- V. SYNTHÈSE DU RAPPORT SUR LES
ABUS SEXUELS SUR MINEURS
AU SEIN DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ALLEMANDE22
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1. Contexte et méthode
Depuis 2010, l'Église catholique est confrontée en Allemagne à un scandale majeur d'abus sexuels sur mineurs. En août 2013, la Conférence des évêques allemands a passé commande d'une étude globale à un consortium universitaire sélectionné sur appel d'offres. Les laboratoires de psychiatrie, de criminologie et de gérontologie des universités de Mannheim, Heidelberg et Giessen se sont associés pour remporter le marché. En septembre 2018, après des révélations anticipées dans la presse ( Der Spiegel et Die Zeit ), le Cardinal Marx, archevêque de Munich et primat d'Allemagne a ordonné la publication du rapport et a tenu des conférences de presse sur le sujet.
Le but de l'étude était de dresser un état des lieux des abus sexuels sur mineurs commis par les prêtres diocésains, les diacres et les membres des ordres religieux masculins au sein des 27 diocèses d'Allemagne entre 1946 et 2014 . La fréquence et la nature des abus sont documentées. Les structures et les dynamiques à l'intérieur de l'Église susceptibles de favoriser la survenance des abus sexuels sont identifiées.
Les chercheurs insistent sur le fait que leur étude répond à des critères universitaires et non juridiques. Elle se présente comme une description épidémiologique, sans se prononcer sur la qualification pénale des faits, encore moins sur la culpabilité. C'est pourquoi, à la différence des articles de presse qui en ont fait part, le rapport n'emploie pas les termes d'auteur ( Täter ) et de victime ( Opfer ) mais de personne mise en cause ou accusée ( Beschuldigte ) et de personne touchée ( Betroffene ). 23 ( * )
Les chercheurs n'ont pas eu d'accès direct aux actes et dossiers ecclésiastiques originaux. Ce sont les personnels des diocèses ou des cabinets d'avocat spécialement mandatés qui ont examiné les archives de l'Église en fonction des grilles d'analyse et des questionnaires mis au point par les universitaires et qui ont transmis les informations pertinentes, dûment anonymisées, aux chercheurs pour analyse. En outre, dans 17 des 27 diocèses, les chercheurs n'ont eu accès qu'aux données comprises entre 2000 et 2014.
Les actes et dossiers ecclésiastiques eux-mêmes constituaient des sources secondaires, indispensables en particulier pour les cas les plus anciens mais parfois inadaptées ou lacunaires, voire manipulées ou détruites. L'étude a mis en évidence une grande hétérogénéité dans la tenue des archives ecclésiastiques, en méthode et en qualité, d'un diocèse à l'autre, ce qui complique aussi l'appréciation globale et le traitement cohérent des abus sexuels par l'Église. L'analyse a donc été complétée d'une part, par des entretiens qualitatifs avec des prêtres mis en cause et avec des personnes qui ont été abusées, d'autre part, par un questionnaire anonyme en ligne pour recueillir des témoignages d'abus sexuels.
2. Résultats empiriques
Peuvent ainsi être directement mis en cause au moins 1 670 religieux catholiques pour abus sexuels sur mineurs en Allemagne entre 1946 et 2014, soit 4,4 % de tous les membres du clergé. Plus précisément, sont concernés au moins 5,1 % des prêtres diocésains, 2,1 % des membres d'ordres religieux et 1 % des diacres. D'un diocèse à l'autre, la moyenne varie de 1,4 % à 8,0 % du personnel religieux dont les dossiers ont été consultés. Les résultats de l'enquête ne portent que sur des faits documentés et laissent dans l'ombre de nombreux cas. Ils doivent être interprétés comme des planchers.
