III. UN IMPÉRATIF : SAISIR L'OPPORTUNITÉ DU MONDIAL POUR RENFORCER LA VISIBILITÉ DES FOOTBALLEUSES
A. UNE NÉCESSITÉ : METTRE EN VALEUR LES JOUEUSES
L'insuffisance visibilité des footballeuses a été régulièrement dénoncée par les personnalités rencontrées dans le cadre de l'élaboration de ce rapport.
Face à cette situation, qui tient notamment au poids des stéréotypes qui persistent à faire du football un sport masculin, la mise en valeur de modèles féminins, susceptibles d'encourager des vocations auprès des jeunes, a été évoquée par la plupart des interlocutrices de la délégation.
1. Un déficit de notoriété persistant
Un exemple est éclairant pour illustrer le manque de visibilité des performances des footballeuses par rapport à leurs homologues masculins, et la différence qui en résulte en termes de notoriété. Sandrine Soubeyrand, rencontrée par les co-rapporteures lors de leur déplacement au centre d'entraînement de de formation du Paris Football Club à Orly, le 21 février 2019, totalise 189 sélections en équipe de France, ce qui fait d'elle « l'internationale française la plus « capée », hommes et femmes confondus », pour reprendre le mot de Marie-Christine Terroni, ancienne joueuse et présidente des Féminines du club. Malgré ces remarquables performances, la notoriété de Sandrine Soubeyrand auprès du public demeure en retrait de celle de très nombreux footballeurs, qui ne présentent toutefois pas le même bilan en termes de performance.
La délégation a auditionné, le 11 avril 2019, Marianne Gazeau, présidente de Foot d'Elles, qui a réalisé une étude sur la perception du football féminin auprès d'un panel de footballeuses, footballers et supporters. Les résultats démontrent que malgré une image positive du football féminin pour 80 % des répondants, seulement 5 à 10 % ont déjà vu un match de football féminin .
Les footballeurs interrogés dans le cadre de cette enquête avouent à 85 % n'avoir jamais vu de match de football féminin ; 45 % ne connaissent ni le football féminin ni les joueuses de leur propre club. Les raisons invoquées concernent le manque d'informations relatives aux canaux de diffusion des matchs ou aux clubs féminins.
À cet égard, les amateurs de football féminin demandent, pour 95 % d'entre eux, une meilleure diffusion des matchs.
Quant aux 60 % des supporters de football masculin ne ressentant pas l'envie de voir un match féminin, ils allèguent la qualité et le niveau de jeu, présumés inférieurs, ainsi que l'absence de « spectacle » (ce point a été évoqué précédemment).
L'enquête de Foot d'Elles confirme donc le manque de visibilité problématique des footballeuses.
2. Le poids des stéréotypes
a) Des préjugés récurrents contre la pratique féminine du football
L'ensemble des témoignages recueillis pour l'élaboration de ce rapport soulignent l'ampleur des préjugés dont de trop nombreuses jeunes filles et femmes font encore les frais actuellement dans le milieu du football . Ces préjugés sont comparables à ceux qui, dans le domaine professionnel , pérennisent la non-mixité des métiers et persistent à orienter les jeunes filles, à performances scolaires égales, vers des filières moins prestigieuses et moins rémunératrices que leurs camarades masculins.
Le sport, et tout particulièrement le football, ne saurait en effet échapper au poids des stéréotypes masculins et féminins qui limitent les rôles, tâches et activités susceptibles d'être exercés par les hommes et les femmes en fonction de critères dans lesquels la dimension physique , renvoyant notamment à la force , est importante.
Nathalie Boy de la Tour, présidente de la Ligue de football professionnel, auditionnée le 4 avril 2019, a rappelé le frein culturel qui éloigne les filles de la pratique du football , se référant à sa propre expérience pour montrer les obstacles imposés aux filles dès l'enfance : « J'ai grandi à la campagne. Les petites filles faisaient traditionnellement de la danse à la MJC locale ou du tennis. Le football était réservé aux garçons » 55 ( * ) . Ce constat reste encore d'actualité pour de nombreuses familles.
Les préjugés hostiles à la pratique féminine du football ne sont cependant pas figés : l'influence du contexte culturel doit être souligné.
Ainsi, comme le rappelait le rapport précité de la délégation publié en 2011, « Le football, qui est perçu en Europe comme un sport très masculin, est en revanche considéré, aux États-Unis, comme un sport ?féminin? » 56 ( * ) ( cf . supra ). Nathalie Boy de la Tour, présidente de la Ligue de football professionnel, a rappelé le 4 avril 2019 qu'aux États-Unis, le soccer était presque exclusivement pratiqué par les femmes, les garçons étant orientés vers le football américain et le basket. De ce fait, a-t-elle relevé, le football féminin en France accuse un net retard par rapport aux États-Unis , où un championnat féminin entièrement professionnel existe depuis 2001 .
