le silence qui peut entourer les prestations de conseil s'explique aussi par la répression des lanceurs d'alerte, qui fait que beaucoup de sujets ne sortent pas.

Nous vous ferons parvenir les éléments sur le cabinet de conseil concerné par le dossier Louvois.

Mme Mylène Jacquot . - Je reviens sur l'influence des consultants sur la décision publique.

Je ne répondrai pas à la place de décisionnaires de haut niveau. On peut cependant avoir des craintes sur la qualité de l'éclairage qui peut être apporté par des cabinets de conseil. Quand il s'agit de faire de la communication autour d'une réforme, pourquoi pas ? Certaines interventions de cabinets de conseil peuvent être opportunes. En revanche, quand cela touche le coeur des sujets et la conception d'une réforme, nous ne sommes plus sur la même problématique et la même ampleur en termes d'éclairage de la décision publique.

Cela vaut aussi quand il s'agit d'analyser une politique publique et d'en faire un diagnostic précis. Dans ce cas, il nous semble que les recommandations qui peuvent être faites par les consultants sont peut-être moins opérationnelles et que nous avons des inspections générales qui sont probablement plus indépendantes que des cabinets, qui vont hésiter à mordre la main qui les paie. Les rapports d'inspection sont rendus au commanditaire même lorsqu'ils ne sont pas publiés !

Il y a probablement des rapports de cabinets de conseil qui ne débouchent sur rien. Je ne saurais pas mesurer l'influence sur la décision publique et donc politique, mais il faut être très clair sur les risques que cela peut occasionner.

M. Luc Farré . - Les cabinets de conseil sont souvent amenés à conseiller des entreprises « à taille d'entreprise », qui n'ont strictement rien à voir avec la taille d'un État.

J'insiste sur ce point car nous avons dans le système français, ma collègue Mylène Jacquot l'a rappelé à l'instant, les inspections générales, le Conseil d'État et la Cour des comptes. On en pense ce que l'on veut, on peut être d'accord ou non avec leurs rapports, mais nous avons des compétences qui existent, avec des formations nécessaires.

Ce qui est certain, c'est la difficulté à faire la part des choses entre un conseil rapide et la réalité de ce qui se passe dans l'ensemble d'un service. Ce n'est pas parce que l'on s'adresse à un cabinet de conseil, qu'il est rapidement disponible, que le contact est facile et qu'il y a un contrat que cela correspond réellement aux besoins et à notre vision pour notre pays.

Mme Estelle Piernas . - Pour la CGT, cela dépend du type de conseil sollicité.

L'objectif est-il de conforter un point de vue ou de réaliser un projet de transformation ? Est-ce une question pour laquelle il y a un vrai besoin d'éclairage ?

Bien souvent, il s'agit d'audits, soit pour conforter une position, soit pour voir ce qu'il faudrait transformer. En ce qui concerne le besoin d'éclairage, comme ma collègue Mylène Jacquot l'a dit, il est possible d'être sceptique car il y a une mauvaise connaissance, voire une méconnaissance, de ce qu'est le service public et de comment fonctionne une administration.

Il est possible de demander un avis à une personne extérieure. Il n'y a pas d'obligation de le suivre. Mais il ne faut pas que ce soit l'avis de cette personne extérieure qui prime sur la décision des hauts fonctionnaires et des agents qui doivent être consultés.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie toutes et tous pour votre participation à cet entretien. La commission d'enquête rendra ses travaux à la mi-mars.

Audition des entreprises publiques : MM. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF,
Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste
et Pierre Todorov, secrétaire général d'EDF

(Mercredi 16 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Nous terminons aujourd'hui notre cycle d'auditions commencé le 29 novembre dernier, l'examen de notre rapport étant prévu pour la mi-mars.

Nous recevons les dirigeants de trois entreprises publiques, M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF, M. Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste et M. Pierre Todorov, secrétaire général d'EDF.

Je vous souhaite la bienvenue au Sénat. Je vous remercie particulièrement de votre présence, dans un contexte où vos entreprises sont confrontées à des défis majeurs, ainsi que pour vos contributions écrites qui, me dit-on, étaient particulièrement claires et développées.

Après avoir auditionné les représentants de l'administration, nous avons souhaité vous entendre pour comprendre les modalités de recours aux cabinets de conseil dans le secteur paraparapublic, soumis à la concurrence, pour une grande partie de ses activités. La SNCF, La Poste et EDF font partie du quotidien des Français. Je vous remercie d'avance pour le caractère très concret de vos propos, qui parleront à tous.

Quelle est votre doctrine d'emploi pour le recours au cabinet de conseil ? Quelles sont leurs missions ? Diffèrent-elles des missions que ces cabinets exercent pour l'administration ?

Enfin, comment s'organise l'activité des consultants au sein de votre entreprise ? Les cabinets de conseil sont, par exemple, amenés à utiliser le sceau de l'administration pour laquelle ils interviennent, ce qui peut surprendre - et qui, d'ailleurs, nous a surpris précédemment. Est-ce le cas dans vos entreprises ?

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et, en raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Farandou, M. Pierre Todorov et M. Philippe Wahl prêtent serment.

Je vous laisse maintenant la parole pour une intervention liminaire d'environ huit minutes. Mme la rapporteure, puis nos collègues, interviendront ensuite pour vous poser des questions.

M. Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste . - Monsieur le président, merci pour vos paroles et pour cette occasion qui m'est donnée de parler de la transformation de notre entreprise, car le questionnement que vous avez sur le recours à des consultants ou à des organismes de conseil doit se vivre en fonction de cette transformation, avec deux éléments de contexte.

En premier lieu - vous l'avez dit dans votre introduction -, 100 % des activités de La Poste sont en concurrence. La raison pour laquelle, dans le secteur du courrier, notre part de marché est de 99 %, ce qui laisse assez peu de place à des concurrents, est que cette industrie est en récession profonde. Ses volumes ont été quasiment divisés par trois. Nous connaissons des pertes de chiffre d'affaires annuel de 600 millions d'euros. Depuis 2013, nous aurons perdu 5,7 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Dans un tel contexte, il ne faut pas s'étonner de l'absence de concurrence.

Par ailleurs, toutes nos autres activités sont très concurrencées. Ainsi, dans la banque et la bancassurance, la Banque postale, qui est la sixième plus grande banque française, a face à elle cinq des dix premières banques de la zone euro. Nous sommes la onzième. C'est un degré de concurrence extrêmement élevé.

Enfin, le colis, qui est lié à la très forte croissance du e-commerce, est extrêmement concurrentiel. Pour mesurer le degré de concurrence, je dirais que notre premier concurrent, qui est aussi notre premier client, est l'une des entreprises les plus puissantes de la planète : Amazon.

Nous sommes donc en concurrence sur l'ensemble de nos métiers, avec une rare intensité.

En deuxième lieu, nous connaissons une profonde transformation. Celle-ci se mesure à travers la baisse des volumes du courrier : 18 milliards de lettres distribuées par nos factrices et nos facteurs en 2008, un peu plus de 7 milliards l'année dernière, sans doute 6 milliards en 2023. Entre 2008 et 2023, les volumes transportés par nos facteurs auront été divisés par trois.

Cette transformation, les postières et les postiers ont décidé d'en conserver la maîtrise. Nous avons donc engagé, avec le plan stratégique 2020 « Conquérir l'avenir », une profonde transformation de notre groupe, qui a réussi : en 2021, la lettre, objet historique qui a constitué notre groupe et qui en est le coeur, ne représentait plus que 18 % de notre chiffre d'affaires, le colis, qu'il soit à l'international ou en France, approchant des 50 %.

C'est donc une transformation extrêmement profonde. Pourquoi ces deux éléments contextuels - concurrence extrêmement forte sur toutes les activités et transformation très profonde des métiers, des activités et des emplois - sont-ils si importants ? Très souvent, les cabinets de conseil sont pour les dirigeants un instrument destiné à contribuer à ces transformations. Si nous étions dans une activité en très forte croissance et que nous dominions, je pense que nous aurions moins besoin de procédures et de projets de transformation et, sans doute, de cabinets de conseil.

Dès lors, la doctrine d'emploi était assez simple : accompagner La Poste et ses filiales dans leur transformation. De ce point de vue, la différence entre la définition de la stratégie et la réalisation des tâches opérationnelles est très importante.

La définition de la stratégie, c'est le travail des dirigeants de La Poste. Un membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, notre premier actionnaire, siège dans votre commission d'enquête. Nous avons élaboré, au cours de l'année 2020 et au début de l'année 2021, un nouveau plan stratégique appelé « La Poste 2030 engagée pour vous ». Ce travail a été fait sans recourir à aucun consultant, car la définition de nos objectifs et de ce que doit être La Poste en 2030 est d'abord un sujet confidentiel dans sa fabrication, et la raison d'être du rôle des dirigeants rassemblés autour de nous.

En revanche, étant en concurrence dans la réalisation d'un certain nombre de missions, notamment informatiques, nous avons fondamentalement besoin de tels cabinets, car il nous semble que cela aide à la transformation de La Poste.

En termes de doctrine d'emploi, plus les choses sont stratégiques, moins nous faisons appel à des cabinets de conseil. Lorsqu'il existe un partage stratégique avec ces cabinets, nous essayons de le concentrer sur le recueil de données et l'observation de la concurrence. Étant partout en concurrence, c'est absolument nécessaire, car ces cabinets ont d'excellentes bases de données et une bonne connaissance de ces métiers.

Pour le reste, nous essayons de les utiliser soit pour les projets transitoires qui n'exigeraient pas le recrutement d'effectifs permanents, soit parce que, notamment en matière informatique, la fluctuation des travaux rend ces cabinets indispensables.

D'ailleurs, dans les données que nous vous avons transmises, les tâches informatiques sont majoritaires dans les contrats que nous avons signés avec l'extérieur. Certains de ces contrats sont confiés à notre filiale Docaposte, entreprise de conseil en transformation numérique. Nous sommes évidemment l'un de ses premiers clients.

Voilà donc les missions qui sont dévolues à ces établissements. Les cabinets de conseil, lorsqu'ils travaillent pour nous, ne prennent pas le nom de La Poste mais travaillent pour elle. Si les dépenses de 2021 apparaissent dans ce domaine en assez forte croissance, c'est parce que 2020 et 2021 correspondant aux années de fabrication de notre nouveau plan stratégique décennal. Même si ces cabinets n'ont pas conçu la stratégie, nous avons eu besoin d'un certain nombre de leurs apports. Nous les considérons comme de bons professionnels, utiles à la transformation de notre groupe.

M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF . - La SNCF a été saisie mi-décembre par votre commission et lui a adressé les éléments demandés le 17 janvier.

Nous avons mobilisé plusieurs équipes pour recomposer les dépenses des années 2016 et 2021 qui nous avaient été demandées pour l'ensemble des sociétés anonymes. Je rappelle que la SNCF a été profondément modifiée dans son organisation par la loi de 2018, cette modification intervenant au 1 er janvier 2020. Il s'agit aujourd'hui d'un ensemble ferroviaire constitué, autour d'une société anonyme de tête, que j'ai l'honneur de diriger pour tout le groupe, par SNCF Réseau, SNCF Voyageurs, Gares et Connexions, filiale de SNCF Réseau, toutes trois sociétés anonymes.

La gouvernance a été transformée, ce qui n'est pas neutre. Nous sommes passés de trois établissements publics à cinq sociétés anonymes et avons dû effectuer un travail de reconstitution des données par rapport au cahier des charges que vous avez arrêté. C'est un gros travail de retraitement, que nous avons pu conduire dans un délai assez resserré pour être au rendez-vous que vous nous avez fixé.

Nous avons reclassé nos dépenses en matière de consultance selon la typologie demandée. Nous les avons qualifiées de généralistes pour tout ce qui touche à la stratégie, à l'organisation, à la conduite du changement dans les ressources humaines et le marketing, à distinguer de la communication, qu'on a elle-même différenciée des systèmes d'information, du juridique, de la comptabilité, de la gestion des finances et des audits.

Tout comme le groupe La Poste, la SNCF ne confie pas ses décisions stratégiques à des cabinets extérieurs. Nous y recourons uniquement pour une expertise pointue dont on peut avoir besoin pour éclairer tel ou tel sujet qui ne serait pas présent en interne. À l'identique du groupe La Poste, ces décisions sont instruites par le management du groupe et proposé à la gouvernance du groupe, où l'on retrouve toutes les composantes du conseil d'administration : État, administrateurs salariés, personnalités indépendantes. C'est dans ces moments-là que se détermine la stratégie du groupe, avec très peu d'apports de consultants extérieurs sur ces sujets, voire aucun.

Si jamais nous devions faire appel à une compétence pointue pour éclairer telle ou telle facette de la décision, tout cela se ferait sous le sceau de la confidentialité la plus absolue, avec signature d'engagements de confidentialité.

Je rappelle, là encore à l'instar de La Poste ou d'EDF, que nous sommes une très grande entreprise. Outre la partie ferroviaire du groupe, il existe dans le groupe deux sociétés, Geodis et Keolis, qui représentent à peu près l'équivalent, en chiffre d'affaires, du coeur ferroviaire. Le groupe SNCF représente 270 000 salariés au total, dont 200 000 en France, pour un chiffre d'affaires de 35 milliards d'euros.

Le secteur ferroviaire, que vous connaissez mieux, compte 15 000 trains par jour, 5 millions de voyageurs, et comporte trois grands métiers : le transport de passagers, le transport de marchandises, qui inclut la logistique avec Geodis, et le métier de gestionnaire d'infrastructures, qui est maintenant distingué par la loi, avec 30 000 kilomètres de réseau ferroviaire et 3 000 gares françaises.

Bien évidemment, la transformation est un sujet qui s'applique aussi au groupe SNCF. On peut même dire qu'elle se fait à grande vitesse, car les choses bougent vite. Quelques membres de la commission connaissent ces questions et les suivent de près.

La réforme de 2018 a nécessité une certaine préparation, à la fois dans sa définition et dans sa mise en oeuvre, ce qui peut expliquer une légère hausse des coûts de consulting en 2019 et 2020. Les tendances sont à nouveau baissières, j'y reviendrai dans ma présentation.

La transformation nécessite une vision et des connaissances. Elle porte sur la décarbonation des transports, sujet qui évolue très vite. Nous avons introduit ces critères dans nos décisions. Je ne dis pas qu'il s'agit de disciplines nouvelles, mais elles sont assez récentes et peuvent demander de recourir à telle ou telle expertise.

Dans les chemins de fer ou la logistique comme ailleurs, la digitalisation fait son oeuvre. Il faut donc également intégrer la projection de ses apports dans les stratégies. Même si nous avons un temps de retard par rapport à La Poste, nous y sommes : l'ouverture à la concurrence constitue un bouleversement en profondeur pour le ferroviaire dans notre pays. Cela suppose, notamment en matière d'accompagnement social, un certain nombre de travaux pour ajuster cette transition, qui représente des enjeux sociaux considérables.

L'environnement est volatil, incertain complexe et ambigu. La période n'a jamais été aussi incertaine. La crise sanitaire n'a pas amélioré les choses. Dieu sait si le monde est complexe. En prendre la bonne mesure n'est pas chose aisée.

