III. AGIR SANS DÉLAI POUR ENCOURAGER LES SIGNALEMENTS EN PRIVILÉGIANT LE MAINTIEN DU DROIT EN VIGUEUR
Si trois des rapporteures - Catherine Deroche, Marie Mercier et Maryse Carrère - jugent le cadre juridique actuel adapté, la quatrième rapporteure - Michelle Meunier - est favorable à l'inscription de l'obligation de signalement. Cette divergence persistante révèle la difficulté de trouver une position consensuelle sur cette question délicate, qui touche aux convictions intimes de chacun, dans un contexte où le manque d'études sur les données françaises ne permet pas d'éclairer utilement la discussion.
Les quatre rapporteures insistent en revanche sur les initiatives qui peuvent être prises dès à présent sans modifier le cadre juridique, afin d'encourager les signalements tout en améliorant leur qualité.
A. LE CADRE LÉGISLATIF ACTUEL NE CONSTITUE PAS UN OBSTACLE AUX SIGNALEMENTS
1. Des règles juridiques qui paraissent adaptées à la variété des situations
Quand on dresse le bilan dispositions en vigueur en France, on constate que l'obligation de signalement est finalement la règle et l'absence d'obligation l'exception . La France est en définitive peu éloignée du modèle de universal mandatory reporting en vigueur dans certaines parties des États-Unis et qui est souvent cité en modèle par les partisans de l'obligation de signalement.
Chaque citoyen a en effet l'obligation de signaler les privations ou sévices dont serait victime un mineur, sauf si l'information relève du secret professionnel.
Toute personne a en outre l'obligation, même si elle est dépositaire d'un secret professionnel, d'agir pour empêcher un crime ou un délit corporel ou pour venir en aide à une personne en péril. Face à un enfant victime de violences physiques graves, qui menacent sa vie ou sa santé, tout individu est donc tenu d'intervenir sans pouvoir s'abriter derrière le secret.
Pour les situations de violence ou de négligence qui n'entrent pas dans ce cadre, des situations de carence éducative ou des violences psychologiques par exemple, les personnes qui participent ou qui concourent à la politique de protection de l'enfance sont tenues d'informer le président du conseil départemental.
En définitive, ne sont exemptés de l'obligation de signalement que les professionnels de santé et les travailleurs sociaux intervenant hors du champ de la protection de l'enfance et les ministres du culte.
Sur ce point, la majorité de vos rapporteures considèrent que l'absence d'obligation ne constitue pas un obstacle au signalement : ce ne sont pas des considérations juridiques mais la difficulté de poser un diagnostic sur ces situations qui retient parfois les professionnels de signaler. En conséquence, vos rapporteures doutent que la mise en place d'une obligation s'accompagne, dans ce contexte, d'une augmentation notable du nombre de signalements fondés.
Les arguments juridiques développés par le Dr Catherine Bonnet à l'appui de l'obligation n'emportent pas complètement la conviction. De manière un peu contre-intuitive, elle affirme qu'une obligation mettrait les professionnels à l'abri des poursuites et que cette plus grande sécurité juridique les inciterait à signaler. En réalité, la loi protège déjà les personnes qui procèdent à un signalement contre le risque de poursuites , sauf si elles effectuent dans le but de nuire un signalement qu'elles savent infondé. C'est plutôt l'inscription d'une obligation dans le code pénal qui ferait peser sur les professionnels un risque de poursuite plus important : le professionnel s'exposerait à une sanction en cas de non-signalement, alors qu'il n'encourt aujourd'hui aucune peine, qu'il décide de parler ou de garder le silence.
Ainsi, plutôt que d'imposer une obligation, qui risquerait de conduire à une multiplication de signalements surtout motivés par la volonté de se protéger d'éventuelles poursuites, la majorité de vos rapporteures jugent préférable de faire confiance au professionnalisme des personnes au contact des enfants. Un signalement est un acte lourd de conséquences, qui peut causer de sérieux dommages dans une famille s'il se révèle infondé. Il est donc raisonnable de laisser au professionnel qui connaît l'enfant la responsabilité de décider, en conscience, après avoir pris le temps de l'observation et de la réflexion, la démarche la plus appropriée.
La majorité de vos rapporteures estiment donc que le cadre législatif actuel est correctement conçu : face à un enfant victime de sévices physiques évidents, les professionnels doivent intervenir rapidement et la loi leur en fait déjà l'obligation ; face à une situation plus ambigüe, qui ne présente pas le même degré d'urgence, ils ont pour responsabilité d'évaluer la situation en s'appuyant sur leur expertise, leur expérience et in fine sur leur intime conviction.
