B. LE MANQUE DE STRATÉGIE NATIONALE DE RECHERCHE SUR LA COVID-19 ET L'ABSENCE DE STRUCTURE DE PILOTAGE UNIQUE
Dès le début de la pandémie de Covid-19, la communauté scientifique s'est mobilisée dans l'urgence, mais aussi dans la confusion. Plusieurs gouvernances ont vu le jour, avec la création du Conseil scientifique et du Comité analyse, recherche et expertise (Care), de nombreux appels à projets ont été lancés, donnant lieu à un afflux de propositions, différents canaux de financement ont été utilisés, en particulier l'Agence nationale de la recherche (ANR) et REACTing , le tout créant un certain désordre, préjudiciable à l'efficience de l'ensemble du système de recherche .
Pour le groupe de travail, une profonde correction de cette situation s'impose par la mise en place d'une stratégie coordonnée au niveau national et pilotée par une structure unique .
1. Une gouvernance et une expertise scientifique éclatées
Plusieurs instances participent à la structuration de l'effort de recherche et à l'expertise scientifique sur le nouveau coronavirus, sans toutefois que la répartition des rôles entre elles n'ait été préalablement réfléchie et définie.
Les deux premières existaient avant la crise et se sont donc immédiatement mobilisées. Il s'agit de REACTing et de l' ANR .
- Le consortium multidisciplinaire et multi-institutionnel REACTing 18 ( * ) , lancé par l'Inserm en 2013 sous l'égide de l'Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), constitue aujourd'hui la principale structure de coordination des travaux de recherche sur la Covid-19 .
Depuis le début de la crise sanitaire, REACTing , piloté par l'Inserm, mène plusieurs actions :
• partage d'informations sur le nouveau coronavirus entre les acteurs de la recherche ;
• facilitation de la recherche clinique en encourageant les bonnes pratiques et la standardisation de la collecte des données au niveau européen, notamment à travers la publication d'une charte éthique ;
• financement de 20 projets de recherche , à impact immédiat, pour un montant global engagé d'un million d'euros ;
• recensement des études en cours au niveau national ;
• mise en relation des équipes de recherche pour créer des complémentarités et éviter les redondances ;
• échanges avec les ministères de la recherche et de la santé, ainsi qu'avec le comité Care ;
• actions de communication auprès des pouvoirs publics et du grand public.
- Structure nationale de pilotage des appels à projets de recherche, l'ANR a lancé, le 6 mars 2020, un appel à projets Flash 19 ( * ) , doté d'un budget initial de 3 millions d'euros, pour soutenir rapidement les équipes scientifiques mobilisées sur la Covid-19. Ce dispositif accéléré et allégé des procédures a permis d'annoncer, le 25 mars, un premier financement pour le démarrage de 44 projets urgents , ciblés sur les quatre priorités identifiées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) 20 ( * ) .
Au terme de son processus d'évaluation, l'ANR a sélectionné, pour financement immédiat, 86 projets de recherche couvrant un grand nombre de problématiques liées à la crise, et dressé une liste complémentaire de 40 projets. Grâce au fonds d'urgence mobilisé par le ministère de la recherche 21 ( * ) et l'engagement de la Fondation pour la recherche médicale (FRM), le budget consacré à ces projets est passé de 3 millions à 14,5 millions d'euros . D'autres financeurs, dont certaines régions 22 ( * ) , ont manifesté leur souhait de s'associer en complémentarité et d'apporter leur soutien directement à des projets sélectionnés.
Dans la continuité de l'appel à projets Flash Covid-19, un nouvel appel à projets RA-Covid-19 a été lancé le 16 avril par l'ANR. Ouvert en continu jusqu'au 28 octobre 2020, il est dédié à des travaux de recherche de court terme (3 à 12 mois) portant sur cinq priorités 23 ( * ) .
L'activation de ces procédures exceptionnelles de sélection et de financement des projets de recherche a indéniablement permis une plus grande réactivité, ce que le groupe de travail tient à saluer .
Deux autres structures ont vu le jour pendant la crise : le Conseil scientifique et le Comité analyse, recherche et expertise . Présentées comme complémentaires, elles ont pour mission d'éclairer la prise de décision publique par l'expertise scientifique .
- Créé le 10 mars 2020 et composé de onze membres, le Conseil scientifique est chargé d'accompagner les réflexions des autorités publiques sur les questions stratégiques liées à la gestion de l'épidémie. Il peut être saisi de sujets relatifs à la politique de santé publique dans le contexte de la crise (effet attendu des mesures de confinement, stratégie de dépistage, etc.). Ses conclusions sont rendues publiques.