Nous sommes en permanence en train de soupeser les risques et les opportunités, d'où la nécessité de faire appel à des cabinets de conseil, ne serait-ce que parce que la SNCF parcourt le chemin pour la première fois et a besoin d'être éclairée sur les conditions de réussite de la transformation du monopole public en société anonyme, dans un contexte de concurrence, afin d'assurer la pérennité de l'entreprise. L'objectif est bien sûr de résister le plus possible et d'être en mesure de nous adapter à ce monde nouveau et changeant.

Quant aux chiffres, nous sommes dans une maîtrise à la baisse de nos dépenses. Les courbes sont claires. C'est très net pour ce qui est du poste principal, sur lequel on a regroupé le conseil généraliste, avec une baisse de 36 % sur la période. Nous désirons - la concurrence n'y est pas étrangère - maîtriser nos dépenses, et la crise du Covid n'a fait qu'amplifier cette nécessité. Nous avons donc une volonté d'économie forte et de maîtrise de nos cash-flows . Le méta-objectif est d'avoir un cash-flow libre à zéro en 2022, premier rendez-vous économique important de la réforme du ferroviaire de 2018. Nous y travaillons. Il a fallu amplifier les efforts d'économies du fait de la baisse de recettes due à la crise du Covid, la plus spectaculaire étant celle du TGV et des Eurostar, qui ont beaucoup souffert.

La compétitivité devant aussi se retrouver dans les prix, l'ajustement des coûts est nécessaire pour conforter la SNCF dans ces secteurs en concurrence.

De la même manière, dans les dépenses en matière de conseil ou de comptabilité, nous enregistrons une baisse de 38 % qui nous ramène en deçà du niveau de 2016, après une légère envolée correspondant à la préparation de la loi et à sa mise en oeuvre.

Je rejoins ce qu'a dit Philippe Wahl à propos des systèmes d'information. Dans ce domaine, nous avons connu une remontée puis une baisse, mais pas en dessous des chiffres de 2016. Un travail important a été en effet engagé. Tout se digitalise et nous sommes amenés à transformer en profondeur nos systèmes d'information, à les adapter à ces nouvelles technologies. Nous devons réaliser un effort soutenu pour nous adapter et moderniser nos systèmes d'information.

Nous avons réduit notre communication de près de 50 %, et j'assume, à titre personnel, la volonté d'être un peu plus frugal et de moins nous exposer au plan médiatique. Les autres nous rattrapent parfois mais, en ce qui nous concerne, nous ne souhaitons pas être en permanence sous le feu des projecteurs.

L'une de vos questions portait sur les cinq grands cabinets de conseil, qui semblent sous les projecteurs de la commission. Les Anglo-Saxons ne font pas partie des grands cabinets auxquels nous recourons. Nous utilisons Capgemini, qui est à moitié français, pour les systèmes d'information.

Vous avez posé une question sur la notion de déclaration d'intérêts en amont des interventions. Nous trouvons cette piste intéressante. La transparence et la prévention des conflits d'intérêts nous semblent aller dans le bon sens.

J'en reviens à la politique d'achat, où nous avons mis de l'ordre. Cette baisse n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une volonté managériale. Encore faut-il des process. Nous essayons de faire passer un maximum de dépenses de cabinets de conseil sous forme de contrats-cadres négociés par notre direction des achats. 70 % des dépenses se font sous cette forme, et nous souhaitons poursuivre l'intégration en recourant à des contrats-cadres négociés avec les sociétés de consultants.

J'ai voulu que toute demande de prestation supérieure à 40 000 euros fasse l'objet d'un processus spécifique de validation. Ces mécanismes de bornage font leurs preuves et participent bien évidemment à la baisse que j'évoquais, qui figure dans le dossier que nous vous avons présenté.

Comme le groupe La Poste, nous avons notre propre société de consulting, SNCF Consulting, qui est en fait notre premier consultant. Pour le coup, les euros de la SNCF restent à la SNCF. Nous avons dépensé 63 millions d'euros avec ce cabinet, que nous avons monté il y a quelques années. Il fonctionne avec des personnels de la SNCF. Nous en profitons pour établir des parcours de carrière. Les personnes qui ont des profils de consultants ont beaucoup de rigueur dans l'analyse, la manipulation des données et l'information. C'est donc bien volontiers que nous les intégrons dans nos métiers. Cela sert aussi de pépinière pour des cadres de très bon niveau.

S'agissant des dépenses de services informatiques, qui sont peut-être trop élevées, j'ai décidé une réinternalisation des emplois, notamment pour les métiers de développement les plus simples. Notre politique dans ce domaine est très volontariste. Environ 800 emplois vont être réinternalisés à la SNCF. Nous avons engagé cette politique de manière très forte, avec de vraies formations en interne.

En conclusion, nous maîtrisons les dépenses, ce qui est tout à fait normal compte tenu de la trajectoire économique dans laquelle nous souhaitons nous positionner. Pour autant, et de manière ajustée, nous avons besoin, de temps en temps, de recourir à des compétences externes, indispensables à la transformation de la SNCF, qui n'est pas une mince affaire.

M. Pierre Todorov, secrétaire général d'EDF . - Je tiens tout d'abord à vous adresser un message de la part de notre président, Jean-Bernard Lévy, qui regrette sincèrement de ne pouvoir être là aujourd'hui. Vous savez sans doute que l'actualité très récente d'EDF est particulièrement chargée. Un certain nombre d'événements dans l'agenda de la gouvernance de l'entreprise fait qu'il n'a pu se rendre disponible aujourd'hui, et il vous prie de l'excuser.

J'aborderai le sujet par la question que vous avez posée à propos de la doctrine d'emploi : pourquoi estime-t-on nécessaire et utile, voire souhaitable, de recourir à des cabinets de conseil ? J'essaierai de vous fournir un éclairage assez concret sur la manière dont les choses se passent chez EDF.

Pour ce qui est de la doctrine d'emploi, certains éléments viennent d'être évoqués par mes voisins. En résumé, les missions essentielles pour lesquelles nous faisons appel à des cabinets de conseil externes tournent autour de la notion de transformation du groupe et d'efficacité opérationnelle. C'est le coeur de ce que nous recherchons lorsque nous faisons travailler des cabinets.

Pour être un peu plus précis, ces cabinets permettent d'établir un benchmark , c'est-à-dire un étalonnage, une recherche de références externes que, par définition, nous ne pouvons maîtriser en interne - en tout cas de façon extensive. Pour alimenter nos réflexions sur la performance, il est indispensable d'avoir un regard extérieur sur certains dossiers.

Il est clair que même une grande entreprise comme EDF ne dispose pas d'un certain nombre d'expertises pointues, et il est utile et parfois même nécessaire d'aller les rechercher à l'extérieur. J'ajoute que ces besoins sont d'autant plus importants que nous sommes, comme beaucoup d'autres entreprises, engagés dans des processus de transformation importants, souvent avec des projets ou des programmes où les questions de planning sont décisives. De ce point de vue, lorsque les délais sont contraints, l'ajout d'une ressource externe permet de respecter les délais.

Cette doctrine d'emploi couvre des domaines extrêmement vastes, qui vont de l'ingénierie nucléaire aux systèmes d'information qui nous permettent de gérer la relation avec nos clients. Je suis prêt à répondre à vos questions sur le type de missions auxquelles nous faisons appel.

Au point de vue quantitatif, je crois pouvoir dire que le coût de ce recours aux cabinets de conseil est maîtrisé. Appliqué au périmètre France, il représente une soixantaine de millions d'euros par an, ce qui est à rapporter à une base de coûts, pour le même périmètre, de 10 à 11 milliards d'euros, soit moins de 0,6 % de nos dépenses de fonctionnement.

Une légère réduction a pu être observée ces dernières années. De 2019 à 2021, nous avons réduit ces dépenses d'environ 10 %, ce qui s'inscrit dans une trajectoire plus générale. En effet, nous sommes en passe de tenir l'un des grands objectifs financiers que nous nous sommes fixés, celui d'une réduction des dépenses de fonctionnement du groupe de plus de 500 millions pour la période allant de 2019 à 2021.

Comme les autres entreprises publiques, nous nous inscrivons dans le code de la commande publique et procédons, pour l'essentiel, à travers des accords-cadres. Nous vous avons fourni des éléments sur l'accord-cadre qui arrive à son terme et sur l'appel d'offres en cours, que nous sommes actuellement en train de finaliser en vue d'un nouveau contrat-cadre de cinq ans destiné à constituer une sorte de panel des cabinets référencés. Une fois que nous avons établi ce panel, nous mettons les cabinets en concurrence.

Il nous semble que l'une des questions les plus importantes, dans une entreprise comme la nôtre, est finalement celle du cadrage des missions. Nous devons nous assurer que les métiers en charge de mener des projets ont vraiment besoin de la mission en question et sont capables de définir son périmètre avec précision et rigueur.

Nous attachons beaucoup d'importance au fait que cette phase de cadrage de la mission, de spécifications de ce qui est attendu de la part du cabinet, soit réalisée avec rigueur et discipline. Elle implique chez nous le métier, mais aussi la direction des achats. Nous avons créé depuis quelques années une structure transverse, appelée Comité de la gestion de la demande conseil, qui vise à s'assurer que nous faisons appel à bon escient à ces cabinets de conseil, et dans de bonnes conditions.

Nous possédons également un cabinet de conseil interne, EDF Conseil. Ce cabinet intervient à la fois dans la construction du cahier des charges et dans le pilotage, que nous voulons le plus resserré possible, de la mission en cours d'exécution. Le cabinet EDF Conseil travaille d'ailleurs parfois de concert avec un cabinet externe. Nous recherchons les références et le benchmark dans le cabinet externe, la dimension opérationnelle, en lien avec les activités de l'entreprise, étant assurée par EDF Conseil.

Enfin, nous sommes extrêmement attachés à deux notions en matière d'exécution des missions. La première concerne la confidentialité des données. La politique de gestion de la confidentialité du groupe est précise et rigoureuse. Elle se traduit dans les conditions générales d'achat qui emportent, pour les cabinets qui travaillent pour EDF, des conditions et des obligations extrêmement strictes en termes de garantie de confidentialité des données avec, pour les dossiers les plus sensibles, la suppression de ces données à l'issue de la mission.

Nous sommes également très vigilants en matière de conflits d'intérêts. Nous menons, au-delà de la question des cabinets de conseil, une politique de contrôle approfondi de l'intégrité de nos relations d'affaires et veillons à éviter toute suspicion et toute apparence de conflit d'intérêts. Nous prenons garde, dans les dispositifs contractuels, que des règles déontologiques extrêmement précises soient respectées par les cabinets, beaucoup ayant eux-mêmes des pratiques internes visant à respecter ce genre d'obligations.

Nous sommes également attentifs, s'agissant des conflits d'intérêts, à imposer parfois une forme d'exclusivité sectorielle en faisant en sorte que des cabinets qui travaillent sur des sujets confidentiels pour EDF ne travaillent pas pour d'autres clients du même secteur.

En conclusion, les cabinets de conseil sont une chose assez courante dans les grandes entreprises et nous paraissent utiles. Nous souhaitons surtout être rentables et considérons que l'essentiel est de maîtriser des dépenses utiles qui nous assurent un retour. Il est important de maîtriser financièrement les dépenses de cette nature. Le recours aux cabinets doit donc être ciblé, d'où l'importance de bien savoir ce qu'on attend de la mission.

Sur le fond, nous sommes toujours orientés vers la recherche de l'efficacité opérationnelle et de la performance.

M. Arnaud Bazin , président . - La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Notre commission d'enquête tente de comprendre pourquoi il est fait de plus en plus appel à des cabinets de conseil privés en lieu et place de notre administration, au sein de nos entreprises publiques.

Un sujet nous préoccupe beaucoup, et l'audience que rencontrent les travaux de notre commission montre que cette préoccupation est partagée : nous avons le sentiment qu'une grande opacité règne sur ces recours. Si notre commission devait se donner une mission principale, c'est bien celle de la transparence, tant en ce qui concerne les raisons du recours à ces cabinets privés que les sommes qui leur sont allouées, sans que la réussite soit toujours au rendez-vous, si j'en crois un certain nombre d'exemples.

Pourquoi le recours à des cabinets privés vous semble-t-il nécessaire pour mener à bien les projets de transformation dont vous avez fait état, en particulier La Poste ? Quelle est leur plus-value ? Je suppose en effet que vous disposez de compétences humaines au sein de vos entreprises, dont certaines pourraient peut-être assumer les missions qui sont confiées à ces cabinets de conseil.

Pourriez-vous nous fournir des éléments chiffrés concernant les prestations de conseil de vos entreprises, leur montant global et leur poids dans les dépenses de fonctionnement, le nombre de commandes qui ont été passées en 2021, le nombre de prestataires et le nombre de sous-traitants ?

M. Arnaud Bazin , président . - Monsieur Wahl, les deux autres intervenants ont expliqué qu'il existait dans leur entreprise un système de consulting interne, avec ses limites et ses missions particulières. Je n'ai pas souvenir de vous avoir entendu évoquer ce sujet. Pouvez-vous nous le préciser ?

M. Philippe Wahl . - Nous avons en effet une structure interne, La Poste Conseil, ce qui n'est guère original. Elle compte une vingtaine de personnes et une dizaine de stagiaires. Ce sont souvent des missions très intéressantes pour les jeunes qui viennent de l'extérieur. Nous utilisons cette structure soit seule, soit en coordination avec des cabinets extérieurs. C'est un moyen de gérer les carrières : on passe par là avant d'occuper d'autres fonctions.

Pourquoi un cabinet pour la transformation ? Tout dépend du moment de la transformation que l'on traverse. Lorsque vous êtes au début du processus, que vous avez été dans une logique de développement et qu'il faut changer de logique, soit parce que vous êtes dans la réorganisation, soit parce que vous êtes dans un nouveau métier ou dans un nouveau pays, vous faites face à des incertitudes sans toujours disposer de cette compétence en interne.

Dès lors, ces cabinets sont des réducteurs d'incertitudes en ce qu'ils nous apportent une expérience qui vient de l'extérieur de l'entreprise. C'est vrai quand on commence des processus de transformation. Quand ces processus sont relativement avancés, on fabrique en interne des compétences qui réduisent l'appel à ces cabinets de consultants, ce qui, dans certains cas, nous permet même de tout internaliser.

Prenons l'exemple, très fréquent dans nos entreprises, de la fonction de Project Management Officer (PMO). Le PMO est maître des calendriers, des horloges et du déroulement du projet.

Mme Éliane Assassi . - En français, un gestionnaire de projets...

M. Philippe Wahl . - C'est ainsi qu'on le nomme, mais c'est en fait un gestionnaire de projets, vous avez raison.

Lorsque vous entrez dans un nouveau champ de transformation, vous avez besoin d'une personne venue de l'extérieur. Ces personnes, qui sont détachées de toutes responsabilités opérationnelles, sont souvent très utiles. Lorsque vous avez mené plusieurs projets de transformation, vous êtes capable de générer vous-même vos gestionnaires de projets. Ce sont des réducteurs d'incertitude. Les informations qu'ils nous apportent sont de grande qualité. Elles nous sont extrêmement utiles. C'est pourquoi nous faisons appel à eux.

