III. MIEUX LUTTER CONTRE LA FRAUDE AU DÉTACHEMENT : UN VoeUX PIEUX ?
Au-delà de l'adoption de nouveaux textes censés clarifier le droit existant, il convient de parvenir à un renforcement de la coopération administrative entre les États d'envoi et d'accueil des salariés détachés, afin de traiter rapidement les cas de fraude au détachement et éviter la mise en place de stratégies durables d'optimisation sociale. La Cour des comptes relève ainsi dans son rapport annuel de février 2019 16 ( * ) que le nombre de redressements réduits en matière de sécurité sociale (65 pour 51 millions d'euros de cotisations en 2016 puis 63 pour 40,5 millions d'euros en 2017) tient en partie à l'application du droit européen existant, aux termes duquel la légalité du détachement ne peut être contestée qu'avec l'accord de l'État d'envoi.
Vos rapporteurs avaient souligné deux biais pour parvenir à rendre la lutte contre la fraude au détachement plus opérante en allant au-delà de la simple coopération administrative : la sécurisation du certificat A1 et l'appui au projet de la Commission européenne de création d'une Autorité européenne du travail. Force est de constater que les négociations sur ces questions entre les législateurs n'ont pas, pour l'heure, permis d'aboutir à des réponses pleinement satisfaisantes.
A. LES CERTIFICATS A1 : CODIFIER LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
1. La sécurisation du certificat
La résolution européenne du Sénat du 6 juillet 2018 demandait également, dans le cadre de la révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale, que le certificat A1 (E 101) d'affiliation au régime de sécurité sociale du pays d'envoi soit sécurisé et comporte, notamment, une photo d'identité du titulaire 17 ( * ) . Le Sénat jugeait que ledit certificat devrait être déqualifié, dès lors qu'il existe des doutes sérieux quant à la réalité de l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'établissement.
Les négociations en trilogue qui viennent de débuter ne devraient pas permettre d'aboutir sur ce sujet. Par ailleurs le projet de numéro de sécurité sociale européen porté par la Commission européenne en 2018 n'a finalement pas vu le jour alors qu'il aurait pu constituer un élément déterminant en vue d'assurer un meilleur contrôle de la situation des personnels détachés 18 ( * ) .
2. La jurisprudence de la Cour : une piste à creuser en matière d'opposabilité
La plupart des acteurs du dossier du détachement dans le secteur des transports insistent sur le fait que le droit européen garantit une forme d'impunité aux entreprises des pays d'envoi au travers du certificat A1. Le droit européen dispose que le certificat établi par l'État d'envoi s'impose aux institutions des autres États membres aussi longtemps qu'il n'est pas retiré ou déclaré invalide par l'État membre où il a été établi. Ce raisonnement s'appuie sur le principe de confiance mutuelle, qui crée une présomption de régularité pour les autorités du pays d'accueil. À l'inverse, le Sénat a exprimé à de multiples reprises le souhait que les certificats A1 puissent être déqualifiés dès lors qu'il existe des doutes sérieux quant à la réalité du détachement 19 ( * ) .
Il semble que la jurisprudence de la Cour européenne puisse permettre d'évoluer sur ce point, comme l'indiquaient vos rapporteurs dans leur précédent rapport sur le sujet. En effet, dans une affaire opposant l'État belge à une société bulgare opérant dans le secteur de la construction, la Cour de justice de l'Union européenne avait indiqué, dans son arrêt Altun daté du 6 février 2018, que le certificat de détachement ne pouvait s'imposer à une juridiction de l'État membre d'accueil dès lors que celle-ci constate que ce document a été obtenu ou invoqué frauduleusement 20 ( * ) . La fraude doit cependant être établie dans le cadre d'une procédure contradictoire. Il appartient donc aux autorités de contrôle d'apporter la preuve de l'existence d'une fraude, en soulignant que les conditions au titre desquelles le certificat a été délivré ne sont pas satisfaites et que les intéressés ont intentionnellement dissimulé le fait que les conditions n'étaient pas remplies. L'État membre d'accueil peut, dans ces conditions, écarter un certificat si l'État d'envoi n'a pas procédé à son annulation.