- Instauré le 24 mars 2020 et composé de douze membres, le Comité analyse, recherche et expertise - dit Care - conseille plus spécifiquement les pouvoirs publics sur les innovations scientifiques, thérapeutiques et technologiques proposées par la communauté scientifique pour lutter contre la Covid-19 (tests diagnostiques, traitements, futurs vaccins, apport du numérique et de l'intelligence artificielle, etc.).
Plusieurs autres instances participent à l'expertise scientifique en cette période de crise sanitaire : l'Académie nationale de médecine, l'Académie des sciences, les sociétés savantes, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), la Haute Autorité de santé (HAS), l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Si chacune de ces institutions a toute légitimité à s'exprimer, l'absence d'organisation et de coordination entre elles a pu donner lieu à des messages au mieux désordonnés, au pire contradictoires . Ce constat du groupe de travail est également partagé par l'Académie nationale de médecine, l'Académie nationale de pharmacie et l'Académie vétérinaire de France qui ont publié un communiqué de presse commun en ce sens le 6 mai dernier 24 ( * ) .
Lors de son audition, l'épidémiologiste et académicienne Dominique Costagliola a, pour sa part, indiqué que les fiches scientifiques préparées par la cellule de crise de l'Académie des sciences à destination de Care et du Conseil scientifique n'avaient donné lieu qu'à un simple accusé de réception.
2. L'absence de régulation et de pilotage des projets de recherche sur la Covid-19
Au fur et à mesure de la progression de l'épidémie de Covid-19, de nombreux appels à projets ont été lancés pour promouvoir dans l'urgence des recherches sur la maladie et pour mettre au point des moyens diagnostiques et thérapeutiques appropriés. La très grande réactivité des chercheurs s'est traduite par une multiplication des propositions . Rien que pour le premier appel Flash de l'ANR, 270 projets éligibles ont été déposés. Ces initiatives n'ont toutefois fait l'objet d'aucun encadrement.
Devant le groupe de travail, le président-directeur général de l'Inserm, Gilles Bloch, a ainsi convenu que le nombre d'essais cliniques en cours au niveau national (45 pour 2 000 patients) était sans doute trop élevé - conduisant à un nombre limité de patients par essai - et qu' il existait une marge de progression en matière de régulation . Il a dressé un constat analogue s'agissant de la trentaine de travaux de recherche français consacrés au développement de vaccins (sur une centaine comptabilisée au niveau mondial). Ce vivier mériterait, selon lui, d'être priorisé.
Le groupe de travail note également une dispersion des financements sur un grand nombre de projets, alors qu' il aurait été plus pertinent de consacrer des montants plus élevés sur des projets bien ciblés .
Pour structurer la dynamique de recherche en cours et éviter les doublons, certaines institutions ont créé en leur sein des équipes de coordination - c'est le cas notamment de l'IRS qui a instauré un comité scientifique ad hoc -, d'autres se sont mises autour de la table pour identifier des complémentarités - par exemple, le CNRS et l'Inserm qui ont créé un groupe de travail, associant également la Conférence des présidents d'université (CPU), l'Ined, l'Inrae et l'IRD. Des fondations comme la Fondation pour la recherche médicale ou la Fondation de France ont également décidé de ne pas lancer de nouveaux appels à projets , mais de soutenir ceux retenus dans le cadre de l'appel Flash Covid-19. Certains sites universitaires comme l'Université de Paris-Saclay ou l'Université de Paris ont aussi choisi d'apporter leur soutien aux projets sélectionnés dans le cadre de l'appel de l'ANR.
Le groupe de travail juge ces initiatives de mise en réseau et de ralliement très positives, mais il estime cet élan encore insuffisant et regrette qu'aucune coordination au niveau national n'ait été organisée en amont. Comme l'a résumé Dominique Costagliola lors de son audition, « il a manqué une instance de réflexion et de coordination unique ».
Le temps de la recherche étant un temps long, le groupe de travail pense qu'il est encore possible de redresser le tir et demande qu'une structure de pilotage unique coordonne la recherche sur la Covid-19. Celle-ci serait chargée de la programmation et du lancement des appels à projets - qui devront couvrir l'ensemble des aspects de la pandémie (épidémiologie, facteurs de risque, formes cliniques, prévention, mécanismes physiopathologiques, essais thérapeutiques, vaccins, tests diagnostiques, santé numérique, sciences humaines et sociales, économie de la santé, éthique, etc.) -, de l'évaluation des propositions reçues et de l'attribution des moyens spécifiquement dédiés à la recherche sur le Sars-Cov-2.