Quels sont les risques ? Il en existe deux. Le premier consiste à considérer l'appel aux consultants extérieurs comme un élément du statut des dirigeants - « Je suis un dirigeant important parce que j'ai beaucoup de consultants »... C'est ce qui se passe dans de très grandes organisations. C'est un très grand risque, car le dirigeant doit garder la maîtrise de l'orientation et de la réflexion stratégique.

Par ailleurs, ils sont excellents pour fournir des informations, mais leur vrai métier n'est pas d'inventer des stratégies. Leur métier consiste plutôt à apporter des éléments de réflexion.

En deuxième lieu, au-delà du risque statutaire, il est à craindre que les équipes cessent de se poser les vraies questions de stratégie.

Vous savez que l'ensemble des banques européennes valent moins que leurs fonds propres. Cela veut dire que leur modèle stratégique n'est plus reconnu par le marché. Aucun des consultants n'a été capable de proposer un nouveau modèle qui permettrait une réévaluation massive de cette industrie, ce qui définit bien leur travail, qu'ils savent très bien faire et qui appartient à la création entrepreneuriale ou stratégique.

Ils sont donc extrêmement utiles, et nous l'assumons, au fur et à mesure des processus de transformation. Une fois ceux-ci intégrés, on cherche à les internaliser.

Comme je vous le disais, l'essentiel de nos dépenses sont des dépenses informatiques. En 2020, la maison mère avait dépensé 31,5 millions d'euros contre 40 millions d'euros en 2019. En 2021, nous sommes passés à 80 millions d'euros, car cette année a été une année de très forte mobilisation et de très forte transformation. Je rappelle que nous avons à la fois mené deux très importantes réalisations logistiques à l'étranger et l'opération dite Mandarine, permise par le législateur, qui a consisté dans le rapprochement entre la Caisse des dépôts et La Poste, la CNP et la Banque Postale. Cela nous a amenés à faire appel à l'extérieur.

M. Arnaud Bazin , président . - Pour la précision du débat, les chiffres que vous venez de nous communiquer représentent-ils bien l'ensemble de la dépense de consulting sur les années évoquées ?

M. Philippe Wahl . - Pour la maison mère. Je n'y ai pas inclus GéoPoste, qui est une filiale.

M. Arnaud Bazin , président . - Cela constitue-t-il des montants importants ?

M. Philippe Wahl . - Moins importants, une dizaine de millions d'euros.

M. Jean-Pierre Farandou . - Je pense également que les besoins en consultants sont motivés par la transformation, avec tout ce que cela signifie. Très peu de cadres cheminots connaissent la concurrence. Ce n'est pas leur faute, ils ont passé leur carrière à la SNCF, mais ils doivent préparer l'entreprise à la concurrence. Se préparer à quelque chose que l'on ne connaît pas n'est pas simple.

Il n'est donc pas inutile d'aller voir des personnes qui ont déjà accompagné des entreprises dans ce domaine, qui connaissent bien les règles de la concurrence, qui savent quelles questions poser, etc. Face à un élément nouveau essentiel pour la survie de l'entreprise, il faut aller chercher l'expérience que vous n'avez pas. Vous pouvez recruter des personnes qui ont cette compétence, il en faut mais quand vous avez un besoin massif et qu'il faut aller relativement vite, il faut faire appel à des personnes qui détiennent ce savoir.

Par ailleurs, ces moments de transformation sont des moments de surcharge. L'entreprise ne fonctionne pas comme à l'habitude. Il faut donc faire appel à des ressources pour passer cette bosse.

Comme l'a dit Philippe Wahl, il faut en profiter pour capter les connaissances, accélérer l'apprentissage des personnes qui ne les possèdent pas à travers ces processus, avec des équipes mixtes. Il me paraît important dans ces cas-là de ne surtout pas isoler les équipes de consultants, mais de les mélanger avec les équipes en place dans l'entreprise, pour que la porosité permette un transfert de compétences et une acculturation plus rapides.

Je rejoins ce qui a été dit pour la partie amont : où veut-on aller et pourquoi ? La partie aval concerne la mise en oeuvre et la notion de gestion de projet, qui sont très compliquées. Quand on allotit ces projets, on se trouve face à de nombreuses dimensions techniques, opérationnelles, comptables, juridiques, sociales, commerciales, financières, etc., avec des parties prenantes très nombreuses.

Ce projet complexe, il faut l'allotir, veiller à chaque fois à avoir des équipes projets et battre la mesure de tout ceci. Il n'est donc pas inutile de recourir à des personnes qui ont cette expérience, qui possèdent les bons outils. Cela nous aide à sécuriser la bonne exécution de ces programmes.

Il faut se rendre compte du travail à réaliser pour passer de trois établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) à cinq sociétés anonymes. Les commissaires aux comptes doivent tout approuver, il faut reconstituer le patrimoine. Le travail juridique et le travail en matière de ressources humains sont tout aussi énormes. Les salariés qui se trouvaient dans les trois EPIC doivent se retrouver dans les cinq sociétés anonymes. Il ne faut en perdre aucun. C'est une tâche très minutieuse. Il s'agit d'une exécution très complexe, avec une date, celle du 1 er janvier 2020.

Personne n'aurait apprécié que la SNCF « bafouille » et ne soit pas capable de mettre en oeuvre cette nouvelle SNCF créée par la loi. Lorsqu'on est pressé par les dates, il faut trouver du renfort pour y arriver.

Je voudrais revenir sur les risques évoqués par Philippe Wahl. Je partage ce qu'il a dit. Sachez que j'y fais la chasse. Le risque est humain, le tout est d'en être conscient et de faire en sorte de le réduire et de le prévenir.

Un certain nombre de dirigeants, s'ils n'ont pas un grand cabinet à leur côté, se sentent en effet misérables. Cela a pu arriver. J'ai connu des temps anciens où l'on a pu avoir tendance, pour donner du poids à sa présentation, à se faire accompagner. On sait que ces cabinets ont des honoraires assez élevés.

Si un dirigeant agissait ainsi, il perdrait des points à mes yeux, notamment en matière de stratégie. Le plus important est ce que l'on a dans la tête, non ce que le cabinet de consultants dit de dire. Ce qui m'importe, c'est la pensée du dirigeant, pas la note du cabinet. Il peut prendre des informations, se renseigner, mais il doit, à un moment donné, prendre ses responsabilités de dirigeant, en décortiquant l'information et en prenant sa décision.

Ce n'est pas le cas à la SNCF, mais il existe des sociétés où le conseil d'administration demande au manager l'avis du cabinet pour valider le projet. On peut, si on n'y prend garde, transférer la validation à la prétendue expertise des grands cabinets et être ainsi poussé à la faute par certains administrateurs. Il faut leur dire que ce qui compte, c'est ce que pense le management et non tel ou tel cabinet. Ce n'est pas quelque chose que nous rencontrons chez nous.

Il faut aussi veiller à ne pas se laisser gagner par la paresse intellectuelle. Rien ne vaut la réflexion des dirigeants, car c'est la seule manière d'être responsable. Un dirigeant est là pour diriger, et diriger, c'est décider. Les décisions sont compliquées dans nos groupes. Il n'y a jamais uniquement du plus, mais du plus et du moins. On se fait attraper pour les moins et rarement féliciter pour les plus, mais on a l'habitude ! Ce sont les grandeurs et les servitudes du service public.

M. Arnaud Bazin , président . - Rassurez-vous, les élus locaux ont une petite idée de tout cela !

M. Jean-Pierre Farandou . - On se rejoint ! La décision doit donc résulter de notre pensée. La pensée peut être collective, mais elle est parfois individuelle sur les dossiers importants. C'est le président qui se « mouille ». Je pense que cette décision n'a de valeur que si vous avez vous-même effectué ce travail. Ces risques sont identifiés, et je pense qu'ils sont en train de se réduire très fortement à la SNCF, même s'il faut rester prudent.

Quant aux questions chiffrées, nous vous complèterons notre réponse par écrit.

Je pense que la thématique de votre commission d'enquête est la bonne. Vous posez les bonnes questions. Ce sont des questions que nous nous posons nous-mêmes. Vous avez raison de les poser au nom de la collectivité à propos de la maîtrise, des raisons d'agir, des risques, de la transparence. Je pense que les entreprises publiques devraient en avoir encore plus que les autres. C'est ce que nous faisons à travers nos organes de gouvernance et nos comités d'audit. Il n'existe pas de tabou sur ces sujets, et il est important que nos conseils d'administration et nos comités d'audit soient très au clair sur la façon dont nous utilisons cette ressource.

M. Pierre Todorov . - Quelles sont les raisons fondamentales pour lesquelles nous recourons à des cabinets ?

Tout d'abord, dans les documents que nous avons transmis figurent les éléments de notre appel d'offres en cours. Nous avons structuré des lots, comme il se doit, et la simple lecture de ces lots, me semble-t-il, indique bien l'esprit dans lequel nous souhaitons travailler.

On y trouve, d'une part, le conseil en stratégie et transformation, le conseil en organisation et déploiement opérationnel, l'excellence opérationnelle et enfin le coaching d'organisation. Je pense que cela pose bien le cadre.

En second lieu, les documents que nous vous avons adressés montrent qu'une proportion non négligeable de nos dépenses de conseil a été consacrée à ce que nous appelons le plan Excell engagé en 2019, à la suite du rapport demandé à Jean-Martin Folz sur les raisons des difficultés opérationnelles que nous avons connues sur le chantier de Flamanville 3. Cela appelait sans doute une introspection forte et une interrogation sur la manière d'être plus performants dans la conduite de nos chantiers.

Nous avons décidé à ce moment-là, en 2019, de créer une petite structure nouvelle, la délégation à la qualité industrielle et aux compétences, dont l'objectif était d'impulser dans l'ensemble du métier nucléaire des méthodes, des modes de fonctionnement, inspirés des meilleurs standards que l'on trouve dans d'autres professions, notamment dans les professions qui font référence.

M. Dany Wattebled . - Je serai indulgent aujourd'hui, car il faut reprendre les choses au commencement. Vous représentez trois groupes publics à qui on a demandé de passer dans le privé. Ce n'est pas rien ! Nous étions franco-français, et les dirigeants, quels qu'ils soient, avaient une vision et tenaient le territoire, qu'il s'agisse de la SNCF, d'EDF ou de La Poste. Nous étions chez nous, et nous travaillions un peu à l'extérieur, comme bon nous semblait.

Il leur a été demandé, à cause des directives européennes, de réaliser une transformation très rapide. Il faut donc bien chercher des compétences capables de « booster » l'intérieur. Les Allemands, avec DHL, les privés, comme Amazon, n'ont pas les mêmes techniques.

Sans vision de la mondialisation, que ces groupes n'avaient pas forcément au départ, évoluant dans le secteur public, je ne vois pas comment on peut s'ouvrir au monde.

J'ai mal au coeur pour nos groupes. Ce n'est pas facile. Je ne dis pas qu'on a perdu la compétition, mais on donne aujourd'hui des réseaux autour de Nice à des transporteurs italiens ! On a encore des fonctionnaires et un système hybride, mais si on ne se met pas très vite à la page, on perd la bataille ! Les autres n'attendent pas. Amazon, aujourd'hui, est presque au dernier kilomètre. Ils en sont à envisager d'utiliser des drones. Si nous n'allons pas chercher les bonnes compétences, les bonnes expertises - bien entendu pertinentes et légales - nous risquons de perdre la bataille.

Si nous ne prenons pas le tournant, ces groupes quitteront le statut public alors que la concurrence ne les aura a pas attendus. Elle a deux trains d'avance, si je puis dire. Il faut donc aller chercher ce qu'il y a de mieux pour réaliser cette transformation, avec tout l'accompagnement social nécessaire, sans laisser personne au bord du chemin.

Cela ne me choque donc pas que l'on aille chercher la compétence dans des cabinets qui travaillent dans les règles de l'art. On n'a pas l'expertise, puisqu'on est entre soi. Je connais bien la SNCF : les personnels étaient extrêmement compétents et rigoureux...

M. Arnaud Bazin , président . - Nous entendons votre plaidoyer et personne ici ne remet en cause la nécessité de recourir à ces conseils, dans un contexte que vous avez parfaitement décrit. Notre sujet est de savoir comment les choses se passent, quelles sont les précautions prises, etc. Nous sommes tout à fait d'accord.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Nous sommes tous attachés au service public.

M. Pierre Todorov . - L'exemple que je vous ai donné me paraît bien illustrer ce que nous recherchons, c'est-à-dire s'inspirer des meilleures pratiques dans d'autres secteurs, pour renforcer la performance industrielle, la maîtrise des fabrications et des grands chantiers. C'est typique d'un projet qui a été décidé et mené en interne, mais à propos duquel nous avons eu besoin de ressources extérieures pour le déploiement opérationnel.

Quant aux chiffres, je vous ai donné quelques éléments et il ne me semble pas nécessaire d'y revenir.

M. Jérôme Bascher . - Vous êtes trois grands groupes français, mais surtout, dorénavant, internationaux. Face à la transformation qui vous touche, quelle maîtrise avez-vous, depuis Paris, sur les cabinets étrangers ? Je pense aussi à l'intelligence économique ou à l'espionnage, qui existe parfois, notamment de la part de cabinets que vous pourriez ne pas maîtriser...

Monsieur Farandou, vous essayez, dites-vous, d'internaliser une partie des compétences en informatique. Vous avez récemment refondu votre plateforme de réservation, qui connaît quelques soucis. Je ne veux pas savoir si vous avez fait appel à l'extérieur ou si vous avez internalisé ce projet, mais quel est l'avantage d'avoir un cabinet extérieur ou d'être internalisé lorsque le projet n'est pas tout à fait abouti ?

M. Philippe Wahl . - La Poste réalise 35 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 35 % à l'international. Les entités de GéoPoste à l'international ont une très grande autonomie. La présidence et la direction générale de La Poste ne contrôlent pas leurs choix de cabinets.

En matière d'expansion internationale, si le pays est nouveau, nous montons une mission interne et faisons à chaque fois appel à un cabinet de conseil. C'est un réducteur d'incertitudes. Si le sillon est creusé dans un pays, les choses seront complètement internalisées, et le travail sera fait de manière locale.

M. Pierre Todorov . - Une partie du recours aux cabinets de conseil à l'international est en réalité intégrée dans les contrats-cadres passés par EDF SA pour le compte d'un certain nombre de filiales, ainsi que pour la direction internationale d'EDF SA. Beaucoup des missions qui sont faites pour l'international le sont dans ce cadre.

S'agissant de l'intelligence économique et de l'identité des cabinets auxquels nous pourrions recourir, le contrôle d'intégrité de nos partenaires et relations d'affaires suit une politique mondiale du groupe. Toutes nos filiales, en France ou à l'étranger, doivent avant de contracter avec un prestataire, quel qu'il soit, et en particulier sur des sujets sensibles, respecter nos procédures internes d'identification des risques.

M. Jean-Pierre Farandou . - Pour le recours au conseil, nos chiffres sont très proches de ceux de La Poste : 34 milliards d'euros et 32 % à l'international.

De la même manière, le choix de recourir à des consultants dépend des filiales à l'étranger. Il s'agit seulement de missions d'application : cela répond aux préoccupations concernant l'espionnage, l'aspect stratégique étant central et très protégé.

