V. LES ENJEUX JURIDIQUES
En raison de leurs caractéristiques d'immuabilité, de distribution globale et de libre participation, les blockchains publiques posent des questions inédites aux législateurs nationaux . Celles-ci portent notamment sur le régime fiscal, le cadre juridique ou la protection des données personnelles. Si des alternatives se développent ou sont annoncées, aucune blockchain publique populaire ne semble aujourd'hui en mesure de lever tous les obstacles juridiques révélés par le bitcoin .
Parmi les acteurs qui se sont saisis de la question, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a lancé une mission prospective il y a plus de 18 mois pour anticiper les questions de conformité légale des solutions utilisant des blockchains , en particulier vis-à-vis des exigences du Règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai dernier. Toutefois, comme l'a démontré l'audition par vos rapporteurs de plusieurs de ses responsables, elle réserve encore aujourd'hui ses conclusions , tant la question de la protection des données personnelles, liée à l'anonymat ou au pseudonymat sur les blockchains publiques, semble complexe à traiter.
D'autres acteurs, en particulier des avocats et professionnels du droit, sont très enthousiastes quant aux potentialités offertes par les technologies blockchains . Ils évoquent notamment son intérêt en termes de simplicité d'audit et d'automatisation des contrats, reprenant à leur compte les théories de Lawrence Lessig sur le « code is law » 58 ( * ) . En matière de contentieux, ils relèvent l'importance d'une preuve inscrite dans la blockchain et estiment qu'il y a là sujet à réflexion. Ils notent une évolution probable du métier de juriste, qui devra s'adapter aux problématiques nées de la blockchain . Pour répondre aux demandes des clients qui souhaitent avoir un éclairage sur la conformité de leur utilisation de la blockchain à la loi, ils doivent se former techniquement. Ils devront par exemple analyser un smart contract pour certifier qu'il réalisera bien l'opération envisagée, ou même à en rédiger.
Cependant, certains mettent en garde contre de nouveaux risques , comme ceux relevant de l'« obfuscation », c'est-à-dire la publication intentionnelle d'informations fausses, sans possibilité évidente d'effacement.
Parmi les problèmes juridiques que pose plus spécifiquement le développement du bitcoin, on relève en particulier des risques liés au blanchiment et au financement du crime organisé , sa confrontation aux exigences en matière de protection des données personnelles , mais aussi plus récemment, le risque de diffusion de contenus illicites .
Un certain nombre d'acteurs mettent aussi en avant les questions liées à la qualification fiscale complexe des cryptomonnaies et de certaines activités liées aux blockchains , en particulier les ICO .
A. FRAUDES, CADRE JURIDIQUE DÉFAILLANT ET RÉGIME FISCAL FLOU
Les enjeux juridiques de la blockchain sont considérables. Le régime fiscal des cryptomonnaies est le point le plus débattu mais le statut des transactions opérées via la blockchain , la valeur juridique des smart contracts , l' opacité des opérations menées souvent sous couvert d'anonymat, sont autant de sujets qui demeurent en discussion. Il faut souligner qu'un groupe de travail sur les normes ISO de la blockchain a été lancé l'année dernière.
1. Activités frauduleuses
Les risques d' utilisation frauduleuse du bitcoin à des fins de financement d'activités illégales (crime organisé, trafic de stupéfiants...) sont probablement parmi les plus commentés. Toutefois le poids des cryptomonnaies rapporté à l'ensemble des revenus du crime organisé (de l'ordre de 900 milliards de dollars par an) est à relativiser .
Il est possible de vendre et d'acheter des bitcoins partout dans le monde, leur utilisation pour une éventuelle conversion en monnaie classique ne dépendant que de la possession de clés privés et d'une plateforme d'échange dédiée. Ces clés peuvent être inscrites sur un support physique (un « portefeuille » physique sécurisé, une carte mémoire ou une feuille de papier), et donc très aisément franchir une frontière en échappant à tout contrôle. Un grand nombre d'experts estiment toutefois que le bitcoin serait de plus en plus délaissé par les auteurs d'activités illicites , celui-ci étant de moins en moins considéré comme réellement intraçable 59 ( * ) .