Cette possibilité de contester un certificat A1 reste cependant très encadrée comme le souligne un arrêt rendu par la Cour le 6 septembre 2018 21 ( * ) . Celle-ci avait été saisie par la justice autrichienne dans une affaire opposant le gouvernement fédéral, l'office des pensions, l'institution générale d'assurance-accident et une caisse régionale de sécurité sociale à deux sociétés établies en Hongrie : Martin-Meat et Martimpex-Meat Kft.
Des travailleurs de Martin-Meat ont été détachés en Autriche entre 2007 et 2012, pour effectuer des travaux de découpe de viande dans des locaux de la société Alpenrind . Martin Meat ayant abandonné l'activité de découpe de viande, Alpenrind a conclu un nouveau contrat avec Martinpex et du 1er février 2012 au 31 janvier 2014, des travailleurs de Martimpex ont été détachés en Autriche pour effectuer les mêmes travaux. À partir du 1 er février 2014, des travailleurs de Martin-Meat ont de nouveau réalisé ces travaux dans les mêmes locaux. Plus de 250 travailleurs occupés par Martimpex ont été affiliés à l'assurance-obligatoire autrichienne, avant que des certificats A1 ne soient transmis à titre rétroactif. L'annulation de l'affiliation au régime hongrois a été contestée, au motif que le principe de coopération loyale entre institutions n'avait pas été mis en oeuvre. La juridiction de renvoi autrichienne a observé, quant à elle, que la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale avait conclu, pour sa part, en juin 2016, que les certificats A1 avaient été émis à tort et devaient être retirés. Elle a formé un renvoi préjudiciel auprès de la Cour pour déterminer si :
- un certificat A1 lie également les juridictions nationales de l'État dans lequel l'activité est exercée ;
- un certificat A1 est rendu caduc si les deux États ont engagé une procédure devant la Commission Administrative et que celle-ci a conclu que ce certificat avait été émis à tort et qu'il devrait être retiré ;
- un certificat A1, délivré a posteriori , alors même que le travailleur a déjà été affilié à l'assurance obligatoire dans l'État d'emploi, dispose d'un effet contraignant avec effet rétroactif ;
- l'interdiction de remplacement est méconnue lorsque le remplacement se fait sous la forme d'un détachement effectué non pas par le même employeur mais par un autre employeur. Importe-t-il à cet égard de savoir si cet employeur a son siège dans le même État membre que le premier employeur, ou si, entre le premier et le second employeur effectuant le détachement, il existe des liens personnels et/ou organisationnels ?
En réponse à la première question, la Cour rappelle que les certificats A1 s'imposent aussi longtemps qu'ils ne sont pas retirés ou déclarés invalides par l'État membre où ils ont été établis, ce qui tend à suggérer que, en principe, seules les autorités et les juridictions de l'État membre émetteur peuvent, le cas échéant, retirer ou déclarer invalides les certificats A1. Elle confirme sa jurisprudence antérieure, concernant le formulaire A1, en rappelant que ce document lie tant les institutions que les juridictions de l'État membre dans lequel l'activité est exercée.
En réponse à la deuxième question, la Cour rappelle également sa jurisprudence antérieure aux termes de laquelle lorsque la commission administrative ne parvient pas à concilier les points de vue des institutions compétentes au sujet de la législation applicable, l'État d'emploi peut engager une procédure en manquement, conformément à l'article 259 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne, afin de permettre à la Cour d'examiner la question de la législation applicable et l'exactitude des mentions figurant dans le certificat E 101. Elle constate que le rôle de la Commission administrative se limite à concilier les points de vue des autorités compétentes des États membres qui l'ont saisie et que ses conclusions n'ont qu'une valeur d'avis. La Cour conclut qu'un certificat A1 reste contraignant pour les institutions et les juridictions de l'État d'emploi même si les deux États ont engagé une procédure devant la Commission administrative et que celle-ci a conclu que le certificat a été émis à tort et qu'il devrait être retiré.
