C. ÉCHANGES DE VUES AVEC LES INTERVENANTS
M. Jean-Marie Bockel, président . - Ces regards croisés entre urbain et rural sur des objectifs communs sont très intéressants.
M. Joël Labbé. - Merci à la délégation de nous permettre d'entendre les collectivités territoriales qui ont déjà expérimenté dans ce domaine. Les uns et les autres, vous êtes dans une logique globale de développement durable, de prise en compte de la santé des Français et de la biodiversité.
S'agissant de Langouët, je connais M. Daniel Cueff depuis longtemps : il a été à l'origine du réseau Bretagne rurale et développement durable (Bruded), qui rassemble aujourd'hui 172 communes de toutes tendances politiques pour mutualiser les connaissances sur tous ces sujets. J'avais été l'un des premiers adhérents lorsque j'étais maire de Saint-Nolff, c'est une structure exemplaire que la délégation devrait auditionner.
Monsieur Leclerc, vous évoquez les « trous dans la raquette » de la loi Labbé s'agissant des cimetières et des terrains de sport. En effet, ces espaces avaient été écartés du texte pour dégager une majorité, car ils sont très sensibles. Nous travaillons aujourd'hui sur un complément : nous avons constaté qu'une révolution culturelle était en cours dans les cimetières, avec une végétalisation sans pesticides mise en oeuvre par les maires en dehors de toute obligation. De même, pour ce qui concerne les terrains de sport, ce sont les parents eux-mêmes qui viennent nous demander pourquoi les épandages y sont encore permis. À mon sens, il convient de discuter plutôt que d'imposer. Enfin, il restera à traiter les espaces verts privés, relevant des copropriétés ou des entreprises, qui doivent être concernés aussi, par souci de cohérence.
M. Jean-Marie Bockel, président . - À propos de ces « trous dans la raquette », observons nos propres comportements. J'habite à Mulhouse, une ville dans laquelle il y a de nombreux jardinets. Il est frappant de constater combien, en quinze ans, nos pratiques ont évolué.
M. Marc Daunis . - Je reviens sur cette notion de niveau global : nous devons réfléchir à des politiques volontaristes à long terme et globalisantes mais il nous faut en même temps mettre en place des transitions afin d'éviter les incompréhensions. Dans ma commune, nous n'utilisions pas de pesticides afin d'amener à des changements de comportements par l'exemple. Il est pourtant difficile de dépasser les habitudes de pratiques et nous nous trouvons face à des confrontations catégorielles, alors que l'objectif en lui-même nous réunit : il en va en effet de la santé humaine, du vivant et de la terre. Cela n'est pas suffisamment mis en perspective et il importe donc d'établir en commun des transitions pour permettre d'avancer à petits pas. L'exemple des cimetières est significatif : faut-il préférer une loi idéologiquement parfaite ou une avancée contenant des dérogations lui permettant d'être adoptée et appliquée ?
Comment appréhendez-vous cette question dans votre pratique d'élus locaux ? Qui décide des transitions : les citoyens, le conseil municipal ou vous-même ? Comment parvenez-vous à construire une conscience partagée et une progression collective ?
M. Antoine Lefèvre . - S'agissant du bio en restauration collective, de l'approvisionnement, de l'organisation des circuits courts, comment avez-vous organisé la filière ? Je sais que les chambres d'agriculture et les syndicats agricoles souhaitent ne pas rester de côté ; avez-vous pu les sensibiliser localement pour aboutir à des résultats ?
Sur votre commune, vous indiquiez que des agriculteurs ont spontanément réorganisé leur mode de production. Dans ce contexte d'» agribashing », il n'est pas facile d'accompagner l'agriculture. L'achat de terres agricoles est, à ce titre, une solution intéressante, car il faut des parcelles pour les circuits courts.
M. Daniel Cueff . - Ces questions sont fondamentales. Comment parvenir à la transition ? Sur l'usage des pesticides en agriculture, la France est soumise à une directive européenne qu'elle doit transposer afin de protéger les riverains. Or, elle ne l'a toujours pas fait. C'est une carence manifeste et le maire est donc dans son bon droit en agissant.
Les plans Écophyto ont été confiés, à grands frais, au syndicat majoritaire, avec pour objectif une réduction de 50 % de l'usage des pesticides. Ceux-ci ont pourtant augmenté de 17 % dans mon secteur. Je connais bien les agriculteurs, ils me disent que cette histoire de glyphosate ne débouchera jamais sur rien, que les ministres passent, mais que le syndicat reste et qu'il les protégera toujours. Je ne constate pas du tout de préparation de la profession à un changement de modèle, car ces agriculteurs sont encombrés par la notion d'agriculture raisonnée, inventée en 2002 par la FNSEA et l'industrie chimique, et ils se félicitent de faire des efforts par rapport à leurs parents. Ils n'imaginent pas un instant nuire à la population du voisinage et cette idée leur est insupportable.
On peut échanger sans difficulté avec les agriculteurs, mais le syndicat lui-même ne veut pas discuter. En Bretagne, il préside 100 % des coopératives qui vendent des pesticides, suite à des décisions de cogestion prises après la guerre. M. Edgar Pisani, qui avait été ministre du Général de Gaulle, me disait que c'était un grand succès que d'avoir réussi à nourrir la France et à sortir l'agriculture de sa misère après la guerre, mais qu'il aurait fallu que la machine productiviste s'arrête. Or de puissants intérêts empêchent cette transition.