Pourquoi a-t-on autant externalisé ? Nous avons eu de très importants besoins de compétences dont nous ne disposions pas. Le plus simple était de faire appel à des sociétés qui possédaient ces compétences en leur sein. Nous n'avions pas pris le temps de les former.

Nous sommes en train de corriger cet équilibre par une démarche volontaire de formation. Former un développeur demande un an. Nous allons le faire nous-mêmes, à partir de ressources internes à l'entreprise, en en faisant un élément de mobilité interne. Nous avons trop de salariés. La SNCF est en train d'ajuster l'emploi. Certains cheminots se retrouvent sans travail. Nous sollicitons donc des volontaires pour devenir développeurs. Nous allons les former nous-mêmes en profitant de ce besoin de mobilité. Ainsi nous proposerons de l'emploi à nos salariés et tout en renforçant notre autonomie par rapport aux prestataires externes. C'est la direction que nous commençons à prendre.

Pour le développement de l'application SNCF Connect, nous avons très peu fait appel à des consultants. Nous avons tout fait nous-mêmes.

Nous sommes en train de corriger les choses. Ce n'est pas par excès de consulting que l'on a abouti à ce résultat. Nous ne le regrettons pas. Nous avions les compétences. Notre agence de développement digital compte un millier de personnes, avec une force de frappe considérable. Nous sommes en train de corriger le tir.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Cette application SNCF Connect, qui a été lancée au mois de janvier, fait l'objet de beaucoup de critiques, qui seraient apparemment justifiées. Y a-t-il eu apport d'un cabinet extérieur pour réaliser cette application ?

M. Jean-Pierre Farandou . - Je croyais avoir répondu. La réponse est non. Nous l'avons fait nous-mêmes. C'est une filiale du groupe qui est à 100 % SNCF.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Bravo à la SNCF !

M. Jean-Pierre Farandou . - Il n'y a pas de lien avec l'objet de la commission.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans vos documents, vous distinguez bien le conseil en informatique de la prestation de construction. Ce qui nous intéresse, c'est le conseil préalable destiné à définir les projets.

M. Patrice Joly . - Au cours de ces dernières années, la concurrence a été considérée comme étant l'alpha et l'oméga de la réponse aux besoins de la société, même si l'histoire nous montre que ce n'est pas tout à fait le cas.

La loi a imposé aux structures que vous présidez de s'adapter et de répondre aux exigences du marché afin de rester dans le jeu, d'où l'idée de recourir à des cabinets bénéficiant de transferts de savoir-faire mais, vous l'avez dit, il existe derrière cela une acculturation.

Cela ne génère-t-il pas une forme de biais cognitif dans la manière de concevoir les perspectives de vos entreprises et ses modes de fonctionnement ? Cela nécessite en effet d'introduire des cadres intellectuels, des paradigmes, des modes de pensée, qui s'inscrivent dans cette idéologie dominante en utilisant la sous-traitance plutôt qu'en recourant à des moyens termes - ce que vous faites toutefois en partie -, ou de recourir à la croissance externe, qui permet d'obtenir une compétence particulière.

M. Stéphane Sautarel . - Les trois entreprises publiques, à des degrés divers, avec des calendriers divers, sont très impactées par des transformations liées à l'ouverture à la concurrence ou à l'évolution des métiers. Pouvez-vous nous fournir un éclairage sur les accompagnements spécifiques sur ces sujets, à la fois en matière d'engagement de ces transformations et d'accompagnement des équipes lors de la mise en oeuvre ? Vous allez devoir gérer des doubles statuts pendant une période qui sera longue...

En corollaire, certains sujets peuvent mobiliser la sous-traitance de manière parfois pertinente, à la SNCF en particulier, sans que ce soit toujours possible du fait de la transformation en cours, des effectifs, des moyens et des structures qui existent. Quels accompagnements et quels arbitrages prévoyez-vous de mettre en place par rapport aux métiers à conserver et à la sous-traitance ?

M. Philippe Wahl . - La question du biais cognitif est en fait celle d'un nouveau conformisme, d'une nouvelle façon de voir le monde.

C'est évidemment un risque. Lorsque l'on va chercher des idées à l'extérieur, le risque d'imitation, le risque du biais cognitif ou de conformisme existe. Comment y répondons-nous ? Tout d'abord, nous nous efforçons, nous l'avons tous dit, de réfléchir à la stratégie et de la déterminer de manière autonome.

En matière stratégique, on est parfois dans l'imitation, parfois dans l'innovation. La Poste française est la seule au monde, avec la poste japonaise, à développer ce que nous appelons les « services de proximité humaine » : dans le cadre du vieillissement structurel des populations, les factrices et les facteurs vont fournir un service à domicile. Les consultants ont beau nous dire que les autres pays ne le font pas, nous considérons que c'est un enjeu stratégique majeur et recherchons l'appui des politiques publiques, soit l'État, soit les élus locaux, pour aller dans ce sens. Dans ce cadre-là, nous ne nous sommes pas pliés au conformisme.

En revanche, le sujet de la sous-traitance n'est pas pour nous une décision de pure imitation. Nous l'utilisons pour une raison simple : nous faisons un calcul de coût d'exploitation. Si nous utilisons beaucoup de sous-traitance dans certaines opérations, notamment logistiques, c'est que, pour la maison mère, ces activités seraient déficitaires. C'est pourquoi nous ne les utilisons pas, mais il n'y a pas de choix idéologique à La Poste qui privilégierait systématiquement la sous-traitance.

Par exemple, les colis de Colissimo sont à 85 % distribués par des factrices et des facteurs, alors que les colis de Chronopost, où la concurrence est beaucoup plus forte, sont distribués à 90 % par les salariés de nos sous-traitants.

Vous avez raison : la question du conformisme se pose. Nous essayons à chaque fois de la ramener aux grands enjeux stratégiques et de ne pas en être victimes.

S'agissant de la transformation des ressources humaines, l'ampleur de la transformation de La Poste est telle que l'essentiel est tout de même internalisé. Il faut savoir parler aux postiers, il faut savoir organiser cette transformation. Par exemple, dans les établissements courriers-colis où travaillent 75 000 facteurs, nous réorganisons les tournées tous les deux ans. Nous sommes bien obligés d'internaliser tout cela.

Pour être plus proche des solutions culturelles et de l'évolution des identités professionnelles, nous estimons que le travail doit être internalisé. Il peut nous arriver de faire appel à des cabinets de conseil, mais l'essentiel du processus de transformation des ressources humaines est conduit en interne. C'est d'ailleurs un élément qui donne confiance aux salariés.

M. Pierre Todorov . - S'agissant du biais cognitif, nous considérons que la stratégie de l'entreprise n'est pas établie par les consultants et qu'il faut tout faire pour qu'ils n'exercent pas, de ce point de vue, une influence qu'ils n'ont pas à exercer.

En revanche, dans une entreprise comme EDF, dont une des fiertés est la forte adhésion des équipes, les collaborateurs sont très fidèles à l'entreprise et y font de longues carrières. Le nombre de personnes recrutées à l'extérieur en cours de carrière est relativement faible. Bénéficier de temps en temps d'un regard externe constitue dans ces conditions une plus-value. Ce que nous pouvons apprendre, dans les métiers du nucléaire, de la part de l'automobile et de l'aéronautique est un atout.

Quant aux ressources humaines, nous considérons que le premier levier de l'accompagnement, ce sont les dirigeants, les managers de première et de deuxième ligne. C'est à eux de porter la transformation. En revanche, qu'ils s'appuient pour le déploiement opérationnel et, pour des questions de rapidité et de process, sur des conseils externes est une autre chose.

Enfin, on nous fait parfois le procès de recourir à la sous-traitance, mais ce n'est pas, me semble-t-il, tout à fait légitime. Il y a quelques jours, nous avons annoncé qu'EDF recruterait 15 000 personnes en 2022.

Par ailleurs, nous avons, en matière de métiers de l'exploitation nucléaire, engagé une réflexion sur l'internalisation de certaines fonctions, sachant que la question des compétences renvoie, dans le métier nucléaire, à une question beaucoup plus fondamentale, qui est celle de l'organisation de la filière entre EDF et ses sous-traitants, ce qui soulève d'autres questions qui ne concernent pas cette commission d'enquête.

M. Jean-Pierre Farandou . - Je partage ce qui vient d'être dit par mes deux collègues. Quel est le challenge ? Intégrer des éléments d'un nouveau monde incertain, partant du principe que, par nature, le monopole historique ne connaît pas cet élément.

La meilleure façon de s'en imprégner, c'est d'utiliser le parcours des dirigeants. J'ai eu la chance de connaître la concurrence pendant sept ans. Il n'y a rien de tel pour savoir ce que c'est. Lorsque j'étais patron de Keolis, le moindre euro ou le moindre dollar de chiffre d'affaires était le fruit de la concurrence. La meilleure garantie qu'il n'existe pas de biais cognitif, c'est que quelques dirigeants sachent de quoi ils parlent. Cela aide à faire le tri entre les vraies bonnes idées et celles que l'on peut contester.

Ensuite, il faut du sens critique en toute chose. Les gourous n'existent pas. Certains ont un avis, ils l'expriment et l'on pèse ensuite les choses. Il n'existe pas de solution toute faite. La solution toute faite, plaquée, constitue un risque. Je la réfute, par principe. Il faut l'adapter à la spécificité, au moment de l'entreprise, à son identité profonde. Le risque est réel, mais on peut le traiter.

Sur le sujet de la transformation des ressources humaines, je suis d'accord avec Philippe Wahl. J'aime beaucoup le mot qu'il a employé : c'est une question de confiance. La transformation ne peut pas être imposée au corps social, qui compte 150 000 cheminots. Je ne vois pas comment aller contre eux. Ils ont les moyens de réagir. Cela peut déboucher sur une actualité compliquée, qui serait contraire à l'intérêt général. Il faut donc agir avec eux, car c'est leur destin, leur avenir. Il faut qu'ils s'y retrouvent et qu'ils comprennent où nous allons, quel est le sens de tout cela, où est leur place, ce qu'ils vont devenir à titre personnel, comment les collectifs de travail évoluent, comment les valeurs profondes de l'entreprise sont ou non impactées. Ce sont de vraies questions.

Qui, mieux que les dirigeants eux-mêmes, peut y apporter une réponse ? Diriger une transformation, c'est prendre une lourde responsabilité. Nous amenons un collectif de 150 000 personnes vers un avenir nouveau : ce n'est pas rien !

L'engagement des dirigeants, au premier rang duquel le président, est donc nécessaire. Je ne vois pas ce que viennent faire les consultants extérieurs là-dedans. Cela peut éventuellement relever de la méthode - et encore !

On peut être fier que la SNCF ait conduit un projet d'entreprise, en partant de zéro, en plein Covid, sans aucun consultant. Nous avons bâti en un an une démarche de progrès continu pour 150 000 salariés, en agrégeant tous les salariés de la société. Je tenais à le faire sans aucun apport externe, car cela devait rester notre affaire, la méthode elle-même étant un sujet : que voulions-nous décider pour construire nous-mêmes notre avenir ? L'engagement managérial ne passe pas par une délégation quelconque à des consultants externes.

La sous-traitance est un vrai sujet. Le premier angle est bien sûr économique. Pour autant, la SNCF poursuit une réflexion sur deux sujets complémentaires. Le premier concerne la conservation des compétences stratégiques : attention à ce que les sous-traitants ne captent pas une compétence au détriment du donneur d'ordres, car la capacité à gérer la sous-traitance deviendrait alors problématique. Il faut savoir ce que l'on sous-traite et ce que l'on conserve.

Par ailleurs si, au moment, où la SNCF va ajuster l'emploi, la maquette est aggravée en sous-traitant l'activité, on se complique la tâche. La priorité est la productivité, parce que c'est la compétition. Attention à pas tendre encore davantage la balance de l'emploi en externalisant à outrance. Il faut donc réfléchir à ce que l'on pourrait internaliser, à la fois parce que c'est économique, stratégique, et que cela nous permet de mieux réguler la mobilité interne.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Monsieur Todorov, j'ai ici un document où n'apparaît que le logo du Gouvernement, qui est la synthèse de rapports réalisés en décembre 2019 par Roland Berger et en juillet 2021 par Accuracy et NucAdvisor. Ces rapports ont été commandés par Bercy et le ministère du développement durable.

On s'aperçoit à la lecture de cette synthèse qu'il y a beaucoup de critiques sur l'approche d'EDF en matière de planification des six EPR. Plusieurs zones d'ombre sont relevées dans le chiffrage d'EDF, mais sans réelle argumentation. Est-il légitime, selon vous, que des cabinets remettent en cause la production d'EDF et interviennent dans des choix politiques ? La construction de six EPR n'est pas rien et engage des sommes assez considérables, puisqu'on approche au total le milliard d'euros.

M. Pierre Todorov . - Si j'ai bien compris, vous m'interrogez sur le recours par l'État à des cabinets de conseil...

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Cela remet en cause l'approche d'EDF sur la construction des EPR !

M. Pierre Todorov . - Je ne répondrai évidemment pas pour le compte de l'État. EDF aborde cette question du nouveau nucléaire avec beaucoup d'enthousiasme, mais aussi beaucoup d'humilité. Nous n'avons pas en ce qui nous concerne de problème à être, comme on dit en bon français, « challengés » par l'État ou par ceux que l'État commandite pour réaliser ce travail.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - N'aviez-vous pas déjà réalisé ce travail de votre côté ?

M. Pierre Todorov . - Bien sûr. Je crois comprendre que vous faites allusion à ce que nous avons fait pour éclairer l'État sur les travaux principalement réalisés par EDF. L'État souhaite avoir une opinion sur leur pertinence, et cela me paraît légitime.

Nous considérons normal que l'État, qu'il soit actionnaire ou régulateur, ait une opinion sur la manière dont EDF construit son programme.

M. Arnaud Bazin , président . - Saviez-vous qu'il s'agissait de cabinets de conseil ?

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Que l'État ait un avis ne se discute pas mais, à l'évidence, ce n'est pas que l'avis de l'État.

M. Pierre Todorov . - Je ne peux répondre à cette question.

M. Arnaud Bazin , président . - Étiez-vous informé que ces cabinets de conseil travaillaient sur cette contre-expertise ?

M. Pierre Todorov . - Bien sûr, puisque pour faire leur travail, ces cabinets de conseil ont dû interroger EDF et prendre connaissance de nos travaux internes.

M. Arnaud Bazin , président . - Martin Hirsch nous a décrit sa démarche de réinternalisation des compétences. Avez-vous la même approche que lui sur le nécessaire turn-over du consulting interne ?

M. Philippe Wahl . - Oui, c'est le cas. On fait du consulting durant trois à cinq ans, on approfondit la connaissance d'un certain nombre de secteurs de l'entreprise, et on repart ensuite dans l'entreprise.

M. Arnaud Bazin , président . - Il me semble que c'est également ce qu'ont dit les deux autres intervenants.

M. Pierre Todorov . - En effet. Nous avons une équipe de 20 à 25 personnes qui présentent les mêmes caractéristiques. Ces personnes tournent et constituent une sorte de vivier pour des parcours professionnels dans l'entreprise.