En ce sens, la transparence totale des échanges et l'indestructibilité de l'historique des transactions pourraient être considérées comme un avantage du bitcoin par rapport à des systèmes plus centralisés, du point de vue des pouvoirs publics qui pourraient alors plus facilement exercer une surveillance.
2. Insertion de données illégales
Si l'objet premier du bitcoin reste financier, il est possible dans une certaine mesure d'intégrer dans un bloc des données non-financières 60 ( * ) . C'est l'objet en particulier d'une fonction appelée OP-return qui permet d'insérer quelques bits (80 octets) d'informations non transactionnelles dans chaque transaction d'un bloc. Lorsque celui-ci est validé, ces informations sont alors téléchargées par l'ensemble des noeuds. Or ces données peuvent être illicites, comme l'a montré une étude publiée en mars 2018 par des chercheurs allemands 61 ( * ) . Ils ont révélé que la blockchain du bitcoin contenait un certain nombre de fichiers ou de liens vers des fichiers de nature non financière. On y trouve ainsi des documents, ou leurs hashs, soumis à la propriété intellectuelle, des informations privées (courriels, photographies...), du contenu politique sensible ou un logiciel d'assistance à la contrefaçon, mais aussi des liens renvoyant vers des sites pédopornographiques. À ce titre, chaque possesseur de la blockchain du bitcoin, c'est-à-dire chaque noeud, est potentiellement dans l'illégalité dans de nombreux pays .
3. Fiscalité
La problématique du « flou » fiscal entourant les activités touchant à la blockchain pose en fait la question du statut des cryptomonnaies : doivent-elles être considérées comme des monnaies ou des biens ? De la réponse à cette question dépend leur exonération ou non de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en date du 22 octobre 2015 considère le bitcoin comme un « moyen de paiement » et a donc décidé d'exonérer ses échanges de TVA, invalidant une interprétation du fisc suédois.
En France cependant ce statut reste peu clair 62 ( * ) , si bien que le fisc, ainsi que les douanes et les autorités financières, comme l'Autorité des marchés financiers (AMF) ou l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), n'ont pas encore exactement déterminé quelle réglementation appliquer aux cryptomonnaies ni su toujours définir leur propre champ de compétence 63 ( * ) .
Sur cette question, des travaux parlementaires sont en cours : d'une part, la commission des Finances du Sénat, qui s'intéresse depuis 2014 à ce sujet, a conduit à nouveau des auditions en 2018 64 ( * ) ; d'autre part, la commission des finances de l'Assemblée nationale a mis en place une mission sur les cryptomonnaies, présidée par Éric Woerth et dont le rapporteur est Pierre Person.
4. Régime de responsabilité
Une dernière interrogation fondamentale concerne la responsabilité : qui l'endosse lorsqu'un litige survient dans l'utilisation d'une application fonctionnant sur une blockchain publique ? Est-ce celui ou ceux qui ont créé le protocole de blockchain , conçu l'application utilisée, ou l'ensemble de la communauté des membres, c'est-à-dire tous les noeuds, ce qui en pratique est impossible ?
Faut-il alors se tourner vers le créateur de l'application, ou ses utilisateurs ? La logique de la blockchain est de faire reposer la confiance des utilisateurs non pas sur un organisateur central mais sur un code dont la lecture est ouverte à tous. Pour Nicolas Courtois, cette pratique courante en informatique s'apparente à un « far west ». En effet, puisque l'utilisateur peut être la victime d'un code qu'il n'a pas les moyens d'auditer ni même de comprendre.