Les agriculteurs sont perdus : on leur annonce la fin du glyphosate, puis on recule, puis on trouve encore des arguments pour en repousser la date. Si on leur disait fermement « dans cinq ans, c'est terminé ! », on ouvrirait au contraire des possibilités, car les paysans ont des solutions.
Monsieur le sénateur Antoine Lefèvre, votre question touche au « métabolisme territorial » : la fourniture des cantines bio est liée aux circuits courts, c'est ainsi que l'on fait des économies, car les menus sont conçus selon les saisons. L'agriculture conventionnelle est trop coûteuse en logistique pour cela, elle est mieux adaptée à l'exportation, à l'international. Techniquement, il n'est pas possible de se fournir localement en conventionnel, c'est pourquoi ces démarches dégagent un espace magnifique pour l'agriculture bio.
À Langouët, cette transition est portée par quatre, bientôt cinq, anciennes familles du village, mais dans le silence. On s'en rend compte quand des agriculteurs demandent le développement de haies bocagères pour protéger les terres et les bêtes. S'ils fanfaronnent à ce sujet, ils sont en revanche rattrapés par un monde agricole qui les accuse de le trahir.
L'agriculture laitière intensive chimique a commencé à Langouët, dans les années 1960, et la totalité des haies bocagères ont été arrachées pour permettre la mécanisation. Jean-Michel Lemétayer, ancien président de la FNSEA, était d'ici -- je le connaissais très bien --, il défendait ainsi le productivisme, la mécanisation et l'agriculture raisonnée qui devait, disait-il, empêcher de se passer des pesticides !
M. Jean-Marie Bockel, président . - J'habite non loin de la centrale nucléaire de Fessenheim et je constate que, contrairement aux Suisses, par exemple, nous ne savons pas bien gérer les transitions en fixant des objectifs précis auxquels tout le monde doit se tenir.
M. Patrice Leclerc . - Les discussions les plus vives sur l'agriculture sont celles que j'ai avec les membres de ma famille qui sont agriculteurs dans la Manche. L'agriculture raisonnée est un piège : les agriculteurs ont le sentiment de respecter la nature et les hommes, alors que les pesticides sont toujours répandus et font toujours autant de dégâts. Il serait intéressant de voir comment on pourrait enseigner dans les écoles d'agriculture un autre mode de production, moins productiviste et sans pesticides.
Je reviens sur le débat entre la tradition et la rupture. Je suis issu d'une tradition politique plutôt portée sur la rupture, mais je partage votre idée, on peut inscrire la rupture dans le temps. L'interdiction de fumer a été brutale et a profondément bouleversé nos vies. Chacun avait beau savoir qu'il était dangereux de fumer, il était très difficile de s'arrêter. Lorsque l'on ne fumait pas et que d'autres fumaient, il fallait tout simplement que les non-fumeurs sortent de la pièce. En définitive, cette interdiction brutale a permis à ceux qui le désiraient d'arrêter de fumer. Ainsi la rupture peut être nécessaire, surtout lorsqu'il s'agit de questions de santé.
Comme maire, il faut acter la rupture. On peut mesurer la capacité d'acceptation de la population. À Gennevilliers, on a interdit les produits phytosanitaires dans les cimetières en 2008. Il a fallu deux ans pour que les gens s'habituent, comme lorsque l'on a instauré le fauchage raisonné des pelouses publiques ou que l'on a réintroduit des herbes au pied des arbres. C'est le temps nécessaire aux personnes pour redéfinir leur rapport au beau et, dans les cimetières, à la dignité. L'effort est d'ailleurs sans doute plus difficile dans les villes populaires qui aspirent à reproduire les canons classiques du chic, symbolisés couramment par des gazons anglais ou des buissons bien taillés.
Les maires doivent donc dire non seulement ce qu'ils font, mais pourquoi ils le font. Il convient en fait de donner du sens et de faire oeuvre de pédagogie, notamment à travers des débats publics pour associer les populations. La politique passe par le conflit, qui permet d'avancer par la délibération commune et de parvenir à un compromis dans le sens de l'intérêt général. Mais pour cela il faut afficher une position de rupture afin de donner un sens et permettre d'organiser la transition. Mais, à l'inverse, si on privilégie la transition sans afficher d'objectif de rupture, il n'y aura pas de transition et on maintiendra l'existant, comme l'a bien montré Yves Salesse dans Réformes et révolution.
M. Jean-Marie Bockel, président . - Je vous remercie. J'ai été très intéressé par vos propos. Lorsque j'étais président d'agglomération, j'éprouvais parfois un sentiment d'échec sur certains points qui n'avançaient pas assez vite. On m'expliquait que les transitions prenaient du temps... Je l'avais dit à mon successeur, les choses se sont accélérées. En fait, quand on veut, on peut !
Passons maintenant à la seconde séquence, consacrée à un échange sur les bonnes pratiques pour mettre en oeuvre une alimentation saine et durable -- souvent, les bonnes pratiques précèdent la loi ou l'inspirent.