Dans le même esprit, ces stéréotypes peuvent évoluer dans le temps . À titre d'exemple, la gymnastique et l'équitation sont aujourd'hui associées à la pratique féminine, mais étaient considérées à l'origine comme des domaines d'excellence masculine. Ce rappel devrait conforter les vocations de footballeuses et encourager la pratique féminine du football.
b) Le football, un milieu sexiste ?
Les attitudes sexistes et discriminatoires auxquelles se heurtent les femmes dans le milieu du football, et que dénonce l'ancienne joueuse Mélissa Plaza, ne sont pas réservées aux sportives. Cette notion d'espace « interdit aux femmes » est illustrée par cette citation révélatrice du conseiller du président d'un club éminent, répondant à une auditrice lors de la retransmission d'un match : « Je ne discute pas avec les femmes de football . Je le dis parce que c'est mon caractère. Qu'elles s'occupent de leurs casseroles et ça ira beaucoup mieux » 57 ( * ) .
À l'égard des joueuses, les attitudes sexistes dont la délégation a eu connaissance prennent parfois pour cible, et de manière souvent caricaturale, leur apparence physique .
Des excès de ce type, relevant du sexisme ordinaire , sont cités par Mélissa Plaza dans Pas pour les filles ? , à propos d'une séance de photos destinées à encourager la visibilité d'un club voulant « mettre en avant les joueuses aux côtés des joueurs » 58 ( * ) . Or les photos des joueuses sont ouvertement suggestives et les images intentionnellement sexualisées : la lascivité des poses est amplifiée par des slogans dénués d'ambiguïté (« samedi soir, prendre du plaisir », « mouiller le maillot », « marquer à la culotte). Le décalage par rapport aux photos des joueurs, « nettement moins évocatrices » 59 ( * ) , fait ressortir « le sexisme qui règne sans vergogne dans le sport, le football n'étant que le miroir grossissant des aberrations de notre société » 60 ( * ) , selon l'ancienne footballeuse.
Ces errements, il faut le déplorer, n'appartiennent pas au passé. De semblables excès ont eu lieu tout récemment .
On relèvera ainsi, en octobre 2018 , les propos outranciers d'un journaliste sportif hostile au fait qu'une femme commente un match de football au motif qu'« elle ne pourra jamais avoir un timbre de voix qui fonctionne... Dans une action de folie, elle va monter dans les aigus et ce sera délicat » 61 ( * ) . Cette déclaration avait suscité une très vive polémique .
On peut d'ailleurs rapprocher cet incident des mises en cause relativement classiques de la légitimité des femmes à investir certains secteurs en raison de la prétendue inadaptation de leur voix. Ce préjugé n'est pas propre au commentaire sportif : un tel argument a, par le passé, été mis à profit pour décourager les femmes de s'engager en politique, leur voix présumée douce étant jugée incompatible avec une conception du charisme associée à des démonstrations de force...
Le 3 décembre 2018 , lors de la remise à Ada Hegerberg du premier Ballon d'or féminin, le présentateur de la cérémonie lui a demandé si elle connaissait le twerk , une danse explicitement sensuelle sans aucun rapport avec ses performances de sportive de très haut niveau ... Lors de son audition, le 5 février 2019, Audrey Keysers, co-auteure de Football féminin. La femme est l'avenir du foot , a tout particulièrement déploré cette dérive sexiste d'une cérémonie qui aurait dû mettre à l'honneur une athlète et une pionnière.
c) Une question non anecdotique : la tenue vestimentaire
La question des tenues vestimentaires n'est pas non plus sans influence sur l' image des équipes féminines et sur les vocations qu'elles peuvent susciter.
De plus, l'équipement des équipes féminines a tardé à s'adapter à la morphologie des joueuses. Si les coupes féminines se sont imposées aujourd'hui pour les maillots comme pour les shorts, et si l'équipement de l'équipe de France montre l'exemple, Élisabeth Bougeard-Tournon, responsable du service communication et promotion du football amateur de la FFF a rappelé, lors de la table ronde du 16 mai 2019, que « jusqu'à récemment, nous prenions les équipements pour les femmes dans les stocks des équipements masculins. Nous étions très à l'aise dans nos vêtements ! » 62 ( * ) .
