B. TRENTE-CINQ MILLE DÉMOCRATIES
L'histoire de la démocratie communale fut marquée, tout au long du XIX e siècle, par une série d'avancées et de reculs, au gré de l'alternance entre les régimes autoritaires, libéraux et républicains. La grande loi municipale du 5 avril 1884 entérina définitivement le principe de l'élection du conseil municipal au suffrage universel (masculin jusqu'en 1944), et de l'élection du maire par le conseil 11 ( * ) .
Par ailleurs, l'émiettement de la carte communale conduisit, dès l'origine, à des projets de regroupement . Déjà, le comité de constitution de l'Assemblée nationale constituante préconisait de ne créer en France que 720 grandes communes, tandis que Condorcet recommandait, au nom de l'égalité, de réunir les communes villageoises en « communautés » d'au moins 4 000 habitants, capables de faire contrepoids aux villes 12 ( * ) . Par la suite, et jusqu'au développement contemporain des communes nouvelles sur lequel nous reviendrons, les projets de fusion furent plutôt motivés par un souci d'efficacité de l'action administrative, et sans doute est-il vrai que certaines communes ne disposent plus aujourd'hui des moyens d'exercer convenablement toutes leurs compétences et d'offrir à nos concitoyens les services publics qu'ils attendent.
Néanmoins, il convient de souligner combien l'institution communale, telle qu'elle existe aujourd'hui, est un extraordinaire moyen de développer l'esprit civique et la participation des citoyens aux affaires publiques . Le constat de Tocqueville reste aujourd'hui d'actualité : la commune est l'école de la liberté . C'est là où chacun d'entre nous fait l'apprentissage de la chose publique, des droits et des responsabilités qui s'attachent à la qualité de citoyen, en débattant des sujets qui nous touchent directement : notre cadre de vie, l'école que fréquentent nos enfants, les autres services publics de proximité, les règles de civilité qui doivent gouverner notre vie en commun. Quant aux élus municipaux, dans les petites et moyennes communes tout particulièrement, ils sont au contact direct des citoyens et appelés à leur rendre des comptes quotidiennement. Cela contribue à entretenir l'esprit de vigilance démocratique - qui est l'une des vertus civiques cardinales lorsqu'elle ne dégénère pas en défiance systématique 13 ( * ) - et cela garantit que l'action publique s'exerce dans le sens souhaité par les citoyens.
Les études montrent d'ailleurs que le contact étroit entre les citoyens et les élus municipaux entretient la confiance des uns envers les autres et favorise la participation aux élections .
Malgré une baisse en 2018, qui s'explique sans doute à la fois par un climat de défiance généralisée et par le sentiment que les équipes municipales n'ont plus les moyens d'influer sur leur vie quotidienne, le conseil municipal reste l'institution publique à laquelle les citoyens accordent le plus volontiers leur confiance (53 %), devant le conseil départemental (43 %), le conseil régional (41 %), le gouvernement (30 %), le Sénat et l'Assemblée nationale (29 %) 14 ( * ) .
Source : commission des lois du Sénat (données : CEVIPOF, janvier 2018)
De même, s'agissant de la confiance vis-à-vis des élus, le maire conserve, et de loin, la première place (55 %), devant les conseillers départementaux ou régionaux (39 %), le Président de la République (36 %) ou les députés (35 %).
Source : commission des lois du Sénat (données : CEVIPOF, janvier 2018)
La participation des citoyens aux élections municipales reste également plus élevée que lors des autres élections politiques au suffrage universel direct, qu'il s'agisse des élections cantonales, régionales, législatives ou européennes, à l'exception de l'élection présidentielle. Lors des élections municipales de 2014, le taux de participation fut de 63,55 % au premier tour et de 62,13 % au second tour.
Source : commission des lois du Sénat (données : ministère de l'Intérieur)
Or il existe une corrélation statistique entre le taux d'abstention aux élections municipales et la taille des communes : dans tous les pays étudiés, une équipe du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de l'Université de Cergy-Pontoise, sous la direction de Christian Borghesi et Laura Hernández, a démontré que plus une collectivité territoriale est petite, plus la participation des citoyens aux élections est élevée 15 ( * ) .
