II. PATRIMOINE

Le groupe de travail « Patrimoine » de la commission de la culture animé par Alain Schmitz (Yvelines, LR) est composé de Catherine Dumas (Paris, LR), Jean-Pierre Leleux (Alpes-Maritimes, LR), Marie-Pierre Monier (Drôme, socialise et républicain), Sonia de la Provôté (Calvados, UC) et Dominique Vérien (Yonne, UC).

Le groupe de travail « Patrimoine » a été mis en place à l'initiative du bureau de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat le mardi 14 avril 2020, afin d'examiner l'impact de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19 dans le domaine du patrimoine et de suivre sa gestion par le Gouvernement.

Il a consacré l'essentiel de ses travaux aux enjeux liés à la protection du patrimoine monumental , compte tenu des conséquences terribles de l'épidémie sur les chantiers de restauration du patrimoine. Il s'est également penché sur la situation des opérateurs du ministère de la culture dans le champ des patrimoines, au regard, d'une part, du rôle central joué par ces établissements dans la conservation, la valorisation et la diffusion du patrimoine au plus grand nombre et, d'autre part, de leur contribution au rayonnement de la France dans le domaine artistique et culturel.

Dans le cadre de ses travaux, il a auditionné Philippe Barbat, directeur général des patrimoines au ministère de la culture, Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux (CMN) et Chris Dercon, président de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais (RMN-GP).

Sur les questions relatives au patrimoine monumental stricto sensu , il a entendu Gilles de Laâge et Frédéric Létoffé, co-présidents du Groupement des entreprises de restauration des monuments historiques (GMH), Olivier de Lorgeril, président de la Demeure historique (DH), Philippe Toussaint, président des Vieilles Maisons françaises (VMF), Fabien Sénéchal, architecte des bâtiments de France à la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Bretagne et président de l'Association nationale des architectes des bâtiments de France (ANABF), ainsi qu'Henry Masson, chef de la conservation régionale des monuments historiques à la DRAC de Bretagne.

Ces auditions lui ont permis de mesurer à quel point le secteur des patrimoines se retrouvait lui aussi considérablement affecté par les conséquences de l'épidémie de Covid-19 en France, au risque de saper les efforts entrepris ces dernières années pour faire du patrimoine une « cause nationale », comme l'avait déclaré le Président de la République Emmanuel Macron lors d'une réception organisée le 31 mai 2018 en l'honneur des personnalités engagées pour le patrimoine.

La fermeture au public des musées et monuments comme l'interruption des chantiers de restauration ont des répercussions significatives sur l'emploi, les différentes filières économiques et l'accès à la culture . La reprise de l'activité n'est, aujourd'hui encore, que balbutiante et de nombreuses incertitudes demeurent sur les modalités de reprise d'un certain nombre d'activités. Dans ce contexte, le risque de faillites , susceptibles de déstabiliser durablement le secteur et de conduire à la disparition de nombreux savoir-faire , reste particulièrement important.

Les membres du groupe de travail sont convaincus que le patrimoine doit constituer l'un des axes du plan de relance .

D'une part, la relance du secteur du patrimoine répond à des enjeux économiques . Avant la crise, le patrimoine représentait, en chiffres d'affaires cumulés, près de 8 milliards d'euros, soit près de 1,4 % du PIB. Il s'agit d'un secteur essentiel au dynamisme économique de notre pays et à l'attractivité de nos territoires . Il participe à l'amélioration du cadre de vie des Français et constitue un atout déterminant pour accroître le potentiel de développement touristique de notre pays.

Ce n'est pas un hasard si le patrimoine a d'ailleurs constitué, après la crise économique de 2008 , l'une des quatre priorités du programme d'investissements qui avait été mis en place. 100 millions d'euros supplémentaires avaient alors été alloués pour des investissements dans le domaine de la culture et du patrimoine historique, au regard des effets attendus de ces financements à court et à long termes sur l'activité économique, l'emploi et le redressement du potentiel de la croissance économique.