M. Jean-Pierre Farandou . - Nous avons une centaine de personnes. C'est une équipe assez importante. Je répète que les métiers du consulting sont très formateurs. Il faut rassembler l'information, la synthétiser, objectiver, préparer les décisions, peser le pour et le contre, aller chercher de l'information, etc. Dans un parcours de management, avoir fait du consulting développe des qualités utiles pour les futurs dirigeants du groupe.

M. Arnaud Bazin , président . - M. Hirsch nous a décrit également des démarchages de la part de cabinets de conseil pour vendre des prestations et être mis en relation avec les entreprises. Est-ce le cas ?

M. Philippe Wahl . - Oui, ils font du commerce. Nous en faisons aussi.

M. Pierre Todorov . - Même réponse !

M. Jean-Pierre Farandou . - Même réponse. Je pense qu'il faut savoir clôturer une mission. Le risque, c'est celui de la mission qui ne finit jamais, où le consultant vous explique, alors que vous pensez avoir terminé, qu'il faut un complément.

Le risque est connu, on le gère par les processus d'achat et de clarification des contrats qui ont été évoqués par mes collègues, qui sont aussi valables à la SNCF.

M. Arnaud Bazin , président . - Les consultants travaillent-ils en équipe intégrée avec les agents de vos entreprises, et dans quelle proportion ? Utilisent-ils le logo de l'entreprise sur leurs livrables ou réalisent-ils des livrables avec leur logo ? Peuvent-ils disposer d'une adresse électronique faisant référence à votre entreprise ?

M. Philippe Wahl . - Cela dépend. Il peut très bien arriver qu'ils passent un long moment dans l'entreprise et qu'ils y aient une adresse. Pour ce qui est du logo, la réponse est négative, car un responsable doit à la fin prendre en charge leurs prestations, mais ils sont très intégrés dans l'entreprise. Il s'agit de centaines de consultants, notamment en matière informatique.

M. Pierre Todorov . - Il peut arriver qu'ils travaillent durant de longues périodes dans l'entreprise, mais ils n'y sont pas intégrés au sens managérial et ne rapportent qu'à leurs propres autorités et à leur propre management. Ils sont présents dans l'entreprise, mais je ne dirais pas qu'ils sont intégrés.

Quant à la question du logo, celle-ci renvoie à la notion de propriété sur les documents. Il existe plusieurs cas de figure et formules contractuelles. C'est nous qui choisissons le type de droits que nous souhaitons avoir sur les travaux des consultants.

Quant à l'adresse électronique, comme l'a dit Philippe Wahl, il peut arriver que des consultants qui travaillent un long moment dans l'entreprise aient une adresse électronique EDF mais, chez nous, elle est « taguée » et il y figure une mention spécifique « Externe ». On peut donc immédiatement savoir que la personne est présente dans l'entreprise mais externe.

M. Jean-Pierre Farandou . - Ma réponse sera très proche de celle de mes collègues. Il existe deux mondes dans le consulting, le consulting informatique, où l'on peut avoir des présences longues de prestataires, sous les réserves juridiques rappelées par Pierre Todorov. Elles sont très claires. Cette présence peut donner lieu à des adresses, mais c'est un cas à part.

Les autres cas de consulting plus classiques se déroulent souvent sous l'égide du cabinet, avec ou non un mélange d'équipes. J'apprécie les mélanges d'équipes, et je les recommande, afin d'installer une porosité, et que l'objectif de captation des méthodes et des connaissances débouche le plus vite possible. C'est important et cela permet de piloter le travail des consultants.

M. Arnaud Bazin , président . - Je comprends l'intérêt pratique que vous venez de défendre. Comment valide-t-on ensuite la prestation du cabinet de conseil ? Cherche-t-on à savoir si elle a été exécutée comme prévu par le cabinet de conseil, ou est-ce variable ? Les équipes prennent-elles parfois davantage les choses en charge que le cabinet de conseil ?

M. Philippe Wahl . - Cela relève de la responsabilité du management. C'est à lui de le valider. J'ai souligné l'aspect de symbolique statutaire et le risque de perte de compétences. Si le livrable n'est pas endossé et contrôlé, à un moment ou un autre, par un manager de La Poste ou de ses filiales, la perte de compétences est un risque.

M. Arnaud Bazin . - Ma question ne porte pas sur le fait qu'il l'endosse et en prenne la responsabilité, mais sur son élaboration même. A-t-on globalement payé la prestation prévue ? Votre entreprise n'en a-t-elle pas fait elle-même une part significative ?

M. Philippe Wahl . - C'est toute la question du contrôle que nous exerçons sur les sous-traitants. Si l'on s'est fait « manger » entre guillemets par le sous-traitant, on ne le contrôle plus, mais le but est de conserver la maîtrise. Nous n'atteignons pas la perfection à chaque fois, mais nous y faisons très attention, précisément parce que nous voulons payer un vrai travail, et non un travail que nous aurions réalisé nous-mêmes.

M. Jean-Pierre Farandou . - La définition de la mission est la clé de tout, à la fois dans son contenu, ses étapes intermédiaires, ses livrables, les process, les documents. Il faut être très précis au moment où l'on passe la commande. Si on est dans le flou à ce moment-là, on s'expose au risque que vous indiquez. Il est ensuite difficile de contrôler quelque chose que l'on n'a pas décrit.

L'étape d'évaluation permet d'être au clair, de contester éventuellement tel ou tel élément de facturation et d'éviter que les erreurs ne se reproduisent. On peut également négocier des contreparties, s'il y a lieu.

Comme l'a dit Philippe Wahl, il faut que nos entreprises soient très actives dans la gestion de cette ressource, vous avez raison de le souligner. Il y a là un risque à prendre en compte.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Je crois que le cabinet McKinsey est intervenu dans la définition du plan de performance de la SNCF. Pourriez-vous nous indiquer le montant de cette prestation ? La question vaut aussi pour La Poste.

M. Philippe Wahl . - Nous vous communiquerons l'information concernant le montant. Le cabinet McKinsey a travaillé avec La Poste Conseil, dans le cadre d'un travail mixte, sur la définition de la stratégie du réseau des bureaux de poste, mais ceci a été défini par le membre du Comex qui en est chargée et contrôlé par elle.

Cela nous a beaucoup aidés, précisément parce qu'ils avaient travaillé sur la poste italienne - on trouve beaucoup de bureaux de poste en Italie, alors qu'il n'y en a plus en Allemagne. En France, McKinsey avait travaillé sur la grande distribution et les franchises de distribution.

M. Jean-Pierre Farandou . - Je ne connais pas le coût exact. Nous vous le communiquerons. Je pense que la collaboration avec McKinsey a permis de caler le dialogue entre l'État et SNCF Réseau autour d'indicateurs et d'objectifs communs. On a ainsi clarifié les attentes réciproques. Je pense que le cabinet a fait oeuvre utile en la matière.

M. Arnaud Bazin , président . - Merci beaucoup. J'ai trouvé ces échanges très intéressants.

Audition de cabinets de conseil : MM. Mathieu Dougados, directeur exécutif France, et Étienne Grass, directeur exécutif des activités « secteur public » monde, de Capgemini, Pascal Imbert, président de Wavestone, Éric Fourel, président, activités et Hervé de La Chapelle, associé en charge des activités pour le secteur public, de Ernst & Young (EY) et Vincent Paris, directeur général de Sopra Steria

(Mercredi 16 février 2022)

M. Arnaud Bazin , président . - Mes chers collègues,

Nous terminons le cycle d'auditions de notre commission d'enquête avec une table ronde réunissant les représentants de quatre cabinets de conseil.

Nous recevons ainsi MM. Mathieu Dougados, directeur exécutif France, et Étienne Grass, directeur exécutif des activités « secteur public » monde de Capgemini ; Éric Fourel, président, et Hervé de la Chapelle, associé en charge des activités pour le secteur public d'Ernst & Young ; Vincent Paris, directeur général de Sopra Steria ; et Pascal Imbert, président de Wavestone.

Depuis le début de nos travaux, nous avons entendu plusieurs cabinets de conseil pour mieux appréhender leur activité.

Je vous remercie Messieurs pour votre présence à cette audition et pour vos contributions écrites, que nous avons reçues en amont de l'audition.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, chacun l'un après l'autre, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Mathieu Dougados, Étienne Grass, Éric Fourel, Hervé de la Chapelle, Vincent Paris et Pascal Imbert prêtent successivement serment.

M. Mathieu Dougados, directeur exécutif France de Capgemini . - À titre liminaire, je précise que je ne répondrai qu'à une partie du questionnaire qui nous a été transmis. Nous avons déjà répondu aux autres questions par les documents que nous vous avons transmis en amont de l'audition.

Je dirige Capgemini Invent, la filiale du groupe Capgemini en charge du conseil en transformation et en innovation digitale.

Capgemini a été fondé en 1967 à Grenoble. C'est une entreprise française dont l'impacte est aujourd'hui international. Nous sommes présents dans plus de 30 villes en France et employons 37 000 collaborateurs.

Nous sommes l'un des plus gros contributeurs au recrutement et au développement des compétences digitales, avec 7 200 recrutements en 2021. Nous avons un engagement fort sur l'alternance, avec plus de 4 % d'alternants et 5 500 collaborateurs employés dans le cadre du dispositif « un jeune - une solution ».

Capgemini Invent emploie en France 1 500 collaborateurs, répartis dans quatre villes.

Nous avons des engagements très forts en termes d'éthique : pour la neuvième année consécutive, nous avons été classés parmi les entreprises les plus éthiques par Ethisphère. Nous avons un engagement RSE fort, avec trois piliers : l'inclusion numérique, le climat et la diversité.

Je souhaite illustrer cet engagement avec notre politique de mécénat de compétences. Nous avons lancé en 2015 une initiative dont l'objectif était de mettre à disposition nos compétences auprès de start-ups , afin de les aider dans leur développement. En retour, cela permettait à nos collaborateurs de développer une culture de l'entrepreneuriat et de voir des pratiques différentes. Ce dispositif, appelé « vice-versa » en 2015, a pris de l'ampleur en 2018, autour d'un projet que nous avons appelé Invent for Good .

Nous n'avons réalisé aucun pro bono auprès de l'État durant cette période.

Capgemini Invent a un rôle actif de développement des compétences digitales. Nous aidons des start-ups dans leurs différentes étapes de maturité avec le programme Scale-up . Nous développons des écosystèmes industriels, par exemple le Campus Cyber, pour développer ces compétences.

Nous contribuons également au système de formation en développant avec des partenaires industriels et technologiques une école « by Capgemini », qui permet de former nos clients et certains étudiants.

Enfin nous travaillons avec l'écosystème académique à travers des conventions ou des chaires dans des grandes écoles de management, des grandes universités ou des grandes écoles de commerce.

Nous intervenons dans l'ensemble des secteurs d'activité, dans le secteur privé et le secteur public. Sur les 10 dernières années, ce dernier représente environ 15 % de notre activité ; il en représente 17 % en 2021.

Nous intervenons sur trois types de sujet auprès de nos clients : l'expérience client ou l'expérience usager dans le secteur public ; l'optimisation des processus pour les rendre plus agiles, plus rapides et moins coûteux ; la transformation numérique, qui s'appuie de plus en plus sur la science de la donnée.

Le traitement de ces sujets a fortement évolué ces dernières années. Nous avons besoin de profils et de compétences beaucoup plus divers. Nous avons créé de nouvelles filières métiers : transformation, design , technologie et science des données.

Nos défis sont complexes : réussir à maintenir un niveau d'excellence et d'exigence pour chacune de ces filières - nous investissons énormément en formation et en développement personnel ; réussir à orchestrer ces quatre compétences, qui ont des pratiques métiers et des cultures différentes au service d'un besoin unique et personnalisé du client.

Nos clients sont Français et ont, pour la grande majorité, une empreinte à l'international. Ils gèrent également beaucoup de complexité. Une de nos valeurs ajoutées est la gestion de cette complexité, la capacité à traduire une rupture technologique en valeur ajoutée pour nos clients.

Nos livrables sont de nouveaux processus de gestion, des logigrammes, des plans d'action, des personnels formés ou des solutions digitales, qui soutiennent un nouveau service pour nos clients.

M. Éric Fourel, président d'EY . - Je vais concentrer ce propos liminaire sur trois axes principaux : les caractéristiques d'EY, la place du secteur public au sein de nos activités et notre approche en termes d'éthique et d'indépendance.

Nous avons démarré nos activités en France au cours des années 20. Nous avons connu une progression continue, avec une forte accélération dans les années 70-80. Nous avons aujourd'hui près de 6 500 collaborateurs et 300 associés en France. Nous recrutons chaque année 1 500 collaborateurs, dont une très vaste majorité de jeunes diplômés.

La particularité d'EY est qu'une partie significative de nos activités relèvent de professions réglementées. Nous avons trois grands domaines d'intervention : le commissariat aux comptes pour environ un tiers de notre activité, les activités juridiques et fiscales pour environ 18 % de notre activité et enfin les activités de conseil au sens large - qui s'étendent de l'expertise comptable au sens traditionnel à l'expertise en stratégie - pour un peu moins de 50 %.

Nous ne faisons pas de programmation ou de codage informatique.

M. Arnaud Bazin , président . - Je précise que, ce qui intéresse la commission d'enquête, c'est bien le conseil en informatique et non les prestations informatiques.

M. Éric Fourel . - Nous réalisons du conseil en informatique. C'est même une part importante de nos activités de conseil.

Toutes nos activités sont exercées au sein d'entités dédiées, toutes de droit français, détenues et contrôlées par des associés Français exerçant en France. Nous acquittons nos impôts en France.

Sur le plan opérationnel, nos activités sont organisées par expertise technique, avec un associé responsable pour encadrer nos équipes au plus proche du terrain. Nous avons aussi, de manière transversale, une organisation par secteur qui nous permet de mobiliser des compétences qui peuvent relever de plusieurs de nos métiers. C'est dans ce cadre que s'inscrit le secteur « service public ».

Les activités « secteur public » d'EY représentent 10 % de l'ensemble de nos activités, tous acteurs publics confondus - État, agences, collectivités territoriales, entreprises sous contrôle de l'État - et toutes secteurs confondus car nous avons une large part de commissariat aux comptes, bien que cette activité ne rentre pas dans le champ d'investigation de la commission d'enquête.

Au cours des 10 dernières années, nos activités « secteur public » ont connu une croissance régulière. Nous n'avons toutefois pas constaté d'accélération au cours de la crise sanitaire.

Nos prestations pour le secteur public sont facturées à un niveau inférieur que dans le secteur privé. Nous l'expliquons par la spécificité des missions qui nous sont confiées par l'administration et du processus d'allocation des marchés publics.

Nos marges restent pour autant positives. Le secteur public est un secteur essentiel pour nous. Sans en être dépendant, il présente beaucoup d'attraits du fait de la profondeur des cas d'application en matière de digitalisation et l'amplitude des missions. Ce sont des terrains très stimulants sur le plan intellectuel ! Nos collaborateurs, et en particulier nos collaborateurs jeunes, sont en quête de sens et le secteur public est attrayant de ce point de vue.