Cette loi s'est vérifiée dans les pays européens qui ont considérablement réduit leur nombre de communes :
- la Suède est passée, entre 1952 et 1974, de 2 500 à 277 municipalités, soit une moyenne de 30 000 habitants par commune. Face à l'affaiblissement de la démocratie locale et à la diminution de la participation aux élections, l'État suédois a dû dès 1980 accepter de recréer quelques nouvelles communes, portant leur nombre total à 290 (ce qui équivaudrait, en proportion du nombre d'habitants, à environ 2 000 communes en France) ;
- la Finlande est passée de 547 municipalités en 1950 à 348 en 2015, soit une moyenne de 15 800 habitants par commune. Cela équivaudrait à 3 984 communes en France. Comme en Suède, la participation électorale est faible, principalement dans les zones périphériques qui ont le sentiment de ne pas être considérées et de ne pas avoir d'influence ;
- en Allemagne , le nombre de communes a été divisé par trois depuis 1960. Cependant, l'éloignement du pouvoir communal au profit d'associations de communes fédérées est critiqué et les revendications en faveur de davantage de proximité sont récurrentes ;
- la Grande-Bretagne a organisé le regroupement de ses collectivités territoriales en districts, au nombre de 545. Leur population moyenne est de 104 000 habitants et leur superficie moyenne de 468 km 2 . Des instances locales de proximité ont néanmoins été recréées afin de garantir l'efficacité de l'action publique au sein de ces grands ensembles.
Ce constat amenait Laurent Davezies à indiquer que
«
les pays
qui ont drastiquement réduit le
nombre de communes, comme la Grande-Bretagne, sont revenus en
arrière en recréant des instances locales de proximité
pour faire remonter l'information du terrain
»
16
(
*
)
.
En France, où la participation aux élections reste élevée, les habitants sont également associés à l'administration de la commune en cours de mandature , selon des modalités tantôt prévues par la loi (à titre obligatoire ou facultatif), tantôt dues à l'inventivité des élus.
La participation des habitants à la vie communale Parmi les modalités d'association des habitants à l'administration de la commune en cours de mandature, on distingue : - d'une part, des instances consultatives, créées obligatoirement ou non et dont la composition (laissée à la discrétion des élus ou encadrée par la loi) se veut représentative de tel ou tel segment de la population ; - d'autre part, des formes de participation directe de l'ensemble des habitants (ou, plus étroitement, des citoyens inscrits sur les listes électorales) à certaines décisions. 1) Les instances consultatives La création de certaines instances consultatives associant les habitants de la commune est imposée par la loi. Mais le législateur a, par ailleurs, accordé une très large habilitation aux conseils municipaux pour en créer d'autres à leur gré. Les conseils de quartiers sont obligatoires dans les communes de plus de 80 000 habitants, facultatifs dans celles dont la population est comprise entre 20 000 et 79 999 habitants. Leur dénomination, leur composition et les modalités de leur fonctionnement sont fixées par le conseil municipal, qui peut les consulter sur toute question concernant le quartier ou la ville. Une commission consultative des services publics locaux est obligatoirement créée dans chaque commune de plus de 10 000 habitants. Présidée par le maire et composée de conseillers municipaux et de représentants des associations locales, elle a pour rôle de surveiller le fonctionnement des services publics délégués ou gérés en régie autonome. Dans les communes de plus de 5 000 habitants, une commission communale pour l'accessibilité aux personnes handicapées , composée de représentants de la commune et d'associations, dresse l'état de l'accessibilité des bâtiments, de la voirie, des espaces publics et des transports, et fait toutes propositions utiles en vue de son amélioration. Dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, un conseil citoyen composé d'habitants tirés au sort et de représentants d'associations est associé à l'élaboration, à la mise en oeuvre et à l'évaluation des contrats de ville. Enfin, la loi autorise le conseil