L'étude insiste sur l'ampleur de cette part d'ombre qu'elle a partiellement essayé de sonder en croisant les résultats avec les demandes adressées par des victimes à l'Église catholique allemande entre 2010 et 2014, dans le cadre du dispositif d'indemnisation qu'elle avait elle-même mis en place. Les dossiers ecclésiastiques de la moitié des religieux visés par une demande d'indemnisation à raison des abus qu'ils auraient commis ne comportent aucune mention à cet égard. Autrement dit, la simple consultation des dossiers personnels des religieux laisserait de côté la moitié des cas d'abus révélés par le processus d'indemnisation sur la requête directe d'une personne abusée, au moins sur la période 2010-2014.
Malheureusement ces données empiriques , qui portent sur des indices sérieux et des accusations enregistrées dans les dossiers du clergé et non sur des faits constatées par un tribunal pénal, ne peuvent être comparées à des statistiques sur la fréquence des abus sexuels dans d'autres contextes (scolaires, sportifs) car les données fiables manquent encore . Les chercheurs pointent cependant la convergence de leurs résultats avec ceux d'autres études à l'étranger sur les abus sexuels en contexte religieux vers une fourchette comprise entre 4 % (diocèses américains ; John Jay College of Criminal Justice 2014) et 7 % du clergé (Australie, Royal Commission, 2017), selon les méthodes d'analyse employées.
D'après les archives ecclésiastiques, au moins 3 677 enfants ou jeunes ont été touchés par un abus sexuel dans le cadre religieux. Le viol avec pénétration anale, vaginale ou orale concerne 16 % des enfants abusés. L'âge moyen semble de 12 ans , mais les entretiens qualitatifs laissent penser qu'il se situe un peu plus bas. Les abus étaient répétés et duraient généralement entre 15 et 20 mois.
Les enfants concernés sont au moins aux deux tiers des garçons , le chiffre monte à 80 % si l'on ne tient compte que des affaires pénales, ce qui constitue une différence massive avec le cas général des abus sexuels hors du contexte religieux. Les auteurs du rapport pointent différents facteurs pour expliquer ce déséquilibre. En premier lieu, il faut considérer que les possibilités de contact du personnel religieux avec les jeunes garçons sont beaucoup plus diverses et plus nombreuses . Jusqu'au concile Vatican II, ne pouvaient aider au service de la messe que les jeunes garçons et encore aujourd'hui il existe une nette surreprésentation des garçons dans les enfants de choeur. De même, les internats catholiques et foyers catholiques accueillaient davantage de garçons et maintenaient une séparation des sexes en laissant les jeunes filles sous la responsabilité d'un personnel religieux féminin. En second lieu, certains profils de prêtres mis en cause témoignent d'une immaturité psychologique associée à une homosexualité refoulée, à distinguer nettement des profils pédophiles (cf. la typologie ci-dessous).
54 % des religieux mis en cause n'auraient abusé que d'un seul enfant. Les récidivistes auraient en moyenne abusé de 4,7 jeunes. Le cas documenté le plus dramatique est celui d'un prêtre avec 44 cas d'abus enregistrés. Les membres du clergé mis en cause ont généralement entre 30 et 50 ans et le déclenchement des abus interviendraient en moyenne 14 ans après l'ordination, même si un groupe significatif commence bien plus tôt.
Des procédures pénales ou canoniques ont été engagées contre environ un tiers d'entre eux : un procès canonique a été conduit contre au moins 33,9 % d'entre eux et une plainte pénale instruite contre 37,7 %. Les plaintes pénales émanaient d'abord des familles touchées (27,5 %) et dans environ 20 % des cas de l'Église catholique elle-même, ce qui signifie que les évêques n'ont porté à la connaissance des autorités civiles que 7,3 % des membres du clergé qu'ils suspectaient fortement d'abus sexuels. Fait significatif, plus de 10 % des prêtres se sont eux-mêmes dénoncés, alors que dans les groupes témoins hors du contexte religieux, aucun auteur d'abus sexuel ne se dénonce lui-même.
Les procès arrivent tardivement après les faits (13 ans au pénal, 22 ans au canonique) et souvent après une première mutation du prêtre dans un autre poste. Ainsi, parmi les prêtres mis en cause pour abus sexuel, environ 20 % ont été mutés au sein du diocèse, 25 % dans un autre diocèse et 20 % à l'étranger. La plupart du temps, aucune information sur les accusations ou les soupçons concrets d'abus qui pèsent sur eux n'a été communiquée à la nouvelle paroisse ou au diocèse d'accueil . Le risque de récidive n'a pas été dûment pris en compte.