Pour la troisième question, la Cour a déjà jugé que le certificat E101 peut avoir un effet rétroactif et qu'il peut être délivré au cours de la période de détachement, voire après son expiration. Un certificat A1 émis avec effet rétroactif s'impose, même si ce document parvient dans l'État d'emploi après que ce dernier État a déjà affilié le travailleur à sa propre législation.
Concernant la dernière question, la Cour rappelle qu'il convient de tenir compte des termes mais aussi du contexte et des objectifs poursuivis par une telle réglementation. Le travailleur ne peut être détaché que si la double condition suivante est respectée : la durée maximale du travail concerné ne doit pas excéder 24 mois et la personne ne doit pas être envoyée en remplacement d'un autre travailleur. Le même article 12 ne contient, par ailleurs, aucune disposition relative aux sièges des employeurs et aux éventuels liens personnels ou organisationnels existant entre eux, ce qui tend à suggérer qu'ils ne peuvent être pris en compte pour interpréter cette disposition. La Cour juge donc, que dans le cas où un travailleur détaché par son employeur pour effectuer un travail dans un autre État membre est remplacé par un autre travailleur détaché par un autre employeur, ce dernier travailleur ne peut pas demeurer soumis à la législation de l'État membre dans lequel son employeur exerce normalement ses activités. Le fait que les employeurs des deux travailleurs concernés aient leurs sièges dans le même État membre ou le fait qu'ils entretiennent d'éventuels liens personnels ou organisationnels sont sans pertinence à cet égard.
Il n'en demeure pas moins que l'arrêt Altun de février 2018 consacre la possibilité de retirer un certificat A1 dès lors qu'une fraude manifeste est constatée, aux termes d'une procédure contradictoire. Ce principe pourrait faire l'objet d'une codification dans les règlements européens de coordination. Il convient de rappeler, à ce stade, que la directive sur le détachement des travailleurs de 1996 et l'affirmation d'un noyau dur est elle-même le fruit d'une codification de la jurisprudence de la Cour 22 ( * ) . La ministre chargée des affaires européennes, Mme Nathalie Loiseau, interrogée par votre commission des affaires européennes le 20 février 2019, a indiqué que le Gouvernement était favorable à une telle codification mais s'est montrée réservée sur les possibilités d'y parvenir à l'occasion des négociations actuelles.
* 16 « La lutte contre la fraude au travail détaché : un cadre juridique renforcé, des lacunes dans les sanctions », Rapport annuel de la Cour des comptes, février 2019, pages 57-91.
* 17 Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d'application du règlement (CE) n° 883/2004 (COM(2016) 815 final).
* 18 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen - Suivi de la mise en oeuvre du socle européen des droits sociaux (COM(2018) 130 final), 13 mars 2018.
* 19 Résolution européenne du 6 juillet 2018 déjà citée mais aussi résolution européenne du Sénat n°169 (2015-2016) sur la proposition de révision ciblée de la directive 96/71 CE relative au détachement des travailleurs en date du 1er juillet 2016.
* 20 Arrêt de la Cour du 6 février 2018, C-359/16 Ömer Altun e.a / Openbaar Ministerie.
* 21 Affaire C 527/16: Salzburger Gebietskrankenkasse et Bundesminister für Arbeit, Soziales und Konsumentenschutz, contre Alpenrind GmbH, Martin-Meat Szolgáltató és Kereskedelmi Kft, Martimpex-Meat Kft, Pensionsversicherungsanstalt et Allgemeine Unfallversicherungsanstalt
* 22 Les arrêts Webb du 7 décembre 1981 puis Seco et Dequenne et Giral, tous deux du 3 février 1982, imposent les minima salariaux, légaux ou conventionnels, de l'État d'accueil. Cette jurisprudence a été ensuite précisée par l'arrêt Rush Portuguesa, du 27 mars 1990 dont les conclusions constituent le socle de la directive de 1996.