Cette pratique consistant à recycler sur les joueuses les anciens maillots des footballeurs pouvait être de nature à faire douter celles-ci de leur légitimité dans un sport réputé aussi masculin que le football. Les choses ont toutefois changé, et c'est heureux, à la faveur de la Coupe du monde de 2019, comme le faisait observer Cynthia Truong, cheffe de projet Programmes de développement du football féminin à la FFF lors de la table ronde du 16 mai : la fédération a en effet mis en place un programme de développement d'équipements vestimentaires spécialement adaptés aux joueuses à l'attention des « Écoles féminines de football », depuis la saison 2018-2019.
d) L'attrait du football auprès des jeunes filles : une tendance relativement récente à encourager dès l'école
En dépit des préjugés défavorables à la pratique féminine du football, ci-dessus évoqués, le nombre croissant de licenciées montre que ce sport attire de plus en plus de joueuses 63 ( * ) .
Toutefois, si ces chiffres montrent que la pratique se développe, il reste important de sensibiliser les jeunes, notamment dans les écoles, au fait que ce sport n'est pas « réservé aux garçons ». Nathalie Boy de la Tour, présidente de la Ligue de football professionnel, l'a indiqué à la délégation lors de son audition : « Si nous faisions entrer davantage le football dans les écoles [...], les petites filles joueraient au football au même titre que les petits garçons ».
La politique de féminisation du football de la FFF s'engage en ce sens, si l'on se réfère à des animations telles que la « Quinzaine du football » ou encore « Ma Coupe du Monde 2019 », qui touchent de nombreuses classes et permettent aux élèves de côtoyer des joueuses, d'être initiées au football ou de visionner des vidéos autour des valeurs du football. Destinées au public scolaire, ces actions permettent aux petites filles et aux adolescentes de prendre conscience que le football n'est pas uniquement un sport réservé aux garçons.
La délégation ne peut qu'être favorable à l'initiation du public scolaire, filles et garçons, à la pratique et aux valeurs du football. De tels projets relèvent de l'éducation à la santé et au bien-être, à laquelle doit participer l'école. Ils s'inscrivent aussi dans l'objectif global de renforcement des valeurs d'égalité et de mixité, dès le plus jeune âge, qui constitue une priorité pour la délégation. |
3. L'importance des modèles pour encourager la pratique féminine et renforcer l'intérêt du public
Le rôle décisif des modèles auxquels les femmes peuvent s'identifier pour franchir les obstacles et concrétiser leurs ambitions n'est pas propre au sport, même si celui-ci est associé à une valeur d'exemple spécifique. « Les sportives sont des modèles, et pas seulement des championnes » , faisait observer de manière éclairante la ministre des Sports en introduisant la deuxième réunion plénière de la Conférence nationale du sport féminin (CPSF), le 28 janvier 2019.
Si les modèles ne manquent pas dans le football masculin, les jeunes filles peinent à s'identifier à des footballeuses dont la réussite pourrait leur servir d'exemple . Il est donc important de promouvoir des parcours de footballeuses car « Les jeunes filles doivent avoir des modèles auxquels s'identifier pour envisager le football comme une pratique qu'elles peuvent s'approprier » , comme le faisait observer Annick Billon, présidente de la délégation et co-rapporteure lors de la table ronde du 16 mai 2019.
Stéphanie Frappart, « avant-garde d'un arbitrage au féminin encore à ses prémices », est consciente des responsabilités que lui confère sa situation de pionnière : « l'un de mes rôles est aussi de susciter des vocations en donnant envie aux filles de commencer l'arbitrage. Je le prends à coeur parce que je me dis que j'ai entrouvert des portes » 64 ( * ) . Dans le registre du journalisme sportif, Nathalie Iannetta, consultante à TF1 , directrice-associée de l'agence 2017, a souligné, lors de la table ronde du 16 mai 2019, le rôle clé des femmes qui montrent la voie à d'autres : « Être la première pour rester la seule n'a aucun intérêt. J'espère que ces jeunes femmes vont donner envie, sur les terrains de France, pendant un mois, à des jeunes filles de faire la même chose » . Elle a commenté, à propos de sa propre expérience, l'importance de cette responsabilité de passeuse de relais dans le registre du journalisme sportif.
Néanmoins, le manque de modèles auxquelles les jeunes filles peuvent s'identifier pour franchir leurs limites tient à un décalage certain entre la notoriété des joueurs et celle des footballeuses , comme cela a été observé précédemment. La présidente de la Ligue professionnelle de football a insisté, le 4 avril 2019, sur l'importance de ce « frein symbolique » persistant : « Nous avons Amadine Henry ou Laure Boulleau, mais les jeunes égéries restent rares ».
