III. L'AVENIR RADIEUX DES MOBILITÉS DANS NOS CAMPAGNES ?
A. VERS UNE ÉVOLUTION FORTE DES BESOINS DE MOBILITÉ ?
1. Le scénario de la démobilité et de l'accessibilité
La perspective et la nécessité de décarbonation des mobilités demandent de repenser les mobilités du quotidien en dehors des grandes villes, qui reposent essentiellement sur la voiture individuelle . Laisser des pans entiers du territoire en dehors de ce mouvement risquerait à la fois de faire rater l'objectif général de décarbonation et de pénaliser les habitants de ces territoires .
Avant même d'envisager le changement de mode de transport, l'une des alternatives à examiner est celle de la démobilité, c'est-à-dire la réduction des trajets. Promoteur de la « démobilité », le sociologue Bruno Marzloff la définit non pas comme « immobilité » mais comme une mobilité choisie et frugale, en opposition aux mobilités « subies » et contraintes, notamment pour les déplacements domicile-travail 46 ( * ) . Cette démobilité ne s'inscrit pas dans le mouvement de l'histoire. La tendance est à effectuer davantage de déplacements et des déplacements plus longs, rendus nécessaires par l'extension de l'étalement urbain. À première vue, seul le rapprochement sur le long terme des lieux d'habitation et des lieux de travail par une meilleure accessibilité semble pouvoir dessiner la perspective d'une démobilité durable. Ce n'est pas le chemin pris par les Français dans leurs choix résidentiels ces dernières décennies.
Toutefois, la possibilité d'accéder à des services sans se déplacer a déjà été mise en place à travers le développement de télé-procédures ou encore le modèle des livraisons à domicile et pourrait encore se développer . Mais dans ce cas, la contrainte de déplacement est transférée d'un acteur, le consommateur, vers un autre, le commerçant ou son prestataire de service de livraison. Une organisation efficiente des services de livraison permet certainement de réduire le nombre global de kilomètres parcourus mais ne supprime pas le déplacement.
Une autre piste réside dans une gestion différente des temps, offrant la possibilité de moins se déplacer, ou de se déplacer de manière moins pénible, échappant à la congestion automobile, aux heures de pointe des transports collectifs, ou aux problèmes météorologiques.
Le confinement du printemps 2020 a constitué un laboratoire grandeur nature de démobilité à travers le télétravail . Il est difficile de mesurer la part des emplois télétravaillables, même dans une économie massivement tournée vers les services comme l'est l'économie française 47 ( * ) . On estime cependant qu'environ un tiers de la population active française pourrait être concerné. Dans certains centres d'affaires (La Défense par exemple), le passage au télétravail s'est manifesté massivement avec des bureaux vides et des transports en commun connaissant des chutes de fréquentation de plus de 80 %.
Lors de son audition, Jérémie Almosni a fait part des études de l'ADEME montrant à la fois que le télétravail était largement apprécié par l'ensemble des actifs français , 71 % des télétravailleurs habituels souhaitant le faire plus souvent, et qu'il était très vertueux sur le plan environnemental en conduisant à une réduction drastique du nombre de déplacements (69 %) et des kilomètres parcourus (39 %). Même en prenant en compte les effets rebond identifiés (déplacements supplémentaires, relocalisation du domicile, usage de la visioconférence, consommations énergétiques du domicile), le télétravail a un impact globalement très positif sur les émissions de gaz à effet de serre (GES), de l'ordre de -50 %.
S'il est difficile de porter un jugement sur la durabilité de la transformation opérée à partir de l'expérience du confinement du printemps 2020, la possibilité de télétravailler davantage ouvre de nouvelles perspectives pour les espaces peu denses, en encourageant des travailleurs urbains à s'installer dans des lieux plus éloignés de leur travail mais offrant un meilleur cadre de vie. Un tel mouvement, peu mesurable pour le moment, pourrait aussi conduire à relocaliser diverses activités du quotidien autour du domicile et reconfigurer les mobilités des télétravailleurs d'un modèle pendulaire strict et principalement à travers la voiture individuelle vers un modèle en étoile, faisant davantage de place aux modes actifs .
La crise sanitaire a cependant d'autres effets potentiels, là aussi difficiles à mesurer, tendant à décourager l'utilisation de modes de transports collectifs et partagés afin de se préserver d'une promiscuité favorisant la transmission de maladies respiratoires, vers des modes individuels.
Au final, c'est moins une perspective de démobilité qui s'ouvre que de transformation de ces mobilités . Lors de la table ronde du 23 septembre 2020, Éric Le Breton indiquait : « je ne vois pour ma part aucun indicateur de dé-mobilité. Nous resterons sur la même tendance profonde, qui date d'il y a un siècle et demi. J'entends bien le sujet du télétravail, mais il n'implique pas l'immobilité. Les télétravailleurs sortent de chez eux, vont faire leurs courses, chercher leurs enfants... Les déplacements ne vont donc pas disparaître mais se transformer. De plus, l'immense majorité des télétravailleurs sont des hyper-mobiles ». L'enjeu est donc bien d'organiser différemment l'accessibilité et les déplacements.
