AVANT-PROPOS
Avec le renforcement de l'intercommunalité, les questions liées aux relations entre les communes et les communautés sont devenues plus prégnantes, et plus particulièrement celle de l'implication des conseillers municipaux dans la gouvernance intercommunale. Depuis les récentes réformes territoriales 1 ( * ) de plus en plus d'élus communaux font état d'un risque de « dilution » des communes au sein des intercommunalités. Un constat ainsi résumé par le Président du Sénat : « Chacun le sait, je suis un militant de l'intercommunalité. Mais je suis aussi lucide ; les élus municipaux sont aujourd'hui pris dans de vastes ensembles, et parfois décrochent 2 ( * ) » .
Cette certitude est partagée par nombre d'élus locaux : pour avancer et être comprises dans leurs compétences nouvelles, il est indispensable que la démarche de l'intercommunalité soit portée par tous, et que l'ensemble des intercommunalités, quelle que soit leur taille, de la métropole au rural, associent pleinement l'ensemble des communes membres. Sur le terrain, l'intercommunalité est vécue diversement suivant les catégories (communautés de communes, communautés d'agglomérations, communautés urbaines ou encore métropoles). La relation entre les élus municipaux et l'intercommunalité tient donc d'abord, et pour une large part, aux structures. Mais l'implication des élus municipaux dépend aussi de facteurs plus exogènes liés au contexte politique local ainsi qu'aux hommes et aux femmes qui font vivre au quotidien ces intercommunalités. On observe une grande disparité dans les situations. Dans certaines intercommunalités, la ville-centre revêt une grande importance, d'autres sont constituées d'un archipel de communes où la ruralité prend le pas sur le fait urbain. L'histoire, la culture locale, l'économie sont autant d'aspects qui parfois diffèrent au sein même de l'intercommunalité.
Pour être au plus près des préoccupations des élus dans les territoires, et afin de dresser un constat aussi fidèle que possible de la réalité de l'intercommunalité, votre délégation a organisé, du 27 mars au 17 avril 2019, une consultation sur la plateforme de participation du Sénat ouverte aux élus locaux. Ceux-ci ont donc pu répondre à un questionnaire sur « la place des élus municipaux dans les intercommunalités ». Les résultats de cette consultation sont annexés au présent rapport. On notera une large participation puisque près de 4 000 réponses ont été enregistrées en trois semaines seulement. Votre délégation se félicite une fois de plus de l'implication des élus, et estime qu'il convient de poursuivre cette démarche qu'elle a initiée à l'occasion de son rapport sur le statut de l'élu local.
Très majoritairement ce sont les maires qui se sont le plus mobilisées représentant 55,2% des répondants, suivis par leurs adjoints (22,3%) et les autres conseillers municipaux (17,6 %). On notera également que les élus des petites communes se sont davantage impliquées dans la consultation, ceux des « communes de moins de 1 000 habitants » représentant 49,5% des répondants, et ceux des « communes de 1 000 à 10 000 habitants » représentant 41% des répondants, soit une écrasante majorité de 90,5% des répondants. Très majoritairement ce sont les élus des « communautés de communes » (67,7%) qui forment l'essentiel des répondants suivis par les élus des « communautés d'agglomération » (24,9%). On soulignera enfin que les répondants forment un échantillon représentatif des EPCI en termes de population : 54,5% appartiennent à un EPCI de 10 000 à 50 000 habitants ; 17,5% à un EPCI de 50 000 à 100 000 habitants ; 7,1% à un EPCI de 100 000 à 150 000 habitants ; 9,6% à un EPCI de moins de 10 000 habitants ; et 11,4% à un EPCI de plus de 150 000 habitants.
De façon générale, il ressort de cette consultation des opinions contrastées. Les répondants ont estimé, à une courte majorité, que les maires étaient « plutôt bien associés » (39,2%) ou « très bien associés » (13,3%) à la gouvernance de l'intercommunalité, près de la moitié des répondants ayant estimé qu'ils n'étaient « pas assez associés » (37,5%) ou « pas du tout associés » (10%) à la gouvernance de leur EPCI. Ils sont ainsi 61,3% à déclarer n'être « jamais associés à l'ordre du jour du conseil communautaire » et 18,2% à l'être « parfois ». Seulement 20,6% des répondants déclarent être « toujours associés à l'ordre du jour du conseil communautaire ».
L'appréciation d'ensemble portée par les élus sur la gouvernance de leur intercommunalité témoigne elle aussi de sentiments mitigés. Ils restent minoritaires, parmi les répondants, à porter une appréciation « plutôt satisfaisante » (37,4%) ou « très satisfaisante » (8,2%) du fonctionnement global de leur EPCI en matière de gouvernance politique. Majoritairement, à 54,5%, ils estiment que celui-ci est « très insatisfaisant » (18,5%) ou « assez insatisfaisant » (36%).