L'Académie nationale de médecine, l'Académie nationale de pharmacie et l'Académie vétérinaire de France estiment, pour leur part, que cette fonction de pilotage devrait être assurée par Aviesan, soutenue par l'ANR, l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et le Programme hospitalier de recherche clinique (PHRC).
De son côté, la section 27 du Comité national de la recherche scientifique 25 ( * ) , dont le président François Trottein a été auditionné par le groupe de travail, plaide, dans une motion adoptée à l'unanimité le 6 avril 2020, pour la mise en place d' « un plan national Covid-19 et pathogènes respiratoires émergents » visant à renforcer la recherche fondamentale et à coordonner l'ensemble des acteurs concernés.
3. Une compétition entre les équipes de recherche à la fois stimulante et préjudiciable
L'émulation scientifique suscitée par la découverte du nouveau coronavirus et l'urgence à répondre aux défis de cette pandémie inédite est assurément saine et bénéfique ; elle permet un échange d'informations entre chercheurs et contribue à la mise au point de nouvelles pratiques qui enrichissent le travail scientifique. Alors que les étapes « reconnaissance, diagnostic, séquençage, isolement » avaient pris quatre ans et demi pour le virus du Sida, dans le cas du Sars-Cov-2, il n'aura fallu que quelques mois. Même si la comparaison a ses limites - les deux virus étant extrêmement différents -, toujours est-il que le processus s'est considérablement accéléré .
Le manque de coordination et de pilotage des initiatives de recherche engendre cependant des effets pervers , comme l'ont regretté plusieurs des scientifiques auditionnés par le groupe de travail : cacophonie des annonces, surenchère médiatique, mise en avant des intérêts personnels, développement de logiques d'image, importance des enjeux industriels et financiers, etc.
À cela s'ajoute une culture de recherche très pyramidale , sur laquelle a insisté le professeur Florence Ader lors de son audition. Cette caractéristique du système français ne facilite pas la coordination entre les différentes structures, à l'opposé du modèle anglo-saxon de « cluster » qui repose sur une véritable mise en réseau.
* 18 REsearch and ACTion targeting emerging infectious disease. Associant des équipes et des laboratoires de grandes institutions de recherche (Inserm, Institut Pasteur, CNRS, Commissariat à l'énergie atomique (CEA), Institut de recherche pour le développement (IRD), Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)...), ainsi que des CHU et des universités, il a pour mission de préparer, d'accélérer et de coordonner la recherche sur les maladies infectieuses émergentes pour prévenir et lutter contre les épidémies.
* 19 Instrument de financement spécifique de l'ANR, l'appel Flash s'appuie sur un dispositif accéléré qui permet de financer des recherches nécessitant l'acquisition d'informations et de données rares et permettant la production de résultats scientifiques inédits, en lien avec un évènement dont l'ampleur et la rareté sont exceptionnelles. La sélection et le financement sont réalisés dans un délai court, sans déroger aux principes d'évaluation par les pairs.
* 20 Études épidémiologiques et translationnelles : 11 projets ; physiopathogénie de la maladie (interactions virus-hôte et réponse immune) : 15 projets ; mesures de prévention et de contrôle de l'infection en milieu de soins et en milieux communautaires : 12 projets ; éthique - sciences humaines et sociales associées à la réponse : 6 projets.
* 21 Le 19 mars 2020, la ministre de la recherche a annoncé la création d'un fonds d'urgence de 50 millions d'euros en faveur de la recherche sur la Covid-19.
* 22 Pays de la Loire, Normandie, Grand Est, Occitanie, Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes.
* 23 Études épidémiologiques ; physiopathogénie de la maladie ; prévention et contrôle de l'infection ; éthique et dynamiques sociales ; enjeux globaux de l'épidémie Covid-19.
* 24 « Covid-19 : pour une coordination nationale et européenne de la recherche ».
* 25 Instance collective placée auprès du CNRS, le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) - composé du conseil scientifique, des conseils scientifiques d'institut, des sections spécialisées dans chacune des disciplines et des commissions interdisciplinaires - participe à l'élaboration de la politique scientifique de l'établissement, procède à l'analyse de la conjoncture et de ses perspectives, participe au recrutement et au suivi de la carrière des chercheurs ainsi qu'à celui de l'activité des unités de recherche.