Une certaine vigilance doit aussi être présente dans l'organisation des nouvelles mobilités dans les espaces peu denses. On peut en effet craindre que le télétravail ne constitue une avancée que pour une part réduite de la population française, ouvrant l'éventail de ses choix résidentiels, permettant un essor immobilier des campagnes attractives pour des actifs en recherche de grands espaces, mais pas pour toutes les catégories de la population qui ne peuvent pas télétravailler. Il conviendra d'éviter que les solutions nouvelles de mobilité soient instituées au bénéfice principal des nouveaux télétravailleurs, sans prendre en compte tous ceux pour qui des déplacements quotidiens resteront nécessaires.
2. La perspective de mobilités « enrichies »
Pourquoi les mobilités du quotidien sont-elles principalement réalisées sous le mode exclusif de la voiture individuelle dans les zones peu denses ? Parce que c'est le mode le plus simple à utiliser pour des mobilités subies ou contraintes, et parfois le seul qui existe ou soit praticable . De plus la question de la congestion ne se pose pas et celle du stationnement est beaucoup moins saillante qu'en ville.
La voiture individuelle constitue le meilleur outil garantissant le service et une vitesse de déplacement acceptable. C'est le couteau suisse des mobilités , permettant de se déplacer librement un peu partout pour une multitude de besoins : courses, travail, loisirs.
Mais la médaille a son revers : un coût économique et écologique élevé du déplacement pris en charge par l'usager , contrairement aux transports collectifs dont l'essentiel du coût est supporté par la collectivité. Et bien sûr le problème des pollutions et un bilan carbone peu favorable, tant que l'essentiel du parc sera un parc automobile à moteurs thermiques, et plutôt vieillissant.
Enfin, la conviction ancrée, à tort ou à raison, de n'avoir pas de solutions de mobilité autres que la voiture individuelle peut nourrir un sentiment de relégation des territoires ruraux et nuire à la cohésion du territoire. Lors de la table ronde du 23 septembre 2020, Éric Le Breton notait ainsi que dans les territoires peu denses « s'agissant des conditions de mobilité, les habitants vont commencer à réclamer de la qualité, de la sécurité, de la continuité de service. Probablement aussi, des populations spécifiques, par exemple les femmes ou les personnes en situation de handicap, vont formuler vigoureusement des demandes autour de la mobilité ».
En outre, la perception de l'absence de solutions alternatives à la voiture peut constituer un repoussoir pour certains ménages, qui souhaitent s'installer dans les campagnes, mais sans devoir dépendre de ce mode de transport, en se transformant en parents-taxis, ou pour de jeunes actifs qui considèrent la conduite comme du temps perdu alors qu' a contrario , en bénéficiant de modes collectifs où l'on est conduit, il est possible de se connecter, de travailler ou de s'adonner à des loisirs.
Il s'agit donc de passer de mobilités subies peu qualitatives à des mobilités choisies plus qualitatives. Dans une vision prospective, on peut donc légitimement anticiper un besoin d'investir dans les mobilités des territoires peu denses . Les élus de ces territoires ne pourront pas échapper à cette demande forte des habitants, d'autant plus qu'une partie d'entre eux sont des néoruraux, habitués aux services de la ville et qui, en s'installant à la campagne, ne sont pas toujours prêts à renoncer aux facilités dont ils disposaient dans leur précédente vie urbaine .
L'existence de modes alternatifs à la voiture individuelle, dans les espaces peu denses, constituera donc un enjeu pour l'ensemble de la population, pas seulement pour les populations fragilisées, non motorisées, comme les personnes âgées ou les ménages pauvres, qui étaient jusqu'à présent plutôt les seules cibles du transport collectif dans ces espaces.
La réponse à ce besoin de diversification et de renforcement de l'offre dans les territoires peu denses n'est pas évidente, car elle suppose la mobilisation de moyens supplémentaires alors que les ressources publiques sont rares.
Enfin, l'enrichissement de l'offre de mobilités nécessite un accompagnement des publics les moins agiles en matière de nouvelles mobilités : là encore, lors de la table ronde du 23 septembre 2020, Éric Le Breton nous alertait en pointant le fait que « les apprentissages de la mobilité risquent d'être de plus en plus discriminants : alors que la mobilité s'apprend, de plus en plus de personnes resteront en marge ».
La diversification des modes de mobilité dans ces territoires est donc un des éléments de la cohésion sociale interne des villages et petites villes, beaucoup moins inégalitaires que les territoires urbains, mais cette diversification doit être effectuée au profit de tous les habitants, faute de quoi la fracture des usages pourrait creuser le fossé entre ceux qui savent bénéficier des nouvelles techniques, et ceux incapables d'en profiter.
* 46 https://www.usinenouvelle.com/article/covid-19-la-mobilite-a-ete-le-super-propagateur-du-virus-analyse-le-sociologue-bruno-marzloff.N960296
* 47 https://www.institutmontaigne.org/blog/ce-qui-se-cache-derriere-les-chiffres-du-teletravail-en-france