Les exemples étrangers montrent d'ailleurs qu'une obligation de signaler, hors les cas où elle se justifie par un danger immédiat pour l'enfant, peut produire des effets indésirables : elle peut plonger l'enfant dans une procédure administrative ou judiciaire à un moment où il n'y est pas forcément prêt ; elle peut inciter le professionnel à agir de manière précipitée pour se protéger juridiquement alors qu'il serait parfois plus opportun de prendre le temps de collecter davantage d'éléments de preuve dans la perspective de futures poursuites ; elle peut déresponsabiliser le professionnel en lui donnant l'impression qu'il a entièrement rempli sa mission après avoir effectué un signalement alors que d'autres types d'initiatives pourraient être requis pour protéger les mineurs.
Une obligation de signalement ne ferait d'ailleurs pas disparaitre les dilemmes éthiques auquel ils sont parfois confrontés : les partisans de l'obligation font valoir que les professionnels hésitent parfois à signaler et qu'une obligation les délivrerait de ces doutes ; en réalité, s'ils prennent leurs responsabilités au sérieux, ils continueront nécessairement à s'interroger, pour déterminer si les indices qu'ils détectent justifient ou non un signalement devenu obligatoire.
La majorité de vos rapporteures arrivent donc à la conclusion que d'autres types d'initiatives favoriseraient bien davantage les signalements.
Proposition n° 2 : Préserver les règles actuelles qui garantissent un équilibre satisfaisant entre respect du secret professionnel et obligations de signalement des mauvais traitements sur mineurs . |
2. Un débat appelé à se poursuivre
La rapporteure Michelle Meunier défend une position divergente : elle considère que l'instauration d'une obligation de signalement favoriserait une meilleure protection des mineurs.
Elle estime qu'une telle mesure enverrait un message clair à l'ensemble des professionnels en leur signifiant que la protection de l'enfant doit primer sur la protection du secret. Elle aurait également pour avantage de simplifier le cadre juridique en posant un principe simple, qu'il serait ensuite plus facile de promouvoir auprès des professionnels concernés.
Le risque qu'une telle obligation dissuade les parents d'enfants victimes de les conduire chez le médecin ne doit pas être surestimé. En réalité, les enfants et les adolescents ont régulièrement l'occasion d'être examinés par un médecin : l'article R. 2132-1 du code de la santé publique prévoit qu'ils subissent, avant leur dix-huitième année, une vingtaine d'examens obligatoires, par exemple dans le cadre de la vaccination ou avant l'entrée à l'école. Aucun enfant ne pouvant être entièrement soustrait au regard du corps médical, l'obligation de signalement présenterait donc un réel intérêt pour porter à la connaissance des services de protection de l'enfance ou de la justice un plus grand nombre d'affaires.
Il est vraisemblable que les professionnels continueraient à travailler avec la même rigueur et avec le même esprit de responsabilité si une obligation était introduite. C'est pourquoi votre rapporteure doute qu'une obligation entraîne une multiplication des signalements infondés.
A la lumière des expériences étrangères, la législation française n'apparaît pas exempte de paradoxes : les données recueillies aux États-Unis ou au Canada montrent que les signalements effectués par des professionnels sont plus souvent fondés que les signalements effectués par des voisins ou par des membres de l'entourage de l'enfant. Or, en France, ce sont ces professionnels qui sont exceptés de l'obligation de signalement, au nom du respect du secret, alors que les citoyens ordinaires, non formés au repérage de la maltraitance, y sont soumis.
La mise en place d'une obligation de signalement ne devrait pas être perçue par les professionnels comme une marque de défiance : la plupart d'entre eux sont attentifs à la protection de l'enfance en danger et procèdent déjà à des signalements, en l'absence de toute contrainte légale. L'objectif serait simplement de conforter leur position en leur donnant un point d'appui législatif, de clarifier les attentes de la société à leur égard, en fixant une règle claire, et de rappeler à tous les adultes qui maltraitent des mineurs la force de l'interdit. Cette mesure s'inscrirait ainsi dans le mouvement actuel de libération de la parole, qui est l'une des clés d'une lutte efficace contre les violences.
La rapporteure Michelle Meunier souhaite donc que le présent rapport contribue à alimenter le débat sur l'obligation de signalement et elle forme le voeu qu'il constitue un jalon sur le chemin de l'édiction d'une telle obligation.
Les ordres professionnels, qui sont apparus ouverts à de futures évolutions, pourraient éventuellement ouvrir la voie en faisant évoluer leur code de déontologie pour y inscrire sans ambiguïté une obligation d'alerter les autorités administratives ou judiciaires.