D'autre part, les membres du groupe de travail estiment que le patrimoine peut constituer une réponse à la crise de confiance et à la perte de repères suscitées par la crise sanitaire actuelle. Il est un marqueur important de l'identité collective de la France, un objet de fierté et un trait d'union entre les Français. Aussi peut-il jouer un rôle significatif pour renforcer de manière concrète la cohésion entre les citoyens, au plus près des territoires, mais aussi, dans une certaine mesure, contribuer à « réenchanter » leur quotidien aujourd'hui bousculé.

Les recommandations que le groupe de travail a formulées visent à répondre à ces préoccupations. Celui-ci s'est efforcé de construire des propositions équilibrées et raisonnables au regard des fortes sollicitations dont nos finances publiques font déjà aujourd'hui l'objet. La plupart des propositions du groupe de travail correspondent à des recommandations formulées de longue date par la commission de la culture du Sénat, tant la crise sanitaire actuelle n'a, en fin de compte, fait qu'exacerber les difficultés rencontrées par ce secteur.

A. LE SPECTRE D'UNE CRISE DURABLEMENT ANCRÉE

1. De vives inquiétudes en matière de restauration des monuments historiques
a) Un impact économique atténué à court terme grâce aux aides d'urgence

Le ministère de la culture a rapidement mis en place une cellule d'écoute et d'information à l'intention des professionnels du patrimoine au sein des services du ministère afin de répondre au mieux à leurs demandes et à leurs interrogations.

Le groupe de travail tient à saluer les efforts du ministère de la culture pour adapter les critères d'octroi des mesures générales de soutien mises en place par le Gouvernement afin d'en faciliter l'accès aux entreprises et professionnels du patrimoine.

Les entreprises de restauration des monuments historiques ont confirmé avoir pu accéder aux dispositifs de soutien, ce qui leur avait permis de surmonter leurs problèmes de trésorerie à court terme. Elles ont également salué la célérité avec laquelle les factures pendantes avaient été réglées par les différentes collectivités publiques.

Les propriétaires d'un monument historique en société civile immobilière (SCI) ouvert au public ont, de leur côté, eu accès au fonds de solidarité, au dispositif du report de charges, ainsi qu'à celui de garantie des prêts par l'État.

La création d'un fonds de solidarité destiné aux professionnels des métiers d'art, directement géré par l'Institut national des métiers d'art, est encore à l'étude.

b) Une reprise des chantiers délicate

Malgré la publication, dès le 2 avril , d'un guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de construction destiné à faciliter la reprise progressive des chantiers, l'activité demeure, aujourd'hui encore, faible et considérablement ralentie.

Les raisons en sont nombreuses : refus de certains maîtres d'ouvrage, en particulier publics, d'autoriser la reprise du chantier en application d'un principe de précaution ; inquiétudes des entreprises de restauration sur leur capacité à garantir à leurs employés des conditions de travail suffisamment sécurisées ; difficultés financières de certaines entreprises ; pénurie de matières premières ; difficultés à coordonner les différents corps de métiers intervenant sur un même chantier...

De fait, la reprise se révèle plus aisée pour les petits chantiers ou pour ceux situés en zones rurales. Elle est également plus évidente pour les chantiers déjà soumis à des conditions de sécurité renforcées du fait, par exemple, d'un risque d'exposition au plomb. Elle s'avère en revanche terriblement complexe pour les chantiers situés dans des zones densément peuplées ou pour les chantiers en co-activité.

Comme pour l'ensemble du secteur de la construction, se pose la question de la prise en charge des surcoûts liés aux mesures sanitaires, qui atteindraient en moyenne 15 %, et aux retards que celles-ci entraîneront par rapport à la date prévue de livraison des travaux. L'ampleur des surcoûts et des retards dépend largement de la dimension des chantiers : plus le chantier est important et fait intervenir de multiples entreprises et corps de métiers, plus les surcoûts sont élevés et les retards significatifs.