Majoritairement, à 59,3%, ils estiment que les petites communes ne sont « pas bien représentées et associées aux décisions au sein de l'intercommunalité ». Dans la continuité, ils sont 62,9% à juger le poids de la ville-centre dans la gouvernance de l'intercommunalité « plutôt excessif » (34,3%) ou « tout à fait excessif » (28,6%). La question de la ruralité est, elle aussi, clivante puisque, majoritairement là encore, ils considèrent que « l'intercommunalité marginalise les communes rurales » pour plus de 60% des répondants. S'agissant enfin de « la composition des exécutifs des EPCI », les répondants considèrent majoritairement, à 52,3%, que « les règles mises en place » sont « insatisfaisantes ».
Les membres de votre délégation sont unanimes sur ce point : au lieu de légiférer davantage, il s'agit de faire connaitre aux élus les situations qui fonctionnent. À travers le présent rapport, votre délégation a souhaité identifier les outils déployés dans les territoires pour associer pleinement les élus municipaux à la vie et à la gouvernance de l'intercommunalité. L'enjeu est important car l'implication des élus municipaux permet de faire exister l'échelon communal, qui constitue encore l'échelon de base de la démocratie.
Il est essentiel que la Haute assemblée valorise ces bonnes pratiques, qui méritent d'être diffusées largement. Le Président du Sénat, en novembre 2018, affirmait « Tout n'est pas du domaine législatif. C'est le rôle du Sénat que de mettre en lumière les bonnes pratiques ».
Pour votre délégation, il ne s'agit donc pas de recommander a priori ou systématiquement leur généralisation, mais plutôt de laisser une souplesse, de n'imposer aucun carcan. Il n'existe pas de solution unique, ce qui implique de faire confiance à l'intelligence territoriale. Ce guide de « bonnes pratiques » doit donc s'envisager comme un outil pédagogique à destination et au service des élus, actuels et futurs.
I. LA DÉFIANCE DES ÉLUS MUNICIPAUX À L'ÉGARD DU FONCTIONNEMENT DES INTERCOMMUNALITÉS
Ces dernières années, sous l'effet conjugué de l'évolution de la taille des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), avec la création d'intercommunalités dites « XXL », et des transferts de compétences des communes vers ces EPCI, de plus en plus d'élus municipaux ont eu l'impression que le lien entre la commune et l'intercommunalité s'était distendu, comme si les structures fonctionnaient indépendamment. Sur le terrain, ces élus disent éprouver un double sentiment : « être privés de leurs prérogatives » et « être noyés dans la masse 3 ( * ) » .
Ce décrochage est évidemment préjudiciable et donne le sentiment d'une déconnexion avec la vie communale, renforcée dans certains cas par la délégation de tout ou partie des compétences à l'intercommunalité. Ce constat d'un dysfonctionnement du lien entre l'intercommunalité et la commune s'illustre, d'une part, par ce sentiment de dépossession vécu par les élus municipaux, et d'autre part par les modalités , de plus en plus critiquées, de la désignation des élus communautaires .
A. UN SENTIMENT GLOBAL DE DÉPOSSESSION VÉCU PAR LES ÉLUS MUNICIPAUX
Il ressort de l'enquête de l'Assemblée des communautés de France (AdCF) sur la gouvernance des intercommunalités, menée auprès des présidents d'intercommunalités et publiée en 2019, que 58% d'entre eux n'ont pas constaté de « dégradation particulière des relations entre communes et communauté ». Mais ils sont tout de même 40% à évoquer « des tensions avec certaines communes ».
Nos collègues ont été nombreux à tirer le signal d'alarme, comme Rémy Pointereau, pour qui : « Il faut faire attention car l'ambiance de l'intercommunalité n'y est plus » ou encore Mathieu Darnaud, qui affirme : « Nous ne sommes pas des fossoyeurs de l'intercommunalité mais, dans certains territoires, cela ne fonctionne pas. Dans ce cas, il ne faut pas y aller à marche forcée, mais prendre le temps ».
Notre ex collègue Marie-France Beaufils, maire de Saint-Pierre-des-Corps et vice-présidente de l'Association des petites villes de France (APVF), résume ainsi la crise de l'intercommunalité qui se profile dans les territoires : « Nombre de nos collègues ont ressenti de façon très dure ces grandes intercommunalités qui se sont constituées sous la pression au cours des dernières années. Pour certains, ils ont perdu la dynamique créée par la petite intercommunalité dans laquelle ils avaient trouvé leur place. Surtout, les élus participent moins à la vie de l'intercommunalité parce qu'ils doivent parfois parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour se rendre au siège de l'intercommunalité ».