Pour notre vision de l'éthique, de l'indépendance et de la gestion des conflits d'intérêts, la pratique d'ensemble est tributaire du fait que la moitié de l'organisation travaille sous une déontologie spéciale, au titre des activités d'expertise comptable, de commissariat aux comptes et d'avocat. De très nombreuses procédures internes sont directement inspirées par les exigences générées par les activités de commissariat aux comptes.

À titre d'exemple, l'ensemble de nos collaborateurs doit déclarer la nature de leurs investissements financiers afin que nous puissions contrôler les conflits d'intérêts. De manière équivalente, ils doivent déclarer les fonctions qu'ils peuvent exercer dans des organes de gouvernance externe et, à chaque fois qu'une opportunité de mission est détectée, nous devons remplir dans notre système d'information un outil d'acceptation des clients et des missions. Ce dernier permet de détecter de manière forte tout conflit d'intérêts, même si le risque zéro n'existe pas. Nous pouvons refuser les missions concernées.

En conclusion, je souhaite souligner que notre réputation dépend de la confiance de nos clients dans la qualité et l'objectivité de notre signature, dans la compétence et l'engagement de nos collaborateurs et dans les méthodologies que nous pouvons déployer.

Notre réputation est notre bien incorporel le plus précieux et nous mettons tout en oeuvre pour répondre aux exigences éthiques et d'indépendance qui sont la condition de la pérennité de notre activité.

M. Vincent Paris, directeur général de Sopra Steria . - Je souhaiterais présenter Sopra Steria, notre activité conseil et quelques éléments sur notre approche en matière de souveraineté.

Sopra Steria est un groupe européen des services du numérique (ESN), né de la fusion en 2015 de Sopra et de Steria. Sopra a été fondé en 1968 et Steria en 1969. Il s'agit d'une fusion entre deux sociétés françaises historiques.

Nous employons 47 000 personnes, dont à peu près 20 000 en France.

Nous intervenons sur toute la chaîne des technologies de l'information et avons une activité de conseil.

Nous développons des applications les intégrons dans les systèmes informatiques de nos clients. Nous travaillons également sur les infrastructures informatiques et avons une approche extrêmement forte en matière de cybersécurité.

Nous ne réalisons pas de conseil en stratégie. Notre mission est « d'opérationnaliser » les stratégies, d'aider nos clients à mettre en oeuvre ce qu'ils ont décidé. Nous avons pour cela 3 400 consultants au niveau du groupe en Europe. Cela représente à peu près 400 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous avons 1 500 consultants en France, pour un peu plus de 200 millions d'euros de chiffre d'affaires.

Nos activités de conseil se déclinent en quatre grandes natures de mission.

Il y a tout d'abord le cadrage de programme. Il s'agit d'aider nos clients à structurer leur programme de transformation, autrement dit de décliner leurs décisions politiques et stratégiques en stratégies de transformation et en plans concrets de mise en oeuvre.

Il y a ensuite l'accompagnement de projets. Nous aidons nos clients à mettre en oeuvre leurs programmes avec un appui aux projets, notamment dans le secteur informatique. Nous accompagnons également les changements organisationnels et les refontes de processus.

Nous intervenons également sur la conduite du changement. Nous aidons nos clients à déployer la transformation dans leurs services et réalisons des formations.

Il y a, enfin, le conseil en informatique. Nous apportons des conseils à nos clients dans l'usage des nouvelles technologies, ainsi que dans leurs stratégies d'emploi et dans leur mise en oeuvre.

L'approche en matière de souveraineté est très importante pour nous. Nous sommes issus de la fusion de deux sociétés françaises et sommes un groupe européen. Nous ne sommes pas un groupe mondial. Les marchés des États-Unis et de la Chine ne nous sont pas accessibles. Si nous voulions entrer dans ces marchés, il faudrait le faire massivement. Un grand client exige de la proximité, sinon vous ne pouvez pas être vu comme un partenaire de premier rang.

Nous sommes donc centrés sur l'Europe. Cela peut être un point fort car nous avons une approche beaucoup plus souveraine, de proximité, dans chacun des pays d'Europe dans lesquels nous oeuvrons.

Notre activité dans le domaine public et parapublic est, par choix et par construction, beaucoup plus forte que celle de l'essentiel de nos confrères.

Nous avons ciblé notre activité au long terme autour de 100 grands clients européens et considérons que, si nous réussissons chez eux, alors nous réussirons au niveau du groupe. Cela correspond au secteur public, au secteur parapublic, aux grandes banques ou aux assurances.

Nous poussons notre avantage en nous différenciant sur le thème de la souveraineté dans chacun des grands pays dans lesquels nous sommes présents. Pour ne citer que quelques exemples, nous avons un partenariat de cloud souverain avec OVH. Nous participons également à Gaïa-X et au Campus cyber.

En termes de chiffres, nous avons trois secteurs prioritaires : les services financiers, le secteur public et le secteur aérospatial et de la défense, qui représentent plus des deux tiers de notre chiffre d'affaires.

Le cabinet Sopra Steria connaît depuis 2015 une croissance importante, de plus de 10 %, voire même certaines années plus que cela, sur tous les secteurs. Cela a duré jusqu'en 2018-2019.

Depuis le début de la crise sanitaire, beaucoup de secteurs ont continué d'avoir une croissance forte, dont le secteur public. On constate en revanche une chute très brutale dans le domaine aéronautique.

Au global, le chiffre d'affaires du cabinet est resté constant ou a légèrement augmenté depuis le début de la crise sanitaire, mais avec une hausse du secteur public et une baisse de l'industrie. Nous sommes ainsi passés, depuis deux ou trois ans, de 50 % à 60 % de notre activité sur les secteurs public et parapublic, tels qu'ils sont entendus par la commission d'enquête.

Hors pandémie, il y a un besoin important de conseil pour la transformation numérique des entreprises, qui devient de plus en plus complexe.

M. Arnaud Bazin , président . - Pourriez-vous clarifier ? L'augmentation du secteur public est restée sur sa dynamique antérieure, il n'y a pas eu d'accélération ? Tout en passant de 50 à 60 % de votre activité ?

M. Vincent Paris . - Le secteur public a continué à croître à la même vitesse ces dernières années. En revanche, comme le secteur privé a baissé, avec un chiffre d'affaires globalement constant pour notre société, la part du secteur public est passée de 50 à 60 %.

Dernière précision : nos prix de vente sont plus importants dans le secteur privé, de l'ordre de 10 à 15 %, en particulier pour les banques, les assurances et la distribution.

En termes de profitabilité d'ensemble, les secteurs public et privé se valent. Dans le secteur public, le système d'appel d'offres est un peu plus lourd à mettre en place en termes de délais mais, une fois qu'un marché vous est attribué, il est plus facile de planifier et d'optimiser. Le deuxième élément est que les salaires des consultants sont un peu plus importants dans les secteurs que j'ai cités, et en particulier pour les banques et les assurances.

M. Pascal Imbert, président de Wavestone . - Wavestone est un cabinet de conseil français que j'ai co-fondé il y a 30 ans. Il compte 3 500 collaborateurs et réalise un chiffre d'affaires de l'ordre de 460 millions d'euros.

Nous sommes une entreprise cotée mais notre capital est contrôlé aux deux tiers par les fondateurs, les dirigeants et les salariés.

Notre métier est d'éclairer les décisions de nos clients et d'aider à les mettre en oeuvre, en sachant que Wavestone se concentre plutôt sur la phase de mise en oeuvre des stratégies. Nous intervenons en aval des cabinets de conseil en stratégie comme McKinsey ou Roland Berger.

Sur le conseil en organisation et management, l'un des principaux atouts de Wavestone est notre excellence dans le secteur digital, y compris sur des sujets très technologiques et pointus comme la cybersécurité, l'architecture de systèmes d'information complexes ou l'Internet des objets. Le digital constitue un catalyseur et un facteur de transformation des grandes organisations que nous servons.

Le secteur public au sens strict, c'est-à-dire en dehors des entreprises publiques, représente de l'ordre de 14 % du chiffre d'affaires de Wavestone en France. Nous sommes donc surreprésentés sur ce secteur, puisqu'il ne pèse que 10 % de la dépense française de conseil.

Cette surreprésentation résulte d'un choix que nous avons fait en 2016 de développer très fortement notre activité dans le secteur public. À cette date, le secteur public ne représentait que 6 % de notre chiffre d'affaires. Nous avons pris cette décision en anticipant une phase de transformation beaucoup plus large du secteur public, pour moderniser l'administration et améliorer le service au citoyen.

Cette décision faisait sens pour nous et pour nos équipes car nous sommes un cabinet français. Il y avait également un sens économique à ce choix, ce qui peut étonner. Le secteur public est un peu moins rentable que les autres secteurs, même s'il ne faut pas exagérer car les différences sont en réalité assez tenues. Ce secteur présente un avantage pour un cabinet comme Wavestone, qui ne fait que du conseil : il est beaucoup plus résilient que les autres, alors que le marché du conseil est un marché très volatile et cyclique. Cette résilience a beaucoup de valeur sur le long terme.

Wavestone cherche-t-il à influencer les politiques publiques ? Je ne vous étonnerai pas en répondant par la négative.

Nous sommes sur un marché en croissance, comme vous l'avez sans doute entendu à de nombreuses reprises. En tant qu'entrepreneur, le moyen le plus efficace de développer mon entreprise est d'apporter à mes clients l'expertise et les savoir-faire dont ils ont un besoin croissant et de leur offrir une qualité de prestation irréprochable. Au coeur de cette qualité figure l'objectivité totale de nos recommandations. Jouer au billard à trois bandes serait déloyal vis-à-vis de nos clients, et nous détournerait de ces leviers très simples de croissance de l'entreprise - voire se retournerait contre nous.

Le risque lié à la confidentialité des données confiées par nos clients publics est très maîtrisé. Nous faisons attention à les protéger ; c'est même la base de notre métier de conseil, qui repose sur la confiance et la réputation. Du côté de l'administration, le sujet me paraît traité au bon niveau, avec des clauses contractuelles extrêmement explicites et très exigeantes dans les marchés publics.

Comment gérons-nous les conflits d'intérêts ? Les situations que nous détectons sont plutôt rares, mais c'est peut-être spécifique à Wavestone. De plus, le cabinet, détenu aux deux tiers par des personnes physiques, est libre de tout lien capitalistique avec une autre entreprise.

Face aux situations de conflit d'intérêts qui peuvent malgré tout se présenter, nous avons un système de prévention, une charte éthique à laquelle tous les collaborateurs sont formés et un système d'alerte anonyme permettant de remonter les soupçons ou les incidents. Enfin, pour contrôler l'ensemble, nous avons une équipe d'audit interne.

Objectivement, autant sur la confidentialité, je peux vous dire que nous sommes à un très bon niveau de maturité, autant sur les conflits d'intérêts - et je trouve que c'est un sujet sur lequel la sensibilité remonte - notre maturité est peut-être perfectible. Je ne dirais pas qu'il n'y a pas matière à progrès sur le sujet.

Du côté de l'administration, j'observe que le sujet est bien traité au moment de la passation des marchés mais qu'il est peu développé dans l'exécution des contrats. Il y aurait peut-être un intérêt à développer les cadres contractuels sur le thème de la prévention des conflits d'intérêts. D'ailleurs, en tant cabinets de conseil, je pense que nous serions preneurs de directives plus précises de l'administration en la matière.

Enfin, la question centrale : avons-nous trop d'activités dans le secteur public ? Sommes-nous bien utilisés, dans le meilleur intérêt de l'administration ?

L'administration est plus rigoureuse que le secteur privé dans la sélection des prestataires et le suivi de l'exécution. Les achats de conseil se sont rapidement professionnalisés grâce à des structures comme l'UGAP, la DAE ou la DITP.

Je me hasarderai néanmoins un commentaire qui pourrait m'attirer vos foudres : la lourdeur du code des marchés publics n'est pas adaptée à l'achat de prestations de conseil, parfois conséquentes, parfois très ciblées. Cette lourdeur pousse à massifier les achats, ce qui réduit le choix des donneurs d'ordres publics, et pousse à constituer des groupements qui entraînent des cascades de sous-traitance sans grande valeur.

Corollaire de la massification des achats, la concurrence est extrême au moment de la passation des accords-cadres, mais devient plutôt basse lors de chaque projet - en tout cas plus basse que dans le privé où, même avec un accord-cadre, la concurrence joue à nouveau au moment de la passation des contrats.

Enfin, dans les critères de sélection, la qualité des prestations passées pèse moins que dans le secteur privé, où elle est fondamentale, ce qui me semble plus vertueux.

L'augmentation du recours aux cabinets de conseil dans le secteur public s'explique avant tout par le fait que le public, comme toutes les organisations, est confronté à des besoins de transformation de plus en plus pressants.

Y a-t-il une surconsommation du conseil ? Comme toutes les organisations qui se transforment, le secteur public aura besoin de consultants en nombre croissant. Ce ne sont pas nécessairement des consultants externes : il y a là une opportunité de développer le conseil interne, comme la DITP a commencé à le faire et comme le font tous les grands consommateurs de prestations de conseil. C'est une voie à explorer.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Pour la clarté des débats, je vais poser une question générale puis une question pour chaque cabinet.

Au cours de nos auditions, il nous a été affirmé avec force que les consultants utilisent le logo de l'administration dans leurs travaux, et rédigent des notes administratives avec le sceau de l'administration. Est-ce une pratique habituelle ? Comment évaluer le travail d'un cabinet de conseil qui ne produit pas de livrables en son nom ?

Les difficultés rencontrées par le projet du Health Data Hub , dans lequel intervient, Capgemini, sont bien connues. Avez-vous participé, dans votre mission de préfiguration, au choix de retenir Microsoft en tant qu'hébergeur, alors que cela semble poser des problèmes de souveraineté des données ?

En 2021, le Gouvernement a confié trois contrats à Wavestone pour « l'accélération des délais d'instruction des demandes d'asile », auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), pour un montant total de 485 817,60 euros.

Quels sont les leviers que vous pensez actionner pour réduire ces délais ? Comment cette mission se déroule-t-elle sur le terrain ? Quels retours avez-vous des ateliers thématiques organisés avec les agents de l'Ofpra, et sur les relations de vos consultants avec eux ?

Vos équipes auraient aussi pour mission d'identifier des « irritants » - un terme qui me choque particulièrement - qui retardent l'instruction des dossiers de demande d'asile. Quels sont, concrètement, ces irritants ? Nous entendons parler de trois catégories de réunions - programmation, instruction, validation. Pouvez-vous nous détailler leur contenu ?

EY est intervenu sur la réforme de l'aide juridictionnelle, réalisée en partenariat avec le BCG en 2019 pour un montant de 592 000 euros. Confirmez-vous que le projet a dû être repris en main par la DITP et le ministère de la justice en raison des difficultés rencontrées par les cabinets de conseil, notamment sur les systèmes d'information ?

Enfin, Sopra Steria peut-il confirmer la prestation de 32,89 millions d'euros entre 2017 et 2019 réalisée pour le système d'information du contrôle automatisé - c'est-à-dire les radars routiers ? Le contrat a été prolongé jusqu'en 2025 pour des sommes analogues. Pourquoi l'État n'a-t-il pas internalisé cette prestation ? On aurait pu imaginer que votre intervention, depuis 2017, permettrait de développer les compétences nécessaires en interne...