Compte tenu de leurs faibles marges, les entreprises de restauration des monuments historiques indiquent ne pas être en mesure d'assumer ces surcoûts seules. Elles demandent que des consignes soient données au niveau national sur les modalités de leur répartition, afin d'éviter que cette question ne donne lieu à des tours de table interminables entre maîtres d'ouvrage, maîtres d'oeuvre et entreprises. Aucune décision n'a encore été prise à ce stade. Sans attendre, certaines DRAC ont fait le choix d' inclure ces surcoûts dans le montant de la dépense subventionnable , de manière à alléger leur poids pour les entreprises. Le groupe de travail estime que cette pratique mériterait d'être généralisée.

Lors de son audition par le groupe de travail, Gilles de Lâage, co-président du GMH, a indiqué que la mise en place à titre strictement temporaire d'assouplissements au temps de travail , une fois les risques liés à la propagation de l'épidémie levés, pourrait favoriser le rattrapage d'une partie du retard accumulé depuis le début de l'année et accroître le niveau d'activité de leurs entreprises. Les membres du groupe de travail sont partagés au sujet de cette proposition.

c) Des conséquences inéluctables à moyen terme

Le secteur de la restauration de patrimoine devrait se retrouver durablement impacté par l'épidémie de Covid-19. Les personnes que le groupe de travail a entendues ont estimé qu'un rattrapage de l'activité perdue pendant la période d'interruption serait impossible au regard du rythme ralenti auquel les chantiers reprennent.

Les perspectives d'activité d'ici la fin de l'année sont aujourd'hui réduites , compte tenu des retards pris dans la délivrance des autorisations d'urbanisme pendant la période de confinement et de l'absence d'ouverture du moindre appel d'offres depuis la mi-mars.

Deux facteurs supplémentaires attisent les inquiétudes :

- d'une part, le contexte électoral . Le renouvellement des équipes municipales peut entrainer des changements d'approche en matière culturelle et se traduire par l'abandon de plusieurs projets initiés par les équipes précédemment en place. Les craintes sont d'autant plus fortes dans le contexte économique actuel, où les finances des collectivités territoriales sont mises à rude épreuve. En outre, le report des élections municipales contribue à l'atonie actuelle et explique sans doute très largement l'absence de nouveaux appels d'offres au cours des dernières semaines ;

- d'autre part, la capacité des propriétaires privés à financer les travaux d'entretien ou de restauration qu'ils projetaient dans les mois à venir, en l'absence de recettes générées par leur activité d'ouverture au public. Le risque qu'ils décident de reporter ou de renoncer à ces travaux est aujourd'hui élevé.

Au regard de la fragilité des entreprises de restauration des monuments historiques qui préexistait à la crise sanitaire, le dépôt de bilan et la faillite d'un certain nombre d'entre elles apparaissent inévitables. Ils auraient des conséquences en cascade sur les chantiers en co-activité sur lesquelles elles intervenaient et sur la formation aux métiers du patrimoine, auxquels il convient d'être vigilant.

2. Une situation des opérateurs préoccupante
a) Une sévérité des dommages corrélée au taux des ressources propres au sein du budget de l'opérateur

La crise sanitaire n'a pas épargné les établissements publics, au premier rang desquels les principaux opérateurs de l'État. Ses conséquences sont particulièrement douloureuses pour les opérateurs dont le montant des ressources propres excède largement le montant des subventions qu'ils perçoivent. La RMN-GP, l'établissement public du château de Versailles, le musée Picasso, le musée du Louvre, le Centre des monuments nationaux ou le Musée d'Orsay sont des établissements dont le budget est majoritairement constitué par leurs ressources propres.