Marianne Gazeau, présidente de Foot d'Elles , a également fait le lien entre le manque de modèles et les difficultés auxquelles sont confrontées les footballeuses sur le plan matériel . « La réalité , a-t-elle fait observer, est que la plupart de ces femmes ne touchent pas de salaires élevés et qu'elles vivent avec des revenus modestes . Dans les clubs, elles ne sont pas aussi bien considérées que les footballeurs , malgré les avancées que nous constatons ». « Il est donc difficile pour elles de se positionner comme rôles modèles alors qu'elles courent après l'argent ou après un logement », a-t-elle conclu.
Il est certain que, dans le cadre de la Coupe du monde, les portraits des footballeuses , dont tous les représentants des médias qui sont intervenus au cours de la table ronde du 16 mai 2019 ont souligné l'intérêt, contribueront à faire de ces joueuses des modèles non seulement pour les jeunes filles, mais aussi pour tous les amateurs de football, hommes et femmes.
Le Mondial 2019 pourrait ainsi favoriser une amélioration sensible, selon la ministre des Sports, entendue le 13 décembre 2018, qui a estimé que cet événement devrait encourager l' «identification [des spectatrices] à une femme que l'on voit à la télévision, que le public écoute ou acclame, qui reçoit une promotion ou une médaille » et inciter « les petites filles et leurs parents à oser dépasser les habitudes et les stéréotypes ». En d'autres termes, comme l'a souligné la directrice du football féminin et de la féminisation à la FFF le 21 mars 2019, « Pendant un mois, ce sont les femmes qui vont faire le spectacle ! ». [...] les joueuses - et pas uniquement les Françaises - porteront nos enjeux en tant que femmes dans la société ».
Ainsi que l'a indiqué Élisabeth Bougeard-Tournon, responsable du Service communication et promotion du football amateur de la FFF, lors de la table ronde du 16 mai 2019 à propos du musée itinérant « Il était une fois les Bleues », l'effort de communication mis en oeuvre à l'occasion du Mondial constitue une opportunité non seulement de renforcer la notoriété des joueuses qui porteront nos couleurs en juin-juillet 2019 , mais aussi de mieux faire connaître du public une équipe qui, a-t-elle souligné, a cinquante ans , même si la plupart font remonter son existence à une dizaine d'années seulement. Évoquant le succès rencontré par les anciennes joueuses aux différentes étapes de cette exposition, la responsable du Service communication et promotion du football amateur de la FFF estime que la Coupe du monde féminine de 2019 offre la possibilité « d'écrire une nouvelle page de l'histoire de l'équipe de France avec la fédération et les joueuses » 65 ( * ) .
Au-delà du Mondial, qui contribuera nécessairement à rendre plus visible le football féminin et les footballeuses, la ministre des Sports a estimé, le 13 décembre 2018, que la solution pour renforcer la féminisation du sport ne se trouvait pas dans le seul football mais probablement dans un ensemble d'initiatives destinées à mettre en valeur les sportives en général . Parmi les outils susceptibles d'être mobilisés pour évoluer, Roxana Maracineanu a évoqué l'idée consistant à « nommer les équipements sportifs du nom de sportives reconnues. En effet, les grandes sportives sont encore peu connues. [...] Aujourd'hui, seulement 8 % des structures, installations ou équipements dénommés d'après une personnalité sportive portent le nom d'une femme. Pourtant, nos championnes sont nombreuses ! ».
La délégation, soucieuse de favoriser l'existence de modèles susceptibles d'encourager des vocations de sportives, invite les collectivités territoriales à dénommer leurs équipements sportifs (stades, piscines, gymnases...) pour honorer des sportives, à partir d'un répertoire de noms de sportives qui devra être élaboré et mis à jour par le ministère des Sports. |
L'un des leviers pour accroître la reconnaissance des joueuses et leur mise en valeur est la médiatisation du football féminin. À cet égard, la Coupe du monde féminine de 2019 constitue une opportunité évidente pour renforcer la visibilité des footballeuses dans les médias.
* 55 Voir le compte rendu du 4 avril 2019.
* 56 Égalité des femmes et des hommes dans le sport, comme dans le marathon, ce sont les derniers mètres les plus difficiles . Op. cit ., page 100.
* 57 Cité par Mélissa Plaza, op. cit ., page 180.
* 58 Page 147.
* 59 Page 150.
* 60 Page 150.
* 61 https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2018/10/17/denis-balbir-qui-est-contre-l-idee-qu-une-femme-commente-le-foot-masculin-tacle-sur-twitter_5370805_4832693.html
* 62 Voir le compte rendu du 16 mai 2019.
* 63 Voir ci-dessus l'encadré consacré aux chiffres clé du football en en France : 51 000 licenciées en 2011 ; 180 000 en mai 2019.
* 64 « Comme les garçons ? Stéphanie Frappart, avant-garde de l'arbitrage au féminin », L'Express.fr , 12 avril 2019.
* 65 Voir le compte rendu du 16 mai 2019.