N° 846
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2020-2021
Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 septembre 2021
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur La France peut-elle contribuer au réveil européen dans un XXIe siècle chinois ?,
Par M. Pascal ALLIZARD, Mme Gisèle JOURDA, MM. Édouard COURTIAL, André GATTOLIN et Jean-Noël GUÉRINI,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Olivier Cigolotti, Robert del Picchia, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger, Jean-Marc Todeschini , vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Philippe Paul, Hugues Saury , secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Mme Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Bruno Sido, Rachid Temal, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Richard Yung .
« L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap du continent asiatique ?
Ou bien l'Europe restera-t-elle ce qu'elle paraît, c'est-à-dire la partie la plus précieuse de l'univers, la perle de la sphère, le cerveau d'un vaste corps ? »
Paul Valéry
1919 , La crise de l'esprit 1 ( * )
L'ESSENTIEL
Dans son rapport de 2017 sur les nouvelles routes de la soie, la CAED s'interrogeait sur la faiblesse de la mobilisation de l'Union européenne sur les enjeux liés à la puissance chinoise. En 2021, l'engagement communautaire sur ces questions a nettement progressé. Mais la succession en trois mois de la signature de l'accord global sur les investissements UE-Chine et des premières sanctions pour violations des droits de l'homme pose question. Les positions communautaires sont-elles contradictoires ou reflètent-elles la réalité du monde complexe dans lequel elles sont prises ? Comment dépasser le « mantra d'une Chine aux trois visages » : partenaire, concurrent et rival systémique pour définir des politiques cohérentes ?
À quelques mois de la présidence française de l'Union européenne, à l'issue de plus de 30 auditions ayant permis d'entendre une cinquantaine de personnes , et après avoir collecté les réponses écrites de ceux dont la pandémie rendait l'audition impossible et des ambassades françaises dans tous les pays européens, ce rapport propose 14 recommandations pour guider la politique française et européenne vis-vis de la Chine qui s'articulent autour de quatre axes : faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe (i), réagir à l'avance technologique prise par la Chine (ii), définir une stratégie géopolitique répondant aux enjeux du XXI e siècle chinois (iii), et enfin trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec la Chine (iv).
A. CINQ RECOMMANDATIONS POUR FAIRE FACE AUX MOYENS MIS EN oeUVRE PAR LA CHINE POUR DÉPLOYER SA PUISSANCE EN EUROPE
1. S'agissant des investissements directs chinois
Entre 2005 et 2019 |
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d'investissements chinois sur le sol européen |
investis dans les secteurs de l'énergie
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Au profit de 5 pays membres de l'UE |
Les investissements chinois dans l'Union européenne bénéficient très majoritairement à 5 États-membres de l'Union européenne : le Royaume-Uni avant le Brexit, l'Allemagne, l'Italie, la France et la Finlande. Certains pays européens souhaitent être destination d'investissement, d'autres au contraire mettent en place des dispositifs filtrage pour protéger leurs intérêts stratégiques. La Cour des comptes européenne a alerté dans un rapport de 2020 sur la méconnaissance des IDE en Europe et la nécessité pour l'Union de répondre à la stratégie d'investissement étatique de la Chine. Dans ce contexte, l'Union européenne et la France doivent s'efforcer :
- de renforcer les efforts entrepris pour obtenir le recensement le plus exact possible des investissements et des prêts chinois (en distinguant les uns des autres) réalisés en Europe, et d'actualiser régulièrement l'analyse des risques et perspectives que présentent ces investissements,
- de veiller à leur bonne articulation avec les politiques de développement économique local et de connectivité communautaire , notamment le RTE-T et le RTE-E,
- et d'encourager la Chine à appliquer les règles du Club de Paris afin que les pays qui contractent des prêts auprès de ces banques ne se retrouvent pas dans une situation telle qu'on en vienne à qualifier les interventions chinoises de « piège de la dette ».