La fermeture des établissements se traduit par d'importants manques à gagner sur les différentes catégories de ressources propres , en particulier :

- la billetterie ;

- la médiation et les différents services aux visiteurs, par exemple les visites guidées, les ateliers, les audioguides ou les services de restauration gérés directement par les établissements ;

- la vente des publications et des produits dérivés du fait de la fermeture associée des librairies et boutiques, y compris, dans la majorité des cas, de la vente en ligne ;

- les activités culturelles annexes, à savoir les spectacles produits ou coproduits, les activités des auditoriums ou les recettes de formations ;

- les opérations de valorisation du domaine, qui recouvrent par exemple les redevances de concessions, les prises de vues et tournages, les locations d'espaces publicitaires ou les locations d'espaces pour de l'événementiel.

La demande répétée de l'État au cours des dernières années d'accroitre le niveau de leurs ressources propres les a rendus plus vulnérables face à ce type de crise.

b) Des risques persistants en dépit de la reprise programmée de l'activité

Même une fois le redémarrage complet de leurs activités possible, les opérateurs ne cachent pas leurs inquiétudes concernant leurs perspectives pour la fin de l'année 2020 et l'année 2021 en raison de deux incertitudes majeures.

Ø La première concerne la reprise de la fréquentation.

Même si le Premier ministre n'a pas exclu, lors de sa conférence de presse du 28 mai 2020, la possibilité d'une réouverture des frontières extérieures à l'Europe, en coordination avec les partenaires européens, le nombre de touristes étrangers susceptible de se rendre en France cet été sera sans doute extrêmement réduit, alors qu'ils constituent une part majoritaire des publics de plusieurs établissements. Le musée du Louvre, dont 80 % des visiteurs proviennent de l'étranger, s'attend à une fréquentation située à 30 % de son niveau habituel au moment de sa réouverture.

L'attention des établissements se focalise donc sur l'attitude qu'adopteront les visiteurs français , oscillant entre l'envie de renouer avec des pratiques culturelles et la peur de s'exposer au virus en fréquentant un lieu public. D'après les informations recueillies par le groupe de travail, le public se serait très largement montré au rendez-vous pour visiter les premiers monuments autorisés à rouvrir après la levée du confinement le 11 mai, mais la fréquentation aurait eu tendance à stagner ensuite. Des efforts de communication apparaissent donc indispensables pour rassurer les publics.

Ø La seconde porte sur les recettes de mécénat.

Les opérateurs anticipent une baisse des recettes liées au mécénat à compter du second semestre, sans être pour autant en mesure à ce stade d'en mesurer l'ampleur.

Plusieurs facteurs étayent ces craintes :

- un effet d'éviction créé par l'élan de générosité en faveur de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris . Cet effet a été particulièrement ressenti par le Centre des monuments nationaux, qui fait traditionnellement appel au mécénat pour financer partiellement un certain nombre d'opérations de restauration sur ses monuments ;

- la réduction de 60 % à 40 %, à compter de l'exercice 2020, de l'avantage fiscal accordé aux entreprises pour les versements effectués au titre du mécénat excédant 2 millions d'euros , en application de la nouvelle rédaction de l'article 238 bis du code général des impôts résultant de l'article 134 de la loi du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 ;

- les difficultés financières des entreprises à la suite de la crise sanitaire ;

- la baisse de l'attractivité des actions de mécénat dans le domaine culturel dans le contexte de la crise sanitaire, où les entreprises privilégient en premier lieu les dons au profit des institutions sanitaires.

Ce sujet préoccupe également les associations de sauvegarde du patrimoine , comme la Fondation du patrimoine, qui financent une part croissante de leurs opérations par le biais de dons émanant des particuliers et des entreprises. Cette fondation anticipe une forte réduction de ses ressources liées au mécénat l'an prochain.

Dans ce contexte incertain, la direction générale des patrimoines du ministère de la culture a indiqué qu'elle évaluait à 400 millions d'euros le montant des pertes de ses opérateurs d'ici la fin de l'année 2020 .

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