Rien ne laisse indiquer une variation temporelle dans la fréquence des abus entre 1946 et 2014. On ne constate aucune claire tendance à l'amélioration de la situation sur la période.
3. Typologie des abuseurs et éléments favorisant la survenance des abus
Très généralement, il ressort que le comportement des prêtres accusés était planifié . Les abus étaient accompagnés de l'exercice d'une pression psychologique, de la promesse ou de l'octroi d'avantages, de l'exploitation du lien émotionnel avec l'enfant, de la menace ou de l'emploi de violence physique (20 % des cas ).
Quasiment tous les actes répréhensibles ont été planifiés et préparés dans des contextes d'interaction qui se trouvaient sous la supervision et dépendaient de la responsabilité de l'Église .
Dans les trois quarts des cas, le prêtre mis en cause entretenait une relation directe avec l'enfant dans le cadre de ses fonctions sacerdotales ou pastorales : participation au service de la messe, cours de religion, catéchèse, préparation à la première communion ou à la confirmation, confession, direction spirituelle. Ainsi, plus du quart des enfants abusés desservaient la messe comme enfant de choeur avec le prêtre mis en cause.
Les enquêtes quantitatives et qualitatives ont permis de dégager trois types parmi le clergé mis en cause pour abus sexuel : les « pédophiles fixés », les « narcissiques-psychopathes » et les « régressifs-immatures ».
Une sexualité à dominante pédophile est caractérisée selon les psychiatres pour 28,3 % des religieux mis en cause, pour lesquels sont documentés des abus sur au moins deux enfants de moins de 13 ans pendant plus de 6 mois. Généralement, les abus commencent beaucoup plus tôt après l'ordination que dans les autres cas. Le problème réside dans un effet de sélection adverse : la multiplicité des occasions de contact avec des enfants peut attirer vers la carrière de prêtre davantage de personnes souffrant de ce type de perturbation de la sexualité que la moyenne.
Très dangereux sont les profils de type narcissique-psychopathe . L'abus sexuel n'est alors qu'un moyen d'exercer son pouvoir sur des personnes particulièrement dépendantes, manipulables ou fragiles comme les enfants. En général, les dossiers personnels témoignent dans ce cas d'une multitude de comportements inappropriés ou d'abus de pouvoir de tout ordre dans l'exercice du ministère.
Par ailleurs, les chercheurs écartent clairement l'homosexualité en tant que telle comme facteur de risque ou cause du déclenchement des abus sexuels. De même, le célibat ne peut pas être considéré comme un facteur de risque général mais seulement pour certains profils de personnes dans certaines situations .
En revanche, ils pointent la fragilité psychologique de séminaristes qui répriment leur inclination homosexuelle et voient dans la prêtrise une solution à leur malaise, qui leur accorde de plus la satisfaction ambigüe de se mouvoir dans un entourage quasi-exclusivement masculin au séminaire et dans les institutions ecclésiales séculières ou régulières. La prédominance d'une orientation homosexuelle chez les prêtres accusés est difficile à quantifier, les données empiriques étant très hétérogènes entre ce que rapportent les dossiers ecclésiastiques et les entretiens qualitatifs. Néanmoins, c'est un cas beaucoup plus fréquent dans le personnel religieux mis en cause que parmi les auteurs d'abus sexuels en milieu scolaire ou sportif par exemple. Une interaction complexe entre l' immaturité à l'égard de la sexualité, des pulsions latentes et la condamnation officielle par l'Église catholique des pratiques homosexuelles peut contribuer au passage à l'acte sur des adolescents. La formation des candidats à la prêtrise paraît, aux auteurs du rapport, déficiente sur les questions de sexualité et de développement de l'identité personnelle, en écartant trop simplement par la théologie les besoins biologiques et psychosociaux des individus.