Excès d'autorité et manque de dialogue d'une part, éloignement et déficit de prise en compte, d'autre part : les élus municipaux semblent ne plus trouver leur place dans la dynamique intercommunale. Les regroupements forcés et la multiplication des transferts de compétences communales, rendus obligatoire au profit des EPCI, ont abouti à une véritable crise de l'intercommunalité . Le sentiment de dépossession des maires a, par exemple, été particulièrement fort dans le domaine de l'urbanisme. Dans de nombreuses municipalités, le transfert à l'EPCI de la compétence des Plans locaux d'urbanisme (PLUI) a été très mal vécu, rappelant d'une certaine manière le « syndrome de Bruxelles » ou le sentiment de dépossession des compétences nationales vécu par les États membres de l'Union européenne.
De surcroît, cette crise a été accentuée par la prise de responsabilité de la technostructure de l'intercommunalité , qui a conduit de nombreux élus à se sentir dépossédés de leurs anciens domaines de compétences. Avec un corollaire, souligné par notre collègue François Bonhomme : « L'embauche massive de fonctionnaires territoriaux de catégorie A pour compenser le vide politique ». Il poursuit : « La technostructure a été renforcée par cette vague intégratrice » .
Dans le même ordre d'idées, Charles-Éric Lemaignen, au nom de l'AdCF, juge qu'il est nécessaire que l'administration « soit bien mobilisée au service des élus et ne les remplace pas dans leurs fonctions de décision ».
Le sentiment global d'une dépossession est encore plus répandu auprès des conseillers municipaux non-membres de l'organe délibérant de l'EPCI. La raison en est simple : les leviers de décisions ayant été déplacés au niveau de l'intercommunalité, ces conseillers ont l'impression d'avoir été relégués au rang de simples observateurs.
Ce sentiment se révèle très fort chez les adjoints, ainsi que le résume notre collègue François Calvet : « Alors que les maires ont plutôt été tirés vers le haut, les adjoints, à l'inverse, ont été écrasés par la technostructure de l'intercommunalité, qui leur explique tous les jours qu'ils ne sont pas compétents, y compris sur les sujets qu'ils maîtrisent parfaitement. Cette situation est dommageable ».
Il est vrai que certains élus ne participent plus du tout aux décisions qui, précédemment, relevaient de leur domaine. Même avec des pôles territoriaux, la complexité et la technicité, en particulier s'agissant de prise de décision ou de signature, ainsi que la multiplicité des documents requis pour mettre en oeuvre l'action sur le terrain impliquent une « perte en ligne » par rapport à la réalité antérieure. Ce phénomène constitue un défaut majeur dans le fonctionnement des intercommunalités.
Cette idée de dépossession est aussi répandue dans certaines communes, qui estiment qu'elles n'ont plus « aucun poids » et qu'elles ont « perdu leurs compétences ». La lassitude et le désenchantement des élus municipaux s'expliquent aussi par d'autres facteurs, déjà abondamment analysés par votre délégation sous l'angle de « la crise des vocations 4 ( * ) ». À ce titre, Charles-Éric Lemaignen, au nom de l'AdCF, avait insisté devant votre délégation sur le fait qu'il ne fallait pas « faire porter sur l'intercommunalité le mal-être des maires, souvent dû à la complexité croissante des affaires publiques locales et à la baisse de leurs ressources financières » .
Ce ressenti de dépossession se double d'un manque d'anticipation dans les transferts de compétences . Par exemple, lorsqu'un équipement sportif est transféré vers l'intercommunalité, l'adjoint aux sports peut de fait se sentir dépossédé. Même si des vice-présidents dédiés sont désignés, les acteurs associatifs peinent à identifier clairement « qui fait quoi » et se tournent toujours in fine vers les maires. Ce phénomène contribue au malaise actuel des maires, qui, placés en responsabilité, doivent rendre compte sur des sujets pour lesquels ils ne sont plus les décideurs.
Notre collègue Charles Guené analyse : « D'une certaine manière, la vague de l'intercommunalité a produit au niveau communal un syndrome équivalent à celui de l'approfondissement de l'intégration européenne au niveau des États » , ce qui n'est pas sans soulever le problème de « L'appropriation du projet et du respect de l'identité des communes ».
Soulignons enfin que l'intercommunalité se traduit au niveau institutionnel par la création d'un établissement public de « coopération » intercommunale. Or, avec le temps, certains élus peuvent oublier que cette structure doit être animée dans un contexte collaboratif. Notre collègue Marc Daunis relève : « Une coopérative, c'est un état d'esprit et une production collective, avec un certain nombre de règles adaptées à des réalités ». Ces règles doivent précisément assurer une bonne représentation pour toutes les communes. Or, dans ce domaine, les critiques se font de plus en plus vives.
* 1 Loi de 2014 de Modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam) et loi de 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).
* 2 Colloque « La revitalisation de l'échelon communal », co-organisé par la commission des Lois du Sénat et l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF), 15 novembre 2018.
* 3 Paroles d'élus locaux issues de la consultation sur l'exercice des mandats locaux, lancée par la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation en décembre 2017.
* 4 5 « Faciliter l'exercice des mandats locaux : enjeux et perspectives », Rapport d'information fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales n° 642 tome I (2017-2018) - 5 juillet 2018.