M. Mathieu Dougados . - Toutes nos activités au service d'un client sont propriété du client. Le choix du logo figurant sur la documentation que nous fournissons relève donc de celui-ci ; mais dans la grande majorité de nos interventions auprès du service public, nous utilisons notre logo Capgemini Invent.

Nos livrables, nos engagements de service sont revus avec le client dans le cadre des revues de qualité et des réunions prévues dans les contrats.

M. Arnaud Bazin , président . - Y a-t-il des étapes lors desquelles le client valide la réalisation de la commande passée ? Beaucoup d'entre nous sont élus locaux. Si un maire est mis en cause pour un marché de construction d'égouts, les travaux réalisés peuvent être expertisés, le prix payé est connu et le juge se prononce sur cette base.

Or, notre commission d'enquête a entendu l'administration et plusieurs de vos collègues déclarer que, lorsque la prestation est un travail d'équipe, elle ne donne pas toujours lieu à des livrables portant le logo du cabinet. En cas de contentieux, comment se prononcer ?

M. Mathieu Dougados . - Nous avons un processus de service fait pour confirmer la réalisation des engagements de service.

M. Étienne Grass . - Vos questions sont légitimes. Remettre nos livrables sous notre marque est une bonne pratique. C'est au demeurant souvent une demande de nos clients. On ne peut pas conclure une mission sans le certificat de service fait, qui atteste que les livrables ont été produits.

Il peut y avoir des confusions, liées au fait que nos livrables ne prennent pas toujours la forme de notes ou de fichiers PowerPoint ; mais c'est un principe intangible.

M. Arnaud Bazin , président . - Le service fait ne constitue pas la matérialité du service. Si une tierce personne souhaite se rendre compte de ce qu'a été le livrable, elle ne peut s'en contenter.

M. Étienne Grass . - Vous avez raison ; mais pour émettre le certificat de service fait, nos clients nous demandent de vérifier nos livrables. C'est une pratique naturelle, liée aux marchés publics.

Par ailleurs, je confirme que nous accompagnons le groupement d'intérêt public Health Data Hub depuis juillet 2018. Capgemini est intervenu auprès de la direction générale du hub au stade de la préfiguration. Nous avons notamment contribué au rapport, public, qui détaille le positionnement, la stratégie, le catalogue de données de la plateforme technologique.

Je confirme également que nous avons contribué à la sélection du prestataire de maîtrise d'oeuvre, qui n'est pas Microsoft mais le groupe Open, lequel a recours à des solutions Microsoft. Nous l'avons fait dans le cadre du groupe de travail qui a défini le périmètre et les fonctionnalités de la plateforme, la couverture technique et fonctionnelle de celle-ci, ainsi que les enjeux de coût, de faisabilité, de délais, et surtout, en lien étroit avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), les enjeux de sécurité.

Nous avons eu des réunions avec une dizaine d'intégrateurs ; notre travail a été rendu public dans un rapport. Il est apparu qu'un enjeu clé des besoins était relatif au service appelé Platform as a service (PaaS), qui permet de coder directement dans le cloud. Or, Microsoft et les autres fournisseurs de cloud américains sont les seuls à rendre disponibles le service PaaS nécessaire au Health Data Hub .

Depuis, une double clarification a été apportée. Sur le plan juridique, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a, dans sa décision Schrems 2 rendue en 2021, considéré qu'utiliser ces services dans un cloud pouvant relever d'une législation extraterritoriale était incompatible avec le règlement général de protection des données (RGPD). Dès le lendemain de la décision, Capgemini s'est organisé pour en tirer toutes les conséquences.

Le conseil d'État et la CNIL ont ensuite considéré, qu'à titre transitoire, le Health Data Hub pouvait continuer à fonctionner sur la plateforme Microsoft. De son côté, l'État a clarifié sa stratégie dans le domaine du cloud .

M. Arnaud Bazin , président . - Le Health Data Hub n'aura donc pas toutes les fonctionnalités initialement envisagées...

M. Étienne Grass . - Capgemini est une entreprise française. Nous travaillons à rendre disponibles dans des environnements français des services développés dans des environnements cloud américains. C'est le sens du projet Bleu, annoncé par notre groupe.

M. Hervé de la Chapelle . - La majorité des interventions d'EY dans le secteur public relèvent de l'accompagnement de projet informatique. Dans ce cadre, nous n'avons pas la responsabilité de la conduite du projet. Nous intervenons en renfort capacitaire - rédaction de comptes rendus, animation de réunions, méthodologie -, sous l'égide du directeur de projet ou du chef de projet, qui porte la responsabilité au nom de l'administration.

Le service fait est matérialisé par des procès-verbaux qui attestent, par exemple, de notre intervention sur un nombre donné de réunions et de comités. C'est ce qui appuie la validation de nos travaux.

Les supports utilisés dans ce cadre - pour des comptes rendus, par exemple - peuvent être des supports de l'administration, car ces travaux ne relèvent pas d'une production de conseil à proprement parler, mais d'un appui à un projet informatique.

Dans d'autres cas, nos interventions de conseil nous amènent à rédiger un rapport, qui sera alors sous charte EY.

Il y a enfin le cas particulier des missions intégrées avec la DITP, où la pratique peut varier.

Concernant l'aide juridictionnelle, je vous indiquerai, après avoir pris les informations nécessaires, quels ont été les éléments déclencheurs de la mission. Quoi qu'il en soit, EY n'intervient que sur demande de l'administration.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - D'après mes informations, certains livrables co-construits dans le cadre de cette mission ont surtout été construits par la DITP...

M. Hervé de la Chapelle . - Je vérifierai ces éléments.

M. Vincent Paris . - À ma connaissance, nos livrables portent le logo de Sopra Steria pour toutes nos missions. Cela permet de vérifier que les prestations attendues ont été délivrées. Il nous arrive aussi de coproduire des documents avec nos clients, mais il n'existe aucun ambiguïté sur les livrables à produire.

Pour répondre à votre question sur les radars, nous avons remporté, en 2016 puis en 2019, un accord-cadre d'assistance à maîtrise d'ouvrage pluridisciplinaire. Ce marché est toujours en cours. Il recouvre deux grands domaines d'intervention : l'accompagnement opérationnel et l'assistance sur le système d'information.

Dans le cadre de l'accompagnement opérationnel, nous pilotons le déploiement, l'exploitation et la maintenance de quatre mille dispositifs de contrôle, en lien direct avec tous les acteurs de l'écosystème : fabricants de radars, entreprises de travaux publics, directions départementales des territoires.

Dans le cadre de l'assistance sur le système d'information, nous avons piloté la mise en place du socle technique du premier cloud du ministère de l'Intérieur, son exploitation puis son transfert en 2021 à la direction du numérique du ministère.

Nous avons construit ce système conformément aux demandes du client. Les équipes mixtes auraient-elles pu être plus nombreuses, avec des renforts de fonctionnaires ? Sans doute. Néanmoins, les évolutions sont si rapides dans le domaine de la transformation numérique que les clients ont besoin de consultants bénéficiant des avancées technologiques des autres secteurs d'activité. Ce type de missions comporte au demeurant une part de travail en commun.

Cela étant dit, rien n'interdirait une approche différente...

M. Arnaud Bazin , président . - Votre réponse porte sur la phase de déploiement des radars routiers. Qu'en est-il de l'exploitation, qui pourrait éventuellement être internalisée ?

M. Vincent Paris . - Si le marché est construit ainsi, c'est possible.

Plusieurs montages peuvent être envisagés. À ma connaissance, cette internalisation ne nous a pas été demandée. Peut-être le client n'avait-il pas une vision fine, dans la durée, de ce qu'allaient devenir ces dispositifs.

M. Arnaud Bazin , président . - Quelle était la nature du contrat prolongé ?

M. Vincent Paris . - C'est la poursuite de la prestation : nous assistons l'administration dans le pilotage du déploiement. De nouveaux radars sont sans cesse installés.

Nous avons, d'un autre côté, aidé la direction du numérique du ministère à mettre en place son cloud. Nous l'avons exploité, avant de le transférer. Des équipes du client travaillent naturellement avec nous.

M. Pascal Imbert, président de Wavestone . - Pour les prestations qui impliquent une étude ou un rapport, le livrable constitue le coeur de la valeur. En revanche, bien que les prestations de pilotage de programme, de conduite du changement ou de transfert de compétences donnent aussi lieu à des livrables, ceux-ci ne sont pas le coeur de la valeur.

Ainsi, une part importante de nos prestations est difficile à expertiser a posteriori . Ce sont alors les mécanismes de gouvernance des programmes qui garantissent la qualité de la prestation délivrée. Dans les marchés passés par l'administration, le suivi est rigoureux, avec une organisation à deux étages : un comité de suivi à fréquence rapprochée et un comité de pilotage impliquant des donneurs d'ordres de niveau plus élevé. Ces comités s'assurent à la fois de l'avancement et de la qualité de la prestation, et valident au fur et à mesure le service rendu. C'est à ce niveau qu'il faut s'assurer que le prestataire est « challengé » sur la valeur qu'il apporte.

Sur la mission de réduction des délais de demande d'asile auprès de l'Ofpra, je vous apporterai par écrit une réponse plus détaillée. Ce sujet m'est très cher mais, à mon grand embarras, je ne suis pas en mesure de vous apporter aujourd'hui toutes les précisions demandées.

Dans le cadre de cette mission, nous intervenons en sous-traitance de la DITP. L'objectif est de réduire de huit à deux mois le délai moyen d'instruction des demandes d'asile. C'est une mission de réingénierie des processus, qui fait appel aux techniques dites de lean management , adaptées à l'optimisation de flux d'activité réguliers.

Nous partons d'une analyse quantitative des activités, pour comprendre où se situent les gisements d'amélioration. Cela implique le recueil d'une quantité importante de données. L'un des leviers peut consister à différencier le traitement des dossiers en fonction de leur niveau de complexité ou du pays d'origine des demandeurs.

On peut aussi anticiper certaines tâches, afin de ne pas allonger le délai total de traitement.

Des recommandations portent enfin sur la manière de travailler, en organisant par exemple, à intervalles rapprochés, des réunions d'équipe pour définir les priorités. Ainsi, les bonnes compétences sont affectées aux bonnes tâches, et tout le monde est mobilisé.

Nous allons bientôt entrer dans la phase pilote, qui nous permettra d'évaluer l'efficacité des recommandations. D'après les échos que je reçois de cette mission, nous sommes confiants dans notre capacité à apporter la valeur attendue.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - D'après les échos que je reçois de mon côté, les relations entre vos consultants et les salariés de l'Ofpra sont difficiles... N'oublions pas que les agents sont des professionnels dans le traitement des êtres humains qui demandent l'asile en France.

M. Arnaud Bazin , président . - Nous vous invitons à compléter votre réponse par écrit.

M. Jérôme Bascher . - Pour les marchés publics, faites-vous appel à d'anciens hauts fonctionnaires qui se seraient reconvertis ? En tant qu'ancien fonctionnaire, j'ai quelques exemples en tête...

M. Patrice Joly . - Vous déclarez ne pas chercher à influencer. Mais avez-vous le sentiment d'influencer, à travers la manière dont vous répondez aux questions qui vous sont soumises ?

Avez-vous le sentiment que les administrations publiques savent bien utiliser les prestataires que vous êtes, dans la définition des missions, la présence d'interlocuteurs assez avisés pour dialoguer avec vous de manière pertinente, dans le suivi des missions et dans l'évaluation ?

S'il y a des défaillances, quelles recommandations formulez-vous ?

M. Mathieu Dougados . - Nous ne faisons pas appel à des fonctionnaires dans le cadre de nos missions. Notre style d'intervention est le « faire avec », mais nous ne sous-traitons jamais nos missions.

Il arrive simplement que nous faisions appel, ponctuellement, à des expertises spécifiques, par exemple pour une supply chain monde qui nécessiterait une expertise de la gestion des douanes au Brésil.

Nous équipes sont très fières d'intervenir sur nos missions pour le secteur public, et le niveau d'exigence et d'excellence est très élevé. Nous avons des procédures de contrôle et de vérification de notre impact, dans le cadre des projets mais aussi dans des bilans et synthèses que nous faisons pour la DITP, avec des préconisations pour améliorer le système.

M. Étienne Grass . - Nous avons formulé des recommandations lors de notre audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur ce sujet, dont le rapport souligne la tradition de transparence de Capgemini. Nous émettons régulièrement des suggestions à la DITP et serions très heureux de vous remettre des éléments écrits à ce sujet.

Comme mon titre l'indique, j'ai une responsabilité mondiale : je dispose donc d'éléments de comparaison internationale. Vous trouverez dans la littérature anglo-saxonne, et notamment dans l'ouvrage de Mariana Mazzucato, Mission Economy , paru l'année dernière, une bonne description du conseil au secteur public dans d'autres pays.

L'écart entre les modèles français et britannique est très important. J'ai moi-même présenté à des agents du Cabinet office les secrets du modèle français.

Dans le périmètre de la DITP, ce modèle se caractérise par un accord-cadre qui permet de stabiliser les équipes et les expertises. Les cabinets ont le temps de construire une relation de confiance, et la crédibilité est la première de leurs valeurs.

Deuxième caractéristique : les missions sont toujours conduites avec des personnes de la DITP, pour les piloter avec nous. Nous nous mettons au service de leurs activités.

Point très important, le conseil que nous délivrons est de plus en plus augmenté de solutions. Nous accompagnons des réunions, formalisons des livrables, mais notre conseil est augmenté de solutions technologiques, souvent liées aux données ou aux plateformes digitales. La DITP est l'espace de capitalisation de ces solutions.

Je le dis souvent à nos interlocuteurs : Capgemini n'a pas vocation à détenir la bibliothèque algorithmique de l'État ! Lorsque l'on travaille pour la DITP, il convient de lui présenter les algorithmes que nous voulons développer pour l'État, pour qu'elle puisse capitaliser.

C'est pourquoi je me permets de suggérer un axe d'amélioration, qui ne vous surprendra pas venant de Capgemini : le fait d'avoir deux interlocuteurs de conseil, à savoir la direction interministérielle du numérique (Dinum) et l'administration chargée de la transformation publique est à mon avis une limite, car la transformation est de plus en plus un sujet digital. Les éléments que nous vous avons transmis attestent de cette réalité de marché. Il me semble très important de gommer cette séparation entre la transformation et la transformation digitale.

M. Arnaud Bazin , président . - Qu'est-ce qui est différent au Royaume-Uni ?

M. Étienne Grass . - Notre équipe au Royaume-Uni voit évoluer significativement les conditions d'achat du conseil dans ce pays. L'ouvrage que j'ai cité retrace une accélération très importante depuis quatre ans.

Le modèle d'utilisation du conseil dans ce pays est un modèle d'augmentation d'équipe. Les conditions d'achat sont proches de l'intérim, pour pourvoir des postes qui ne sont pas permanents. Le recours au conseil favorise donc la résilience de l'État britannique.

Les principes d'engagement sont différents des nôtres, où ils reposent sur des livrables, un résultat, avec une capitalisation et un interlocuteur centralisé qui crée une relation saine, de confiance et durable.