Il est difficile de mesurer si les religieux accusés d'abus ont eux-mêmes souffert d'abus dans leur jeunesse qui les prédisposeraient défavorablement. Cela pourrait être le cas pour un tiers d'entre eux d'après les entretiens qualitatifs. Cependant, les dossiers personnels témoignent fréquemment de problèmes psychologiques et comportementaux : difficulté à remplir ses fonctions, isolement, consommation d'alcool, de médicaments et de drogues, immaturité psychologique, défaut de capacité à l'interaction sociale...
D'après le rapport MHG, la tendance au cléricalisme dans l'Église catholique peut constituer une cause structurelle importante pour expliquer la fréquence des abus sexuels et la tendance à l'étouffement des affaires qui a pu prévaloir dans le passé. Par cléricalisme, il faut comprendre l'instauration d'un système hiérarchique autoritaire qui chez certains prêtres peut conduire à des comportements de tutelle ou de domination des personnes non consacrées, parce qu'ils se considèrent comme supérieurs à raison de leur ministère et du sacrement qui les distinguent du commun. Les abus sexuels forment un dérivé extrême de cette volonté de domination. De même, chez les évêques et provinciaux d'ordres, le même cléricalisme a pu conduire à tout entreprendre pour préserver l'Église du scandale, car l'abus sexuel commis par un prêtre était davantage interprété comme une menace pour la structure cléricale qu'un danger potentiel pour d'autres enfants. Cette « raison d'Église » n'a à l'évidence favorisé ni les révélations publiques, ni les procédures disciplinaires et pénales. Il faut néanmoins souligner que 20 diocèses se sont engagés dans une politique de dénonciation systématique auprès du procureur des faits d'abus qui leur sont révélés.
4. Recommandations
- la définition globale d'une stratégie de traitement et de réponse aux abus sexuels sur les mineurs commune et partagée entre les 27 diocèses ;
- l'instauration de procédures d'enregistrement des accusations d'abus sexuels obligatoires, unifiées et transparentes dans tous les diocèses avec une refonte de la tenue des actes et de la formation des personnels responsables ;
- la création d'un guichet unique/point d'accueil à l'écoute de des personnes touchées qui soit indépendant de l'Église pour offrir des conseils spécialisés dans des conditions de stricte confidentialité ;
- la poursuite de l'effort d'analyse scientifique, notamment pour évaluer l'efficacité des programmes de prévention mis en place dans les diocèses ;
- l'accélération des procès canoniques et l'alourdissement des peines prononcées (jusqu'à l'exclusion et l'excommunication) sans oublier aussi la définition de programme de réinsertion pour les prêtres condamnés, pour lesquels l'Église demeure moralement responsable ;
- l'amélioration des procédures de sélection et de formation des candidats à la prêtrise ou à l'entrée dans les ordres, en insistant sur l'accompagnement psychologique par des experts, notamment sur la question de la sexualité. Les méthodes de sélection des candidats devraient être unifiées et répondre à des standards d'évaluation psychologique. La formation continue et la supervision au cours de la carrière doit être constante et élargie au-delà des questions spirituelles pastorales ;
- l'engagement d'une réflexion sur la morale sexuelle de l'Église, en particulier de son attitude à l'égard de l'homosexualité ;
- l'élargissement et l'intensification des efforts de prévention en prenant mieux en compte la spécificité du contexte religieux, si bien que les programmes de prévention ne doivent pas être des copies des plans prévus pour les écoles et les associations sportives ;
- la poursuite et l'amélioration de la politique de dialogue et d'indemnisation des victimes.
* 22 MHG, Forschungsprojekt - Sexueller Missbrauch an Minderjährigen durch Katholische Priester, Diakone und männliche Ordensangehörige im Bereich der Deutschen Bischofskonferenz, 2018.
* 23 Cette terminologie est généralement utilisée dans le cadre de la politique de prévention des abus sexuels sur mineurs en Allemagne, notamment par le Commissaire indépendant aux questions d'abus sexuels (Unabhängiger Beauftragter für Fragen des sexuellen Kindesmissbrauchs).