Les experts britanniques du Government Office for Science proposent une piste intéressante quoiqu'ambitieuse à destination des pouvoirs publics, il s'agirait d'intervenir non pas dans la loi, mais dans le code lui-même : « le code technique, y compris les logiciels et les protocoles, peut émerger du secteur public. TCP/IP par exemple, ainsi que d'autres protocoles fondamentaux d'internet, sont issus de projets de recherche financés par des gouvernements et désormais supervisés par l'Internet Society, une ONG internationale [...]. Ce n'est pas une solution parfaite, mais cela montre la possibilité d'une implication publique et d'une représentation démocratique dans la production de code - une régulation publique par le code informatique plutôt que par le code juridique 65 ( * ) ».
Il est certain que « la plupart des pays développés se mobilisent et expriment une volonté accrue de contrôler les pratiques frauduleuses liées à l'usage des blockchains » 66 ( * ) , ainsi qu'en témoigne la mise à l'ordre du jour, à la demande de la France, de ce sujet lors d'un sommet du G20 en mars 2018 67 ( * ) . Une série de recommandations du Groupe d'action financière (GAFI), ou en anglais Financial Action Task Force (FATF), avait été adressée en amont aux participants à la réunion 68 ( * ) .
Les failles juridiques de la blockchain semblent pouvoir être résolues par des solutions techniques , toutes cependant supposent une forme de transparence de la blockchain et de connaissance des utilisateurs. Or, cette transparence semble en contradiction frontale avec les solutions techniques apportées à la question de la protection des données personnelles.
* 58 Lawrence Lessig, « Code et autres lois du cyberespace », 1999.
* 59 Cf. Reid F., Harrigan M., « An Analysis of Anonymity in the Bitcoin System », 2011 IEEE International Conference on Privacy, Security, Risk, and Trust . Le 20 mars 2018, The Intercept, média d'investigation américain travaillant à partir des révélations d'Edward Snowden, révèle que la NSA a identifié et suivi l'activité d'un grand nombre d'utilisateurs du bitcoin, dans le cadre d'un programme appelé MONEYROCKET. https://theintercept.com/2018/03/20/the-nsa-worked-to-track-down-bitcoin-users-snowden-documents-reveal/
* 60 Cf. pour une recension récente des méthodes d'insertion de données arbitraires dans la blockchain du bitcoin, A.Sward, I.Vecna et F.Stonedahl, « Data Insertion in Bitcoin's Blockchain », 2018, dans le Ledger Journal, https://ledgerjournal.org/ojs/index.php/ledger/article/view/101/93
* 61 Cf. Matzutt et Hiller « A quantitative analysis of the impact of arbitrary blockchain content on bitcoin », Financial Cryptography and Data Security International Conference , 2018, http://fc18.ifca.ai/preproceedings/6.pdf?utm_source=JeromeVosgienFR&utm_medium=SophosFranceLink
* 62 Il faut cependant mentionner la décision du Conseil d'État d'avril 2018 : http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Decisions/Selection-des-decisions-faisant-l-objet-d-une-communication-particuliere/Conseil-d-Etat-26-avril-2018-M.-G-et-autres
Voir aussi : https://bitcoin.fr/la-decision-tant-attendue-du-conseil-detat-vient-detre-rendue/
* 63 « Quelle est la nature juridique de Bitcoin ? », Bitcoin.fr, 30 octobre 2015.
* 64 Auditions du 7 février 2018 sur les nouveaux usages et la régulation des chaînes de blocs (blockchains) et sur les risques et enjeux liés à l'essor des monnaies virtuelles. En 2014, la commission des finances du Sénat avait rendu un rapport intitulé « La régulation à l'épreuve de l'innovation : les pouvoirs publics face au développement des monnaies virtuelles » (rapport d'information n° 767, 2013-2014).
* 65 United Kingdom Government Office for Science , « Distributed Ledger Technology: beyond blockchain », 2016, cf. le rapport au lien suivant :
https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/492972/gs-16-1-distributed-ledger-technology.pdf
* 66 Cf. le rapport de France Stratégie « Les Enjeux des blockchains » :
http://www.strategie.gouv.fr/publications/enjeux-blockchains
* 67 Cf. https://back-g20.argentina.gob.ar/sites/default/files/media/communique_g20.pdf
* 68 Cf. http://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/FATF-G20-FM-CBG-March-2018.pdf