M. Hervé de la Chapelle . - EY n'utilise pas de sous-traitants de l'administration pour effectuer des missions au profit de l'État. Nous avons nos propres consultants.

L'administration sait-elle utiliser convenablement les consultants ? Le recours au conseil s'est professionnalisé, à travers l'utilisation de centrales d'achat, qui sont des professionnels de l'achat du conseil, et des grands accords-cadres interministériels comme celui de la DITP. Les administrations savent piloter des consultants, rédiger des cahiers des charges, analyser des offres pour identifier celle qui présente le meilleur rapport coût-bénéfice. Elles sont en mesure d'évaluer la qualité des prestations réalisées et de valider, ou non, le service fait.

En revanche, dans les structures publiques plus petites, qui ont moins l'habitude de cela, notre posture est davantage dans l'accompagnement. Nous cherchons à intégrer dans nos équipes celles de l'administration pour procéder au transfert de compétences et de connaissances, réinternaliser la capacité à réaliser ce que nous faisions et mieux piloter les consultants si, à l'avenir, cette administration devait de nouveau faire appel à du conseil.

M. Arnaud Bazin , président . - Dans ses publications, le cabinet EY émet des recommandations sur la conduite des politiques publiques. Sur les douze derniers mois, nous avons trouvé une proposition d'externalisation de fonctions « support et métier » de l'administration, comme la délivrance des permis de conduire. Nous avons également trouvé un plan de transformation de la fonction publique en cinq piliers, comprenant notamment la suppression de 150 000 ETP de fonctionnaires, un plan d'action contre l'inflation normative, des leviers d'action pour la maîtrise du budget et des suppressions d'impôts.

Chaque sensibilité politique aura son idée sur ces propositions, mais ce n'est pas notre sujet...

En revanche, est-ce le rôle d'un cabinet de conseil que de formuler des propositions qui ressemblent à un programme politique et sont mises sur la place publique ? Comment garantir la neutralité de vos propositions ?

M. Éric Fourel . - Dans le cadre de ses contributions au débat sur un ensemble de problématiques, EY est amené à prendre des positions publiques, à publier des documents, études, analyses ou benchmarks. Nous en avons consacré à l'hydrogène en France, à la mixité énergétique pour demain par exemple. EY produit, en France, plus de trois cents études chaque année. C'est une contribution au débat, à l'interaction avec l'ensemble des acteurs économiques, y compris sur les problématiques relevant du secteur public.

Pour autant, ces documents ne relèvent pas d'une recherche d'influence. Ce sont des contributions publiques au débat d'idées, et non une volonté d'influer sur le décideur politique dans le cadre d'une mission. Ce sont deux sujets très distincts.

Ces publications d'intérêt général ont pour but de montrer la pertinence de nos analyses, notre capacité à mettre en oeuvre des points de vue d'experts. Il y a, c'est vrai, des prises de position dans ces études. Nous les « balançons » au mieux au regard des conditions techniques et d'opportunité.

Je pense qu'elles sont de bonne qualité : preuve en est qu'elles sont arrivées jusqu'à vous !

M. Arnaud Bazin , président . - Nous n'avons pas de doutes sur la rigueur qui préside à leur élaboration, mais comment garantissez-vous la neutralité de vos prestations ? Que faites-vous si l'on vous demande quelque chose d'orthogonal à une position que vous auriez prise publiquement ?

M. Éric Fourel . - Je ne crois pas qu'il y ait, dans ces documents, des positions orthogonales avec les missions que nous réalisons. Il faudrait les analyser au cas par cas, mais si c'était la manière dont le décideur public le perçoit, il ne nous emploierait pas dans son terrain d'exploration...

M. Vincent Paris . - Nous faisons appel à la sous-traitance de façon marginale dans nos missions, dans 4 % des cas environ et dans le respect des marchés publics.

Est-ce que l'on emploie des collaborateurs qui ont été hauts fonctionnaires, élus, ministres ou collaborateurs politiques ? Oui.

Mais je précise que nous n'avons pas de stratégie de recrutement d'anciens fonctionnaires. Nous nous inscrivons dans une stratégie d'acquisition de compétences, en recherchant des collaborateurs possédant la double compétence « métier du client » et « technologie ».

Il se trouve que nous avons 14 personnes qui répondent à ces critères au sein de l'effectif, c'est donc moins de 1 %. Nous n'excluons pas ces personnes par principe. Mais nous sommes très rigoureux et nous ne prenons aucun risque : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique est évidemment consultée ; nous disposons d'un code de conduite particulier en interne.

Quant à la compétence du secteur public, mon avis est positif. J'ai affaire à des grands clients du privé et du public, et ce dernier n'a pas à rougir de la façon dont il pilote les missions. Je ne vois pas de différence de niveau. Nous voyons même moins d'opérations échouer dans le secteur public que dans le secteur privé.

Dans notre métier, la prise de risque est importante et les technologies complexes. Cela s'améliore, mais des projets doivent toujours être arrêtés.

M. Pascal Imbert . - Nous utilisons la sous-traitance de manière très marginale, et toujours dans le cadre du code des marchés publics. Nous ne recrutons pas de consultants ayant eu des postes à responsabilités dans l'administration. Ce ne sont pas nos domaines d'intervention : nous intervenons surtout sur des sujets assez techniques comme l'optimisation des processus ou la réflexion sur des problématiques technologiques, ou ayant trait à des sujets nécessitant de la technicité et de l'objectivité.

Nous constatons une professionnalisation très rapide de l'achat de conseil dans l'administration, grâce à la concentration de cet achat dans des équipes qui ont construit de bonnes pratiques. À cela s'ajoute la rigueur naturelle d'exécution des prestations dans le code des marchés publics. Nous avons donc l'impression que nos prestations sont bien pilotées par les donneurs d'ordres publics.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Au cours des travaux de notre commission d'enquête, le Premier ministre a adressé aux membres de son Gouvernement et à leur cabinet une circulaire leur demandant de réduire de 15 % le recours aux cabinets privés. Je présume que vous avez connaissance de cette circulaire. Quel est votre avis ?

Un ancien salarié de Capgemini a été recruté en 2020 par le service des correspondances de l'Élysée. Or, il a eu recours à votre cabinet pour réorganiser ledit service. Pouvez-vous nous présenter cette prestation, nous en préciser le montant et nous indiquer si les règles de déontologie ont été appliquées ?

M. Arnaud Bazin , président . - J'ajouterai une question transversale : en quoi le mécénat de compétences est-il plus encadré que le pro bono , qui est désormais assez contesté ?

M. Mathieu Dougados . - Concernant la circulaire, nous ne commentons pas les propos des ministres, ni leurs volontés politiques. Nous prenons simplement acte de cette décision.

Nous avons été sollicités en 2020 à travers l'accord-cadre UGAP pour intervenir auprès de l'Élysée. C'était pour nous une première. Nous avons répondu à une sollicitation, nous l'avons finie, il y a eu une analyse qualité de ce que nous avons fait et nos livrables ont été validés. Nous avons fini la mission.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - Ce n'était pas ma question. N'est-il pas gênant qu'un ancien salarié de Capgemini ait recours à ce même cabinet pour réorganiser le service des correspondances de l'Élysée ?

M. Mathieu Dougados . - Je vous invite à poser des questions à l'Élysée parce que, pour le coup, ce n'est pas notre responsabilité du tout.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - N'avez-vous pas d'avis ?

M. Mathieu Dougados . - Nous répondons à des sollicitations à travers l'accord-cadre de l'UGAP. Ce n'est pas à nous de nous prononcer sur l'identité de la personne qui, au sein de l'organisation cliente, déclenche la prestation.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - D'un point de vue déontologique, vous n'y voyez donc pas de problème.

M. Mathieu Dougados . - Capgemini a été classé parmi les entreprises les plus éthiques au monde pendant neuf années consécutives. C'est le résultat d'un investissement important, avec une organisation spécifique, des processus, des plans de formation.

M. Arnaud Bazin , président . - D'après vous, cela concernait donc le donneur d'ordre...

M. Étienne Grass . - Pour cette mission - qui a été une belle mission - nous avons été sollicités par l'UGAP. Nous ne sommes pas en mesure de vous dire qui est le client dans le service courrier de l'Élysée. Ce n'est pas notre responsabilité.

Il s'agissait d'élaborer les infrastructures technologiques pour l'utilisation des outils d'automatisation de la lecture du courrier de l'Élysée. Cela permet de produire des rapports beaucoup plus complets sur le courrier reçu et donne au Président accès à l'ensemble des lettres qu'il reçoit.

En l'occurrence, l'ancien salarié auquel vous faites référence n'est pas issu du conseil. Or, il existe un assez fort hermétisme entre des activités de conseil et celles qui ont été réalisées.

Il est fréquent que l'État recrute nos salariés, et la ministre de la fonction et de la transformation publiques vous a indiqué son intention de continuer à le faire.

En principe, lorsque nous réalisons une prestation auprès d'un client, nos salariés n'ont pas vocation à être ensuite embauchés par ce dernier ; mais nous n'appliquons pas ces clauses contractuelles vis-à-vis de l'État, parce que nous estimons qu'il se renforce en recrutant nos salariés. C'est encore arrivé la semaine dernière.

Par ailleurs, cela se produit lorsque, au cours d'une mission, l'État considère que ce que nous faisons est de nature pérenne. Cela nous place dans une situation complexe en termes déontologiques puisque, en cours de mission, l'un de nos anciens salariés « passe » chez notre client.

Il serait intéressant que vos travaux clarifient les choses. Nous acceptons de lever les clauses contractuelles interdisant à nos salariés de rejoindre nos clients, à la condition qu'un cadre déontologique soit fixé, pour que le salarié ne soit pas en contact avec Capgemini.

J'espère que ma réponse a été claire ; n'hésitez pas à me demander de la préciser.

M. Mathieu Dougados . - Le mécénat de compétences correspond bien à notre engagement de mettre à disposition nos compétences au service de start-ups , et d'entrepreneurs sociaux. Ce n'est pas le mécénat pour le mécénat, mais un cadre contractuel qui « colle » à notre ambition de servir les entrepreneurs sociaux. C'était le sens de notre partenariat noué en 2018 avec Ashoka.

Le mécénat est un cadre qui nous est utile pour mettre à disposition nos compétences.

M. Éric Fourel . - Nous prenons acte, nous aussi, de la circulaire du 19 janvier du Premier ministre. Fixer un axe de réduction des honoraires est un objectif que beaucoup de nos clients se donnent. Cela relève de la saine gestion.

Je constate également que cette circulaire ouvre un grand nombre de pistes d'amélioration, notamment l'internalisation de certaines compétences et la mise en place d'un dispositif de recensement des compétences disponibles au sein des administrations. Les pouvoirs publics, comme toutes les grandes organisations, sont confrontés au risque de « silotage », à cause duquel on ne sait pas toujours qui est disponible, à quel moment.

EY est très attaché au mécénat de compétences et le pratique depuis très longtemps. Une partie de notre fondation d'entreprise est exclusivement tournée vers les associations ; elle se donne pour objectif d'apporter une contribution aux métiers de la main. Nous sommes également présents dans le secteur culturel.

Je citerai deux interventions importantes dans le secteur public : une au service de l'Opéra national de Paris, une autre auprès du Louvre. Le mécénat au service de l'Opéra est mixte - financier et de compétences - et le mécénat auprès du Louvre est exclusivement de compétences.

Nous accompagnons ainsi l'Opéra dans l'amélioration du caractère écoresponsable des décors, dans le cadre de notre pôle développement durable.

Nous avons assisté le Louvre dans la certification de ses comptes selon les normes comptables classiques. J'y suis attaché, en tant que responsable, à titre personnel, de cette intervention depuis 1999.

C'est un outil fantastique offert par le cadre réglementaire français pour aider les institutions de toutes tailles. Nous y trouvons un intérêt pour la résonance de notre marque et notre inscription sociétale. Nos collaborateurs y voient l'occasion d'oeuvrer pour l'intérêt général, sans visées lucratives - même s'il y a de modestes contreparties, comme l'accès gratuit au musée du Louvre pour l'ensemble de nos collaborateurs en France.

M. Arnaud Bazin , président . - Pouvez-vous nous rappeler votre position sur le pro bono ?

M. Éric Fourel . - Je me permettrai d'ajouter que nous nous interdisons d'effectuer des prestations payantes pour les organismes que nous gratifions de notre mécénat de compétences.

Nous avons eu quelques missions pro bono dans le cadre de la crise Covid, mais de manière très limitée.

M. Hervé de la Chapelle . - Le pro bono n'est pas du tout dans notre modèle. Il y a eu cette parenthèse de la crise sanitaire où nous avons pu intervenir ponctuellement. Nous n'en faisions pas avant et nous n'en faisons plus depuis.

M. Vincent Paris . - Je prends acte, comme mes collègues, de la réduction de 15 % du montant des prestations de conseil. C'est un chemin de crête : il faut trouver des économies, mais en même temps accélérer la transformation.

Il est assez aisé de dire cela de l'extérieur, mais il me semblerait préférable d'accentuer les efforts sur certains sujets, au lieu de procéder de manière linéaire dans tous les domaines.

Sopra Steria ne fait pas de pro bono . Notre mécénat de compétences est concentré dans le milieu associatif, à travers une plateforme appelée Vendredi. Nos collaborateurs peuvent ainsi agir pour des causes environnementales ou sociétales, sans aucun impact business . Cela entre dans le cadre de notre politique de responsabilité d'entreprise.

M. Pascal Imbert . - Je n'ai pas de commentaire à faire sur la décision de réduction de 15 %. En effet, nous sommes sur un secteur en croissance : cela ne nous pose pas de difficulté économique majeure.

Mme Éliane Assassi , rapporteure . - C'est déjà une réponse !

M. Pascal Imbert . - Il serait prétentieux de notre part de commenter les budgets alloués par nos clients à nos domaines d'intervention.

Nous accueillons en revanche avec beaucoup d'intérêt la volonté d'améliorer la valeur tirée de nos prestations. En effet, plus nous sommes « challengés » sur la valeur, plus nos prestations sont pérennes. Il nous est fréquemment reproché de chercher à travailler dans la durée pour générer du chiffre. À vrai dire, c'est très dangereux, parce que cela expose à un retour de manivelle.

Nos prestations sont chères ; il est préférable que client en tire autant de valeur que possible, car c'est ce qui pérennise la relation.

Nous ne pratiquons pas le pro bono , mais nous développons le mécénat de compétences. Nous sommes une société rentable et en développement. Nous avons pris l'engagement d'allouer chaque année 1 % du temps de nos consultants à du mécénat de compétences, exclusivement au profit d'associations. Il s'agit surtout d'actions sociales : enfance défavorisée, Croix-Rouge française, etc.

Je suis fier que nous ayons été en mesure de tenir cet engagement dès la première année, en 2021.

M. Arnaud Bazin , président . - Je vous remercie pour cette longue audition, la dernière de notre commission d'enquête en formation plénière.

Nous remercions très sincèrement tous ceux qui ont suivi nos auditions, en présentiel ou à distance.

Je donne rendez-vous à mes collègues mi-mars pour l'examen du rapport avec des échanges, je n'en doute pas, nourris.

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