municipal à créer des comités consultatifs « sur tout problème d'intérêt communal concernant tout ou partie du territoire de la commune ». Cette disposition, créée par la loi d'orientation n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l'administration territoriale de la République , a notamment donné une base légale à l'existence des conseils d'enfants ou de jeunes, d'anciens, de sages, etc. Il faut noter que des personnes de nationalité étrangère non ressortissantes de l'Union européenne peuvent être membres de ces instances consultatives, qui sont donc un moyen de les associer à la vie de la commune bien qu'elles n'aient pas la qualité d'électeurs. 2) La participation directe aux décisions Les habitants sont également appelés à se prononcer directement sur certains projets du conseil municipal, selon des procédures plus ou moins réglées. Il existe d'abord des consultations informelles , par le biais du bulletin municipal (dont les lecteurs peuvent être invités à faire des propositions sur le nom d'une commune nouvelle, par exemple), ou grâce aux nouvelles formes de consultation massive permises par les nouvelles technologies de l'information. On mentionnera en particulier les budgets participatifs , par lesquels les habitants sont invités à se prononcer sur l'affectation d'une partie du budget d'investissement de la commune. Cette forme de démocratie participative, inspirée d'une pratique expérimentée dès 1989 à Porto Alegre au Brésil, connaît aujourd'hui un certain succès, puisque en dehors du cas emblématique de la Ville de Paris, près de cinquante communes de toutes tailles et de toutes tendances politiques se seraient lancées dans l'expérience 17 ( * ) . Par ailleurs, les électeurs de la commune (ou d'une partie de son territoire) peuvent être consultés sur tout projet de décision entrant dans les compétences des autorités communales (conseil municipal ou maire), à l'initiative du conseil municipal ou d'un cinquième des électeurs inscrits. Enfin, le conseil municipal peut soumettre un projet de délibération à un référendum local décisionnel . |
La forme la plus accomplie d'engagement dans la vie de la
commune demeure l'élection et l'exercice d'un mandat. La France est
riche de
ses
524 280 conseillers municipaux
, qui -
faut-il le rappeler - exercent leurs fonctions bénévolement, au
bénéfice de l'intérêt général. Les
fonctions de maire, en particulier, relèvent bien souvent du sacerdoce.
Si de multiples raisons, sur lesquelles votre rapporteur reviendra, expliquent
la désaffection actuelle pour les fonctions électives, dans les
plus petites communes notamment,
l'engagement de plus d'un demi-million
d'élus montre à quel point l'attachement de nos concitoyens
à leur commune reste fort, et combien la démocratie communale
demeure vivante
.
* 11 Loi du 5 avril 1884 relative à l'organisation municipale .
* 12 Nicolas de Condorcet, Sur la formation des communautés de campagne , 1789, dans OEuvres complètes , op. cit. , pp. 225 et suivantes.
* 13 Voir Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance , Paris, Seuil, 2006.
* 14 Voir le baromètre de la confiance politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), vague 9, janvier 2018. Ce document est consultable à l'adresse suivante : https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Barometre_confiance_vague9.pdf .
* 15 Christian Borghesi, Laura Hernández, Rémi Louf et Fabrice Caparros, « Universal size effects for populations in group-outcome decision-making problems », Physical review , décembre 2013. L'étude est consultable à l'adresse suivante: https://arxiv.org/pdf/1305.5476.pdf .
* 16 Laurent Davezies, interrogé par Emmanuel Guillemain d'Echon à la veille du Congrès des maires de 2015, 6 novembre 2015. La transcription de l'entretien est consultable à l'adresse suivante : http://www.lagazettedescommunes.com/417448/quel-avenir-pour-les-communes-leur-disparition-est-un-marronnier-de-la-vie-politique/
* 17 Voir l'article du 6 octobre 2017 du journal Le Monde , consultable à l'adresse suivante : www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/06/outre-paris-45-villes-francaises-ont-adopte-le-budget-participatif_5197506_4355770.html ?