2. Alors que l'UE est reconnue comme étant une puissance normative, la Chine investit ce champ d'action
Il convient :
- de prêter une attention soutenue aux politiques de normalisation déployées par la Chine , dans des domaines aussi variés que le numérique ou l'alimentation,
- et d'accroître les moyens humains et financiers pour renforcer la présence de la France et de l'Union dans les instances internationales (y compris les plus techniques) de normalisation. Cette présence au bon niveau doit devenir une priorité de la politique nationale et communautaire .
3. La défense de la propriété intellectuelle, des brevets, des processus de production et des savoir-faire doit être renforcée
des importations dans l'UE sont des contrefaçons |
ce qui représente 120 milliards d'euros en valeur par an |
de ces contrefaçons proviennent de Chine (territoire de Hong-Kong compris) |
La pénétration du marché européen s'appuie sur une extraordinaire économie de la contrefaçon favorisée par le développement du commerce électronique. Pour y remédier, l'Union européenne et la France peuvent :
- renforcer, comme le fait déjà l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), le dialogue avec la Chine sur la propriété intellectuelle et les exportations illégales de contrefaçons et faciliter la coopération entre douanes européennes et chinoise s pour lutter contre ce fléau que le commerce électronique a largement développé,
- et soutenir les efforts déployés par la Chine, telles que la mise en oeuvre de juridictions spécialisées sur son territoire. Ce n'est qu'à ce prix que la Chine passera d'une croissance basée sur la copie à une croissance basée sur l'innovation.
4. S'agissant du format 16+1, passé de facteur de fragilisation de l'UE à carcan pour ses membres
Ce format était déjà l'objet d'une forte attention en 2017. Il est en perte de vitesse. La Lituanie en quittant le format, s'est exposée à de fortes menaces commerciales notamment. L'intérêt du format est moins évident mais le coût pour en sortir se veut clairement dissuasif .
Il importe :
- que les pays membres de l'Union européenne participant à ce format restent attentifs au plein respect des normes communautaires , particulièrement dans les domaines de compétences partagées qui sont abordés dans le cadre de leur coopération avec la Chine,
- que des positions communautaires au sein du Format soient définies, avec le concours de la Commission européenne et du SEAE, afin de défendre au mieux les intérêts des États membres et de leur éviter de se trouver mis en concurrence sur certains sujets,
- que les réunions du format fassent l'objet en amont d'une concertation entre les pays membres de l'UE , afin que la cohérence communautaire ne soit pas prise en défaut et que les membres de l'Union veillent tous ensemble à défendre leurs intérêts communs à l'occasion de chaque rencontre avec la Chine, quel qu'en soit le format.
5. Les moyens de soft power déployés par la Chine, dans un éventail particulièrement fourni d'instruments d'action, paraissent confondre influence et ingérence
Le Front uni , émanation du parti communiste chinois, diffuse son influence en tout endroit : de la plus modeste association culturelle locale, aux médias, aux réseaux sociaux et jusqu'aux instituts Confucius, objet d'interdictions dans toujours plus de pays suite à des enquêtes pour espionnage, à des tentatives de recrutement, etc. Face à cette situation inacceptable, il est urgent :
- de renforcer les services de l'État et de l'Union européenne , tels que le SEAE, en les dotant des compétences techniques et linguistiques adéquates, afin qu'ils puissent mieux suivre toutes les actions diffuses menées par le Front uni , identifier ses modes d'actions sur le territoire européen, déceler les campagnes d'influence et de désinformation qu'il orchestre, etc.,
- de veiller à ce que les prescriptions de ces services soient suivies , tant au niveau de l'État, que des collectivités territoriales, mais aussi de toutes institutions publiques, notamment les universités,
- de développer une stratégie de dissuasion structurée permettant de répondre aux ingérences constatées, assortie de sanctions sévères ,
- d 'imposer aux médias diffusant depuis l'étranger les obligations qui s'imposent aux médias nationaux. Il est anormal de ne pas pouvoir réagir face aux chaînes diffusées par satellite.
* 1 Deuxième Lettre.